"Armée européenne: Wehrmacht ou unité allemande ?" dans Le

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"Armée européenne: Wehrmacht ou unité allemande ?" dans Le Monde (14 février
1952)
Légende: Le 14 février 1952, faisant écho aux débats liés au réarmement de la République fédérale d'Allemagne (RFA),
le quotidien français Le Monde s'interroge sur les contours précis d'une future armée allemande intégrée dans une armée
européenne.
Source: Le Monde. dir. de publ. Beuve-Méry, Hubert. 14.02.1952, n° 2191; 9e année. Paris: Le Monde. "Armée
européenne: Wehrmacht ou unité allemande ?", auteur:Duverger, Maurice , p. 1; 4.
Copyright: (c) Le Monde
URL:
http://www.cvce.eu/obj/"armee_europeenne_wehrmacht_ou_unite_allemande_"_dans_le_monde_14_fevrier_1952-fr6687700f-9da9-48f6-bcc3-0d8cc4cb3e1b.html
Date de dernière mise à jour: 14/05/2013
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ARMÉE EUROPÉENNE
Wehrmacht ou unité allemande ?
par Maurice Duverger
Voilà deux ans qu’on tourne autour du problème des soldats allemands : l’Amérique poussant à la roue, la
France freinant et la République fédérale tâchant de réveiller le goût des choses militaires dans une opinion
publique réticente en lui faisant miroiter les avantages d’un âpre marchandage. Voilà deux ans que les
conceptions américaines progressent régulièrement, moins parce que la puissance des Etats-Unis leur permet
d’avoir le dernier mot que parce que les Européens sont incapables d’opposer une solution cohérente et
concrète à celle de Washington, qui présente cette double qualité.
Visiblement cette période transitoire touche maintenant à sa fin. Et l’opposition des Français ne pèsera pas
lourd dans la balance de la décision si elle se limite à un « non » pur et simple, inspiré par une vision
nationaliste du problème. En ce sens la propagande communiste, qui reprend les vieux thèmes de Poincaré et
de Maurras, est très efficace au point de vue du succès populaire, mais parfaitement stérile au point de vue
de l’influence sur les événements. Si fortes soient-elles, l’indignation sentimentale des Français et leur
crainte du péril allemand n’empêcheront pas le réarmement, car le problème ne se pose plus dans le cadre du
vieux conflit entre le Franc et le Germain, mais dans le cadre général de la rivalité Est-Ouest et de l’équilibre
entre les deux mondes.
Au lieu de dire « non » au réarmement allemand, pour soulager sa conscience, et de laisser faire ensuite, en
pleine impuissance, la France doit définir clairement les deux conditions fondamentales d’un « oui » :
l’impossibilité constatée de réunifier l’Allemagne et l’organisation d’une armée européenne.
Réarmement et unité sont liés de façon curieusement contradictoire. Le réarmement effectif de la
République fédérale briserait probablement tout espoir d’unification (sinon par des moyens de force : guerre
ou ultimatum). Mais l’abandon de toute volonté de réarmement éloignerait également les meilleures
possibilités d’unification : la plus grande chance de voir Moscou accepter que l’Allemagne est se retire
politiquement du système soviétique n’est-elle pas d’empêcher par là que l’Allemagne occidentale ne rentre
militairement dans le système atlantique ?
Il est à peine paradoxal de dire, par conséquent : plus la réalisation du réarmement est proche, plus grandes
sont les chances de l’unité (à condition, évidemment, qu’on s’arrête à temps pour débattre avec Moscou les
conditions d’un marché). Une propagande aveugle contre le réarmement, au nom de l’unité, affaiblit sa
propre cause : dans la mesure où elle rend le premier moins probable, elle diminue en effet l’intérêt des
Russes d’accepter la seconde. Ainsi, l’opposition de la France aux projets américains en décembre 1950
détruisant l’objet de la conférence du Palais rose avant même qu’elle se réunisse, les Russes obtenaient en
effet avant d’arriver ce qu’ils venaient chercher : l’assurance que l’armée allemande ne verrait pas encore le
jour.
Au contraire les progrès de l’idée de réarmement pendant ces derniers mois ont entraîné un progrès parallèle
de l’idée d’unification : l’acceptation par Grotewohl des principales conditions de Bonn constitue un
élément important à cet égard. En fait l’écart semble maintenant très faible entre les exigences de l’Est et
celles de l’Ouest en matière d’unité : et des faits comme le voyage en zone orientale de dirigeants du S.P.D.
permettent de penser qu’il n’est pas impossible de le combler. Mais l’abandon pur et simple des projets de
remilitarisation anéantirait probablement ces efforts.
Une diplomatie française réaliste entrerait à fond dans cette dialectique élémentaire. Au lieu de freiner un
réarmement qu’elle sera finalement impuissante à éviter dans le contexte politique actuel, elle constaterait
ouvertement que celui-ci sera inévitable si l’Allemagne demeure divisée : elle proposerait donc que les
grandes puissances examinent sans retard le problème de l’unité. Celle-ci pourrait-elle finalement se
réaliser ? Beaucoup d’observateurs sérieux le croient, qui estiment les Russes prêts à renoncer à la zone
orientale plutôt que de voir renaître une Wehrmacht occidentale. Ces espérances sont peut-être excessives.
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Mais l’expérience seule permettrait d’en juger.
La situation de la France serait très forte si elle liait ainsi le réarmement à l’échec de l’unification, et ses
alliés devraient nécessairement en tenir compte. Car cette initiative aurait pour conséquence de renverser la
position morale de l’Occident. Si l’unité échouait par suite d’un refus soviétique, c’est Moscou et non pas
les atlantiques qui porterait alors la responsabilité du réarmement germanique : fait capital à l’égard de
l’opinion publique mondiale et spécialement des peuples d’Europe centrale, où la peur des soldats allemands
est très vive.
Mais, si l’unité allemande ne peut être rétablie, finalement la réalisation de l’armée européenne constituera
le seul moyen pratique de limiter le danger d’un réarmement germanique. En cas d’échec des tentatives
d’unification il ne restera plus que deux solutions : une armée nationale allemande ou des contingents
allemands au sein d’une armée continentale ; la Wehrmacht ou l’armée européenne. Il ne s’agira plus alors
d’être pour ou contre les soldats allemands, mais seulement de choisir la forme de leur encadrement. Et,
comme le second terme de l’alternative constitue la solution la plus facile, c’est lui qui finira par s’imposer
si l’on tergiverse trop sur le premier.
Seulement on ne devra pas oublier que le choix entre ces deux politiques conserve un caractère subsidiaire :
on n’a pas le droit de passer à l’exécution définitive de l’une ou l’autre avant d’avoir nettement établi
l’impossibilité de faire autrement. Tant que les projets du réarmement allemand restaient vagues et futurs il
était trop tôt pour discuter valablement avec les Russes. Quand leur exécution sera devenue un fait accompli
il sera trop tard, et rien ne pourra plus arrêter la rivalité militaire des deux empires. L’heure favorable aux
négociations se situe au moment précis où les projets sont au point et leur application imminente. Nous y
sommes.
MAURICE DUVERGER.
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