Ototoxicité des médicaments anticancéreux en hématologie :

Correspondances en Onco-hématologie - Vol. VI - n° 1 - janvier-février-mars 2011
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Risques organiques
Partie II
dossier thématique
Ototoxicité des médicaments
anticancéreux en hématologie :
mécanismes, dépistage et prise en charge
Ototoxicity during cancer treatment: mechanism, hearing screening and
follow-up
D. Bouccara*, E. Ferrary*, I. Mosnier*, A. Bozorg-Grayeli*, O. Sterkers*
* Service d’ORL, hôpital
Beaujon, Clichy, et univer-
sité Paris-Diderot, UMR-
S867, Paris.
C
ertains médicaments anticancéreux sont poten-
tiellement toxiques pour l’oreille ; il s’agit principa-
lement des sels de platine. La toxicité est localisée
à l’oreille interne. Elle peut se traduire par des troubles
auditifs et, plus rarement, par des troubles de l’équilibre.
Ces atteintes sont souvent cliniquement latentes : la
perte auditive se révèle parfois avec un certain délai,
l’atteinte sensorielle nétant pas cliniquement symp-
tomatique avant un seuil critique. D’où limportance,
d’une part, d’un dépistage par des tests auditifs systéma-
tiques et répétés, en particulier en début de traitement
mais aussi durant le traitement et après, et d’autre part,
d’une recherche régulière, à l’interrogatoire, de certains
symptômes qui peuvent “annoncer” une perte auditive :
essentiellement acouphènes, mais aussi gêne dans les
situations bruyantes. Les atteintes du système vestibu-
laire sont possibles, se traduisant par des troubles de
l’équilibre d’intensité variable. Ils peuvent saccompagner
de troubles digestifs, de nausées et de vomissements,
à distinguer de ceux liés aux traitements anticancéreux
ou à une tumeur digestive. Le dépistage doit être sys-
tématique et il sera particulièrement important en cas
de pathologie otologique préexistante (otite chronique,
presbyacousie…) et en cas d’insu sance rénale.
Rappel anatomique et physiologique
Anatomiquement, l’oreille comprend 3 parties.
Le pavillon et le conduit auditif externe, qui consti-
tuent l’oreille externe, séparée de l’oreille moyenne par
la membrane tympanique.
Les cavités de l’oreille moyenne (caisse du tympan,
mastoïde…), qui sont tapissées par une muqueuse de
type respiratoire, l’aération étant assurée par la trompe
d’Eustache. Les osselets, marteau, enclume et étrier
assurent la transmission des vibrations sonores de la
membrane tympanique à l’oreille interne.
RÉSUMÉ
Summary
»Les médicaments anticancéreux ayant un potentiel ototoxique
sont les sels de platine. Leur toxicité est principalement auditive,
les troubles de l’équilibre étant plus rares. Latteinte auditive est
habituellement bilatérale et symétrique, prédominant sur les
fréquences aiguës. Souvent asymptomatique au début, elle peut
évoluer, se traduisant par une gêne à la compréhension dans les
situations bruyantes et, progressivement, par une surdité sévère
ou profonde. Le dépistage repose sur la recherche, avant le début
du traitement, de facteurs favorisants d’atteinte auditive et sur
une surveillance auditive adaptée à l’âge, pendant le traitement
et à distance de celui-ci.
Mots-clés : Ototoxicité – Surdité – Acouphènes – Dépistage.
Ototoxicity during cancer treatment is mainly due
platinium derivates: cisplatin and carboplatin. This toxic
located on the inner ear, is dependent on various factors
previous auditory damage, cumulative dose of treatme
and concomitant treatments. High frequencies heari
loss are usually progressive and fi rst clinical manifestat
can be tinnitus. Hearing management with subjective an
or objective should be perform before, during and af
treatment. Vestibular diseases are less frequent.
Keywords : Ototoxicity – Tinnitus – Hearing screenin
Hearing loss.
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Risques organiques
Partie II
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Loreille interne, en n, elle-même formée de 2par-
ties : la cochlée, dédiée à l’audition, et le système vesti-
bulaire, qui participe à la fonction d’équilibration.
Lépithélium neurosensoriel est formé de cellules ciliées
dont les cils sont en contact avec l’endolymphe, un
liquide unique dans l’organisme, riche en potassium,
pratiquement dépourvu de sodium. Le mouvement
de ce liquide lors du stimulus sonore (pour la cochlée)
ou lors des accélérations linéaires (pour l’utricule et le
saccule) ou angulaires/rotatoires de la tête (pour les
canaux semi-circulaires) induit l’inclinaison des cils,
une entrée de potassium dans la cellule et la genèse
d’un potentiel d’action sur la synapse à son pôle basal
de la cellule.
Dans la cochlée, qui décrit une spirale ascendante, les
fréquences aiguës sont codées à la base, tandis que les
fréquences graves sont codées à l’apex. On distingue
2populations de cellules ciliées :
les cellules ciliées internes, disposées en une rangée,
sont directement responsables de la genèse d’un poten-
tiel d’action sur les  bres du nerf cochléaire ;
les cellules ciliées externes, disposées en 3rangées,
ont un rôle “micro-ampli cateur” : elles sont dotées de
protéines contractiles dont la contraction permet la
sélectivité en fréquence extrêmement  ne des cellules
ciliées internes correspondantes.
Bases physiopathologiques de l’ototoxicité
D’un point de vue physiopathologique, les troubles
de l’audition et de l’équilibre d’origine médicamen-
teuse résultent dans la quasi-totalité des cas d’une
atteinte de l’oreille interne. Le plus souvent, il s’agit
d’un effet toxique du médicament sur les cellules
sensorielles elles-mêmes. C’est le cas avec les médi-
caments anticancéreux, qui peuvent entraîner une
perte cellulaire, toujours dé nitive du fait de l’absence
totale de renouvellement de ces cellules. Les facteurs
les plus incriminés dans l’apparition de cette ototoxicité
sont la dose administrée et la durée de l’exposition
au médicament, mais aussi l’existence d’une atteinte
auditive préalable, l’association à d’autres médica-
ments ototoxiques (notamment diurétiques), l’âge,
et éventuellement certains facteurs héréditaires, qui
constituent autant de facteurs de risque. Les facteurs
héréditaires expliquent vraisemblablement la grande
variabilité interindividuelle observée dans l’expression
des manifestations de l’ototoxicité. Ils ont été identi-
és vis-à-vis de l’ototoxicité des aminosides (1), mais
nont pas été clairement dé nis pour les médicaments
anticancéreux.
Il faut noter que l’atteinte auditive peut se révéler
plusieurs mois, voire plusieurs années après la  n du
traitement, d’où l’intérêt d’un suivi prolongé (2).
Parmi les antimitotiques, le cisplatine est le plus
ototoxique ; l’atteinte est généralement irréversible.
L’incidence moyenne des troubles auditifs cliniques
serait de 7 % chez les patients, paraissant plus sévère
chez l’enfant (3). Ce risque est plus important en cas
d’administration rapide d’une forte dose par voie
intraveineuse, et diminue avec des posologies plus
faibles sur une plus grande période. D’autres obser-
vations, sporadiques, ont été rapportées avec de
nombreux agents antinéoplasiques, sans que l’on
dispose de données épidémiologiques parfaitement
établies.
Cisplatine ou carboplatine
Parmi les sels de platine, la toxicité sur l’oreille interne
nest pas la même pour le cisplatine et pour le carbo-
platine.
Le cisplatine exerce sa toxicité par la production exces-
sive de radicaux libres et l’inhibition de protéines
antioxydantes (1). La toxocité touche initialement les
cellules localisées à la partie basale de la cochlée, ce
qui explique le début de l’atteinte auditive sur les fré-
Figure. Anatomie de l’oreille. Le siège de l’ototoxicité est l’oreille interne : cochlée et canaux
semi-circulaires.
Canaux
Semi-circulaires Canal endolymphatique
Conduit auditif
interne Nerf
vestibulaire
Nerf
cochléaire
Limaçon
(cochlée)
Fenêtre
ronde
Trompe d’Eustache
Muscles
péri-staphylins
Helicotrema
Fenêtre
ovale
Caisse
du tympan
Tympan
Conduit auditif externe
Pavillon
Forment en
se rejoignant
le nerf auditif
Etrier
Enclume
Marteau
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Ototoxicité des médicaments anticancéreux en hématologie :
mécanismes, dépistage et prise en charge
quences aiguës. À doses élevées, l’e et toxique s’étend
aux cellules ciliées internes (4).
La toxicité du carboplatine serait moindre que celle du
cisplatine ; elle s’exerce principalement sur les cellules
ciliées internes (5).
Démarche clinique
Tests auditifs et indications
Lexploration clinique de l’audition est fondée sur dif-
férents tests de dépistage ou de diagnostic ; ces tests
peuvent être subjectifs, demandant alors la participa-
tion du patient, ou objectifs.
L’audiométrie tonale est l’examen standard. Il s’agit d’un
test subjectif, réalisable chez l’enfant avec des modalités
adaptées à son âge. Ce test va identi er les atteintes sur
toutes les fréquences jusqu’à 8 000Hz. Il est possible
de dépister une atteinte des fréquences aiguës plus
précocement en explorant l’audition sur les hautes
fréquences, de 8 000 à 16 000Hz, voire 20 000Hz. Cela
nécessite cependant un matériel spéci que approprié
(audiomètre, écouteurs).
En cas d’atteinte auditive établie, l’incidence sur la com-
préhension et la communication sera évaluée par des
tests d’intelligibilité dans le silence : l’audiométrie vocale.
Un audiomètre automatisé (Audioscan®) permet de
réaliser des examens de dépistage, y compris pour une
atteinte des hautes fréquences.
Parmi les tests objectifs de la fonction auditive, les mieux
adaptés sont l’enregistrement des otoémissions acous-
tiques provoquées (OEAP) et des produits de distorsion
acoustiques (PDA). Ils explorent en e et directement
la fonction de contraction des cellules ciliées externes
et sont réalisables à tout âge. Leur réalisation clinique
est simple. Cependant, en cas d’atteinte auditive pré-
existante et avec l’âge, les OEAP peuvent disparaître,
d’où lintérêt de valider ou non leur présence avant de
commencer un traitement potentiellement ototoxique.
Dépistage et identi cation de l’atteinte
auditive
L’atteinte auditive peut se traduire par des acouphènes
et/ou une hypoacousie. Les acouphènes sont le plus
souvent décrits comme des sifflements de tonalité
aiguë. L’hypoacousie intéresse initialement les fré-
quences aiguës. Elle se manifeste par une gêne à la
compréhension dans les situations bruyantes.
L’attitude optimale est de dépister le plus précocement
possible l’atteinte auditive avant quelle ne devienne
symptomatique, ce qui traduit déjà une certaine sévé-
rité de l’atteinte.
Les données cliniques montrent l’intérêt de 2 tests de
dépistage :
l’audiométrie hautes fréquences, qui permet d’identi-
er précocement une atteinte avant toute manifestation
clinique (6, 7) ;
les enregistrements des OEAP et des PDA, qui sont
très utilisés en oncologie pédiatrique car ils sont objec-
tifs et simples à réaliser. Ils sont particulièrement inté-
ressants avant le début du traitement pour identi er
des variations minimes lorsque l’audition est normale
(8, 9).
S’il existe une atteinte sensorielle due à la tumeur
elle-même, par exemple pour le rétinoblastome chez
l’enfant, le suivi auditif est essentiel, y compris après la
n du traitement, car l’apparition des troubles auditifs
peut être décalée dans le temps (3).
Dépistage et identi cation de l’atteinte
vestibulaire
Les atteintes vestibulaires sont beaucoup plus rares
que les atteintes auditives. Dans la mesure où la toxi-
cité s’exerce sur les 2labyrinthes droit et gauche, la
symptomatologie se manifeste par une instabilité,
avec parfois des chutes ou des oscillopsies, plutôt que
des crises vertigineuses. Ces atteintes étant progres-
sives, l’organisme met en place des mécanismes de
compensation, en particulier visuelle, ce qui explique
parfois l’absence de toute symptomatologie clinique,
surtout chez l’enfant et l’adulte jeune. Le diagnostic
repose alors sur les tests vestibulaires : épreuves calo-
riques et rotatoires en particulier, réalisables en vidéo-
nystagmographie.
Traitement
Il n’existe pas de traitement de la perte cellulaire. Les
thérapeutiques proposées sont symptomatiques ; elles
ont pour objectif de palier la dé cience auditive et/ou
vestibulaire.
Atteinte auditive
Si l’atteinte ototoxique a entraîné ou majoré une atteinte
auditive ayant un impact sur la communication, il faut
envisager un appareillage audioprothétique bilatéral.
Celui-ci béné cie des innovations technologiques liées
aux progrès du traitement numérique du signal sonore.
Guidé par le bilan auditif, cet appareillage est réalisé
par l’audioprothésiste, avec une période d’essai qui
permet au patient d’apprécier le béné ce obtenu en
termes d’amélioration de la compréhension, sachant
que l’audition ne redeviendra pas “normale.
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Risques organiques
Partie II
En cas d’acouphènes sans hypoacousie associée, un
traitement symptomatique est proposé, reposant sur
différentes classes médicamenteuses : protecteurs
cellulaires, anxiolytiques… En cas d’atteinte auditive
associée, même modérée, un appareillage audio-
prothétique réduira les acouphènes en améliorant la
perception auditive.
Troubles de l’équilibre
L’atteinte vestibulaire bilatérale, cliniquement
symptomatique, sera authentifiée par des examens
spécifiques et fera proposer une rééducation vesti-
bulaire. Cette rééducation consiste à faire pratiquer
au patient des exercices destinés à développer des
stratégies de compensation, en particulier visuelles
et posturales.
Mesures préventives
L’indication d’un traitement anticancéreux potentielle-
ment ototoxique étant posée, la prévention va reposer
sur les éléments suivants.
Recherche d’une pathologie auditive préexistante :
pathologie de l’oreille moyenne (otite chronique, oto-
spongiose….) ou de l’oreille interne (exposition au bruit,
surdité génétique, surdité brusque…), par l’intermé-
diaire d’une consultation ORL avec bilan audiométrique.
Recherche d’un facteur de risque pouvant majorer
l’e et ototoxique : insu sance rénale, prise d’une autre
substance ototoxique (aminoglycosides, diurétiques
de l’anse, macrolides, aspirine, salicylés).
Surveillance régulière de la fonction auditive par
des tests subjectifs (audiométrie tonale ou, mieux,
audiométrie hautes fréquences) ou objectifs (enregis-
trement des OEAP et des PDA) [9].
Les travaux de recherche en cours portent sur l’admi-
nistration par voie locale ou générale de substances
protectrices, en particulier d’antioxydants (3, 10).
Conclusion
Lototoxicité des médicaments anticancéreux est
relativement rare, intéressant principalement les sels
de platine. Elle mérite d’être particulièrement prise
en compte en cas d’atteinte multisensorielle, par
exemple en cas de rétinoblastome chez l’enfant. Les
tests auditifs de dépistage, OEAP et audiométrie hautes
fréquences, permettent d’identi er précocement les
situations cliniques à risque d’atteinte auditive, qui
sera dé nitive.
1.
Mom T. Ototoxicité. Traité d’ORL. Flammarion Médecine-
Sciences éditeur, Paris, 2008;108-13.
2.
Jehanne M, Lumbroso-Le Rouic L, Savignoni A et al. Analysis
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Dhooge I, Dhooge C, Geukens S et al. Distortion product
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