Le sens de nos actes et le sens de l’humour L dossier

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dossier
Donner ou redonner du sens au travail
réflexion
Le sens de nos actes
et le sens de l’humour
z Dans le contexte psychiatrique, l’humour fou côtoie les situations les plus tragiques z Patients et
soignants sont chacun pris dans des logiques de non-sens et d’absurdité parfois insupportables z
Mais si l’humour est subversif, c’est bien qu’il est au cœur de nos actes comme une énergie prête
à se libérer z Comment l’appliquer au travail ?
Cyrille Deloro
© 2013 Publié par Elsevier Masson SAS
The sense of our acts and the sense of humour. In the psychiatric context, mad humour arises
in the most tragic situations. Patients and caregivers are each affected by a rationale of nonsense and
absurdity which is sometimes unbearable. However, while humour may be subversive, it is good that
it is at the heart of our acts as an energy ready to be liberated. How should it be applied to our work?
© 2013 Published by Elsevier Masson SAS
L
a psychiatrie est le milieu naturel de l’absurdité. Le non-sens y répond au non-sens dans
un dialogue souvent délicat. Un homme entend
des voix. Il ne veut pas rester à l’hôpital, trouve
insensé qu’on l’y enferme. À ses questions folles
et ses demandes absurdes, les réponses sont des
hospitalisations et des médicaments. Comment
pouvons-nous affirmer que les actes et les propositions sont en rapport avec ce qui était demandé ?
L’humour et l’acte
zz Si nous devions chercher le sens le plus
contraire à l’acte soignant, nous pourrions dire :
le sens de l’humour. L’humour trace un périmètre
de sécurité autour de nos actes, et son sens indique
toujours la direction de la sortie. Le sérieux est central, l’humour est périphérique, c’est en tout cas la
conception classique. Pour permettre le partage
des tâches, les actions coordonnées, le maintien
du cadre de travail, une certaine adhésion à la réalité est exigée. Que cette adhésion se repaye en
angoisse, la philosophie classique semble plutôt
s’en satisfaire. Ainsi sommes-nous assurés que nos
motivations sont profondes, que nos actions sont
fondées, qu’une éthique est pensable. L’homme,
contraint de chercher plus loin que ses actes le sens
de ces derniers, trouve satisfaisant de se répéter
qu’il assure au moins les conditions de vie de ses
semblables. C’est par exemple le point de départ
de la philosophie d’Emmanuel Kant [1], même
s’il doit pour cela opérer le grand refoulement de
l’humour aux marges de la vie morale.
SOiNS CADRES - no 87 - août 2013
zz Cette conception serait la meilleure, si
quelque malin génie ne venait nous murmurer
le contraire : que l’humour est centralement
Mots clés
insensé ou fou, et le sérieux une simple tentative
de le maintenir dans les limites du raisonnable. À
défaut d’adhérer à la réalité, le plus clair de notre
activité mentale consiste à n’en rien savoir, et ce
que nous appelons éthique, ce n’est le plus souvent qu’une négociation discrète avec l’horreur
de nos actes, toujours incompréhensibles. Il est
d’ailleurs inutile d’invoquer la psychanalyse : ce
que Baruch Spinoza [2] appelait déjà les « décrets
de l’esprit » donne un motif après-coup à nos
actions, et nous permet d’en ignorer les causes
véritables. Du moralisme du XVIIe siècle jusqu’à
la pensée de Friedrich Nietzsche [3], l’expérience
la plus quotidienne regorge de ce mauvais esprit :
nous ne souffrons jamais d’un manque, mais d’un
excès de sens.
•Distance
thérapeutique
•Acte soignant
•Éthique
•Psychiatrie
•Psychose
Keywords
•Ethics
•Nursing act
•Psychiatry
•Psychosis
•Therapeutic distance
Le non-sens
zz Trois niveaux peuvent être proposés de ce
qui est appelé couramment le non-sens. Le
premier est contenu dans l’exclamation « ça n’a
pas de sens ! », qu’il faut d’ailleurs entendre au pied
de la lettre, un peu comme le pas-de-visse : c’est-àdire la sensation que quelque chose s’enclenche,
qu’un certain seuil est franchi où s’opère naturellement un saut hors de l’énoncé. Les recueils
de bons-mots en sont pleins, mais les soignants
ont tous leurs propres anecdotes. À la limite
ce sont elles qui assurent le mieux l’histoire et
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http://dx.doi.org/10.1016/j.scad.2013.06.005
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l’identité d’un service.
Le pas-de-sens décomplète, détourne le danger de coller trop au
sens, et rend le travail
en quelque sorte respirable.
zz Le deuxième niveau
© Folotia.com
est la t r adit ion du
nonsense poetry. Par
exemple la Chasse au
Snark de Lewis Caroll
[4], génial poème sur
l’absurdité des classifications d’animaux, des
cartes de navigation et
des histoires de marins.
Le nonsense poetr y
passe ensuite dans le
théâtre de l’absurde, et
dans sa version télévisée, à l’humour des
Shadocks. Les signes
conventionnels sont
tournés en dérision,
les conventions dénoncées comme arbitraires, l’arbitraire devient une
sorte de loi folle qui s’abat sans réfléchir sur le
masochisme humain. L’humour ravive ici son étymologie anglaise du côté de l’humeur, peut-être
plus particulièrement de l’humeur mélancolique.
zz Le dernier niveau est le hors-sens du délire et de
la folie : l’insensé, l’inanité ou l’insanité. Il indique
à la pensée un point impossible où le sujet se verrait
disparaître, assisterait à son propre anéantissement,
à sa propre aliénation. Un tel degré de non-sens est
en général réservé aux patients psychotiques, mais
il n’est pas rare qu’il infiltre les pratiques soignantes.
Ici, le plus grand danger serait de ne pas le prendre
au sérieux, c’est-à-dire en réalité : de ne pas en rire.
Trois niveaux du sens
zz Il ne s’agit pas de faire l’éloge de l’humour au
travail, mais seulement de mesurer ce fait tiré de
l’expérience : un patient qui retrouve le sens de
l’humour est en train de guérir, un soignant qui
perd le sens de l’humour perd momentanément
le sens de son travail. Non que le travail soit drôle,
ou la santé amusante, mais ce constat très simple
est peut-être le plus à même de nous renseigner
sur la notion de sens.
zz Une vie qui n’a pas de sens, disent les
patients, est une vie qui glisse, qui n’accroche
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pas, sur laquelle les gens n’ont pas de prise. Le
sens est-il un effet de matière ? C’est le néant,
le rien, disent d’autres patients. Le sens est-il
un sentiment de présence, ou une protection
contre le vide ? À l’inverse, une patiente raconte :
« Mon psychiatre m’avait donné du Zyprexa®, je lui ai
dit : je suis Zyprexa de la sortie ? ». Longtemps après
sa sortie de l’hôpital, elle commente, l’air un peu
triste : « Et ça ne l’a même pas fait rire. »
zz Un travail qui n’a pas de sens, disent les soignants, ne constate aucune amélioration, un
travail pour rien, sans âme, qui se ferait aussi
bien “tout seul”. Un travail, pour reprendre une
expression de Karl Marx, qui crée « des rapports
impersonnels entre des personnes et des rapports sociaux
entre des choses impersonnelles » [5], des rapports
entre simples objets : des feuilles/un trombone,
une seringue/un bras. Un travail qui suit les
lignes, sans accrocs ni heurts, en évitant les coups
et en lissant les angles.
zz Dans ces exemples, le sens apparaît d’abord
intuitivement : la sensation d’un plein ou d’un
vide, que l’on ne peut que constater. Il s’agit
ensuite d’un sentiment moral : de quelque chose
qui est là ou qui n’y est pas, je peux me sentir à
mon tour rempli ou privé. C’est enfin une opération critique : un mouvement de recul, une doublure de l’acte où l’acte ne se suffit plus, mais doit
être en quelque sorte rapporté à la scène plus
générale de mes pensées. Les trois niveaux du
sens sont à peu près posés. L’esthétique concerne
le sens intuitif du geste – sens du rythme ou de
la couleur. La philosophie morale concerne les
sentiments du moi – sens des valeurs ou sens de
l’autre. L’éthique enfin concerne ce mouvement
de lire chaque acte dans une série qui fait sens,
figure pour laquelle nous n’avons plus vraiment
de nom mais que la tragédie grecque appelait
le Destin.
Le sens et la valeur
zz Cette approche du sens a l’avantage d’éviter
les confusions avec une notion en apparence
très proche : la valeur de nos actes et de notre
travail. La question de la valeur est très différente :
celle par exemple du lien entre une qualité (“la
valeur n’attend pas le nombre des années” [6],
vaillance, mérite, honneur), et une quantité
(valence, force de liaison, valeur d’échange).
Il s’agit du paradoxe entre la valeur morale et
les valeurs économiques (jusque dans la valeur
d’une couleur, elle ne peut exister que dans un
échange avec d’autres, à l’intérieur d’un système).
SOiNS CADRES - no 87 - août 2013
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Le monde professionnel et le marché du travail
nous mettent constamment devant ces paradoxes
: un acte à forte valeur humaine n’a pas forcément
une grande valeur d’échange (faire la toilette
d’un malade par exemple), un acte impossible à
évaluer n’en a pas moins de valeur pour autant.
Ces paradoxes culminent dès qu’il s’agit d’évaluer
les actes soignants.
zz Lors d’une réunion d’évaluation interne,
l’examinatrice demande : « Travaillez-vous avec la
notion de transfert ? ». Oui, répond l’équipe. « Pourriez-vous l’indiquer pour chaque patient, sur une échelle
de 1 à 3 ? ». Les bonnes âmes s’indignent : « On
ne peut pas quantifier le transfert ! ». Quiproquos,
explications, et décision finale : finalement il vaut
mieux renoncer à dire que l’équipe travaille avec
le transfert. Les fiches d’autoévaluation n’en portent pas la trace. Je cherche encore le sens de cette
anecdote. Peut-être l’équipe ne travaillait-elle pas
vraiment avec le transfert, après-tout ?
zz Dans une certaine mesure, la question du
sens est même opposée à la notion de valeur.
Dans la pensée de Nietzsche par exemple, le
programme de subversion de toutes les valeurs
est toujours en même temps un programme
de libération de la valeur. Il s’agit de libérer
l’énergie captive sous l’écorce de nos intentions
conscientes,­sous les habits de la moralité, pour
montrer comme cette quantité de vie reste toujours disponible, mobilisable, plus forte que nos
actes. La question de la valeur se pose ainsi au-delà
du Sujet.
zz Mais le sens, au contraire, reste toujours
inséparable de nos actes, coulé ou engagé dans
un faire, un processus, le feu de l’action. Il pose
ainsi la question de la bonne distance. Que ce
soit au sujet de la distance au travail ou thérapeutique, le sens ne révèle au mieux qu’après-coup
dans quoi on s’était engagé, dans quoi on était soimême pris. Ainsi, la question du sens est toujours
celle de la place du sujet dans ses propositions
de rapport à l’autre, c’est-à-dire aussi dans son
propre projet inconscient.
La posture du sérieux zz Il reste que l’humour est ce qui nous divise.
Le terme de “rigoler”, employé jadis sous la forme
pronominale (se rigoler) indique assez qu’il en
va d’un sens d’écoulement, d’un canal intérieur.
Le sens de l’humour serait ainsi le sens de se
laisser traverser par nos actes – nos intentions
bonnes ou mauvaises, nos projets inconscients,
notre ambivalence. Parce que nous rions, nous
SOiNS CADRES - no 87 - août 2013
reconnaissons que nous sommes divisés. Il n’est
pas le contraire de la souffrance, mais plutôt son
envers. Soignants et patients souffrent, se plaignent, soutiennent des pressions insupportables,
cependant de deux maux le moindre : il peut
paraître plus convenable d’alléguer et revendiquer la souffrance, que se laisser traverser et
reconnaître le non-sens qui traverse les structures
psychiques, comme les structures hospitalières.
zz Le sens de l’humour porte ainsi le symptôme de l’institution dans l’institution, en
chacun de ses acteurs, et le plus intéressant à
partir de ce fait, consiste à chercher les lieux où
s’opèrent de façon élective le refoulement et
l’interdit portés sur cette jouissance qui semble
ne servir à rien.
zz Pour prolonger cette piste, il faudrait insister
sur le retour de l’ordre moral et le ton professionnel récemment adopté dans le discours soignant.
Restrictions de budgets et compressions de personnel n’engagent certes pas à rire, cependant
la tendance vient de plus loin ; l’argument économique ne suffit pas à expliquer la politique de
sérieux (“de rigueur” ou d’austérité) qui s’abat
sur les hôpitaux depuis quelques années. Un fantasme managérial d’hyper cloisonnement des
tâches, de pluridisciplinarité, de complémentarité des fonctions est à l’œuvre, qui sert surtout
à boucher la place vide laissée au non-sens, dans
laquelle et depuis laquelle plus rien ne peut
advenir. Cette place-même que le mouvement
de psychothérapie institutionnelle des années
1970 souhaitait maintenir ouverte, déplaçable,
insaisissable, comme le lieu où le soin pouvait
se produire, est à présent occupée par une très
hypothétique logique de rendement. Le travail
perd sa dimension de jeu absurde ou de tâche
impossible, et c’est là le dernier paradoxe du
soin en milieu psychiatrique : à le croire trop
possible, à lui donner trop de sens, il perd précisément et sa valeur et son sens.
Références
[1] Kant E. Critique de la raison
pratique, Introduction, Paris:
Pléiade; 1985, p. 623-625
[2] Spinoza B. L’Ethique,
Troisième partie, scolie de la
proposition II. Paris: Pléiade;
1954, p. 418
[3] Nietzsche F. Généalogie de la
morale, §13. Paris: Robert Laffont;
1993.
[4] Caroll L. La chasse au Snark.
Paris: Folio Gallimard; 2010.
[5] Marx K. Le Capital. Paris:
Quadrige; 1993, p.83-4, Livre I
[6] Corneille P. Le Cid. Paris :
Flammarion; 2009, Acte II,
scène 2.
Conclusion
Parce qu’il est vu comme subversif, le sens de l’humour est le plus tabou, le plus éloigné de la chose
soignante, et ne peut ressurgir qu’aux marges. Le
sens d’une politique de soins n’est jamais drôle,
l’horreur d’une chambre d’isolement n’est jamais
amusante, il ne conviendra bientôt pas plus de
rire dans un hôpital que lors d’un enterrement.
Que se passera-t-il alors ? Nous tomberons, nous
croulerons sous le sens du sérieux ou du devoir,
nos actes auront trop de sens. n
Déclaration d’intérêts :
l’auteur déclare ne pas
avoir de conflits d’intérêts
en relation avec cet article.
L’auteur Cyrille Deloro,
psychanalyste,
72 bis, rue des Martyrs,
75009 Paris, France,
[email protected]
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