Chapitre 1 : Et Allah vint à Détroit
1918. Alors que six jours plus tôt, un armistice a mis un terme à une guerre lointaine dans laquelle
les États Unis se sont impliqués tardivement, deux Américains pénètrent dans un petit restaurant
situé au 803 south third street à Los Angeles. Une fois installés, Benkert et Gillibrand, ce sont
leurs noms, décident de passer commande d'un steak. A leur grande surprise, le cuisinier, dont le
commerce ne roule pas sur l'or et qui ne peut se permettre d'être victime de grivèlerie, leur réclame
une caution de deux dollars avant de mettre la viande à cuire. Devant les protestations que
déclenchent ces méthodes commerciales pour le moins inhabituelles, le ton monte rapidement : le
restaurateur, en effet, est d'un tempérament peu enclin aux concessions.
Très vite, On passe des plaintes aux menaces, des menaces aux invectives. Les esprits s'échauffent.
Dans un accès de rage, le restaurateur braque un revolver en direction des deux hommes puis, se
ravisant, il range l'arme, sort de l'arrière du comptoir pour s'approcher d'eux, bien décidé de régler
ses comptes à coups de poings. Il tente de frapper Gillibrand une première fois; le client recule et
sort du restaurant. Le cuistot le suit jusque dans la rue, le frappe à nouveau et déséquilibre sa
victime qui tombe à terre tandis que sa tête heurte de plein fouet la bordure du trottoir. En un
instant, son agresseur s'installe à califourchon sur lui puis, l'attrapant à la gorge, lui claque la tête
sur la chaussée avant de prendre la fuite.
La police, informée de l'échauffourée, se met rapidement à la recherche du restaurateur qu'elle
arrête non loin de son restaurant, à South Bunkerhill Street. Au poste de police, l'homme, qui sera
relâché dans les heures qui suivent - le plaignant ayant décidé de ne pas entamer de poursuites - doit
répondre à un interrogatoire et décliner son état civil. Il déclare à l'agent qui l'interroge qu'il se
nomme Wallie Ford : l'homme que des milliers de Noirs-américains considèrent aujourd'hui comme
l'incarnation d' Allah vient d'entrer pour la première fois – et pas la dernière – dans les annales des
services de police américains.3
Après cet incident, la vie de Wallace Ford, puisque c'est le nom sous lequel il est alors connu,
reprend un cours normal. Grand, et mince, l'homme a la peau basanée, les cheveux noirs bouclés,
les yeux de la même couleur, légèrement en amande, qui trahissent des origines métissées. Il a
aussi des traits de type européen et un nez droit qui lui permettent, pendant sa jeunesse, de passer
pour un Blanc. Ses fonctions de gérant du restaurant, son sourire charmeur lui valent un certain
succès auprès de ses serveuses, dont certaines finissent dans son lit . C'est ainsi qu'il se lie avec
Hazel Barton, une jeune blanche âgée de 25 ans originaire de l'état de New York. En 1919, le
couple décide de se mettre en ménage dans un appartement situé au dessus du restaurant mais
lorsque la jeune femme évoque la possibilité d'un mariage, Wallace l'informe que la chose est
impossible : il est déjà marié dans l'Oregon, mais n'a pu obtenir le divorce de sa première femme,
d'où a résulté une séparation particulièrement difficile.4
Un an plus tard, le premier septembre 1920, Wallace Ford et Hazel Barton, ont un enfant qu'ils
nomment Wallace Dodd Ford.5 Sur le certificat de naissance de son fils, le père se décrit comme
un individu de race blanche, restaurateur, né en Nouvelle-Zélande et âgé de 26 ans.6 Ce sera, pour
Hazel, un indice sur les origines de son concubin car celui ci, à vrai dire, parle très rarement de son
passé, de sa famille et de l'éducation qu'il a reçu. Il ne témoigne également d'aucun intérêt pour la
politique, la religion ou les questions sociales de son temps. Tout au plus sait-elle qu'il est arrivé à
Los Angeles quatre ou cinq ans plus tôt et, par les confidences que lui a fait une serveuse qui était
sortie avec Fard, qu'il est quasiment illettré : cette dernière a souvent rédigé pour lui les lettres qu'il
envoyait à ses parents en Nouvelle-Zélande, tant il avait de mal à tenir sa correspondance.7
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