ARMÉE EUROPÉENNE
Wehrmacht ou unité allemande ?
par Maurice Duverger
Voilà deux ans qu’on tourne autour du problème des soldats allemands : l’Amérique poussant à la roue, la
France freinant et la République fédérale tâchant de réveiller le goût des choses militaires dans une opinion
publique réticente en lui faisant miroiter les avantages d’un âpre marchandage. Voilà deux ans que les
conceptions américaines progressent régulièrement, moins parce que la puissance des Etats-Unis leur permet
d’avoir le dernier mot que parce que les Européens sont incapables d’opposer une solution cohérente et
concrète à celle de Washington, qui présente cette double qualité.
Visiblement cette période transitoire touche maintenant à sa fin. Et l’opposition des Français ne pèsera pas
lourd dans la balance de la décision si elle se limite à un « non » pur et simple, inspiré par une vision
nationaliste du problème. En ce sens la propagande communiste, qui reprend les vieux thèmes de Poincaré et
de Maurras, est très efficace au point de vue du succès populaire, mais parfaitement stérile au point de vue
de l’influence sur les événements. Si fortes soient-elles, l’indignation sentimentale des Français et leur
crainte du péril allemand n’empêcheront pas le réarmement, car le problème ne se pose plus dans le cadre du
vieux conflit entre le Franc et le Germain, mais dans le cadre général de la rivalité Est-Ouest et de l’équilibre
entre les deux mondes.
Au lieu de dire « non » au réarmement allemand, pour soulager sa conscience, et de laisser faire ensuite, en
pleine impuissance, la France doit définir clairement les deux conditions fondamentales d’un « oui » :
l’impossibilité constatée de réunifier l’Allemagne et l’organisation d’une armée européenne.
Réarmement et unité sont liés de façon curieusement contradictoire. Le réarmement effectif de la
République fédérale briserait probablement tout espoir d’unification (sinon par des moyens de force : guerre
ou ultimatum). Mais l’abandon de toute volonté de réarmement éloignerait également les meilleures
possibilités d’unification : la plus grande chance de voir Moscou accepter que l’Allemagne est se retire
politiquement du système soviétique n’est-elle pas d’empêcher par là que l’Allemagne occidentale ne rentre
militairement dans le système atlantique ?
Il est à peine paradoxal de dire, par conséquent : plus la réalisation du réarmement est proche, plus grandes
sont les chances de l’unité (à condition, évidemment, qu’on s’arrête à temps pour débattre avec Moscou les
conditions d’un marché). Une propagande aveugle contre le réarmement, au nom de l’unité, affaiblit sa
propre cause : dans la mesure où elle rend le premier moins probable, elle diminue en effet l’intérêt des
Russes d’accepter la seconde. Ainsi, l’opposition de la France aux projets américains en décembre 1950
détruisant l’objet de la conférence du Palais rose avant même qu’elle se réunisse, les Russes obtenaient en
effet avant d’arriver ce qu’ils venaient chercher : l’assurance que l’armée allemande ne verrait pas encore le
jour.
Au contraire les progrès de l’idée de réarmement pendant ces derniers mois ont entraîné un progrès parallèle
de l’idée d’unification : l’acceptation par Grotewohl des principales conditions de Bonn constitue un
élément important à cet égard. En fait l’écart semble maintenant très faible entre les exigences de l’Est et
celles de l’Ouest en matière d’unité : et des faits comme le voyage en zone orientale de dirigeants du S.P.D.
permettent de penser qu’il n’est pas impossible de le combler. Mais l’abandon pur et simple des projets de
remilitarisation anéantirait probablement ces efforts.
Une diplomatie française réaliste entrerait à fond dans cette dialectique élémentaire. Au lieu de freiner un
réarmement qu’elle sera finalement impuissante à éviter dans le contexte politique actuel, elle constaterait
ouvertement que celui-ci sera inévitable si l’Allemagne demeure divisée : elle proposerait donc que les
grandes puissances examinent sans retard le problème de l’unité. Celle-ci pourrait-elle finalement se
réaliser ? Beaucoup d’observateurs sérieux le croient, qui estiment les Russes prêts à renoncer à la zone
orientale plutôt que de voir renaître une Wehrmacht occidentale. Ces espérances sont peut-être excessives.