POURQUOI, LA PHILOSOPHIE ? « ELOGE DU CHEMIN DE L’ETONNEMENT » Primum vivere deinde philosophari * . Donner un sens à sa vie, apprendre à être heureux, vivre plus confortablement, ne plus avoir peur, prendre de la confiance en soi, paraître moins bête au dîner du samedi soir… Voici la philosophie à la « mode », et avec elle les nombreuses solutions qu’elle promet comme autant de produits miracles. Mais avant toute chose : il faut apparemment la rendre « accessible ». Remarquez que ceux qui expliquent parler d’accessibilité des livres de philosophie au nom de tous – les journalistes et les médias – sont ceux qui, très certainement, n’en n’ont jamais ouvert un seul. Et puis ça y est ! On a enfin des raisons pour ne pas les lire tels qu’ils sont – langages trop abscons, sujets vieillots, style « démodé », époque révolue, outil obsolète… On se rassure, dans l’erreur, mais malgré tout, ça fait bien de lire de la philo, ça fait smart, c’est plus distingué que la télé : mais alors il faut qu’elle soit simple, quand même, faut qu’on comprenne de quoi ça parle, on veut bien s’y mettre mais faut aussi que le penseur pense à nous… A ce titre, Roland Barthes disait justement que prétendre qu’on ne comprend rien, c’est se croire « d’une intelligence assez sûre pour que l’aveu d’une incompréhension mette en cause la clarté de l’auteur et non celle de son propre cerveau ». Tel un antidote, on part fréquenter le philosophe, le cœur plus léger, plein d’espoir, un peu comme on va chez son médecin, son curé ou son psychanalyste, persuadé qu’on en sortira plus rassuré, plus éclairé, moins douteux ! Illusions profondes. De là découle trois erreurs : notre souhait d’accessibilité indexe notre propre incompétence dans la lecture, dans notre attention cognitive et dans notre grave manque de curiosité et d’humilité à la plume du philosophe qui, il faut le dire, est là quand même pour ce faire comprendre – sinon il n’écrirait tout simplement pas - et, pour les plus « grands » penseur ont ceci d’absolument génial de pouvoir transpercer les siècles sans être moins compris, ni même dépassés. L’art de l’inactualité, comme de ce qui est en dehors de la mode, est d’être toujours là, continuellement présent, immanent au réel, indépendant des attentes et des opinions humaines. La deuxième erreur est de vouloir simplement découvrir la philosophie parce-que c’est à la mode. C’est suivre la vague commune. Être dans l’air du temps, c’est se complaire dans les enjeux du présent, c’est contenter la doxa (opinion courante), courir * D’abord vivre, et, après philosopher les rues, pour un temps seulement, et ranger les livres (et la réflexion) au fond de la bibliothèque quand un autre palliatif saura mieux plaire à tous. L’argument de la mode est peut-être le terme le plus antithétique de la philosophie. Parce-que la philosophie enseigne que la mode est simplement de la poudre aux yeux, qui, dans un même élan d’enjoliver, de séduire, d’embaumer, masque, voile, aveugle, et rend visible les faiblesses en voulant les cacher pour justement correspondre à ce que désire la doxa. Être « tendance », et désirer la mode, c’est se sentir comme un personnage important et influant dans une société du spectacle qui terrifie et fige dans une image tous ceux qui veulent s’y divertir. L’ultime erreur, peut-être la plus profonde, est de croire que la philosophie est un remède, une pilule capable de lénifier nos angoisses et de calmer nos doutes en apportant des certitudes inviolables, des principes miraculeux et réconfortants. Or, le principal obstacle à la pratique de la philosophie est le besoin obsessionnel de certitude, qui n’est peut-être qu’un alter ego dissimulé de la bêtise. La philosophie n’apporte pas des certitudes, mais se propose avant tout de semer du doute. Le besoin de certitude est la résultante d’un désir irrépressible de Vérité. Or, la Vérité, bien qu’elle soit le leitmotiv et la conclusion d’une démarche scientifique, n’a pas le même statut en philosophie. Avant de chercher la Vérité, la philosophie se propose d’abord de la penser. Dans un magnifique texte de Clément Rosset – comme nombre de ses textes – intitulé Le principe de cruauté datant de 1988, où il est question de vérité, de bêtise, de folie et de réalité, l’auteur exprime la relation de la philosophie au désir de vérité : « Dans la mesure où la philosophie est une science des problèmes insolubles, ou du moins des problèmes non résolus comme disait Brunschvicg, les solutions qu’elle apporte à ses propres problèmes sont nécessairement et par définition douteuses – à tel point qu’une vérité qui serait certaine cesserait par là même d’être une vérité philosophique, et qu’un philosophe qui serait persuadé de la vérité qu’il propose cesserait du même coup d’être un philosophe. Ce principe d’incertitude, selon qu’il est respecté ou non, peut servir d’ailleurs de critère pour départager véritables et faux philosophes : un grand penseur est toujours des plus réservés quant à la valeur des vérités qu’il suggère, alors qu’un philosophe médiocre se reconnaît, entre autres choses, à ceci qu’il demeure toujours persuadé de la vérité des inepties qu’il énonce. » Sans se donner corps et âme à l’absolu d’un assentiment universel (démarche totalitaire) la démarche philosophique s’en tient avant tout à la moindre des erreurs, cherchant à désapprendre à penser d’une certaine manière et à dénoncer des illusions plutôt que vanter l’accession à la Terre Promise. La philosophie ne comble pas le désir en un objet définitif mais propose de réfléchir le sens même de ce désir. Rien n’est plus philosophique que de penser le besoin actuel que nous avons d’elle, jusqu’à la considérer comme à la mode, symptôme indirect mais révélateur d’un mal-être profond que la philosophie ne satisfera pas mais questionnera, et arrivera peut-être à dissoudre. Faisons le pari théorique que si tout le monde philosophait véritablement, le sens même Pourquoi lire de la philosophie ? « Eloge du chemin de l’étonnement » - JP de la mode disparaîtrait, tout comme le besoin insatiable de s’accrocher à des certitudes, l’aliment moteur de la bêtise des croyances et des illusions diverses et variées. Outre les différentes erreurs du sens même d’une mode de la philosophie – que nous avons dénombrés sommairement au nombre de trois – il existe un paradoxe profond entre deux types de croyance dans la relation de l’opinion courante vis-à-vis de la philosophie, paradoxe en partie soulevé par Louis Althusser dans son ouvrage Sur la reproduction (Actuel Marx-PUF, 1995). Le fait est que, semble-t-il, tout le monde sait ce qu’est la philosophie : l’image de Mr Jourdain dans le Bourgeois gentilhomme de Molière en est l’exemple typique, faisant de la prose sans le savoir. L’autre croyance consiste à dévaluer la démarche philosophique par l’image de Thales – philosophe pythagoricien - tombant dans un puits à force de regarder les cieux, raillé par la servante Thrace qui le regarde : ainsi, à trop vouloir penser la réalité hors de portée de l’homme ordinaire et à être reclus dans sa tour d’ivoire, le philosophe manque le quotidien lui-même et oublie que le réel est ici-bas. D’un côté le savant se moque de l’ignorant (Mr Jourdain), de l’autre l’ignorante rit du savant. Dans les deux cas, deux allégories simplistes et dogmatiques. Parce-que la philosophie n’est pas que l’apanage des « quelques-uns », ni une manière de s’enorgueillir grossièrement, elle n’est ni élitiste, ni « populiste ». Elle est étonnement, rigueur, attention, humilité, et cherche la vie. Tant que l’on vit, et lorsque l’on pense, on philosophe, du moins a-t-on cette potentialité. La matière première de la philosophie est le quotidien, ne serait-ce que pour ensuite s’en échapper - à jamais. Car qu’est-ce que le quotidien ? En latin, quotidianus, c’est ce qui se répète tous les jours, ce qui nous est familier, ce qui nous ennuie souvent, et que rarement nous remettons en question. Le quotidien, c’est le socle sur lequel nous vivons actuellement mais que l’on aimerait toujours fuir ; c’est la grisaille de la prévision, c’est sa femme au réveil qui va au toilette, c’est l’antiémerveillement. On le néglige, et pourtant il nous constitue, il nous rattrape quand on s’en échappe, mais adoré quand, chaque jour, il nous offre son moment de répit tant attendu : la pause-café, la lecture, l’amour, le pain beurré, la course à pied, le levé du jour. Le quotidien est le monde intact sur lequel la philosophie peut s’épanouir, comme sur un terreau fertile, parce qu’il est intouchable. Le familier, par définition, c’est ce qui se répète, se mémorise, se chosifie en une habitude. Ce qui se passe, sans que l’on ait mot à dire. C’est comme ça. Et heureusement que c’est comme ça, car sinon plus de repère, plus de confort, plus de normes, plus de principes. A ce moment-là, pourtant, la philosophie vient titiller, vient s’immiscer bon gré mal gré dans cet interstice vacillant. Ce qui se répète tous les jours, c’est aussi tout ce qu’on oublie de manière indirecte : que l’on va mourir, que le temps passe, que l’on se divertit, que les traditions nous accablent, que l’on ne change pas d’avis comme de chemises, que l’on chérit misérablement la certitude du familier et qu’à défaut de vivre intensément, nous préférons l’illusion réconfortante à la vérité qui dérange … Pourquoi lire de la philosophie ? « Eloge du chemin de l’étonnement » - JP Autant dire que le quotidien est une terra incognita. Tout comme l’opinion (doxa), que tant de philosophes ont méprisé – relisons Platon et l’allégorie de la caverne au Livre VI de La République – le quotidien est peut-être l’objet le plus ordinaire et le plus universel du genre humain. De ce fait, chacun est potentiellement philosophe. Longtemps combattu par la philosophie grecque, l’opinion semblait de l’ordre du persuasif, de l’émotionnel, du réactif, tandis que le logos, c’est-à-dire à la fois la raison et le discours vrai, était la phase évolutive, supérieure et réflexive de la doxa. En d’autres termes, la doxa serait l’objet du débat au café du commerce, alors que le logos serait en discussion dans une réunion d’intellectuels. Or, cette distinction, en plus d’être pleine de mépris, est fondamentalement erronée : car la doxa n’est pas à haïr, mais à s’en extirper, ce qui est différent. Puisque la philosophie naît de l’étonnement et du besoin de comprendre – pour désapprendre à penser ! – le lieu commun qu’est l’opinion courante est ce qui donne sens, au sens d’une direction et non d’une signification, à la pratique philosophique. Le confort s’édifie dans le quotidien, et l’opinion n’est qu’une de ses manifestations. Le lieu commun, c’est la parole certaine (et un peu bête) qui nous donne du baume au cœur et permet de rassurer notre pensée, nos actes, notre petit monde, pour un temps seulement. En résumé, et pour reprendre le fil de notre défrichement introductif, nous comprenons le sens d’une critique de la notion d’accessibilité qu’exprime, a priori, tant de personnes en panique à l’orée d’une lecture philosophique. Critiquer ceux qui souhaitent une vulgarisation de la philosophie n’est ni une position dominante et pédante, de celui qui souhaite préserver le monopole de la réflexion du haut de sa chaire, ni une position d’exégète spécialiste et puriste qui ne peut admettre une distorsion du langage au nom de tous. Non, le sens d’une critique rationnel et fondé sur les pourfendeurs de la compréhension philosophique se fonde sur l’essence même de cette pratique, qui est, comme nous l’avons esquissé, universelle, quotidienne, éminemment pratique. Le philosophe n’a ni écrit pour nous embrouiller – comme pourtant semble l’indiquer en creux ceux qui critiquent le langage abscons – ni écrit pour nous faire plaisir en lisant ce que nous voulons entendre ; d’où l’erreur de chercher du réconfort et des certitudes dans la lecture. Avec intelligence, prudence, autonomie et réflexion – et non réflexe ! -, l’entreprise philosophique part des évidences engluées dans les habitudes quotidiennes pour s’en étonner, les comprendre, pour les juger et être capable de se changer par rapport à elle (et de pouvoir les changer par là-même). Et pour illustrer cela, rien de mieux que de partir de Socrate, par la voix de Plutarque, l’homme qui doutait avant d’affirmer, l’ami qui écoutait et faisait « accoucher » son interlocuteur, le personnage qui préférait côtoyer le lieu commun, dans la rue, plutôt que de s’enfermer glorieusement dans sa tour d’ivoire : Pourquoi lire de la philosophie ? « Eloge du chemin de l’étonnement » - JP « La plupart des gens s’imaginent que la philosophie consiste à discuter du haut d’une chaire et à faire des cours sur des textes. Mais ce qui échappe totalement à ces gens-là, c’est la philosophie ininterrompue que l’on voit s’exercer chaque jour d’une manière parfaitement égale à elle-même […] Socrate ne faisait pas disposer des gradins pour les auditeurs, il ne s’asseyait pas sur une chaire professorale ; il n’avait pas d’horaire fixe pour discuter ou se promener avec ses disciples. Mais, c’est en plaisantant parfois avec ceux-ci ou en buvant ou en allant à la guerre ou à l’Agora avec eux, et finalement en allant en prison, et en buvant le poison, qu’il a philosophé. Il fut le premier a montré que, en tout temps et en tout endroit, dans tout ce qui nous arrive et dans tout ce que nous faisons, la vie quotidienne donne la possibilité de philosopher. » Si la politique est l'affaire des vieillards, Œuvres Morales. Tome XI, 26, 796 d. La philosophie sonde le monde existant et nous donne la lumière capable d’explorer nos vies quotidiennes, comme un spéléologue ausculte le monde souterrain, vivant mais invisible, et donc méconnu. Elle ne prend ni le monde ni les humains de haut, car elle n’est qu’une pratique – ou un art – fondamentalement humble, questionnant le monde sans se prendre pour un juge, mais comme une rêverie qui divague, s’arrête en cours de route pour contempler, repart vers d’autres chemins en pensant, et une fois arrivée à une destination quelconque, s’étonne d’avoir autant parcouru de distance en ayant appris à voir les choses différemment. Le philosophe et sociologue Henri Lefebvre disait que penser c’est « harceler l’existant ». Mais avant de le harceler, il faut s’en étonner. C’est en ce sens que les enfants – ou les artistes – sont les parangons idéals de l’attitude philosophique. Pourquoi ? Peut-être parce qu’ils prennent le monde, tout entier, comme s’ils le voyaient pour la première fois, et naturellement, témoigne de leur singularité et de leur candeur avant la réflexion, avant l’attitude normale et attendue de tout un chacun, signe des conditionnements, des pressions sociales, des habitudes engluées devenant seconde nature. Regardez comment Maupassant brosse lui-même, dans la préface intitulé « Le Roman » de Pierre et Jean, un autoportrait de philosophe et d’artiste dans une démarche d’explication de son œuvre : « Il y a, dans tout, de l’inexploré, parce que nous sommes habitués à ne nous servir de nos yeux qu’avec le souvenir de ce qu’on a pensé avant nous sur ce que nous contemplons. La moindre chose contient un peu d’inconnu. Trouvons-le. Pour décrire un feu qui flambe et un arbre dans une plaine, demeurons en face de ce feu et de cet arbre jusqu’à ce qu’ils ne ressemblent plus, pour nous, à aucun autre arbre et à aucun autre feu. C’est de cette façon qu’on devient original. » Et que l’on se découvre philosophe pourrait-on dire. Plus que la simple nouveauté, c’est de singularité qu’il est question dans l’esprit philosophique, s’étonnant de l’irréductible unicité des choses, en deçà du langage, cet outil qui chosifie la chose en un concept universel, et en deçà des normes et des codes de bonne conduite. L’étonnement philosophique saisit le kaïros de toute situation (notion grec désignant Pourquoi lire de la philosophie ? « Eloge du chemin de l’étonnement » - JP originellement le défaut de la cuirasse d’une armure, et plus largement le moment opportun, l’expérience propice à, l’instant à saisir), il prête attention aux choses, afin d’en faire ressortir toute la saveur d’une rencontre avec l’étrangeté. Car, à bien s’en étonner, tout à un intérêt, sans réduire cela à de l’utilité, bien au contraire : s’étonner, c’est se surprendre face à un existant inutile, dans le sens où le regard n’est pas attiré vers quelque chose en vue d’une finalité avantageuse, mais stupéfié par la présence de la chose, son existence en elle-même, son « ontologie » comme on dirait en étudiant pédant de philosophie (« ontos » en grec c’est l’être, et « logos » est comme on l’a dit le discours ou la pensée de quelque chose). L’étonnement est le commencement de la philosophie en tant qu’il fait l’expérience de la pure et simple présence existante d’une chose, dans sa manifestation empirique et sensible, dénudée de tout fonctionnalisme. L’étonnement philosophique est également une démarche de décentrement de l’égo et de l’humanocentrisme : voir le monde sans l’utilité commune, c’est oublier, pour un temps, l’habitude de posséder, de contrôler, d’interagir violemment avec ce qui nous entoure. Face à un arbre ou une racine, c’est contempler la présence de cet incroyable végétal sans penser à le piétiner, à enlever son écorce, ou à recueillir égoïstement ses fruits. Face à un chat, c’est le regarder et tenter de le comprendre sans prendre une voix mielleuse et le prendre dans ses bras en le caressant comme on aime le faire, voyant s’il obéit bien. Face à un autre individu, c’est l’écouter, le comprendre, l’observer singulièrement pour ce qu’il a d’unique, sans chercher à le convaincre, à le juger, à lui prêter des qualités ou des défauts allant dans notre intérêt. Face à un texte philosophique, poétique, politique, c’est mettre ses préjugés et ses a priori dans un coin de sa tête pour découvrir la nouveauté en présence, parfois la difficulté de l’univers linguistique, parfois l’émerveillement d’une pure langue coïncidant avec la pensée la plus exigeante. En tout, il s’agit de renaître à chaque instant avec la candeur d’un enfant face à une rose. Imaginez à quel point l’étonnement généralisé au quotidien et dans toutes les strates de nos vies révolutionnerait totalement le rapport à toute chose, et notre attitude même d’être humain, vivant, sentant, pensant. Par le biais d’un étonnement inaugural et d’une existence qui lui précède et lui est contemporaine, la philosophie s’édifie. Dès lors, l’étonnement fait-il débuter véritablement la philosophie, ou ne se charge t ‘il qu’à lui donner le jour, l’exhiber, la rendre visible ? L’étonnement est-il performatif (terme technique signifiant la capacité de créer tout pur et simplement quelque chose, d’engendrer un nouvel existant), ou se réduit-il à mettre en lumière quelque chose de déjà là ? C’est question est majeure puisqu’elle justifie la problématique du caractère populaire, ou élitiste de la philosophie, universel ou inégalement répartie entre ceux qui le « méritent » et ceux qui l’ignorent. Commence-t-on la philosophie en classe de terminale ? La commence-ton en lisant une œuvre philosophique ? La commence-t-on à « l’âge de raison », à l’adolescence, en rêvant, en s’ennuyant, en vivant un coup de foudre ? Pourquoi lire de la philosophie ? « Eloge du chemin de l’étonnement » - JP Philosophons un peu pour élucider cette problématique centrale de l’enjeu philosophique, de sa portée, de son caractère, et de sa relation à tous les hommes. Je suis – et nous sommes certainement - de ceux qui pensons que l’exercice philosophique peut vêtir, sans s’y réduire, la forme d’une distinction terminologique : distinguer un mot d’un autre est une extraordinaire façon de dégager des chemins de pensée hors des murs connus. Vous avez certainement remarqué l’occurrence volontaire du verbe « commencer ». Commencer, ce n’est pas débuter. Commencer, c’est étymologiquement « faire exister » au sens d’initier ou d’initiation. Cuminitiare en latin, venant de initium, consiste à définir un processus déjà engagé, donnant le résultat d’une activité (comme lorsqu’on dit que l’enfant commence à parler). Il parle explicitement, oui, mais auparavant quelque chose à exister, un mouvement s’est mis en marche, et certainement pas seulement lorsque l’enfant parle effectivement. Au contraire, « débuter » signifie le départ d’un processus à partir du point d’origine, tel un point géométrique, alors que le commencement prend part dans une mise en mouvement, dans un flux énergétique qui n’est pas initiateur mais continuateur pourrait-on dire, comme une ligne de fuite qui embrouille son début et sa finalité en un subtil mouvement tout à fait perceptible sans être jamais circonscrit. Pourquoi la philosophie est-elle justement comparée à une ligne de fuite ? Elle commence un processus sans arriver à en donner les départs et les arrivées. La première phrase de la Métaphysique d’Aristote révèle l’attitude inhérente à toute activité humaine, à partir du moment où il y a du vital : « Tous les hommes ont par nature le désir de connaître. » Cette « pulsion épistémique » dont parlent les psychologues, objet d’étude de la neurobiologie moderne, est une qualité universelle à tout être humain (pour en rester ici à la sphère humaine) qui fait l’expérience frontale d’une difficulté, c’est-à-dire le choc d’une certaine ignorance, afin de s’en étonner. Ce désir de connaître – différant du désir de certitude dont nous parlions au début et que nous identifiâmes à la bêtise – est la mise en mouvement d’un devenir, d’une orientation, d’une quête dont l’exercice philosophique ne fait que la prendre à bras le corps, pour l’épouser, l’épauler, l’approfondir, l’infirmer, l’illustrer… On comprend dorénavant le début de la philosophie : la vie. La vie et ses attributs : les affects, les surprises, les passions, la réflexion, la mémoire… Et le commencement de la philosophie, la poursuite en ligne de fuite du début, s’exprime par l’étonnement. Néanmoins, faut-il s’en tenir à l’étonnement ? Ou plutôt, la philosophie est-elle absolument soluble dans l’expérience de l’étonnement, si riche soit-elle ? Faut-il rappeler que la philosophie tisse un lien intime avec la vérité, du moins avec l’activité de connaissance, ne serait-ce qu’en s’en tenant à son étymologie : « philo-sophia », φιλοσοφία, amour du savoir ou de la sagesse. L’exigence de vérité est une nécessité permettant, à partir de l’étonnement, de se défier de toutes les superstitions, croyances, erreurs et mensonges que nous évoquions brièvement au Pourquoi lire de la philosophie ? « Eloge du chemin de l’étonnement » - JP début de notre démarche en parlant de certitudes et de lieux communs (doxa). Ainsi le désir de vérité permet-il d’édifier la philosophie en ayant l’étonnement aux fondations. Comme l’exprime Epictète, esclave philosophe stoïque : « Voici le point de départ de la philosophie : la conscience du conflit qui met aux prises les hommes entre eux, la recherche de l’origine de ce conflit, la condamnation de la simple opinion et la défiance à son égard. » Entretiens, trad. Souilhé, coll. Budé, 1969, II-11-1, p.43. Parce qu’elle n’est jamais comblée, la philosophie est Amour, donc désir. L’amour de la sagesse désire une absence, tend vers un manque, cherche une réconciliation. Le désir, desidus, la « nostalgie de l’étoile » au point de vue étymologique, est l’essence de l’homme et de la philosophie, cette élan brûlant vers un objet absent, mais assez présent pour le désirer coûte que coûte. L’exemple d’Eros, et de Socrate, illustre ce mouvement. Dans la mythologie de Platon, Eros, Dieu de l’amour, est fils de Poros et de Penia. Poros, que l’on peut désigner comme le Chemin, la Ressource, le Passage, l’Expédient, est fils de Zeus (Père Tout-Puissant) et de Métis (la Prudence, l’intelligence rusée et le savoir-faire). Zeus qui correspond symboliquement au Logos (Raison) et au Père, a avalé la divine Métis, à l'intelligence souple; cette dernière est décrite comme “ondoyante” et “bigarrée” puisqu’elle s’occupe généralement des réalités travaillées par des forces opposées et qu’elle se doit de rester polymorphe et mobile. Poros exprime par ailleurs cet élan, le passage, la route, le gué, la voie. Issu de la racine indo-européenne PER indiquant un « mouvement vers », Poros a légué à Eros cette quête de plénitude, de comblement, l’attirance vers la richesse qui façonne l’esprit à être en éveil perpétuel. Attirance vers quoi, et désir de quel objet ? Si Poros donne cette puissance de reconquête, c’est parce-que Penia est pauvreté, manque, vide, pure vacuité. La mère d’Eros est qualifié sur le plan métaphysique comme privation de forme, l'absence de détermination, de limite. Eros hérite de ses parents l’aptitude à être dans le manque, d’être disponible pour accueillir ce vers quoi il trouverait forme adéquate. L’amour luimême est symbolisé : on désire ce que l’on ne possède pas mais que l’on sait être ce qui nous satisferait. On désire une absence mais que l’on sait être bonne pour nous. Nous savons ce que nous voulons, sans jamais l’avoir. Paradoxe. Platon évoque la notion de réminiscence ou « anamnèse » pour illustrer, à l’échelle humaine, cette attitude d’Eros. Issu du grec ána (remontée) et mnémè (souvenir), ce terme signifie une réminiscence, c’est-à-dire un ressouvenir. L’homme sait, mais il oublie. Ainsi le savoir est-il présent, sans être effectif, il existe, dans l’homme, mais à cause d’une mémoire qui fait obstacle, il reste en l’état de potentialité. La réminiscence est réactivation de ce savoir, ou plutôt de ce désir, de cette trace de Poros, souvenir d’une plénitude absolue. La philosophie est ce mouvement vers l’éveil et vers la re-connaissance de ce que nous savons, mais que nous ne savons pas que nous savons. Pourquoi lire de la philosophie ? « Eloge du chemin de l’étonnement » - JP Venons-en à Socrate : le fameux « tout ce que je sais c’est que je ne sais rien » en grec ancien ἕν οἶδα ὅτι οὐδὲν οἶδα hén oȋda hóti oudèn oȋda – que l’on trouve dans l’apologie de Socrate (21 d) et le Ménon (80d 1-3) est l’exemple parfait de l’attitude paradoxale, humble et belle, du philosophe. Je sais que je ne sais rien, telle est l’expression qui désigne bien l’entre-deux Poros et Penia, le savoir d’un Poros et le manque de Penia. Je sais que je ne sais rien, donc je désire savoir ce que j’ai l’intuition de pouvoir connaître. Mais en même temps, je sais tant de choses ! D’ailleurs, Ce qu’on appelle la « Maïeutique » de Socrate, le fait d’accoucher les esprits de ses interlocuteurs (rappelons que la mère de Socrate état sage-femme) est bien le fait de se ressouvenir, de faire émerger un savoir enseveli, d’actualiser une potentialité (ou une puissance en langage aristotélicien). Philosopher, c’est accoucher soi-même, c’est donner naissance, pour soi, d’une partie méconnue de nous-même. C’est cette situation de manque mais de lucidité qui est, après l’étonnement, le commencement idéal pour rechercher la vérité et la connaissance. Eros donne à la philosophie sa nature de mobilité perpétuelle, de quête de savoir en même temps que de frustration de posséder, son existence comme écartèlement entre le savoir, le désir, et le manque de l’objet désiré. La philosophie est ce « en vers quoi » qui ne trouve jamais son absolu, ce cheminement désirant vers l’autre partie de nous-même que nous voulons retrouver, mais que l’on arrive jamais à fixer, et qu’il faut reprendre en marche. La philosophie est accouchement perpétuel de soi-même. Harmonie d’étonnement radical sur le réel tel qu’il est ainsi que « dialogue de l’âme avec elle-même » (Platon) en vue d’une recherche de vérité, la philosophie n’est ni contemplation pure, ni simple réflexion théorique, mais un élan, empirique et rationnel, qui nous fait sortir de nous-même, pour y replonger changer, telle la mue d’un animal métamorphosé. Difficile définition concrète de l’acte de philosopher : à l’image de la vie, dans son mouvement intarissable et son évolution fluide et continue, la philosophie ne peut se satisfaire d’une définition figée. Et si, finalement, moins on cherchait à la comprendre, plus on pourrait en faire ? Moins la penser, froidement, et au contraire la vivre, en créant des concepts, par exemple, et en réinventant le sens même des mots pour exprimer la pensée et les choses, tout en cherchant l’intuition intérieure, celle capable de coller près des choses et de nous-même. Philosopher, c’est reprendre la marche du vivant qui est d’être en mouvement, en pratique. Spinoza, comme Bergson, Jankélévitch et d’autres penseurs de la vie, ont toujours préférer faire de la philosophie, rechignant à répondre ce que c’est lorsque quelqu’un demandait ce qu’elle est. Aucune définition de l’amour de la sagesse ne tient lieu d’existence, ni d’expérience : son essence, c’est d’être en marche, l’effort par lequel elle s’efforce de persévérer dans son être (au sens de Spinoza, du « conatus »). La philosophie est en perpétuel mouvement de re-création, toujours en chantier, aussi présent et inactuel que le sont les problèmes existentiels et ontologiques de tout un chacun. Ainsi l’esprit de simplicité, de laisser s’étonner et de rentrer en nous-même sentir la force et l’élan Pourquoi lire de la philosophie ? « Eloge du chemin de l’étonnement » - JP vital est une qualité première et essentielle pour philosopher. L’étonnement est encore une fois la marque de l’esprit de simplicité, que l’enfant laisse surgir si intuitivement. Avant d’en terminer, pour le moment, de ce défrichement grossier de la philosophie, une ultime distinction avec la science, au sens moderne : la philosophie n’est pas la science, elle prend le progrès pour une vulgarité, la technique pour un possible instrument de servitude – comme de liberté – et voit dans les prouesses de l’esprit humain autant de marques de leur impuissance à se laisser guider par les lois naturelles et les nécessités qui les gouvernent que d’égocentrismes illusoires à vouloir dominer le monde. Avant de dire ce qu’est le Bien, elle le pense. Au lieu d’avancer, elle prend un peu de hauteur, au lieu de changer la réalité, elle la comprend, elle permet avant tout de changer ses désirs, plutôt que l’ordre du monde. « Avec ses applications qui ne visent que la commodité de l’existence, la science nous promet le bien-être, tout au plus le plaisir. Mais la philosophie pourrait déjà nous donner la joie. » Bergson, La pensée et le mouvant Et alors, quel sens reste-il à demander à quoi « sert » la philosophie ? Sûrement à résister au plaisir immédiat de recourir au régime de l’utile, mais sans le mépriser, en le dépassant, en connaissance de cause. La philosophie ne sert à rien, si ce n’est d’être indispensable pour bien vivre, de se méfier de nous-même et de tout ce qui est normal et naturel, à penser contre nous-mêmes, pour nous-même, à faire l’expérience d’une transformation de soi. Réfléchissant aux questions que la réalité nous exhibe ou nous cache, cet art de vivre nous invite à comprendre avant de juger, à juger sans préjugés, à traquer les détails avec un télescope comme autant de nécessités, à envisager toutes les vérités comme possibles, pour assumer l’étrangeté d’un monde offrant quand même, telle une grâce, la possibilité de s’émerveiller du quotidien et parvenir à rayonner auprès des autres. Par la Joie. Pourquoi lire de la philosophie ? « Eloge du chemin de l’étonnement » - JP