Quelles sont les principales méthodologies ?
Il n’y a pas de méthodologies caractéristiques de la philosophie mais je distinguerais trois grandes manières de travailler.
Un tiers des philosophes sont des historiens de la philosophie. Ce sont les gardiens de la mémoire des textes et leur
méthodologie est propre à l’étude des textes.
Un second tiers pense que la philosophie doit prioritairement se référer aux méthodes de la rationalité scientifique. Le
philosophe intervient sur le corpus, les discours, les arguments des différentes sciences et emprunte leurs
méthodologies. Sa manière de réfléchir est toujours déterminée par le contenu de ces savoirs scientifiques, que ce soit la
linguistique, la neurobiologie… Actuellement, les sciences de la vie dominent. Le milieu du XXème siècle donnait la
primauté au moléculaire et au génétique, le XXIème siècle, lui, se tourne vers les neurosciences et la cognition. Le
cerveau est devenu l'instance du corps qui permet de comprendre les processus du vivant. Une grande partie des
philosophes est marquée par ces travaux et réagit en fonction d’eux. Il s’est passé le même phénomène avec la
linguistique dans les années 1950. Devenue la science de référence pour une grande partie d’entre eux, les philosophes
ont développé dans son sillage des réflexions sur le langage, donnant ainsi naissance à la philosophie analytique, un
courant très dominant dans le monde anglo-saxon et nord américain ou, pas loin de nous, à Grenoble ou
Aix-en-Provence,, très tournés vers la philosophie analytique et les sciences cognitives.
Enfin, le tiers restant est un peu le pendant du précédent. C’est le pôle non scientifique de la philosophie qui se
préoccupe d’herméneutique et de phénoménologie, deux termes techniques qui reviennent très souvent dans les travaux
actuels et qui ont leur propre méthodologie. La phénoménologie réincorpore le vécu humain dans la description des
phénomènes : l’imagination, la perception, la relation à autrui… Elle essaie d’apporter une contribution à la
compréhension de ce qu’est l’homme par des descriptions vécues qui ne sont pas simplement littéraires mais qui
répondent à des contraintes propres à la méthode phénoménologique. L’herméneutique concerne tout ce qui touche à
l’interprétation des textes et du sens. C’est un processus complexe dont les philosophes ont développé les enjeux depuis
les années 50. Les travaux sont très nombreux. En France, Paul Ricoeur est sans doute le plus célèbre mais la plupart
des noms connus comme Derida, Levinas... sont tous des philosophes issus du croisement
phénoménologie-herméneutique. C’est une philosophie plus intuitive, plus subjective dont l’apport est néanmoins très
important. Elle occupe une place croissante, par exemple, dans la culture des architectes et des urbanistes en alimentant
beaucoup de travaux sur la pratique de la ville. En passant par l’expérience, comme des ballades urbaines, elle
réintroduit le sujet habitant ou se déplaçant dans le milieu et essaie de tirer, du vécu sensible de l’espace, des vérités sur
ce que peuvent être le bâti, l’aménagement… Ce ne sont plus des savoirs d’ingénieurs mais presque de poète !
Bergson, Bachelard, Merleau-Ponty figurent parmi les grands auteurs ayant exploré cette veine. La méthodologie
dépend donc de quelle philosophie on pratique et parfois il n’y a aucun dialogue possible entre un phénoménologue et
un philosophe cognitiviste !
En quoi cette approche se démarque-t-elle des approches d’autres disciplines de sciences humaines comme l’ethnologie
ou la sociologie ?
Il n’y a pas de monopole de l’approche phénoménologique. Les architectes la pratiquent comme les médecins font de
l’éthique mais quand un philosophe parle d’éthique, il le fait avec plus de rigueur. La différence est d’ordre qualitatif. Un
philosophe phénoménologue sera plus professionnel, son vocabulaire sans doute moins appliqué et son discours
d’accompagnement différent puisqu’il s’appuie sur des références : invoquer des grands textes philosophiques sur
l’espace, c’est se doter d’une culture structurante de la réflexion! Mais la rencontre est possible. Notre travail croise
beaucoup l’anthropologie, la sociologie, la littérature, la psychologie… et parfois, devant certains écrits, il est difficile de
dire qui en est l’auteur : un philosophe, un psychologue, un anthropologue ?
Quelles ont été les principales découvertes et ruptures de ces dernières années et comment voyez-vous
l’évolution de la discipline dans l’avenir ?
Pour aller à l’essentiel, je dirais que, depuis 20-30 ans, les philosophies française et européenne ont eu tendance à
remettre en cause les dualismes structurant l’analyse du monde jusque-là : âme-corps, esprit-matière, dedans-dehors,
moi-non moi… Actuellement, on constate une crise des outils conceptuels dominants dans la culture occidentale depuis
au moins 3/ 5 siècles, voire l’antiquité. C’est une période de réorganisation, de redéfinition, et peut-être même de
réinvention de concepts pour penser la complexité des choses, la pluridisciplinarité des savoirs. Les différents acteurs de
la société sentent le besoin d’aborder le monde d’aujourd’hui avec de nouveaux outils. La philosophie est une discipline
ouverte à la notion de crise et à cette nécessité de revoir les outils conceptuels et linguistiques. Notre mémoire
philosophique nous rappelle que la culture est régulièrement en proie à des moments de refonte comme ce fut le cas à la
Renaissance, au XVIII , à la fin du XX -début XXI … C’est plus intéressant d’être dans une période de mouvance que
e e e
dans une période de stabilité.
Y-a-t-il des particularités françaises ?
Oui, il y a une philosophie française qui est très connue dans le monde à côté de l’industrie du luxe, de la haute couture
et de la gastronomie, même si ce n’est pas dans les mêmes milieux ! Les philosophes français sont des références dans