SOiNS CADRES - no 87 - août 2013 29
Donner ou redonner du sens au travail
dossier
Le monde professionnel et le marché du travail
nous mettent constamment devant ces paradoxes
: un acte à forte valeur humaine n’a pas forcément
une grande valeur d’échange (faire la toilette
d’un malade par exemple), un acte impossible à
évaluer n’en a pas moins de valeur pour autant.
Ces paradoxes culminent dès qu’il s’agit d’évaluer
les actes soignants.
z
Lors d’une réunion d’évaluation interne,
l’examinatrice demande:
«Travaillez-vous avec la
notion de transfert?». Oui, répond l’équipe. «Pour-
riez-vous l’indiquer pour chaque patient, sur une échelle
de 1 à 3?». Les bonnes âmes s’indignent: «On
ne peut pas quantifier le transfert!». Quiproquos,
explications, et décision finale: finalement il vaut
mieux renoncer à dire que l’équipe travaille avec
le transfert. Les fiches d’autoévaluation n’en por-
tent pas la trace. Je cherche encore le sens de cette
anecdote. Peut-être l’équipe ne travaillait-elle pas
vraiment avec le transfert, après-tout?
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Dans une certaine mesure, la question du
sens est même opposée à la notion de valeur.
Dans la pensée de Nietzsche par exemple, le
pro
gramme de subversion de toutes les valeurs
est toujours en même temps un programme
de libération de la valeur. Il s’agit de libérer
l’énergie captive sous l’écorce de nos intentions
conscientes, sous les habits de la moralité, pour
montrer comme cette quantité de vie reste tou-
jours disponible, mobilisable, plus forte que nos
actes. La question de la valeur se pose ainsi au-delà
du Sujet.
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Mais le sens, au contraire, reste toujours
inséparable de nos actes,
coulé ou engagé dans
un faire, un processus, le feu de l’action. Il pose
ainsi la question de la bonne distance. Que ce
soit au sujet de la distance au travail ou thérapeu-
tique, le sens ne révèle au mieux qu’après-coup
dans quoi on s’était engagé, dans quoi on était soi-
même pris. Ainsi, la question du sens est toujours
celle de la place du sujet dans ses propositions
de rapport à l’autre, c’est-à-dire aussi dans son
propre projet inconscient.
La posture du sérieux
z
Il reste que l’humour est ce qui nous divise.
Le terme de “rigoler”, employé jadis sous la forme
pronominale (se rigoler) indique assez qu’il en
va d’un sens d’écoulement, d’un canal intérieur.
Le sens de l’humour serait ainsi le sens de se
laisser traverser par nos actes – nos intentions
bonnes ou mauvaises, nos projets inconscients,
notre ambivalence. Parce que nous rions, nous
reconnaissons que nous sommes divisés. Il n’est
pas le contraire de la souffrance, mais plutôt son
envers. Soignants et patients souffrent, se plai-
gnent, soutiennent des pressions insupportables,
cependant de deux maux le moindre: il peut
paraître plus convenable d’alléguer et reven-
diquer la souffrance, que se laisser traverser et
reconnaître le non-sens qui traverse les structures
psychiques, comme les structures hospitalières.
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Le sens de l’humour porte ainsi le symp-
tôme de l’institution dans l’institution,
en
chacun de ses acteurs, et le plus intéressant à
partir de ce fait, consiste à chercher les lieux où
s’opèrent de façon élective le refoulement et
l’interdit portés sur cette jouissance qui semble
ne servir à rien.
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Pour prolonger cette piste,
il faudrait insister
sur le retour de l’ordre moral et le ton profession-
nel récemment adopté dans le discours soignant.
Restrictions de budgets et compressions de per-
sonnel n’engagent certes pas à rire, cependant
la tendance vient de plus loin; l’argument éco-
nomique ne suffit pas à expliquer la politique de
sérieux (“de rigueur” ou d’austérité) qui s’abat
sur les hôpitaux depuis quelques années. Un fan-
tasme managérial d’hyper cloisonnement des
tâches, de pluridiscipli
narité, de complémenta-
rité des fonctions est à l’œuvre, qui sert surtout
à boucher la place vide laissée au non-sens, dans
laquelle et depuis laquelle plus rien ne peut
advenir. Cette place-même que le mouvement
de psychothérapie institutionnelle des années
1970 souhaitait maintenir ouverte, déplaçable,
insaisissable, comme le lieu où le soin pouvait
se produire, est à présent occupée par une très
hypothétique logique de rendement. Le travail
perd sa dimension de jeu absurde ou de tâche
impossible, et c’est là le dernier paradoxedu
soin en milieu psychiatrique : à le croire trop
possible, à lui donner trop de sens, il perd préci-
sément et sa valeur et son sens.
concLusion
Parce qu’il est vu comme subversif, le sens de l’hu-
mour est le plus tabou, le plus éloigné de la chose
soignante, et ne peut ressurgir qu’aux marges. Le
sens d’une politique de soins n’est jamais drôle,
l’horreur d’une chambre d’isolement n’est jamais
amusante, il ne conviendra bientôt pas plus de
rire dans un hôpital que lors d’un enterrement.
Que se passera-t-il alors? Nous tomberons, nous
croulerons sous le sens du sérieux ou du devoir,
nos actes auront trop de sens.
n
Déclaration d’intérêts:
l’auteur déclare ne pas
avoir de conflits d’intérêts
en relation avec cet article.
l’auteur
Cyrille Deloro,
psychanalyste,
72 bis, rue des Martyrs,
75009 Paris, France,
références
[1] Kant E. Critique de la raison
pratique, Introduction, Paris:
Pléiade; 1985, p. 623-625
[2] Spinoza B. L’Ethique,
Troisième partie, scolie de la
proposition II. Paris: Pléiade;
1954, p. 418
[3] Nietzsche F. Généalogie de la
morale, §13. Paris: Robert Laffont;
1993.
[4] Caroll L. La chasse au Snark.
Paris: Folio Gallimard; 2010.
[5] Marx K. Le Capital. Paris:
Quadrige; 1993, p.83-4, Livre I
[6] Corneille P. Le Cid. Paris:
Flammarion; 2009, Acte II,
scène 2.