QUeL RôLe poUR L`État danS Le SyStème d`innovation

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Conjoncture
éclairage
Quel rôle pour l’État
dans le système
d’innovation ?
Attico Loudière
Administrateur de l’Insee
Dans le marasme économique que connaît la France depuis plusieurs années, les
regards se sont tournés vers une notion devenue maintenant incontournable, la
compétitivité. Celle-ci se divise en deux catégories : coûts et hors coûts. Les économistes,
y compris ceux de l’Institut de l’entreprise 1, s’accordent pour reconnaître le rôle
primordial de l’innovation dans la compétitivité hors coûts. Or, l’innovation est un
processus encore mal compris et aucune théorie ne fait l’unanimité. Cet article propose
de revoir deux théories économiques récentes, les « systèmes nationaux d’innovation »
et les « variétés de capitalisme », et de comparer, à l’aune de ces deux théories, les
systèmes d’innovation en Allemagne, au Royaume-Uni et en France.
La France est largement dépassée par ses deux homologues européens dans des
indicateurs internationaux tels que le tableau de bord européen de la recherche et
de l’innovation 2 (la France se classe 11e sur les vingt-sept pays de l’UE, contre 5e
pour le Royaume-Uni et 4e pour l’Allemagne). Selon cet article, l’écart se justifie par
la création en Allemagne et au Royaume-Uni de systèmes d’innovation cohérents,
fondés sur les atouts institutionnels respectifs des deux pays, qui les rendent plus
performants que le modèle français, dont les dernières réformes sont souvent des
emprunts partiels aux deux premiers.
Cet article défend une approche systémique des modèles de systèmes nationaux
1. « Pour un choc de compétitivité en France », Institut de l’entreprise, Les Notes de l’Institut, janvier 2012.
2. Cette étude classe les pays en termes d’innovation selon une vingtaine de critères différents répartis en huit
groupes : 1) ressources humaines ; 2) ouverture, excellence et attractivité du système de recherche ; 3) financement
et support ; 4) investissement des entreprises ; 5) tissu innovatif et entrepreneuriat ; 6) propriété intellectuelle ;
7) innovateurs ; 8) effets économiques.
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Quel rôle pour l’État dans le système d’innovation ?
d’innovation, et indique les limites de l’approche qui consister à adopter partiellement les mesures qui fonctionnent dans d’autres nations, sans se soucier de la cohérence de l’ensemble qui en résulte.
L’innovation dans la théorie économique
Il existe différentes définitions de l’innovation dans la littérature. En économie
classique, le marché est vu comme un allocateur de ressources. L’innovation est
alors l’optimisation de l’allocation desdites ressources. Selon Hayek (1978), l’innovation est un processus par tâtonnement 3, consistant à découvrir, au sein d’un
marché en constante agitation, de nouvelles préférences. Schumpeter (1942) introduit la notion de destruction créatrice. Ce faisant, il inscrit l’innovation dans un
processus évolutionnaire où une nouveauté va remplacer, en partie ou en entier,
des produits inférieurs, permettant ainsi un renouvellement des acteurs du marché.
Cette conception de l’innovation la rend responsable de l’essentiel du dynamisme
du marché et de la croissance de long terme. Le processus d’innovation, selon l’approche consensuelle, n’est pas linéaire, mais se produit dans une séquence qui inclut
différentes boucles, rétroactions et interactions entre les acteurs de l’innovation
(OCDE, 1997).
Le rôle de l’État est prépondérant dans cet écosystème,
que ce soit pour le créer et se retirer ensuite, comme
le suggèrent l’économie classique ou Hayek, ou pour y
77 des 88 plus
importantes
jouer un rôle plus actif. Ainsi, Block et Keller (2010)
innovations
ont montré que 77 des 88 plus importantes innovations
américaines
américaines entre 1971 et 2006 – qui sont notamment
entre 1971 et
2006 étaient
à l’origine des grandes entreprises que l’on connaît
intégralement
aujourd’hui – étaient intégralement dépendantes de
dépendantes
fonds gouvernementaux.
de fonds
Les « variétés de capitalisme » (Hall et Soskice, 2001)
gouvernementaux.
classent les pays sur une échelle allant de l’économie
de marché libérale (États-Unis, Royaume-Uni) à l’économie de marché coordonnée (Allemagne, Japon), la
France se situant entre les deux extrêmes. Or, Hall (2007) a montré que les perfor3. « Rough and tumble process » dans le texte original.
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mances économiques des pays sont directement corrélées au fait d’être soit entièrement libéral, soit entièrement coordonné. Ce faisant, il montre aussi que les positions
intermédiaires donnent lieu à des croissances plus faibles, comme c’est le cas de la
France, de l’Italie ou de l’Espagne. Le tableau de bord européen de l’innovation
affiche cette même tendance.
Le système d’innovation britannique : la concurrence
Le système d’innovation britannique repose sur une économie de marché libérale
où l’État joue un rôle réduit au strict minimum : après avoir crée le marché, il se
retire et intervient le moins possible. En effet, l’État britannique ne fait qu’encadrer son système d’innovation et donner des orientations stratégiques. La mise en
œuvre des politiques publiques et le système de gouvernance reposent principalement sur des comités pour la recherche publique ainsi que sur six agences indépendantes dont le rôle est de promouvoir l’innovation. L’agence la plus importante
est le Technology Strategy Board, qui fixe les priorités et objectifs des différents
comités et agences.
La recherche publique est financée par sept comités
thématiques qui subventionnent des projets isolés et un
L’État
comité global qui finance les universités selon leurs perbritannique,
formances suivant leur évaluation annuelle 4. Afin d’enen mettant en
concurrence
courager l’innovation et d’en faciliter le financement,
des agences
les agences se sont tournées vers le secteur privé. Elles
indépendantes,
lancent des appels d’offre publics, participent au finanne fait
cement des PME, accompagnent le partenariat publicqu’encadrer
son système
privé selon des procédures simplifiées.
d’innovation
Ainsi, c’est seulement 1,80 % de son PIB que le
et donner des
Royaume-Uni investit en R&D 5 en 2010 (dont 32 %
orientations
stratégiques.
financé par l’État et 44 % par le privé ; contre respectivement 37 % financé par l’État et 54 % par le privé en
France ; 30 % et 65 % en Allemagne ; le reste est constitué de fonds étrangers, du secteur associatif, etc.). Malgré ce faible investissement
4. Annual Research Assessment Exercise.
5. Montant de dépense intérieure en R&D (Dird). Source OCDE.
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Quel rôle pour l’État dans le système d’innovation ?
en R&D, le classement du Royaume-Uni au tableau de bord de l’innovation est
meilleur que celui de la France.
Graphique 1 : part de dépense intérieure en R&D dans le PIB.
2,9 %
2,7 %
2,5 %
2,3 %
2,1 %
1,9 %
1,7 %
UK
20
10
08
06
20
04
02
France
20
20
20
00
20
98
19
96
19
94
19
92
19
19
90
1,5 %
Germany
Source : OCDE.
Le système allemand : la coordination
Si la mise en concurrence par des agences indépendantes est la spécialité anglaise, la spécialité allemande
Spécialiste de
est la coopération pilotée par des agences indépenla coopération
pilotée par
dantes. Le système d’innovation allemand est fondé sur
des
agences
des programmes thématiques (biotechnologies, produits
indépendantes,
pharmaceutiques…) dans lesquels chaque organisme a
l’État fédéral
un rôle bien défini. L’État fédéral allemand définit les
allemand définit
des grands
grands programmes thématiques, finance la recherche
programmes
fondamentale et appliquée, permet la mobilité des cherthématiques.
cheurs et le transfert de technologie du public au privé.
Les Länder se concentrent directement sur l’aide à l’industrie et au secteur privé. Le financement à tous les
niveaux de la recherche et de l’innovation est effectué par des agences indépendantes
qui incluent dans leurs comités de direction chercheurs, entrepreneurs, dirigeants et
représentants de l’État.
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La recherche publique est réalisée principalement par quatre institutions 6, dont les
domaines de recherche sont disjoints. Chacun de ces laboratoires travaille en coopération avec le secteur privé et leurs conseils d’administration sont investis par des
représentants des secteurs avec lesquels ils collaborent. Au travers d’agences indépendantes, vingt programmes thématiques et génériques financent la recherche et
l’innovation publique, privée ou l’association des deux, de manière à créer des clusters
nationaux autour d’une thématique précise 7. En plus de la présence de représentants
du privé au sein des conseils d’administration, l’industrie allemande est très influente
à tous les niveaux du système d’innovation. Couplée à une gouvernance efficace, c’est
cette coordination entre le secteur public et le secteur privé qui permet à l’Allemagne
d’avoir une vision à la fois stable et de long terme en matière d’innovation.
Le système français : une multiplicité d’acteurs et un manque de gouvernance
Jusqu’aux années 1990, le commissariat général du Plan et les « grands programmes »
orientaient la recherche et l’innovation d’une France marquée par l’État « dirigiste ».
Les nombreuses critiques de ce principe de gouvernance ainsi que la faible croissance de la productivité par tête et de l’économie tout entière ont sans doute déclenché les réformes des années 1990. Une des réformes les plus fondamentales est la loi
Allègre de 1999. Celle-ci avait quatre objectifs : 1) promouvoir la coopération entre
public et privé ; 2) faciliter le transfert de technologie entre le public et le privé ;
3) faciliter la création d’entreprises innovantes et l’innovation en général ; 4) développer une réelle gouvernance de l’innovation.
Pour répondre à ces objectifs, l’État a créé soixante et onze pôles de compétitivité 8, les
instituts Carnot (sur le modèle du Fraunhofer Institute), et des institutions comme
l’Agence nationale de la recherche pour financer la recherche publique (et introduire de la compétition pour le financement) ou Oseo pour financer l’innovation.
6. Max-Planck-Gesellschaft, Fraunhofer-Gesellschaft, Helmholtz-Gemeinschaft, Wissenschaftsgemeinschaft
Gottfried Wilhelm Leibniz.
7. Max-Planck-Gesellschaft, Fraunhofer-Gesellschaft, Helmholtz-Gemeinschaft, Wissenschaftsgemeinschaft
Gottfried Wilhelm Leibniz.
8. À titre de comparaison, l’Allemagne en compte quinze et le Royaume-Uni sept. Source : « Pôles de compétitivité :
transformer l’essai », Institut de l’entreprise, novembre 2012.
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Quel rôle pour l’État dans le système d’innovation ?
La recherche publique est réalisée essentiellement par huit centres de recherche 9.
Les trois plus importants par leur budget sont le CEA, le CNRS et le Cnes (respectivement 4,3 Md€, 3,3 Md€ et 1,7 Md€). Ils concentrent plus de 60 % des dépenses
totales 10. Un rapport du Sénat (Kergueris et Saunier, 2008) a montré que ces centres
de recherche avaient une connaissance limitée des axes prioritaires de recherche
définis par le gouvernement et parfois des projets de recherche existant en leur sein.
Le financement de ces centres de recherche est, pour l’essentiel, institutionnalisé ;
ils ne sont pas mis en concurrence ou évalués entre eux. Toujours selon ce même
rapport, la gestion des portefeuilles de brevets est souvent erratique et la communication entre les centres ou leurs laboratoires est asymétrique, voire inexistante.
Le financement de la recherche et de l’innovation est marqué par une multiplicité d’acteurs, rendant la cartographie des aides existantes difficile à lire. Outre
les plus de 36 000 collectivités locales qui peuvent financer les PME, les nouvelles réformes comme celle mettant en place la Banque publique d’investissement
(BPI) n’ont jamais remplacé ou éliminé aucun acteur existant. Par exemple, en
greffant directement Oseo dans la structure de la BPI, cette nouvelle institution
complexifie encore davantage l’écosystème de l’innovation français et réduit ainsi
son efficacité.
En revanche, les économistes font un bilan positif des mesures d’incitation fiscale
sur la recherche privée (Kergueris et Saunier, 2008 ; Hall, 1995 ; Mulkay et Mairesse,
2004), domaine dans lequel la France est première en Europe. Ainsi Cahu, Demmou
et Massé (2009) ont estimé que le crédit d’impôt recherche était à l’origine d’une
augmentation de 0,13 % de PIB d’effort de dépenses en R&D privée 11.
Malgré cela, la France reste marquée par un système de recherche et d’innovation
public ni réellement compétitif ou coopératif, tandis que son pendant privé est,
quant à lui, trop complexe et touffu pour garantir une réelle efficacité. Les réformes
récentes, comme par exemple les investissements d’avenir ou la BPI, sont sans doute
louables, seulement elles ne s’attaquent pas au problème de fond, à savoir la complexité et le manque de lisibilité du système d’innovation français.
9. Dans l’ordre décroissant de moyens financiers : le CEA, le CNRS, le Cnes, l’Inra, l’Inserm, l’IFP, l’IRSN, l’Institut
Pasteur.
10. Ministère de la Recherche, données 2006.
11. Max-Planck-Gesellschaft, Fraunhofer-Gesellschaft, Helmholtz-Gemeinschaft, Wissenschaftsgemeinschaft
Gottfried Wilhelm Leibniz.
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Les exemples anglais et allemands montrent qu’il est possible de créer un système
d’innovation cohérent, doté d’une gouvernance claire, stable et efficace. Les performances de ces deux pays, évaluées par des indicateurs internationaux tant en matière
d’innovation que de recherche ou plus généralement de compétitivité, montrent
l’intérêt d’une telle démarche. Le Royaume-Uni obtient de meilleurs résultats avec
moins de moyens en activant le levier de la concurrence. Le tableau de bord de
l’innovation montre que ses points forts correspondent aux caractéristiques d’une
économie de marché libérale : le support et le financement de l’innovation, l’entrepreneuriat et l’ouverture, l’attractivité et l’excellence du système de recherche.
À l’inverse, l’Allemagne présente les points forts d’une économie de marché dite coordonnée : l’investissement des entreprises, la gestion de la propriété intellectuelle et la
capacité des PME à diffuser leurs innovations. L’Allemagne alloue certes une part plus
importante de son PIB à la R&D que son voisin français,
mais l’effet économique est incomparable.
Associant
chercheurs,
entrepreneurs
Les systèmes d’innovation anglais et allemand, outre leur
et dirigeants,
cohérence et leur « simplicité » comparativement au sysun État stratège
tème
français, présentent d’autres points communs. Dans
délègue la mise
en œuvre de sa
les deux cas, un État stratège délègue la mise en œuvre de
politique créant
sa politique à un nombre très restreint d’acteurs associant
une gouvernance
chercheurs, entrepreneurs et dirigeants, créant ainsi une
coordonnée et
gouvernance coordonnée et visionnaire, porteuse d’innovisionnaire,
porteuse
vation. Ce sont ces principes qu’il est conseillé d’applid’innovation.
quer pour améliorer l’innovation made in France.
Bibliographie
Hayek F. A., « Competition as a Discovery Procedure », dans New Studies in Philosophy, Politics, Economics and the
History of Ideas, Chicago, University of Chicago Press, pp. 179-190, 1978.
OCDE, « National Innovation Systems », 1997.
Schumpeter J., Capitalism, Socialism and Democracy, [1942], New York, Harper, 1975.
Block F. et Keller M., « Where do Innovations come from ? », dans State of Innovation : The US Government’s Role
in Technology Development, Boulder, Paradigm Publishers, 2010.
Hall P. et Soskice D., Varieties of Capitalism : The Institutional Foundations of Comparative Advantage, Oxford,
Oxford University Press, 2001.
Hall P., « The Evolution of Varieties of Capitalism in Europe », dans Hancké B., Rhodes M. et Thatcher M. (éd.),
Beyond Varieties of Capitalism : Conflict, Contradictions, and Complementarities in the European Economy, Oxford,
Oxford University Press, pp. 39-85, 2008.
Kergueris J., Saunier C., « Rapport d’information fait au nom de la délégation du Sénat pour la planification sur la
stratégie de recherche et d’innovation en France », Sénat, annexe à la rencontre du 11 juin 2008.
Hall B., « Fiscal Policy towards R&D in the United States : Recent Experience », OCDE, Paris, 1995.
Mairesse J., Mulkay B., « Une évaluation du crédit d’impôt recherche en France, 1980-1997 », Insee, n° 2004-43, 2004.
Cahu P., Demmou L., Massé E., « Les effets économiques de la réforme du crédit d’impôt recherche de 2008 »,
Trésor Eco, janvier 2009.
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