D Les malades et les morts du tabagisme environnemental : des chiffres sous-estimés

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Gynéco et société
Les malades et les morts
du tabagisme environnemental :
des chiffres sous-estimés
Morbidity and mortality attributable to environmental
smoking: figures that are underestimated
I. Annesi-­Maesano*
D
epuis les années 1970, le tabagisme environnemental (environmental tobacco smoking
[ETS]) a été inclus parmi les facteurs de
risque des pathologies cardiorespiratoires. Plus
récemment, l’impact sanitaire de l’ETS a été quantifié
en introduisant deux indicateurs épidémiologiques
permettant l’estimation du nombre de malades et
de morts qui lui sont imputables, à savoir le risque
attribuable (RA) et le risque attribuable au niveau
de la population (RAP). Le RA permet d’apprécier
l’excès de risque pour les événements de santé considérés chez les sujets exposés à l’ETS par rapport aux
sujets non exposés. Il s’agit de la différence entre
l’incidence de l’événement considéré (le nombre
de nouveaux cas de maladie ou de décès) parmi les
sujets exposés et l’incidence de ce même événement
parmi les sujets non exposés. Le RA peut s’exprimer
également sous la forme d’un pourcentage pour
lequel le numérateur est la différence des incidences mentionnées ci-dessus et le dénominateur,
l’incidence chez les sujets exposés. Ce pourcentage
mesure la proportion de cas de l’événement (maladie
ou décès) imputables à l’exposition. Une autre notion
fondamentale dans les mesures d’impact est représentée par le RAP. Le RAP mesure le nombre de
malades imputables à l’exposition à l’ETS dans la
population générale. Le RAP est la différence entre
l’incidence de l’événement considéré au niveau de
la population générale et l’incidence chez les sujets
non exposés. Il peut s’exprimer en pourcentage pour
lequel le numérateur est la différence des incidences
et le dénominateur, l’incidence au niveau de la population totale. Dans quelques études, le calcul du RA
ou du RAP correspondant à l’exposition à l’ETS a été
effectué. L’hypothèse sous-jacente au calcul de ces
indicateurs est que cette exposition aurait un rôle
causal, ce qui ne fait plus de doute. À ce jour, peu
d’études ont évalué l’impact sanitaire de l’ETS en
estimant les RA et les RAP.
En synthétisant les données de plusieurs études,
Jaakkola et Jaakkola ont évalué les premiers le
nombre d’individus exposés à l’ETS en Europe et aux
États-Unis ainsi que le nombre de malades associés.
D’après leurs estimations, presque 8 millions d’individus seraient exposés au tabagisme au travail dans
l’Europe des 15 et 25 millions aux États-Unis (1). La
proportion de cancers du poumon attribuable à cette
exposition varie, selon le pays, de 1 % en Finlande et
en Suède à 8 % en Espagne et aux États-Unis. Plus
précisément, le RAP allait de 1 à 29 % dans le cas
de l’asthme, de 1 à 14 % dans celui de la BPCO et de
2 à 32 % dans celui de la pneumonie. Pour la France,
les proportions attribuables à l’ETS au travail étaient
de 3 à 4 % pour le cancer du poumon, de 10 à 15 %
pour l’asthme, de 5 à 7 % pour la bronchopneumopathie chronique obstructive (BPCO), et de 11 à 17 %
pour la pneumonie. Cela signifie que 3 à 4 % des
cancers du poumon, 10 à 15 % des asthmes, 5 à 7 %
des BPCO et 11 à 17 % des pneumonies sont dus à
l’ETS. Aux États-Unis, Eisner et al. (2) ont observé,
dans un échantillon de 2 113 individus recrutés de
façon aléatoire, un RAP pour la BPCO de 11 % dans
le cas d’une exposition forte à l’ETS au domicile et
de 7 % dans le cas d’une exposition forte au travail,
ce qui correspond au chiffre de la méta-analyse des
Jaakkola (1). Il faut noter que, dans cette étude,
* Inserm, UMR S 707: EPAR, Paris ;
université Pierre-et-Marie-Curie Paris-VI, UMR S 707: EPAR, Paris.
La Lettre du Gynécologue • n° 340 - mars 2009 | 13
Points forts
Mots-clés
»» Il est désormais établi que le tabagisme environnemental est une cause de morbidité et de mortalité accrues.
»» Pourtant, à ce jour, l’impact sanitaire du tabagisme environnemental reste sous-estimé.
»» L’exposition réelle des individus au tabagisme environnemental reste sous-évaluée.
»» L’estimation de l’exposition au tabagisme environnemental doit prendre en compte la multitude d’endroits où les
Tabagisme
environnemental
Asthme
Cancer du poumon
BPCO
Risque attribuable
individus sont exposés ainsi que la quantité, la durée et la concentration des différentes expositions subies, ce qui est
problématique.
Key messages
There is strong evidence
that environmental tobacco
smoking (ETS) is at the origin
of increased morbidity and
mortality.
However, so far, health effects
of ETS remain still under-estimated.
ETS exposure remains underevaluated.
Assessment of exposure to ETS
must take into account sources,
amount, duration and concentration.
Keywords
Environmental tobacco
smoking
Asthma
Lung cancer
COPD
Attributable risk
l’évaluation de l’exposition avait été particulièrement soignée. Auparavant, l’initiative “Dissiper
l’écran de fumée : 10 raisons de vivre sans tabac en
Europe” (“Lifting the smokescreen: 10 reasons for a
smoke-free Europe”) de la Smoke Free Partnership
européenne a démontré que l’exposition à l’ETS au
travail a causé, dans l’Union européenne (UE), plus
de 7 000 décès et l’exposition au domicile plus de
72 000 victimes supplémentaires. Les données se
référaient à l’année 2002, mais elles peuvent être
extrapolées aux années successives. En outre, l’exposition à la fumée de tabac au travail ferait un mort
par jour ouvré chez les employés du secteur de la
restauration et de l’hôtellerie. Cette enquête attribue
à l’ETS près de 6 000 décès annuels en France, dont
la majorité seraient dus à l’exposition au domicile
(tableau I). Et, dans notre pays, il y aurait deux décès
tous les mois dans le secteur de la restauration et
de l’hôtellerie à la suite de cette exposition. Dans le
cadre de cette enquête, les estimations relatives au
nombre de décès annuels des suites d’une maladie
cardiaque ischémique, d’un accident vasculaire cérébral (AVC), d’un cancer du poumon ou d’une maladie
pulmonaire chronique non néoplasique attribuables
à l’ETS ont été présentées dans le détail (tableau I).
Il n’y avait pas de différences entre la France et le
Tableau I. Nombre de décès annuels estimés attribuables au tabagisme environnemental en
France et dans l’Europe des 25. D’après “Lifting the smokescreen: 10 reasons for a smoke-free
Europe”, de la Smoke Free Partnership.
Exposition au domicile
Adultes
< 65 ans
France
• Cancer du poumon
• Maladie cardiaque
ischémique
• Attaque
• BPCO
Total
Europe des 25
• Cancer du poumon
• Maladie cardiaque
ischémique
• AVC
• BPCO
Total
Adultes
> 65 ans
Tous
Exposition au travail
Tous les
lieux de
travail
Total
Hôtels,
restaurants,
etc.
1 136
799
389
1 038
1 525
1 837
134
65
12
6
1 659
1 902
596
117
1 325
174
1 922
291
76
14
6
1
1 997
304
2 649
2 925
5 574
289
25
5 863
6 498
10 025
4 443
19 873
10 941
29 898
2 300
2 444
104
119
13 241
32 342
5 973
1 269
20 557
3 531
26 530
4 800
2 060
475
82
21
28 591
5 275
23 765
48 404
72 170
7 280
325
79 449
14 | La Lettre du Gynécologue • n° 340 - mars 2009 reste de l’Europe : à la suite de l’exposition passive
au tabagisme, l’AVC est l’atteinte la plus importante en termes de nombre de décès annuels, suivi
de la maladie cardiaque ischémique, du cancer
du poumon, première maladie respiratoire, et de
la maladie pulmonaire chronique, dont la BPCO.
Presque 2 000 cancers du poumon seraient dus à
cette exposition chaque année en France.
Certaines analyses se sont limitées à la prise en
compte des non-fumeurs afin de dégager le rôle
propre de l’exposition à l’ETS. Ce choix permet
d’obtenir des mesures de risque plus pertinentes,
le tabagisme actif étant lui-même un facteur de
risque important des maladies cardiorespiratoires.
Toujours d’après l’enquête européenne “Dissiper
l’écran de fumée : 10 raisons de vivre sans tabac
en Europe”, le tabagisme passif au travail a fait
dans l’UE, en 2002, 2 800 victimes parmi les nonfumeurs ; le tabagisme passif au domicile, quant
à lui, a provoqué 16 443 décès supplémentaires
(tableau II). Par ailleurs, dans le secteur européen
de la restauration, le tabagisme passif tue apparemment un employé non fumeur tous les 3,5 jours de
travail. En France, il y aurait 1 000 décès attribuables
à l’ETS, dont 152 pour le cancer bronchique. En dépit
du nombre de malades et de morts non excessif, les
effets néfastes potentiels de ce type de tabagisme
restent dans l’ensemble considérables, car l’exposition des non-fumeurs demeure, dans beaucoup de
pays, un phénomène omniprésent au travail et dans
les lieux publics fermés, et, de ce fait, un nombre
important de personnes sont exposées au risque. En
outre, il s’agit d’un risque évitable contre lequel des
mesures de prévention peuvent être envisagées.
Tout récemment, Vineis et al. ont publié (3) les résultats de l’étude EPIC (European Prospective Investigation into Cancer and Nutrition) réalisée dans dix pays
européens avec un total de 520 000 participants,
non fumeurs ou ex-fumeurs (depuis au moins dix
ans). La proportion de cancers du poumon attribuables à l’ETS variait de 16 à 24 % (3). Les valeurs les
plus élevées étaient observées lorsque les individus
étaient également exposés au travail. Cette analyse
a aussi inclus les ex-fumeurs, ce qui ne permet pas
de dégager le rôle propre de l’ETS dans le cas de
maladies avec des temps de latence longs, telles que
le cancer du poumon ou la BPCO. Dans cette étude,
Gynéco et société
on apprécie particulièrement l’approche prospective,
car c’est la plus appropriée pour déterminer les effets
d’une exposition. Auparavant, les mêmes auteurs
avaient montré que, en France, chez les femmes
exposées au tabagisme de leurs conjoints, approximativement 7 cas de cancer du poumon sur 1 000
étaient imputables à l’ETS (4).
Les chiffres concernant l’impact sanitaire de ce tabagisme, obtenus en calculant les risques attribuables,
sont-ils fiables ? La réponse est “oui” en théorie, mais
“non” en pratique, car ces chiffres sont sous-estimés.
Cela tient principalement à l’imprécision dans l’estimation de l’exposition des individus à l’ETS.
Sur le plan pratique, l’exactitude de l’estimation
du nombre de malades et de décès imputables à
l’ETS repose sur la qualité des données de santé et
d’exposition nécessaires à l’évaluation du RA ou
du RAP. Alors que l’évaluation du nombre de cas
de maladie ou de décès est assez sûre, car elle est
fondée sur des définitions standardisées, éventuellement des statistiques administratives, l’évaluation
de l’exposition à l’ETS est sous-estimée. On dit que
l’estimation du nombre de cas et de décès est assez
fiable, car certaines conditions de santé telles que la
BPCO peuvent être sous-diagnostiquées et notées
seulement comme causes secondaires de mortalité. Pour apprécier l’exposition des individus, des
hypothèses ont été émises dans les études mentionnées ci-dessus, ce qui a engendré une estimation par
défaut. L’évaluation exhaustive de l’exposition doit
prendre en compte la multitude d’endroits où les
individus peuvent être exposés (domicile, travail,
transports…) ainsi que le nombre, la durée et la
concentration des différentes expositions, ce qui est
difficile à faire en pratique. À ce jour, l’exposition à
l’ETS a été évaluée en utilisant des questionnaires
épidémiologiques, validés par rapport à des observations objectives. Le recueil de l’information par
questionnaire présente des limites. L’évaluation
de l’exposition précoce à l’ETS par questionnaire,
pourtant essentielle dans le cas des maladies dont
le développement est long, est particulièrement
problématique, car elle est fondée sur le souvenir
qu’en ont les individus et, de ce fait, soumise au biais
de rappel. Par ailleurs, les effets du tabagisme passif
sur les adultes sont plus difficiles à établir que ceux
sur les enfants, notamment parce que, sur leur lieu
de travail, par exemple, ils sont davantage exposés
à des influences nocives sur les voies respiratoires.
La quantité, la durée et la concentration de chaque
exposition sont compliquées à renseigner. Les doses
subies sont inconnues. Des marqueurs biologiques
d’exposition existent (la cotinine, entre autres),
Tableau II. Nombre de décès annuels estimés attribuables au tabagisme environnemental chez
les non-fumeurs en France et dans l’Europe des 25. D’après “Lifting the smokescreen: 10 reasons
for a smoke-free Europe”, de la Smoke Free Partnership.
Exposition au domicile
France
• Cancer du poumon
• Maladie cardiaque
ischémique
• AVC
• BPCO
Total
Europe des 25
• Cancer du poumon
• Maladie cardiaque
ischémique
• Attaque
• BPCO
Total
Exposition au travail
Adultes
< 65 ans
Adultes
> 65 ans
Tous
56
101
62
366
117
467
35
43
2
3
152
510
53
11
317
43
370
53
22
7
1
0
392
60
220
787
1 007
107
6
1 114
403
1 781
629
6 977
1 032
8 758
521
1 481
16
48
1 553
10 239
729
155
4 954
815
5 683
970
596
201
19
6
6 279
1 171
3 068
13 375
16 443
2 799
89
19 242
mais ils n’ont de valeur que dans le cas d’expositions récentes. Ainsi, l’exposition des individus a
été largement sous-estimée. En outre, les chiffres
obtenus se limitent aux principales conséquences
sanitaires de l’ETS. Ils ne tiennent pas compte des
individus décédés des suites du tabagisme passif
précoce, des adultes morts dans d’autres conditions
connues pour leurs liens avec le tabagisme actif, ni du
taux de morbidité significatif et grave, qu’il s’agisse
de maladies aiguës ou chroniques, engendré par le
tabagisme passif. De ce fait, l’impact sanitaire global
de l’exposition à l’ETS est loin d’être évalué. Toutes
ces réserves doivent nous inciter à mieux recueillir
les données d’exposition et de santé afin de calculer
de façon certaine le nombre de malades et de décès
qui lui sont imputables.
Au final, les tentatives d’estimation du RA à l’ETS
dans la population générale sont peu nombreuses
et ne permettent pas de tirer de conclusions en
raison de plusieurs problèmes méthodologiques.
Par exemple, l’exposition des non-fumeurs y est
estimée par défaut, et cela en dépit du fait qu’un
nombre important de personnes la subit, car elle
reste, dans beaucoup de pays, un phénomène omniprésent au travail et dans les lieux publics fermés.
Enfin, les pathologies connues comme étant liées à
l’ETS ont été davantage privilégiées lors des estimations. Son impact sanitaire reste donc sous-estimé.
L’absence de chiffres ne doit cependant pas nous faire
oublier que ses effets néfastes potentiels restent
dans l’ensemble considérables et, surtout, qu’ils sont
évitables.
■
Hôtels,
restaurants,
etc.
Total
Tous les
lieux de
travail
Références
bibliographiques
1. Jaakkola MS, Jaakkola JJ.
Impact of smoke-free workplace legislation on exposures and health: possibilities
for prevention. Eur Respir J
2006;28(2):397-408.
2. Eisner MD, Balmes J, Katz
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exposure to spouse’s environmental tobacco smoke. Int J
Epidemiol 1997;26(5):93944.
La Lettre du Gynécologue • n° 340 - mars 2009 | 15
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