introduction L`absolutisme au miroir de la guerre

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« L’absolutisme au miroir de la guerre », Martial Gantelet
ISBN 978-2-7535-2027-1 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr
Introduction
Absolutisme, souveraineté et guerre, les trois mots s’inscrivent au cœur
des évolutions politiques des xvie et xviie siècles. Ensemble, depuis le
Moyen Age, ils se fondent en un étroit complexe argumentaire. La souveraineté, ce « pouvoir de domination et de décision » évoqué par Montaigne
dans ses Essais, possède dès l’origine une acception absolue : le roi, premier
moteur de la loi, n’entend se soumettre à aucune autre autorité, hormis celle
de Dieu placé à la source de son pouvoir. De cette transcendance originelle,
issue d’une pensée chrétienne alimentée aux écrits d’Aristote et du droit
romain, et maintenue jusqu’en 1789, les souverains ont progressivement
bâti une autorité immanente, appuyée, à partir du xvie siècle, sur la raison
d’État. Invoquée par Machiavel (1469-1527), cette dernière, que l’on
retrouve sous la plume administrative dissimulée derrière les expressions du
« service du roi » voire du « bien public », s’impose dès lors à tous les sujets.
Les juristes, les philosophes et les théologiens, de Jean Bodin (1530-1596)
à Jacques Bénigne Bossuet (1627-1704), ont construit le corpus théorique
assurant aux rois la pleine et entière maîtrise de la législation, de la guerre,
de la justice comme de l’impôt. Et au milieu de ce gué chronologique, sous
le règne de Louis XIII (1610-1643) et de son principal ministre, le cardinal
de Richelieu (1585-1642), en 1632, un autre penseur, Cardin Le Bret
(1558-1655), peut alors avancer que « le Roi est seul souverain dans son
royaume et la souveraineté n’est non plus divisible que le point en la géo­­­
métrie 1 ». Dans cette image ramassée, tout autant mathématique que
physique, le roi absolu, délié d’une autre force qui serait d’équilibre, tel
un conseil ou une assemblée, possède tous les pouvoirs.
Cardin Le Bret écrit au moment où le royaume pousse ses premiers
pions dans la perspective de sa prochaine entrée dans la guerre européenne
de Trente ans (1618-1648) : en 1628, Louis XIII et Richelieu avaient envahi
le duché de Savoie ; à la fin de l’année 1631, quelques semaines avant la
1. Le Bret C., Les Œuvres de messire C. Le Bret... Contenant son traité de la souveraineté du roy. Ses
décisions sur le domaine & autres choses publiques. Sur les mariages. Les testamens. Les matieres ecclesiastiques & criminelles, avec les arrêts rendus en consequence. Ses harangues faites aux ouvertures du parlement. Ses plaidoyers avec les arrêts de la cour des Aydes, sur la plus grande partie des droits du roy. Et son
traité intitulé Ordo perantiquus judiciorum civilium. Nouvelle edition, revûë & augmentée de plusieurs
choses notables, & corrigée tres-exactement, Paris, édition de 1689, livre 1, chap. 9, p. 19.
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parution de son ouvrage, les armées royales s’étaient emparées des duchés
de Lorraine et de Bar. Ouvert officiellement en 1635 par une déclaration
de guerre portée au roi d’Espagne à Bruxelles, clôturé en 1659 par le traité
des Pyrénées, ce conflit franco-espagnol, qui intègre et dépasse celui de
Trente ans, participe, et avec lui plus encore les suivants de Louis XIV, de
la construction d’un État absolu. L’effort guerrier infligé au royaume – sur
un siècle, d’Henri IV (1553-1610) à son petit-fils, Louis XIV (1638-1715),
les effectifs des armées françaises passent de 10 000 hommes à près de
400 000 – impose le renforcement de l’autorité royale, tant dans l’outil
militaire devenu le « géant du Grand siècle », que dans les provinces 2. Les
intendants, généralisés dans les années 1630, y deviennent ainsi le bras armé
d’un pouvoir exécutif qui ambitionne de contrôler étroitement, et sans
intermédiaire, le moindre de ses territoires 3. Ils endossent la mise en œuvre
d’une pression fiscale inédite ; à elle seule, elle conditionne la capacité
belliqueuse du royaume. La guerre, tant par son dispositif idéologique – des
Te Deum, visant à unifier les sujets derrière les victoires de leur roi, au
programme iconographique de Versailles – que par la réorganisation d’une
armée hiérarchisée et contrôlée, est le premier agent de la centralisation du
pouvoir et de l’unification d’une souveraineté absolue 4.
Et Metz ? Le lien avec l’absolutisme et la guerre s’y impose d’emblée. Il
tient d’ailleurs en quelques dates militaires qui rythment l’histoire de la
ville : elle est conquise, avec Toul et Verdun ainsi que leurs évêchés, par
Henri II (1519-1559) au terme d’une rapide campagne, le « Voyage
d’Allemagne », en 1552 5 ; en 1648, c’est par un traité international de paix,
celui-là même qui clôture une part de la guerre de Trente ans, signé à
Münster et intégré aux négociations menées en Westphalie, que le « droit
de protection sur les trois Évêchés », exercé jusque là par la France, devient
« une Souveraineté absolue et indépendante 6 » ; enfin, en 1659, au traité
des Pyrénées avec l’Espagne, puis en 1661 à celui de Vincennes avec le duc
de Lorraine, Charles IV (1604-1675), le jeune Louis XIV obtient plusieurs
territoires lui permettant de relier entre elles, et ensemble au royaume, de
solides possessions sur ses frontières de l’Est 7. En un peu plus d’un siècle,
de 1552 à 1661, c’est donc bien la guerre qui fut le moteur de l’installation
2. Lynn J. A., Giant of the Grand Siècle. The French Army, 1610-1715, Cambridge, Cambridge University
Press, 1997, p. 82-83 pour l’évolution des effectifs partagés en réels et théoriques.
3. Bonney R., The Intendants of Richelieu and Mazarin 1624-1661, Oxford University Press, Oxford,
1973.
4. Cornette J., Le Roi de guerre. Essai sur la souveraineté dans la France du Grand Siècle, Paris, Payot, 1993.
5. Cabourdin G., Les Temps modernes. 1. De la Renaissance à la guerre de Trente ans, Nancy-Metz, PUN
et Éditions Serpenoise, 1991, p. 63-72.
6. Pour reprendre les objectifs des plénipotentiaires français évoqués dans une lettre adressée à la reinerégente, le 17 septembre 1646, citée dans ibid., p. 226-227. Le traité de paix signé à Munster entre
la France et le Saint-Empire, le 24 octobre 1648, parlera lui de « suprême Seigneurie » comme
synonyme de « droits de Souveraineté » (article LXXI).
7. Cabourdin G., Les Temps modernes. 2. De la paix de Westphalie à la fin de l’Ancien Régime, NancyMetz, PUN et Éditions Serpenoise, 1991, p. 17-22.
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de la monarchie dans la région. D’autant plus que cet ancrage géographique
s’est accompagné d’une intégration politique dont les scansions ressortent
là encore des conflits internationaux. De sa conquête du xvie siècle au début
des années 1630, Metz, en tant que ville protégée, ne connaît aucun officier
royal, excepté un Président destiné à connaître des différends entre les
Français, c’est-à-dire des soldats pour l’essentiel, et les Messins ; elle ne paye,
à son protecteur, ni taille, ni gabelle, ni aucun autre impôt. C’est l’entrée
dans le conflit européen qui modifie en profondeur ces appréciables privilèges politiques et fiscaux. Pour accentuer son emprise sur ce territoire bien
autonome, et pour dégager un financement lié à la vente d’offices, en
quelques années, la monarchie y érige un parlement (1633), crée un tribunal
de bailliage (1641) et y installe un intendant (1637). Enfin, dans cette
décennie 1630 de renforcement du pouvoir royal, une certaine normalisation fiscale accompagne ces nouveautés : un impôt levé sur le sel finance les
gages des officiers de la Cour souveraine et du bailliage. Bref, indubitablement, la guerre construit, conforte et étend la souveraineté du roi à Metz,
avant même que cette dernière, pleine et entière, ne soit légalement
reconnue par les puissances européennes.
Quant au concept politique lui-même, la ville se trouve étonnamment
au centre de plusieurs de ses analyses. Elles se déploient toutes dans ce
temps court des années 1630. Ainsi de Cardin Le Bret, dont nous venons
de citer le texte, et qui publie l’ouvrage qui le contient, un Traité de la
Souveraineté du roi, au début de cette décennie. Il tire son inspiration, entre
autres, d’un séjour effectué dans les trois évêchés de Metz, de Toul et de
Verdun, quelque temps auparavant, en 1625. Nommé alors intendant de
ces derniers, il menait une enquête destinée à y affermir l’autorité de
Louis XIII 8. Dans son ouvrage de 1632, il précisera s’être « autrefois servi
de semblables raisons pour justifier les droits que le roi a sur les villes de
Metz, Toul et Verdun qui sont de l’ancien domaine de la couronne, après
avoir été reconquises sur ceux [il faut y lire les empereurs] qui les avaient
usurpées sur la France 9 ». Or, à la même époque et dans le même espace
géographique, d’autres érudits travaillent dans le même champ théorique.
Le premier est un chancelier de la cathédrale de Metz – l’une des
cinq dignités de son chapitre –, Charles Hersent (1590-1660 ou 1662).
En 1632, l’année de parution du traité de Cardin Le Bret, et sous un titre
approchant, il rédige un panorama historique « de la Souveraineté du Roy
à Mets, pays Messin, et autres villes et pays circonvoisins 10 ». Les seconds,
8. BNF, FF 18903, « Procez-verbal de monsieur Lebret et autres commissaires du Roy [Jean de Lon,
sieur de Lorme, et Pierre Dupuy], en l’an 1625, de ce qu’ils ont ordonné touchant les usurpations
par les ducs de Lorraine sur les éveschez de Metz, Toul et Verdun, en vertu de lettres patentes du
roi, des 13 et 16 novembre 1624 », 16 avril-31 juillet 1625.
9. Cité par Vignal-Souleyreau M.-C., Richelieu et la Lorraine, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 92.
10. Hersent Ch., De la souveraineté du roy à Mets, pays messin et autres villes et pays circonvoisins, qui
estoient de l’ancien royaume d’Austrasie ou Lorraine. Contre les prétentions de l’Empire, de l’Espagne et
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Théodore Godefroy et Pierre Dupuy, deux historiographes qui déjà avaient
participé à l’enquête de 1625, rassemblent eux aussi dans ces années 1630
les éléments qui permettront, vingt ans plus tard, de publier un Traité tou­­­
­chant les droits du Roy très chrestien sur plusieurs Estats et seigneuries possédés
par divers princes voisins 11. Ces argumentations touchant « les droits du
Roy » s’attachent à l’espace lorrain. Elles visent à dénoncer les empiétements
territoriaux opérés par les ducs, ces « divers princes voisins », sur des terres
protégées par les rois de France. Enfin, en 1634, Martin Meurisse
(1584-1644), évêque suffragant de Metz depuis 1629, y publie une
Histoire des Évesques de l’Église de Metz. Par delà les Gesta episcoporum qui
constituent le propre du livre, il y défend lui aussi, et avec des arguments
parallèles à ceux de Charles Hersent, la souveraineté pleine et entière du
pouvoir royal : il conclut d’ailleurs son texte par l’évocation dithyrambique
de la création du parlement 12.
La ville de Metz, et avec elle les évêchés concernés, ont ainsi inspiré
quatre ouvrages portant, en totalité ou en partie, sur la souveraineté royale.
Rassemblés, en quelques années, ils dessinent une ligne de front conceptuelle justifiant une emprise croissante de la monarchie sur ces territoires
excentrés, laissés en marge de son autorité depuis leur conquête du
xvie siècle. C’est que ces derniers, bien que fragmentés et isolés du reste du
pays, occupaient une position géostratégique majeure : ils couvraient à la
fois le sud des Pays-Bas espagnols et ouvraient sur la façade occidentale du
Saint Empire romain germanique ; bientôt, dès 1635, Metz, leur principale
forteresse, allait devenir la base arrière des armées françaises projetées en
Allemagne, avant de protéger l’État (Vauban) sous Louis XIV. Dans cette
perspective, et même si les enjeux militaires n’avaient pas été encore clairement identifiés par tous les acteurs, il s’agit d’enraciner la présence française
dans ces terres simplement occupées. Ainsi, en 1632, Charles Hersent
cherche à dépasser ce régime de protection. Il imagine le conduire vers une
sujétion identique à celle des autres villes et provinces du royaume. Pour
cela, il forge une nouvelle catégorie juridique intermédiaire, celle de « pro­­­
­tection souveraine » : elle « emporte avec soy une véritable souveraineté [...]
toutefois plus douce, & accompagnée de quelques conditions favorables à
une ville ou païs 13 ». À l’évidence, et comme un constat partagé dans le
de la Lorraine et contre les maximes des habitans de Mets, qui ne tiennent le roy que pour leur protecteur.
Par R. Charles Hersent, chancelier de l’église cathédrale de Metz, et prédicateur, Paris, 1632.
11. Dupuy J. (au nom de son frère Pierre et de Théodore Godefroy), Traité touchant les droits du Roy
très chrestien sur plusieurs estats et seigneuries possédés par divers princes voisins et pour prouver qu’il
tient à juste titre plusieurs provinces contestées par les princes estrangers. Recherches pour monstrer que
plusieurs provinces et villes du royaume sont du domaine du Roy. Usurpations faites sur les trois éveschez,
Metz, Toul, Verdun, et quelques autres traitez concernant des matières publiques, Paris, 1655. Voir
Vignal-Souleyreau M.-C., « Religion et politique en Lorraine au tournant des xvie et xviie siècles »,
Europa Moderna, n° 1, 2010, p. 51-90.
12. Meurisse M., Histoire des Evesques de l’Eglise de Metz, Metz, 1634, p. 674.
13. Hersent Ch., De la souveraineté du roy à Mets, op. cit., p. 171-172.
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monde intellectuel de l’époque, la question de la souveraineté du roi à Metz
participe étroitement du renforcement du pouvoir sur des frontières qui,
bientôt, allaient se retrouver aux premières lignes d’une guerre à venir.
Cette histoire est bien connue. Une thèse majeure, La Réunion de Metz
à la France, présentée par Gaston Zeller à l’université de Strasbourg en 1926,
en a depuis longtemps retracé les péripéties de 1552 à 1648 14. En de
nombreux points, les éléments qui y sont développés sont indépassables.
L’ouvrage est même d’une telle densité que les recherches ultérieures se sont
en priorité portées sur les aspects délaissés par l’historien. Depuis les années
1920, on s’est amplement intéressé à l’amont de sa période 15, mais aussi à
l’aval, tant avec le règne de Louis XIV et de ses intendants, qu’avec le
xviiie siècle du maréchal de Belle-Isle (1684-1761), gouverneur de Metz et
des Trois-Évêchés et secrétaire d’État de la guerre entre 1758 et 1761 16.
Surtout, d’importantes réflexions se sont inscrites dans le champ religieux,
opportunément écarté par le maître ; elles y étaient d’autant plus portées
par l’historiographie que la ville comptait trois confessions à l’époque
moderne : une catholique, une protestante et une juive. Dès lors, les travaux
des chercheurs ont considérablement enrichi la compréhension
d’un Moyen Age messin porté jusqu’en 1552 17, ainsi que celle des communautés réformées et hébraïques des xvie, xviie et xviiie siècles 18. Quant à la
période traitée en propre par La Réunion de Metz à la France, celle allant de
l’occupation d’Henri II (1552) aux traités de Westphalie (1648), voire
jusqu’à la paix des Pyrénées (1659), et à la thématique privilégiée par
l’ouvrage, une histoire du politique, la plupart des textes écrits depuis lors
se sont presqu’exclusivement appuyés sur le grand œuvre de l’historien,
érigé comme l’alpha et l’oméga d’une compréhension historique.
14. Zeller G., La Réunion de Metz à la France 1552-1648, Paris, Société d’édition : les belles lettres,
1926.
15. À la suite de Schneider J. (La Ville de Metz aux xiiie et xive siècles, Nancy, Imprimerie
Georges Thomas, 1950), voir plusieurs recherches majeures qui toutes font une mise au point
historiographique et politique : Hari A., Écrire l’histoire des évêques de Metz au Moyen Age : les Gesta
episcoporum messins de la fin du viiie siècle à la fin du xive siècle, Metz, Thèse de doctorat, 2009-2010
et, autour de la figure du messin André de Rineck, Blanchard J.-Chr., L’armorial d’André de
Rineck : un manuscrit messin du xve siècle (Vienne, Österreischiche Nationalebibliothek, Cod. 3336),
Nancy 2, Thèse de doctorat, 2003 et Dieter H., André Voey de Ryneck : Leben und Werk eines
Patriziers im spätmittelalterlichen Metz, Saarbrücken, 1986.
16. Lasconjarias G., Un Air de majesté. Gouverneurs et commandants dans la France de l’Est au
xviiie siècle, Paris, CTHS, 2010. Voir aussi Rohan-Chabot A. de, Le Maréchal de Belle Isle ou la
revanche de Foucquet, Paris, Perrin, 2005.
17. Roemer Fl., Les Institutions de la République Messine, Metz, Éditions Serpenoise, 2007.
18. Pour les protestants, la liste est longue. Voir, à la fois pour une récente mise au point historiographique et bibliographique, mais aussi pour sa contribution majeure à l’histoire messine, Léonard J.,
Le Ministère de Paul Ferry à Metz (1612-1669). Essai de contribution à l’étude des pasteurs réformés
français sous le régime de l’Édit de Nantes, Thèse de doctorat, Lyon 3, 2011. Pour les Juifs, les ouvrages
de référence sont ceux de Meyer P.-A., La Communauté juive de Metz au xviiie siècle, Nancy-Metz,
PUN-Éditions Serpenoise, 1993 et de Roos G., Relations entre le gouvernement royal et les juifs du
nord-est de la France au xviie siècle, Paris, Honoré Champion Éditeur, 2000.
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L’absolutisme au miroir de la guerre
Pourtant, sur un certain nombre de points, il est apparu que cette
première modernité messine pouvait être appréhendée à l’aune des progrès
et des mutations historiographiques survenus depuis... 1926. Les perspectives sont larges. L’une des premières tiendrait sans doute au questionnement de la problématique d’ensemble qui structure le propos de l’ouvrage
fondateur. Cet arrière-plan est fils de son époque. Tout comme l’historien.
Gaston Zeller, qui débute sa carrière avant 1914, se ressent encore quelque
peu de l’école positiviste 19. Il tient d’abord à fixer l’événement. Il y est
d’autant plus conduit qu’il écrit sur un lieu et en un moment particulier :
son livre paraît huit années après la fin de la Première Guerre mondiale ; il
concerne une ville qui vient de retourner à la France après un demi-siècle
d’annexion allemande (1871-1918). Avec une très grande rigueur intellectuelle, il s’emploie à dégager l’histoire de cette « réunion », le mot cependant
interroge, des a priori et des scories nationalistes. De fait, le contexte d’écriture n’intervient que dans l’émouvante dédicace adressée à son frère et à ses
« camarades tombés avec lui pour le définitif retour de Metz à la France » ;
et dans les premières lignes de l’avant-propos, il défie quiconque de « renifler
à chaque page » sa nationalité. Bien qu’étreint d’un profond sentiment
patriotique, Gaston Zeller va s’attacher, avec succès et tout au long de son
écriture, à ce que la raison prenne le pas sur le cœur.
Cet effort de neutralisation n’a pas été sans quelques conséquences stylistiques. Le choix des titres relève d’une froide objectivité scientifique :
« réunion », « occupation » (1e partie) et « protection » (2e partie). Dans
l’introduction, par une sorte de lapsus prenant le contre-pied de possibles
passions, il parle même, pour évoquer le rattachement de 1648, d’une
« annexion », un mot aux terribles résonnances à Metz en 1926 20. À la
vérité, on pouvait faire plus chaleureux. En 1948, à l’occasion du tricentenaire des traités de Westphalie, une introduction apportée à l’édition
d’un fac-similé des principaux articles concernés témoignera de moins de
pudeurs patriotiques : elle évoquera une « association », une « intégration [...] dans la communauté française » ou une « union 21 ». Les précautions scientifiques de Gaston Zeller l’honorent bien évidemment. D’une
annexion à l’autre, l’étonnant parallèle de l’introduction avait le mérite de
réifier, voire de dépasser, une question issue des débats nationalistes du
xixe siècle, et en grande partie devenue inutile, celle d’une inclination
française préalable à l’occupation. Mais dans un même mouvement, ce
strict cloisonnement du cœur et de la raison a aussi conforté une interprétation dominante des événements. De manière subtile et argumentée, se
19. Zeller G., « Les charges de la Lorraine pendant la guerre de Hollande », Mémoires de la Société
d’Archéologie Lorraine, 1911, p. 13-68.
20. Zeller G., La Réunion de Metz à la France, op. cit., p. 3.
21. Le Tricentenaire du plus grand monument de la diplomatie 1648-1948. La pièce historique qui associa
l’Alsace et les Trois-Évêchés aux destinées françaises, Paris, Maurice Devriès Éditeur (éditions M. D.),
s. d. [1948].
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dégage de l’ouvrage une claire problématique : le portrait d’une lente répression de l’autonomie urbaine par l’implacable centralisation française. Et la
distance intellectuelle prise avec la question patriotique renforça la mise en
avant d’une « petite patrie 22 », toujours menacée par Paris. De tradition en
France depuis le xixe siècle, le concept est particulièrement présent à Metz,
sans doute depuis l’édition des ordonnances de son parlement à la fin du
xviiie siècle 23. Le tropisme fut d’autant plus prégnant qu’il entrait en étroite
résonnance avec la lecture politique alors donnée de l’Ancien Régime : celle
d’une « réduction à l’obéissance », conceptualisée par Ernest Lavisse,
en 1906, dans les volumes de L’Histoire de France depuis les origines jusqu’à
la Révolution, qu’il consacre à Louis XIV 24. Cette compréhension univoque
des événements transparaît en toute clarté lors de l’évocation du tribunal
de bailliage, une structure judiciaire dont la création donna en effet lieu à
de profondes contestations par l’Hôtel de ville déjà en place 25 :
« Le conflit devait renaître à plus d’une reprise. Dès 1644, notamment,
le magistrat [Hôtel de ville] plaida pour se faire rendre l’administration de
la police, arguant des désordres qui s’y commettaient depuis la création du
bailliage. Il crut même un moment être arrivé à ses fins. Mais son espoir
fut de courte durée. Bon gré mal gré, il lui fallut se résigner à cette nouvelle
déchéance. Dans le naufrage de tout ce qui avait fait sa raison d’être et son
prestige, il ne conserva que le droit – essentiel, il est vrai, à son amour-propre – de marcher dans les cérémonies publiques immédiatement après le
gouverneur, sur le même rang que les officiers du bailliage 26. »
De « l’occupation » à la « protection », puis à la « réunion », les Messins
ne sont ainsi, sous la plume de Gaston Zeller, que les sujets quelque peu
désincarnés d’une implacable volonté qui s’impose à eux de l’extérieur.
Contraints et forcés, réduits à l’obéissance et à la normalisation, ils ne
peuvent qu’assister au « naufrage de tout ce qui avait fait [leur] raison d’être
et [leur] prestige. » Dès lors, la plupart des auteurs ultérieurs se sont inscrits
22. Sur ce sujet, voir Thiesse A.-M., Ils apprenaient la France. L’exaltation des régions dans le discours
patriotique, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1997.
23. Nous aurons l’occasion de revenir sur quelques remarques contenues dans les marges du Recueil des
édits, déclarations et lettres-patentes enregistrés au parlement de Metz, édité à Metz entre 1774 et 1788
par Emmery J.-L.-Cl. Quant au xixe siècle, voir l’introduction du Journal de Jean Bauchez, greffier
de Plappeville au xviie siècle, édité par Abel Ch., de Bouteiller E. à Metz, en 1868, p. XXI-XXII :
« C’est précisément dans cette période séculaire que les bourgeois de Metz, de Toul et de Verdun,
ont résisté tant qu’ils ont pu à l’absorption envahissante de la monarchie française et se sont vainement opposés à l’annexion de leur pays au royaume de France, sous le nom de province des
Trois-Évêchés. »
24. Voir la réédition de ces deux volumes dans Lavisse E., Louis XIV. Histoire d’un grand Règne,
1643-1715, Paris, Laffont, 1989. « La réduction à l’obéissance » est le titre du premier chapitre
du livre IV.
25. Gantelet M., « Au cœur des légitimités urbaines. Les conflits d’autorité entre députés messins
concurrents aux États généraux (1649-1653) », Les cahiers de CRHQ [en ligne], 2008, 20 p., n° 1,
disponible sur : http ://www.crhq.cnrs.fr/cahiers/1/c1a3-Gantelet.pdf (consulté le 18/10/2010).
26. Zeller G., La Réunion de Metz à la France, op. cit., t. II, p. 298-299.
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dans ce scénario des plus simples : au gouverneur, comme représentant du
souverain, la mission de contenir les habitants sous la protection instituée
en 1552 ; au Magistrat, le pouvoir urbain, le devoir de contenir les poussées
de souveraineté royale 27. Sur le fond documentaire de Gaston Zeller, l’on
prit alors à la lettre, et sans toujours de réels contrepoints archivistiques, les
témoignages publiés. Le brûlot de Charles Hersent en est un bon exemple.
L’auteur témoigne en effet d’une réelle acrimonie envers les Messins :
« Mais pour ce que dans la communiquation que j’ay euë avec ceux
de Mets depuis cinq où six années, je n’ay pas reconnu dans beaucoup
d’entre eux une disposition d’esprit à la soumission & obéissance qu’ils
doivent au Roy en qualité de souverain. Que bien plutost j’ay remarqué en
quelques-uns des principaux de l’Église, & de la Justice [l’exécutif urbain],
une grande aliénation de la France ; pour ne dire une faction toute formée
contre l’authorité souveraine du Roy, et une extrême haine de ses sujets
naturels, principalement quand ils sont personnes de marque et aucunement zelez pour le service de leur Prince : & que les plus modestes & réglez
d’entr’eux ne veulent accorder au Roy la souveraineté de leur Ville & Pays,
mais seulement la protection, le nom de souverain leur étant autant odieux,
qu’autrefois le nom de Roy à la République Romaine 28. »
De fait, les analyses qui sont données de sa pensée s’inscrivent dans cette
opposition déclarée :
« Tel est ce traité de propagande royale. Il est l’œuvre d’un clerc de la
Contre-Réforme que la lutte contre le protestantisme ne laisse jamais indifférent ; d’un érudit qui sait utiliser l’histoire et le droit pour justifier les
conquêtes de son roi ; d’un Français de l’« intérieur » comme on dirait
aujourd’hui [1983], et qui fait prévaloir les efforts de centralisation et d’unification contre les particularismes locaux 29. »
Sans contester le fond du raisonnement, sans se méprendre sur l’irrésistible avancée, tant intellectuelle que militaire et politique de la monarchie
dans la région, il faut bien avouer que l’arrière-plan problématique sur
lequel se déploient ces analyses pèche par son étroitesse. Il fait notamment
l’impasse sur la réception de la politique royale dans la ville – les Messins
sont-ils vraiment les perdants de la création du parlement ? – ainsi que sur
la profondeur sociale des acteurs. Le personnel politique messin de cette
époque est peu connu 30. Seules quelques études permettent de saisir toute
la richesse que l’on pourrait attendre de la reconstruction des structures
27. Le Moigne Fr.-Y. (dir.), Histoire de Metz, Toulouse, Privat, 1986, p. 237-238.
28. Hersent Ch., De la souveraineté du roy à Mets, op. cit., p. 13-14.
29. Hennequin J., « Le traité de Charles Hersent : de la souveraineté du roi à Metz », Mémoires de
l’Académie Nationale de Metz, 1983, p. 7-15.
30. Deux courtes études, placées essentiellement après la période de Gaston Zeller, nous éclairent :
Le Moigne Fr.-Y., « “Hommes du roi” et pouvoir municipal à Metz (1641-1789) », G. Livet et
B. Vogler (pub.), Pouvoir, ville et société en Europe 1650 à 1750, Paris, Ophrys, 1983, p. 571-589
et Prevot M., Les Relations entre les principaux pouvoirs à Metz depuis l’érection des fonctions munici-
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ISBN 978-2-7535-2027-1 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr
introduction
familiales et confessionnelles à Metz 31. Par contre, aucune anatomie consulaire, aucune prosopographie d’ampleur, telles qu’elles ont été menées à
Nantes ou à Rodez, ne nous éclairent 32. Ainsi, dans le cas de Charles Hersent,
nous ne savons rien, ou presque, de sa biographie à Metz 33. Sans doute,
faudrait-il pouvoir mieux saisir certaines allusions concernant « une extrême
haine de ses sujets naturels [les Français], principalement quand ils sont
personnes de marque [lui-même ?] et aucunement zelez pour le service de
leur Prince. » Comment a-t-il obtenu sa dignité ? Que dire de ses liens avec
les gouverneurs ? Combien de temps, simplement, a-t-il séjourné à Metz ?
Toutes questions dont les réponses apporteraient des éléments d’explication
à ce ton si offensif. Ainsi, et à l’inverse, pour Martin Meurisse, une part de
son parcours, bien connu, éclaire son ouvrage. Le suffragant prend la plume
à un moment où ses protecteurs, Gaston d’Orléans (1608-1660) et Jacques
le Coigneux (1589-1651), un parlementaire parisien de sa maison, viennent
d’entrer en rébellion ouverte contre Richelieu. En janvier 1631, ils ont
rejoint la cour du duc de Lorraine, Charles IV, avant de s’enfuir devant les
armées françaises lors de l’invasion des duchés en décembre, puis de se
réfugier à Bruxelles en 1632. Le livre de Meurisse, publié dans ce contexte
des plus dangereux pour l’auteur, s’apparente ainsi à un retournement de
fidélité. Se consacrant prudemment à l’étude, et à la pastorale, il fait en
même temps allégeance envers le Premier ministre 34. Les compliments
obséquieux qu’il adresse à « ceste haute & incomparable intelligence
Monseigneur l’éminentissime Cardinal Duc de Richelieu 35 » pourraient
ainsi en témoigner. Et le fait qu’il choisisse de publier à Metz, avec difficulté, tend à montrer que la ville était animée de débats proprement politiques. Nous n’en savons malheureusement que peu de choses.
Bref, il semblerait que l’unique problématique de l’affrontement et de
la défense de particularismes toujours menacés, ne suffise pas à épuiser le
sens des événements. Ainsi du bailliage évoqué ci-dessus. Dans la linéarité
d’une réduction à l’obéissance attendue, ce tribunal devient le symbole des
avancées royales empiétant sur les privilèges locaux. Dès lors, on ne s’étonne
guère, que d’un côté comme de l’autre, ce sont souvent de Messins dont il
pales électives en offices (1692) jusqu’à l’installation d’un autre pouvoir municipal en septembre-octobre
1789, Mémoire de Maîtrise, Metz, 1996.
31. Laperche-Fournel M.-J. : « Stratégies matrimoniales en milieu protestant. Quelques réseaux
familiaux messins au xviie siècle », Histoire Économie et Société, 1997, n° 4, p. 617-646.
32. Saupin G., Nantes au xviie siècle. Vie politique et société urbaine, 1598-1720, Rennes, PUR, 1996 et
Mouysset S., Le Pouvoir dans la bonne ville. Les consuls de Rodez sous l’Ancien Régime, Toulouse,
Société des lettres, sciences et arts de l’Aveyron-CNRS-Université de Toulouse-Le Mirail, 2000.
33. Dom Calmet A., Bibliothèque lorraine, ou Histoire des hommes illustres qui ont fleuri en Lorraine, dans
les Trois Évêchés, dans l’archevêché de Trèves, dans le duché de Luxembourg, etc., par le R. P. dom Calmet...,
Nancy, 1751, p. 497-498.
34. Hari A., « Reprise et continuations modernes des gesta episcoporum médiévaux à Metz », M. Sot
(dir.), Liber, gesta, histoire. Écrire l’histoire des évêques et des papes, de l’Antiquité au xxie siècle, 2009,
Turnhout, Brepols, 2009, p. 347-365. Avec tous mes remerciements à l’auteur.
35. Meurisse M., Histoire des Evesques, op. cit., p. 613-614.
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L’absolutisme au miroir de la guerre
s’agit : la moitié des nouveaux magistrats, dont le lieutenant général civil
lui-même, le sont 36 ! Enfin, les interrogations sociologiques développées
depuis la rupture historiographique des Annales, ne sont pas sans nous
rappeler que, derrière l’amour-propre lié à une place dans les cérémonies,
il s’agissait d’une manière de dire, et de vivre, l’ordre social 37. À la vérité,
Gaston Zeller n’est pas dupe de sa propre perspective. Il n’hésite pas, à
l’occasion, à douter de plaintes trop affirmées des uns et des autres :
lorsqu’un Messin évoque « la mauvaise humeur de ses concitoyens, forcés
de subir le Parlement », une note précise, avec raison, que « rien ne transparait de cette mauvaise humeur dans les procès-verbaux des délibérations
du Grand-Conseil 38 ». Et à la fin de sa conclusion, à un moment où l’autocensure intellectuelle se relâche, il fournit une analyse tout à la fois sensitive
et en même temps profondément heuristique. Les paragraphes concernés,
les derniers du livre, méritent d’être cités in-extenso :
« Un témoignage formel en ce sens s’offre à nous à la date de 1623, à un
moment où déjà la guerre de Trente Ans a commencé à ravager l’Allemagne,
et où par comparaison les populations frontières, sujettes de la couronne de
France, sont mieux en mesure d’apprécier leur bonheur relatif. Le 18 avril,
Jean de Flavigny, ancien Treize [nom donné à certains magistrats messins],
écrit à Pierre Storck, ammeister de Strasbourg [responsable de l’exécutif ] :
“Icy [...] avons tous les subjects du monde de nous contenter du bon traictement que nous recevons de Sa Majesté, comme bénignement protégés ; et
n’avons aucune plaincte de taille, ny d’impôts, pour n’y estre subjects, ains
seulement de quelque surcharge de garnison, qui nous est compensée par
l’argent que Sa Majesté envoye annuellement pour la paier, qui demeure
dans la ville et qui tourne au proffit de chacun en particulier”.
Ces quelques lignes ne tirent pas seulement leur intérêt de l’aveu qu’elles
renferment, mais aussi – surtout – du correspondant auquel elles s’adressent.
Il s’agit d’un dirigeant strasbourgeois. Or, les Strasbourgeois sont menacés
par Tilly ; ils traversent un moment difficile. Jean de Flavigny ne l’ignore
pas. Et ce n’est pas sans arrière-pensée qu’il leur fait l’éloge de la domination
française. Quelques jours plus tard, il parlera clair, il leur conseillera sans
détours d’accepter la protection que le roi est prêt à leur accorder. Metz,
devenue française, vantant son sort à Strasbourg et l’engageant à suivre son
exemple, n’est-ce pas un touchant appel ? Il nous plaît de finir sur ce geste,
qui crée entre les deux villes, plus de cinquante ans à l’avance, comme
un premier lien de solidarité française 39. »
Son ouvrage achevé, le scientifique laisse ainsi libre cours aux élans de
son cœur. Mais dans une fulgurante intuition, il nous livre surtout une clé
36. Le Moigne Fr.-Y., Histoire de Metz, op. cit., p. 241.
37. Cosandey F. (textes réunis par), Dire et vivre l’ordre social en France sous l’Ancien Régime, Paris,
Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2005.
38. Zeller G., La Réunion de Metz à la France, t. II, p. 277.
39. Ibid., p. 305-306.
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introduction
de lecture différente. Non plus celle de l’opposition des privilèges locaux et
de la souveraineté royale, qui se révèle à l’usage stérilisante, mais celle de
l’articulation des intérêts, ceux des élites et ceux du roi, dans la construction
de l’absolutisme. Une autre histoire, inscrite dans le sillage de celles déjà
écrites, notamment pour le Languedoc, se devine 40. Dépassant les écrits des
juristes et la construction des concepts politiques, il s’agirait de scruter les
réalités sociales, financières et administratives de cette extension de souveraineté. Alors joueraient à plein le rôle des trajectoires individuelles et le
poids diachronique des liens de clientèles reliant l’élite messine aux gouverneurs et au pouvoir royal. À un « absolutisme total 41 » mettant au cœur du
processus de construction étatique une irrésistible réduction à l’obéissance,
se substituerait le portrait d’un absolutisme de compromis noués entre les
élites locales et le souverain ; une « collaboration active et volontaire 42 », et
non plus une simple et rude opposition.
C’est dans cette inversion de perspective qu’il est apparu opportun de
reprendre le dossier de la « réunion de Metz à la France. » D’autant qu’une
lecture du grand œuvre laissait entrevoir des périodes moins défrichées que
d’autres. Gaston Zeller est un spécialiste à la fois du xvie siècle et de l’histoire des relations internationales 43. Son texte s’en ressent : du point de vue
des liens, et des oppositions, entre la France et l’Allemagne, sujet auquel il
a consacré de nombreuses recherches 44, l’ampleur du regard archivistique,
notamment pour le xvie siècle, est impressionnante 45. Par contre, dans les
rapports noués entre Metz et la monarchie, et plus particulièrement pour
la période du xviie siècle, l’auteur manie à grands traits les documents. Sans
conteste, il pose les principaux jalons institutionnels et événementiels. Mais
du simple point de vue quantitatif, ce xviie siècle, qui chronologiquement
occupe en théorie la moitié de l’ouvrage, n’en monopolise qu’une faible
partie qui va en s’amenuisant après Henri IV : les années qui suivent l’assassinat du roi (1610) sont traitées au travers de la révolte du duc d’Épernon
(1554-1642), gouverneur de Metz, lors de la « guerre de la mère (Marie de
Médicis) et du fils (Louis XIII) », entre 1619 et 1620, ainsi que par l’évocation de l’enquête de Cardin Le Bret en 1625 ; les années 1630 sont lues
40. Beik W., Absolutism and Society in Seventeenth-Century France, Cambridge, Cambridge University
Press, 1997.
41. Ruiz Ibáñez J. J. et Rab S., « Théories et pratiques de la souveraineté dans la Monarchie hispanique :
un conflit de juridictions à Cambrai », Annales. Histoire, Sciences Sociales, n° 3, 2000, p. 623-644,
p. 634.
42. Jouanna A., Le Devoir de révolte. La noblesse française et la gestation de l’État moderne, 1559-1661,
Paris, Fayard, 1989, p. 244.
43. Zeller G., Histoire des relations internationales. Les Temps modernes, Paris, Hachette, 1953 (t. 1 :
De Christophe Colomb à Cromwell) et 1955 (t. 2 : De Louis XIV à 1789).
44. Zeller G., La France et l’Allemagne depuis dix siècles, Paris, Armand Colin, 1932.
45. Il a naturellement dépouillé tous les dépôts français, centraux comme régionaux, ainsi que de
nombreuses archives étrangères, à Bruxelles, à Vienne et à Luxembourg (Zeller G., La Réunion de
Metz à la France, op. cit., p. 6-17).
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L’absolutisme au miroir de la guerre
à l’aune des créations des parlement et bailliage et à celui des événements
militaires de 1630-1631 ; quant aux années 1640, elles sont à peine esquissées.
Au reste, la modicité des travaux historiques sur cette période, une fra­­­gilité
paradoxalement issue de l’importance du travail de Gaston Zeller, avait
déjà été évoquée pour l’ensemble de l’espace régional. En 1987, un bilan
historiographique soulignait combien « le xviie siècle lorrain est le parent
pauvre de la recherche : la guerre de Trente Ans, les occupations françaises,
les relations difficiles et complexes avec le royaume seraient à reprendre 46 ».
Un nécessaire travail de « complexification » pouvait dès lors s’amorcer.
Au début des années 2000, plusieurs livres ont apporté de nouveaux éclairages : la question juridique a été retravaillée, en lien avec ses implications
confessionnelles 47 ; le point de vue militaire, une « guerre de Trente ans en
Lorraine », a bénéficié d’une mise au point d’envergure 48 ; enfin, les priorités
accordées par Richelieu à cet espace lorrain stratégique ont été dégagées à
partir d’une plongée dans les archives du cardinal-ministre 49.
De nombreuses sources permettaient de s’inscrire dans le sillage de
ces recherches récentes. D’abord les écrits littéraires. Étonnamment,
Gaston Zeller ne les utilise guère. Ils sont pourtant nombreux. Deux se
détachent. Le premier, pour le début du xvie siècle, est une chronique
rédigée par un mercier messin, Philippe de Vigneulles (1471-1528) 50. Écrit
quelques vingt-cinq années avant 1552, et édité seulement au début du
xxe siècle, quelques mois après la publication de La Réunion de Metz à la
France, ce long texte retrace, en quatre tomes dans l’édition moderne, l’histoire de la cité des origines à 1526 51. Si les trois premiers volumes sont de
facture médiévale, et relèvent d’une vaste compilation d’œuvres contemporaines, le dernier, écrit parfois au jour le jour, trace un portrait de la ville
dans le premier quart du xvie siècle : dévoilant une conscience municipale
en crise, il permet d’amorcer un raisonnement mettant en valeur combien
l’occupation française, loin d’être simplement l’objet d’une confrontation
entre la France et l’Allemagne, entre le roi et l’empereur, loin d’être simplement subie par les Messins, a pu leur apporter une solution acceptable à un
46. Roth F., « Cent d’histoire lorraine. Essai d’historiographie », Annales de l’Est, 1987, p. 280, cité
dans Martin Ph., Une Guerre de Trente ans en Lorraine 1631-1661, Metz, Éditions Serpenoise,
2002, p. 7.
47. Dans l’articulation du religieux et du politique, voir Behre Miskimin P., One King, One Law, Three
Faiths. Religion and the Rise of Absolutism in Seventeenth-Century Metz, Westport, Greenwood Press,
2002. Quant au domaine juridique, voir les études les plus récentes de Petry Chr. («Faire des sujets
du roi». Rechtspolitik in Metz, Toul und Verdun unter französischer Herrschaft (1552-1648), Munich,
Oldenbourg, 2006) et de Roemer F. (Les Gens du roi près le parlement de Metz (1633-1790).
Les ambiguïtés d’un parquet de province, Thèse de droit, Paris 2, 2000).
48. Martin P., Une Guerre de Trente ans en Lorraine, op. cit.
49. Vignal-Souleyreau M.-Chr., Richelieu et la Lorraine, op. cit.
50. Chopin M., Histoire d’une ville-récit d’une vie. Une étude de la Chronique de Philippe de Vigneulles
(1471-1528), Lyon 2, Thèse de doctorat, 1992.
51. Vigneulles Ph. de, Chroniques, éd. Bruneau Ch., Metz, Société d’Histoire et d’Archéologie
Lorraine, 1927-1933.
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introduction
blo­­­­cage politique profond 52. Ce postulat, qui ancre de notre point de vue
la compréhension de l’événement « 1552 », constituera le point de départ
de notre livre.
Le second, le Journal de Jean Bauchez, se place en exact contrepoint
chronologique de Philippe de Vigneulles 53 : composé un siècle plus tard, à
partir des années 1620, il s’ouvre en 1561 par la reprise d’une ancienne
chronique locale, pour s’achever en 1650 par une composition personnelle
de l’auteur amorcée dès l’évocation des événements de 1574 54. Le texte
appartient aux écrits du for privé. Il se situe dans la mouvance des livres de
raison dont le xviie siècle constitue l’âge d’or 55. La guerre, celle ouverte
en 1635, en est son noyau. Elle occupe plus des deux tiers de l’ouvrage. Sa
déclaration déclenche même chez l’auteur une rupture stylistique : au
printemps, il abandonne la versification au profit de la prose 56 ; il insère
aussi, plus fréquemment qu’auparavant, ses relations dans des cycles suivis,
précisément datés et longuement développés. Comme si l’urgence
d’un témoignage, rendu nécessaire par le déferlement des violences, s’était
imposée à son esprit : l’écriture semble suivre au plus près les événements ;
elle cherche même à introduire une compréhension, une logique dans
l’anarchie de la guerre. Jean Bauchez est ainsi notre grand témoin. Il réside
à Plappeville, un village situé à quelques kilomètres au sud-ouest de Metz.
C’est un proche du pouvoir local : son père et son grand-père occupaient la
charge d’échevin de leur communauté 57 ; les titulaires de l’époque, en 1635,
lui sont apparentés 58 ; lui-même, en 1638, exerce la fonction de « greffier
de justice » au nom du seigneur local, l’abbé de Saint-Symphorien, l’une
des communautés bénédictines de la ville 59. Il appartient ainsi à ces petites
élites villageoises. Dès lors, il se distingue à la fois de la bourgeoisie messine
et du menu peuple urbain. Proche des seconds, éloignés des premiers, son
regard est celui d’un monde rural vivant en osmose avec la ville si proche.
Dénué de tout ancrage « national », qu’il soit français, allemand, lorrain ou
même messin, ce modeste écrivain du quotidien nous décrit la guerre du
point de vue d’un villageois. Il est un contrepoids précieux, voire unique,
aux archives manuscrites issues des pouvoirs en place : ceux de la ville
comme du royaume, ceux des militaires comme des ennemis.
52. Gantelet M., « Entre France et Empire, Metz, une conscience municipale en crise à l’aube des
Temps Modernes (1500-1526) », Revue Historique, n° 1, 2001, p. 1-45.
53. Journal de Jean Bauchez, op. cit.
54. Ibid., « Introduction », p. V-XXIII.
55. Tricard J., « Les livres de raison français au miroir des livres de famille italiens : pour relancer une
enquête », Revue historique, n° 624, 2002, p. 997-1008.
56. Journal de Jean Bauchez, op. cit., p. 113.
57. Présentation de ces « gens de justice » – maire et échevin – et de leurs fonctions dans Brasme P.,
Woippy, village du Pays messin, Metz, Éditions Serpenoise, 1987, p. 227 et suiv.
58. Le maire est son parrain (Journal de Jean Bauchez, op. cit., p. 327-238) et il est le cousin d’un de ses
lieutenants (ibid., p. 294).
59. Ibid., p. IX.
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L’absolutisme au miroir de la guerre
Car ces dernières sources abondent. Elles se structurent autour des
délibérations du pouvoir municipal conservées dans les archives de la ville
de Metz. Entre 1590 et 1715, soit dans une série continue portée jusqu’à
la fin du règne de Louis XIV, ces comptes-rendus ont tous, ou presque, été
conservés. On compte alors, sur ce grand xviie siècle, 4 262 réunions du
Magistrat. Sans entrer dans les lourdes statistiques qui nous occuperont par
la suite, constatons simplement que l’atonie des pouvoirs urbains décrite
traditionnellement pour cette époque, ne se rencontre pas ici, du moins pas
totalement ni pour l’ensemble de la période. Remonter systématiquement
ces registres mal tenus, et malgré la sécheresse d’un langage descriptif et sans
émotion, permet de suivre, au jour le jour, les débats et les décisions politiques locales. Ces délibérations constituent ainsi la colonne vertébrale de cet
ouvrage. Elles déterminent tous les autres grands pans documentaires. Du
point de vue local, les archives budgétaires, très riches elles aussi, reconstituent le substrat financier de l’action urbaine. Les recueils de correspondances, actives et passives, les prolongent avec bonheur. Là encore, vraisemblablement conservées dans leur totalité, elles couvrent les moindres détails
des affaires politiques, militaires et fiscales qui préoccupent le milieu
dirigeant. Des agents, des députés, des délégués, des « amis en Cour »
constituent le prolongement du pouvoir urbain dès lors porté à Paris, à
Bruxelles, à Luxembourg, à Nancy et ailleurs. Parmi eux, on y compte
même Bossuet 60. La précision de leurs relations comme l’ampleur de leurs
actions, voire la vie même insufflée dans leurs lettres, autorisent de multiples
lectures. Entre autres, un abord micro-historique de ces textes permet de
reconstituer les structures de l’intercession, comme les diverses procédures
de la négociation menée par une ville du xviie siècle cherchant à avoir prise
sur son destin. En miroir, ces archives locales en engendrent d’autres. La ville
n’est pas isolée. Au contraire, elle s’inscrit à la fois dans la hiérarchie politique
d’un État reliant les lieutenants de roi – les représentants du gouverneur –
aux principaux ministres, ainsi que dans un espace régional transfrontalier.
Avec ces différentes structures, qu’elles relèvent du roi ou des ennemis, les
Messins entretiennent des relations continues. D’autres sites, à Paris, à
Luxembourg ou à Chantilly, parfois aussi à Vincennes, nous en rendent
compte. Ils enrichissent la compréhension des événements. Ils accroissent
notre plongée dans ce premier xviie siècle messin.
Ce complexe documentaire, mêlant témoignages littéraires et archives
manuscrites, permet ainsi d’examiner à nouveau la question politique
abordée par Gaston Zeller. Telle une boite de Pandore, il nous dévoile
un paradoxe. D’un côté, jouant de l’épaisseur humaine des liens de clientèles et des apparences institutionnelles, les sources nous confirment l’irrésistible construction de l’absolutisme. Rien de nouveau depuis 1926,
60. AMM, AA 41, pièce 45, lettre du 19 octobre 1653, reproduite dans Urbain Ch., Levesque E.
(éd.), Correspondance de Bossuet, Paris, 1909, t. I, lettre 4, p. 5-7.
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introduction
excepté que le processus revêt une configuration plus complexe dans ses
modalités sociales, politiques et symboliques, que la simple réduction à
l’obéissance imposée à une cité assujettie. Il se déploie moins dans la
confrontation que dans le compromis, notamment autour de la notion de
« bonne ville » ; il relève moins d’une unité du pouvoir royal qui avancerait
d’un seul tenant, que d’une lutte à fleurets mouchetés, pétrie de fidélités et
de bénéfices ecclésiastiques, entre les cardinaux-ministres, Richelieu puis
Mazarin, et l’institution des gouverneurs. Sur le temps long de « l’occupation » à la « réunion », de 1552 à 1661, cette construction sera l’objet de la
première partie de cet ouvrage. Les deux suivantes, resserrées chronologiquement autour de la guerre franco-espagnole (1635-1659), viennent
contredire cette histoire attendue. Alors que l’emprise de la monarchie
s’accentue indubitablement sur une ville stratégique, la pratique réelle de
la souveraineté, elle, semble se déliter : le monopole de la guerre et de la
paix, l’articulation étroite et absolue entre la décision et son application, le
renforcement de la frontière territoriale par le conflit, tout ce qui fait la
substance même de l’absolutisme y perd de sa densité. Les archives révèlent
l’ampleur, comme les modalités, d’un dialogue continu avec la monarchie,
avec ses ministres et ses représentants : généraux, intendants d’armée et de
province, ou gouverneurs. Les décisions et leurs applications sont discutées,
contestées et aménagées par les Messins, trente ans durant, de Paris en
Lorraine et jusque dans leurs murs. Par ailleurs, face à une violence devenue
endémique, la ville tente de se soustraire à la guerre : elle noue, avec les
ennemis, des relations que les ordonnances royales pourtant interdisent ;
elle négocie avec eux des modalités empiriques de suspension du conflit,
basées sur des sauvegardes et des contributions versées aux gouverneurs des
places environnantes. C’est cet absolutisme d’infinies négociations, et cette
étrange division de l’autorité, que les deux parties suivantes, ramassées dans
un temps plus court, tenteront d’éclairer.
La souveraineté royale semble ainsi prise dans une redoutable crise des
ciseaux : d’un côté, une irrésistible réduction à l’obéissance menée par un roi
absolu maître du moindre de ses territoires ; de l’autre, et au même moment,
une contestation infinie de ses décisions, portée de Paris en Lorraine, et
jusqu’à ses ennemis. À l’articulation de ces deux tensions contradictoires, à
la résolution de ce paradoxe, la guerre pourrait bien tendre un miroir révélateur d’une certaine vérité structurelles des pratiques politiques de l’Ancien
Régime européen.
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