La vigilance à l`égard des « dérives thérapeutiques », c`est notre

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Ethique du kinésiologue (Congrès pour les 25 ans de l’IBK, 10 et 11 septembre 2011)
La vigilance à l’égard des « dérives thérapeutiques », c’est notre affaire1
Myriam van der Brempt
Kinésiologue et docteur en philosophie
Mon propos concerne la dimension éthique de la pratique du kinésiologue. Très vaste
question que celle de l’éthique, à vrai dire, même si on la restreint au domaine
thérapeutique…
Peut-être faut-il commencer par définir ce qu’on entend par « éthique ».
Classiquement, ce mot se définit par rapport à « morale » et à « déontologie ». D’ailleurs,
dans le Petit Robert (2007), aux entrées « déontologie », « éthique » et « morale », on peut
lire toutes sortes de choses sur les valeurs, les règles, les devoirs, le bien et le mal, ce qui n’est
pas étonnant, mais on observe aussi que la rubrique « déontologie » se termine par « Voir
aussi éthique », que l’entrée « morale » est émaillée en plusieurs endroits de « Voir éthique »
ou « Voir déontologie » et que sous « éthique », on lit « Voir morale » et on cite en exemple
la formule « éthique et déontologie ». Le fait est qu’une certaine confusion flotte autour de ces
trois termes et si elle est entretenue par le dictionnaire lui-même, il est sans doute assez
naturel qu’elle s’insinue aussi dans nos esprits.
Pour tenter quand même de les distinguer, retenons que la déontologie, selon le Petit
Robert toujours, est l’« ensemble des devoirs qu’impose à des professionnels l’exercice de
leur métier ». La déontologie d’une profession limite donc bien son champ d’application à
l’exercice de cette profession elle-même et elle est définie par cette profession, et non par une
autorité extérieure. La déontologie serait donc la morale spécifique d’une profession. En effet,
la morale tout court, c’est plutôt l’ensemble des devoirs, des obligations et des interdits que la
société impose, pour la vie sociale en général.
Mais il y a des connotations négatives liées au terme « morale ». Dans notre société
contemporaine pluraliste, les discours moraux sont très mal reçus. Comme disait Léo Ferré,
« ce qu’il y a d’encombrant dans la Morale, c’est que c’est toujours la Morale des Autres2. »
Et effectivement, nous n’admettons plus du tout que qui que ce soit prétende pouvoir dire ce
qui est bien et ce qui est mal au nom de tous.
Notre époque a plutôt adopté dès lors la notion d’« éthique ». Certes, il y a peut-être
une tendance à mettre l’éthique à toutes les sauces, mais quand on parle de réflexion ou de
débat éthique, on vise une délibération dans laquelle les personnes directement concernées
sont parties prenantes et dans laquelle on cherche à éviter d’énoncer une obligation ou un
interdit arbitraire, parce qu’on veut que la décision soit justifiée par des éléments rationnels.
1
Ce texte a fait l’objet d’une conférence dans le cadre du Congrès pour les 25 ans de l’Institut Belge de
Kinésiologie (IBK, Rixensart, Belgique), qui a eu lieu les 10 et 11 septembre 2011.
2
Cité dans M.-Fr. Bernier, Ethique et déontologie du journalisme, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval,
2004, p. 43.
Myriam van der Brempt
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Ethique du kinésiologue (Congrès pour les 25 ans de l’IBK, 10 et 11 septembre 2011)
Or, pour que notre sensibilité contemporaine se sente respectée, il faut que la réflexion sur le
bien et le mal s’engage sur cette double base. Voilà donc dans quel sens j’emploie ici le mot
« éthique ».
Mon point de vue sur l’éthique en kinésiologie
Le champ de l’éthique est néanmoins très vaste et j’ai envie de vous dire tout de suite,
en commençant, ce qui m’intéresse, moi, là-dedans. Car c’est cela qui va constituer le fil
rouge de mon exposé : ce qui m’intéresse, c’est d’augmenter, de faire progresser, de faire
évoluer la qualité de mon travail de kinésiologue. Et en fait, comme dans tous les domaines
qui touchent à l’humain, de près ou de loin, la dimension éthique affecte radicalement (même
si pas uniquement) cette qualité.
Dans le métier du kinésiologue, l’éthique est déterminante pour assurer tant le respect
du client que le respect de soi-même, et pour délimiter le domaine d’intervention légitime du
kinésiologue ; c’est l’éthique aussi qui colore l’attitude du praticien en kinésiologie, de la
qualité de sa présence à son rapport à l’argent, en passant par son écoute, sa façon d’accueillir
et de parler, son rapport au corps et au toucher, et j’en passe. Mais il ne suffit pas de dire
« l’éthique, c’est très important », pour que la pratique du kinésiologue soit éthiquement
valable – il ne suffit pas que j’affirme que c’est très important pour moi pour que ma pratique
soit, du coup, éthiquement bonne. Et c’est ici que cela se complique : comment faire, en
matière d’éthique, pour aller au-delà des bonnes intentions (ou des intentions bonnes) ? « Oh !
Moi, je veille particulièrement à respecter le client. » Oui, mais comment fais-je ? Comment
puis-je m’assurer que ce que je fais produit bien, pour le client, du respect ? Et comment faisje pour me remettre en question ? Comment, dans ma propre pratique, puis-je arriver à faire
des choix éthiquement fondés ?
Il y a des difficultés supplémentaires. La première, c’est que la kinésiologie n’est pas,
à ce jour, une profession reconnue, c’est-à-dire qu’elle n’est pas une profession définie par la
loi ; ou encore, elle n’est pas une profession protégée, comme on dit, c’est-à-dire protégée
contre les abus, contre les impostures, contre les dérives possibles. Il n’y a pas de code
déontologique officiel de la kinésiologie, qui décrirait la bonne conduite à tenir, du point de
vue éthique, en tant que kinésiologue professionnel. Il n’existe donc pas, à ce jour, de balises
éthiques officielles pour ce métier.
La seconde difficulté supplémentaire, c’est que la kinésiologie fait partie de ces
nombreuses formes thérapeutiques récentes et non conventionnelles3, qu’il est si facile de
disqualifier en soulignant qu’elles ne sont « pas scientifiques ». En d’autres mots, la seconde
difficulté, c’est qu’il y a dans notre culture aujourd’hui une voie qui est perçue comme
3
Par opposition à la médecine occidentale allopathique, que j’appellerai la médecine conventionnelle. Voir, pour
ce choix terminologique et sa justification, Baudouin LABRIQUE, Quand les thérapeutes dérapent, Bruxelles,
éd. Renaissance du livre, coll. « Espace vital », 2011, p. 25.
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menant assurément à la vérité : la voie de la science. Hors de la science, pas de vérité. Cela ne
veut pas toujours dire qu’en dehors de la science, les choses soient sans valeur, mais cela
signifie en tout cas que ce qui n’est pas scientifique, on ne sait pas si c’est vrai. Or, cela a des
conséquences pour notre réflexion sur l’éthique. Le kinésiologue travaille sur la base d’une
discipline qui n’est pas démontrée scientifiquement. Il ne peut donc pas prétendre que ce
qu’affirme la kinésiologie est vrai. Mais alors, si le discours de la kinésiologie était faux ou
partiellement faux ? Comment le kinésiologue peut-il justifier éthiquement de prendre de tels
risques, alors qu’il entraîne avec lui ses clients, c’est-à-dire souvent des personnes déjà
fragilisées ?
Ce contexte expose le kinésiologue à toutes sortes de critiques théoriques et de
soupçons sur la validité de sa pratique. Il y aurait beaucoup à dire sur la mauvaise qualité, en
général, de ces critiques et de ces soupçons. Leurs auteurs amalgament tout, confondent les
fondements théoriques de la kinésiologie et les choix subjectifs d’un praticien, généralisent les
propos d’un client malmené par un kinésiologue et l’étendent à toute la discipline, et
manifestent à tout moment que leur connaissance des branches de kinésiologie est
extraordinairement sommaire, et approximative jusqu’à la fausseté. Bref, leurs arguments sont
la plupart du temps très faciles à contester. Je le regrette beaucoup, car je pense que le
véritable esprit critique et la remise en question sont indispensables pour évoluer, alors que les
critiques ridicules que l’on peut lire à l’égard de la kinésiologie ont peut-être pour effet de la
déconsidérer aux yeux d’un certain « grand public », mais en tout cas elles ne permettent pas
aux praticiens de la kinésiologie d’accroître la qualité de leur travail, car elles ne livrent pas
de quoi les pousser à se mettre en question. Et ça, c’est vraiment dommage.
C’est pourquoi je ne passerai pas plus de temps ici à parler de ces critiques. Je vais
plutôt développer un autre point de vue, qui s’annonce d’ailleurs dans le titre que j’ai donné à
mon exposé : « La vigilance à l’égard des ‘dérives thérapeutiques’, c’est notre affaire ».
N’attendons pas que d’autres nous critiquent pour nous mettre à réfléchir sur notre pratique et
ne croyons pas que si aucune critique sérieuse ne nous parvient, c’est que nous sommes
complètement « dans le bon » et que nous pouvons nous reposer sur nos lauriers.
L’idée que je voudrais développer aujourd’hui avec vous est celle-ci : je pense que
quelque bonne (vraie, juste) que puisse être la discipline dont un thérapeute se réclame, la
qualité (notamment éthique) de son travail dépend de la manière dont il la pratique. Dans les
termes de notre sujet précis d’aujourd’hui : si bonne (vraie, juste) que soit la kinésiologie, la
qualité éthique du travail d’un kinésiologue dépend radicalement de la manière dont il la
pratique.
Il y a dès lors d’emblée deux aspects à traiter, et il ne faut pas les mélanger, sous peine
de produire à notre tour des amalgames contestables. Le premier concerne la qualité de la
discipline thérapeutique elle-même, la qualité de la kinésiologie et cela nous entraîne à
examiner si ce que la kinésiologie dit peut être considéré comme bon, vrai, juste. Le second
concerne la manière dont le praticien travaille avec cette discipline. C’est ce second aspect qui
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nous intéresse surtout, mais comme les deux sont liés, je vous propose de réfléchir d’abord au
rapport de la kinésiologie à la vérité.
La kinésiologie est-elle bonne, vraie, juste ?
Je m’empresse d’ajouter qu’en sortant d’ici, vous n’aurez pas la réponse oui/non à
cette question... C’est une manière d’y réfléchir que je vous propose ; à vous ensuite, et à moi
bien sûr, de poursuivre cette réflexion et de développer une vigilance.
On peut tout de suite éliminer deux choses du débat sur la vérité. D’une part, comme
toutes les disciplines vivantes, la kinésiologie comprend différents domaines, différentes
branches, comme on dit, à l’intérieur desquelles il y a du plus et du moins développé, du plus
et du moins démontré, du plus et du moins évident, du plus et du moins convaincant, du plus
et du moins documenté, argumenté, raisonné, etc. La vérité du discours de la kinésiologie ne
tient pas à cela. On est aujourd’hui en un point d’un parcours qui évolue. Ce qui est confus
actuellement peut être clarifié demain ou plus tard. On ne condamnera pas la kinésiologie,
comme aucune autre discipline, parce qu’elle ne serait pas « complète4 ». Que serait-ce,
d’ailleurs, qu’être « complet », dans ce sens-là ? Et qui pourrait en juger ?
Dans le même ordre d’idées, il y a la question des erreurs qui sont sans doute présentes
ici et là dans les théories kinésiologiques. Je dis « sans doute présentes », car qui n’en commet
pas ? La médecine conventionnelle, qui recommandait de coucher les bébés sur le ventre, il
n’y a pas si longtemps, ne commettait-elle pas une erreur, fatale à un certain nombre
d’enfants, dans le domaine de la prévention de la mort subite du nourrisson ? On ne
condamnera pas la médecine toute entière sur la base de cette erreur, ni de toutes les autres
qu’elle a commises et commettra encore. La seule obligation morale, à cet égard, est de
corriger radicalement l’erreur dès qu’on en a pris conscience (et donc d’être ouvert à cette
prise de conscience, prêt à se mettre en question). Les enjeux éthiques liés au statut de vérité
de la kinésiologie ne sont donc pas là non plus.
Il nous faut aborder autrement la question de la vérité. Pour estimer qu’une chose est
vraie, comment faire ? À quoi reconnaît-on que quelque chose est vrai ?
Les philosophes de la tradition occidentale y ont beaucoup réfléchi, eux dont le but est
de dire ce qui est vrai : non pas quant au comment ça marche, comme la science, mais plus
radicalement quant au pourquoi ça marche comme ça marche, c’est-à-dire quant à la raison
qui fait que ça doit être comme c’est, donc que c’est comme ça, c’est-à-dire que… c’est vrai.
Dans la tradition philosophique occidentale, il y a deux conceptions de la vérité :
4
Il y a certes un seuil minimal en deçà duquel une recherche peut être estimée vraiment trop rudimentaire pour
constituer une discipline à part entière, mais il est clair que la kinésiologie a dépassé ce cas de figure depuis
longtemps.
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– La vérité comme adaequatio rei et intellectus, selon la formule latine consacrée, c’est-à-dire
la vérité comme « adéquation entre la chose (rei), la réalité et l’intelligence (intellectus), la
pensée ». C’est ce qu’on appelle la conception objective de la vérité : elle repose sur une
confrontation entre la réalité et ce que l’intelligence humaine peut en penser ou en dire.
Quand cette confrontation fait voir une adéquation entre les deux, la vérité est atteinte. Elle est
donc en principe observable, démontrable et partageable.
– La vérité comme intuitio, c’est-à-dire bien sûr comme « intuition », au sens d’une
connaissance directe et immédiate, qui ne nécessite pas le recours au raisonnement. On parle
ici de pensée intuitive et non de cet autre sens du mot intuition, qui renvoie à la perception
extra sensorielle. Il s’agit de la conception subjective de la vérité : elle se présente avec
l’évidence d’un flash, et comme une certitude intérieure, subjective, non partageable.
La science, pour déployer son discours largement considéré comme vrai sur la réalité,
s’appuie sur la conception objective de la vérité. À l’origine, la question de la science était :
que peut-on affirmer de vrai sur comment est la réalité ? Répondre à cette question revient en
effet à tenir un discours scientifique fiable. Pour y parvenir, les chercheurs ont élaboré toute
une méthodologie permettant de confronter « rei » et « intellectus » et d’en vérifier de façon
sûre l’« adaequatio ».
Aujourd’hui, on ne pose plus la question, on y répond : est vrai ce qui réussit l’épreuve
de la méthodologie mise au point par la science pour vérifier l’adéquation entre la chose et
l’idée qu’on en a. Les succès extraordinaires remportés par la démarche scientifique depuis
quelques siècles et le pouvoir (le crédit, la crédibilité) que cela a donné à la science dans
l’opinion publique ont peu à peu eu pour conséquence de faire considérer que n’est vrai que
ce qui réussit l’épreuve de la méthodologie scientifique. Tout est non vrai (donc non fiable,
douteux, à rejeter, car risqué, peut-être dangereux, etc.) jusqu’à preuve (scientifique) du
contraire. Tout ce qui n’est pas passé au tamis de la méthodologie scientifique consacrée est a
priori critiquable, contestable, voire condamnable.
Et c’est bien sur ce genre de généralisation abusive que s’appuient les scientifiques qui
discréditent des disciplines comme la kinésiologie en déclarant tout simplement qu’elles ne
sont pas scientifiques : « pas scientifique » ne signifie plus seulement « pas scientifiquement
prouvé », mais signifie « pas sérieux », « pas digne de foi », « pas vrai ».
Or, ce rapport de la science à la vérité perd de vue divers éléments, et dès lors cette
conception, à mes yeux, manque de rigueur pour plusieurs raisons :
– Tout d’abord, elle disqualifie l’intuition comme source possible de vérité. On comprend
bien pourquoi la science en est arrivée là : l’intuition est beaucoup plus difficile à cerner, elle
est fugace, donc ses mécanismes sont plus difficiles à percevoir, à modéliser ; son caractère
subjectif la rend beaucoup plus difficile à partager, donc elle ne permet pas nécessairement de
se mettre d’accord à plusieurs, etc. La vérité comme adéquation entre la chose et l’intelligence
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est effectivement beaucoup plus facile à manier, mais ce n’est pas une raison suffisante pour
éliminer la vérité comme intuition.
Beaucoup de découvertes et d’inventions, d’ailleurs, y compris scientifiques, s’amorcent dans
une intuition. Un chercheur se dit : « Oui, mais, alors... » et tout à coup germe l’idée ! Le
processus de découverte s’ébauche intuitivement et cette première connaissance aboutira,
après un processus de validation, à une connaissance scientifique.
– Ensuite, la science ignore ou dénie tout ce qui fait le réel et l’expérience humaine et qui
n’entre pas dans les conditions pour être démontré scientifiquement : tout ce qui est trop
subjectif, ou non mesurable, ou rare, ou non reproductible à l’identique... Cela fait vraiment
beaucoup d’aspects du réel qu’en fait, la science ne maîtrise pas par sa méthodologie. Les
balayer d’un revers de main comme non fiables, sans interroger les limites de portée et de
pertinence de la méthodologie scientifique elle-même, n’est-ce pas un peu léger ?
– En outre, il arrive que la science ne prenne pas en compte les cas particuliers, les
exceptions, les phénomènes marginaux, parce qu’ils font partie de ce qu’elle a estimé être la
marge d’erreur tolérable qui ne met pas la règle générale en péril…
– Enfin, la science ne prend généralement pas en compte non plus le fait que l’évolution
scientifique est une histoire d’êtres humains, et que cela ouvre une brèche dans l’objectivité
qu’elle prétend garantir. Ce que, à vrai dire, la science quantique reconnaît et démontre, mais
qui ne semble guère ébranler l’assurance de ceux qui attaquent les disciplines non
conventionnelles pour raison de subjectivité.
Bref, l’hégémonie de ce rapport de la science à la vérité est réductrice, puisqu’elle tend
à ramener le vrai, c’est-à-dire le réel dont il faut tenir compte, à la seule portion de la réalité
qui est démontrée scientifiquement.
Cette attitude réductrice, mais souvent impérialiste, il faut bien le dire, des
scientifiques à l’égard des disciplines non conventionnelles comme la kinésiologie, a tendance
à susciter en réaction, dans ces disciplines non conventionnelles, deux types de comportement
assez problématiques aussi.
Le premier consiste en tentatives (... parfois un peu désespérées) de se faire admettre
parmi les scientifiques quand même et de faire passer ce que l’on fait et théorise pour
scientifique. C’est abusif, et ce n’est pas étonnant d’être alors discrédité et considéré comme
un imposteur, que l’on soit de bonne foi ou non5.
5
Par exemple, qu’aurait-il pu advenir de la « Nouvelle Médecine » du Dr Hamer, et de son créateur lui-même si,
au lieu de prétendre faire accepter d’emblée par la Faculté de Médecine ses théories novatrices qui, en réalité,
l’ébranlaient sur ses bases, le Dr Hamer avait poursuivi ses travaux sans chercher à se faire reconnaître dans le
champ scientifique ? Peut-être une tout autre histoire… Par ailleurs, à une bien plus modeste échelle, je me suis
parfois entendu dire moi-même à quelqu’un qui me semblait « scientifique étroit » : « La formation en
kinésiologie est très scientifique, vous savez. » Et j’énumérais les cours d’anatomie, de physiologie, de
neurologie, de nutrition...
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Le second comportement que l’on rencontre en réaction au parti-pris scientifique
provient de l’impression que, puisqu’on est de toute façon hors des conditions pour prouver
scientifiquement qu’on est dans le vrai, on peut, ou même on ne saurait faire autrement que de
ne se fier qu’à soi-même et à sa propre conviction intérieure, en se contentant, pour tout
garde-fou, de se sentir bien intentionné et de bonne foi. Et de considérer que l’on peut donc se
fier d’office à ses intuitions – parce que « nous », on croit à l’intuition comme source de vérité
– et que les intuitions seraient donc toutes, d’office, justes et vraies... Il me semble que là, il y
a un risque. On ne peut pas penser qu’il est possible de juger soi-même, seul, de la justesse de
ses propres intuitions et que cela suffit à cerner ce qui est vrai. On risque alors de glisser,
même sans s’en rendre compte, vers des théories ou des pratiques fumeuses ou illuminées,
comme on dit, ou plus gravement vers des abus de pouvoir, des attitudes de gourous et des
fonctionnements sectaires, en tout cas vers des postures éthiquement inacceptables.
Voilà donc où nous conduit la réflexion sur le rapport à la vérité. J’ai annoncé que je
ne pourrais pas vous dire si le discours de la kinésiologie est dans la vérité ou non, et en effet.
Tout ce que je me risquerais à dire à présent, c’est que, dans l’état actuel de notre culture, une
discipline non conventionnelle comme la kinésiologie doit tenir compte de la crédibilité
acquise par la science dans la recherche de la vérité, en cherchant à s’appuyer chaque fois que
c’est possible sur des données prouvées scientifiquement, en évitant de faire passer pour
scientifiques des propos qui ne le sont pas strictement et en déployant une vigilance extrême à
l’égard de ses intuitions.
En effet, si la vérité scientifique s’expérimente et se démontre, la vérité comme
intuition, cela se travaille aussi. C’est de ce travail-là que je voudrais vous parler maintenant.
Et mes intuitions, sont-elles bonnes, vraies, justes ?
En faisant cela, je vais aborder la seconde partie de ma thèse initiale : « la qualité
éthique du travail d’un kinésiologue dépend radicalement de la manière dont il le pratique ».
Pour décrire une manière éthique de pratiquer la kinésiologie, on pourrait énumérer toute une
série de qualités éthiques du « bon » thérapeute, et spécifiquement du « bon » kinésiologue. Il
faut être présent, à l’écoute et plutôt dans une écoute active, il faut être ouvert, tolérant, ne pas
faire intervenir ses propres croyances, éviter de rendre le client dépendant, etc. Mais c’est
encore théorique. Il ne suffit pas de le savoir pour le faire et pour le faire bien. Il faut aussi
l’apprendre concrètement, être formé pour mettre tout cela en pratique dans le cadre d’une
séance de kinésiologie, dans la communication avec le client, dans la relation d’aide. Mais
cela ne suffit pas encore non plus. J’ai, pour ma part, appris tout cela, j’ai reçu la formation et
j’essaie de l’appliquer, mais ce dont j’ai besoin en plus, du point de vue de l’éthique de mon
travail en kinésiologie, c’est une méthode, des moyens pour savoir si mes initiatives, mes
choix, petits ou grands, si toute ma manière de faire, à chaque moment, est bonne, juste, vraie
ou non. Sinon, je suis livrée à mes intuitions, et ce n’est pas suffisant, surtout quand on
prétend donner un bout d’accompagnement à d’autres personnes sur cette base.
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Vous avez peut-être déjà envie de me répondre : pourtant, quand c’est juste, on le sent,
on le sait. Je suis d’accord avec cela – et c’est justement cela, l’intuition vraie ; on va en
parler. Mais toutes les fois où je sens que ce n’est pas juste, sans savoir pour autant pourquoi
et ce qu’il faudrait changer, et toutes les fois où je ne sens pas vraiment si c’est juste ou non,
qu’est-ce que je fais ? Et toutes les fois où je voudrais quand même pouvoir suivre mon
« intuition », parce qu’elle m’ouvre une piste qui m’intéresse, moi, ou que je ne vois pas
quelle autre piste suivre à ce moment-là ? Et toutes les fois où je me dis, après coup, que je ne
suis pas tout à fait sûre de ne pas avoir un peu forcé les choses, pour les faire coller avec mon
intuition ? C’est dans ces cas-là, justement, que je voudrais pouvoir améliorer la qualité de
mon travail.
Je vous propose donc ma petite réflexion sur la vérité comme intuition, autrement dit
l’intuition vraie. Et vous me direz, j’espère, ce que vous en pensez.
D’abord, ce que l’intuition n’est pas :
– Elle n’est pas tout ce qui me passe sans crier gare par la tête.
– Et être intuitif(ve), ce n’est pas n’être pas fort en raisonnement. Ou plutôt : il ne suffit pas de
ne pas être fort en raisonnement pour être bon en intuition.
– N’est pas intuition vraie non plus tout ce qui n’est pas scientifique ou pas scientifiquement
prouvé.
– L’intuition, enfin, ce n’est pas le ressenti ni l’émotionnel.
Maintenant, ce qu’est l’intuition. La définition classique dit que l’intuition est une
connaissance directe et immédiate, qui ne nécessite pas le recours au raisonnement. Cela se
passe dans l’instant, et ce n’est pas le résultat d’un enchaînement d’idées. Le Littré dit que
l’intuition est une « connaissance soudaine, spontanée, indubitable, comme celle que la vue
nous donne de la lumière (...) ». On prend souvent, pour en parler, la métaphore de
l’illumination6. L’intuition est une pensée qui s’accompagne d’une certitude intérieure :
« C’est juste, c’est vrai, et je le sais. »
Nos pensées se présentent toujours en mots7. Donc, l’intuition, comme pensée, se
formule en mots aussi. Pourtant, la forme que l’intuition prend à sa naissance ne lui est pas
nécessairement essentielle. C’est un peu comme dans les rêves, où mon inconscient va puiser
dans mon album intérieur de quoi mettre en images et en langage les informations qu’il a à me
donner. Parfois, dès lors, mon intuition, survenue brusquement, s’affine et se précise avec le
temps, en changeant quelque peu de formulation. Il faut d’ailleurs souligner que l’intuition
vraie est bien une pensée instantanée, mais qui dure, qui persiste dans le temps.
6
… mais gare aux « illuminés » ! Le point est délicat, on ne le dira jamais trop. Et l’invitation à la vigilance se
fait pressante.
7
La question de savoir si la pensée précède le langage ou si c’est l’inverse est une question philosophique
récurrente et non résolue à ce jour.
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Au moment où elle survient, elle me frappe, me touche, me fait un choc. Cette
émotion s’accompagne d’un sentiment d’évidence – « c’est indubitable » – et les deux,
ensemble, produisent ma certitude intérieure. Voilà ce qui se passe au moment où naît en moi
une intuition juste.
Cela prend toute mon attention, je ne peux pas penser à autre chose en même temps. Et
puisque j’affirme que l’intuition, cela se travaille, il faut bien que ce travail ait lieu avant et
après, en amont et en aval de l’intuition instantanée elle-même.
Avant, je peux chercher à améliorer ma capacité de compréhension intuitive, chercher
comment je dois faire pour être à l’écoute de mes intuitions ; il existe beaucoup de moyens
pour travailler cela. Je peux aussi, bien sûr, ce serait même mieux de dire que je dois aussi
travailler sur moi-même, pour que mes intuitions pendant mon travail soient le moins possible
parasitées par mes problématiques personnelles. C’est une tâche de fond, de longue haleine.
Après, je peux chercher à traiter mes intuitions : qu’est-ce à dire ? Comment vais-je les
confronter au réel, les situer par rapport à moi, par rapport au client, ou aux autres en
général ? « Après », c’est donc la question de ce que j’en fais, de mes intuitions, accompagnée
de la nécessaire prudence quand il s’agit d’une autre personne surtout, mais aussi bien sûr
quand il s’agit de moi-même.
Voici, à cet égard, mon hypothèse de travail. Je propose d’entrer dans une démarche
de « gestion des intuitions », comme on parle de « gérer ses émotions ». Comme pour les
émotions, en effet, gérer ses intuitions, ce n’est pas les faire taire ni les ignorer, mais ce n’est
pas non plus s’y laisser noyer ni leur donner tous les droits. Mes émotions me traversent et
elles sont à mon service : leur passage physiologique en moi est porteur d’information pour
ma survie. Les maîtriser, c’est gérer consciemment l’information qu’elles me fournissent et
l’action qui s’ensuit, tout en les laissant passer et me quitter8.
Quant aux intuitions, elles me parviennent et donnent du sens, éclairent pour moi un
pan de la réalité. Elles pénètrent ma conscience en court-circuitant la construction mentale.
Maîtriser mes intuitions, cependant, ce serait gérer consciemment la place à leur donner et
l’action à initier à leur suite, notamment pour les valider, tout en laissant passer et me quitter
l’émotion qui les a accompagnées physiologiquement en moi et m’a aidée à les reconnaître.
Pour amorcer cette gestion d’un accès à la vérité par l’intuition et vous donner à
penser, je vous livre quelques pistes à explorer, et à connecter à des contextes professionnels
concrets de la pratique kinésiologique :
8
On croit facilement que maîtriser ses émotions, c’est être capable de ne pas les montrer, de dominer leur
manifestation extérieure, voire de les garder coincées à l’intérieur de soi. Il n’en est rien. Qu’au passage mes
émotions soient perceptibles par les autres ou non, ce n’est qu’un épiphénomène sans importance.
Myriam van der Brempt
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Formuler son intuition, en clarifier la formulation, sortir du flou initial pour pouvoir
examiner aussi cette pensée par la réflexion raisonnée. Pour que la réflexion consciente
puisse prendre le relais du flash intuitif.
Tester son intuition, mais en sécurité, c’est-à-dire en prenant en compte tous les autres
points de cette liste.
Être prêt(e) à remettre son intuition en question (en la modifiant, en y renonçant). Toutes
mes intuitions ne sont pas des intuitions vraies.
Être vigilant(e) quant aux effets d’une intuition que j’exprime : sur moi et, encore plus, sur
l’autre.
Vérifier auprès de l’autre ce qu’il en est et s’imposer cette limite : si mon intuition
concerne l’autre, elle n’a plus le droit de s’exprimer si l’autre ne l’accueille pas.
Guetter les petits signes ou signaux qui me disent que c’est juste ou, au contraire, que
quelque chose ne va pas.
Me méfier – être vigilant(e) encore – d’une intuition qui me fait abandonner une
procédure en cours, ou toute procédure, et travailler « sans filet ».
Vérifier que je reste dans mon domaine de compétences, même si je me mets à suivre telle
intuition qui ne correspond pas à des protocoles classiques.
Avoir à l’esprit que chaque chose que je dis, chaque détail de mon attitude (cf.
l’importance du non-verbal) et de mes comportements professionnels peut avoir un impact
sur le client. Je pense qu’une « dérive thérapeutique », cela ne vient pas d’un coup9. Cela
commence par de toutes petites choses, auxquelles je n’ai pas accordé d’importance ou
dont je n’ai pas même nécessairement pris conscience.
Donner toute leur importance aux détails, même infimes, qui disent que ça ne « colle »
pas. Au cours d’une séance de kinésiologie, ces détails peuvent être, par exemple : la suite
n’est pas congruente avec mon intuition, ou pas clairement ; de la confusion s’installe,
chez le client ou chez moi (je perds mon fil, ou me sens « switchée10 »...) ; une autre
intuition me vient à l’esprit ; je ne suis plus aussi sûre de croire à l’intuition que je viens
d’avoir ; cette intuition sert peut-être le client, mais, à l’évidence, elle me sert moi, ou se
rattache directement à quelque chose de précis qui me concerne ; ...
Principe de précaution : aucun des détails ci-dessus n’est suffisant, en soi, pour annuler la
valeur de mon intuition, mais n’importe lequel de ces éléments (et d’autres encore) est
suffisant pour appeler ma vigilance et exiger que j’aie une confirmation de mon intuition
avant de pouvoir continuer à m’y fier.
Éviter de m’installer une fois pour toutes, de façon figée, dans un système né d’intuitions
que j’ai eues et que j’ai traduites dans mes attitudes et mes habitudes de praticien(ne) :
habitudes de langage, façons de tester, interprétations, association de tels effets à telles
causes, métaphores auxquelles je tiens...
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Sauf cas d’un praticien mal intentionné, mais ce n’est évidemment pas mon propos ici.
Ce barbarisme linguistique est utilisé par les kinésiologues pour faire référence au « switching », terme
technique de kinésiologie renvoyant à certains types de stress qui se manifestent par des phénomènes de
confusion et qui peuvent être liés, chez toute personne, à des circuits d’information, notamment neurologiques.
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Myriam van der Brempt
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Ethique du kinésiologue (Congrès pour les 25 ans de l’IBK, 10 et 11 septembre 2011)
Cette liste n’est évidemment pas complète, pas plus que la réflexion sur l’éthique qui y
a mené. Elle a pour but d’indiquer au kinésiologue, pour qui l’intuition est un accès possible à
la vérité et à la justesse, qu’il y a moyen de travailler ses intuitions pour apprendre à les gérer.
Pour ma part, vous l’aurez compris, j’estime en outre que cette gestion consciente des
intuitions est éthiquement indispensable dans une profession comme la nôtre. Elle nous invite
à une attitude de vigilance active, qui peut accroître notre compétence professionnelle.
Myriam van der Brempt
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