ANSELM JAPPE – CRÉDIT À MORT
citoyen moyen pour qui la crise se résume à des vacances plus courtes cette année… Même
les experts qui nous expliquent benoîtement que rien ne s’est passé et que rien de fâcheux
n’arrivera, devraient s’inquiéter, et tenir pour suspect un soulagement et un oubli aussi subits.
Mais eux aussi continuent à faire comme le malade du cancer qui fume ostensiblement pour
se démontrer que sa santé est excellente. Eux aussi se sont déjà habitués à faire avec. Pendant
des décennies, un taux de croissance économique insuffisamment élevé était tenu pour une
catastrophe nationale – aujourd’hui, la croissance est, pour la première fois depuis soixante
ans, vraiment négative. Qu’à cela ne tienne : la croissance sera de retour dès l’année
prochaine – ils l’assurent, imperturbables.
Rien de nouveau sous la couche d’ozone trouée : ni la science officielle, ni la
conscience quotidienne ne parviennent à imaginer quelque chose de différent de ce qu’ils
connaissent déjà – du capitalisme donc et du capitalisme encore. Celui-ci peut traverser un
orage, il peut montrer des « excès », les temps prochains peuvent être durs, mais les
responsables en tireront les leçons : les Américains, d’ailleurs, ont enfin élu un président
raisonnable, et les réformes nécessaires vont être adoptées – après la pluie, le beau temps ! Il
n’est guère surprenant que les optimistes appointés, les seuls normalement autorisés à
s’exprimer dans les institutions et les médias, annoncent ainsi à chaque hirondelle le retour du
printemps. Que pourraient-ils dire d’autre ?
Mais au plus fort de la crise de 2008, les médias se sentirent obligés de donner de
temps à autre la parole à ceux qui en offraient une interprétation « anticapitaliste », donc à
ceux qui présentaient cette crise comme la manifestation d’un dysfonctionnement plus
profond, et qui ne manquaient donc pas d’en appeler à des « changements radicaux ». Tandis
que le « Nouveau parti anticapitaliste » et ses congénères claironnaient, évidemment, qu’il
« n’est pas question de payer leur crise », en sortant de leurs caves les tracts qui restaient de
manifestations d’il y a dix, vingt ou trente ans, les représentants les plus connus de ce qui est
considéré aujourd’hui comme une critique implacable de la société contemporaine – c’est-à-
dire les Badiou, Zizek, Negri – ont eu droit à des tribunes plus longues que d’habitude dans la
presse, ou se sont de toute manière sentis le vent en poupe. Ceci est tout de même quelque peu
surprenant, la possibilité d’une crise majeure du capitalisme, non provoquée par une
résistance des « exploités » ou de la « multitude », mais par un enrayement de la machine –
sans aucun responsable donc – n’étant pas du tout prévue dans leurs analyses. Et en effet, eux
aussi ont expliqué, à leur manière, qu’il faut circuler et qu’il n’y a rien à voir ; que c’est une
crise comme une autre, qui passera comme les autres ont passé, parce que la crise est le
fondement normal du capitalisme. Mais ce qu’ils appellent la crise – l’effondrement des
bourses, la déflation mondiale – n’est en vérité qu’un ensemble de phénomènes secondaires.
Ce sont les manifestations visibles, l’expression en surface de la crise véritable, de cette crise
véritable qu’eux-mêmes ne réussissent pas à penser. Les adversaires déclarés du capitalisme –
gauche « extrême » ou « radicale », marxistes de diverses obédiences, « objecteurs de
croissance » ou écologistes « radicaux » – s’acharnent presque tous à croire à l’éternité du
capitalisme et de ses catégories, davantage parfois que certains de ses apologistes 2.
Cette critique du capitalisme ne s’en prend qu’à la finance, considérée comme la seule
responsable de la crise. L’« économie réelle » serait saine et ce serait seulement une finance
2 « Les cent cinquante intervenants (dont une soixantaine d‟étrangers) qui se sont exprimés les 4, 5 et 6 juillet
lors des 9e Rencontres d‟Aix-en-Provence, organisées par le Cercle des économistes, ont, dans leur immense
majorité, tenu des propos plus alarmistes. Il y a d‟abord ces chiffres, terrifiants, de l‟Organisation de
coopération et de développement économique (OCDE). D‟avril 2008 à avril 2009, le chômage a crû de 40 %
dans les pays les plus riches. De 2007 à 2010, il devrait même y avoir 26 millions de chômeurs en plus, un bond
de 80 %, sans précédent en si peu de temps. “Le plus gros de la détérioration reste à venir”, a mis en garde
Martine Durand, responsable de l‟emploi. Or, selon Patrick Artus (banque Natixis), “les emplois perdus le sont
de façon irréversible”. » (Frédéric Lemaître, « Et si la crise économique ne faisait que commencer ? », Le
Monde, 6. 7. 2009.)