de certains en les poussant à dévoiler une part de leur intimité pour obtenir des avantages, régler un différent ou pour
qu’on les laisse tranquille.
Pourriez-vous illustrer ce dernier point ?
J’ai, par exemple, assisté à une médiation entre voisins organisée par un bailleur social. Un couple de retraité ne
supportait plus le bruit fait par les enfants de la famille vivant juste au-dessus. A un moment donné, la personne âgée
s’est sentie obligée de dire qu’elle n’avait pas pu avoir d’enfants, ce qui a constitué une épreuve douloureuse dans sa
vie. L’activité bruyante de ses jeunes voisins ravivait cette souffrance au quotidien. La médiation était intéressante dans
la mesure où l’on comprenait pourquoi le seuil de tolérance de ce couple était assez bas... Mais, par la suite, cette dame
a très mal vécu le fait d’avoir dévoilé cet épisode intime de son existence à ses voisins et à son bailleur. Le différent
aurait sans doute pu être réglé sans que ce type d’informations ne soit divulgué.
Le logement est un lieu de refuge, de repli sur soi, significatif d’une certaine profondeur identitaire. Lorsqu’on touche à
l’habitat d’un individu, il a moins d’échappatoire pour choisir ce qu’il veut montrer ou ne pas montrer de son intimité.
Toute intervention d’une institution pour gérer une question de voisinage, une manière d’habiter ou un impayé de loyer…
peut être positive mais aussi très intrusive ! Accorder une plus grande attention à l’usager ne doit pas aller de paire avec
une forme de voyeurisme sur son parcours de vie, son vécu. Il est bien évident que ces dimensions sont implicitement
présentes dans toutes les difficultés auxquelles l’institution et le voisinage peuvent être confrontés. Mais toute interaction
sociale va impliquer et actualiser l’histoire de l’individu. Je crois qu’une grande prudence est nécessaire pour faire
avancer les différents tout en respectant le droit à l’intimité et à la vie privée de chacun.
Trop dévoiler de son intimité, c’est prendre le risque de se voir accoler une étiquette par l’entourage ?
Dans la vie sociale, nous sommes constamment en train d’utiliser des étiquettes pour se repérer, s’identifier, comprendre
ce que font les uns et les autres… Beaucoup d’étiquettes sont positives ! C’est vrai que le passage par une crise, une
hospitalisation psychiatrique, etc. peut engendrer un stigmate : une identité sociale négative va être attribuée à l’individu
en raison d’un trouble identifié publiquement ou au moins par des tiers. Depuis une vingtaine d’années, il y a une forte
mobilisation politique pour diminuer les phénomènes de discriminations entrainés par des stigmates. La
non-stigmatisation est aujourd’hui considérée comme une valeur vers laquelle il faudrait tendre. C’est tout à fait louable,
mais il ne faut pas se voiler la face : il n’est guère possible de vivre dans un milieu social sans étiquette.
Jusqu’où la parole d’une personne stigmatisée garde-t-elle une valeur dans notre société ?
Une personne atteinte d’un stigmate est une personne dont la parole est socialement disqualifiée. Deux nuances me
semblent néanmoins importantes à apporter :
- La prise en compte de ce qui marque un individu n’est pas nécessairement négative. Au contraire, le soin, présent
aussi bien dans des pratiques thérapeutiques (cure) que dans des pratiques d’accompagnement social ou familier (care),
consiste justement à aider une personne à ne pas se laisser enfermer dans des disqualifications et une perte d’estime de
soi qu’un événement difficile peut engendrer. Le travail clinique, entendu ici dans un sens large, offre l’opportunité à la
personne de développer des ressources psycho-sociales.
- Les mouvements pour l’égalité des droits civils nous invitent à regarder comment des groupes sociaux ont réussi à
obtenir une reconnaissance en s’appuyant sur l’affirmation d’une identité jusqu’alors stigmatisée socialement. Les
exemples historiques les plus connus sont relatifs à la lutte contre les discriminations de genre, d’orientation sexuelle ou
encore ethniques. Ce type de dynamique se développe aujourd’hui sur les questions de santé mentale. Des groupes
d’usagers réussissent à faire entendre que leur trouble psychique n’est pas une déficience mais une différence.
L’institutionnalisation des Groupes d’Entraide Mutuelle repose sur l’idée que, par le partage d’une même identité sociale,
il est possible de renverser un stigmate pour le positiver. Les psychiatres ont eu tendance à dire que ce type de
mouvement faisait partie intégrante de la pathologie. Ils ont eu du mal à considérer ces revendications comme dignes
d’intérêt et légitime.
Pour autant, il y a des manières de sortir des disqualifications sociales historiques, traditionnelles. Ce mode collectif de
renversement du stigmate nécessite déjà un contexte social relativement favorable ! Je ne pense pas que cela soit
possible pour toutes les personnes stigmatisées. C’est au regard de cette limite qu’une vigilance s’impose, car les
nouvelles formes de relégations ont pour principe de ne pas être affichées publiquement : la société éprouve toujours
une sorte de honte dans les opérations de disqualifications qu’elle met en œuvre. Il revient au corps social de prendre la
parole pour dénoncer les injustices subies par ceux qui ne sont pas ou plus en mesure de le faire.
Quel est l’apport des recueils de paroles d’usagers de la santé psychique ?
N’étant pas spécialiste sur la question, je peux simplement donner un avis à partir de l’exemple de l’art brut. Du côté de
la psychiatrie, des valorisations de prises de paroles et de productions plastiques de malades ont eu lieu dès l’entre-deux
guerres. Elles ont été reprises dans le domaine artistique avec le mouvement de l’art brut, où un ancien interné