L
h i s t o i re du thalidomide (alpha [N-phtalimido]
glutarimide), synthétisé pour la première fois en
1954 en A l l e m a gne par la fi rme Chemie
Grünenthal, s’est faite en trois étapes
(1).
La première étape
va de 1957, date de sa commercialisation comme sédatif non
barbiturique, à 1961, la constatation de ses effets térato-
gènes chez plusieurs milliers d’enfants, en particulier à type
de phocomélie,a conduit à un arrêt de la commercialisation.
La deuxième étape s’étend de 1964 à 1990, date à laquelle
son utilisation thérapeutique a été préconisée exclusivement
dans l’érythème noueux lépreux. Enfin, la troisième étape, au
cours de la dernière décennie du XX
e
siècle, est marquée par
l’émergence de nouvelles indications thérapeutiques fondées
sur la mise en évidence des propriétés pharmacologiques ori-
ginales de cette molécule,telles que les effets immunomodu-
lateurs et antiangiogéniques.
LES PROPRIÉTÉS PHARMACOLOGIQUES
Le thalidomide est un déri de l’acide glutaminique qui com-
p rend un centre ch i r al et deux cy c les amide ( f i g u re 1). À pH
p h y s i o l o gi q u e, il est présent de façon égale sous fo rme dex t ro-
gy re et lévogy re. La fo rme lévogy re est re s p o n s a ble de la téra-
t og é n i c i t é , et la fo rme dex t r ogy re des effets sédatifs. Le thalido-
mide est peu soluble dans l’eau, ce qui explique qu’il n’ex i s t e
pas de fo rme injectabl e . Après administration d’une dose de
2 0 0 mg per os, la concentration rique maximale est atteinte au
bout de 4 h e u r e s ; la demi-vie va rie de 4 h e u r es à 9 h e u r es. Ap r è s
cl ivage hy d r o ly t i q u e, le thalidomide est tra n s fo rmé en de nom-
b reux métabolites qui sont rapidement excrétés dans les uri n e s .
À l’origine,le thalidomide a été utilisé comme un sédatif,
hypnotique, dénué de tout effet narcotique. Son activité myo-
relaxante est très faible, et il ne possède aucune action anti-
convulsivante, antipyrétique ou analgésique.
Les effets immunomodulateurs
Par la suite,de nombreux travaux ont montré que le thalido-
mide était capable de modifier des processus inflammatoires
Pharmacothérapie du thalidomide
Pharmacotherapy of thalidomide
B. Grosbois*, O. Decaux*
* Médecine interne, département de médecine de l’adulte, hôpital Sud,
BP 90 347, 35203 Rennes Cedex 02.
RÉSUMÉ.
Le thalidomide a été initialement utilisé comme sédatif dans les années 1950 et retiré du marché en 1961 du fait de ses effets téra-
togènes à type de phocomélie. La mise en évidence de propriétés immunomodulatrices et antiangiogéniques a conduit à réutiliser ce médica-
ment dans le traitement de pathologies bénignes et malignes. Parmi les pathologies bénignes, son efficacité a été clairement démontrée dans
le traitement de l’érythème noueux lépreux et de l’aphtose buccale, en particulier dans la maladie de Behçet. En pathologie maligne, c’est
avant tout dans le myélome multiple en phase avancée qu’une efficacité a été décri t e ; en effe t , chez des patients réfra c t a i res et/ou en re c h u t e,
des réponses mineures (diminution d’au moins 25 % du taux de composant monoclonal) ont pu être obtenues chez 32 à 66 % des patients. Plus
récemment, l’association thalidomide-dexaméthasone, utilisée en première intention dans le myélome multiple, a permis d’obtenir des taux de
réponse élevés. Les principaux effets indésirables du thalidomide sont la somnolence,la constipation et la neuropathie périphérique sensitive.
Une augmentation de l’incidence des thromboses veineuses profondes a été observée au cours du myélome multiple traité par thalidomide
associé aux corticoïdes à forte dose et/ou à la chimiothérapie. Dans l’avenir, l’utilisation d’analogues du thalidomide (IMiD) devrait permettre
d’obtenir une efficacité au moins équivalente avec une moindre toxicité.
Mots-clés :
Thalidomide - Érythème noueux lépreux - Maladie de Behçet - Myélome multiple - Hémopathies malignes - Cancer - Thrombose
veineuse profonde - Neuropathie périphérique sensitive.
ABSTRACT.
Thalidomide was first used as a sedative drug in pregnancy during the 1950s and was subsequently withdrawn of the market in
1961 after its teratogenic effects (phocomelia) were recognized. Due to immunomodulatory and antiangiogenic properties, the therapeutic
effects of thalidomide have been recently tested in various diseases. Among benign diseases, the best results were observed in the treatment of
erythema nodosum leprosum and oral aphtous ulcers of Behçet’s disease. In malignancies, thalidomide has demonstrated significant activity
in advanced multiple myeloma with minor response rates ranging from 32% to 66%. More recently, in previously untreated multiple myeloma,
combination therapy with dexamethasone has increased partial response rates. The most frequent side effects of thalidomide are somnolence,
constipation and sensory peripheral neuropathy. An increased incidence of deep venous thrombosis has been observed in multiple myeloma
treated with thalidomide in combination with high doses dexamethasone and/or chemotherapy. In the future, the use of thalidomide analogs
(IMiDS) could be as effective and less toxic.
Keywords:
Thalidomide - Erythema nodosum leprosum - Behçet’s disease - Multiple myeloma - Malignant hemopathy - Cancer - Deep venous
thrombosis - Sensory peripheral neuropathy.
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et de moduler certaines réactions immunitaires
(2)
. Ainsi, un
effet inhibiteur sur la sécrétion d’une cytokine pro-inflamma-
toire, le TNFα,fut l’un des premiers effets immunomodula-
teurs mis en évidence. Cette cytokine agit comme un facteur
clé dans la régulation d’autres cytokines pro-inflammatoires,
ainsi que sur les molécules d’adsion leucocy t a i re s .
Toutefois, différentes études ont montré que cet effet pouvait
être variable en fonction du type de cellules et du type d’in-
ducteur. À titre d’exemple, si une inhibition de la sécrétion est
en général observée,des stimulations ont aussi été rapportées.
Les effets antiangiogéniques
Dès 1971, les travaux de Judah Folkman ont insisté sur l’impor-
tance de l’angi ogenèse dans le veloppement et la cro i s s a n c e
t u m o r aux. Les cellules cancéreuses induisent la néoangi o ge n è s e
soit en séctant directement des fa c t e u r s angi o g é n i q u e s , tels que
le
vascular endothelial growth fa c t o r
( V E G F ) , soit en re c rutant des
cellules normales qui vont elles-mêmes décl e n c her la oangi o -
ge n è s e . Le thalidomide a montré un effet inhibiteur sur laoan-
gi o genèse en diminuant l’ex p r ession de l’ingrine a
3
des cel-
lules endotliales. Dans les tumeurs malignes, cette action anti-
a n g i o génique empêche l’adsion des cellules tumorales à la
m a t r ice ex t r a c e l l u l a i r e, et donc la dissémination métastatique
( 3 )
.
En 1999, Raje et al.
(4)
résumaient les hypothèses émises
concernant le mécanisme d’action du thalidomide de la façon
suivante (figure 2) :
un effet inhibiteur sur la croissance et la survie de certaines
cellules, notamment des cellules tumorales ;
une modification des molécules d’adhésion ;
une modulation de la sécrétion des cytokines, notamment
IL-6, IL-1ß, IL-10 et TNFα;
une inhibition de l’angiogenèse par le VEGF ;
un effet sur les cellules T avec une augmentation du CD8.
LES INDICATIONS THÉRAPEUTIQUES ACTUELLES
Pathologie infectieuse
D é p o u rvu d’action directe sur le bacille de la lèpre
(Mycobacterium leprae)
,le thalidomide permet un amende-
ment rapide des manife s t ations cliniques de l’éry t h è m e
noueux lépreux sévère. Entre 1969 et 1971, au cours d’essais
menés en double insu comme dans des études ouvertes, le
thalidomide a été utilisé chez plus de 4 500 patients avec une
efficacité supérieure à 90 %
(5).
Chez les patients VIH positifs, l’efficacité du thalidomide a
été rapportée sur les stomatites aphteuses ou, encore, sur les
ulcérations œsophagiennes.
Pathologie inflammatoire
La maladie de Behçet.
Depuis 1982, des résultats encoura-
geants ont été obtenus avec le thalidomide sur les lésions
cutanéo-muqueuses résistantes aux traitements classiques à
des posologies de 50 à 100 mg/j. En 1998, une étude contrô-
lée chez 95 patients ayant des lésions cutanéo-muqueuses
liées à la maladie de Behçet a été menée en Turquie et a mon-
tré que le thalidomide était plus efficace que le placebo
(6)
.
Figure 1. Formule chimique du thalidomide.
Plasmocytes
malins
Inhibition
du VEGF
Induction IL-2
et IFNγ
Inhibition de l’IL-6,
du TNF et de l’IL-1ß
Cellules stromales
médullaires
Vaisseau
médullaire
Lymphocytes T
CD8+
Molécules
d’adhésion
Lymphocytes T
Effet inhibiteur sur les cellules tumorales
Modification des molécules d’adhésion
Inhibition de la sécrétion des cytokines
Inhibition de l’angiogenèse médullaire
Induction de lymphocytes T CD8+
Thalidomide
Thalidomide
4
Thalidomide
5
Thalidomide
Thalidomide
2
1
3
Fi g u r e 2. canismes d’action du thalidomide au cours du myélome multiple ( 4 ) .
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Le lupus érythémateux cutané.
En cas de lésions réfrac-
taires, le traitement n’est pas encore consensuel. Ainsi, la dap-
sone, la clofazimine,les rétinoïdes et certains immunosup-
presseurs tels que l’azathioprine, le méthotrexate ou la ciclo-
sporine ont été utilisés. Bien qu’aucun essai contrôlé n’ait été
réalisé avec le thalidomide,plusieurs séries publiées ont mon-
tré son efficacité dans certains lupus cutanés réfractaires
(7)
.
Autres indications.
L’évaluation de l’efficacité clinique du
thalidomide est en cours dans des pathologies inflammatoires
telles que la maladie de Crohn et la spondylarthrite ankylo-
sante. En revanche, l’avantage thérapeutique et le rapport
bénéfice/risque n’étaient pas en faveur du thalidomide dans la
polyarthrite rhumatoïde réfractaire.
Pathologie maligne
Hémopathies malignes
Myélome mu l t i p l e.
C’est en 1999 que l’efficacité du thali-
domide dans les myélomes multiples (MM), en re chute ou
r é f r a c t a i re s , a été initialement rap p o re avec un taux de répon-
se de 32 %
( 8 )
. Depuis cette dat e,p l u s i e u rs é tudes
( 9 - 1 3 )
,p o u r
la plupart pro s p e c t ive s , ont confi r ces résultats ( t a bl e a u I ) .
Les taux de réponses mineures (diminution de plus de 25 % du
taux de composant monoclonal) vont de 32 à 66 %. La répon-
se est obtenue dans des délais court s , de l’ord re de deux mois.
Les principaux fa c t e u r s influant sur la survie après tra i t e m e n t
par le thalidomide sont un taux de ß
2
m i c rog l o bu l i n e > 3 m g / l
et un taux de plaquettes abaissé ( t abl e a u I I ) . L’ i n f luence de
l ’ â ge n’a été re t rouvée que dans une seule étude
( 1 3 )
.
Au fil des années, de nouvelles perspectives thérapeutiques se
sont fait jour. Ainsi, dans les myélomes multiples en phase
avancée, il a été montré que l’association du thalidomide à la
chimiothérapie permettait d’obtenir des taux de réponse
supérieurs à ceux observés en monothérapie
(14)
. De même,
l’association à la dexaméthasone à fortes doses a prouvé son
efficacité avec des taux de réponse partielle (diminution du
taux de composant monoclonal supérieure à 50 %) pouvant
atteindre jusqu’à 48 % dans certaines séries
(15)
.
Ces résultats ont conduit à l’utilisation du thalidomide en pre-
mière intention dans le traitement du myélome multiple en
combinaison avec d’autres médicaments. Rajkumar et al.
(16)
ont testé l’association dexaméthasone (40 mg/j de J1 à J4
toutes les quatre semaines) et thalidomide (200 mg/j en conti-
nu). Le taux de réponse partielle observé sur 50 patients est
de 64 %, ce qui est comparable au taux obtenu par un proto-
cole de chimiothérapie en perfusion continue (VAD).
Autres hémopathies malignes.
Des résultats intéressants
ont également été rap p o r tés dans d’autres hémopat h i e s
malignes comme la splénomégalie myéloïde ou les syn-
dromes myélodysplasiques. De façon plus anecdotique, le
thalidomide a été utilisé dans la maladie de Waldenström, le
lymphome du manteau et l’amylose primitive
(17)
.
Tumeurs solides.
Une activité du thalidomide a été docu-
mentée dans certaines tumeurs solides comme le glioblas-
tome, le cancer du rein et le mélanome malin
(18)
. Des études
sont en cours dans le cancer de la prostate métastatique et le
cancer du côlon métastatique
(19).
EFFETS INDÉSIRABLES
L’effet tératogène
Il s’agit d’un effet indésirable majeur du thalidomide. Afin
d’éviter tout risque de survenue de cette complication drama-
tique, la plus grande prudence est nécessaire lors de l’admi-
nistration chez des femmes en âge de procréer. Un test de
grossesse négatif avant tout traitement est indispensable. Il
doit être réitéré toutes les quatre semaines et associé à deux
méthodes contraceptives efficaces. Chez l’homme traité par
Tableau I. Principales séries de traitement du myélome multiple en phase avancée par thalidomide seul.
Auteurs (réf.) Type d’étude Nombre Dose utilisée (mg/j) Âge médian (extrêmes) Taux de réponse (%) Survie
de patients
Barlogie (9) Prospective, phase 2 169 200-800 40 % > 60 37* 25 % à 4 ans
Grosbois (10) Prospective, phase 2 120 200-800 65 (41-78) 32* 30 % à 2 ans
Yakoub-Agha (11) Rétrospective 83 50-800 64 (40-81) 66* 57 % à 1 an
Neben (12) Prospective, phase 2 83 100-400 57 (34-79) 57* 86 % à 1 an
Mileshkin (13) Prospective, phase 2 75 200-800 64 (36-83) 28** 50 % à 1 an
* Réponse mineure : diminution de plus de 25 % du taux de composant monoclonal.
** Réponse partielle : diminution de plus de 50 % du taux de composant monoclonal.
Tableau II. Facteurs influant sur la survie au cours du myélome
multiple en phase avancée traité par thalidomide seul.
Auteurs (réf.) Facteurs de mauvais pronostic
Barlogie (9) ß
2
microglobuline > 3 mg/l
Labelling index> 0,5 %
Anomalies cytogénétiques
Grosbois (10) Plaquettes < 100 000/mm
3
ß
2
microglobuline > 3 mg/l
Yakoub-Agha (11) Isotype IgA
Albumine < 30 g/l
Plaquettes < 80 000/mm
3
Neben (12) Hémoglobine
Dose thalidomide sur 3 mois
Mileshkin (13) Âge > 65 ans
LDH > N
Créatinine > 13 mg/l
thalidomide, l’utilisation du préservatif est nécessaire, et ce
même pendant les trois mois suivant l’arrêt du traitement.
Les autres effets indésirables
Le thalidomide est avant tout responsable d’effets indési-
rables neurologiques. Sa toxicité sur le système nerveux cen-
tral s’exprime principalement par une somnolence. Afin de
diminuer cet effet, il est recommandé d’administrer le traite-
ment en une prise unique le soir au coucher. L’effet sur le sys-
tème nerveux végétatif se marque par une constipation qu’il
faut essayer de prévenir en associant des laxatifs de façon sys-
tématique. La neuropathie périphérique sensitive est observée
de façon plus ou moins importante chez 60 % des patients. Il
s’agit d’une neuropathie axonale se manifestant par des
paresthésies et une hypoesthésie au niveau des mains et des
pieds. Il est recommandé de réaliser une étude électrophysio-
logique avant de commencer le traitement, en particulier si
celui-ci doit être administré de façon prolongée.
Les autres effets indésirables sont variés :
hématologiques : leucopénie et neutropénie ;
dermatologiques : xérodermie, rash cutané, prurit, voire
épidermolyse toxique ;
endocriniens : hypothyroïdie ;
c a r d i o va s c u l a i r es : b r a d y c a r d i e , œdèmes des membres inri e u r s .
Maladie veineuse thromboembolique
Utilisé en monothérapie dans le myélome,le thalidomide
s’accompagne d’environ 5 % de thromboses veineuses pro-
fondes et/ou d’embolies pulmonaires, ce qui est voisin du
taux observé dans le myélome traité de façon convention-
nelle. En revanche, ce taux s’accroît notablement lorsque le
thalidomide est associé à la dexaméthasone (26 à 28 %) chez
des patients non antérieurement traités
(20)
. L’utilisation d’un
t r aitement préventif par aspirine ou antiv i t a m i n e K à fa i b le dose
est inefficace. L’utilisation d’un traitement par antivitamine K
avec un INR
(International Normalized Ratio)
entre 2 et 3 ou
un traitement par héparine de bas poids moléculaire permet
de réduire considérablement ce risque pendant les premiers
mois d’un traitement d’induction associant thalidomide ave c
d e xaméthasone et/ou dox o ru b i c i n e.Le mécanisme d’augmen-
tation du risque thrombotique n’est pas formellement élucidé.
CONCLUSION
En hémato-cancérologie,le thalidomide constitue une avan-
cée thérapeutique majeure dans le traitement du myélome, au
même titre que l’a été l’utilisation de l’autogreffe
(21)
. Dès à
présent, des études multicentriques prospectives randomisées
sont en cours pour évaluer son intérêt dans le traitement de
première ligne et comme traitement d’entretien. En patholo-
gie bénigne,l’érythème noueux lépreux et les manifestations
cutanéo-muqueuses de la maladie de Behçet constituent les
deux principales indications du thalidomide. Cependant, les
effets indésirables, comme les neuropathies et les complica-
tions thromboemboliques, limitent son utilisation. C’est pour-
quoi de grands espoirs sont actuellement placés dans des ana-
logues du thalidomide (IMiD), tel le CC 5013 (Revimid
®
),
qui serait moins toxique et aussi efficace
(22)
.
R
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