d'intellectuels qui se reconnaissent dans ce choix : « depuis longtemps je ne croyais plus au miracle...Or
voici qu'à côté du miracle juif venait se placer pour moi le miracle grec, une chose qui n'a existé qu'une
fois, qui ne s'était jamais vue, qui ne se reverra plus... je savais bien, avant mon voyage, que la Grèce
avait créé la science, l'art, la philosophie... ». La prière est un beau morceau de lyrisme dont on peut
donner le texte en annexe (« je suis né, déesse aux yeux bleus, de parents barbares, chez les
Cimmériens bons et vertueux qui habitent au bord d'une mer sombre, hérissée de rochers, toujours
battue par les vents », etc.). Cette prière a fait l'office sur une génération, mutatis mutandis, de ce qu'a
fait Tristes tropiques de Levi-Strauss sur une autre.
Bien noter le caractère d'oxymore de l'expression « miracle grec » : le miracle est d'ordre
religieux, ici il désigne la raison et la science mettant fin aux miracles comme explications de
l'univers !
A ce conflit, s'ajoute celui de la France et de l'Allemagne. Depuis 1815 jusqu'à 1914, presque
cent ans de paix mais le souvenir de la Révolution française et la guerre de 1870 (siège de Paris par les
Prussiens) ont laissé des traces. Comprenons : la Révolution française a sur-évalué Rome, son idéal
républicain et impérial ; l'Allemagne romantique va se tourner vers la Grèce, son idéal démocratique et
d'harmonie avec le cosmos. L'érudition allemande fait des merveilles dans l'étude du monde grec : la
philologie et l'histoire y sont les disciplines reines. L'Université française va donc vouloir se hausser au
niveau de l'érudition allemande. Il ne faut pas laisser la Grèce entre les mains des seuls Teutons !
L'épistémologie nous éclaire déjà sur ce point : la notion de « miracle grec » est
fondamentalement polémique.
Mais alors y-a-t-il eu un événement exceptionnel au niveau de la pensée en Grèce ? La réponse
est affirmative. On s'est mis à penser de façon nouvelle autour du VIème siècle. L'épistémologue note
un changement radical de questionnement : on se demandait « qu'est-ce qu'il y avait au début du
monde, à son origine » et on y répondait par de somptueuses mythologies (le Ciel épouse la Terre ; le
Ciel s'est divisé en deux, une partie de l'Eau primordiale s'est solidifié, etc.; cf les mythes
mésopotamiens, grecs ou égyptiens) ; on s'est soudain demandé « qu'est-ce qui demeure dans un monde
où tout change ? » Expérience simple : entre deux états de notre vie (entre deux photos de nous mêmes
à deux époques différentes) on pose une unité qui maintient ensemble ces deux états. Comment
nommer cela ? Comment le délimiter ? Ce qui reste, ce qui demeure, ce qui maintient, ce qui forme un
continuum va devenir l'objet de la recherche et faire naître la Science. D'abord ce sera un élément
(l'eau, la terre, l'air ou le feu), ensuite ce sera une relation (haine et discorde, coincidentia
oppositorum), enfin un principe universel (l'Etre, l'Un, le Devenir).
En effet, qu'est-ce qu'une science ? Rien d'autre que la notation d'une régularité. Au lieu de se
demander ce qui était à l'origine, les grecs vont s'orienter vers la découverte de régularités. Ils s'écartent
donc de la pensée mythique, souvent généalogique, ou associant des contraires, mais qui a préparé la
voie à ce nouveau mode d'analyse, comme l'ont montré les travaux de J-P Vernant (Mythe et pensée
chez les grecs, 1965). Rien ne serait plus faux que de faire comme au XIXème siècle européen,
d'opposer science et mythologie : elles s'imprègnent l'une l'autre, mais c'est l'interrogation qui a changé
et qui explique la naissance des sciences en Grèce.
Cette brève présentation doit nous aider maintenant à lire ces textes antiques, à la fois
appartenant à l'histoire des sciences, et indépassables en tant que fondements. On ne peut avoir cette
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