Je marchais dans les rues ténébreuses de Lyon en ce mois d’octobre 2013. La pluie ruisselait le long
des parois des immeubles. Je me sentais plus mort que vivant, plus triste que jamais. Cette solitude
pesante me brisait le dos d’autant plus que je louais une « chambre de bonne » à un vieux
grincheux.
Je travaillais dans l’un de ces fast-food de Lyon 7e pour survivre. Le rythme effréné des commandes
me stressait. Le responsable du restaurant nous manageait d’une manière stricte, il voulait que
chaque commande soit distribuée au comptoir en un minimum de temps avec un taux de satisfaction
du client proche de l’infini. Comment voulez-vous vous épanouir dans des conditions pareilles ?
« La liberté est à ce prix » n’arrêtait-il pas de me répéter ou encore, « tu sais, Bruno, estime-toi
heureux d’avoir la liberté de travailler, sinon tu serais probablement l’un de ces moins que rien ».
Autant dire que ce manager de pacotille me stressait magistralement. L’équipe était en proie à un
turn-over phénoménal. Ce chefaillon arrivait autant à conserver ses salariés qu’à sourire à un mur.
C’est pour cela que ce soir-là, je claquai la porte de mon minuscule studio avec colère. Le vieux
vint, comme d’habitude, tambouriner à la porte en hurlant « c’est pas fini ce bordel ! ». Je
m’allongeai sur ce lit pliant qui voyait mon corps le déformer depuis cinq ans avec la ferme
intention de ne plus bouger.
Cette vie m’étouffait littéralement, j’entendais de partout que nous avions la chance « d’être libre »
mais je crois sincèrement que cette liberté est galvaudée. On jouait avec nous en permanence au jeu
de bonneteau pour nous faire croire que nous avions le choix de nos mouvements. Mais je me
rendais compte que je devais me lever tous les matins, déjeuner en quelques minutes et courir à
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l’arrêt de bus pour arriver à l’heure au fast-food. Je devais supporter la lourdeur de certains clients,
vivre avec cette senteur de poireau qui émanait des aisselles de Joachim, un bon collègue un peu
penaud. Je devais courber l’échine devant Patrick, le manager, qui n’arrêtait pas de hurler pour nous
mater comme si nous étions des benêts ou des animaux. Je me souviens de l’un de ces moments
énervants dans lequel il s’écriait sur un ton à la fois sec et mielleux « Dépêche-toi Bruno ! Tu vois
bien que la dame attend depuis plus de 3 minutes ! Active-toi tu es mou ! ».
Cette liberté commençait à me peser sérieusement. Tout ce que je connaissais, c’était le travail au
fast-food ou en usine, ce studio minable et le pensionnat lorsque j’étais enfant. On m’avait trouvé
devant une église lorsque je devais avoir six mois. Les bonnes sœurs m’avaient prénommé Bruno
parce que j’étais hypersensible et timide. Cette vie de rêve ressemblait plutôt à une interminable
routine, une voie vers l’enfer terrestre ou encore une salle d’attente dans l’antichambre de la mort.
Las de tout ceci, bien allongé sur mon lit en ce soir du 28 octobre 2013, je dégainais ma nouvelle
paire d’écouteurs et décidais d’écouter la radio. Mon lecteur mp3 était désespérément vide car je
n’avais pas d’ordinateur pour y transférer de la musique. Je ne connaissais personne qui en
possédait un hormis le vieux propriétaire mais il ne me laissait jamais rentrer chez lui sauf pour
payer le loyer mensuel.
Les stations de radio balançaient leur brouhaha, j’avais envie d’écouter quelque chose de solide, de
la musique classique si possible mais je ne trouvais rien qui vaille. En râlant, je balançais sur le côté
les écouteurs ainsi que le baladeur mp3 qui diffusait encore la musique d’une station fm. Je décidais
de fermer les yeux au lieu de hurler de rage en tapant mes poings contre les murs décrépis, le vieux
aurait encore fait l’un de ses scandales.
J’avais la tête qui tournait, une sensation de vertige m’envahit soudainement, il me semblait que je
tournais sur le lit à la manière d’une toupie. Mon cœur se mit à battre la chamade et je crus devenir
fou. Soudainement, une musique sortie de nulle part envahit la chambre. Il me semblait être au
milieu d’un orchestre symphonique, je voyais le chef d’orchestre qui battait la mesure, les
violonistes se penchaient à la manière d’arbustes bercés par le vent. Cette mélodie emplissait mon
cerveau sans que je ne puisse rien faire. Je me laissais porter par cette explosion musicale sans
chercher à la contrecarrer.
L’orchestre ressemblait maintenant à un champ de blé secoué par des rafales, la scène était
tellement extraordinaire que je décidais de lâcher prise. La musique m’entraînait toujours plus loin,
elle tournoyait dans ma chambre à la manière de l’un de ses toréadors furieux qui agitait sa cape
rouge dans l’arène. Elle m’entraîna jusque sur la mer déchaînée, je battais la mesure au rythme de
cette mélodie, j’étais au cœur de « l’Ode à la Joie » de Beethoven.
La musique se mit à tournoyer sur elle-même jusqu’au point de se recroqueviller pour disparaître
soudainement de la chambre en m’emportant avec elle. Un silence radical se fit. Une chaleur
envahit instantanément mon corps, on aurait dit que le soleil cherchait à me faire rôtir la peau. Une
odeur de foin me chatouilla les narines. Un hennissement me fit ouvrir les yeux. Je m’assis
soudainement sur la botte de paille sur laquelle j’étais allongé.
« Victor, dépêche-toi ! Maman a préparé une soupe aux pommes de terre » hurlait mon frère Léon
âgé de douze ans. Je m’étais endormi dans le champ qui dévoilait sa verdure à perte de vue. Nos
chevaux couraient joyeusement dans leur immense enclos. L’un d’eux, ce magnifique cheval blanc,
ruait en hennissant, c’était sa manière d’amuser la galerie. Ses cris me rappelaient que j’étais
véritablement libre en l’an de grâce 1735.
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Je marchais tous les jours jusqu’à la ferme voisine pour aider notre oncle à semer le blé, nourrir les
poules, les cochons ainsi qu’à traire les vaches. Après avoir bien travaillé, tonton nous donnait du
bon pain qu’il faisait lui-même cuire dans un grand four en pierre. La croûte croustillait
généreusement sous nos dents. Nous buvions un verre de lait avant de nous pourlécher les babines
en nous esclaffant.
J’emmenais avec moi Léon et nous courrions comme des fous dans ces immenses plaines. Nous
étions côte à côte dans ces moments-là, nous remuions les bras devant nous en nous élançant sur les
chemins de terre. Il nous semblait que nous pouvions voler jusqu’à la ferme de l’oncle Marcel. Il
nous arrivait de nous chamailler dans les champs. Lorsqu’il pleuvait, nous nous abritions sous un
grand chêne sans avoir peur de l’orage.
Je suis heureux comme un roi, je suis libre comme un aigle, la vie est simple, la vie est belle. Je
m’appelle Victor, je vais bientôt avoir quinze ans, j’ai un frère et trois sœurs. Mes parents sont en ce
moment à la ferme. Venez dans mon univers vous y serez heureux. La Liberté ressemble à un
hymne qui n’arrête pas de jouer son air au rythme des champs de blé battant la mesure au gré du
vent. Nous sommes en l’an de grâce 1735, je vous ouvre mon cœur mais je n’échangerai pour rien
au monde cette Liberté.
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