Le sens de nos actes et le sens de l’humour L dossier

© 2013 Publié par Elsevier Masson SAS
http://dx.doi.org/10.1016/j.scad.2013.06.005
SOiNS CADRES - no 87 - août 2013 27
Donner ou redonner du sens au travail
dossier
Le sens de nos actes
et le sens de l’humour
La psychiatrie est le milieu naturel de l’absur-
dité. Le non-sens y répond au non-sens dans
un dialogue souvent délicat. Un homme entend
des voix. Il ne veut pas rester à l’hôpital, trouve
insensé qu’on l’y enferme. À ses questions folles
et ses demandes absurdes, les réponses sont des
hospitalisations et des médicaments. Comment
pouvons-nous affirmer que les actes et les propo-
sitions sont en rapport avec ce qui était demandé?
Lhumour et Lacte
z
Si nous devions chercher le sens le plus
contraire à l’acte soignant, nous pourrions dire:
le sens de l’humour.
L’humour trace un périmètre
de curi autour de nos actes, et son sens indique
toujours la direction de la sortie. Le rieux est cen-
tral, l’humour est riphérique, c’est en tout cas la
conception classique. Pour permettre le partage
des tâches, les actions coordonnées, le maintien
du cadre de travail, une certaine adhésion à la réa-
lité est exigée. Que cette adhésion se repaye en
angoisse, la philosophie classique semble plutôt
s’en satisfaire. Ainsi sommes-nous assus que nos
motivations sont profondes, que nos actions sont
fondées, qu’une éthique est pensable. L’homme,
contraint de chercher plus loin que ses actes le sens
de ces derniers, trouve satisfaisant de se répéter
qu’il assure au moins les conditions de vie de ses
semblables. C’est par exemple le point de part
de la philosophie d’Emmanuel Kant [1], même
s’il doit pour cela orer le grand refoulement de
l’humour aux marges de la vie morale.
z
Cette conception serait la meilleure, si
quelque malin génie ne venait nous murmurer
le contraire:
que l’humour est centralement
insenou fou, et le sérieux une simple tentative
de le maintenir dans les limites du raisonnable. À
faut d’adhérer à la réali, le plus clair de notre
activimentale consiste à n’en rien savoir, et ce
que nous appelons éthique, ce n’est le plus sou-
vent qu’une négociation discrète avec l’horreur
de nos actes, toujours incompréhensibles. Il est
d’ailleurs inutile d’invoquer la psychanalyse: ce
que Baruch Spinoza [2] appelait déjà les «crets
de l’esprit» donne un motif après-coup à nos
actions, et nous permet d’en ignorer les causes
ritables. Du moralisme du XVIIe siècle jusqu’à
la pene de Friedrich Nietzsche [3], l’expérience
la plus quotidienne regorge de ce mauvais esprit:
nous ne souffrons jamais d’un manque, mais d’un
excès de sens.
Le non-sens
z
Trois niveaux peuvent être proposés de ce
qui est appelé couramment le non-sens.
Le
premier est contenu dans l’exclamation «ça n’a
pas de sens!», qu’il faut d’ailleurs entendre au pied
de la lettre, un peu comme le pas-de-visse: c’est-à-
dire la sensation que quelque chose s’enclenche,
qu’un certain seuil est franchi où s’opère natu-
rellement un saut hors de l’énoncé. Les recueils
de bons-mots en sont pleins, mais les soignants
ont tous leurs propres anecdotes. À la limite
ce sont elles qui assurent le mieux l’histoire et
réflexion
z Dans le contexte psychiatrique, l’humour fou côtoie les situations les plus tragiques z Patients et
soignants sont chacun pris dans des logiques de non-sens et d’absurdiparfois insupportables z
Mais si l’humour est subversif, c’est bien qu’il est au cœur de nos actes comme une énergie prête
à se libérer z Comment l’appliquer au travail?
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The sense of our acts and the sense of humour. In the psychiatric context, mad humour arises
in the most tragic situations. Patients and caregivers are each affected by a rationale of nonsense and
absurdity which is sometimes unbearable. However, while humour may be subversive, it is good that
it is at the heart of our acts as an energy ready to be liberated. How should it be applied to our work?
Cyrille Deloro
Mots clés
Acte soignant
Distance
thérapeutique
Éthique
Psychiatrie
Psychose
Keywords
Ethics
Nursing act
Psychiatry
Psychosis
Therapeutic distance
SOiNS CADRES - no 87 - août 2013
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Donner ou redonner du sens au travail
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l’identité d’un service.
Le pas-de-sens décom-
plète, tourne le dan-
ger de coller trop au
sens, et rend le travail
en quelque sorte respi-
rable.
z
Le deuxième niveau
est la tradition du
nonsense poetry.
Par
exemple la Chasse au
Snark de Lewis Caroll
[4], génial poème sur
l’absurdité des classifi-
cations d’animaux, des
cartes de navigation et
des histoires de marins.
Le nonsense poetry
passe ensuite dans le
théâtre de l’absurde, et
dans sa version télé-
visée, à l’humour des
Shadocks. Les signes
conventionnels sont
tournés en dérision,
les conventions non-
cées comme arbitraires, l’arbitraire devient une
sorte de loi folle qui s’abat sans réfléchir sur le
masochisme humain. L’humour ravive ici son éty-
mologie anglaise du de l’humeur, peut-être
plus particulrement de l’humeur lancolique.
z
Le dernier niveau est le hors-sens du délire et de
la folie: linsen, linanité ou l’insanité. Il indique
à la pensée un point impossible le sujet se verrait
disparaître, assisterait à son propre anéantissement,
à sa propre aliénation. Un tel degré de non-sens est
en géral réservé aux patients psychotiques, mais
il nest pas rare quil inltre les pratiques soignantes.
Ici, le plus grand danger serait de ne pas le prendre
au sérieux, c’est-dire en alité: de ne pas en rire.
trois niveaux du sens
z
Il ne s’agit pas de faire l’éloge de lhumour au
travail,
mais seulement de mesurer ce fait tiré de
l’expérience: un patient qui retrouve le sens de
l’humour est en train de guérir, un soignant qui
perd le sens de l’humour perd momentanément
le sens de son travail. Non que le travail soit drôle,
ou la sanamusante, mais ce constat très simple
est peut-être le plus à même de nous renseigner
sur la notion de sens.
z
Une vie qui na pas de sens, disent les
patients, est une vie qui glisse,
qui n’accroche
pas, s
ur laquelle les gens n’ont pas de prise. Le
sens est-il un effet de matière? C’est le néant,
le rien, disent d’autres patients. Le sens est-il
un sentiment de présence, ou une protection
contre le vide? À l’inverse, une patiente raconte:
«Mon psychiatre m’avait donné du Zyprexa®, je lui ai
dit: je suis Zyprexa de la sortie?». Longtemps après
sa sortie de l’pital, elle commente, l’air un peu
triste: «Et ça ne l’a même pas fait rire.»
z
Un travail qui n’a pas de sens, disent les soi-
gnants, ne constate aucune amélioration, un
travail pour rien, sans âme, qui se ferait aussi
bien “tout seul”. Un travail, pour reprendre une
expression de Karl Marx, qui crée «des rapports
impersonnels entre des personnes et des rapports sociaux
entre des choses impersonnelles» [5], des rapports
entre simples objets: des feuilles/un trombone,
une seringue/un bras. Un travail qui suit les
lignes, sans accrocs ni heurts, en évitant les coups
et en lissant les angles.
z
Dans ces exemples, le sens apparaît dabord
intuitivement: la sensation d’un plein ou d’un
vide, que l’on ne peut que constater. Il s’agit
ensuite d’un sentiment
moral: de quelque chose
qui est ou qui n’y est pas, je peux me sentir à
mon tour rempli ou privé. C’est enfin une opéra-
tion criti
que: un mouvement de recul, une dou-
blure de l’acte où l’acte ne se suffit plus, mais doit
être en quelque sorte rapporté à la scène plus
générale de mes pensées. Les trois niveaux du
sens sont à peu près posés. L’esttique concerne
le sens intuitif du geste sens du rythme ou de
la couleur. La philosophie morale concerne les
sentiments du moi sens des valeurs ou sens de
l’autre. Léthique enfin concerne ce mouvement
de lire chaque acte dans une série qui fait sens,
figure pour laquelle nous n’avons plus vraiment
de nom mais que la tragédie grecque appelait
le Destin.
Le sens et La vaLeur
z
Cette approche du sens a l’avantage d’éviter
les confusions avec une notion en apparence
très proche:
la valeur de nos actes et de notre
travail. La question de la valeur est ts difrente:
celle par exemple du lien entre une qualité (“la
valeur n’attend pas le nombre des années” [6],
vaillance, mérite, honneur), et une quantité
(valence, force de liaison, valeur d’échange).
Il s’agit du paradoxe entre la valeur morale et
les valeurs économiques (jusque dans la valeur
d’une couleur, elle ne peut exister que dans un
échange avec d’autres, à l’inrieur d’un système).
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Donner ou redonner du sens au travail
dossier
Le monde professionnel et le marché du travail
nous mettent constamment devant ces paradoxes
: un acte à forte valeur humaine n’a pas forcément
une grande valeur d’échange (faire la toilette
d’un malade par exemple), un acte impossible à
évaluer n’en a pas moins de valeur pour autant.
Ces paradoxes culminent s qu’il s’agit d’évaluer
les actes soignants.
z
Lors d’une réunion d’évaluation interne,
l’examinatrice demande:
«Travaillez-vous avec la
notion de transfert?». Oui, pond l’équipe. «Pour-
riez-vous l’indiquer pour chaque patient, sur une échelle
de 1 à 3?». Les bonnes âmes s’indignent: «On
ne peut pas quantifier le transfert!». Quiproquos,
explications, et décision finale: finalement il vaut
mieux renoncer à dire que l’équipe travaille avec
le transfert. Les fiches d’autoévaluation n’en por-
tent pas la trace. Je cherche encore le sens de cette
anecdote. Peut-être l’équipe ne travaillait-elle pas
vraiment avec le transfert, après-tout?
z
Dans une certaine mesure, la question du
sens est même opposée à la notion de valeur.
Dans la pensée de Nietzsche par exemple, le
pro
gramme de subversion de toutes les valeurs
est toujours en même temps un programme
de libération de la valeur. Il s’agit de libérer
l’énergie captive sous l’écorce de nos intentions
conscientes, sous les habits de la moralité, pour
montrer comme cette quantité de vie reste tou-
jours disponible, mobilisable, plus forte que nos
actes. La question de la valeur se pose ainsi au-delà
du Sujet.
z
Mais le sens, au contraire, reste toujours
inséparable de nos actes,
coulé ou engagé dans
un faire, un processus, le feu de l’action. Il pose
ainsi la question de la bonne distance. Que ce
soit au sujet de la distance au travail ou thérapeu-
tique, le sens ne révèle au mieux qu’après-coup
dans quoi on s’était engagé, dans quoi on était soi-
me pris. Ainsi, la question du sens est toujours
celle de la place du sujet dans ses propositions
de rapport à l’autre, c’est-à-dire aussi dans son
propre projet inconscient.
La posture du sérieux
z
Il reste que l’humour est ce qui nous divise.
Le terme de “rigoler”, employé jadis sous la forme
pronominale (se rigoler) indique assez qu’il en
va d’un sens d’écoulement, d’un canal intérieur.
Le sens de l’humour serait ainsi le sens de se
laisser traverser par nos actes – nos intentions
bonnes ou mauvaises, nos projets inconscients,
notre ambivalence. Parce que nous rions, nous
reconnaissons que nous sommes divisés. Il n’est
pas le contraire de la souffrance, mais plutôt son
envers. Soignants et patients souffrent, se plai-
gnent, soutiennent des pressions insupportables,
cependant de deux maux le moindre: il peut
paraître plus convenable d’alléguer et reven-
diquer la souffrance, que se laisser traverser et
reconnaître le non-sens qui traverse les structures
psychiques, comme les structures hospitalières.
z
Le sens de l’humour porte ainsi le symp-
tôme de l’institution dans l’institution,
en
chacun de ses acteurs, et le plus intéressant à
partir de ce fait, consiste à chercher les lieux
s’opèrent de façon élective le refoulement et
l’interdit portés sur cette jouissance qui semble
ne servir à rien.
z
Pour prolonger cette piste,
il faudrait insister
sur le retour de l’ordre moral et le ton profession-
nel cemment adopté dans le discours soignant.
Restrictions de budgets et compressions de per-
sonnel n’engagent certes pas à rire, cependant
la tendance vient de plus loin; l’argument éco-
nomique ne suffit pas à expliquer la politique de
sérieux (“de rigueur” ou d’austérité) qui s’abat
sur les pitaux depuis quelques années. Un fan-
tasme managérial d’hyper cloisonnement des
tâches, de pluridiscipli
narité, de complémenta-
rité des fonctions est à l’œuvre, qui sert surtout
à boucher la place vide laissée au non-sens, dans
laquelle et depuis laquelle plus rien ne peut
advenir. Cette place-même que le mouvement
de psychothérapie institutionnelle des années
1970 souhaitait maintenir ouverte, déplaçable,
insaisissable, comme le lieu où le soin pouvait
se produire, est à présent occupée par une très
hypothétique logique de rendement. Le travail
perd sa dimension de jeu absurde ou de tâche
impossible, et c’est là le dernier paradoxedu
soin en milieu psychiatrique : à le croire trop
possible, à lui donner trop de sens, il perd préci-
ment et sa valeur et son sens.
concLusion
Parce qu’il est vu comme subversif, le sens de l’hu-
mour est le plus tabou, le plus éloigné de la chose
soignante, et ne peut ressurgir qu’aux marges. Le
sens d’une politique de soins n’est jamais drôle,
l’horreur d’une chambre d’isolement n’est jamais
amusante, il ne conviendra bientôt pas plus de
rire dans un hôpital que lors d’un enterrement.
Que se passera-t-il alors? Nous tomberons, nous
croulerons sous le sens du sérieux ou du devoir,
nos actes auront trop de sens.
n
Déclaration d’intérêts:
l’auteur déclare ne pas
avoir de conflits d’intérêts
en relation avec cet article.
lauteur
Cyrille Deloro,
psychanalyste,
72 bis, rue des Martyrs,
75009 Paris, France,
références
[1] Kant E. Critique de la raison
pratique, Introduction, Paris:
Pléiade; 1985, p. 623-625
[2] Spinoza B. L’Ethique,
Troisième partie, scolie de la
proposition II. Paris: Pléiade;
1954, p. 418
[3] Nietzsche F. Généalogie de la
morale, §13. Paris: Robert Laffont;
1993.
[4] Caroll L. La chasse au Snark.
Paris: Folio Gallimard; 2010.
[5] Marx K. Le Capital. Paris:
Quadrige; 1993, p.83-4, Livre I
[6] Corneille P. Le Cid. Paris:
Flammarion; 2009, Acte II,
scène 2.
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