Mise s au p oint t n i Mise s au p o Addiction, dépression et manie Jacques Bouchez, Didier Touzeau* La clinique des troubles bipolaires de l’humeur a connu, ces dernières décennies, de nombreux remaniements diagnostiques et reste un sujet de nombreuses discussions. Kraepelin, au début du XXe siècle, défendait une vision unitaire des troubles de l’humeur dits endogènes (sans relation étiologique avec l’environnement) comprenant une forme unipolaire (la dépression à proprement parler) et bipolaire (la folie maniaco-dépressive appelée plus tard psychose maniacodépressive (PMD). Ses travaux ont été discutés tout au long du siècle. L’école française continuait à s’attacher à décrire des regroupements de symptômes, avec notamment des formes associant les troubles comme les états mixtes, ou des états de transition comme les manies dysphoriques. On doit plus récemment aux travaux de J. Angst sur les états de manie atténuée ou d’hypomanie, un premier élargissement diagnostique. La description de tempéraments maniaco-dépressifs et d’états subsyndromiques de H. Akiskal est venue aussi renforcer cet élargissement du trouble bipolaire de l’humeur (BP) (1). Mise s au poin t Une clinique toujours en évolution Actuellement, on n’évoque plus guère la PMD comme une forme unique avec des variants mais on isole volontiers des entités distinctes (4, 6). Cette évolution conceptuelle a amené à envisager, non plus une dualité dans les maladies touchant l’humeur (uni- ou bipolaires), mais un spectre clinique plus étendu comprenant des formes cliniques franches ou avérées, des formes atténuées et durables et des troubles subsyndromiques liés au tempérament ou à la personnalité. * Département addictions, hôpital Paul-Guiraud. Clinique Liberté, Bagneux. On distingue ainsi selon J. Angst (2) : Le spectre de la manie : – manie sévère ou modérée ; – hypomanie ; – personnalité hyperthymique. Le spectre maniaco-dépressif : – manie avec dépression sévère ou modérée (trouble bipolaire type I, BP I) ; – hypomanie avec dépression (trouble bipolaire type II, BP II) ; – dépression et manie modérées (cyclothymie). Le spectre dépressif avec ses nombreuses formes cliniques. Les données de prévalence obtenues situent les consommations pathologiques dans les premiers rangs des troubles psychiatriques actuellement dans notre pays. Le Courrier des addictions (4), n° 2, avril/mai/juin 2002 62 Troubles de l’humeur et consommation de substances psycho-actives : une association fréquente Les données de prévalence obtenues situent les consommations pathologiques dans les premiers rangs des troubles psychiatriques actuellement dans notre pays, si on considère l’ensemble des conduites de consommation de produits psycho-actifs (tous produits confondus) et à l’origine de troubles comportementaux, psychologiques ou avec un impact social certain (en suivant les classifications internationales de psychiatrie), en additionnant usages nocifs et états de dépendance. Ces troubles sont souvent associés à d’authentiques pathologies psychiatriques (3). Dans ce domaine, les données internationales évoquent, depuis de nombreuses années, une association entre troubles de l’humeur et conduites addictives. Une attention toute particulière s’est longtemps portée sur la dépression. De nombreux auteurs ont défendu et défendent encore l’hypothèse de l’automédication antidépressive, lors de l’initiation des conduites addictives ou comme facteur de renforcement de celles-ci au fur et à mesure que se chronicise l’état de dépendance. Cette hypothèse a souffert, comme d’autres modèles, de son réductionnisme. Elle a pourtant permis de garder en mémoire une approche du fonctionnement mental et de déterminer des cibles de traitement pharmacologique privilégiées. Les cliniciens se sont intéressés tout particulièrement aux troubles affectifs co-occurrents, aux conduites addictives et principalement aux éléments dépressifs. En examinant à nouveau cette comorbidité, on peut néanmoins repérer un fait marquant peu mis en avant : une sur-représentation des troubles bipolaires de l’humeur par rapport aux épisodes dépressifs. En reprenant l’étude de Regier (étude ECA) (12) qui a analysé les prévalences de troubles psychiatriques parmi des sujets tirés de la population générale et qui ont présenté au cours de leur vie un trouble lié à l’utilisation de produits psycho-actifs (abus ou dépendance), on retrouve des associations fréquentes pour les troubles bipolaires bien plus élevés (6,6) que pour un épisode dépressif (1,9). Cette associa- Mise s au p oint Mise s au p oint Étude ECA (Epidemiological Catchment Area) Abus ou dépendance à un produit au cours de la vie Prévalence (%) Odd ratio 32,0 27,2 56,0 23,7 2,6 1,9 6,6 1,7 Trouble de l’humeur – Épisode dépressif majeur – Trouble bipolaire Trouble anxieux tion entre trouble bipolaire, quel que soit son type, et conduites addictives semble d’ailleurs majoritaire en termes de prévalence mais aussi d’odd ratio. Ces données montrent que, parmi des patients présentant des troubles bipolaires de l’humeur (tous types confondus), 56 % ont également au cours de leur vie un diagnostic de trouble lié à un produit. En population générale, la prévalence de troubles liés à un produit a été estimée à 15 %. On peut dire que la co-occurrence entre les troubles bipolaires et les conduites addictives est plus fréquente que ne le voudrait un hasard statistique. En d’autres termes, c’est dans la population des troubles bipolaires de l’humeur qu’existe le plus grand risque de comorbidité avec les conduites addictives. Si on s’intéresse maintenant aux populations dépendantes qui consultent, on retrouve de même une association forte avec les troubles bipolaires. Même si la prévalence des troubles bipolaires est estimée à 1,2 % en population générale aux États-Unis, la prévalence obtenue, parmi les patients qui viennent consulter, peut varier de 2 % à 30 % selon les types de populations étudiées (du fait des biais institutionnels probables) et les critères diagnostiques retenus. Parmi des patients suivis pour des troubles bipolaires de l’humeur, on retrouve cette même tendance. Strakowski a suivi 75 Étude N patients à un an d’une hospitalisation et a retrouvé des abus de substances dans 45 % des cas dont 74 % d’abus ou de dépendance à l’alcool (15). Reich a observé rétrospectivement que parmi 66 patients bipolaires, 31 % avaient une histoire d’usage nocif de boissons (13). El Guebaly retrouvait des prévalences de 21 % d’abus de produits psycho-actifs parmi 110 patients bipolaires (5). Difficultés diagnostiques Cette comorbidité élevée entre troubles bipolaires et conduites addictives peut s’expliquer de multiples manières. Mais il ne faut pas négliger un problème apparemment simple qui consiste à poser un diagnostic de trouble bipolaire chez un patient qui présente par ailleurs des conduites addictives et des états psychiques modifiés sous l’effet des drogues. C’est dans l’apparente similitude de signes entre un épisode maniaque et un état sous-psychostimulant, entre une labilité émotionnelle, une instabilité thymique et un état de manque, de sevrage ou de “descente”, que se situent les plus grandes difficultés. Les abus de produits peuvent aussi exacerber des signes de dépression ou d’épisode maniaque. Les difficultés de concentration, les troubles de la pensée, des éléments délirants, des ralentissements ou des excès d’énergie, des Trouble de l’humeur Prévalence (%) Produit prédominant Hesselbrock 1985 (8) 321 Rounsaville 1991 (14) 298 2 31 Alcool Cocaïne Nunes 1989 (11) Mirin 1991 (10) 30 9,7 Cocaïne Tous produits sauf alcool Manie Manie, hypomanie, cyclothymie 30 Trouble bipolaire 350 Bipolaire, cyclothymie 63 troubles du sommeil font partie à la fois de la clinique psychiatrique et addictologique. Les éléments dépressifs liés au sevrage doivent conduire à une grande prudence diagnostique. On sait d’ailleurs que les affects dépressifs au cours du sevrage alcoolique s’amendent spontanément en trois semaines. Il n’en reste pas moins vrai que le spectre bipolaire peut constituer un facteur de risque pour développer des pratiques addictives. L’impulsivité et les troubles du jugement de l’état maniaque peuvent favoriser une consommation excessive de produit. Le sentiment de toute puissance et d’invulnérabilité qui peut déjà accompagner un état d’hypomanie peut entraîner des rechutes chez un sujet jusque-là abstinent. La cocaïne peut être utilisée pour réduire et limiter des affects dépressifs mais peut aussi favoriser l’hypomanie. L’alcool et les sédatifs (opiacés compris) peuvent permettre de réduire des pensées obsédantes et intrusives mais aussi réguler le sommeil. On voit bien, à partir de ces constatations, comment les produits peuvent intervenir dans l’hypothèse d’automédication, mais aussi comme des catalyseurs de phénomènes morbides associés. Comment le prouver ? Des essais cliniques contrôlés sont, dans ce domaine, difficiles à réaliser. L’utilisation de substances psycho-actives pourrait aussi révéler des troubles jusque-là quiescents chez des sujets vulnérables. Des études vont plus loin en s’interrogeant sur des bases biologiques communes à ces troubles impliquant le circuit neurobiologique de la récompense mais aussi du contrôle des impulsions. Mais l’intérêt premier de ces réflexions reste d’attirer l’attention du clinicien sur le fait que l’apparition d’un trouble peut aggraver l’évolution et le pronostic de l’autre. Mise s au poin t Savoir envisager un diagnostic de troubles bipolaires de l’humeur Le diagnostic rétrospectif d’un trouble bipolaire, chez un patient présentant des conduites addictives, devrait être plus systématiquement envisagé. L’histoire clinique du patient, en effet, met en évidence des décisions thérapeutiques trop souvent inadaptées face à une demande de soins orientée sur une pratique addictive. Mise s au p oint t n i Mise s au p o L’interrogatoire clinique aurait dû prêter attention à la répétition de troubles thymiques à distance d’épisodes de consommation ou de sevrage. Les signes d’hypomanie, induits par des produits, doivent rétrocéder, en quelques jours, après cessation de consommation de psychostimulants ou d’hallucinogènes. Si les signes cliniques de l’hyperthymie deviennent plus complexes (états mixtes, cycles rapides), un avis spécialisé peut être requis pour évaluer le sous-type de trouble bipolaire de l’humeur. Enfin, les données recueillies, notamment sur l’éventuelle histoire familiale d’un trouble bipolaire, peuvent être précieuse. Dans le domaine des relations entre ces troubles, l’alcool a été particulièrement étudié et, à partir d’études de cohortes, on dispose maintenant de données assez généralement reconnues. Plus qu’une simple “complication” d’un trouble bipolaire, une pratique addictive peut être un facteur d’aggravation et de rechute du trouble de l’humeur, amenant à multiplier les hospitalisations. Sa consommation semble ralentir le processus de stabilisation et de résolution du trouble de l’humeur. Elle pourrait aussi intervenir sur le début du trouble de l’humeur en accélérant son émergence. Elle serait davantage impliquée dans des tableaux cliniques plus atypiques de cycles rapides, d’états mixtes et de formes atténuées. retrouvé avec le valproate une bonne efficacité sur les troubles bipolaires de type II et sur des cycles rapides. La consommation d’alcool associée au valproate peut amener à une augmentation des transaminases mais aussi à des troubles de la formule sanguine (leucopénie, thrombocytopénie modérées). La carbamazépine a aussi été étudiée dans ces indications avec un résultat clinique reconnu. Dans la population de patients substitués par la méthadone, des phénomènes d’induction enzymatique avec réduction des taux de méthadone circulante peuvent en limiter l’usage. De même, des tableaux de confusion avec atteinte hépatique ont été décrits dans des cas de surdosage. En France, le valpromide et le divalproate ont une AMM pour le traitement des troubles bipolaires. Sur le plan pharmacologique, le valpromide est métabolisé en valproate par les enzymes hépatiques avec néanmoins des paramètres pharmacologiques distincts de ceux du valproate. L’alcool peut potentialiser son effet sédatif central. Le divalproate est un composé mixte qui associe une molécule de valproate et d’acide valproïque. Sur le plan métabolique, ce composé divalent impose une surveillance hépatique et semble contre-indiqué dans les cas d’atteinte hépatique chronique. La comorbidité trouble bipolaire-troubles liés aux substances psychoactives semble mieux prise en compte avec les thymorégulateurs anticonvulsivants. Le choix de la molécule se fonde sur des critères de forme clinique en tenant compte d’interactions prévisibles ou de tolérance somatique dans le contexte de consommations de substances ou de pathologies hépatiques associées. Les concordances symptomatiques entre les produits psycho-actifs et les troubles de l’humeur ont sans doute longtemps contribué à minimiser cette comorbidité. Pourtant, nous le savons mieux maintenant, l’association de ces deux types de troubles représente de nouveaux facteurs de risque qu’il faut prendre en compte. De nouvelles chimiothérapies ont montré leur efficacité. Elles peuvent être entreprises avec des précautions d’emplois à respecter lors du suivi thérapeutique. Mise s au poin t Des traitements efficaces Les traitements des troubles bipolaires relèvent d’une prise en charge globale du patient et peuvent associer à une psychothérapie des interventions psychosociales et s’organiser autour d’un abord pharmacologique pour obtenir une meilleure régulation de l’humeur. Parmi des patients bipolaires qui abusent de produits, les formes cliniques typiques sont sans doute moins fréquentes que les états mixtes et des cycles rapides. Le lithium, qui représente encore le traitement thymorégulateur de référence, a montré une efficacité plus limitée sur ces formes cliniques particulières. Les risques d’intoxication en limitent aussi l’utilisation chez des patients ayant facilement recours à diverses substances psychoactives. Freeman (7) a comparé le lithium versus le valproate avec une efficacité globale légèrement plus nette pour le lithium mais une meilleure réponse des formes mixtes et atypiques avec le valproate. Jacobsen (9) a Références 1. Akiskal H, Maser J, Zeller P. Switching from unipolar to bipolar. An 11 year pros- Le Courrier des addictions (4), n° 2, avril/mai/juin 2002 64 pective study in 559 patients. Arch Gen Psychiatry 1995 ; 52 : 114-23. 2. Angst J. L’hypomanie. Encéphale 1992 ; XVIII : 23-9. 3. Bouchez J, Charles-Nicolas A. Pathologies psychiatriques et toxicomanies. Act Med Int Psychiatrie 1997 ; 14 : 207. 4. Bourgeois M, Verdoux H, Peyre F. Uni et bipolaires : les deux maladies de l’humeur. 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