Risques organiques Partie II dossier thématique Ototoxicité des médicaments anticancéreux en hématologie : mécanismes, dépistage et prise en charge Ototoxicity during cancer treatment: mechanism, hearing screening and follow-up D. Bouccara*, E. Ferrary*, I. Mosnier*, A. Bozorg-Grayeli*, O. Sterkers* sont les sels de platine. Leur toxicité est principalement auditive, les troubles de l’équilibre étant plus rares. L’atteinte auditive est habituellement bilatérale et symétrique, prédominant sur les fréquences aiguës. Souvent asymptomatique au début, elle peut évoluer, se traduisant par une gêne à la compréhension dans les situations bruyantes et, progressivement, par une surdité sévère ou profonde. Le dépistage repose sur la recherche, avant le début du traitement, de facteurs favorisants d’atteinte auditive et sur une surveillance auditive adaptée à l’âge, pendant le traitement et à distance de celui-ci. Mots-clés : Ototoxicité – Surdité – Acouphènes – Dépistage. C ertains médicaments anticancéreux sont potentiellement toxiques pour l’oreille ; il s’agit principalement des sels de platine. La toxicité est localisée à l’oreille interne. Elle peut se traduire par des troubles auditifs et, plus rarement, par des troubles de l’équilibre. Ces atteintes sont souvent cliniquement latentes : la perte auditive se révèle parfois avec un certain délai, l’atteinte sensorielle n’étant pas cliniquement symptomatique avant un seuil critique. D’où l’importance, d’une part, d’un dépistage par des tests auditifs systématiques et répétés, en particulier en début de traitement mais aussi durant le traitement et après, et d’autre part, d’une recherche régulière, à l’interrogatoire, de certains symptômes qui peuvent “annoncer” une perte auditive : essentiellement acouphènes, mais aussi gêne dans les situations bruyantes. Les atteintes du système vestibulaire sont possibles, se traduisant par des troubles de l’équilibre d’intensité variable. Ils peuvent s’accompagner de troubles digestifs, de nausées et de vomissements, Summary RÉSUMÉ » Les médicaments anticancéreux ayant un potentiel ototoxique Ototoxicity during cancer treatment is mainly due platinium derivates: cisplatin and carboplatin. This toxic located on the inner ear, is dependent on various factors previous auditory damage, cumulative dose of treatme and concomitant treatments. High frequencies heari loss are usually progressive and first clinical manifestat can be tinnitus. Hearing management with subjective an or objective should be perform before, during and af treatment. Vestibular diseases are less frequent. Keywords : Ototoxicity – Tinnitus – Hearing screenin Hearing loss. à distinguer de ceux liés aux traitements anticancéreux ou à une tumeur digestive. Le dépistage doit être systématique et il sera particulièrement important en cas de pathologie otologique préexistante (otite chronique, presbyacousie…) et en cas d’insuffisance rénale. Rappel anatomique et physiologique Anatomiquement, l’oreille comprend 3 parties. ✓ Le pavillon et le conduit auditif externe, qui constituent l’oreille externe, séparée de l’oreille moyenne par la membrane tympanique. ✓ Les cavités de l’oreille moyenne (caisse du tympan, mastoïde…), qui sont tapissées par une muqueuse de type respiratoire, l’aération étant assurée par la trompe d’Eustache. Les osselets, marteau, enclume et étrier assurent la transmission des vibrations sonores de la membrane tympanique à l’oreille interne. Correspondances en Onco-hématologie - Vol. VI - n° 1 - janvier-février-mars 2011 * Service d’ORL, hôpital Beaujon, Clichy, et université Paris-Diderot, UMRS867, Paris. 21 Risques organiques Partie II dossier thématique ✓ L’oreille interne, enfin, elle-même formée de 2 parties : la cochlée, dédiée à l’audition, et le système vestibulaire, qui participe à la fonction d’équilibration. L’épithélium neurosensoriel est formé de cellules ciliées dont les cils sont en contact avec l’endolymphe, un liquide unique dans l’organisme, riche en potassium, pratiquement dépourvu de sodium. Le mouvement de ce liquide lors du stimulus sonore (pour la cochlée) ou lors des accélérations linéaires (pour l’utricule et le saccule) ou angulaires/rotatoires de la tête (pour les canaux semi-circulaires) induit l’inclinaison des cils, une entrée de potassium dans la cellule et la genèse d’un potentiel d’action sur la synapse à son pôle basal de la cellule. Dans la cochlée, qui décrit une spirale ascendante, les fréquences aiguës sont codées à la base, tandis que les fréquences graves sont codées à l’apex. On distingue 2 populations de cellules ciliées : ✓ les cellules ciliées internes, disposées en une rangée, sont directement responsables de la genèse d’un potentiel d’action sur les fibres du nerf cochléaire ; ✓ les cellules ciliées externes, disposées en 3 rangées, ont un rôle “micro-amplificateur” : elles sont dotées de protéines contractiles dont la contraction permet la sélectivité en fréquence extrêmement fine des cellules ciliées internes correspondantes. Canaux Enclume Semi-circulaires Canal endolymphatique Etrier Marteau Conduit auditif interne Nerf vestibulaire Forment en se rejoignant le nerf auditif Pavillon Nerf cochléaire Tympan Conduit auditif externe Fenêtre ovale Helicotrema Muscles péri-staphylins Fenêtre ronde Trompe d’Eustache Figure. Anatomie de l’oreille. Le siège de l’ototoxicité est l’oreille interne : cochlée et canaux semi-circulaires. 22 D’un point de vue physiopathologique, les troubles de l’audition et de l’équilibre d’origine médicamenteuse résultent dans la quasi-totalité des cas d’une atteinte de l’oreille interne. Le plus souvent, il s’agit d’un effet toxique du médicament sur les cellules sensorielles elles-mêmes. C’est le cas avec les médicaments anticancéreux, qui peuvent entraîner une perte cellulaire, toujours définitive du fait de l’absence totale de renouvellement de ces cellules. Les facteurs les plus incriminés dans l’apparition de cette ototoxicité sont la dose administrée et la durée de l’exposition au médicament, mais aussi l’existence d’une atteinte auditive préalable, l’association à d’autres médicaments ototoxiques (notamment diurétiques), l’âge, et éventuellement certains facteurs héréditaires, qui constituent autant de facteurs de risque. Les facteurs héréditaires expliquent vraisemblablement la grande variabilité interindividuelle observée dans l’expression des manifestations de l’ototoxicité. Ils ont été identifiés vis-à-vis de l’ototoxicité des aminosides (1), mais n’ont pas été clairement définis pour les médicaments anticancéreux. Il faut noter que l’atteinte auditive peut se révéler plusieurs mois, voire plusieurs années après la fin du traitement, d’où l’intérêt d’un suivi prolongé (2). Parmi les antimitotiques, le cisplatine est le plus ototoxique ; l’atteinte est généralement irréversible. L’incidence moyenne des troubles auditifs cliniques serait de 7 % chez les patients, paraissant plus sévère chez l’enfant (3). Ce risque est plus important en cas d’administration rapide d’une forte dose par voie intraveineuse, et diminue avec des posologies plus faibles sur une plus grande période. D’autres observations, sporadiques, ont été rapportées avec de nombreux agents antinéoplasiques, sans que l’on dispose de données épidémiologiques parfaitement établies. Cisplatine ou carboplatine Limaçon (cochlée) Caisse du tympan Bases physiopathologiques de l’ototoxicité Parmi les sels de platine, la toxicité sur l’oreille interne n’est pas la même pour le cisplatine et pour le carboplatine. Le cisplatine exerce sa toxicité par la production excessive de radicaux libres et l’inhibition de protéines antioxydantes (1). La toxocité touche initialement les cellules localisées à la partie basale de la cochlée, ce qui explique le début de l’atteinte auditive sur les fré- Correspondances en Onco-hématologie - Vol. VI - n° 1 - janvier-février-mars 2011 Ototoxicité des médicaments anticancéreux en hématologie : mécanismes, dépistage et prise en charge quences aiguës. À doses élevées, l’effet toxique s’étend aux cellules ciliées internes (4). La toxicité du carboplatine serait moindre que celle du cisplatine ; elle s’exerce principalement sur les cellules ciliées internes (5). Démarche clinique Tests auditifs et indications L’exploration clinique de l’audition est fondée sur différents tests de dépistage ou de diagnostic ; ces tests peuvent être subjectifs, demandant alors la participation du patient, ou objectifs. L’audiométrie tonale est l’examen standard. Il s’agit d’un test subjectif, réalisable chez l’enfant avec des modalités adaptées à son âge. Ce test va identifier les atteintes sur toutes les fréquences jusqu’à 8 000 Hz. Il est possible de dépister une atteinte des fréquences aiguës plus précocement en explorant l’audition sur les hautes fréquences, de 8 000 à 16 000 Hz, voire 20 000 Hz. Cela nécessite cependant un matériel spécifique approprié (audiomètre, écouteurs). En cas d’atteinte auditive établie, l’incidence sur la compréhension et la communication sera évaluée par des tests d’intelligibilité dans le silence : l’audiométrie vocale. Un audiomètre automatisé (Audioscan®) permet de réaliser des examens de dépistage, y compris pour une atteinte des hautes fréquences. Parmi les tests objectifs de la fonction auditive, les mieux adaptés sont l’enregistrement des otoémissions acoustiques provoquées (OEAP) et des produits de distorsion acoustiques (PDA). Ils explorent en effet directement la fonction de contraction des cellules ciliées externes et sont réalisables à tout âge. Leur réalisation clinique est simple. Cependant, en cas d’atteinte auditive préexistante et avec l’âge, les OEAP peuvent disparaître, d’où l’intérêt de valider ou non leur présence avant de commencer un traitement potentiellement ototoxique. Dépistage et identification de l’atteinte auditive L’atteinte auditive peut se traduire par des acouphènes et/ou une hypoacousie. Les acouphènes sont le plus souvent décrits comme des sifflements de tonalité aiguë. L’hypoacousie intéresse initialement les fréquences aiguës. Elle se manifeste par une gêne à la compréhension dans les situations bruyantes. L’attitude optimale est de dépister le plus précocement possible l’atteinte auditive avant qu’elle ne devienne symptomatique, ce qui traduit déjà une certaine sévérité de l’atteinte. Les données cliniques montrent l’intérêt de 2 tests de dépistage : ✓ l’audiométrie hautes fréquences, qui permet d’identifier précocement une atteinte avant toute manifestation clinique (6, 7) ; ✓ les enregistrements des OEAP et des PDA, qui sont très utilisés en oncologie pédiatrique car ils sont objectifs et simples à réaliser. Ils sont particulièrement intéressants avant le début du traitement pour identifier des variations minimes lorsque l’audition est normale (8, 9). S’il existe une atteinte sensorielle due à la tumeur elle-même, par exemple pour le rétinoblastome chez l’enfant, le suivi auditif est essentiel, y compris après la fin du traitement, car l’apparition des troubles auditifs peut être décalée dans le temps (3). Dépistage et identification de l’atteinte vestibulaire Les atteintes vestibulaires sont beaucoup plus rares que les atteintes auditives. Dans la mesure où la toxicité s’exerce sur les 2 labyrinthes droit et gauche, la symptomatologie se manifeste par une instabilité, avec parfois des chutes ou des oscillopsies, plutôt que des crises vertigineuses. Ces atteintes étant progressives, l’organisme met en place des mécanismes de compensation, en particulier visuelle, ce qui explique parfois l’absence de toute symptomatologie clinique, surtout chez l’enfant et l’adulte jeune. Le diagnostic repose alors sur les tests vestibulaires : épreuves caloriques et rotatoires en particulier, réalisables en vidéonystagmographie. Traitement Il n’existe pas de traitement de la perte cellulaire. Les thérapeutiques proposées sont symptomatiques ; elles ont pour objectif de palier la déficience auditive et/ou vestibulaire. Atteinte auditive Si l’atteinte ototoxique a entraîné ou majoré une atteinte auditive ayant un impact sur la communication, il faut envisager un appareillage audioprothétique bilatéral. Celui-ci bénéficie des innovations technologiques liées aux progrès du traitement numérique du signal sonore. Guidé par le bilan auditif, cet appareillage est réalisé par l’audioprothésiste, avec une période d’essai qui permet au patient d’apprécier le bénéfice obtenu en termes d’amélioration de la compréhension, sachant que l’audition ne redeviendra pas “normale”. Correspondances en Onco-hématologie - Vol. VI - n° 1 - janvier-février-mars 2011 23 Risques organiques Partie II dossier thématique En cas d’acouphènes sans hypoacousie associée, un traitement symptomatique est proposé, reposant sur différentes classes médicamenteuses : protecteurs cellulaires, anxiolytiques… En cas d’atteinte auditive associée, même modérée, un appareillage audioprothétique réduira les acouphènes en améliorant la perception auditive. Troubles de l’équilibre L’atteinte vestibulaire bilatérale, cliniquement symptomatique, sera authentifiée par des examens spécifiques et fera proposer une rééducation vestibulaire. Cette rééducation consiste à faire pratiquer au patient des exercices destinés à développer des stratégies de compensation, en particulier visuelles et posturales. Mesures préventives L’indication d’un traitement anticancéreux potentiellement ototoxique étant posée, la prévention va reposer sur les éléments suivants. ✓ Recherche d’une pathologie auditive préexistante : pathologie de l’oreille moyenne (otite chronique, otospongiose….) ou de l’oreille interne (exposition au bruit, surdité génétique, surdité brusque…), par l’intermédiaire d’une consultation ORL avec bilan audiométrique. ✓ Recherche d’un facteur de risque pouvant majorer l’effet ototoxique : insuffisance rénale, prise d’une autre substance ototoxique (aminoglycosides, diurétiques de l’anse, macrolides, aspirine, salicylés). ✓ Surveillance régulière de la fonction auditive par des tests subjectifs (audiométrie tonale ou, mieux, audiométrie hautes fréquences) ou objectifs (enregistrement des OEAP et des PDA) [9]. Les travaux de recherche en cours portent sur l’administration par voie locale ou générale de substances protectrices, en particulier d’antioxydants (3, 10). Conclusion L’ototoxicité des médicaments anticancéreux est relativement rare, intéressant principalement les sels de platine. Elle mérite d’être particulièrement prise en compte en cas d’atteinte multisensorielle, par exemple en cas de rétinoblastome chez l’enfant. Les tests auditifs de dépistage, OEAP et audiométrie hautes fréquences, permettent d’identifier précocement les situations cliniques à risque d’atteinte auditive, qui sera définitive. ■ Références 1. Mom T. Ototoxicité. Traité d’ORL. Flammarion Médecine- 4. Barron SE, Daigneault EA. Effect of cisplatin on hair cell 8. Dhooge I, Dhooge C, Geukens S et al. Distortion product Sciences éditeur, Paris, 2008;108-13. morphology and lateral wall Na,K-ATPase activity. Hear Res 1987;26:131-7. otoacoustic emissions: an objective technique for the screening of hearing loss in children treated with platin derivates. Int J Audiol 2006;45:337-43. 2. Jehanne M, Lumbroso-Le Rouic L, Savignoni A et al. Analysis of ototoxicity in young children receiving carboplatin in the context of conservative management of unilateral or bilateral retinoblastoma. Pediatr Blood Cancer 2009;52:637-43. 5. Alberts DS. Clinical pharmacology of carboplatin. Semin Oncol 1990;17:6-8. 6. Knight KR, Kraemer DF, Winter C, Neuwelt EA. Early changes 9. Ress BD, Shridhar KS, Balkany TJ et al. Effect of cisplatinium in auditory function as a result of platinum chemotherapy: use of extended high-frequency audiometry and evoked distortion product otacoustic emissions. J Clin Oncol 2007;25:1190-5. chemotherapy on otoacoustic emissions: the development of an objective screening protocol. Otolaryngol Head Neck Surg 1999;121:693-701. 3. Geraud G, Montastruc JL, Arné-Bes MC et al. Effets indési- 7. Reavis KM, Phillips DS, Fausti SA et al. Factors affecting sen- 10. Okur E, Kilinc M, Yildirim I et al. Effect of N-acetylcysteine rables neurologiques causés par les médicaments. Neurologie. 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