La République raciale, 1860-1930.

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Carole REYNAUD-PALIGOT, La République raciale, 1860-1930.
Paradigme racial et idéologie républicaine Presses Universitaires de France,
(coll. « Sciences, Histoire et Société »), 2006, 338 p., 28 €.
À la lecture du travail de Carole Reynaud-Paligot, on peine à croire que
les républicains du 19e siècle, héritiers déclarés des Lumières, aient réellement
cru avec Descartes que la raison ou le bon sens fut la chose du monde la mieux
partagée, tant il apparaît que la croyance en l’inégalité biologique et psychique
des races humaines a inspiré bien plus les esprits jusqu’aux années 30.
Oscillant entre les disciplines, histoire des sciences et sociohistoire
principalement, s’appuyant sur des lectures de première main nombreuses et
variées, Carole Reynaud Paligot montre dans La République raciale comment,
au 19e siècle, s’est construite en France, autour d’hommes de sciences affiliés à
la Société d’anthropologie de Paris, une représentation de la différence humaine
en termes raciaux et une vision inégalitaire du genre humain. Au cœur de
l’intrigue qui constitue ce travail, il y a le constat que les artisans de cette vision
« raciologique » du genre humain furent, pour nombre d’entre eux, des savants
républicains convaincus et militants, à l’image de Broca, Hovelacque, Mortillet,
Topinard ou Thulié. Alors même que ces hommes de science proclament leur
ralliement à la Troisième République, ils vont à partir de 1860 consacrer
l’essentiel de leurs activités scientifiques à la formulation et la diffusion d’un
paradigme raciologique fondé sur les principes 1) d’hérédité des caractères
somatiques et psychiques, 2) d’inégalité des capacités et 3) de hiérarchie des
groupes humains. Cette vision raciologique du monde va s’énoncer en parfaite
cohérence avec l’idéologie républicaine, estime l’auteur, alors même que les
présupposés de cette weltanschauung raciale de l’humanité apparaissent
moralement antinomiques avec les valeurs républicaines puisant dans
l’universalisme des Lumières.
À travers une reconstitution des origines et des étapes de la construction
scientifique du paradigme racial autour de la Société d’anthropologie de Paris
(1860-1900), l’étude rappelle les évolutions d’une pensée sur l’homme allant de
la notion de « race » à la formation d’un paradigme racial. Soulignant l’apport
des naturalistes et des philosophes des Lumières ayant par le passé développé
une pensée hiérarchique et inégalitaire, l’auteur estime que l’avènement du
paradigme racial s’inscrit dans une longue tradition dépréciative de l’altérité.
Nouvelle science de l’homme, l’anthropologie raciale se veut science autonome
fondée sur l’usage systématique de l’anatomie comparée des groupes humains
étudiés dans une logique hiérarchique.
Le « portrait-robot du raciologue fin de siècle » est précis. Il est
généralement médecin, libre-penseur, matérialiste, opposant à l’Empire avant de
devenir « républicain modéré ou radical mais non pas modérément républicain ».
Il est avant tout un partisan zélé d’une anthropologie raciale appelée à
révolutionner notre vision de l’humanité et des sociétés. L’année 1885 marque le
point culminant de l’offensive publique des « raciologues ». Cette année-là, la
Société d’anthropologie de Paris compte un maximum de 757 membres oeuvrant
collectivement à la diffusion, dans la sphère publique, d’une authentique culture
raciale vulgarisée via revues, conférences et manuels scolaires. Pour l’auteur, on
observe alors une véritable « osmose entre pensée raciale et idéologie
républicaine (…). Partie intégrante des valeurs républicaines, le paradigme racial
a pu trouver place au sein des publications grand public, des revues de
vulgarisation scientifique jusqu’aux manuels scolaires ».
Militants de la République laïque, les raciologues s’identifient bien au
camp républicain tant par leurs origines sociales que par leur formation et leur
carrière, entretenant des liens étroits avec la libre pensée et la franc-maçonnerie.
Aux heures les plus graves du régime, ils apporteront un soutien sans faille à
cette République. Cette fidélité à la République rehausse le prestige et l’influence
de la communauté des anthropologues raciaux dont l’influence dans le débat
public atteint son apogée à la fin des années 1880.
La naissance des sciences sociales et la défiance à l’égard des doctrines
racistes vont contribuer à la baisse d’audience du paradigme racial à la fin du 19e
siècle, mais non à son éviction du débat public. La croyance diffuse en une
inégalité biologique des races va résister au cœur même des sciences humaines et
sociales qui s’affirment pourtant en rupture avec la logique biodéterministe du
paradigme raciologique. Les sciences humaines et sociales vont ainsi préserver
en partie les cadres d’une représentation raciale de la nature humaine, perpétuant
certains schémas différentialistes et biodéterministes pourtant en contradiction
avec « l’explication du social par le social ». C’est le cas de la sociologie
durkheimienne qui, en théorie, s’oppose radicalement à la raciologie et la
sociobiologie, mais qui, en pratique, perpétue une vague croyance en l’inégalité
des races et en la détermination psychophysiologiques de certains phénomènes
sociaux (Voir Durkheim, De la division du travail social). Ainsi, affirme Carole
Reynaud-Paligot, si la sociologie durkheimienne opère bien une rupture avec la
pensée raciologique, celle-ci doit cependant être relativisée, car si les facteurs de
la race et de l’hérédité cèdent bien le pas devant le social, la causalité
sociologique supplantant la causalité biologique dans l’explication des faits
sociaux, ils ne disparaissent pas totalement de l’appareil épistémologique
durkheimien. Jusqu’aux années 30, les sciences humaines et sociales vont
demeurer dans une position ambiguë par rapport au paradigme raciologique,
oscillant entre permanences et ruptures dans des schémas naturalistes,
héréditaristes, inégalitaires et mixophobes (psychologie des peuples de Taine et
Boutmy, histoire et géographie, Renan, Fouillée).
Dans le débat public, plusieurs querelles idéologiques donnent corps à
cette diffusion du paradigme racial : monogénisme versus polygénisme,
créationnisme versus transformisme, perfectibilité versus décadence. Mais c’est
l’aventure coloniale de la République qui favorise la large diffusion d’une vision
raciale des différences ethnosociologiques. Le monde colonial contribue
largement au maintien d’une vision raciologique et inégalitaire de l’altérité. Les
usages scientifiques et coloniaux du paradigme racial sont nombreux
(1880-1930), montrant que la République ne serait pas incompatible avec une
vision raciale et inégalitaire de l’humanité. Cette intrusion des problématiques
raciologiques dans les colonies a des implications idéologiques vitales sur le
destin des peuples conquis. Anthropométrie et classifications raciales sont en
effet de lourds arguments dans les débats sur les fins de la politique coloniale :
Association ou assimilation ? Quels droits et quelle représentation pour les
indigènes ? Quelle éducation pour des races différentes ? En France
métropolitaine aussi, les théories raciologiques guident la gestion de la maind’œuvre exotique importée des colonies pour contribuer en 1914 à l’effort de
guerre. Mais tout bien pesé, estime Carole Reynaud Paligot, ces égarements
raciologiques des Républicains seraient sans graves conséquences idéologiques
dans la mesure où la pensée raciale républicaine se distinguerait par son refus de
l’antisémitisme et du nationalisme.
Ces analyses appellent quelques remarques critiques. Tout d’abord,
Carole Reynaud-Paligot semble souscrire à une vision continuiste de la pensée
raciale. Or, il n’y a pas de continuité épistémologique de la « race » des
théologiens du Moyen Âge, des naturalistes et des philosophes des Lumières à
celle des raciologues du 19e siècle, tenants de l’inégalité biologique des races.
Car le signe distinctif de l’anthropologie raciale de Broca et de ses disciples, c’est
l’affirmation d’une « causalité biologique » comme principe d’explication
universel des identités et des différences. C’est cette causalité biologique qui
trace une frontière nette entre l’ethnocentrisme des Lumières et l’anthropologie
raciale, cette « biologie du genre humain » (Broca) qui sanctionne la conversion
biologique de l’idée de « race » désormais fondée sur des principes d’hérédité et
d’irréversibilité.
Schéma de pensée biodéterministe prétendant expliquer tous les
évènements et toutes les actions par un fait, la « race biologique », le racialisme
inaugure l’âge du fatalisme bioracial. Il fait pénétrer la pensée sur l’homme dans
l’ère du déterminisme biologique où, remarque Michel Foucault, « classer ne
sera donc plus référer le visible à lui-même, en chargeant l’un de ses éléments de
représenter les autres ; ce sera, dans un mouvement qui fait pivoter l’analyse,
rapporter le visible à l’invisible, comme à sa raison profonde, puis remonter de
cette secrète architecture vers les signes manifestes qui en sont donnés à la
surface des corps ».
En outre, la dimension idéologique des théories raciologiques paraît
insuffisamment traitée. Or, en France et aux Etats-Unis, pays où les théories
anthroporaciales et les doctrines racistes connaissent leur développement le plus
puissant entre 1850 et 1900, les thèses raciologiques s’énoncent parallèlement à
la formulation d’une pensée raciste antilibérale. C’est précisément la conversion
biologique de l’idée de race qui marque le saut idéologique de la pensée raciale.
Cette idéologie raciste se construit explicitement comme une doctrine antiindividualiste, opposant un déterminisme bioracial universel aux revendications
de l’individualisme libéral. En France et aux Etats-Unis, l’idéologie raciste va
s’énoncer dans le débat public sous la forme d’une critique systématique et
cohérente de la doctrine libérale dans ses aspects philosophiques, éthiques,
juridiques, politiques, et même sociologiques. Aux Etats-Unis, l’idéologie raciste
incarne, au cœur de la querelle sur l’institution esclavagiste, une authentique
« réaction » contre les sources libérales de la doctrine abolitionniste. En France,
elle revêt la forme d’une critique radicale de l’héritage des Lumières, de la
Révolution et de la République.
L’avènement de la raciologie marque donc une sorte de reconversion de
la pensée raciste dans le champ scientifique, favorisée par la double dimension de
l’idéologie raciste qui, comme toute idéologie, a une fonction pratico-normative
et une fonction explicative. Ainsi, après avoir été partiellement défaite sur le
terrain politique, elle va former la base d’un paradigme socio-explicatif
hégémonique au 19e siècle. Les notions d’hérédité et de race biologique,
revisitées et adaptées au cadre d’une philosophie évolutionniste, deviennent les
variables incontournables pour toute tentative d’explication de l’Histoire et des
sociétés. En France et aux États-Unis, le développement d’une vision biologique
et racialiste du social s’opère dans la diffusion des modèles évolutionniste et
darwiniste. Une vision raciologique des sociétés humaines va dès lors constituer
la base commune et dominante des premières « sciences humaines » :
philosophie, anthropologie, psychologie, sociologie.
Si cette dimension idéologique de la raciologie est insuffisamment
perçue, c’est sans doute parce qu’il manque à ce travail très franco-français une
dimension comparative qui permettrait de relativiser « l’exceptionnalisme »
républicain vers lequel tend la démonstration. Même si la France peut être
considérée comme terre de naissance des doctrines racistes (E. Balibar), le
racialisme n’est pas spécifiquement français. Aux Etats-Unis, l’école
d’anthropologie raciale de Morton, Nott, Gliddon, Agassiz dispute tout au long
du siècle à Broca et à ses disciples la paternité du paradigme racial. Ce détour par
l’exemple américain aurait aussi été utile du point de vue de l’histoire des idées,
car il montre que le clivage entre raciologues d’ « extrême droite » et raciologues
« républicains » ne porte pas tant sur l’acceptation de la République que sur
l’adhésion ou le refus des valeurs du libéralisme ou de l’individualisme libéral
contestées au nom de la causalité biologique incarnée par l’idée de déterminisme
racial.
Véritable « philosophie scientifique » (Arendt), la raciologie des
anthropologues matérialistes ne saurait être traitée dans une comptabilité en partie
double distinguant discours « scientifique » et discours « idéologique ». Les
théories raciologiques de Le Bon, Topinard ou Broca emportent de manière
explicite ou implicite des préférences idéologiques portées par l’idée de « race
biologique ». Avec la notion de « race biologique », omniprésente dans le débat
public des sociétés française et américaine à la fin du 19e siècle, c’est une vision
biodéterministe et hiérarchique des identités humaines qui domine les grands
enjeux du débat public. Ainsi, en France, les doctrines racialistes furent-elles
ordinairement convoquées dans le débat « républicain » sur l’immigration, la
colonisation et le racisme. Au cœur des querelles sur les fondements de l’identité
nationale et de la citoyenneté, la mission de la République dans son Empire
colonial et la place de l’Autre dans la société française, les théories racialistes
occupent une place bien plus importante que ne veut bien s’en souvenir la
mémoire républicaine. Aux Etats-Unis, après la guerre de Sécession, le
« problème noir » et la question de l’immigration vont, là aussi, être
systématiquement formulés en des termes raciologiques. Et la « question
sociale » comme celle de l’immigration vont être interprétées dans une logique
nativiste et eugéniste perpétuant les présupposés inégalitaires de l’idéologie
raciste.
Ainsi, la dimension idéologique et normative du racialisme est par trop
ignorée, les débats idéologiques n’étant rappelés que comme la trame de fond de
querelles « scientifiques ». L’implication des raciologues dans les débats
idéologiques (voir la querelle sur l’esclavage au sein de la Société
d’anthropologie), est également passée sous silence, l’auteur semblant prendre
un peu vite acte de la déclaration de Broca qu’il « il ne peut y avoir de science
des races humaines sans une solide méthode scientifique » et que « les débats
politiques doivent impérativement rester à l’écart des recherches scientifiques ».
C’est dans ce contexte idéologique où la réflexion sur le social et les
identités est dominée par des schèmes bio-héréditaires et racialistes que les
sciences sociales « modernes » naissent dans une volonté d’affirmer l’autonomie
d’un modèle et la spécificité d’un point de vue sur le social. En France, la
sociologie durkheimienne s’affirme bien, comme le rappelle Carole ReynaudPaligot, dans un combat contre les paradigmes sociobiologiques, mais aussi
contre les modèles psychologiques du social. Pour les durkheimiens, la
fondation de la « sociologie » passe par une invalidation des facteurs de la
« race » et de l’« hérédité » auxquels la pensée durkheimienne oppose la
« causalité sociologique ». Pour Durkheim, la critique des paradigmes
concurrents doit se placer exclusivement sur un terrain théorique et
méthodologique, même si, face aux paradigmes racialistes, la critique
durkheimienne comporte aussi une défense philosophique et éthique de
l’individualisme. En revanche, pour Célestin Bouglé, durkheimien
« ambivalent », l’évaluation des implications éthiques et pratiques des doctrines
racialistes doit être au cœur de la critique pour être effective. Entre apolitisme et
neutralité, l’engagement des durkheimiens dans la lutte contre le racisme est
marqué par des ambiguïtés et des hésitations. L’opposition entre Durkheim et
Bouglé sur le traitement des paradigmes racialistes éclaire les contradictions du
« sociologisme » durkheimien.
L’attitude de Bouglé au sein du camp durkheimien nous paraît d’ailleurs
sous-estimée. Celui-ci, estime Carole Reynaud-Paligot, ne serait « guère
intervenu dans le débat sur l’égalité ou l’inégalité des races humaines (…) sa
position rest[ant] déterminée par des motivations méthodologiques – la défense
de l’approche sociologique – et par motivations idéologiques qui l’amènent à
mener son combat égalitaire à l’intérieur du monde occidental (…) ». Ce
jugement ignore tout simplement que Bouglé est, au sein du groupe durkheimien,
celui qui ferraillera avec le plus d’abnégation et de constance contre les
paradigmes raciologiques et sociobiologiques, bien après que Durkheim eût jugé
le débat clos dans l’Année sociologique dès 1899. Pour Bouglé, le combat des
sociologues contre les paradigmes racialistes et sociobiologiques a des
implications non seulement méthodologiques, mais surtout éthiques et
idéologiques décisives pour la constitution d’une sociologie démocratique et
libérale. Pour ce durkheimien, taxé par son collègue Halbwachs de « moraliste
[ayant] gardé des sympathies pour la psychologie métaphysique, dans le camp
des sociologues », résister à la raciologie et au racialisme, c’est défendre, au
cœur même du discours des sciences sociales, la liberté de l’individu et les
valeurs de la démocratie contre les assauts de la sociobiologie et de la causalité
biologique. Cet engagement sociologique de Bouglé trouvera dans les années 30
son prolongement direct dans la fondation de la revue Races et racisme
(1937-1939) opposée aux délires raciologiques de l’idéologie nazie.
L’exemple américain est intéressant pour la compréhension de cette
raciologie républicaine : aux Etats-Unis, à la différence du cas français, la critique
des paradigmes racialistes et sociobiologiques est d’abord l’œuvre, non de
sociologues, mais d’anthropologues (Boas) qui vont forger pour les sciences
sociales un concept non biologique de « culture » comme substitut à la « race
biologique ». L’influence de Boas et de ses élèves (Mead, Benedict, Sapir) sur
l’école de sociologie de Chicago sera même décisive. Contre l’évolutionnisme et
le racialisme, l’anthropologie culturelle boasienne impose une vision rénovée des
rapports entre facteurs héréditaires et environnementaux (« co-agissants »),
décisive pour invalider la croyance en l’existence de « races pures ». La
« révolution boasienne » marque l’avènement d’une conception dynamique et
pluraliste des « cultures », ancrée dans une vision psychosociologique et
interactionniste des identités et une pétition d’indépendance de la culture par
rapport à la biologie. Cette critique boasienne du racialisme et de
l’évolutionnisme est indissociable d’une critique des présupposés antiindividualistes et inégalitaires de l’idéologie raciste, car il y a pour les boasiens,
comme pour les philosophes pragmatistes (Dewey) dont ils se rapprochent, une
antinomie radicale entre la pensée raciste et les principes de l’individualisme
libéral.
Concernant la spécificité de la pensée raciale républicaine, il est inexact, si
l’on songe à Renan, « républicain tardif » selon la juste formule de Joël Roman,
mais certes aussi « un des plus sincères convertis », de faire du refus de
l’antisémitisme et du nationalisme, ainsi que de l’absence de nostalgie de la
pureté raciale et du refus d’établir une hiérarchie à l’intérieur de la race blanche,
des spécificités de la pensée raciale républicaine. Le parcours intellectuel et
politique de Renan est, il est vrai, pour le moins complexe, mais il y a bien chez
Renan - trop souvent vite élevé par la mémoire fantastique de la République au
rang de grand théoricien de la conception universaliste et civique de la nation et
chantre d’une vision démocratique de l’idée de nation fondée sur le consentement
et la volonté des individus de vivre ensemble et non sur des critères ethniques
(Qu’est-ce qu’une nation ?, 1882) - une vision raciale et hiérarchique de
l’humanité, alléguée comme justification à la colonisation. Derrière l’icône
républicaine, on trouve en Renan un théoricien des races, un lecteur admiratif de
Gobineau convaincu que l’humanité se divise en espèces inégales formant des
« parties basses de l’humanité » et des « parties élevées », un de ceux qui ont « le
plus fait pour accréditer l’idée de tempérament nationaux, qui s’originent dans la
race, puis se sédimente dans la langue ».
Car Renan n’est pas seulement le théoricien français de l’antisémitisme
savant (voir son Histoire générale et système comparé des langues sémitiques,
1855), le représentant le plus illustre de cette « tyrannie des linguistes » prompts
à amalgamer langue et race, selon Léon Poliakov, défenseur d’un aryanisme
opposé à « l’esprit sémitique, rétrécissant le cerveau humain, le fermant à toute
idée délicate». Admirateur de Gobineau, avec lequel il entretient une
correspondance assidue, il rejoint en 1871 l’auteur de l’Essai sur l’inégalité des
races humaines dans l’affirmation de l’inégalité biologique des races et de la
division de l’humanité entre maîtres et esclaves. Commentant l’accueil réservé au
livre de Gobineau, il regrette d’ailleurs que « l’esprit français se prête si peu aux
considérations ethnographiques : la France croit très peu à la race, précisément
parce que le fait de la race s’est presque effacé de son sein ». Si Renan et
Gobineau divergent sur le devenir des races supérieures, promises à la décadence
selon Gobineau, et à se fondre dans un « grand fleuve » d’après Renan, ils
s’accordent en revanche sur le principe de l’inégalité naturelle des races. « Les
hommes, déclare Renan, ne sont pas égaux, les races ne sont pas égales. Le
nègre, par exemple, est fait pour servir aux grandes choses voulues et conçues
par le blanc ». C’est la nature qui a fait une « race d’ouvriers » – la race chinoise,
« d’une dextérité de main merveilleuse sans presque aucun sentiment d’honneur ;
gouvernez-la avec justice (…) au profit de la race conquérante, elle sera
satisfaite » – et une « race de travailleurs de la terre » – la race nègre : « soyez
pour [elle] bon et humain, et tout sera dans l’ordre » – auxquelles commande une
« race de maîtres et de soldats » incarnée par la race européenne. Dans cette
division raciale et fonctionnelle de l’humanité, il importe, estime Renan comme
une justification élémentaire de la colonisation, « que chacun fasse ce pour quoi il
est fait, et tout ira bien ».
Certes, on constate une atténuation progressive du facteur racial dans la
pensée sociale et politique de Renan dont sa conception « volontariste » de la
nation forgée en 1892 forme le point d’achèvement. Après 1871, la pensée de
Renan entame en effet une sorte de « conversion » libérale conduisant à un
abandon progressif d’une conception raciale et fataliste des identités au profit
d’une conception libérale de la nation. Renan en viendra alors à relativiser la
division anthropologique de l’espèce humaine en races, estimant que « la
division trop accusée de l’humanité en races, outre qu’elle repose sur une erreur
scientifique, très peu de pays possédant vraiment une race pure, ne peut mener
qu’à des guerres d’exterminations, à des guerres ‘’zoologiques’’ (…) analogues
à celles que les diverses espèces de rongeurs ou de carnassiers se livrent pour la
vie ». Contre l’autorité de la race et de l’hérédité, il oppose alors le consentement
des peuples. « Notre politique, lance ainsi Renan aux savants d’outre-Rhin, c’est
la politique du droit des nations ; la vôtre, c’est la politique des races : nous
croyons que la nôtre vaut mieux (…) Vous avez levé dans le monde le drapeau
de la politique ethnographique et archéologique en place de la politique libérale ;
cette politique vous sera fatale ».
Au-delà de ces points méritant discussion, la République raciale,
1860-1930 est donc un travail utile en ce qu’il balaie quelques mythes et brouille
les frontières, que l’on croyait bien établies, entre des républicains défenseurs de
l’universalité des droits de l’homme et de l’égalité entre individus, d’un côté, et,
de l’autre, une « droite réactionnaire » antirévolutionnaire, nationaliste et raciste.
Carole Reynaud-Paligot montre bien comment la réflexion sur la diversité de
l’espère humaine a été le lieu de convergences idéologiques multiples et durables
entre les républicains et leurs adversaires, tous convaincus de l’existence de
« races humaines » inégales. En rappelant ces accointances, l’ouvrage se situe en
décalage par rapport aux études antérieures généralement focalisées sur les
penseurs racistes de la droite extrême tout en négligeant l’examen de la pensée
raciale républicaine de ces savants, hommes politiques et administrateurs
coloniaux dévoués à la République. Par là, il contribue à une relecture plus claire
de l’histoire républicaine.
Mickaël Vaillant
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