L`extinction d`espèce Histoire et enjeux éthiques d`un concept

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Université Paris XII Val-de-Marne
U. F. R. de Sciences Humaines
Thèse
Pour obtenir le grade de
Docteur de l’Université Paris XII
Discipline : Philosophie.
Présentée et soutenue publiquement par
Julien Delord
à Créteil, le 6 novembre 2003
L’extinction d’espèce
Histoire et enjeux éthiques d’un concept écologique
Directeur de thèse : Monsieur Jean Gayon (Paris I)
Jury :
Monsieur Pascal Acot (CNRS)
Monsieur Denis Couvet (MNHN)
Monsieur Jean Gayon (Paris I)
Madame Catherine Larrère (Bordeaux III)
Monsieur Paul Mengal (Paris XII)
Remerciements
Je souhaiterais témoigner ici de ma reconnaissance la plus profonde pour les
personnes qui m’ont guidé, aidé et encouragé tout au long de ce travail de thèse. Je
pense en premier lieu à mon directeur de thèse, Jean Gayon, dont les conseils avisés et
les encouragements toujours répétés ont été décisifs pour le bon déroulement de cette
entreprise. Pascal Acot, qui me suit depuis longtemps et avec toujours autant
d’enthousiasme, est devenu pour moi bien plus qu’un « mentor ». Je tiens aussi à
remercier vivement Anne Fagot-Largeault pour ses encouragements. Je suis aussi
infiniment redevable à Paul Mengal de m’avoir intégré comme doctorant à l’Université
Paris XII.
Toute ma gratitude va à Catherine et Raphaël Larrère pour leur gentillesse, leur
simplicité et leur considération à l’égard de mon travail. Ensuite, je tiens à assurer de
mon estime la plus sincère Denis Couvet pour m’avoir permis de prendre contact avec
le monde de la conservation de la nature, il y a plusieurs années déjà.
Que soient aussi remerciés ici tous les membres du Center for Environmental
Philosophy de l’University of North-Texas, Denton, et en particulier John Baird
Callicott, Eugene Hargrove, Irene Klaver, Becky Hughes et tous les étudiants pour leur
accueil formidable. Plus formellement, ma gratitude va au ministère de la recherche
grâce auquel j’ai pu bénéficier d’une bourse « Aire culturelle » pour ce voyage.
Je tiens aussi à remercier Philippe Bouchet, Robert Barbault et Éric Buffetaut
pour les entretiens qu’ils ont bien voulu m’accorder.
Je souhaiterais aussi profiter de cette page pour remercier, et surtout pour
encourager avec la plus grande vivacité, Jean-Paul Amman pour son dévouement au
fonctionnement du Groupe d’Ethique et de Philosophie des Sciences (GTEPS) au
Collège de France. Que soient aussi remerciés pour leurs conseils et leur enthousiasme,
Béatrice de Montera, Elodie Giroux et tous ceux que j’oublie.
Croutch, Buz, Marco merci pour le coup de main que vous m’avez filé. Aude,
Claire, merci pour votre présence réconfortante. Je remercie aussi ma famille, Christian
pour tes points de vue engagés et pour tes encouragements, et surtout Nicole, qui, aussi
loin que je me souvienne, m’a toujours donné l’envie d’aimer l’école (peut-être trop !)...
Je ne conclurai pas ces remerciements sans citer celle sans qui tout cela n’aurait
peut-être jamais existé, et qui sait déjà en quelle haute estime je la tiens : Hélène
Lamicq. J’aimerais également en profiter pour rendre hommage à son dévouement et à
ses engagements en faveur de l’éducation supérieure et de la recherche. Enfin, telle
mère, telle fille, Nathalie, mes dernières pensées sont pour toi, avec qui cette aventure
est née, et qui m’a donné confiance en mes capacités, et en la vie tout simplement.
À ma mère,
À mes grands-parents,
Qui m’ont transmis l’amour de la nature.
2
3
Sommaire
INTRODUCTION GÉNÉRALE…………………………………………..6
PREMIERE PARTIE : Histoire d’un concept écologique : l’extinction 16
1 Problématique historique…………………………………………………..18
2 À la recherche des origines de l’idée d'
extinction au Paléolithique……….24
3 L'
idée d'
extinction dans l'
Antiquité………………………………….……56
4 L'
idée d'
extinction au XVIe siècle à travers l’œuvre de Bernard Palissy....94
5 Les extinctions aux XVIIe et XVIIIe siècles : entre émergences et
résistances…………………………………………………………………..144
6 Le XIXe siècle : de la reconnaissance objective des extinctions aux
premières mesures de conservation…………………………………….…..184
7 Les extinctions d’espèce au XXe siècle : rationalisation et conservation..278
8 La Biologie de la Conservation…….……………………………………334
SECONDE PARTIE : Approche philosophique et éthique des
extinctions……………………………………………………………….…376
9 Introduction : éthique et éthique environnementale………..……………378
10Avant l’éthique environnementale : la prise de conscience des
scientifiques……………………………………………...………………...384
11Les courants majeurs de l’éthique environnementale………....………...410
12Du droit et de la considération morale des espèces……………………...476
13Quelques questions philosophiques à propos de la nature des espèces et des
extinctions………........…………………………………………………….498
14Une éthique de la conservation des espèces……………………………..544
CONCLUSION GÉNÉRALE……………………………………….. ….574
4
5
Introduction générale
« De mémoire de rose, on n’a jamais vu mourir un jardinier ». Le vénérable
Secrétaire de l’Académie des Sciences Bernard de Fontenelle (1657-1757) nous fait
partager par cet aphorisme innocent et élégant toute la sagesse des anciens : tout être
voit le monde à partir de sa propre place dans le monde. On ne peut transcender sa
propre existence. La rose bourgeonne, éclôt et flétrit en l’espace d’une saison ; le
jardinier, pour sa part, saisons après saisons, années après années, voit les roses naître et
mourir. La courte vie de la rose ne lui permet pas d’accéder à la compréhension du
monde du jardinier. Pour la rose, le jardinier reste un être bienveillant, présent de tout
temps, qui prend soin d’elle, une sorte de génie du jardin. Et puis après tout, qu’importe
la vie du jardinier pour la rose ! Ainsi va donc la vie des roses, des jardiniers et le
monde du jardin depuis toujours…
Mais imaginons un instant que le paisible jardin se transforme en une planète
entière, la Terre du XXIe siècle, que les roses deviennent des hommes et que les
jardiniers se transforment en espèces. On constaterait alors, chose bien étrange, que de
mémoire d’homme on voit beaucoup d’espèces s’éteindre. En quelques dizaines
d’années, en effet, des milliers d’espèces ont disparu de la surface de la Terre ; ces
espèces appartenaient à des milieux écologiques très divers (forêt, océan, lac,
montagnes, etc.), faisaient partie de groupes taxonomiques et évolutifs très variés
(plantes,
mammifères,
poissons,
oiseaux,
insectes,
amphibiens,
mollusques,
champignons, etc.) et avaient toutes survécu jusque là des milliers, voire des millions
d’années sans encombre.
Nous voilà plongés au cœur d’une crise environnementale sans précédent. Les
écologistes rivalisent de pessimisme dans leurs pronostics à plus ou moins long terme et
6
nous abreuvent de chiffres alarmants : selon Edward O. Wilson1, les espèces
disparaissent aujourd’hui à une vitesse 100 à 1 000 fois supérieure au taux d’extinction
normal et jusqu’à 10 000 espèces disparaîtraient chaque année ; pour Norman Myers2,
ce serait encore pire puisque jusqu’à 30 000 plantes et animaux s’éteindraient chaque
année (soit environ 2 % des espèces actuellement recensées) ; au moins une plante sur
huit serait bientôt menacée d’extinction, et 11 % des oiseaux le seraient déjà ; un quart
des espèces de mammifères seraient menacées à terme ; jusqu’à 50 % de la flore et de la
faune mondiale pourrait être en danger d’extinction d’ici un siècle. Depuis 1996,
L’UICN (Union Mondiale pour la Conservation de la Nature) a constaté un
accroissement du nombre d’espèces de primates en danger critique d’extinction de 13 à
19 ; de même pour les espèces d’albatros qui sont passées de 3 à 16, pour les espèces de
tortues d’eau douce, de 10 à 24 ; et cela en guère plus de quatre ans. Depuis 30 ans, 7
espèces d’oiseaux ont été inscrites sur la liste rouge des espèces éteintes, et plus de 70
espèces de poissons. Au total, en 2002, 11 046 espèces répertoriées de plantes et
d’animaux sont menacées, risquant de disparaître dans un futur proche. Au cours des
500 dernières années, au moins 816 espèces ont été exterminées du fait des activités
humaines.
Pour conclure ce constat accablant, citons simplement ce sondage réalisé par
l’American Museum of National History qui révèle que 7 scientifiques sur 10 pensent
que le monde est en train de subir l’extinction de masse la plus rapide qui ait jamais
existé depuis l’origine de la vie sur Terre3.
Mais aussi affligeant que soit le bilan de l’activité humaine en termes
d’extinctions, et aussi sombres que soient les prédictions pour les décennies à venir, la
mobilisation des hommes pour endiguer ce fléau n’a cessé de monter en puissance
depuis de nombreuses années. Les scientifiques, les partis politiques, les associations de
défense de la nature, les ONG, les citoyens, les journalistes, les groupes d’intellectuels,
etc., ont tous pris conscience, à leur mesure, que la nature et les espèces étaient
menacées, et qu’il fallait agir. Le point culminant de ce vaste mouvement se concrétisa
par la signature, à la Conférence de Rio en 1992, de la Convention sur la Diversité
1 Wilson, La Diversité de la vie, Paris, Odile Jacob, 1993.
2 Myers, « Population and Biodiversity », in Graham-Smith (ed.), Population The Complex Reality. A
Report of the Population Summit of the World’s Scientific Academies, Golden Colorado, North
American Press, 1994, p. 117-136.
3 La plupart des informations chiffrées contenus dans ce paragraphe proviennent du site suivant :
http://www.well.com/user/davidu/extinction.html. Une consultation rapide de cette page et du nombre
d’article qu’elle recense sur les extinctions d’espèces suffit à donner le vertige.
7
Biologique. Ce texte, signé par plus de 180 pays, sert aujourd’hui de cadre politique
international à la définition des actions de conservation au sein des pays et entre ceuxci. Rappelons ici que la conservation sera défini tout au long de ce travail (sauf
précisions supplémentaires) comme l’entreprise de protection et de préservation des
êtres naturels (la biodiversité) ainsi que des processus évolutifs qui permettent à la vie
sur notre planète.
Mais il est temps, aujourd’hui, de revenir sur le sens et sur les fondements de ce
formidable intérêt dont l’écologie fit et fait plus que jamais l’objet dans son ensemble,
en tant que science des relations entre les êtres vivants et leur milieu, mais aussi en tant
qu’idéologie politique et sociale. Nous touchons ici au cœur de notre problématique : à
la fois science et idéologie, l’écologie se déploie sur plusieurs tableaux de la pensée.
Tout autant étude rationnelle d’un objet que l’on peut désigner sommairement par
l’environnement (le milieu naturel au sein duquel nous vivons), que mouvement social
et intellectuel de valorisation de ce même environnement, l’écologie constitue un champ
d’analyse fécond pour le philosophe chargé de démêler l’intrication des liens entre la
science et l’idéologie, la culture et la nature, la moralité et la rationalité.
Depuis quelques dizaines d’années, de nombreux chercheurs sont pour cela
revenu aux origines de l’écologie afin de retracer son histoire4. Histoire qui commence
officiellement avec la formation du terme « Oekologie » en 1866 par Ernst Haeckel, un
biologiste darwinien allemand. Ce terme d’écologie, formé sur la racine grecque Oïkos,
qui signifie maison, fut cependant précédé par une préhistoire riche et passionnante où
apparaissent en bonne place la géographie des plantes des Humboldt et De Candolle,
l’économie de la nature linnéenne ou encore l’Histoire naturelle de Buffon.
L’écologie a aussi fait l’objet de réflexions épistémologiques poussées, et cela
depuis longtemps, puisque l’un des articles les plus connus de cette discipline, « The use
and abuse of vegetational concepts and terms » d’Arthur Tansley5, constituait une
remise en cause radicale des fondements organicistes de l’écologie naissante.
Cependant, en introduisant le concept central de l’écologie moderne, l’écosystème,
Tansley allait à son tour susciter une vague toujours vivante d’interrogations
philosophiques sur la nature et la valeur des concepts écologiques, sur les parts
respectives du holisme et du réductionnisme dans cette science, sur ses rapports avec la
théorie néo-darwinienne, et sur sa « scientificité » de manière générale.
4 Cf. Acot, Histoire de l'
écologie, Paris, Presses Universitaires de France, 1988. Deléage, Histoire de
l'
écologie, une science de l'
homme et de la nature, Paris, Editions de La Découverte, 1991. Drouin,
Réinventer la nature. L'
écologie et son histoire, Paris, Desclee de Brouwer 1991.
8
Enfin, l’écologie, en tant que source d’information et de compréhension
rigoureuse de notre environnement a sans aucun doute contribué à l’émergence
d’interrogations éthiques à son sujet. Y a-t-il un mal à porter atteinte à la nature ? De
quel ordre est ce mal ? Les extinctions constituent-t-elles un mal pour la nature ? Et
finalement, qu’est-ce que la nature ? Toutes ces interrogations et les pensées qui se
construisirent à partir de celles-ci sont dénommées dans leur ensemble éthiques
environnementales. Elles servent de fondements et de légitimation philosophiques à
toutes les démarches visant la protection ou la conservation de la nature.
Mais affinons d’ores et déjà un peu plus nos problématiques, et pour cela
revenons aux préoccupations pratiques des écologistes et des défenseurs de la nature.
Depuis quelques années, il est devenu urgent d’agir contre les extinctions d’espèces…
L’écologiste agit dans l’urgence, le philosophe ré-agit par le doute : pourquoi devient-il
soudain si urgent d’agir ? Avant même de s’interroger sur les différentes facettes de
l’action écologique-conservationniste, les justifications éthiques de l’action (questions
d’éthicien), les façons d’intervenir et la qualité des données scientifiques (questions
d’expert écologue), la manière d’organiser le débat public et de prendre les décisions
(questions de politique), il est tout simplement nécessaire de s’interroger sur les raisons
et la nature de l’urgence.
Séparer l’urgence d’une action de l’action elle-même peut paraître incongru : le
caractère urgent d’une action ne représente qu’une modalité temporelle relative de
l’agir. L’action, qu’elle touche la nature ou l’homme, est par essence une modification
volontaire du monde qui se déroule dans le temps. Mais, c’est bien parce que l’action
écologique est devenue doublement urgente que la question du rythme et de la
temporalité de l’action devient finalement plus importante que l’analyse des modalités
techniques de l’action. L’action écologique devient urgente dans la mesure où elle doit
se produire sans délai, tout de suite - il n’y a pas de temps à perdre - et où elle doit
donner des résultats rapides et visibles, en un temps ridiculement court comparé à la
temporalité des cycles naturels. Plusieurs hypothèses peuvent être avancées pour
expliquer cette urgence.
La crise écologique d’extinction que nous subissons serait arrivée brusquement,
telle l’une des septs plaies d’Égypte. Voilà que, depuis quelques années, l’ordre de
grandeur du nombre d’extinction serait devenu incommensurable avec ce qu’il était
5 Tansley, « The Use and Abuse of Vegetational Concepts and Terms », Ecology, 16, 1935, p. 284-309.
9
quelques décennies auparavant. L’humanité aurait-elle été surprise et prise de court
scientifiquement, incapable de prévoir le désastre ? L’urgence pourrait aussi provenir
des prédictions réalisées par les écologistes. Cela ne fait que quelques dizaines d’années
tout au plus que l’on dispose de modèles forts en écologie capables de prévoir avec une
fiabilité acceptable les scénarios environnementaux du futur. L’homme prendrait enfin
conscience des catastrophes qui se profilent à l’horizon, et ne serait plus restreint à juger
au jour le jour des conséquences de ses agissements. Tout ceci est très certainement
décisif pour comprendre l’état de crise qui habite des pans entiers de la société. Jamais
les taux d’extinction n’ont été aussi élevés durant les temps historiques comme les
scientifiques l’ont démontré. Cependant, il est permis de douter que l’urgence provienne
seulement de ce facteur. Après tout, le nombre d’extinctions est en augmentation
constante depuis plusieurs siècles (et en corrélation positive certaine avec
l’accroissement de la population humaine) comme le montre l’écologie historique (Voir
figure 1). Certes, l’incrément actuel dans le taux d’extinction est de nature
exponentielle, mais pourquoi une augmentation des extinctions de nos jours serait-elle
plus grave et plus perceptible qu’il y a 50 ou 100 ans ?
Ne s’agirait-il pas plutôt d’une vaste prise de conscience de la fragilité de la
nature, alors que jusque-là, elle avait été rangée dans la catégorie des simples objets
extérieurs à l’humanité et à la disposition de cette dernière. Le mouvement auquel nous
assistons serait donc avant tout de nature culturelle et morale : expression de la
sensibilité des opinions au charme spontané et profond d’un monde non civilisé, idéal
de pureté, recherche d’une harmonie perdue, empathie devant la fragilité d’un empire
majestueux, etc. L’anthropisation et l’urbanisation croissante de la planète ainsi que la
réduction concomitante des espaces de nature sauvage ont produit une sorte de
« sevrage » chez les urbains, attirés par cet ailleurs, et incités en cela par la
démocratisation de l’accès à la compréhension et aux beautés de la nature grâce aux
mass médias. Qu’une baleine se perde dans les glaces de l’Arctique, qu’un rhinocéros
soit abattu par des braconniers dans le parc africain du Serengeti ou qu’une espèce de
tortue d’une petite île de l’Océan Indien tende à disparaître, et le citoyen occidental
moyen est tout de suite prévenu et sensibilisé.
Mais quelles qu’en soient les causes, le constat est là : la crise écologique a
entraîné une crise morale. Nous formulerons donc l’hypothèse que l’urgence en matière
de lutte contre les extinctions, ainsi que le catastrophisme écologique qui la soutient,
10
plongent leurs rhizomes dans un changement de représentation profond de la société
occidentale.
Le premier des axes de cette étude va consister à vérifier que le souci actuel pour
la préservation de la nature et de la biodiversité est sans précédent dans l’histoire
humaine (ce qui révèlera sans aucun doute quelques surprises) et surtout de comprendre
pourquoi l’homme n’a pas considéré l’extinction des espèce comme une menace ou un
fait digne d’être reconnu, pris en compte, étudié, classé, combattu, etc.
Notre méthode pour mener cette enquête nous conduira à étudier tout au long de
l’histoire les représentations humaines de l’environnement, à comprendre l’effet qu’a eu
sur la société la reconnaissance des extinctions et à essayer de relier l’existence avérée
de certaines extinctions d’origine humaine aux effets qu’elles ont entraîné sur un plan
culturel et pratique. Mais une question se pose rapidement : peut-on s’en tenir, lorsqu’il
s’agit d’un fait ou d’une hypothèse scientifique, à une simple histoire des
représentations ? N’est-il pas nécessaire d’accompagner cette étude par une analyse plus
poussée
des
connaissances
naturalistes
et
écologiques
?
La
réponse
est
incontestablement positive. Au fur et à mesure que les connaissances sur la nature,
faites à la fois d’observations et de théorisations plus nombreuses, se précisent, il
devient nécessaire d’en rendre compte le plus exactement possible.
Mais, comme nous le justifierons plus loin, notre enquête historique, qui
constitue la première partie de ce travail, ira bien au-delà de l’histoire, jusqu’à la
préhistoire et à la pensée primitive qui nous serviront de point de départ. Nous
remonterons ensuite le temps en passant par les premières civilisations et l’antiquité, où
nous essaierons de comprendre quelle pouvait être la vision de ces hommes par rapport
aux autres espèces à l’aube de la civilisation occidentale. Nous nous arrêterons ensuite
au XVIe siècle, pour étudier la pensée originale du potier savant Bernard Palissy. À
partir de là, nous nous pencherons successivement sur la place des extinctions au siècle
des Lumières puis sur la place de ce phénomène dans la naissance de la paléontologie
moderne et des théories de l’évolution. Enfin, nous essaierons de rendre compte de
l’influence croissante de l’écologie et des mouvements conservationnistes au XXe siècle
sur notre représentation de la place des extinctions dans notre monde.
Une fois analysées les raisons bien particulières de cette crise ainsi que le
cheminement historique du concept d’extinction, il sera enfin temps de justifier les
mesures prises pour la contrer, c’est-à-dire les raisons éthiques sous-tendant l’action
conservationniste. Qu'
y a t-il de bien ou de mal à ce que l'
homme conduise une espèce à
11
l'
extinction ? Que doit-on faire ? Que signifie en soi et pour la nature la disparition d'
une
espèce ? C'
est la question du sens qui s’impose ici, avant les questions d'
ordre
ontologique ou scientifique.
Mais l'
ordre spontané des questions ne suffit pas à définir un ordre de priorité
logique. En effet, depuis David Hume, il est convenu de séparer nettement ce qui relève
du fait et ce qui relève du devoir. Les questions d'
ordre scientifique et les questions
d’ordre éthique seraient ainsi incommensurables. Tout du moins, ne saurait-on déduire
celles-ci de celles-là, à moins de succomber au radicalisme d’un naturalisme fort qui
ferait de la nature une norme du bien indépassable. Or, dans l’urgence, on a déduit un
jugement de valeur (les extinctions sont un mal et la conservation des espèces, un bien)
à partir d’un constat scientifique, pourtant clair : de plus en plus d’espèces disparaissent
de la surface de la Terre par la faute de l’homme.
Des moralistes ont pourtant commencé à réfléchir, dès les années 1970, à la
définition
d’une
éthique
qui
intégrerait
les
obligations
humaines
envers
l’environnement, et qui ne se restreindrait pas seulement à la discrimination des actions
bonnes au sein de la communauté humaine. Quelles entités peuvent légitimement être
l’objet de valorisation ? Les hommes seulement, les non-humains ou même les entités
écologiques en général ? De quel nature et de quels types sont les justifications éthiques
qui nous permettent d’élargir les frontières de la morale au-delà de l’humanité ? Nous
étudierons ainsi en détail les systèmes axiologiques sous-tendant la préservation des
espèces. Nous présenterons alors d’une manière critique les solutions de ces
philosophes en faveur de l’évitement des extinctions d’espèces. Ce point sera cependant
précédé par une mise en perspective du discours le plus souvent alarmiste des
écologistes scientifiques qui furent les premiers à être confrontés aux données de la
crise environnementale, et à porter le problème sur la place publique.
Enfin, avant de fournir notre propre vision des modalités éthiques et des valeurs
qui doivent nous guider dans la conservation des espèces, il nous faudra approfondir la
question de la nature même de l’extinction d’espèce. Nous tenterons ainsi de répondre
aux deux questions ontologiques qui ne manquent pas de surgir : qu’est-ce qu’une
espèce ? Qu’est-ce qu’une extinction ?
Nous reprendrons ainsi à notre compte le débat sur la nature de l’espèce, en
essayant de l’aborder du point de vue de l’extinction. De même, nous n’aborderons pas
directement la question de l’ontologie de l’extinction, mais nous l’approcherons par
comparaison et juxtaposition avec l’idée de mort. Ce n’est ainsi que par une
appréhension en négatif de ce décalque imparfait d’une notion sur une autre que nous
12
espérons, aussi bien d’un point de vue épistémologique que phénoménologique, montrer
ce qu’est et ce que n’est pas l’extinction.
13
Figure 1 : Courbes superposées du pourcentage d’extinctions et de
l’accroissement de la population mondiale
14
15
Première Partie
Histoire d'un concept écologique : l'extinction
d'espèce
16
17
Comment
est-on
arrivé
à
la
situation
contemporaine
de
la
crise
environnementale ? La question se pose à un niveau écologique strictement scientifique,
certes ; mais aussi, au niveau des représentations et des idées6, si l'
on suppose comme
Max Oelschlaeger et Catherine et Raphaël Larrère que cette crise présuppose une
philosophie de la nature sous-jacente. Or, nous ne serons en mesure d'
appréhender les
implications du mouvement de pensée écologiste dans toute sa diversité qu'
en
commençant par retourner en arrière, à la recherche de ses racines historiques.
Nous nous proposons ainsi de retracer le cheminement temporel à travers de
nombreuses cultures et sociétés humaines d'
un concept ou d'
une idée liée à un
phénomène qui a aujourd'
hui une importance majeure en écologie et en évolution,
l'
extinction d'
espèce.
Il s'
agit à plus d'
un titre d'
une tâche originale par rapport à un travail
« classique » d'
historiographie et qui ne manque pas de soulever quelques difficultés : il
nous faut d'
abord inscrire notre étude dans la longue, voire la très longue durée, c'
est-àdire à l'
échelle des temps d'
évolution de l'
homme. En effet, on ne peut saisir les
subtilités du jeu complexe entre l'
homme et son environnement, si on ne le saisit pas dès
son apparition. Comme l'
affirment Robert Delort et François Walter7, « seule
l'
inscription dans la durée peut contribuer à donner du sens à des interrogations et à des
décisions complexes lourdes de conséquences pour l'
ensemble de l'
humanité » ; au-delà
de la durée historique et protohistorique à laquelle se cantonnent ces auteurs, nous irons
jusqu'
à ouvrir cette boîte noire de l'
histoire de la pensée que constitue la mentalité
« primitive »8 ou la pensée « sauvage », en un mot, la préhistoire.
6 Oelschlaeger, The Idea of Wilderness, New Haven, Yale University Press, 1991. Larrère et Larrère, La
Crise environnementale, Paris, INRA éditions, 1997.
7 Delort et Walter, Histoire de l'
environnement européen, Paris, PUF, 2001, p. 18.
8 Les références à Lévy-Bruhl et Lévi-Strauss sont volontaires. Par la suite, quoi qu'
il soit plus
« politiquement correct » de mettre entre guillemet le terme primitif, nous ne le ferons pas pour
plusieurs raisons : d'
abord c'
est un terme qui apparaîtra très fréquemment et très communément au fil
du texte, mais surtout, il ne s'
agit pas pour nous d'
un terme péjoratif, bien au contraire, et que nous
emploierons en nous référant à son étymologie - primitivus : né le premier.
18
Tout projet historique est amené à mobiliser un nombre important et diversifié
de domaines de la connaissance et de la vie humaine. On ne peut en effet retracer les
événements ou les sensibilités d'
une époque sans envisager dans leur globalité le mode
de vie des gens. Cette remarque est d'
autant plus importante pour l'
histoire d'
un concept
écologique, où ce n'
est pas seulement la vie de la société qui est en jeu, mais bien le
rapport entre cette société et son milieu naturel, son environnement.
Par conséquent, nous ferons appel à un nombre important de types
d'
historiographie, notamment ceux qu'
Arthur O. Lovejoy décrit sous la bannière de
l'
historiographie des idées9 : l'
histoire de la philosophie ; l'
histoire des sciences ;
l'
ethnographie, décrite parfois comme folklore ; l'
histoire des religions et des doctrines
théologiques ; l'
histoire littéraire ; l'
histoire des arts ; l'
histoire économique ; l'
histoire de
l'
éducation ; l'
histoire politique et sociale, etc.
Cette mosaïque de perspectives sera évidemment chapeautée par les thèmes
fédérateurs de l'
histoire environnementale et de l'
histoire des sciences biologiques et
écologiques.
Le programme ainsi énoncé peut paraître trop vaste et mal délimité. Il nous
faudra donc éviter quelques écueils afin de rendre l'
histoire de l'
idée d'
extinction des
espèces cohérente. Il faut dans un premier temps signaler qu'
il ne s'
agit pas d'
une
nouvelle histoire de l'
écologie ou d'
une redéfinition de l'
écologie. L'
écologie, en effet,
ne naît qu'
à la fin du XIXe siècle en tant que science et notre ambition est de retracer le
parcours d'
une idée qu'
aujourd'
hui nous plaçons sous la bannière écologique, mais qui
auparavant, a pu se raccrocher à d'
autres champs de la pensée.
Il ne s'
agit pas non plus d'
une simple écologie historique, à savoir l'
étude des
phénomènes écologiques à travers le temps, depuis l'
apparition des civilisations
humaines. En ce qui concerne notre sujet, cela reviendrait à étudier les extinctions
récentes d'
espèces, à déterminer leurs causes, leurs conséquences, leurs mécanismes, et
surtout l'
influence de l'
homme sur les processus d’extinction. Or, il s'
agit là en grande
partie d'
un travail d'
écologue et de paléontologue, et non d'
historien ; ce qui ne nous
empêchera pas d'
emprunter à ces sciences de nombreux éléments à titre d'
exemples et
de repères.
9 Lovejoy, «The Historiography of Ideas» in Essays in the History of Ideas, Baltimore, Johns Hopkins
University Press, 1948, p. 1-13.
19
C'
est donc en réalité une « histoire de l'
histoire de l'
environnement », que nous
comptons réaliser ici sur la question des extinctions, nous inspirant pour cela de la
définition de Robert Delort et François Walter10. Cette histoire s’attache aux
représentations et au regard que jetaient les hommes à une époque donnée sur le milieu
naturel dans lequel ils vivaient. Globalement, nous diviserons notre étude en plusieurs
grandes parties historiques : le Paléolithique, le Néolithique et l'
Antiquité grecque et
romaine, la Renaissance, la Modernité et enfin l’esquisse d’une Post-modernité.
Mais avant de nous engager dans cette enquête historique et philosophique, il
nous faut poser quelques jalons d’ordre sémantique. Le vocabulaire constitue en effet un
indice précieux, très révélateur de la nature et de l’évolution d’une idée ou d’une notion.
Le terme « extinction » est dérivé du latin exstinctio, qui désigne littéralement
l'
esteignement (en vieux français) d'
une flamme ou d’un feu ; il acquiert au cours des
XVIe et XVIIe siècles plusieurs sens dérivés, comme dans les locutions « extinction
d'
une dette », « extinction d'
une vie », « extinction d'
une famille » : Pierre de
l’Hommeau indique ainsi en 1612 que les « servitudes une fois estaintes ne revivent
plus, quand l’extinction est irrevocable”11.
Dans les dernières décennies du XVIIe, le sens métaphorique d'
« extinction »
s'
étend aux races et aux espèces. L’un des premiers auteurs à parler d'
extinction d'
une
race est Jean Desmarets : « Tout Franc soit pour jamais mon mortel ennemy. Je fay
voeu de perir, ou d'
esteindre leur race »12. En 1688, La Bruyère pour sa part parle dans
les Caractères, de « l'
extinction du genre humain »13. Le terme s'
impose ensuite peu à
peu au cours du XVIIIe siècle, bien que le fait de l’extinction soit alors loin d'
être
unanimement reconnu et accepté comme nous allons le voir. Puis au début du XIXe
10 Delort et Walter ont divisé leur ouvrage à visée synthétique sur l'
histoire de l'
environnement
(expression préférée à « écohistoire », jugée trop ambiguë) en trois livres : le premier, « histoire de
l'
histoire de l'
environnement » est une étude des représentations philosophiques et des sensibilités à
l'
environnement depuis les débuts de l'
histoire et de l'
écriture. Le deuxième, « l'
espace dans le temps :
variations et variabilité » est plus une entreprise d'
écologie historique intégrant l'
évolution de l'
homme
en tant qu'
espèce. Enfin, le troisième livre « l'
anthropisation du milieu » est une étude historique sur
l'
impact des activités humaines sur l'
environnement. Par rapport à ce découpage de l'
histoire de
l'
environnement, notre étude historique se veut donc dans la filiation du premier livre, tout en
intégrant les éléments nécessaires de l'
écologie historique et en ne séparant pas l'
étude des sensibilités
humaines et des impacts réciproques entre homme et nature.
11 De L'
Hommeau, Les Maximes generalles du droict françois : divisée en trois livres, Rouen, chez C. le
Villain, 1612, p. 168. Recherche effectuée sur http://gallica.bnf.fr.
12 Desmarets de Saint-Sorlin, Clovis ou La France chrestienne, poème héroïque, Paris, chez Augustin
Courbe, 1657, p. 198.
13 La Bruyère, Les Caractères ou les moeurs de ce siècle, Paris, Bordas, 1990, 121 (IV)
20
siècle, Cuvier démontre définitivement la réalité des extinctions grâce à l'
anatomie
comparée et enfin, le terme et l'
idée d'
extinction achèvent de s'
imposer durant la
première moitié du XIXe siècle. À la fin du XIXe apparaît cette fois l’expression
« espèce en voie d’extinction » comme en témoigne cet extrait d’un ouvrage
d’Alphonse de Candolle : « Toutes ces espèces et probablement d’autres de pays peu
connus ou de genres mal étudiés, paraissent en voie d’extinction ou éteintes »14.
Depuis cette époque, malgré de nombreuses fluctuations dans l'
intérêt des
savants et du public à l'
égard de ce phénomène d'
extinction, c'
est cette expression qui,
en anglais et en français, désigne la fin, la terminaison, la disparition, la ruine, ou encore
le terme d'
une espèce.
Pour information, un autre substantif est employé dans le monde anglo-saxon,
dont le sens est très comparable à celui d’extinction, il s’agit du terme « extirpation ».
Le Webster'
s Revised Unabridged Dictionary (1913) nous indique qu’il signifie :
« L’acte d’extirper ou de déraciner, ou l’état de quelque chose extirpé ; éradication ;
excision ; destruction totale ; comme l’« extirpation » de mauvaises herbes du sol, du
mal hors du cœur, d’une race d’hommes, de l’hérésie. ».
Autre expression marquante en rapport avec l’extinction des espèces, la formule
heureuse de Bernard Palissy qui avance avec assurance l'
hypothèse des genres ou
espèces « perdus ». Le terme fera florès et l'
expression « espèce perdue » sera largement
intéressent
usitée au XVIIIe par les naturalistes, les géologues et les philosophes qui s'
aux espèces disparues ; Lamarck y fait encore référence dans sa Philosophie
zoologique15, et il est surprenant de constater que certains de nos contemporains
réutilisent ce terme, sans doute par nostalgie, comme en témoigne un article paru dans
la revue La Recherche en l'
an 200016.
Outre l’expression « espèces disparues », il existe une troisième expression,
après celles d'
« espèces perdues » et d'
« espèces éteintes », que l'
on rencontre assez
fréquemment pour qu'
elle mérite d'
être prise en considération, c'
est celle d'
« espèce
morte ». D’Adanson et de Diderot, jusqu’à David Raup17, qui parle de la « grande
tuerie » des espèces, l’image de la mort ne cesse de pénétrer les représentations de
l’extinction ; nous y reviendrons plus en détail dans la deuxième partie de cette étude.
14 De Candolle, Origine des plantes cultivées, Paris, G. Baillière, 1883, p. 370.
15 Lamarck, Philosophie zoologique (1809), Paris, Garnier Flammarion, 1994, p. 114.
16 Tyrberg, « Les oiseaux perdus d'
Océanie », La Recherche, 333, 2000, p. 24-27.
17 Raup, De l’Extinction des espèces, Paris, Gallimard, 1993.
21
Les expressions pour désigner ce phénomène écologique qu’est l’extinction des
espèces sont toutes des métaphores à l’origine. La définition actuelle, qui nous servira
de repère est « le fait de s’éteindre : perte de l’existence ».
Contrairement au mot « écologie », néologisme créé à partir de racines grecques,
aucun mot n’a été forgé pour désigner ce phénomène. Il n’existe pas par conséquent de
date définie à partir de laquelle on puisse affirmer que le phénomène était clairement
identifiable par le langage. Les grecs ou les latins pouvaient donc dire aussi bien que
nous que les espèces disparaissaient, se perdaient ou s’éteignaient. Mais l’ont-il fait ?
Nous allons bientôt constater que la réponse à cette question est toute sauf simple.
22
23
!
"
Nous avons fait le choix d’envisager l'
histoire de l'
idée d'
extinction et des
concepts qui lui sont rattachés à l’échelle du temps long. Un temps si long que nous ne
comptons nullement nous limiter à l'
histoire de la pensée, de l'
écriture ou encore de la
civilisation, mais bien aller rechercher dans l'
histoire de l'
espèce Homo sapiens ellemême, les sources de cette idée écologique cruciale d'
extinction.
Il ne s'
agit pourtant pas de se contenter pour ces périodes très reculées d'
une
histoire environnementale qui ne serait que la juxtaposition de quelques conjectures sur
les « hommes préhistoriques » fournies par les données scientifiques des études
archéologiques paléo-environnementales. Nous savons certes que cette période
paléolithique, qui a duré jusqu'
aux alentours du dixième millénaire avant notre époque,
a été le théâtre de nombreuses extinctions d'
espèces. Espèces qui étaient loin de passer
inaperçues puisqu'
il s'
agissait surtout de grands mammifères terrestres (Mégafaune) au
nombre desquels nous incluons le lion à dents de sabre, l'
ours des cavernes, le
rhinocéros laineux, le smilodon et le mammouth (Voir figure 2). Dans quelle mesure ces
espèces ont-elles fait l'
objet de prédation, de compétition ou bien d'
indifférence de la
part des hommes ? Quelle est la part de responsabilité humaine dans la disparition de
ces espèces à la fin du pléistocène par rapport aux autres causes environnementales, en
particulier le cycle des glaciations accompagné de la fonte généralisée des glaces au
début du néolithique ?
En 1911, le célèbre naturaliste anglais, Alfred Russel Wallace était persuadé que
les hommes étaient les principaux responsables de ces disparitions et selon Richard
Leakey et Roger Lewin, les preuves de la culpabilité humaine sont de plus en plus
nombreuses et révélatrices18. Il est certain que les hommes modernes, grâce à leur
maîtrise du feu, du langage et de techniques de chasse redoutables sont à l’origine de
destructions considérables, et cela malgré leur faible densité. Des gaspillages
considérables résultaient par exemple du massacre de troupeaux entiers de gibier,
rabattus vers des falaises où ils se précipitaient par centaines dans le vide. Au cours du
24
Pléistocène, l’Australie aurait ainsi perdu 94 % de ses grands mammifères, l’Amérique
du Nord, 73 %, l’Europe, 29 % et l’Afrique 5 %19.
Cependant, malgré le nombre de spécialistes et de théories mises à contribution
pour éclairer cette question, nous ne saurons probablement jamais faire la part exacte de
l'
influence de l'
hominisation sur ces extinctions particulières. Tout comme nous ne
saurons jamais avec certitude si ces hommes ont eu conscience de l'
existence de ce
phénomène et si oui, comment ils l'
ont interprété.
Mais avant tout, que dire des femmes et des hommes eux-mêmes du
paléolithique, qui sont ici notre sujet d'
étude, en essayant de dépasser une simple
approche descriptive des destructions écologiques qui eurent lieu au cours de cette
longue aube de l’humanité ? Devons-nous simplement constater que leurs vies, courtes,
bestiales et stupides20, ne permettaient pas le développement de la pensée et que ces
sauvages, ces primitifs, inféodés à « l'
état de nature » en étaient réduits à rêver de
civilisation comme le pense Hobbes dans le Léviathan ? Car, à supposer que la vie était
belle au Paléolithique, pourquoi les hommes auraient-ils un jour cessé d'
être des
chasseurs-cueilleurs pour former des cités et bâtir des empires ?
Nous pourrions nous contenter de ces clichés fort communs et passer
directement à l'
étude plus simple et plus « historienne » de l'
idée d'
extinction chez les
Anciens. Pourtant, nous estimons qu'
il est nécessaire de dénoncer le simplisme de ces
opinions sur les hommes préhistoriques qui remonte au moins aux sentiments d'
effroi et
de sensationnel provoqués par la découverte de leur existence au XIXe siècle. Après plus
d'
un siècle d'
études archéologiques, paléontologiques, et anthropologiques sur la vie et
la « pensée sauvage » d'
Homo sapiens sapiens et homo sapiens neandertalensis, on se
doit au moins d'
essayer de rendre leur dû à des cultures qui ont subsisté au moins dix
fois, si ce n'
est cent fois, plus longtemps que la nôtre - qui remonte au mieux à la Grèce
antique21.
18 Leakey et Lewin, La Sixième extinction, Trad. Vincent Fleury, Paris, Champs Flammarion, 1997. Cf.
chap. X, « Les destructions du passé ».
19 Broswimmer, Écocide Une brève histoire de l’extinction en masse des espèces, Paris, L’Aventurine,
2003, p. 41. Cf. tout le chapitre 1 pour une histoire détaillée des destructions d’espèces au
paléolithique.
20 « Nasty, brutish and short », Oelschlaeger, The Idea, op.cit., p. 6.
21 C'
est ainsi que Robert Schneidau note : « peut-être sera-t-il affirmé un jour que le plus important
développement de la conscience humaine au XXe siècle n'
avait rien à voir avec le fait de marcher sur
la lune ou de fabriquer des bombes atomique, mais plutôt avec la possibilité nouvelle de donner un
sens juste à la préhistoire», in The Sacred Discontent : the Bible and Western Tradition, Baton rouge,
Louisiana State University Press, 1976, p. 103. Cité par Oelschlaeger, op. cit., p. 6.
25
Figure 2 : Mammouth
26
27
Dans cette entreprise, nous commencerons par mettre de côté l'
approche
historienne des faits pour nous tourner, certes vers les sciences archéologiques, mais
aussi vers l'
étude des religions archaïques et surtout vers l'
ethnologie et la paléoanthropologie, qui par leurs connaissances des sociétés primitives nous rapprochent de
la mentalité des chasseurs-cueilleurs du paléolithique. À la suite de Paul Shepard22 et
surtout de l'
excellente illustration qu'
en a fait Max Oelschlaeger23 à propos de l'
idée de
« wilderness » (nature sauvage), nous reprendrons sous le vocable de « primitivisme
posthistorique » (posthistoric primitivism) cette perspective qui essaie de définir de
façon positive, riche et juste les attributs de la culture paléolithique.
L'
adjectif
« post-historique »
indique
un
dépassement
du
paradigme
« historique » qui conçoit le temps comme linéaire et porteur de l'
idée de mouvement,
de changement, de « progrès ». Il ne s'
agit pas de dénier le fait que le temps passe, car
ce n'
est pas ici l'
endroit pour un débat sur l'
ontologie du temps, mais de mettre en relief
le fait qu'
à travers cette entreprise intellectuelle appelée « Histoire », et qui remonte aux
premiers récits épiques sumériens (L'
Épopée de Gilgamesh), nous, Occidentaux du
XXIe siècle, ne pouvons avoir qu'
une vision particulière et déformée de la temporalité,
fortement inspirée du christianisme. En effet, à travers ce « prisme de l’histoire » (lens
of history), les historiens, les philosophes ou encore les spécialistes de sciences
humaines sont naturellement conduits à situer l'
Occident contemporain au sommet du
progrès et de la connaissance du passé, et à considérer les cultures anciennes comme des
moments transitoires et inférieurs de la marche en avant de l'
Homme.
L’histoire, telle que nous la définissons, commence à partir de l’invention de
l’écriture, quelque part dans l’empire sumérien, il y a 4500 ans de cela. Mais il s’agit
d’un repère qui, bien que pratique et important pour les historiens, ne représente qu’un
événement minime dans l’histoire des cultures des sociétés humaines dans leur
ensemble. La société occidentale moderne, qui a elle-même érigé cette coupure
arbitraire, s’est ainsi détachée des civilisations pré-historiques, néo- et paléo-lithiques
d’une manière radicale. Cet ostracisme historique rétrospectif qui prend la forme d’une
narration scientifique mérite une déconstruction au sens où l’entendent certains
22 Shepard, « A Post-historic Primitivism » in Oelschlaeger, (ed.), The Wilderness Condition : Essays in
Environment and Civilization, San Francisco, Sierra Club Books, 1992.
23 Oelschlaeger, The Idea..., op.cit., chap 1.
28
penseurs contemporains qui se réclament du post-modernisme et qui interprètent le
monde à l’aune des structures et des contraintes qui pèsent sur le discours tenu sur le
monde. Ce courant de pensée a clairement montré qu’une conception dualiste du monde
(masculin/féminin,
nature/culture,
nous/eux,
anciens/modernes,
etc.)
supposait
implicitement un jugement de valeur de type hiérarchique (inférieur/supérieur)
débouchant généralement sur la justification d’un état de domination.
Au contraire, la perspective post-historique (« culturaliste » diraient les
ethnologues) considère toutes les cultures comme égales et les envisage par rapport aux
contraintes naturelles et humaines immanentes à leur existence et dépasse le cadre
temporel restreint et linéaire de l'
histoire depuis l’invention de l’écriture. De ce point de
vue englobant, qui embrasse d'
un coup l'
histoire de l'
espèce Homo sapiens, nous situons
notre époque comme un élément de la mosaïque complexe que forment les cultures et
les périodes temporelles.
Le précurseur de cette approche est sans conteste Jean-Jacques Rousseau, plus
particulièrement, l’auteur des deux Discours24. En évitant un rousseauisme naïf, décrit
(à tort) comme un naturalisme angélique, misanthrope et totalement utopique, nous
trouvons dans la pensée de Rousseau les fondements philosophiques de l'
ethnologie et
de l'
anthropologie qui sont les piliers de l'
approche « primitiviste » de la culture
paléolithique. Rousseau d'
abord, qui nie lui-même que le fameux « état de nature » ait
jamais existé et qui ne l'
envisage que comme une hypothèse non historique, mais ô
combien riche :
« Il faut nier que, même avant le déluge, les hommes se soient jamais trouvés
dans le pur état de nature [...]. Commençons donc par écarter tous les faits car ils ne
touchent point à la question. Il ne faut pas prendre les recherches, dans lesquelles on
peut entrer sur ce sujet, pour des vérités historiques, mais seulement pour des
raisonnements hypothétiques et conditionnels ; plus propres à éclaircir la nature des
choses qu'
à en montrer la véritable origine. »25
Avec les connaissances issues des récits des voyageurs-naturalistes de son
temps, Rousseau se lance dans la tentative, reprise et prolongée notamment par le
structuralisme de Lévi-Strauss, de penser et de définir la structure logique, et non
originelle, de la nature humaine sous tous les oripeaux de la culture.
24 Rousseau, Discours sur l'
origine et les fondements de l'
inégalité parmi les hommes / Discours sur les
sciences et les arts (1755), Paris, Garnier-Flammarion, 1992.
25 Ibid., p. 168-169.
29
C'
est par contre à Diderot, comme le fait Lévi-Strauss, qu'
on peut reprocher le
fait de poser l'
existence historique d'
un homme naturel glorifié face à l'
homme
contemporain artificiel, corrompu par la société ; car l'
homme, à partir du moment où il
utilisa un langage articulé, donc à partir du moment où il fut homme, a toujours été
« l'
homme-en-société »26. Cet homme naturel qu'
essaie de déterminer Diderot n'
est
qu'
illusion. Illusion aussi cet état de nature brutal et terrible, où l'
homme ne serait qu'
un
loup pour l'
homme, tel que le décrit Hobbes, dans sa vision linéaire et finaliste de
l'
évolution des sociétés humaines. Qu'
ils envisagent l'
histoire comme régression ou
comme progression, il est clair que ces deux penseurs modernes sont dans l'
erreur ; car
là où sont atteintes les limites de l'
histoire, c'
est un autre paradigme qui doit se faire
jour.
Ce n'
est pas tout ; la perspective historique s’accompagne aussi de la fâcheuse
tendance à ne considérer comme dignes d'
histoire que les événements humains
indépendamment du milieu, de l'
environnement, en un mot de la nature, qui n'
est la
plupart du temps même pas décrite. L’histoire, telle qu’elle apparut sous la plume
d’Hérodote ou de Thucydide est cette enquête sur la vie des hommes et les événements
qui marquent leurs sociétés. De leur côté, l'
environnement et la nature sont étudiés
séparément dans le cadre d’« enquêtes sur la nature », par les premiers physiciens
présocratiques qui publient leurs réflexions sous le titre « peri phuseos ». Nous avons
ainsi de nouveau affaire à l’une de ces constructions dualistes, opposant deux entités
antithétiques, la nature sauvage (wilderness) ou kosmos, et l’humanité, où cette dernière
justifie ainsi son désir de domination sur la première.
Au mieux, comme le note Oelschlaeger, « les merveilles sauvages et spontanées
de la nature sont transposées dans les catégories convenables de la culture »27. Ceci est
vrai des sciences, qui morcellent la nature pour mieux l'
étudier, pour lui assigner des
catégories et finalement, oblitérer son essence propre ; mais c'
est aussi vrai de l'
histoire,
qui assiste au développement depuis quelques dizaines d'
années d'
un champ traitant
spécifiquement de la nature : l'
histoire environnementale. Si cette dernière a tenté
d'
éclaircir l'
histoire des liens réciproques entre l'
homme et son environnement depuis
l'
antiquité, elle n'
a guère pu se libérer de ses contraintes historicistes. Nous en voulons
pour preuve le livre symptomatique de Robert Delort et François Walter, L'
histoire
26 Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, Plon, 1955, p. 468.
27 Oelschlaeger, The Idea…, op.cit., p. 8.
30
européenne de l'
environnement28, qui, malgré sa visée synthétique, ne traite que peu du
néolithique et pas du tout du paléolithique, tout en conservant une approche temporelle
continuiste
À l’issue de cette double déconstruction de couples antinomiques, (l’homme
sauvage opposé à l’homme civilisé, la nature sauvage opposée à l'
humanité), nous
pouvons identifier le geste idéologique dominateur et aliénant de la civilisation
occidentale depuis l’antiquité grecque et sa volonté de soumission de la nature
(wilderness) par son intégration dans les catégories de la culture. La nature fut ainsi
progressivement éclipsée au profit du logos et de la raison29.
La crise environnementale et l'
écologie nous apprennent cependant depuis
quelques années que la juste compréhension des événements humains ne peut plus se
faire sans la prise en compte de l’environnement dans lequel l’homme est
irréductiblement immergé.
#
$
!
"
Avant d'
essayer de déchiffrer le système de représentations de la nature et des
espèces extrapolable à partir des recherches ethnologiques sur des tribus primitives dont
la pensée témoigne encore de quelque parenté avec la pensée archaïque des chasseurscueilleurs, nous devons d'
abord être éclairé par ce que nous connaissons directement de
la vie de nos ancêtres. Débutons par une problématique qui peut paraître anecdotique,
mais qui concerne au premier chef les extinctions d’espèce : il s’agit de la place des
fossiles dans les cultures préhistoriques.
Nous ne saurons sans doute jamais quelle était la vision des hommes primitifs
sur ces témoins des extinctions, mais des extinctions du passé, que sont les fossiles.
Pourtant, les fouilles archéologiques sur de nombreux sites paléolithiques ont clairement
montré la fonction artistique et décorative de nombreux fossiles de petite taille. En
28 Delort et Walter, Histoire…, op.cit.
29 Cf. Abrams, The Spell of the Sensuous : Perception and Language in a More-than-human World,
Vintage Books, 1997. Selon l’auteur, l’invention de l’écriture marque le début de la distanciation entre
les représentations humaines et la nature : « Les voix de la forêt et de la rivière ont commencé à faiblir
seulement à partir du moment où le texte écrit a commencé à parler. Et seulement alors le langage a
perdu ses anciennes associations avec le souffle invisible, l’esprit s’est coupé lui-même du vent, la
psyche s’est dissociée de l’air environnant. »
31
1920, le chasseur de fossiles Roy Chapman Andrews découvrit en Mongolie des bijoux
remontant à l'
Âge de pierre, réalisés à partir d'
œufs fossilisés de dinosaures du crétacé30.
Le paléontologue britannique Kenneth Oakley se pencha sur les fossiles « re-trouvés »
sur les sites paléolithiques et néolithiques avec un certain détachement, les considérant
comme « une catégorie de connaissance inutile »31 ; il n'
en fournit pas moins un tableau
à la fois surprenant et intrigant de ces fossiles hors du commun : des dents, des coquilles
et des créatures marines font ainsi office d'
ornements, d'
amulettes et de curiosités. Des
ammonites percées du Jurassique ont été retrouvées dans des grottes fréquentées par
Cro-Magnon, dans le sud de la France. Dans les Pyrénées, certains chasseurs se
faisaient des colliers avec des dents d'
ours des cavernes fossilisées (sans doute plus
faciles à obtenir que les dents des ours vivants à qui ils disputaient l’occupation des
cavernes !).
De plus, ces objets devaient certainement posséder une grande valeur car ils
pouvaient être transportés très loin de leur lieu d'
origine. Grâce au « marché »
paléolithique des fossiles, on a ainsi pu retrouver dans la grotte de Lascaux (qui se
trouve, rappelons-le, près de Montignac en Dordogne) un gastéropode du Pliocène dont
le gisement naturel se situe certainement en Irlande ! Ou encore des trilobites dans le
sud de la France dont la provenance est l'
Allemagne. Des dents de requins à l'
émail
brillant (nommées « glossopètres » au Moyen-Âge) ont été retrouvées en grande
quantité dans de nombreux sites archéologiques à partir de – 30 000 avant notre ère. De
son côté, Chester Kennedy32 suggère que ces fossiles devaient sûrement être employés
dans les traditions médicinales primitives. Enfin, ils accompagnaient les hommes dans
la mort en tant qu'
offrandes funéraires, comme l'
ont montré quantité de sépultures,
notamment celle du couple d'
hommes de Grimaldi.
« On ne peut que faire des suppositions sur la façon dont les nomades des
steppes ou les habitants des grottes au Paléolithique expliquaient les fossiles, grands et
petits, parce qu'
ils n'
ont pas laissé d'
écrits. »33 nous prévient Adrienne Mayor, avant de
se lancer dans une décortication érudite des mythes antiques afin de faire revivre
l'
interprétation ancienne des fossiles. Ces mythes, dont les origines sont largement plus
anciennes, sont parvenus jusqu'
à nous notamment grâce aux Grecs, et nous verrons plus
30 Andrews, On the Trail of Ancient Man, New York, Garden City Publishing, 1926, Chap. 15. Cité par
Mayor, The First Fossils Hunters. Paleontology in Greek and Roman Time, Princeton University
Press, 2000, p. 165.
31 Oakley, « Folklore of Fossils, Parts I and II », Antiquity, 39, p. 9-11. Cité par Mayor, The First Fossil
Hunters…, op. cit., p. 166.
32 Kennedy, « A Fossil for What Ails You : the Remarkable History of Fossile Medicine », Fossils, 1,
1976, p. 42-50.
32
loin leur importance en tant que messagers de récits ancestraux. Nous nous appuierons
aussi sur une herméneutique des mythes, à la suite du travail d'
Adrienne Mayor, et sur
les sources disponibles dans l'
histoire et la philosophie des civilisations anciennes pour
essayer de retracer l'
itinéraire possible et probable de l'
idée d'
extinction. Mais cette
démarche ne pourra s'
appliquer qu'
aux civilisations déjà constituées, dont les traditions
nous sont au moins parvenues de manière parcellaire, c'
est-à-dire les civilisations
néolithiques et antiques. Mais revenons au mode de vie des chasseurs-cueilleurs du
Paléolithique.
Il est bien connu et démontré que nos ancêtres lointains vivaient de chasse, de
pêche et de cueillette. La part respective de ces activités et leur répartition selon les
sexes est encore débattue, bien qu'
il soit communément admis que la cueillette, qui
devait fournir l'
essentiel de l’apport calorique, était dévolue aux femmes et aux enfants.
Ce régime alimentaire avait pour corollaire une exploitation extensive des ressources
sur un très large « territoire » et la nécessité du nomadisme, notamment pour suivre les
troupeaux de gibier (rennes, bovins, etc.) dans leurs migrations. « Territoire » est
employé ici au sens neutre d'
espace naturel, sans aucune connotation d'
appartenance ou
de propriété. En effet, Marshall Sahlins avance l'
argument qu'
au vu de la très faible
densité de population, et de l'
absence de zone de sédentarité la notion de propriété ou de
franchissement de territoire ne devait pas exister. Ce mode de vie nécessite en effet un
nomadisme quasi permanent et surtout une définition axiologique des objets en fonction
de leur « portabilité » (portability) ; « d'
où la conception très ascétique des chasseurs en
termes de confort matériel : un intérêt en un équipement minimal, s'
il en est ; une
valorisation des petits objets sur les gros ; l'
absence d'
intérêt à acquérir deux biens ou
plus de la même sorte. La pression écologique suppose une forme exceptionnelle de
réalisme et de bon sens quand elle doit être supportée. »34. L'
anthropologue Pierre
Clastres, célèbre pour ses théories primitivistes du pouvoir, résume ainsi la situation35 :
les « sauvages » étaient non seulement indifférents devant leurs propres possessions
mais encore ils luttaient constamment contre toute apparition d'
accumulation,
33 Mayor, The First Fossil Hunters…, op. cit., p. 166.
34 Sahlins, Stone Age Economics, New York, Aldine de Gruyter, 1972, p. 33.
35 Clastres, in Préface de Sahlins, Age de Pierre, Age d'
Abondance, Paris, Gallimard, 1976. Traduction
française de Stone Age Economics.
33
notamment par des destructions collectives d'
objets ou de nourriture, par les rituels
sacrificiels et l'
institution du don et du contre-don dénommée potlach.
Mais l'
ascétisme et le nomadisme de ces chasseurs-cueilleurs impliquaient-ils
qu'
ils étaient pauvres et affamés, en permanence en train de lutter contre une nature
hostile pour trouver leur maigre pitance ? Là encore, rien ne semble aussi faux que nos
préjugés d'
homo oeconomicus ! D'
une part, la notion de pauvreté n'
est apparue qu'
au
néolithique avec les civilisations agraires et la hiérarchisation de la société en classes,
les plus élevées (roi, prêtres, soldats), profitant du travail des agriculteurs et autres
esclaves. Marshall Sahlins pense qu'
une telle exploitation entre classes n'
existait pas au
paléolithique, et même que les chasseurs-cueilleurs vivaient mieux que les premiers
agriculteurs sédentaires, lesquels étaient soumis plus durement aux catastrophes de tous
ordres. D’autre part, en s'
appuyant sur ses propres études et celles de nombreux autres
observateurs directs, notamment sur les indiens Guayani, Tupi-Guarani, les Boshimans
et les Aborigènes, Pierre Clastres montra que les sociétés primitives, où la recherche de
nourriture n'
occupait qu'
une faible partie du temps, vivaient dans l'
abondance. Il réfuta
ainsi magistralement l'
analyse marxiste de la naissance des civilisations, dont la
fâcheuse tendance à renforcer le stéréotype du primitif vivant dans l'
indigence et le
dénuement, s'
accompagnait de l'
idéologie suivant laquelle la révolution néolithique
aurait été basée sur un fait économique, l'
accumulation progressive des biens au sein des
sociétés primitives.
Il est également possible que nos ancêtres du paléolithique vécussent plus
longtemps que leurs descendants du néolithique, hormis sans doute une pression
sélective naturelle plus intense sur les enfants en bas âge et sur les blessés.
De plus, l'
ascétisme et la faible densité des tribus, qui ne devaient comprendre
guère plus d'
une cinquantaine d'
individus, rendent l'
éventualité de guerres intertribales
hypothétique. Et plus encore l'
existence de conflits graves au sein de la tribu. En effet,
la perte d'
individus sains et vigoureux devait sans doute sonner le glas de la tribu dans
son entier. La résolution pacifique des conflits devait par conséquent constituer la règle,
notamment à travers les rites de l'
échange et du don (de nourriture, de femmes, etc.)36.
Cependant, contre cette vision des sociétés primitives aux insinuations rousseauistes,
Clastres défend l'
hypothèse qu'
une partie des loisirs des hommes était consacrée à une
activité guerrière, rituelle, dirigée contre d'
autres tribus, mais aussi contre la création
36 Cf. Mauss, « Essai sur le don. Forme et raison de l'
échange dans les sociétés archaïques », in
Sociologie et Anthropologie, Paris, PUF, 1991, p. 145-279.
34
d'
un pouvoir de type étatique au sein de la société, ce qu'
il nomme « l'
Innommable » en
référence à La Boétie37. La finalité meurtrière de la guerre telle que nous l’entendons
reste toutefois étrangère à cette activité guerrière dont le but n’est pas de tuer les
adversaires, un peu à la manière des combats de grands mammifères mâles au moment
du rut.
L'
image des hommes du paléolithique que nous renvoie le courant
anthropologique primitiviste est très idyllique par rapport à celle de leurs successeurs du
néolithique : agriculteurs et cultivateurs (à partir de - 8000 av. J.-C.), potiers (vers 6000 av. J.-C.) et enfin forgerons (vers - 3000 av. J.-C.) sur qui s'
abattirent petit à petit
les maux de la civilisation avec la formation de villes de plus en plus puissantes :
famine,
malnutrition,
surpopulation,
dégradations
environnementales,
guerres
meurtrières et exterminations, épidémies, etc.
Cependant, d'
aucuns verront dans l'
émergence de tous ces maux un corollaire
négatif à l'
apparition d'
une société suffisamment complexe et hiérarchisée pour libérer
certaines castes des fardeaux physiques liés à la subsistance, et pour leur permettre ainsi
de faire éclore la religion, les arts, les connaissances et la pensée en général. Outre le
biais finaliste d'
une telle conception de l'
histoire ( les « sauvages » ne sont pas devenus
« civilisés » pour libérer la pensée), là encore, les préjugés occidentaux modernes ne
tiennent pas face à une analyse sérieuse et au simple bon sens. Nous avons déjà noté que
les primitifs travaillaient beaucoup moins que les hommes modernes pour vivre, ce qui
leur laissait largement plus de temps pour les activités sociales, rituelles et artistiques.
Comme en témoignent les techniques artistiques, celles-ci étaient déjà très riches il y a
plus de 30 000 ans, au moment où fut peinte, par exemple, la grotte Chauvet en
Ardèche. Mais l'
art ne se limitait pas aux peintures rupestres et s'
exerçait sur les objets
courants, les habits, les tatouages et surtout les légendes, les mythes et autres histoires
qui se transmettaient oralement. Les tribus paléolithiques devaient ainsi vivre au milieu
d'
un monde riche en créations artistiques auxquelles tous les membres de la
communauté devaient participer.
Cette description du mode de vie de nos ancêtres du paléolithique, et de
nombreuses sociétés contemporaines qui ont choisi de ne pas se laisser « civiliser » peut
paraître à plus d'
un comme utopique, les réminiscences d'
un « Âge d'
or » ou d'
un
« Éden » perdu qui, semble-t-il, n'
exista que dans les légendes et les mythes des sociétés
37 Clastres, « Liberté, Malencontre, Innommable », postface à l’édition de La Boétie, Le Discours de la
servitude volontaire (1548), Paris, Payot, 1993, p. 229-246.
35
archaïques. Pourtant, les hommes et les femmes qui défendent ces idées sont souvent les
mieux placés, en tant qu'
ethnologues, anthropologues, préhistoriens, pour pouvoir
décrire et juger ce mode de vie archaïque38. Si ce n'
est donc pour leur caractère
idéologique (il est vrai sans doute accentué par l'
effet de balancier de la contrerévolution moderniste), ces idées doivent être prises au sérieux pour leur dimension
heuristique : celle qui va nous permettre de nous frayer un chemin dans la jungle des
cultures « primitives » pour nous mener à la question de la perception des extinctions
d'
espèces.
2.2.3
!
"
#
Une fois présentée la perspective « primitiviste » et éclairé le mode de vie des
tribus paléolithiques, il nous faut comprendre quels pouvaient être les rapports et la
perception de l'
homme paléolithique vis à vis de la nature et des autres espèces.
Commençons tout d'
abord par noter les limites de notre approche philosophique
et forcément moderne, lorsqu'
il s'
agit de mentalités si anciennes, et par dénoncer en
premier lieu l'
idée que les « sauvages » auraient un système de représentation de la
nature. Disons-le sans plus attendre, la nature n'
existait pas au Paléolithique ! Du moins
ce que nous nommons « nature » par opposition à la « culture ». Les cultures étaient
déjà dans la nature et la nature apparaissait d'
emblée culturelle. Mais comme le note
Philippe Descola, ce n'
est pas tant le fait que ces sociétés vivaient et vivent toujours
engluées dans un état de nature illusoire de type (faussement) rousseauiste, qui
interpelle l'
ethnologue, mais plutôt que « les objets et les êtres qui peuplent leur
environnement se conforment au contraire à bien des règles de la société »39. Ainsi les
mouvements du soleil, de la lune et des astres, tout comme les maladies et l'
abondance
du gibier ne sont pas régis par des lois causales immuables, mais sont influencés par les
règles et la vie de la société, ainsi que les récits mythiques le montrent. De plus, comme
l'
a exposé Mary Douglas40, la distinction occidentale « évidente » entre êtres de nature
(plantes, animaux, etc.) et êtres humains n'
est plus valable dans certaines sociétés
traditionnelles comme les Karam de Nouvelle-Guinée, où les casoars « appartiennent à
un genre d'
être intermédiaire entre les autres animaux et les humains, et sont traités avec
38 Outre les auteurs déjà cités, voir par exemple le préhistorien Jean Chavaillon, L'
Âge d'
or de l'
humanité
Chroniques du paléolithique, Paris, Odile Jacob, 1996.
39 Descola, « Les natures sont dans la culture », Sciences Humaines, Hors-série n° 23, Décembre 1998janvier 99, p. 47.
40 Douglas, Natural Symbols. Exploration in Cosmology, Penguin Books, 1973.
36
les mêmes règles langagières que celles qui s'
appliquent aux parents par alliance »41. En
fin de compte, ne sait-on pas depuis Lévi-Strauss que « les Bororos sont des Araras » ?
S'
il est donc impropre de raisonner en termes de « nature » lorsqu'
on aborde la
pensée primitive, cela nous oblige à préférer les notions de « milieu » ou
« d'
environnement naturel » et à poser le problème du rapport à la nature sous la forme
de relations, d'
articulations entre « humains » d'
une part et « non-humains »42 d'
autre
part. La question qui se pose, avant de comprendre la place du concept d'
espèce dans la
pensée sauvage, est donc celle du nombre et des caractéristiques essentielles de ces
types de relations qui assurent la continuité des mondes humain et non-humain. Pour
Philippe Descola, il n'
en existe que trois : totémisme, animisme et analogisme.
Le totémisme était considéré comme une forme primitive de religion consistant à
vénérer un ancêtre animal, végétal ou minéral : « Il y a une '
classification totémique'
chaque fois qu'
un ensemble d'
unités sociales – phratries, clans, bandes – est associé à
une série d'
objets naturels : espèces animales, végétales, ... »43. Claude Lévi-Strauss
montra que le mode totémique utilisait des discontinuités empiriquement observables
entre les espèces naturelles pour caractériser et délimiter des groupes sociaux44. En cela,
il n'
est qu'
un aspect particulier d'
un procédé universel de classement des êtres et des
choses propre à l'
humanité. Nous reviendrons plus loin sur le rapport étroit qui existe
entre totémisme, espèces et mise en ordre du monde.
L'
animisme, à l'
inverse du totémisme, « est la croyance que les êtres naturels
sont dotés d'
un principe spirituel propre »45, et qu'
il est donc possible d'
utiliser les
catégories élémentaires des rapports inter-humains (protection, séduction, hostilité,
respect,
etc...)
pour
caractériser
les
relations
humains/non-humains.
Bien
qu'
apparemment irrationnel, l'
animisme est un mode de connaissance universel de la
nature (il subsiste encore aujourd'
hui à travers les superstitions, et au niveau
scientifique, la croyance à « l'
égoïsme » des gènes est un exemple parmi d'
autres). Mais
c'
est aussi un mode d'
organisation éthique du monde comme communauté unifiée
d'
humains et de non-humains : « Les êtres de la nature deviennent des partenaires
41 Descola, op.cit, p. 48.
42 La dichotomie « humain / non-humain » appartient à la terminologie employée par Philippe Descola,
et rappelle aussi la terminologie du sociologue Bruno Latour, qui lui-même eut une formation initiale
d’ethnologue.
43 Descola, « Les natures… », op.cit., p. 48.
44 Lévi-Strauss, Le Totémisme aujourd'
hui, Paris, PUF, 1962.
45 Descola, op.cit., p. 49.
37
sociaux à part entière », dans un « grand continuum social brassant humains et nonhumains. »46.
Il existe enfin une troisième manière de décrire les relations homme-milieu dans
les cultures primitives, intermédiaire entre le totémisme et l'
animisme : il s'
agit de
l'
analogisme. En quoi consiste-t-il ? Philippe Descola nous le décrit comme une sorte
d'
influence à distance entre certaines entités du monde et les destinées humaines. Par
exemple, dans le « nagualisme », croyance commune en Amérique centrale, chaque
personne possède un double animal, un nagual, dont les mésaventures influenceront le
corps de l'
humain associé. Ce type de relation s'
est également exprimé jusqu'
au XVIe
siècle en Europe, à travers la pensée par analogie qui attribuait par exemple, un pouvoir
thérapeutique aux racines de mandragore à cause de leur ressemblance avec les organes
génitaux féminins47.
Nous ne pouvons rester à cette analyse tripartite des rapports entre les hommes
et le monde naturel, sans synthétiser en un tout les résultats de cette recherche.
L'
importance de la chasse et de la place qu'
elle prend dans la vision générale du monde
de ces hommes de l'
Âge de pierre nous servira ici de fil directeur.
Un paradoxe insurmontable semble-t-il apparaît lorsqu'
on compare nos
différentes appréhensions des chasseurs-cueilleurs : comment étudier d'
une part des
phénomènes culturels très élaborés, comme le totémisme, qui témoignent d'
une
conscience aiguë et réflexive de la vie en société et d'
autre part envisager le mode de vie
harmonieux et équilibré de ces communautés avec leur milieu naturel comme la marque
d'
une naturalité radicale ? Le dépassement une fois de plus nécessaire de la dualité
nature / culture nous donne à méditer sur le mode de relation originel des premières
sociétés humaines. Ainsi, nous pouvons supposer que la conscience d'
une aliénation
naissante a suscité l'
inhibition d'
un processus de séparation de la nature par projection
des structures sociétales et des coutumes sur des sources et des analogies naturelles.
En cela le totémisme, l'
animisme et l'
analogisme ne sont que les différentes
facettes d'
un type de religiosité archaïque basé en grande partie sur une mythologie de la
chasse et qui lie en un tout l'
homme et la nature, nature dont les mystères suscitent la
46 Descola, « Diversité biologique et diversité culturelle », in Mc Neely (ed.), IUCN, Imagine ToMorrow'
s World, Fontainebleau Symposium, Keynote Presentations, Fontainebleau 3-5 novembre
1998, 1999, p. 85. Cité par Larrère, «Ecologie et romantisme», Les cahiers philosophiques de
Strasbourg, tome 10, Strasbourg, Université Marc Bloch, 2000, p. 122.
47 Descola, « Les natures sont...», op.cit., p. 49.
38
crainte, la vénération et l'
émerveillement48. De manière globale, c'
est avant tout
l'
interdépendance du genre humain et de la nature qui est symbolisée. La métonymie à
laquelle il est fait référence pour désigner la nature dans l'
esprit paléolithique est celle
de la Magna Mater, la Nature-mère qui nourrit et protège ses enfants49. Cette vision
d'
une nature féminine et bienveillante évoque une vision biocentrique du monde qui
permet d'
expliquer de nombreux faits anthropologiques : les rituels autour de la chasse
qui permettent de rétablir l'
ordre sacré de la nature modifié par la mort du gibier. Le
chasseur doit par exemple piler les os de sa proie ou bien manger son cœur afin
d'
acquérir les attributs de celle-ci et en fin de compte de s'
unir avec la Création. De
même, les rituels chamaniques permettent à l'
homme-médecine de rentrer en contact
avec les esprits naturels et d'
assurer l'
abondance du gibier. En cela d'
ailleurs, les
hommes ne rentrent pas en contact avec un monde que les modernes disent
« surnaturel » ; ignorant la notion de surnaturel, tout comme celle de Dieu transcendant,
unique ou multiple, les hommes du Paléolithique restent au contraire complètement
englobés dans le domaine immanent du « naturel », bien que sacré. Comme tous les
modernes marqués par les canons de la raison, nous avons tendance à déprécier les
mythes et la magie des peuples primitifs comme des superstitions naïves relevant du
« sacré », alors que nous valorisons le « profane ». Or, comme l'
a souligné Mircea
Eliade, l'
homme fut d'
abord un Homo religiosus, et si nous voulons comprendre
l'
homme moderne, il nous faut auparavant tenter de comprendre ce temps où la sacralité
s'
étendait à toute chose : « Les rythmes cosmiques manifestent ordre, harmonie,
constance et fécondité. Le cosmos dans son entièreté est un organisme à la fois réel,
vivant et sacré ; il révèle simultanément les modalités de l'
être et de la sacralité. »50.
Ce sens du sacré, du mystère et du miracle de l'
existence se matérialise
magnifiquement dans les cavernes couvertes de peintures rupestres. Il a été établi depuis
longtemps que les animaux représentés sur les parois des quelques cent cinquante
grottes du paléolithique que nous connaissons, ne correspondent pas du tout en
proportion aux animaux chassés. On trouve par exemple très peu de représentations de
rennes, alors qu'
il s'
agissait au temps de Cro-Magnon du gros gibier le plus chassé. Bien
qu'
on ignore les raisons exactes qui ont poussé les hommes préhistoriques à devenir des
peintres animaliers, on ne peut que rester ébloui devant la finesse des techniques
employées et la majesté des œuvres produites. Nous ne pouvons nous empêcher de
48 Cf. Campbell, The Masks of God : Primitive Mythology, New York, Penguin, 1977.
49 Oelschlaeger, The Idea…, op.cit., p. 18.
50 Eliade, Le Sacré et le profane, Paris, Gallimard, 1957, p. 116-117.
39
donner l'
interprétation, certes sujette à caution, de Duerr reprise par Oelschlaeger51,
pour la justesse de ses connotations primitivistes : la caverne peut être interprétée
comme un vagin de la Terre, le canal de la vie, communiquant avec la matrice terrestre,
le sein de la Magna Mater. « L'
aménagement de la grotte, sa décoration et l'
introduction
du feu dans cet espace sacré ressemblent à la mise en scène d'
une cérémonie retraçant
un drame cosmique. »52. Ces reconstitutions du monde sacré des sociétés paléolithiques
résonnent toujours au plus profond de nous comme les signes intemporels d'
une nature
éternellement belle, magnificente, maternelle et magique.
%
&
Avec en toile de fond l'
idée d'
un continuisme entre le monde des humains et des
non-humains s'
exprimant sur les trois modes du totémisme, de l'
animisme et de
l'
analogisme, d'
ailleurs souvent entremêlés au sein des cultures primitives, nous
pouvons nous pencher sur la nature du concept d'
espèce. Le concept d'
espèce existaitil ? Quelles formes prenait-il ? Pour quels types d'
usages ou de représentations était-il
mobilisé ? Cette partie, préliminaire nécessaire à la question de la reconnaissance
éventuelle des extinctions dans la pensée « sauvage », sera largement appuyée sur le
texte et les exemples remarquables du livre éponyme de Claude Lévi-Strauss53.
Lorsque l'
on s'
intéresse plus spécialement à la notion d'
espèce dans les cultures
archaïques, l'
entame de La pensée sauvage nous met d’emblée sur la voie : « On s'
est
longtemps plu à citer ces langues où les termes manquent, pour exprimer des concepts
tels que ceux d'
arbre ou d'
animal, bien qu'
on y trouve tous les mots nécessaires à un
inventaire détaillé des espèces et des variétés. »54. Dès la première phrase, l'
importance
de la catégorie de l'
espèce est affirmée dans les cultures primitives. Ce constat, que
Lévi-Strauss enrichit d'
une multitude d'
exemples et d'
interprétations théoriques est aussi
celui de l'
ethnobiologie.
Ernst Mayr rapporte ainsi cette anecdote : lorsqu'
il travaillait en NouvelleGuinée, « plus qu’aucune autre, une observation m’a fondamentalement convaincu de la
justesse de ce point de vue [les espèces ne sont pas arbitraires] : les indigènes des
montagnes de Nouvelle-Guinée, qui vivent dans les conditions de l’âge de la pierre,
51 Oelschlaeger, op.cit., p. 22-24. Cf. Duerr, Dreamtime : Concerning the Boundary Between Wilderness
and Civilization, New-York, Basil Blackwell, 1987.
52 Oelschlaeger, op. cit., p. 23.
53 Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962.
54 Ibid., p. 11.
40
discriminent les mêmes espèces qu’un naturaliste occidental »55. Des études plus
poussées sur les processus cognitifs impliqués dans la reconnaissance des êtres vivants
ont mené Scott Atran à l'
identification de l'
universalité de l'
espèce générique. Espèce
générique qui constitue l'
articulation conceptuelle première de ce que Atran dénomme
la folkbiology (biologie populaire) :
« Dans toutes les sociétés humaines, les gens se représentent les plantes et les
animaux des mêmes manières caractéristiques. Ces façons spéciales de penser, qui
peuvent être dénommées folkbiology, sont fondamentalement différentes des façons par
lesquelles les hommes pensent ordinairement les autres choses dans le monde – comme
les pierres, les astres, les outils ou même les gens. [...] La folkbiology qui se retrouve
dans toutes les cultures autour du monde, et la biologie en tant que science dont les
origines sont particulières à la tradition culturelle occidentale, sont basées sur des
notions des êtres vivants qui se correspondent »56.
La pierre d'
angle de la taxonomie populaire est donc la notion d'
espèce
générique : elle a la particularité de ne correspondre à aucune définition scientifique de
l'
espèce, mais de s'
identifier soit au genre (mésange, platane), à l'
espèce linnéenne
(chien, tomate) et même parfois à des ordres taxinomiques plus élevés comme la famille
(vautour) ou encore l'
ordre (chauve-souris). Le plus souvent, les espèces génériques sont
identifiées par des lexèmes simples (chêne, merle, etc...), et plus rarement par des mots
doubles (oiseau-mouche, chauve-souris, etc...) ; au contraire les catégories inférieures à
l'
espèce, plus spécifiques aux peuples étudiés, sont souvent désignées par des formes
binomiales (truite arc-en-ciel, ours des Pyrénées). Mais Atran a surtout montré par ses
recherches que le niveau de l'
espèce générique était lié à des processus cognitifs plus
profonds que la seule identification de la diversité du vivant :
« Les personnes, issues de sociétés industrialisées ou de sociétés de subsistance,
peuvent différer dans la catégorie à laquelle elles identifient le plus facilement les
organismes, mais elles préfèrent toujours le même niveau absolu de réalité pour le
raisonnement biologique, à savoir l'
espèce générique »57.
55 Mayr, Qu’est-ce que la biologie ?, Paris, Fayard, 1998, p. 146.
56 Atran, « The Universal Primacy of Generic Species in Folkbiological Taxonomy : Implications for
Human Biological, Cultural, and Scientific Evolution » in Wilson, Species New Interdisciplinary
Essays, Cambridge (Mass.),The MIT Press, 1999, p. 232. Traduction personnelle.
57 Ibid., p. 247. (Je souligne). Pour ses recherches, Atran a comparé le niveau de raisonnement
biologique (par exemple, à quel niveau taxinomique attend-on que deux organismes aient la même
propriété, une susceptibilité à la même maladie ou la possession de la même enzyme ?) entre deux
cultures radicalement différentes : les Mayas Itzaj du Guatemala, dernière société conquise par les
espagnols, qui ont conservé de très riches connaissances ethnobiologiques, et des étudiants du
Michigan non spécialistes de biologie. Les Itzaj ont en toute logique montré une finesse de distinction
des entités biologiques très supérieure aux étudiants américains, si bien que pour une fois nous ne
41
Ces recherches récentes résonnent comme en écho à l'
analyse structurale du
totémisme de Lévi-Strauss. La catégorie de l'
espèce est en effet la clef de voûte de
l'
interprétation structurale du totémisme ; place privilégiée rendue toutefois possible par
le renversement lévi-straussien de la perspective ethnologique traditionnelle : au lieu
d'
essayer d'
interpréter la nature de l'
espèce dans le système de la pensée primitive, c'
est
l'
espèce naturelle qui apparaît comme un lieu bon à penser et à structurer l'
intellection
du monde. L’emploi par Lévi-Strauss de l'
épithète « naturel » pour qualifier la notion
d’espèce employée dans les cultures étudiées rejoint, nous semble-t-il, dans son
acception celui de « générique » employé par Scott Atran ; ce dernier insiste sur la
reconnaissance des espèces sans intermédiaire conceptuel, comme « innée ». Nous
verrons que cette espèce naturelle ou générique, simplement reconnue devra être
distinguée de l’espèce pensée, l’espèce-totem ou l’espèce-nagual.
L'
espèce se définit tout d'
abord comme l'
unité élémentaire de la taxinomie, cette
entreprise première d'
ordonnancement du monde vivant, qui se retrouve absolument
dans toutes les cultures indigènes. À travers ce phénomène se manifeste cet invariant de
l'
esprit humain, le besoin de mise en ordre de l'
univers : « le classement, quel qu'
il soit,
[possède] une vertu propre par rapport à l'
absence de classement. [...] Cette exigence
d'
ordre est à la base de la pensée que nous appelons primitive, mais seulement pour
autant qu'
elle est à la base de toute pensée »58. Totémisme, animisme, mythe, légende,
cosmogonie, religion, idéologie et science n'
existent qu'
en tant que manifestations
intellectuelles d'
un principe transcendant - le besoin spirituel et spontané
d'
ordonnancement - hybridé selon les cas aux taxinomies naturelles, aux projections
psychologiques de l'
esprit sur le monde, à la force du discours, aux débordements de
l'
imagination, aux manifestations de la foi, à la croyance aux idées, aux exigences de la
Raison, etc.
Pour en revenir à l'
espèce naturelle, en quoi est-elle donc si importante pour
ordonner une pensée qui englobe aussi bien le vivant que le non-vivant, les humains et
les non-humains ? Si Lévi-Strauss focalise son attention sur l'
idée d'
espèce, c'
est qu'
il la
tient pour un carrefour stratégique des systèmes d'
analyse de l'
univers. L'
espèce se situe
tout d'
abord à un niveau intermédiaire des taxinomies, entre l'
abstraction des catégories
supérieures comme le règne, et le niveau inférieur et singulier de la différenciation
pouvons résister au plaisir de railler ces étudiants au front obtus, « primitifs », voire « arriérés » dans
leur rapport à l'
environnement biologique : ainsi trois espèces d'
arbres sur quatre rencontrées dans une
marche en forêt sont simplement appelées « arbre » faute de mieux.
42
biologique, l'
individu. Gué ténu entre la réalité et l'
irréalité, l'
espèce se détermine aussi
comme un équilibre entre la compréhension et l'
extension :
« Considérée isolément, l'
espèce est une collection d'
individus ; mais par rapport
à une autre espèce, c'
est un système de définitions. [...] La notion d'
espèce possède donc
une dynamique interne : collection suspendue entre deux systèmes, l'
espèce est
l'
opérateur qui permet de passer (et même y oblige) de l'
unité d'
une multiplicité à la
diversité d'
une unité »59.
Diversité foisonnante et surprenante, s'
il en est, « la diversité des espèces fournit
à l'
homme l'
image la plus intuitive dont il dispose, et elle constitue la manifestation la
plus directe qu'
il sache percevoir de la discontinuité ultime du réel : elle est l'
expression
sensible d'
un codage objectif »60. Cette diversité, que nous ne connaissons toujours
qu'
imparfaitement, et dont la prolificité nous désarçonne, suscitait déjà l'
émerveillement
des peuples premiers : ils peuvent ainsi dénommer des centaines d'
espèces ; et certains,
comme les Hanunoo des Philippines, possèdent plus de 150 termes pour décrire et
catégoriser les plantes61. Cette diversité est fondamentale pour le totémisme en tant
qu'
elle se manifeste par des systèmes de différences entre espèces, qui serviront
d'
archétype aux systèmes de différences entre clans.
Enfin, les classifications taxinomiques, qui servent de soubassement théorique
au totémisme, permettent de penser le monde à la fois dans la synchronie et dans la
diachronie. Les espèces peuvent paraître immuables, mais elles ont une histoire
mythique qui explique la genèse du monde et son ordonnancement comme anticipation
de l'
ordre actuel de la société. Ce point sur le rapport entre la temporalité et les espèces
sera approfondi un peu plus loin.
Les représentations totémiques viennent donc se greffer sur un système de
représentation taxinomique et acquièrent de ce fait le niveau de méta-représentations qui
échappent à l'
articulation difficile entre réel et irréel, continu et discontinu, mais qui au
contraire, s'
en servent et s'
en jouent. Finalement, la pensée sauvage nous dévoile un
concept de l'
espèce pensé sur trois niveaux différents : l'
espèce « réelle », ensemble des
individus qui appartiennent à l'
espèce ; l'
espèce générique, comme catégorie des
systèmes taxinomiques ; et enfin l'
espèce totem ou l'
espèce nagual, représentation
mythifiée des rapports entre humains et non-humains. Il sera donc nécessaire par la
58 Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, op. cit., p. 21-22.
59 Ibid., p. 165-166.
60 Ibid., p. 166.
43
suite de préciser quelle notion de l'
espèce est mobilisée lorsque nous parlons des
extinctions.
'
#
%
$%
Nous avons envisagé jusque là la notion d'
espèce dans les pensées anciennes par
le mode structuraliste, inspiré des thèses lévi-straussiennes. Mais à travers cette analyse
ressort d'
abord la relation conceptuelle entre les hommes et les espèces et non pas les
raisons profondes qui conduisent les hommes à penser les espèces en général, et
certaines espèces en particulier. Le structuralisme affirme la primauté des
caractéristiques psychologiques et cognitives symboliques de la catégorie spécifique :
« Les espèces animales et végétales ne sont pas connues pour autant qu'
elles sont utiles :
elles sont décrétées utiles ou intéressantes pour autant qu'
elles sont connues. »62.
Pourtant, n'
y a-t-il rien d'
autre que des liens conceptuels entre les hommes et les
espèces ? Ne peut-on déceler des liens de nécessité vitale, des liens évolutifs naturels ?
Quelle importance prennent ces derniers au sein des phénomènes culturels ?
Affirmer que les espèces ne sont pas simplement connues par la satisfaction du
goût pour le savoir des hommes mais aussi par leurs besoins naturels revient à formuler
une hypothèse matérialiste ou fonctionnaliste. Celle-ci est particulièrement saillante à
propos des tabous et des interdictions alimentaires résultant des systèmes totémiques.
Le plus souvent, l’animal ou la plante totem est l'
objet de prohibitions
alimentaires63, et le meurtre de son animal totem oblige le fautif à observer un rite de
deuil et de rétablissement de l'
ordre sacré. Le manger revient à pratiquer une forme de
cannibalisme. Le totémisme peut s'
accompagner d'
obligations alimentaires, de jeûnes
par exemple, et aussi de prohibitions. Certains anthropologues ont vu dans ces interdits
la formulation de règles empiriques inconscientes qui permettent l'
adaptation des
sociétés à leur environnement. Philippe Descola rapporte ainsi une tentative
d'
explication utilitaire des règles alimentaires définies par le système totémique des
Achuar :
« [E. Ross] entreprend en effet de démontrer que les prohibitions alimentaires
frappant certains animaux dans les sociétés amazoniennes doivent être conçues comme
des modalités de l'
adaptation écologique aborigène à un certain type de milieu et non
61 Ibid., p. 19.
62 Ibid., p. 21.
63 Ce n'
est pas un absolu. Parfois seule une partie de l'
animal est prohibée. Cf. Lévi-Strauss, La Pensée
sauvage, op. cit., p. 131.
44
pas comme des éléments abstraits d'
un système de catégorisation du monde [...] Selon
Ross, si les Achuar et de nombreuses autres sociétés amérindiennes imposent une
interdiction alimentaire sur de gros mammifères, comme le cerf et le tapir, c'
est que ces
animaux sont rares, dispersés et difficiles à abattre. Ils seraient donc susceptibles de
disparaître complètement si des mécanismes culturels comme les tabous alimentaires ne
venaient prévenir leur extinction. [...] Si les tabous engendrent une maximisation de
l'
investissement en travail, ils auraient aussi selon Ross des conséquences secondaires
importantes pour l'
équilibre général de l'
écosystème. Par exemple, l'
interdiction de
chasser le cerf serait très adaptative en ce que les cervidés ont un mode de pâturage
sélectif qui favoriserait la croissance de certaines plantes, lesquelles en retour
produiraient de la nourriture pour plusieurs espèces d'
animaux chassés par les Achuar.
Quant à la prohibition sur la consommation du paresseux, elle serait fondée sur le fait
que les excréments de ces animaux formerait un fertilisant qui permettrait d'
assurer le
développement d'
arbres qui sont eux-mêmes exploités par les primates ; or, comme ces
derniers sont chassés par les Achuar, il serait donc fondamental d'
épargner les
paresseux, afin de garantir aux singes la possibilité d'
une alimentation abondante. Il
n'
est pas en notre capacité de juger le bien-fondé de ces enchaînements écosystémiques,
mais nous ne pouvons manquer d'
éprouver quelques doutes sur le statut scientifique
d'
un déterminisme aussi téléologique. »64.
Descola, qui s'
inscrit résolument dans la filiation idéaliste du structuralisme,
émet donc de fort doutes sur les conclusions du projet de Ross d'
interprétation
matérialiste des prohibitions instituées par le totémisme. Nous ne pouvons en effet que
suivre les critiques de Descola et même en apporter de nouvelles. Il est d'
abord vrai que
l'
explication téléologique de Ross apparaît fort suspecte dans la mesure où les
aborigènes n'
ont certainement pas la représentation d'
un équilibre écologique ou naturel
à maintenir en vue de la préservation de leur société. Au mieux, s'
évertuent-ils à
perpétuer les traditions ancestrales dans la mesure où celles-ci ont jusque-là permis la
survie du groupe. Pour reprendre la métaphore biologique de François Jacob (laquelle
était formulée bien avant par Lévi-Strauss dans La Pensée Sauvage à propos des
peuples primitifs), l'
organisation des règles et des prohibitions de la pensée mythique
relève plus du bricolage que de la construction épurée et finalisée de l'
ingénieur. Cette
notion, me semble-t-il, permet d’éclairer d’une lumière nouvelle la relation entre
évolution biologique et évolution culturelle des peuples premiers (sans pour autant
64 Descola, La Nature domestique, Paris, Editions de la Maison des sciences de l'
homme, 1986, p. 117118. (Je souligne)
45
conduire à une explication évolutionniste et naturaliste forte de type sociobiologique).
François Jacob nous explique que l'
adaptation des organismes à leur milieu s'
est faite de
manière contingente, la sélection naturelle adaptant des organes et des fonctions déjà
présents de façon inattendue dans des directions nouvelles et imprévues au départ.
L'
évolution, qui est un processus immanent aux organismes, s'
opère donc de façon
contingente, avec les potentialités du moment sans qu'
aucun plan ne soit préétabli à
l'
origine de la vie ou des espèces. De même, les constructions mythiques des peuples
primitifs s'
opèrent par l'
ajustement contingent de données esthétiques, écologiques,
historiques suivant les logiques contraintes des discours magiques et mythiques. Ainsi,
la dimension écologique (le nombre et la nature des espèces prises en considération) ne
constitue qu'
une des pièces de la mosaïque culturelle fluctuante qui détermine les
rapports humains/non-humains.
Défendre une interprétation de la culture Achuar ou de tout autre peuple de
chasseurs-cueilleurs comme déterminée par des préoccupations d’ordre écologique,
revient finalement à imposer une contrainte environnementale si forte sur le processus
culturel qu'
il en est nié ; nous sommes en effet ramené à penser la culture et la nature en
opposition, et à supposer les cultures primitives comme « naturelles », en ce qu'
elles
témoigneraient d'
un souci écologique sous-jacent, alors que les cultures modernes,
destructrices de la nature, seraient « anti-naturelles ». Mais en fin de compte, ces
cultures « naturelles » ne sont pas considérées comme de vraies cultures, seulement des
épiphénomènes éthologiques qui masquent par un jeu obscur et irrationnel de la pensée
les contraintes des lois naturelles qui commandent à la survie, la reproduction,
l'
alimentation, etc... Qui dit culture, dit liberté, or c'
est justement cette liberté que dénie
l'
hyperdéterminisme de Ross, alors que Clastres a montré que les sociétés primitives
étaient sans doute les sociétés les plus libres (car les plus égalitaires) qui aient jamais
existé65.
Un autre argument tendant à minimiser l'
importance de la pression écologique
sur les peuples de chasseurs-cueilleurs et sur leurs cultures provient de la démonstration
réalisée par Marshall Sahlins de leur relative abondance et du constat de sousexploitation chronique de la nature. Pourquoi une société qui vit dans l'
abondance et qui
sous-exploite les potentialités énormes de son environnement devrait-elle se soucier de
son impact sur la nature, voire de sa gestion (mot impropre s'
il en est à la pensée
sauvage !) ?
65 Clastres, Le Grand Parler. Mythes et chants sacrés des indiens Guarani, Paris, Le Seuil, 1974.
46
En présentant les prohibitions alimentaires des Achuar comme un moyen
rationnel d'
éviter l'
extinction d'
espèces écologiquement importantes, Ross est tombé,
nous semble-t-il, dans le même piège que nombres d'
évolutionnistes qui produisent ces
« just-so-stories » (ou histoires ad hoc) pour expliquer des adaptations biologiques,
certes plausibles, mais totalement infalsifiables. La seule différence entre ces deux types
d’histoire, et qui rend l'
exercice d’autant plus périlleux, tient au fait que chez Ross, il est
question d'
adaptation culturelle, et non biologique. Des tentatives semblables ont été
menées pour expliquer toutes sortes d'
autres prohibitions dans des sociétés beaucoup
plus proches de nous, par certains zélateurs de l’écologie humaine, avec nous semble-til, le même défaut rédhibitoire.
(
La dernière zone d'
ombre qui reste à éclaircir pour pouvoir complètement
répondre au problème de la perception des extinctions est celle du rapport à la
temporalité des premiers hommes. En effet, l'
extinction, comme sa définition l'
indique
est autant un processus qu’un fait, l'
action de s'
éteindre, qui requiert donc un certain
intervalle de temps. Nous ne pouvons donc faire l'
économie d'
une enquête sur la
perception du temps dans la mentalité primitive.
Nous l'
avons vu, la nature pour un chasseur-cueilleur de l'
Âge de pierre n'
a rien à
voir avec la vision moderne d'
une réserve de biens de consommations et de services
produits pour le plus grand bonheur de l'
homme qui doit s'
en emparer. Notre nature
profane (voire profanée) s'
accompagne aussi d'
un temps profane : « Pour les esprits
modernes le temps n'
est pas sacré ; il ne réitère pas en lui-même les mystères de la
création et le cycle de la vie et de la mort. Mais pour Homo religiosus, le temps est
sacré [...], un présent mythique éternel réunifiant le genre humain avec la création. »66.
Car « l'
homme archaïque tente de s'
opposer, par tous les moyens en son pouvoir, à
l'
histoire, regardée comme une suite d'
événements irréversibles, imprévisibles et de
valeur autonome [...] soit qu'
il l'
abolît périodiquement, soit qu'
il la dévalorisât en lui
trouvant toujours des modèles et des archétypes transhistoriques, soit enfin qu'
il lui
attribuât un sens métahistorique (théorie cyclique, significations eschatologiques,
etc.) »67.
66 Oelschlaeger, The Idea…, op.cit., p. 24.
67 Eliade, Le Mythe de l'
éternel retour, Paris, Gallimard, 1969, p. 113. et p. 163.
47
Il est clair que l'
idée d'
un temps cyclique, se régénérant en permanence,
éternellement un et présent, condamne la possibilité de l'
existence d'
une idée comme
l'
extinction des espèces. Outre le fait, qu'
il s'
agissait d'
un événement rarissime au
paléolithique, même s’il touchait des espèces de grande taille, l'
échelle des temps
requise pour son appréhension dépasse de loin l'
entendement que s'
en faisait les
chasseurs-cueilleurs.
À leur niveau, les hommes du paléolithique voyaient cependant s'
éteindre des
familles ou des clans de leur tribu, et disparaître ainsi des animaux et des espèces totem.
Mais, par des rites adéquats, il leur était possible de rétablir l'
ordre rompu de la société
(et du monde), grâce au déploiement à la fois synchronique et diachronique du système
totémique. Il n'
est cependant pas impossible qu'
ils aient pu imaginer la destruction
d'
espèces ou de races plus ou moins monstrueuses et étranges aux origines mythiques du
monde, lorsque celles-ci se battaient entre elles ou avec les éléments, pour ordonner le
cosmos. Mais si ce pré-concept d'
extinction a pu apparaître, ce n'
est en tout cas qu'
avec
le troisième type de conception de l'
espèce que nous avons défini plus haut : celui de
l'
espèce mythifiée, dont l'
espèce-totem est paradigmatique. Cette possibilité est loin
d'
être hypothétique puisque c'
est celle que nous allons retrouver quelques milliers
d'
années plus tard, formulée explicitement dans les mythes de l'
Antiquité, mais les
données concrètes pour l'
attester ne sont que trop rares. Par exemple, dans les îles de
Polynésie, dont il est aujourd’hui attesté qu’elles subirent un véritable « écocide » avec
l’arrivée des premiers colons polynésiens et maoris, subsistent des légendes étranges où
sont décrits des oiseaux fabuleux portant des noms énigmatiques, dont les descriptions
correspondent pourtant remarquablement à des espèces d’oiseaux exterminées
rapidement sur ces îles68. Sur l’île néo-zélandaise d’Aotearoa, où douze espèces de
Moas (Voir figure 3) furent tragiquement conduites à l’extinction, une chanson
traditionnelle raconterait même cette histoire : « Pas de moa, pas de moa dans la vieille
Aotea-roa. On ne peut pas les attraper, ils les ont mangés. Ils sont partis et il n’y en a
pas ! »69.
Pour revenir à la question du temps, pouvons-nous voir dans cette négation de
l'
histoire et ce retour vers le Grand Temps, le temps des origines, une tendance à la
purification et le retour à un état antérieur, un retour à l'
animalité ? En effet, « seul
68 Broswimmer, Écocide. Une brève histoire de l’extinction en masse des espèces, Paris, L’Aventurine,
2003, note 69 p. 207.
69 Ibid., p. 205.
48
l'
animal est véritablement innocent » écrivait Hegel au début des Leçons sur la
philosophie de l'
histoire. Quelle ironie du destin humain si cela est attesté : alors que les
hommes modernes rêvent à un retour au jardin d'
Eden, au temps de l'
Âge d'
Or, dont la
description nous évoque les conditions de vie de nos ancêtres du Paléolithique, ceux-ci
rêvaient peut-être à un retour à un état encore plus antérieur, celui de l'
animal, qui n'
a
encore acquis ni la conscience de lui-même, ni celle de sa mort, animalité pure et
innocente ! Mircea Eliade n'
accorde guère de crédit à cette dernière hypothèse, mais elle
a le mérite de clarifier un point : si la description « primitiviste » que nous avons faite
des sociétés archaïques peut paraître beaucoup trop idyllique et témoigner d'
une
suspecte « ferveur nostalgique (sehnsucht) »70 pour un paradis perdu, nous objecterons
que ces sociétés, que nous sommes censés idolâtrer, ne s'
imaginaient absolument pas
vivre dans l'
Eden, et devaient sans doute posséder leurs propres croyances en un lieu ou
un temps mythique meilleur, ou bien se contenter de leur condition : « L'
Âge d'
or est
une vision historiciste de
l'
utopie de l'
homme moderne »71. Ce sont donc les tenants d'
l'
humanité qui à la fois rabaissent nos ancêtres à des brutes sauvages et qui créent les
conditions de la croyance en un mythe de l'
Eden perdu tout en le dénonçant : « L'
erreur
est chaque fois la même, et découle de la croyance naïve en la croyance naïve des
autres. »72.
Le bénéfice de l’étude de ces sociétés primitives est ailleurs : malgré l'
absence
d'
une conscience écologique et des soucis environnementaux qui sont les nôtres, les
sociétés de type paléolithique vivent dans un rapport de respect et de relation organique
avec les autres espèces ; au contraire de la société moderne dont le projet est
l’asservissement total de la nature sauvage, avec comme conséquence paradoxale la
disparition de la liberté73, la perspective du primitivisme posthistorique nous permet
d’envisager ce qu’est la civilisation par contraste avec ce qu’est être sauvage, tout
comme l’identité se forme par la séparation du soi et du non-soi74.
70 Ferry, Le Nouvel ordre écologique, Paris, Seuil (édition Livre de poche), 1992, p. 161.
71 Chavaillon, L’Âge d’or…, op.cit., p. 234
72 Latour, L'
Espoir de Pandore, Paris, La découverte, 2001, p. 310.
73 Snyder, « The Etiquette of Freedom», Sierra, 74, sept-oct 1989.
74 Shepard, Nature and Madness, San Francisco, Sierra Club Books, 1982, p. 125. Cf. Oelschlaeger, The
Idea…, op.cit., p. 8.
49
Figure 3 : Moa et ses petits
50
51
Au niveau des extinctions, l'
esprit sauvage constitue en quelque sorte le témoin,
la pierre de touche, le degré zéro de la conscience écologique ; et pour cause, lorsque
l'
harmonie fusionnelle, même précaire et parfois transgressée, règne entre la Magna
Mater et les hommes, ceux-ci n'
ont nullement besoin de prendre du recul par rapport au
réel et de rationaliser abstraitement des relations qui ne posent pas encore problème.
Profitons de ce constat pour réviser en quelques lignes le mythe moderne
symétrique à celui du primitif arriéré et irrationnel, à savoir le mythe du « bon
sauvage ». Selon la manière occidentale de percevoir l'
autre, soit on l'
idéalise, soit on le
diabolise. Bien avant les mouvements romantiques du XIXe siècle ou encore
l'
expression des sensibilités écologistes et tièrs-mondistes du XXe siècle, la double
image de l'
indigène sanguinaire, barbare et du « bon sauvage » qui vit en harmonie avec
la nature, apparaissaient dans les histoires des premiers missionnaires et colons du
Nouveau Monde. À la vision de Rousseau, surtout destinée à décrier les méfaits de la
civilisation et la corruption des mœurs, a succédé l'
image de l'
Indien ou du sauvage
« écolo », mythe inventé par les Blancs vers les années 1960, dont le but était de
dénoncer l'
artificialité de la culture occidentale et son absence de sagesse
environnementale. Par exemple, il est aujourd'
hui démontré que le célèbre discours aux
relents écologistes du chef Seattle en 1854 n’est qu’une imposture75.
Mais voyant qu'
ils pouvaient tirer parti de cette vision des Blancs sur leur mode
de vie, notamment par la reconnaissance d'
une gestion autonome de leurs territoires, les
autochtones ont récemment intégré ce stéréotype dans leur culture. Pourtant, un faisceau
important de faits va à l'
encontre du mythe du « bon sauvage écolo ». Shepard Krech a
montré que les indiens d'
Amérique du Nord n'
avaient pas hésité à massacrer les castors
et les bisons à partir du moment où les Blancs établirent des liens commerciaux avec
eux, leur permettant de vendre les peaux contre des ustensiles et des armes76. De plus,
ils croyaient en la réincarnation de leurs proies la saison suivante : « plus ils en tuaient,
plus il en revenait. La disparition de l'
espèce était à leurs yeux impensable. »77.
75 Voici pour information un des extraits de ce texte : « Nous savons que l'
homme blanc ne comprend
pas nos mœurs. Une parcelle de terre ressemble pour lui à la suivante, car c'
est un étranger qui arrive
dans la nuit et prend à la terre ce dont il a besoin. La terre n'
est pas son frère, mais son ennemi, et
lorsqu'
il l'
a conquise, il va plus loin. Il abandonne la tombe de ses aïeux, et cela ne le tracasse pas. Il
enlève la terre à ses enfants et cela ne le tracasse pas. La tombe de ses aïeux et le patrimoine de ses
enfants tombent dans l'
oubli. Il traite sa mère, la terre, et son frère, le ciel, comme des choses à
acheter, piller, vendre comme les moutons ou les perles brillantes. Son appétit dévorera la terre et ne
laissera derrière lui qu'
un désert ».
76 Krech, The Ecological Indian, Myth and History, New York, W.W. Norton & Company, 1999.
77 « Pour en finir avec le mythe de l'
indien écolo » (Interview de Shepard Krech), Courrier International
n° 494, 20-26 avril 2000, p. 56.
52
Nous pouvons citer une fois de plus l'
implication très probable des hommes dans
les extinctions de grands mammifères à la fin du pléistocène et celle plus certaines des
tribus mélanésiennes dans les extinctions des îles du pacifique78.
Enfin, Nigel Barley, anthropologue chez les Dowayos du Nord-Cameroun, nous
livre une vision des peuples traditionnels africains en opposition avec celle de LéviStrauss. Il affirme que les Dowayos n'
ont pas une meilleure connaissance de la savane
africaine que ses quelques repères d'
Européen, et que leurs connaissances naturalistes
sont très limitées, imprécises et même souvent fausses. Quant à leur symbiose avec le
monde naturel...
« Pour ce qui est de ‘vivre en harmonie avec la nature’, les Dowayos ne sont pas
candidats. Ils me reprochaient de ne pas avoir apporté dans mes bagages une
mitrailleuse, ce qui leur aurait permis de supprimer les derniers troupeaux d'
antilopes
qui survivent dans leur région. Lorsqu'
ils ont commencé à cultiver du coton, [...] on leur
a fourni des quantités de pesticides. Ils s'
en servirent aussitôt pour pêcher en en jetant
dans les rivières, où ils n'
eurent plus qu'
à ramasser les poissons empoisonnés qui
flottaient à la surface. ‘C'
est formidable, me disaient-ils. Tu en jettes dans l'
eau et çà tue
tout, les petits comme les gros poissons, sur des kilomètres en aval.’ »79.
Il nous faut donc insister sur un point essentiel : les restrictions, voire
l'
ascétisme, des sociétés primitives décrites par Sahlins et Clastres n'
ont absolument rien
à voir avec un respect de type écologique envers la nature, mais seulement avec la
forme d'
organisation de la société et, indirectement, avec les conditions du milieu : lutte
contre le pouvoir du chef, nomadisme, abondance et donc non-économie et subsistance
simple, etc. Ce n’est donc pas parce qu'
ils s'
assuraient de l'
ordre sacré des vivants et du
monde par de nombreux rites, que les primitifs étaient écologistes tel que nous
l'
entendons.
En faisant appel à un évolutionnisme au niveau des sociétés, et non au niveau
des pratiques culturelles comme Ross, il faut aussi voir que des sociétés qui ont
surexploité certaines composantes vitales de leur environnement ont disparu sans aucun
doute à cause de cela. Celles qui restèrent sont celles qui réussirent à vivre en équilibre
plus ou moins stable avec leur environnement sans pour autant avoir des comportements
écologiquement responsables et conscients ! Comme Monsieur Jourdain qui faisait de la
prose sans le savoir, les sauvages faisaient (parfois) de l'
écologie à leur insu.
78 Cf. Leakey et Lewin, La Sixième extinction, op.cit.
79 Barley, Un Anthropologue en déroute, Paris, Payot, 1992, p. 141-142.
53
)
*
Cette approche de l'
idée d'
extinction dans la pensée n'
est pas infructueuse malgré
les limites de notre enquête et les réserves que nous avons formulées. Bien au contraire,
elle est à la fois nécessaire et fondamentale car elle justifie notre entreprise. Elle met en
lumière le décalage entre le concept d'
espèce qui existe spontanément dans les cultures
humaines comme un invariant culturel, et le concept d'
extinction qui, loin d'
être inné, va
s’apparenter à une construction culturelle des sociétés principalement occidentales. Ce
dernier concept ne peut donc faire l’objet d’une véritable étude anthropologique, ou
seulement, comme nous avons tenté de le faire, par une analyse en creux ou en négatif
de son absence. Mais nous voilà désormais certains d’écrire une histoire totale, qui part
de l'
origine, l'
émergence d'
un concept jusqu'
à son déploiement contemporain. Nous
sommes ainsi sûr de n'
occulter aucune période historique et de ne pas amputer notre
étude d’une dimension temporelle cachée.
Pour conclure, laissons la parole à Claude Lévi-Strauss, qui mieux et avant
quiconque a su transmettre la sagesse de ces cultures qui nous parlent de si loin et
depuis si longtemps, et qui pourtant nous touchent au plus près :
« Quand ils proclament […] que « l'
enfer c'
est nous-même », les peuples
sauvages donnent une leçon de modestie qu'
on voudrait croire que nous sommes encore
capables d'
entendre. En ce siècle, où l'
homme s'
acharne à détruire d'
innombrables
formes vivantes, après tant de sociétés dont la richesse et la diversité constituaient de
temps immémorial le plus clair de son patrimoine, jamais, sans doute, il n'
a été plus
nécessaire de dire, comme font les mythes, qu'
un humanisme bien ordonné ne
commence pas par soi-même, mais place le monde avant la vie, la vie avant l'
homme, le
respect des autres êtres avant l'
amour propre ; et que même un séjour d'
un ou deux
millions d'
années sur cette Terre, puisque de toute façon il connaîtra un terme, ne saurait
servir d'
excuse à une espèce quelconque, fût-ce la nôtre, pour se l'
approprier comme une
chose et s'
y conduire sans pudeur ni discrétion. »80.
80 Lévi-Strauss, Mythologiques III. L'origine des manières de table, Paris, PUF, 1968.
54
55
$
%
$
#
#
On ne sait pas vraiment pendant combien de temps les hommes ont vécu sur le
mode paléolithique des chasseurs-cueilleurs et dans l'
abondance ; peut-être 200 000 ans,
histoire de l'
humanité. Quoi qu'
il en soit, on ne
c'
est à dire au bas mot, les 19/20èmes de l'
peut dénier en aucune façon le fait que les sociétés de chasseurs-cueilleurs étaient très
stables et évolutivement très bien adaptées pour avoir perduré si longtemps, et, ne
l'
oublions pas, pour persister encore aujourd'
hui aux marges de la civilisation, quoique
plus difficilement. La question qui se pose est donc de savoir pourquoi à une certaine
période ces sociétés nomades se sont peu à peu sédentarisées et sont passées de la
prédation à l'
élevage et de la cueillette à l'
agriculture. Est-ce dû aux changements
climatiques et à l'
adoucissement du climat consécutif à la fin de la dernière glaciation, le
Würms, il y a 12 000 ans ? Est-ce dû au perfectionnement progressif des outils et des
techniques qui rendit possible le franchissement d'
un pallier dans la division du travail
social ? Une cause importante n'
est-elle pas l'
accroissement démographique des
dernières sociétés paléolithiques, qui sont passées de 5 à 10 millions d'
individus en
quelques milliers d'
années81 ? Ou bien, n'
était-ce pas simplement dans la nature
humaine de s'
autonomiser petit à petit du milieu naturel par la sphère de la technique et
du savoir-faire ? À la suite de Jacques Cauvin, Marcel Mazoyer pense que le passage à
l'
élevage et à la culture des céréales est consécutif à une augmentation démographique
de villages permanents de chasseurs-cueilleurs. Ce modèle est suggéré par des villages
proche-orientaux du dixième millénaire, comme Çatal-Hüyük, dont la population
décupla en mille ans. La prédation limitée aux pourtours du village devenant peu
rentable à cause de la pression démographique, les hommes adaptèrent leurs techniques
et leur habitudes, s'
inspirant peut-être d'
expériences plus précoces de protoagriculture82.
Il n'
y a cependant pas de réponse unique et assurée à ces interrogations essentielles pour
l'
histoire humaine, et la Révolution Néolithique doit être perçue comme un changement
81 Cf. Mazoyer et Roudart, Histoires des agricultures du monde, Paris, Seuil, 1998. p. 59.
82 Ibid., p. 76-78. Cf. Cauvin, Naissance des divinités, Naissance de l'
agriculture, Paris, Editions du
CNRS, 1994.
56
progressif et lent auquel les facteurs précédemment cités ont tous plus ou moins
contribué83.
Au niveau de l'
histoire de l'
environnement et des perceptions de la nature, la
question est de savoir pourquoi et comment les hommes, comme nous le verrons, se
sont peu à peu perçus en décalage avec une nature devenue autre, aliénée et aliénante ?
Et plus particulièrement en ce qui concerne les extinctions d'
espèces, comment ce
concept, qui n'
est pas inné et naturel à l'
inverse du concept même d'
espèce, est apparu et
s'
est inséré dans la vision du monde des Anciens ? Quels sont les facteurs importants,
culturels et politiques, qui ont permis l'
apparition de ce concept ? Quelle était la nature
de ce concept et dans quel cadre intellectuel était-il pensé ? Avait-il déjà une importance
pratique comme à notre époque ? Mais avant de répondre à ces questions, il nous faut
d'
abord
retracer
les
changements,
tant
culturels
(ou
plutôt
agri-culturels),
qu'
environnementaux des sociétés humaines du néolithique jusqu'
à l'
antiquité.
Une fois de plus, il faut se méfier de tomber dans le sophisme moderniste
(modernist fallacy) qui consiste à voir dans la révolution néolithique la figure en marche
du progrès projetant des populations impatientes de fuir leur état de nature dans le défi
de l'
agriculture et de la civilisation. Il est d'
ailleurs attesté que les modes de vie
sédentaires et nomades ont coexisté pendant plusieurs milliers d'
années, notamment au
Proche-Orient où les débuts de l'
agriculture sont les plus précoces. Mais une fois qu'
une
société devenait agricole, le changement semblait irréversible, l'
état antérieur de
chasseur-cueilleur se transformant alors, par comparaison, en un Éden irrémédiablement
perdu. Car la révolution néolithique n’a pas seulement constitué un changement de
nature économique, mais bien une « mutation » globale et totale de l'
humanité à tous les
niveaux.
Au niveau physiologique, la sédentarité eut de nombreuses conséquences,
surtout chez les femmes. Les spécificités du nomadisme, notamment en soins prodigués
aux enfants et en impératifs de mobilité, imposaient une limitation stricte des
naissances. Au contraire, dans les villages permanents, les femmes avaient des périodes
de lactation et d'
infertilité plus courtes, ainsi que des règles plus précoces. Il s'
ensuivit
naturellement une plus forte natalité et un accroissement démographique intense84.
Au niveau économique, les mentalités changèrent totalement : alors que le
chasseur-cueilleur était partout chez lui dans la nature sauvage, l'
agriculteur se doit de
83 Oelsclaeger, The Idea…, op.cit., p. 27.
84 Ibid., p. 26.
57
définir la propriété comme un espace de terre sur lequel il puisse sereinement cultiver.
N'
ayant plus à se déplacer, il put alors envisager de faire des réserves de nourriture et
d'
accumuler des objets ou des outils nécessaires à ses travaux. Grâce à la surproduction,
il put aussi réaliser des échanges et procurer par exemple des céréales à des artisans en
échange d'
outils. Ces artisans, devenant de plus en plus spécialisés, peuvent ainsi
fabriquer des outils de plus en plus aboutis, de plus en plus beaux, de plus en plus
efficaces. C'
est ainsi qu'
apparut la société de production (et en germe, celle de
consommation) !
Mais la propriété faisant des envieux, la guerre devint justifiée matériellement et
parfois très rentable en terres, en esclaves, en femmes. Est-il besoin de rappeler pour
cela Rousseau, qui voit dans la propriété la source de la société civile, et par la même,
de tous nos maux :
« Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'
avisa de dire : Ceci est à moi, et
trouva des gens assez simple pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile.
Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d'
horreurs n'
eût point
épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à
ses semblables : gardez-vous d'
écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez
que les fruits sont à tous, et que la terre n'
est à personne. »85.
Au niveau politique, on passa donc de sociétés égalitaires, sans classe, sans
organe du pouvoir, sans État, des sociétés contre l'
État même, à des sociétés avec État.
Pierre Clastres démontre que par le système de la dette les hommes des sociétés
primitives conservent toujours leur liberté et le pouvoir en ne concédant au chef que du
prestige86. Au contraire, dans les sociétés néolithiques, le chef s'
empare du pouvoir et de
la force, certes pour faire régner l'
ordre dans la société, pour organiser la défense des
biens et des gens et pour faire la guerre, mais aussi pour vivre, lui et quelques autres
privilégiés, aux dépens des agriculteurs et des artisans forcés de travailler. Force est de
constater que dans toutes les sociétés avancées de l'
Antiquité, le peuple avait concédé sa
liberté à la souveraineté de l'
État et s'
était réduit à la servitude, voire à l'
esclavage.
85 Rousseau, Discours…, op.cit., p. 222.
86 Clastres, La Société contre l'
état, op.cit.
58
+
,
Cette description sommaire des conditions de vie au néolithique était nécessaire
afin de saisir dans toutes ses dimensions la nouvelle vision de l'
homme sur son
environnement et sur la nature.
L'
homme n'
est plus chez lui dans la nature sauvage, ou plutôt, il commence à
établir une distinction entre ce qui relève de l'
humain et du non-humain, de la nature
domestiquée et de la nature sauvage qui devient par là même hostile, ennemie.
L'
anthropisation du milieu naturel, c'
est-à-dire sa destruction dans une large mesure,
s'
accompagne ainsi d'
une mutation dans les systèmes de croyances et de représentations.
« [Les peuples méditerranéens néolithiques] conçoivent des schèmes d'
explication
(mythologies, théologies) de plus en plus abstraits et compliqués pour rendre compte de
leur séparation du monde naturel et de leur domination par rapport à celui-ci ; ces
schèmes reconnaissaient une maîtrise limitée sur la nature par la technique, tout en
préservant l'
idée que certaines forces résidaient au-delà de tout contrôle humain. »87.
L’épopée de Gilgamesh illustre magnifiquement cette mutation des représentations par
l’allégorie d’Enkidu. Il s’agissait d’un homme poilu qui vivait dans la forêt au milieu
des bêtes sauvages, qui les protégeait des chasseurs et qui avait été créé par les Dieux
afin de contrer le pouvoir grandissant de Gilgamesh au sein de sa cité. Ce dernier lui
envoya alors une femme qui lui offrit son corps, mais aussi du vin et du pain, symboles
de l’art agricole. Après cela, les bêtes sauvages fuirent Enkidu et il fut obligé de rentrer
dans la cité dont les enceintes délimitèrent dès lors strictement le royaume des hommes
et celui de la nature sauvage.
L'
ambiguïté dans les nouveaux rapports à la nature transparaît par exemple dans
le processus de domestication. L'
homme, dans un mouvement au départ altruiste, vers
l'
animal, vers l'
autre, établit une relation de confiance et d'
entraide88. Mais dans un
second temps, de ce rapprochement, de cette connaissance accrue des animaux,
l'
homme n'
en tira que domination et exploitation. Comme le souligne l'
historien Keith
Thomas, « la domestication est devenue l'
archétype d'
autres sortes de subordination
sociale »89. Les premiers agriculteurs se gardent bien pourtant de ne voir dans leurs
87 Oelschlaeger, The Idea…, op.cit., p. 32.
88 Il existe aussi des théories biologiques de la domestication, selon lesquelles les espèces qui furent
domestiquées étaient déjà dotées de « gènes de la domestication ». Initialement, l’homme n’aurait fait
que profiter passivement de ce don de la nature !
89 Thomas, Dans le jardin de la nature, Paris, Gallimard, 1985, p. 55.
59
troupeaux ou leurs récoltes que de simples ressources matérielles de nourriture, et ne
manquent pas d'
orienter leur religion en fonction de ce nouveau rapport à la nature.
Par comparaison avec les chamans de la préhistoire dont le rôle est de maintenir
l'
harmonie et l'
ordre entre les chasseurs et l'
environnement, les agriculteurs se dotent de
prêtres qui doivent s'
assurer en priorité de la fertilité des éléments naturels. Les
premières religions sont ainsi de nature polythéiste, idolâtrique et surtout centrée sur les
cultes de fertilité des plantes, des animaux et des humains90.
Le totémisme ancien se transforme en idolâtrie d'
animaux-Dieux ; chez les
carthaginois, des enfants étaient brûlés vif en l’honneur du terrible « Baal », incarnation
locale du Dieu Taureau représenté dans l’ensemble des cultures méditerranéennes ! On
rencontre déjà des cultes du Grand Taureau à Çatal-Hüyük, comme en témoignent de
nombreuses figurines et icônes, plus tard en Égypte, avec le dieu Apis et encore dans les
mythes grecs, avec le Minotaure et les sacrifices aux rois atlantes91, par exemple.
De son côté, la Magna Mater du paléolithique se transforme en une Mère-Nature
(Earth Mother), une déesse de la fertilité plutôt que de la création totale du monde92. La
fertilité devient en effet beaucoup plus importante que l'
harmonie du monde pour
assurer la pérennité des communautés par l'
abondance des récoltes, les mises-bas des
troupeaux et la fécondité des femmes. Car si les sociétés primitives étaient des sociétés
d'
abondance, certaines pouvant produire jusqu'
au double de la quantité de nourriture
effectivement consommée93, les sociétés néolithiques vivaient sans doute beaucoup plus
près de la famine et de la catastrophe. En effet, qu'
un chasseur préhistorique manque de
gibier, il lui suffira de supporter quelques jours la faim avant de se rattraper sur sa
prochaine proie. Mais qu'
une récolte soit détruite à cause de conditions météorologiques
désastreuses ou à cause d'
invasions de ravageurs, ce sont de longs mois de disette en
perspective.
À ces premiers dieux de la fertilité sont tout naturellement associées des images
féminines. Rappelons que la découverte de la paternité n'
est que très récente (aux
alentours de – 2500 ans av. J.-C.), et qu'
avant cet événement déterminant les sociétés
humaines n'
étaient vraisemblablement pas patriarcales, tout du moins tel que nous
90 Oelschlaeger, op.cit.
91 Platon, Critias, 119d.
92 Gimbutas, The Gods and Goddess of Old Europe, 7000 to 3500 B.C. : Myths, Legends, and Cult
Images, Berkeley, University of California Press, 1974, p. 195-196. Cité par Oelschlaeger, The
Idea…, op. cit., p. 35.
93 Clastres, La Société contre l’état, op.cit., p. 13.
60
l'
entendons94. Marshall Sahlins révèle ainsi l'
existence d'
une société « où les femmes se
reposent ». Sur l'
île Moala de l'
archipel des Fidji, celles-ci sont en effet exclues de
l'
agriculture et ne se consacrent qu'
aux tâches ménagères, lesquelles leur laissent
beaucoup de temps libre95.
Selon Jean-Pierre Vernant, ce passage de l'
abondance au culte de la fertilité est
exprimé chez les Grecs anciens par le mythe de Pandore : « ce n'
est plus cette
abondance spontanée qui, à l'
âge d'
or, faisait jaillir du sol par la seule vertu de la
souveraineté juste, sans intervention étrangère, les êtres vivants et leur nourriture : c'
est
l'
homme désormais qui dépose sa vie au sein de la femme, comme c'
est l'
agriculteur,
peinant sur la terre qui fait germer en elle les céréales. Toute richesse acquise doit être
payée par un effort en contrepartie dépensé »96.
$
#
Mais au fur et à mesure que les cités se développent et que la société se
complexifie, une « élite theologico-politique »97 émerge pour organiser et contrôler la
vie de la cité. Ce sont là les débuts de la civilisation et de l'
histoire, avec l'
écriture qui ne
tarde pas à apparaître en Mésopotamie, l'
écriture cunéiforme, puis dans l'
Égypte
nilotique, les hiéroglyphes. Ce sont aussi les premiers bouleversements profonds que
l'
homme fait subir à la nature.
Élément central de la relation des hommes à la nature, l’eau sur la maîtrise de
laquelle les civilisations sumérienne et égyptienne étaient bâties. En Mésopotamie, un
système hydro-agricole se met en place avec les eaux du Tigre et de l'
Euphrate qui sont
détournées et conduites le long d'
un réseau savant de canaux d'
irrigation jusqu'
aux terres
de culture. Parallèlement, des espaces de culture (ager) sont gagnés par le drainage et
surtout par la déforestation. Les données paléo-environnementales sur le déboisement
européen et méditerranéen au néolithique montrent que celui-ci a débuté en
Mésopotamie au IVe siècle av. J.-C. pour ensuite s'
étendre progressivement vers l'
ouest
et le nord. Nous avons aussi un témoignage écrit de cet épisode dans l'
Epopée de
94 Cf. D'
Eaubonne, Les Femmes avant le patriarcat, Paris, Payot, 1977. Cf. aussi dans la deuxième partie
de cette thèse le chapitre sur l’écoféminisme.
95 Sahlins, Age de pierre…, op.cit., p. 97.
96 Vernant et Vidal-Naquet, La Grèce ancienne. 1. Du mythe à la raison, Paris, Seuil, 1990, p. 35.
97 «A religio-politico elite», Oelschlaeger, The Idea…, op.cit., p. 36
61
Gilgamesh lorsque Gilgamesh tue Humbaba, le Dieu de la Forêt. Nous pouvons en effet
y voir la représentation symbolique du triomphe de la civilisation sur la nature98.
Malheureusement pour les Sumériens, ce triomphe fut de courte durée. La
déforestation considérable entraîna un assèchement du climat, rendant les cultures plus
aléatoires ; surtout, l'
irrigation intensive, accompagnée d'
une forte évaporation sous le
climat chaud et sec de la Mésopotamie, conduisit à la salinisation des sols et à leur
stérilisation.
En ce qui concerne l'
Égypte, qui réussit à maintenir sa puissance pendant
plusieurs millénaires, celle-ci se développa aussi grâce à la maîtrise des eaux d'
un
fleuve : le Nil. Au début de la civilisation égyptienne, vers le quatrième millénaire av.
J.-C., les hommes vivaient grâce aux cultures d'
hiver de décrue qui faisaient suite à la
crue du Nil à l'
automne. Petit à petit, les paysans aménagèrent des bassins périphériques
de décrue et améliorèrent le réseau hydrographique afin d'
accroître la surface
cultivable99, pour nourrir jusqu'
à cinq millions de personnes aux plus belles heures de
l'
Empire Égyptien. Une telle organisation, avec entres autres, l'
entretien coûteux des
digues et des canaux, les travaux agricoles et la constitution de provisions, n'
a été
possible que par la mise en place d'
un pouvoir fort, hiérarchisé et bien organisé.
L'
autorité divine du Pharaon put s'
exercer jusqu'
au simple paysan par l'
intermédiaire du
clergé et surtout des scribes qui communiquaient les ordres et rendaient compte de la
situation sur le terrain.
De tels changements, à la fois environnementaux et sociétaux n'
ont pu de toute
évidence aller de pair qu’avec une évolution des mentalités et du rapport à la nature et
au monde. Max Oelschlaeger résume ainsi la situation :
« La découverte que le genre humain était un agent de changement au niveau
géographique advint graduellement. Un sens de l'
histoire – c'
est-à-dire un passage du
temps où les changements altèrent fondamentalement le paysage naturel – est requis
avant qu'
une telle idée puisse être conçue. Pour les peuples du Néolithique qui
s'
installèrent dans les plaines inondables du Nil et du Tigre et de l'
Euphrate, les hommes
vivaient simplement comme leurs ancêtres depuis l'
aube des temps. Plus tard, les
Sumériens et les Égyptiens rationalisèrent théologiquement la civilisation agricole qu'
ils
avaient édifiée. Presque certainement ils pensaient que la nature était parfois
capricieuse, mais cependant essentiellement ordonnée, voire même finalisée. De telles
idées étaient anthropomorphiques, inspirées de l'
organisation ordonnée des cités et des
98 Ibid., p. 39.
99 Mazoyer et Roudart, Les Agricultures…, op.cit., chap. IV.
62
routes, des canaux et des champs, des maisons et des jardins. De plus, à mesure que les
cultures sumériennes et égyptiennes se développèrent, la notion vague que les humains
avaient fondamentalement modifié la nature a dû se développer, quoiqu'
une conception
claire d'
une telle idée – les notions platoniciennes et aristotéliciennes de « l'
artisan » fût un accomplissement de la pensée grecque »100.
' .
$
/
La rationalisation du domaine théologique est allée de pair avec la
désincarnation et l'
abstraction de plus en plus affirmée de l'
idée de Dieu. Aux dieuxanimaux associés aux cultes de la fertilité succédèrent des dieux ressemblant aux
humains, mais sur-naturels et transcendants. Nous pouvons évidemment voir dans ces
représentations idéalisées de la civilisation humaine le reflet des consciences des
peuples en train d'
appréhender leur propre détachement de la nature et leur domination
croissante sur celle-ci.
Le polythéisme n'
est pas encore complètement détaché de la mentalité archaïque
des sociétés a-historiques qui se réfugient dans la répétition des archétypes ancestraux
pour lutter contre les modifications temporelles101. Les mythes indo-européens qui
accompagnent le panthéon polythéiste de la plupart des civilisations antiques
européennes se déroulent toujours dans un passé mythique qui représente le type sur
lequel se calque le monde enfermé dans un décours cyclique du temps102.
La perspective change radicalement en réalité avec l'
apparition du monothéisme
et d'
un Dieu abstrait et tout puissant, à la fois immanent et transcendant. Bien que la
filiation de ce type de théologie puisse remonter jusqu'
au pharaon Akhénaton (XIVe
siècle av. J.-C.), le premier à avoir été tenté par ce type de religiosité, ce sont les tribus
hébraïques qui, à partir de la fin du deuxième millénaire, sous la conduite d'
Abraham,
développèrent et répandirent le monothéisme, basé sur la croyance en un seul dieu,
Yahwéh (ou Élohim). Le récit de la naissance de cette civilisation nous est parvenu
grâce à l’éxégèse des récits du Pentateuque et de l'
Ancien Testament. Puisque, comme
partout, « les religions servent d'
idéologies légitimant l'
ordre social et politique
100 Oelschlaeger, The Idea…, op.cit., p. 41.
101 Eliade, Le Mythe de l'
éternel retour, op.cit.
102 Voir par exemple le mythe des races d'
Hésiode et son analyse par Jean-Pierre Vernant dans : Vernant
et Vidal-Naquet, La Grèce ancienne, op. cit.
63
existant »103, l'
interprétation ou herméneutique des textes anciens permet de retrouver le
mode de vie des sociétés antiques, avec le concours précieux des données
archéologiques.
À l'
origine les Hébreux n'
étaient pas un groupe d'
hommes et de femmes
homogène, c'
est-à-dire une nation ; il s'
agissait en fait de rebelles, ou de « hors-la-loi » (
Hab/piru qui a donné hébreu) qui luttaient contre la domination des grandes
civilisations du moment, babyloniennes et égyptiennes, et contre leurs systèmes
religieux. Ces Hébreux, qui vivaient donc à la marge des grandes cités antiques afin de
préserver leur liberté individuelle, refusaient le culte des dieux de la fertilité et
exaltaient dans leur religion la croyance en un dieu d'
espérance, Yahweh, qui viendrait
sauver leurs tribus nomades, pauvres et ostracisées afin de leur offrir son royaume.
Religion des exclus et des faibles comme l'
a montré Nietzsche104, ce judaïsme antique
sert avant tout de justification au mode de vie patriarcal de tribus d'
agriculteurs pauvres,
pratiquant soit le pastoralisme, soit une agriculture pluviale peu efficace. On retrouve
d'
ailleurs cette opposition entre pasteurs et agriculteurs dans l'
histoire d'
Abel et Caïn qui
symbolise le conflit entre des tribus semi-nomades, sans doute encore proches du mode
de vie paléolithique, et des agriculteurs qui cherchent à justifier leur domination sur la
nature par la parole divine.
Dieu dit ainsi aux fils de Noé, descendant de Caïn : « soyez féconds, multipliezvous et remplissez la Terre. Vous serez un sujet de crainte et de terreur pour tout animal
de la Terre, pour tout oiseau du ciel, pour tout ce qui rampe au sol et pour tous les
poissons de la mer : ils sont livrés entre vos mains »105. Il ne s'
agit en réalité que de
justifier et entériner un état de fait de la vie des tribus hébraïques. Donc lorsque Lynn
White Jr.106 a vu dans ces commandements judéo-chrétiens la source des atteintes
environnementales, il s'
agit plus en réalité du moyen qu'
ont trouvé les hébreux pour
alléger leur mauvaise conscience, que d’une incitation ou d’une invocation à dominer la
nature.
En ce qui concerne plus particulièrement la question des extinctions d’espèces,
c'
est surtout la suite de Genèse 9 qui doit faire l’objet de notre attention. En effet, Dieu y
établit une alliance avec les fils de Noé. Il n'
y aura désormais plus de déluge et de
catastrophe. L'
idée de catastrophe était sûrement absente des cultures paléolithiques.
103 Gottwald, The Hebrew Bible : a Socio-literary Introduction, Philadelphia, Fortress, 1985, p. 65. Cité
par Oelschlaeger, The Idea…, op.cit., p. 47.
104 Cf. Nietzsche, La Généalogie de la morale (1887), Paris, GF, 1995.
105 Genèse 9, 1-2.
64
Non pas que des catastrophes telles que nous en voyons de nos jours n'
advinssent pas,
mais simplement qu'
elles ne furent pas pensées comme catastrophes. Les accidents ou
les déviations dans l'
harmonie du cosmos n'
étaient qu'
un désordre temporaire, un
décalage, certes réel, mais infime, que la magie et la sagesse des hommes pouvaient et
devaient effacer. Telle est la pensée mythique qui ne conçoit qu'
un temps éternel à luimême, cyclique, un éternel retour à l'
archétype. Il n'
y a donc pas de catastrophe pour la
pensée mythique ; tout doit finir par s'
arranger, tout doit rentrer dans l'
ordre des choses.
La catastrophe est au contraire à la fois l'
aveu de l'
impuissance, de l’orgueil et de
la faiblesse de l'
homme et, avant tout, la matérialisation d'
un avant et d'
un après, le signe
d’une temporalité linéaire à l’œuvre. Le monde qui succède à la catastrophe est
fondamentalement différent de celui qui la précède, faute de quoi l’idée de catastrophe
serait annihilée. La structure architectonique de l’événement catastrophique suppose
donc un avant, souvent insouciant, fait aussi parfois de peurs prodromiques et
prémonitoires ; puis survient la catastrophe, telle une épreuve, une quête ou une
purification ; s'
ensuit alors une période de reconstruction, de renaissance, de retour à la
vie, mais une vie différente de l'
ancienne. Les exemples de catastrophes mythiques sont
légion107 ; mais nous n’allons étudier que celles de type déluge qui impliquent la
destruction possible ou avérée d’espèces ou de races entières.
L'
humanité est impuissante face à la catastrophe. La catastrophe témoigne ainsi
de l'
extériorité de l'
homme par rapport à la nature et de son altérité radicale. S'
il y a des
catastrophes qui affectent l'
humanité auxquelles elle doit essayer, parfois vainement, de
résister, c'
est qu'
elle est contre la nature en un sens. La seule option qui lui reste est de
faire alliance avec Dieu, être sur-naturel et omnipotent, pour éviter ces mêmes
catastrophes. Dans ce système de représentation monothéiste du monde, la catastrophe
représente ainsi l'
antithèse du miracle divin, l’autre émanation (positive celle-ci) du
surnaturel. Il ne peut en effet y avoir de miracle sans catastrophe, l'
une étant le pendant
de l'
autre. Mais les deux témoignent d'
une conscience historicisé du temps. Catastrophe
ou miracle, nous avons affaire à des « accidents » temporels qui bornent l'
histoire par
une série d'
avants et d'
après. Le temps de l'
histoire flue ainsi naturellement et
irréversiblement du passé vers l'
avenir.
106 White Jr., « Les racines historiques de notre crise écologique », (Trad. fr. Jean-Yves Goffi) in Goffi,
Le Philosophe et ses animaux, Ed. Jacqueline Chambon, Nîmes, 1994.
107 Pour les catastrophes liées à l'
idée de fin du monde, voir par exemple le livre de Dumas-Reungoat, La
Fin du monde. Enquête sur l'
origine du mythe, Paris, Les Belles Lettres, 2001.
65
Mais la catastrophe, génératrice du temps historique, incarne également pour ce
dernier une oubliette, un tombeau. Si les catastrophes marquent un antérieur et un
postérieur du passage historique du temps, ce n'
est en effet qu'
au prix de l'
occultation
progressive de l'
antérieur. Ainsi le remarque Platon dans le Timée :
« Dans le passé, notre cité accomplit de grands et admirables exploits, dont le
souvenir s'
est effacé sous l'
effet du temps et en raison des catastrophes qui ont frappé
l'
humanité. »108.
Si la catastrophe était déifiée, elle serait sans doute fille ou sœur de Chronos,
mais plus sûrement encore, ennemie de Mnémosyne.
La succession des catastrophes (et des miracles) définit de façon paradigmatique
la structure historique des récits. L'
histoire peut cependant être cyclique, avec des cycles
courts (jours, lunes, années, etc.) et des cycles longs, voire très longs, comme chez
Hésiode ou Platon109. Dans le cycle, l'
avenir finit toujours par rejoindre le passé dans un
éternel recommencement qui témoigne de la représentation du cercle comme perfection,
d'
une vision close du monde.
Mais le temps de l'
histoire dans la tradition judéo-chrétienne se distingue du
temps grec par un point fondamental : celui de l'
Alliance avec Dieu. En effet, le rôle
historique spécial que s'
attribue Israël est relié à l'
idée que l'
Alliance entre Dieu et les
hommes confère à ces derniers la réalisation des plans de Dieu. Cette histoire linéaire,
irréversible part de la création du monde, s'
enchaîne avec l'
Eden puis avec le péché
originel, la Chute du paradis, le Déluge, etc., et se termine avec l'
Apocalypse et la
Jérusalem céleste jusqu'
à la fin des temps. On est surtout frappé par l'
idée d'
un
déroulement inéluctable du temps, qui ne peut revenir en arrière ou rester statique ;
l'
ordre du monde n'
est plus immuable, il constitue le déroulement ordonné de la sagesse
divine.
Par rapport aux sociétés primitive a-historiques, surgit donc dans la tradition
judéo-chrétienne la temporalité linéaire de type historique. Par ailleurs, les changements
environnementaux suggèrent la possibilité de l'
émergence du concept d'
extinction. Cela
semble d'
autant plus frappant lorsqu'
on s'
intéresse à l'
épisode du Déluge et de l'
Arche de
Noé : qu'
en est-il vraiment du rapprochement entre l'
idée de déluge et celle
d'
extinction ? L'
idée d'
extinction y est-elle évoquée, même en négatif ? Ou bien
108 Platon, Timée, 20e.
109 Cf. Vernant et Vidal-Naquet, La Grèce ancienne…, op.cit.
66
sommes-nous en train de projeter sur cette épisode biblique très ancien une lecture
écologique inopportune ?
(
%
$
#
L'
épisode du déluge possède une forte connotation symbolique et une
importance historique capitale sur laquelle nous reviendrons à l'
occasion des théories
géologiques diluvianistes des XVIIe et XVIIIe siècles. Il est important en premier lieu de
bien comprendre la place et l'
interprétation de cette épisode dans le contexte de l'
Ancien
Testament et pour cela, il nous faut replacer ce récit autant que faire se peut dans son
contexte.
Tout d'
abord, il ne s'
agit en rien d'
un récit isolé, issu de l'
imagination d'
un prêtre
fantasque, mais de la version hébraïque d'
une histoire qui ressurgit comme une
constante dans la quasi-totalité des cultures anciennes et sur tous les continents. La
version hindoue relate l'
histoire de Manu qui survécut à un déluge divin, sans toutefois
sauver les espèces vivantes110. Il n'
en est pas non plus question avec l'
histoire de
Deucalion et Pyrrha dans la mythologie grecque. La race humaine de bronze ayant été
mauvaise, débauchée et désobéissante, Zeus décida de la faire disparaître à l'
exception
de nos deux héros réfugiés sur le Mont Parnasse. Alors que les eaux se retiraient et
qu'
ils redescendaient de la montagne sur le sol couvert de la boue du déluge, ils se
mirent à repeupler le monde en jetant par dessus leur épaule « les os de leur grandmère », autrement dit les pierres de la Terre, Gaïa, leur déesse d'
aïeule.
On pourrait ainsi allonger la liste des récits catastrophistes diluviens, mais nous
indiquerons simplement la filiation probable qui réunit le déluge biblique aux mythes
mésopotamiens111. Young écrit ainsi que « les explorations archéologiques procheorientales durant les deux derniers siècles ont montré que plusieurs versions du déluge
traditionnel ont largement circulé à travers la Mésopotamie et d'
autres parties du
Proche-Orient. »112. Et celles-ci, telles qu'
elles apparaissent dans L'
épopée de Gilgamesh
ou dans Babyloniaca de Berose (c. 330-250 av. J.-C.) témoignent d'
une similitude
confondante avec le récit de la Genèse.
110 Young, The Biblical Flood. A Case Study of the Church'
s Response to the Extrabiblical Evidence,
Michigan, William Eerdmans Publishing, 1995, p. 8.
111 Voir le tableau récapitulatif de Dumas-Reungoat, La Fin du monde, op.cit., p. 72-73.
67
Rappelons rapidement la structure et le déroulement du Déluge : Dieu vit que la
Méchanceté des hommes était grande sur Terre (Gen. 6-5). Il décida d'
effacer de sa
surface l'
homme et tous les animaux qu'
il regrette d'
avoir fait (Gen 6-7). Il affirme
même qu'
il veut détruire la Terre (Gen 6-13). Mais Dieu voit que Noé est un homme
juste et il lui enjoint de construire une arche dont il livre le plan (Gen 6-14). Sept jours
avant le début du déluge, Noé embarque sur son arche sa famille et un ou plusieurs
couples de chaque espèce « oiseau, bétail, reptiles du sol » (Gen 6-20) « afin de garder
en vie leur descendance sur toute la surface de la Terre » (Gen 7-3). Les écluses du ciel
s'
ouvrent ensuite pendant quarante jours et quarante nuits. Les eaux montent et
dépassent la surface des plus hautes montagnes (Gen 7-19), et « tout ce qui était animé
d'
un souffle de vie dans les narines et qui était sur la terre sèche mourut » (Gen 7-22). À
partir du cinquième mois, les eaux commencent à diminuer (Gen. 8-5). Puis Noé fait
sortir la colombe afin de vérifier si la Terre est redevenue hospitalière et celle-ci revient
avec un rameau d'
olivier (Gen. 8-11). Enfin, après un an et dix jours passés dans l'
arche,
Dieu ordonne à Noé de sortir, lui et les animaux de l'
arche (Gen 8-17). Dieu décide
alors d'
établir son alliance avec Noé, les animaux de l'
arche, ainsi qu'
avec toute leur
descendance, alliance symbolisée par l'
arc-en-ciel (Gen. 9-10). Désormais, « il n'
y aura
plus de déluge pour détruire la Terre » (Gen 9-11) et, « tant que la Terre subsistera, les
semailles et les moissons, le froid et la chaleur, l'
été et l'
hiver, le jour et la nuit ne
cesseront pas » (Gen. 8-22). Il faut cependant noter que ce récit est la synthèse des deux
versions de la bible (récit du Yahviste et récit du Chroniqueur généalogiste) qui
présentent quelques différences, notamment sur le nombre de couples de chaque espèce
à embarquer dans l'
arche.
Dans la suite de l'
Ancien Testament, les références à Noé et au Déluge sont peu
nombreuses, si bien que l'
interprétation ancienne de cet épisode est très fragmentaire113.
Le sens du Déluge dans l'
épisode divin est donc difficile à cerner. Par contre, il reçut de
nombreux commentaires par la suite dans le Nouveau Testament. Dans la ligne de la
tradition sacerdotale et sapientiale, le Nouveau Testament voit en Noé le type de
l'
homme juste et vigilant, qui échappe au châtiment imminent et bénéficie du salut (Mt
24 : 37-39 ; 1 P 3 : 20 ; 2 P 2 : 5). Quant au Déluge, c'
est le type du jugement qui
surprend les insouciants mais épargne le juste. C'
est également une préfiguration du
salut par le baptême de l'
eau (Mt 24 : 38ss ; 2 P 2 : 5 ; 2 P 3 : h 6).
112 Ibid., p. 6.
113 Ibid., p. 3.
68
Symboliquement, le Déluge a ainsi pu être comparé au « baptême du monde »,
qui se lave de ses péchés dans les eaux de l'
abîme. Il correspond toujours à la prise de
conscience d'
une faute ou d'
une erreur et à une rupture dans l'
ordre du monde. L'
homme
prend enfin sa place, son âge (c'
est la fin des patriarches qui vivaient neuf cents ans) et
sa taille (c'
est aussi la fin des géants). L'
épisode du Déluge exprime l'
apaisement du
monde après la formidable anarchie des premiers âges.
Pour en revenir à la question initiale, à savoir si cette histoire recèle des indices
quant à une prise de conscience de la finitude temporelle des espèces, il semble que la
récolte soit maigre. Certes, on peut déceler comme par contraste, les questions suivantes
qui portent sur la trame du récit et l'
envers de la scène du déluge : et si Dieu n'
avait pas
décidé de sauver Noé et de construire une arche ? Et si l'
arche avait chaviré dans les
flots tumultueux ? Que serait-il advenu alors des espèces animales ? Il est surprenant
par ailleurs que seules les espèces animales, et non végétales, aient été menacées de
disparition par les eaux. Comment les espèces végétales ont-elles survécu au déluge ?
Aucun indice malheureusement ne nous renseigne sur ce point obscur.
Les espèces animales et humaines114 vivaient donc en sursis par rapport à la
volonté divine. Mais il semble que si elles avaient dû disparaître, c'
est toutes ensemble.
Même les bêtes « non pures » sont sauvées par Dieu. Et jamais Dieu n'
a fait disparaître
une seule espèce parmi d'
autres. Par contre, il lui est tout à fait loisible de faire
disparaître la Terre et la vie dans leur globalité, comme il aurait pu le faire lors du
Déluge, et comme il le fera lors de l'
Apocalypse, à la fin des temps.
En fin de compte, la seule extinction que produit ce cataclysme est celle des
héros et des géants issus de la fécondation des femmes par les « Fils de Dieu ». Mais
bien que ces êtres fassent partie du « genre humain », nous sommes très peu renseignés
sur leur nature profonde, même si vraisemblablement nous pouvons leur attribuer le
rang de « race ».
Le fait que l'
extinction individuelle d'
espèce ne soit pas vraiment une donnée
sous-jacente du Déluge, qui vraisemblablement n'
a aucune signification symbolique ou
morale en termes environnementaux ou écologiques (à la différence de la pensée
grecque que nous allons analyser plus loin ), nous conduit à refuser de voir dans ce récit
les prémisses d'
une pensée judéo-chrétienne naturaliste ou pré-écologique. Lynn White
affirme que « le christianisme est la religion la plus anthropocentrique que le monde ait
114 À la lecture de la Bible, on peut se demander s'
il a existé une ou plusieurs espèces humaines. De
quelle race étaient par exemple les héros et les géants que Dieu fait disparaître ?
69
connu »115. Bien que constitué d'
argile, Adam a été créé à l'
image de Dieu, et en cela il
n'
est pas qu'
une simple partie de la nature : « l'
homme partage dans une large mesure la
transcendance de Dieu sur la Nature »116. Pouvons-nous donc voir dans l'
acte salvateur,
conservationniste dirions-nous aujourd'
hui, de Noé les origines d'
une volonté divine,
qui, par l'
entremise de l'
action humaine préserve la nature comme un bien ? Rien n'
est
moins sûr, car dès la fin du Déluge, Dieu redit explicitement aux hommes de dominer
ces animaux dont ils ont brièvement eu la responsabilité. Responsabilité qu'
ils abdiquent
bien facilement au nom de la plénitude la Création, qui soit se maintient inchangée
selon les préceptes divins, soit attend fébrilement son anéantissement par la puissance
divine elle-même. Cette idée de plénitude nous conduit directement à la pensée de la
perfection divine et au concept aristotélicien de l'
« échelle des êtres » ou scala naturae.
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#
Dans le seul article (peut-être même le seul écrit !) qui traite explicitement de
l'
histoire générale du concept d'
extinction, le célèbre paléontologiste et évolutionniste,
Georges Gaylord Simpson117 attribue le fait que la réalité des extinctions a été
couramment mal expliquée ou ignorée jusqu'
à Cuvier à l'
influence des traditions de
pensée aristotélicienne et platonicienne. Pourtant, dans une certaine mesure, les
penseurs grecs et romains ont développé une pensée compatible, voire même favorable,
à des questionnements de type environnementaux et évolutifs, et nous pourrons même
leur attribuer une certaine pensée du concept d'
extinction, même si celle-ci reste
essentiellement théorique.
Pour débuter avec les critiques « écologistes » de la pensée grecque, Simpson, en
s'
inspirant de l'
analyse d'
Arthur Lovejoy, attribue à Platon le fait d'
avoir plus ou moins
formulé « le principe de plénitude » suivant lequel « n'
importe quoi, parfait ou
imparfait, qui peut exister doit exister. Il est évident que cela exclut la non-existence de
quoi que ce soit, et par conséquent de l'
extinction (ou de la cessation d'
existence) de
toute chose. »118. La phrase du Démiurge dans le Timée illustre parfaitement cette
analyse : « Parmi les espèces mortelles, il en reste trois qui ne sont pas encore nées. Or,
115 White Jr., « Les racines historiques de notre crise écologique », op.cit. p. 301.
116 Ibid.
117 Simpson, « Extinction », Proceedings of the American Philosophical Society, 129, n°4, 1985, p. 407408.
118 Ibid., p. 407.
70
si elles ne viennent pas à l'
existence, le ciel ne sera pas parfait. Car il n'
aura pas en lui
toutes les espèces de vivants. »119.
Aristote, plus tourné vers l'
étude de la diversité du réel et des vivants, considéra
pour sa part que toute la nature pouvait être envisagée par « une série de transitions
graduelles du plus imparfait au plus parfait »120, ce qui se traduisit par l'
idée de la scala
naturae, formalisée au IIIe siècle apr. J.-C. par Porphyre. Là encore, il s'
agit d'
un
obstacle épistémologique important à la conceptualisation de l'
idée d'
extinction. Mais
l'
un des plus importants est sans aucun doute celui de la fixité des espèces qu'
Aristote
exprime dans la génération des animaux121.
Comme dans les pensées primitives, proche-orientales et hébraïques, chez les
Grecs l'
appréhension générale de l'
espèce va de pair avec une conception fixiste des
formes vivantes. Ainsi, l'
espèce s'
apparente à la part immortelle des êtres mortels que
sont les plantes, les animaux et les hommes.
$&
Dans la conception grecque et plus particulièrement platonicienne du temps,
deux natures du temps s'
affrontent. Platon, dans le Timée, condense en un aphorisme
« le temps, image mobile de l'
éternité immobile » deux échelles temporelles distinctes :
le temps des hommes et le temps des dieux. Dans La fin du monde, Christine DumasReungoat expose ces deux temps avec leur spécifités propres : « ainsi se définissent
deux modes d'
être : celui du monde sensible selon l'
échelle de chronos, du temps
sensible, mouvant, fugace que l'
on peut mesurer ; celui du monde intelligible et divin,
des Idées et des dieux immortels, qui se joue de l'
éternité. »122. Avec cet
éclaircissement, nous comprenons mieux comment l'
immortalité de l'
espèce s'
impose en
tant qu'
eidos, forme intelligible du vivant relevant de la temporalité divine et éternelle ;
l'
homme ou l'
animal au contraire est mortel car il est fait de matière (hyli) qui donne
prise à l'
action chaotique du temps qui passe. Cet opposition entre temps divin ou
mythique et temps humain nous ramène à la dichotomie entre temps sacré et temps
profane. Elle est aussi à la base des effets de la tragédie, lorsque les deux temps
interfèrent, les hommes ayant parfois maille à partir avec les dieux. À ce sujet, Christine
Dumas-Reungoat écrit que « le fléau est dans ces conditions un moyen, dans le récit
119 Platon, Timée, 41b. Selon la note 234 de Luc Brisson dans l'
édition GF 1999, les trois « espèces »
dont parle le Démiurge sont en fait les plantes, les animaux et les hommes.
120 Simpson, « Extinction », op.cit., p. 407.
121 Aristote, Génération des animaux.
122 Dumas-Reungoat, La Fin du monde, op.cit., p. 148.
71
mythique, de raconter comment on passe de la temporalité mythique à celle de
l'
histoire »123, comment la catastrophe marque le passage du temps mythique, divin au
temps historique, profane et tragique, évoquant de fait la nostalgie d'
un bonheur perdu.
Par ailleurs le temps des hommes, chez les Grecs est perçu de façon générale
comme cyclique. Cette périodicité structure les mythes d'
Hésiode par exemple124, aussi
bien que la philosophie de Platon. Le modèle général en est le cercle, cercle de la
marche des astres dans le ciel, cercle qui permet toujours le retour au même, et en un
sens symbolise l'
image de l'
éternité, certes imparfaite, mais éternité d'
un temps qui en
avançant se retourne sur lui-même.
« La conséquence, note avec pertinence Christine Dumas-Reungoat, en est que
la durée de notre monde fait de générations et de corruptions (autant dire de fléaux, ces
destructions nécessaires) se développe en cercle ou plutôt en spirale selon une
succession indéfinie de cycles au cours desquels la même réalité se produit, se
décompose, se reforme, si bien que les anneaux de la spirale se succèdent pour
coïncider finalement en un seul cercle. Toute idée de création ou de destruction
complète de l'
univers est ainsi écartée : le monde mû depuis toujours en une suite infinie
de cercles, est éternel »125.
On sait que cette conception de l'
univers était aussi celle d'
Aristote, qui
démontrait que le monde ne pouvait avoir eu un commencement en postulant l'
existence
du moteur premier, éternel et non mû de l'
univers. Pourtant, aussi bien chez Platon,
comme nous l'
avons vu, que chez Aristote, les espèces ont été créées, mais jamais leur
destruction n'
est envisagée comme problématique, car cette création des dieux n'
est pas
soumise au temps destructeur des hommes, mais à une sublime éternité.
$&
'
Le fait que ces disparitions d'
espèces ne soient pas problématiques, c'
est-à-dire
qu'
elles ne suscitent aucun questionnement philosophique digne d’être énoncé, ne
signifie point qu'
elles ne soient pas plausibles. Elles se présentent même explicitement
dans le mythe hésiodique des races. Nous n'
allons pas analyser ce mythe ayant fait
l'
objet d'
une multitudes d'
études scrupuleuses. Nous remarquerons seulement qu'
une
123 Ibid., p. 151.
124 Cf. Vernant et Vidal-Naquet, La Grèce ancienne…, op.cit., p. 17 sur le caractère cyclique (ou
orbiculaire comme dans le mythe du Politique de Platon) de la temporalité dans le mythe des races.
Cf. aussi Dumas-Reungoat, La Fin du monde, op.cit., p. 156-157.
125 Christine Dumas-Reungoat, op. cit., p. 158.
72
fois de plus, il s'
agit d'
un mythe catastrophiste, qui, s’il implique des races et non
d'
espèces126, n’en exppose pas moins leur naissance et leur mort. La disparition de ces
races, d'
or, d'
argent, de bronze, de fer et les héros ne semble nullement la conséquence
de l'
action des hommes, car toutes ces races, les meilleures comme les pires, ont été
forcées de « quitter la lumière du soleil »127. La durée de ces races et leur succession
obéit donc à un décret divin qui dépend d'
une temporalité échappant totalement à
l'
emprise des hommes. Par ailleurs, il ne faut pas oublier qu'
il s'
agit d'
un mythe, c'
est-àdire un récit qui n'
obéit pas aux lois du monde tel que nous les connaissons. La
destruction des races n'
est pas homogène : la race d'
argent est anéantie par le courroux
de Zeus, alors que les races suivantes meurent en s'
entretuant à la guerre. Même si les
excès d'
hubris (démesure) conduisent certaines races à l'
extinction, celles qui obéissent
à la diké (justice) ne sont pas éternelles pour autant, si ce n'
est dans l'
au-delà.
Nous pouvons rapprocher ce mythe de celui de l'
Atlantide dans le Critias, par
certains aspects de sa structure d'
une part et aussi par le fait qu'
avec l'
engloutissement de
l'
Atlantide, ce n'
est pas seulement un peuple qui disparaît, mais bien une race. En effet,
le peuple de l'
Atlantide est issu de l'
union entre Poséidon, le dieu de la mer et une
mortelle, Clitô, alors que le peuple athénien descend d'
Athéna et d'
Héphaïstos. Et bien
que le Critias se termine de façon abrupte, on comprend que Zeus va punir cette race
« remplie d'
injuste cupidité et d'
excès »128 en l'
engloutissant sous les flots. Pauvres
humains qu’une fois de plus leur hubris aura conduit à l’anéantissement !
Mais la nouveauté tient à ce que les récits indissociables du Critias et du Timée
veulent dépasser le mythe et se rapprocher de la réalité. Ainsi en témoigne ce passage
qui relate le discours de Critias l'
ancien :
« Bien des fois et de bien des manières, le genre humain a été détruit, et il le sera
encore. Les catastrophes les plus importantes sont dues au feu et à l'
eau, mais des
milliers d'
autres causes provoquent des catastrophes moins importantes. Prenons par
exemple cette histoire qu'
on raconte chez vous. Un jour, Phaéton, le fils du soleil, attela
le char de son père, mais comme il n'
était pas capable de conduire en suivant la route de
son père, il mit le feu à ce qui se trouvait à la surface de la Terre et périt lui-même
126 A la suite de Darwin, nous pouvons négliger la distinction taxinomique entre race et espèce et les
tenir de même ordre, du moins en ce qui concerne le processus d'
extinction. Il est probable cependant
que dans l'
Antiquité grecque, une race était qualitativement distincte d'
une espèce et que les propriétés
valables au niveau de la première n'
étaient pas considérées valables au niveau de la seconde.
127 Jean-Pierre Vernant, La Grèce ancienne…, op.cit., p. 14. Il ne faut pas oublier que les races ne
disparaissent pas complètement puisque suivant leur nature, les hommes de ces races sont appelés à
travers leur âme à rejoindre les dieux, à devenir des daimones, à croupir dans la plaine des Hespérides,
etc.
128 Platon, Critias, 121b.
73
foudroyé. Ce récit n'
est qu'
un mythe ; la vérité la voici. Les corps qui dans le ciel,
accomplissent une révolution autour de la Terre sont soumis à une variation, qui se
reproduit à de long intervalles ; ce qui se trouve à la surface de la Terre est alors détruit
par un excès de feu. »129.
L'
influence de la conception cyclique du temps est frappante dans la première
phrase de cet extrait. Mais Platon cherche résolument à se dégager du mythe et à rendre
son récit plausible en se référant au réel tel qu’il est donné à voir. Platon se place ainsi
dans la lignée des physiciens présocratiques qui, à la suite de Thalès, cherchent à
expliquer le monde sans faire appel aux pouvoirs magiques et en se référant aux seules
propriétés des éléments matériels (air, terre, eau, feu). Mais sa volonté de faire adhérer
son discours et les événements qu'
il décrit à la réalité n'
est pas complète. Il n'
en tire pas
la conséquence que dans la réalité, les « genres » ainsi détruits, par le feu ou par l'
eau ne
peuvent réapparaître d'
eux-même, sans volonté divine. Platon, sans doute comme
Aristote devait croire à la génération spontanée, mais pouvait-il croire que les hommes
réapparaissent dans la réalité de la même manière que dans le mythe de Deucalion et
Pyrrha ?
Tout laisse à penser que la réponse à cette question est négative, et en premier
lieu un court passage du Banquet où Platon fait narrer à Aristophane le célèbre récit de
l’origine de l’homme et de la femme à partir de l’androgyne. Les humains étaient
initialement des êtres doubles, avec quatre jambes, deux têtes, etc. se répartissant en
trois genre : les hommes, formés de deux êtres mâles, les femmes, formées de deux
êtres femelles, et enfin, les androgynes, formés d’un mâle et d’une femelle. Encore une
fois à la suite d’une affaire d’hubris et d’orgueil excessif vis-à-vis des dieux, Zeus
décida de couper ces humains originels en deux pour les punir. Perdus, ces demi-êtres
tentèrent de se remettre ensemble en s’enlaçant. Mais si ces nouveaux êtres
n’appartenaient dès lors plus qu’à deux genres (homme et femme), ils se répartissaient
désormais en quatre catégories selon la moitié qu’ils avaient « perdue » : hommes
attirés par les hommes, hommes attirés par les femmes, femmes attirées par les femmes,
femmes attirées par les hommes. Malheureusement, cette forme d’amour était vaine.
Zeus avait en effet oublié de remettre leurs organes génitaux en place si bien que
l’homme et la femme ne pouvaient se reproduire :
« Quand donc l’être humain primitif eut été dédoublé par cette coupure, chaque
morceau regrettant sa moitié, tentait de nouveau de s’unir à elle. Et, passant leurs bras
129 Platon, Timée, 22c.
74
autour l’un de l’autre, ils s’enlaçaient mutuellement, parce qu’ils désiraient se confondre
en un même être, et ils finissaient par mourir de faim et par leur refus de rien faire l’un
sans l’autre […]. Ainsi l’espèce s’éteignait »130.
Par ce passage, nous sommes clairement assuré du fait que Platon comprenait
que le défaut de reproduction d’une race conduisait logiquement à sa disparition. Il ne
peut néanmoins s’empêcher de contourner ce problème en signalant quelques lignes
plus loin : « aussi ce n’est pas en s’unissant les uns les autres, qu’ils s’engendraient et se
reproduisaient mais, à la façon des cigales en surgissant de la Terre »131. Ce qui nous
semble aujourd’hui paradoxal, la coexistence de deux modes si distincts de
reproduction, ainsi que la coexistence à la fois de l’extinction et de la génération
spontanée, ne préoccupe guère Platon semble-t-il, pas davantage d’ailleurs que d’autres
auteurs avant lui (Empédocle) et après lui (Lucrèce, Palissy, de Maillet, etc.).
$&$ (
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$&$
Malgré ses lacunes, qui ne s'
éclairent d'
ailleurs qu'
a posteriori, le mouvement de
retour à la réalité que poursuit Platon est remarquable à plus d'
un titre. Ce fameux
« miracle grec », cette apparition de la raison, du logos, constitue le point de départ
reconnu de la science occidentale qui a permis aux philosophes grecs, et par la suite
romains, de s'
intéresser au monde sensible pour lui-même. De manière concomitante et
parallèle à la science, c'
est en quelque sorte la conscience environnementale qui émerge
dans la Grèce ancienne avec la détermination d'
une nature organisée, d'
un cosmos
ordonné selon le logos. Il ne faut cependant pas se méprendre sur cette naissance
discrète de l'
environnement (physique, plantes et animaux) comme objet d'
intérêt. Les
philosophes grecs n'
avaient aucun mot pour parler d'
« environnement » et « les
philosophes grecs ne se sentaient pas concernés par l'
environnement pour la raison
évidente qu'
il ne pouvaient le voir comme menacé. »132. John Rist complète sa mise en
garde salutaire : « Les grecs étaient rarement ‘romantiques’ à propos de la campagne »,
« la civilisation était dans les cités, et la campagne, cultivée ou sauvage, pouvait
largement être laissée à elle-même. »133. De plus, la philosophie grecque est clairement
130 Platon, Le Banquet, 191a-b.
131 Ibid., 191b-c.
132 Rist, « Why Greek Philosophers Might Have Been Concerned About the Environment » in Westra et
Robinson (eds.), The Greeks and the Environment, Rowman & Littlefield, 1997, p. 19.
133 Ibid.
75
anthropocentrique, surtout à partir de Socrate, et place l'
homme, si ce n'
est au centre de
ses analyses, du moins au centre de ses préoccupations même lorsque l'
homme n'
est pas
le sujet direct d'
étude. Aristote, par exemple, à travers ses recherches intensives en
histoire naturelle souhaitait acquérir une connaissance rationnelle et développer ainsi un
contrôle sur la nature.
Le triomphe de la raison et de la science sur les récits mythiques et sur l'
émotion
entérine ce mouvement centrifuge de la pensée et de la volonté humaine, qui imposent
au monde naturel les catégories de la pensée par opposition aux émotions qui ne
constituent qu'
un réceptacle des impressions par lesquelles la nature nous façonne. « En
faisant de la nature un centre d'
intérêt pour la pensée strictement philosophique, Aristote
(et les grecs en général) désacralise la nature sauvage. Elle n'
est plus une Magna Mater,
mais un défi pour la compréhension rationnelle (scientifique et philosophique). La
taxonomie et la logique aristotélicienne représentent une continuation de la quête des
présocratiques pour la connaissance de la nature, et non un renouvellement du lien
primaire entre l'
humanité et l'
Eden. Le savoir aristotélicien des catégories biologiques
est réalisé grâce à l'
observation plutôt que par l'
intuition ; et il est stabilisé, non sous la
forme d'
un mythe, mais sous la forme d'
une théorie explicite qui décrit le changement
par le syllogisme causal. »134.
C'
est donc surtout grâce à l'
observation de la nature que les grecs témoignent
d'
une plus grande attention aux phénomènes et aux êtres qui les entourent, aux
changements du monde et des hommes. Nous commencerons par rapporter le récit de
l'
érosion des sols athéniens dans le Critias de Platon comme exemple paradigmatique
d'
attention à un problème qu'
aujourd'
hui nous qualifierions d'
« environnemental ». Dans
sa présentation de l'
histoire d'
Athènes, Platon, après avoir décrit une cité passée
rayonnante, digne d'
un âge d'
or et d'
abondance, déplore la perte de fertilité des terres
athéniennes à cause de l'
érosion :
« Ce qui subsiste offre, si l'
on compare l'
état présent à celui d'
alors, l'
image d'
un
corps que la maladie a rendu squelettique, par suite du fait que tout ce que la terre avait
de gras et de meuble a coulé tout autour, et que, du territoire (de l'
Attique), il ne reste
plus que son corps décharné.[...] Elle avait sur ses montagnes de vastes forêts, dont il
subsiste encore maintenant des preuves visibles, puisque c'
est de ces montagnes qui
maintenant ont seulement de quoi nourrir des abeilles, que, il n'
y a pas très longtemps,
134 Ibid., p. 60.
76
on amenait des arbres coupés pour couvrir les grands édifices, et que ces toitures sont
encore intactes »135.
D'
autres exemples sont sans doute difficiles à mettre à l'
actif d'
un souci
environnemental conscient, mais témoignent néanmoins d'
un souci de justice et
d'
harmonie avec le monde, comme la pratique répandue du végétarisme. Elle était
défendue notamment par les pythagoriciens, à cause de la métensomatose, le cycle des
réincarnations qui pouvait transporter l'
âme humaine dans un corps animal. Empédocle
prône aussi un végétarisme radical à cause de la parenté qu'
il postule entre toutes les
espèces animales (humaine comprise). Manger un animal reviendrait à manger un
cousin, donc à être cannibale, et comme le souligne Jean-François Balaudé, « il ne peut
y avoir de communauté juste et harmonieuse qu'
à la condition que ses membres se
pensent et se comportent aussi comme des membres de la communauté plus large des
vivants »136. Nous nous trouvons là presque face à une morale des sentiments naturels
de type écocentrique137 !
$&$
Un autre type de problématique avec de graves conséquences environnementales
est celui des invasions et des dégâts provoqués par l'
explosion démographique de
populations de ravageurs. Selon Frank Egerton, on ne peut parler sérieusement de
science démographique ou d'
étude des populations dans l'
Antiquité138. Cependant « les
accroissements soudains et spectaculaires de populations animales étaient assez
fréquents pour avoir attiré l'
attention durant l'
Antiquité »139, même si ce n'
est qu'
au
XVIIe siècle que ces observations et remarques commencèrent à être synthétisées. D'
un
point de vue démographique, la surpopulation est l'
opposé du processus qui conduit à la
rareté et à l'
extinction d'
une population. Les pullulations de nuisibles, comme les
invasions de sauterelles qui étaient considérées comme l'
une des « sept plaies
d'
Égypte », ont beaucoup plus attiré l'
attention que les disparitions d'
espèces. Ces deux
phénomènes sont pourtant intimement reliés entre eux, à la fois logiquement et
temporellement.
Comme dans le cas de nombreuses catastrophes, les explications des
phénomènes démographiques furent largement mythiques au départ. Appliqué aux
135 Platon, Critias, 111b-c.
136 Balaudé, « Parenté du vivant et végétarisme radical ; le « défi » d’Empédocle » in Cassin, Labarrière
et Romeyer-Dherbey (eds), L’Animal dans l’antiquité, Paris, Vrin, 1997. p. 43.
137 Voir le chapitre sur l’éthique écocentrique dans la deuxième partie de cette thèse.
138 Egerton, « Ancient Sources for Animal Demography », Isis, 1967, p. 175-89
139 Ibid., p. 175.
77
hommes, nous retrouvons ainsi le problème de la surpopulation dans Les chants
cypriens qui content les débuts de la guerre de Troie jusqu'
à l'
Illiade :
« On raconte que la Terre, accablée par le poids des humains trop nombreux, (et
comme ces derniers ne faisaient preuve d'
aucune piété) demanda à Zeus de la soulager
de son fardeau. Et Zeus, pour commencer, de faire éclater la guerre thébaine, qui causa
un très grand nombre de morts ; ensuite, <il envisagea>, puisqu'
il en avait le pouvoir, de
détruire l'
humanité tout entière en la foudroyant ou en causant des inondations. Mais
Mômos l'
en empêcha et lui suggéra de marier Thétis à un mortel et d'
engendrer une fille
splendide. C'
est par ces deux procédés qu'
entre Grecs et Barbares fut déclenchée la
guerre : à partir de ce moment, la Terre fut soulagée, en raison du grand nombre de
victimes. »140.
On retrouve donc exprimée sous forme mythique une loi empirique essentielle
de l'
écologie des populations qui indique qu'
après une surpopulation l'
effectif chute
drastiquement, parfois même jusqu'
à l'
extinction si les paramètres de la population le
permettent. Évidemment, tout cela paraissait obscur aux grecs, qui se réfugiaient dans
une explication morale, n'
ayant rien à voir avec une quelconque considération
environnementale ou scientifique. Aristote, qui reconnaissait les mystères qui
entouraient ces phénomènes, essaya cependant de rendre compte causalement de la
reproduction des souris dans son Histoire des animaux, par l'
influence des prédateurs et
du climat ainsi que par le taux de reproduction de la population141. Il avoue cependant
son ignorance à propos de la phase de déclin et de disparition des souris : « leur
disparition survient sans raison : en peu de jours, elles deviennent tout à fait invisibles,
et pourtant les jours qui la précèdent, les hommes ne s'
en rendent pas maîtres... »142. En
ce qui concerne la disparition des sauterelles, ou attelabes, Aristote s'
en remet au
hasard : « Mais si la sécheresse survient, alors les attelabes naissent beaucoup plus
nombreux parce qu'
ils ne sont pas détruits de semblable façon, car leur destruction
semble être dépourvue d'
ordre et se produire au hasard. »143. Egerton nous prévient qu'
il
s'
agit là, avec quelques extraits de Pline l'
ancien qu'
il juge inférieurs à ceux d'
Aristote,
des seuls essais dans l'
Antiquité à expliquer par des causes naturelles les fluctuations
démographiques des populations.
140 Il s'
agit en fait d'
un commentaire dans une scholie de l'
Illiade au prologue de cette oeuvre (Illiade, sc.
Ad Il.A5). Traduction par Dumas-Reungoat, La Fin du monde…, op.cit., p. 63-64.
141 Aristote, Histoire des Animaux, 580b10-581a5. Voir les commentaires d'
Egerton, Ancient Sources…,
op. cit., p. 176-77.
142 Aristote, Histoire…, op. cit., 580b20.
78
$&$$*
+
Nous trouvons cependant chez Aristote une explication par une cause non
naturelle du déclin d'
une espèce qui est du plus grand intérêt pour notre sujet. Dans le
chapitre 20, consacré aux maladies des poissons, de son Histoire des animaux, Aristote
décrit en deux paragraphes les facteurs qui influent sur l'
abondance des « testacés » ou
animaux aquatiques à revêtement écailleux. Voici ce qu'
il avance à propos des
pétoncles :
« Quant aux autres coquillages, les temps de sécheresse ne leur conviennent pas.
Ils deviennent plus petits et moins bons. Et c'
est alors qu'
il se trouve davantage de
pétoncles rouges. Dans le détroit de Pyrrha [au sud de l'
île de Lesbos (ndt)], les
pétoncles avaient, un temps, complètement disparu, non seulement à cause de
l'
instrument avec lequel on leur donnait la chasse, mais aussi à cause de la
sécheresse. »144.
Nous avons sans doute affaire ici avec la première description d'
une espèce en
danger d'
extinction. De plus Aristote nous en donne les causes : une chasse trop
intensive associée à un épisode de sécheresse. Il semble cependant que l'
espèce n'
ait pas
complètement disparu (ce n'
était que momentané) ; par ailleurs, Aristote ne semble pas
prêter plus d'
attention à cette description, qui pourrait être la première extinction à la
fois provoquée et décrite par l'
homme.
D'
où provient donc cet insouciance écologique du fondateur du Lycée ?
Pourquoi ne craint-il pas la disparition définitive de l'
espèce, bien qu'
il en décrive
précisément les causes écologiques ? Lui qui s’engage avec ses étudiants à décrire la
diversité des œuvres de la nature créées par Dieu, pourquoi n'
est-il pas inquiet de voir
disparaître ses objets d'
étude ? Car la disparition d'
espèces devait se produire assez
fréquemment dans l'
Antiquité pour être notée. Nous avons déjà évoqué la déforestation ;
nous savons qu'
il y avait autrefois des bisons en Grèce et des éléphants nains sur les îles
de la mer Égée ; ou encore qu’une plante utilisée comme contraceptif féminin, le
silphion ou silphium, faisait la richesse de la cité de Cyrène où elle poussait
naturellement. Mais cette plante était tellement recherchée qu'
elle s'
éteignit il y a plus de
1500 ans145.
Pour répondre à ces questions importantes sur l'
indifférence d'
Aristote, nous
nous appuierons sur l'
analyse de Frank Egerton concernant les fondements de
143 Ibid., 556a 12-14.
144 Ibid., 603a 19-24.
79
l'
« écologie providentialiste » grecque. Cette écologie est ainsi dénommée car elle
repose sur un concept sous-jacent à la pensée grecque, a l'
instar de celui de plénitude de
la création, le concept d'
« équilibre de la nature ». Cette idée d'
équilibre de la nature
transparaît à travers la proto-écologie grecque qui repose sur quatre piliers (que nous
explicitons en termes scientifiques modernes) : la reproduction différentielle des
espèces, le mutualisme, le concept de niche écologique et enfin la survie de l'
espèce.
Les deux premiers apparaissent dans l'
Histoire d'
Hérodote et les deux derniers dans le
Protagoras de Platon. Il s'
agit bien évidemment dans notre cas du dernier concept qui
retiendra prioritairement notre attention.
Nous avons présenté jusque-là tous les éléments qui permettent de situer
l'
importance de la survie de l'
espèce par rapport aux autres éléments de la pensée
grecque : le temps, la raison, la nature, les catastrophes, etc. Comme il est très fréquent
chez Platon, l'
idée de survie de l'
espèce est présentée sous forme d'
un mythe poétique,
celui d'
Epiméthée qui est chargé de répartir les attributs biologiques entre toutes les
espèces de mortels créées par les Dieux.
« Et dans sa répartition, il dotait les uns de force sans vitesse et donnait la vitesse
aux plus faibles ; il armait les uns et, pour ceux qu'
il dotait d'
une nature sans armes, il
leur ménageait une autre capacité de survie. A ceux qu'
il revêtait de petitesse, il donnait
des ailes pour qu'
ils puissent s'
enfuir ou bien un repaire souterrain ; ceux dont il
augmentait la taille voyaient par là même leur sauvegarde assurée ; et dans sa
répartition, il compensait les autres capacités de la même façon. Il opérait de la sorte
pour éviter qu'
aucune race ne soit anéantie ; après leur avoir assuré des moyens
d'
échapper par la fuite aux destructions mutuelles, il s'
arrangea pour les prémunir contre
les saisons de Zeus [...] Ensuite, il leur procura à chacun une nourriture distincte, aux
uns l'
herbe de la terre, aux autres les fruits des arbres, à d'
autres encore les racines ; il y
en a à qui il donna pour nourriture la chair d'
autres animaux ; à ceux-là, il accorda une
progéniture peu nombreuse, alors qu'
à leurs proies il accorda une progéniture
abondante, assurant par là la sauvegarde de leur espèce. »146
Nous retrouvons le thème de la reproduction différentielle, mais Platon insiste
sur le fait que chaque espèce possède son habitat ou sa place propre, sa niche
écologique en termes modernes, et qu'
elle dispose aussi de tous les moyens nécessaires
145 Information tirée d'
un article sur le travail de Riddle, « How to Save the Earth », Time Special
edition, april/may 2000, p. 34.
146 Platon, Protagoras, 320d-321b. (Je souligne)
80
à sa survie. Bien qu'
il s'
agisse d'
un mythe, nous précise Egerton, cette idée de survie de
l'
espèce a été acceptée comme un fait par les successeurs de Platon, au premier rang
desquels Aristote. Elle relève bien de l'
idée d'
équilibre de la nature dans la mesure où
« chaque espèce a une place spéciale dans l'
organisation de la nature. À cause de cela,
chaque espèce a les moyens de subsister et de survivre. Du fait que l'
extinction
modifierait l'
équilibre, les espèces prédatrices ont des capacités reproductrices faibles
alors que les espèces qui leur servent de proie ont des capacités reproductrices plus
élevées. »147.
L'
extinction d'
une espèce, si elle était avérée, soulignerait alors l'
imperfection de
l'
œuvre du créateur ; pour le dire vite, l'
univers ne serait plus un cosmos. Pourtant, et de
façon presque paradoxale, Platon admet que le monde sublunaire est soumis au
changement, et que la Terre dans son ensemble est la proie du vieillissement et de la
dégénérescence, bien qu'
il ne s'
agisse que du moment ponctuel d'
un cycle. Le Stagirite a
sûrement été très influencé par ces écrits et leur présupposés, même s'
il se démarqua
quelque peu de Platon en développant une théorie biologique (et non pas seulement un
mythe) basée sur l'
idée providentielle de téléologie. Il fait cependant référence, sans la
nommer explicitement, à cette idée d'
équilibre providentiel de la nature à propos de la
bouche des dauphins148 ou encore à propos de la fécondité des aigles149.
Toutefois, dans l'
exemple des pétoncles, Aristote souligne clairement que les
méthodes de chasse sont impliquées dans la disparition de l'
espèce. Nous ne sommes
dès lors plus dans la biologie théorique, mais dans la pratique modifiée par la techné.
Pourquoi ne pas envisager alors que les équilibres naturels puissent être modifiés par
l'
action des hommes et le perfectionnement de ses instruments de chasse en particulier ?
Pour faire une analogie avec sa biologie téléologique, pourquoi ne détecta-t-il pas dans
le développement exagéré de l'
espèce humaine une hubris qui nécessitât d'
être régulée
afin de garantir le développement harmonieux de la communauté des espèces ?
Il faut remarquer que c'
est surtout l'
individu, et non la population ou la
communauté écologique, qui intéresse Aristote. Ses explications, sur les capacités
reproductives par exemple, sont plus souvent de nature physiologique qu'
écologique. Il
fournit ainsi des appuis seulement indirects au concept d'
équilibre de la nature. Mais s'
il
s'
intéressait aux individus, n'
y a-t-il pas dans le Timée de Platon une analogie forte entre
l'
univers et l'
organisme ? Aristote n'
aurait-il pas pu s'
inspirer du récit de Platon afin de
147 Egerton, Ancient sources…, op.cit., p. 181.
148 Aristote, Parties des animaux, 696b24-33.
149 Aristote, Histoire des animaux, 593a16-26.
81
projeter par analogie sa connaissance des fonctions biologiques individuelles à la
étude écologique
nature150 ? Un autre fait peut aussi expliquer son faible intérêt pour l'
des espèces : comme le soulignent Franck Egerton et surtout Pierre Pellegrin, Aristote
ne possédait pas vraiment de concept cohérent d'
espèce151. Il analysa les difficultés de
classement des espèces, mais il n'
établit jamais aucune liste de critères morphologiques
stricts pour déterminer les espèces.
Finalement, ce n'
est pas la conception fixiste de l'
espèce, explicitée par Aristote,
qui constitue un obstacle important à la pleine identification du concept d'
extinction (et
non simplement de « disparition temporaire »), mais bien l'
idée que les espèces doivent
survivre fautede quoi l'
équilibre de la nature, c'
est-à-dire de la Création divine, serait
rompu. Plusieurs arguments nous orientent en ce sens. Certains historiens pensent
qu'
Aristote délivra un coup fatal aux idées évolutionnistes dans la philosophie
naturelle152. Or, Geoffrey Lloyd rectifie : « On ne doit pas exagérer l'
ampleur de l'
idée
aristotélicienne de la fixité des espèces dans l'
Antiquité »153. De plus, sa croyance en la
fixité des espèces, n'
empêchait pas Aristote de postuler la fertilité de tous les hybrides
(sauf la mule)154. Enfin, l'
idée de fixité des espèces, comme nous le verrons avec Cuvier
par exemple, n'
est en rien un obstacle logique à la conception de l'
idée d'
extinction.
À la différence de Simpson, nous n'
insisterons donc pas sur l'
idée de scala
naturae comme obstacle à la formulation de l'
idée d'
extinction chez Aristote, mais bien
sur l'
idée issue de Platon et d’Hérodote, et cryptique chez Aristote, d'
« équilibre
providentiel de la nature ».
$&$,
'
Il semble cependant qu'
une pensée libérée du cadre de la téléologie
aristotélicienne ait permis l'
éclosion de réflexions sur la modification et la disparition
des espèces. Lucrèce s'
opposait à la biologie téléologique d'
Aristote en s'
appuyant sur
les théories matérialistes de ses maîtres atomistes, Leucippe et Démocrite. Mais, à
l’encontre de ce que certains avancent, Lucrèce n'
était pas transformiste155. Il croyait lui
aussi à la fixité des espèces, qu'
il reprenait des idées de plan et d'
essence d'
Aristote ; il
rejetait pour cela comme fables les histoires de monstres hybrides comme les centaures,
150 C'
est la question que se pose Egerton, Ancient Sources…, op. cit., p. 182.
151 Pellegrin, « Aristotle : a Zoology Without Species ? » in Gotthelf et Lennox (eds.), Philosophical
Issues in Aristotle'
s Biology, New York, Cambridge University Press, 1981.
152 Herbert Wendt. Cité par Mayor, The First Fossil Hunter…, op. cit., p. 218.
153 Mayor, Ibid.
154 Aristote, Histoire des animaux, 606b20 -607a8.
155 Robert Lenoble, Histoire de l'
idée de nature, Paris, Albin Michel, 1969, p. 125. Cf. note 211, p. 408.
82
même s'
il reconnaissait, à la suite d'
Empédocle, l'
existence de certains monstres dans les
temps anciens.
Comme beaucoup de penseurs de son temps, il s’intéressa dans son de Rerum
Natura aux relations entre animaux sauvages et domestiques et à la signification de la
domesticité par rapport à l’état de nature156. Bien avant Darwin, il parlait déjà de lutte
pour l’existence, non pas pour défendre des idées proto-évolutionnistes, mais en tant
que principe théorique expliquant sur un mode rationnel et non mythique l’origine des
espèces vivantes. Il expliquait de même la domesticité par l’intérêt que trouvaient
certains animaux à se soustraire à cette loi impitoyable de la nature afin de se mettre
sous la protection des humains en échange de leurs services. Dans cette même logique,
il explique les extinctions animales passées de deux façons : soit les animaux ne
parvinrent pas à survivre dans la lutte pour l’existence, soit ils ne parvinrent pas à
trouver de protection humaine en se faisant domestiquer :
« Beaucoup d’espèces durent périr sans avoir pu se reproduire et laisser une
descendance. Toutes celles que tu vois respirer l’air vivifiant, c’est la ruse ou la force,
ou enfin la vitesse qui dès l’origine les a défendues et conservées. Il en est un bon
nombre en outre qui se sont recommandées à nous par leur utilité et remises à notre
garde. […] Quant aux animaux qui ne furent doués ni pour vivre indépendants par leur
propres moyens, ni pour gagner en bons serviteurs nourriture et sécurité sous notre
protection, tous ceux-là, furent pour les autres proie et butin, et restèrent enchaînés au
malheur de leur destin jusqu’au jour où leur espèce fut complètement détruite par la
nature. »157.
Il semblerait donc que Lucrèce eût pris connaissance d’espèces animales
disparues (il faudrait néanmoins élucider un point obscur : cette information reposaitelle sur des faits concrets ou seulement sur les récits et les légendes gigantomachiques
par exemple ?). Ceci dit, il ne discute pas la réalité du phénomène et cherche à
l’expliquer de façon rationnelle par ses hypothèses et ses connaissance naturalistes.
Lucrèce supposait que la Terre était mortelle et qu’elle vieillissait. Fidèle à la
conception antique du déroulement cyclique du temps, il pensait que la Terre avait
engendré directement de nombreuses espèces pendant sa jeunesse, mais que, devenant
de plus en plus vieille, elle n’en était plus capable. De plus, les dernières espèces
formées étaient sans doute les plus faibles ; voilà pourquoi il n’était pas étonnant
156 Glacken, Traces on the Rhodian Shore, Berkeley, University of California Press, 1967, p. 140.
157 Lucrèce, De la Nature, trad. H. Clouard, Paris, GF-Flammarion, 1964, V, 855-875.
83
qu’elles aient été condamnées à périr. Enfin, les dégradations de la nature par la
civilisation humaine ne faisaient que confirmer la thèse pessimiste selon laquelle la
Terre était en phase de sénescence puisqu’elle n’était plus en mesure de réparer ces
dégâts. Il s'
oppose également à la téléologie d'
Aristote, lequel affirme dans Les
Politiques que les espèces animales domestiques ont été créées pour l'
Homme. Pour
Lucrèce, qui s’ooposa violemment à Aristote sur ce point, non seulement les espèces,
mais aussi la Terre, n'
ont pas été créées pour l'
Homme. C’est une conception
résolumment organique du monde qui guidait Lucrèce ; voilà pourquoi les espèces
n’étaient pas éternelles et qu'
elles vieillissaient158.
Doit-on en conclure que seuls les esprits pessimistes, ne croyant pas à
l’immortalité de l’âme comme les épicuriens, pouvaient accepter l’extinction des
espèces dans l’Antiquité ? Et faut-il donc voir dans son affirmation anti-téléologique
des extinctions la marque du pessimisme que lui attribue la légende ?
0
$
%
#
$Il nous reste un domaine de la connaissance à parcourir pour finir de traquer
l'
idée d'
extinction et ses variantes dans l'
antiquité, la paléontologie. L'
étude des fossiles
et l'
intérêt qu'
ils ont suscité remonteraient, dit-on souvent au XVe et surtout au XVIe
siècle159. Cette affirmation paraît bien erronée à la lumière de tous les arguments
avancés par Adrienne Mayor dans un livre récent : The first fossil hunters160. Nous nous
baserons largement sur les arguments de ce livre afin d'
expliciter l'
importance de la
paléontologie et son articulation avec le concept d'
extinction dans l'
Antiquité.
Adrienne Mayor se plaint à juste titre dans l'
introduction de son livre que
l'
histoire orthodoxe de la paléontologie et des sciences en général nie l'
importance, voire
l'
existence d'
un savoir paléontologique à l'
époque classique de la Grèce et de Rome. Il
est souvent avancé que la notion aristotélicienne fixiste des espèces était une barrière
dogmatique à toute spéculation paléontologique ; tout comme le fait que l'
idée
d'
extinction n'
existait pas (ce que nous venons de nier dans une large mesure).
Cependant de nombreux auteurs anciens avaient envisagé les fossiles comme des restes
158
Cf. Glacken, Traces…, op. cit., p. 70-72, 238.
159 Le livre classique de Martin Rudwick, The Meanings of Fossils, ne débute qu’avec Conrad Gesner au
XVIe siècle.
84
d’êtres vivants, tel le géographe Hérodote ; il considérait ainsi les coquilles pétrifiées
d’Égypte comme la preuve de l’existence passée d’un golfe de la Méditerranée161. Cette
vision fut partagée par d’autres auteurs comme Xénophane, Xénophon ou Xanthus.
Pour sa part, Théophraste de Lesbos voyait dans les poissons fossiles des représentants
d’espèces actuelles vivant dans le sol et formés par des œufs ou des individus introduits
dans les couches géologiques à partir de la mer ou de rivières voisines.
On retrouve le même type de distinction chez les Romains entre Ovide, qui, dans
ses Métamorphoses, voyait les traces de changements de limites entre les terres et les
mers à travers l’étude de coquilles fossiles, et Pline l’Ancien, qui, reprenant les idées de
Théophraste, ne voyait dans ces fossiles que des lusus naturae, des « jeux de la
nature » ; bien que lui-même ait rapporté de nombreuses observations paléontologiques
et ait noté la disparition d'
un genre d'
oiseau pendant plusieurs générations162.
Mais il est vrai que les grands philosophes de l'
Antiquité, à commencer par
Platon et Aristote n'
ont jamais abordé le sujet des fossiles ou de la paléontologie et
Adrienne Mayor fournit quelques éclaircissements à ce sujet163. Pourtant, Cuvier164,
dans une monographie de 1806 sur l'
histoire des découvertes de mammouths fossiles,
n'
hésita pas à remonter à la Grèce, l'
Italie, La Crète et l'
Asie Mineure du cinquième
siècle av. J-C. C'
est ce chemin là qu'
emprunte de nouveau Adrienne Mayor, après deux
siècles d’oubli de la part de l'
histoire des sciences.
Adrienne Mayor débute son analyse en démontrant, textes, peintures et poteries
grecques à l'
appui, que l'
animal mythique qu'
est le griffon n'
est que la reconstitution (à
la manière de l'
anatomie comparée) de fossiles de tricératops trouvés dans les mines d'
or
d'
Asie centrale fréquentées par les Scythes (Voir figure 4). Elle affirme même, ce qui
est discutable, qu'
« excepté pour le fait de l'
extinction, la reconstitution des griffons par
les nomades Saka et par les lettrés Gréco-Romains se rapproche beaucoup de nos
connaissances les plus récentes à propos des tricératopsidés »165.
160 Adrienne Mayor, The First…, op. cit.
161 Hérodote, Histoire, 2. 12.
162 Pline l'
Ancien, Histoire naturelle, 10.37.
163 Mayor, The First…, op. cit., p. 217 et suiv.
164 Cuvier, « Sur les éléphants vivans et fossiles », Annales du Muséum d’Histoire Naturelle, 8, 1806, p.
1-58 ; 93-155 ; 249-69.
165 Ibid., p. 51. Les Anciens, à quelques exceptions près, croyaient en effet que les Griffons étaient des
animaux toujours vivants.
85
Figure 4 : Comparaison d’un Griffon et d’un squelette de tricératops
86
87
Le monde grec, situé sur des terrains géologiquement très actifs et très
tourmentés, regorge de gisements de fossiles d'
espèces géantes notamment :
mammouths, mastodontes, éléphants, girafes géantes, rhinocéros, tortues géantes,
bovidés géants, etc. Par conséquent, il n'
était pas rare qu'
en labourant son champ, un
paysan déterre des os gigantesques, ou bien que ceux-ci apparaissent naturellement par
l'
érosion de terrain situés en bord de mer ou de rivière. Ces événements étaient alors
interprétés par rapport à l'
histoire des peuples et intégrés aux légendes.
Adrienne Mayor démontre, avec de nombreux arguments et exemples à l'
appui,
que toutes ces découvertes d'
os et de fossiles seraient à l'
origine des mythes des héros et
de la Gigantomachie antique. Mais là ne réside pas la part la plus originale de son livre,
car de nombreux auteurs ont déjà souligné ce lien entre fossiles monumentaux et
légendes de géants (en particulier pour le Cyclope166). Adrienne Mayor est vraiment
novatrice lorsqu'
elle analyse ces histoires et toutes les traditions et autres controverses
qui les entourent comme les premiers pas des méthodes et concepts modernes de la
paléontologie. Non pas qu'
elle découvre de lointains précurseurs à Cuvier ou Lamarck,
mais seulement qu'
elle y voie à l'
œuvre les mêmes mécanismes psychologiques,
heuristiques ou épistémologiques que dans la paléontologie scientifique récente.
La reconstruction et la description des bêtes et monstres légendaires est ainsi à
rapprocher des méthodes de l'
anatomie comparée développées par Cuvier. C'
est vrai du
Griffon, mais aussi du monstre du vase de Troie qui ressemble à s'
y méprendre à un
fossile de samotherium, une girafe géante du Miocène. Des musées abritant des
collections de fossiles furent aussi édifiés, comme sur l'
île de Capri, par l'
empereur
Auguste lui-même. Et les mêmes obstacles épistémologiques, comme la tendance à
« anthropomorphiser » les découvertes, se perpétuent depuis l'
antiquité jusqu'
à nos
jours.
$En ce qui concerne l'
idée d'
extinction, on ne peut conduire d'
analyse générale
tant les opinions des auteurs diffèrent sur le sujet, mais les fragments qui abordent la
question, directement ou indirectement, désignent sans ambiguïté l'
antiquité comme le
berceau du concept d'
extinction. Comme l'
affirme Adrienne Mayor, « on suppose
généralement que l'
idée d'
extinction de groupes entiers d'
animaux ne se développa pas
avant le XVIIe siècle. Pourtant, il y a 2500 ans de cela, les notions d'
extinction, à la fois
88
catastrophique et graduelle, furent développées par les grecs et appliquées à des os
fossiles remarquables »167.
Nous trouvons tout d'
abord l'
idée d'
extinction exprimée dans les mythes et le
savoir populaire. De nombreuses créatures pouvaient disparaître ainsi sous les éclairs de
Zeus ou encore par la faute des Géants. Ainsi, Orion, le fils de la Terre, qui était le plus
grand des chasseurs mythiques, aurait exterminé toute la faune aborigène de l'
île de
Chios. Des animaux monstrueux ou de grande taille disparaissaient pour de multiples
raisons168. D'
autre part, la cosmogonie grecque semble admettre une phase de création
spéciale pour les fossiles, antérieure à celle des êtres vivants contemporains ; lorsque le
Ciel (Uranus), fils du Temps (Chronos) et créateur de la chaleur et de la pluie,
s’accoupla avec la Terre (Gaïa) pour créer les êtres vivants, celle-ci, au début,
n’engendra que des monstres et le Ciel, mécontent, obligea la Terre à garder ces
monstres en son sein. Empédocle fournit une autre explication des monstres imaginaires
et pense que les espèces se sont formées par assemblage erratique d'
organes sous
l'
influence de la Philia comme principe organisateur. Seules les espèces actuelles ont
subsisté en échappant à l’extinction ; les autres n'
étant pas viables, incapables de se
nourrir et de se reproduire, disparurent. Ce thème fut repris, comme nous l'
avons vu, par
Lucrèce.
Par la suite, la volonté de donner corps aux mythes (plus précisément aux
« géomythes ») a conduit quelques auteurs anciens à formuler l'
hypothèse de
l'
extinction. Ainsi « à la différence du scénario des nomades scythes sur les menaçants
griffons du désert de Gobi, la gigantomachie conduisit les anciens grecs et romains à
percevoir la nature éteinte des êtres dont les étranges squelettes émergeaient de la
terre »169. Par exemple, l'
historien naturaliste Élien discuta de l'
existence des Néades en
rapportant les propos d'
Euphorion, un libraire grec d'
Antioche. « Euphorion dit que dans
les premiers temps, Samos n'
était pas habitée si ce n'
est par de dangereux et
gigantesques animaux sauvages appelés Néades. Le simple rugissement de ces horribles
bêtes pouvait fissurer le sol. Euphorion dit que leurs os immenses sont visibles à
Samos. ». Il est clair que ces monstres avaient disparu, engloutis dans la terre par les
failles que leurs cris provoquaient.
166 Ibid., p. 36. Cf. la théorie d'
Othenio Abel. Voir aussi à ce sujet Cohen, Le Destin du mammouth,
Paris, Seuil, 1994.
167 Ibid., p. 204.
168 Ibid., p. 206.
169 Ibid., p. 204-205.
89
Mais on trouve même mieux que de simples spéculations sur l'
existence des
extinctions. Un ami d'
Aristote, Palaephatus, essaya de rationaliser les légendes à propos
des héros et des monstres. En suivant la théorie du Stagirite, il arrive alors au paradoxe
que si ces monstres ont existé un jour, ils devraient aussi exister aujourd'
hui. Il
s'
intéressa également à l'
histoire des dents de Dragon semées dans le sol par le héros
Cadmus qui donnèrent naissance à des soldats en arme. Ses conclusions indiquent, selon
Adrienne Mayor, que Palaephatus est « le seul auteur ancien à expliquer les monstres
mythiques comme le résultat de la mauvaise compréhension des restes de vrais
animaux. »170. Il reconnaissait déjà au temps d'
Aristote ce que certains penseurs du XXe
siècle ont eu du mal à admettre à propos de l'
origine des légendes et des connaissances
paléontologiques antiques.
Mais, s’interroge Franck Bourdier171, ne semble-t-il pas difficile d’admettre que
la science antique ait compris l’origine véritable des fossiles dans la mesure où elle ne
se représentait pas vraiment l’existence et la nature des bouleversements du globe ? En
effet, pour admettre que les fossiles recueillis au flanc de montagnes élevées puissent
être d’origine marine, ne faut-il pas être d’abord capable d’imaginer des mouvements de
grande amplitude, faisant intervenir les régions profondes de la Terre ? Or, comme le
note Robert Lenoble, les Anciens avaient bien remarqué que les paysages s’étaient
transformés au cours du temps ainsi que le montrent de célèbres vers d’Ovide, mais la
prudence grecque posa ses limites. Ces modifications n’affectaient que la surface ; et de
plus, périodiques et rythmées, elles tendaient à retrouver toujours le même équilibre.
Adrienne Mayor reconnaît tout à fait ce point faible de la paléontologie antique :
« Personne ne ressentit la véritable dimension de l'
histoire de la Terre ou la longue
chronologie de la biodiversité. »172. Même si quelques auteurs comprirent la nature des
fossiles et reconnurent, voire même théorisèrent le phénomène d'
extinction, tout ceci
resta très fragmentaire, au point que ce savoir s'
éclipsa durant les siècles et même les
millénaires qui suivirent l'
Antiquité.
170 Mayor, The First…, op.cit., p. 222.
171 Bourdier, « Les espèces perdues » in « Les Fossiles : naissance et formation d’une idée scientifique »,
Textes et Documents, 27, 3e trimestre 1966.
172 Ibid., p. 224.
90
En ce qui concerne les extinctions, on peut donc résumer les connaissances
paléontologiques des grecs et des romains en reprenant l'
analyse comme suit :173
Ils reconnaissaient la nature organique des os fossiles anormalement grands et
essayèrent de visualiser l'
origine, l'
apparence et le comportement de ces créatures.
Ils perçurent le fait que ces os fossiles étaient très anciens en les attribuant à des
espèces géantes qui vécurent dans un passé lointain avant l'
ère des humains.
Ils identifièrent les os fossiles comme les restes de créatures éteintes, qu'
on ne
trouvait plus vivantes, et spéculèrent sur les causes de leur disparition, la foudre, les
tremblements de terre, le déluge ou d'
autres types de catastrophes.
1
L'
historien des idées scientifiques Colin Ronan pose la question logique
suivante : pourquoi, armés du savoir et de l'
expérience populaire des fossiles, et en
construisant sur le cadre conceptuel fourni par Anaximandre, Xénophane, Empédocle et
même Platon, les Anciens n'
ont-ils pas posé la bonne question à propos de l'
échelle
zoologique d'
Aristote afin de développer une véritable idée d'
évolution deux millénaires
avant Darwin174 ? À l'
issue de cette analyse, nous pouvons poser la même question à
propos de l'
idée d'
écologie. Les grecs avaient en effet beaucoup d'
éléments en main pour
construire une science des relations entre les organismes et leur milieu. Mais, la
nécessité d'
une telle science ne se faisait semble-t-il pas encore sentir. Si des espèces
« réelles » disparaissaient sous leurs yeux, les Anciens ne voyaient là qu'
un phénomène
passager, une situation transitoire, le résultat malencontreux d’un déséquilibre
momentané, qu’il soit le fait de l’hubris des hommes, comme pour le silphion et les
éléphants nains des îles de la mer Égée ou qu’il résulte du déchaînement des éléments
naturels : sécheresse, tremblements de terre, etc. Si l'
idée d'
extinction faisait son chemin
dans les études de fossiles, elle ne semblait pas concerner le monde naturel habité par
les hommes, qui semblaient nier de toutes leurs forces le fait que les espèces, êtres
hybrides par leur nature à la fois terrestre et céleste, puissent disparaître. Les
catastrophes finalement n'
étaient bonnes que pour les mythes ou les légendes. La nature
que pour les paysans et les poètes.
173 Ibid., p. 226.
174 Ronan, Lost Discoveries : the Forgotten Science of the Ancient World, New York, Mc Graw-Hill,
1973, p. 53. Cité par Mayor, The First…, op. cit.
91
Pourtant, on se plaît, 2500 ans après, à imaginer175 la morale qui aurait pu surgir
de l'
hybridation entre une philosophie naturelle grecque de type écologiste et la sagesse
éthique de ces grands philosophes. Peut-être aurions-nous vu la vertu ou la recherche du
bonheur commun régler les rapports des hommes avec la nature, dans une sorte de prééthique environnementale et non le déferlement de la domination chrétienne sur la
nature, cette hubris dévastatrice.
175 Cf. Westra et Robinson (eds.), The Greeks and the Environment, op. cit.
92
93
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Notre enquête sur le concept d'
extinction dans l'
Antiquité nous laisse sur un
bilan contrasté. Nous avons initialement mis en évidence les conditions historiques et
intellectuelles propices à son émergence et celles qui en bloquaient la formulation
claire. Pourtant ce concept, même s'
il ne s'
est manifesté qu'
à travers le sens commun et
çà et là dans l’oeuvre de quelques auteurs, il fait bel et bien parti de l'
héritage antique.
Mais s'
agit-il vraiment du concept d'
extinction ? Un concept, comme le souligne le
« Lalande »176, est une idée « abstraite et générale, ou du moins susceptible de
généralisation ». Or, il apparaît clairement que dans l'
Antiquité l'
idée d'
extinction
émerge tout juste de l'
ineffable et cela pour quelques cas particuliers seulement.
L'
extinction apparaît donc plutôt comme une idée vague, certes logiquement valide,
mais peu structurée conceptuellement et encore moins supportée par des observations
empiriques sérieuses.
À l'
instar de l'
histoire générale des sociétés, l'
histoire des sciences et des
représentations montre des périodes de stagnation, voire de régression et des moments
de franches progression, voire des révolutions. Nous allons ainsi faire un bond de plus
de mille ans par dessus la période moyenâgeuse, qui fut peu féconde en réflexions sur
l'
histoire naturelle, la connaissance de la nature et des espèces, pour présenter ce que
nous pouvons considérer comme la première « révolution » en ce qui concerne la
pensée des extinctions d'
espèces. Révolution certes modeste eu égard aux autres
bouleversements dont ont été l'
objet les sciences à la Renaissance comme l'
astronomie
avec Copernic ou la physiologie avec Vésale, mais révolution avérée par la perspicacité
d'
un potier autodidacte de Guyenne, Bernard Palissy, qui pour la première fois formule
l'
hypothèse scientifique de l'
extinction des espèces.
Bien que cette hypothèse ait surgi de l'
esprit d'
un seul homme qui se proclame
dans une large mesure en rupture avec l'
héritage des anciens, on ne peut abstraire sa
176 Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, 1988, p. 160.
94
pensée des événements politiques, religieux et philosophiques de son époque. Bien au
contraire, par cette rupture, car rupture il y a, se révèlent les tensions intellectuelles et
les chocs de pensée d'
une période riche sur le plan des idées, comme toutes les périodes
de conflit.
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Bernard Palissy naquit vraisemblablement dans le diocèse d'
Agen177 en 1510 et
mourut en 1590178 emprisonné à la Bastille. Issu d'
un milieu d'
artisans modestes, il reçut
une éducation sommaire dans son enfance et n'
apprit ni le grec ni le latin. Par contre, à
la faveur de voyages, de rencontres, et de ses propres expériences, il n'
eut de cesse de
s'
instruire et de parfaire son éducation. Bien que les dates de sa vie coïncident avec
celles des grands auteurs de la Renaissance, Du Bellay et Ronsard, Louise Labé et
Rabelais, le souffle humaniste qui imprègne ces auteurs reste en grande partie étranger à
Palissy. Sa position de huguenot, nous le verrons, le conduit au contraire à s'
opposer
dans une certaine mesure à la tradition des humanitas, à la lecture dans le texte des
auteurs anciens et à l'
appui théorique que fournit leur sagesse ancestrale.
Très jeune, Palissy s'
intéresse au coloriage sur verre et au dessin. Après avoir
sans doute voyagé il se fixe à Saintes où il se marie vers les années 1539. Son métier
jusqu'
alors est celui de vitrier : « M'
occupant à mon art de peinture et de vitrerie179 [...]
aussi ay-je entretenu longtemps la vitrerie, jusques à ce que j'
aye esté asseuré pouvoir
vivre de l'
art de la terre. »180. Puis, autour des années 1540, il se consacre à la
« pourtraiture », c'
est-à-dire au dessin, ce qui se traduit prosaïquement par des travaux
d'
arpenteur et de géomètre. Il établit ainsi le plan de villes fortifiées et se retrouve
chargé de « figurer » les îles et les marais de la Saintonge.
177 Selon François de Lacroix du Maine dans une notice bibliographique de 1584. Cité par Dupuy,
Bernard Palissy l'
homme -l'
artiste - le savant - l'
écrivain, Genève, Slatkine reprints, 1970.
(Réimpression de l'
édition de Paris 1902), p. 10-11.
178 Ces dates, les plus communément acceptées, sont celles avancées par Pierre de l'
Estoile. Cf. Dupuy,
Bernard Palissy…, op. cit., p. 5-6.
179 Palissy, « Art de terre », Discours admirables…, à Paris, Chez Martin le Jeune, 1580, p. 208. Les
citations de Palissy et de ses contemporains respectent toutes dans la mesure du possible la graphie
originale du XVIe siècle. Seuls les U et les V sont écrits selon les canons du français moderne.
Lorsque des mots anciens sont difficilement compréhensibles, ils sont traduits en français moderne.
95
Figure 5 : Portrait de Bernard Palissy et représentation imagée de
Palissy brûlant ses meubles pour alimenter son fourneau
180 Ibid., p. 205.
96
Figure 6 : Bassin rustique attribué à Palissy et à son atelier. Remarquer les
moulages nombreux et variés de coquillages
97
À partir de 1546, il prend part au développement de la Réforme en Saintonge,
année où eurent lieu les premières prédications dans la région. Les doctrines de Calvin,
qui prêchait à Genève, trouvèrent un écho très favorable dans les campagnes de notre
actuelle Charente. Palissy lui-même décrit dans ces Recepte véritable l'
évolution de ce
protestantisme auquel il se rallie fébrilement ; il relate en particulier le martyr de
Philibert Hamelin, ministre d'
Allevert, que notre émailleur tente en personne de
défendre lorsqu'
il est capturé. Lui-même a été emprisonné à Bordeaux en 1562 et aurait
subit un sort funeste s'
il n'
avait pu bénéficier des appuis du duc de Montmorency, qui le
libère en le faisant nommer « inventeur des rustiques figulines du Roy et de la Royne sa
mère ». C'
est à ce même bienfaiteur qu'
il dédie son premier livre, Recepte véritable181,
qu'
il fait publier en 1563 à La Rochelle où il s'
est enfui.
Mais avant cela, un événement décisif est venu frapper Palissy : « Il me fust
montré une coupe de terre, tournée et esmaillée d'
une telle beauté, que deslors j'
entray
en dispute avec ma propre pensée. »182. On a glosé sur la nature de ce calice
enchanteur : s'
agissait-il d'
émaux d'
Allemagne, d'
une maïolique italienne ou encore
Palissy a-t-il imité les céramistes français d'
Oiron ? Quoi qu'
il en soit, cette coupe
engagea toutes les forces de Palissy, pendant des années, dans la quête hasardeuse et
harassante de l'
art du potier et de l'
alchimie de l'
émailleur. Il avoue qu'
il ne connaissait
rien à la poterie en se lançant dans cette aventure et ce ne sont pas moins de quinze
années d'
essais et d'
erreurs qui lui seront nécessaires pour maîtriser la composition de
ses émaux, ainsi que l’uniformité de leurs couleurs et de leur cuisson. Tout en jouant sur
le pathos, il résume cette quête à travers une vingtaine de pages de « l'
Art de la
Terre »183 qui en disent long sur ses vertus de détermination et d'
abnégation pour aboutir
à l'
invention des « rustiques figulines », céramiques ornées de motifs en relief de nature
champêtre, animaliers ou végétaux (grenouilles, écrevisses, poissons, coquillages,
serpents, papillons, scarabées, mousses, feuillages, branches, etc.) (Voir figure 6).
En 1565, Palissy va s'
installer à Paris, suite dit-on, au voyage de Catherine de
Médicis et de Charles IX à La Rochelle. Il commence alors la réalisation d'
une grotte
ornée de ses rustiques figulines au jardin royal des Tuileries où il installe son atelier et
accède enfin à une certaine aisance matérielle. Malgré sa position en vue de huguenot il
181 Palissy, Recepte véritable…, à La Rochelle, de l'
imprimerie de Barthélemy Berton, 1563.
182 Palissy, « De l'
Art de Terre », Discours admirables, op. cit., p. 206.
183 Ibid.
98
réussit à échapper au massacre de la Saint-Barthélémy en 1572 et s'
enfuit pour quelques
temps dans les Ardennes, à Sedan, où il réalise de nombreuses observations
géologiques. Son retour à Paris est attesté en 1575 où il entreprend de donner des cours
publics, dans une certaine mesure pour gagner plus d'
argent184. En 1580, il publie son
second ouvrage, les Discours admirables, et jusqu'
à son embastillement en 1588, en
raison des exactions de la Ligue, ne nous sont parvenus que peu de renseignements sur
sa vie. La mode des rustiques figulines et des grottes étant passée, il est fort possible
que notre potier vécut les dernières années de sa vie dans une disgrâce relative.
,
!
3
Nous essaierons au fur et à mesure de la présentation de son œuvre, d'
indiquer et
d'
analyser les influences - les auteurs, les idées, etc - qui façonnèrent la pensée de notre
potier savant. Pour cela, nous sommes appuyés sur quelques travaux remarquables de
spécialistes de l’œuvre de Palissy : citons entre autres les ouvrages d’Ernest Dupuy, de
Keith Cameron185, de Martin Rudwick186, de Gabriel Gohau187 ainsi que les
commentaires très érudits accompagnant la réédition complète des œuvres de Palissy en
1996188.
On peut d'
ores et déjà noter l'
importance globale et diffuse du protestantisme sur
la vie de Palissy, sur son appréhension du monde et sur son écriture. L'
influence de la
Réforme sur sa pensée est d'
autant plus forte qu'
elle n'
est pas directe comme eût pu l'
être
en d'
autre temps l'
influence de l'
Eglise et du Dogme sur les savants, comme Leibniz,
Linné, etc. Ce n'
est pas dans la religion qu'
il faut chercher les prémisses des théories de
Palissy ; par contre la religion réformée, à laquelle il jure fidélité sa vie durant, constitue
un prisme propice à l'
analyse du mode de pensée de Palissy et de la vision du monde
qu'
il expose à ses contemporains.
Nous avons déjà noté sa méconnaissance des langues anciennes et son absence
d'
éducation de type humaniste. Évidemment, il ne doit en rien ce type d'
éducation à
l'
influence du protestantisme, mais simplement à l'
origine modeste de ses parents.
Pourtant cette distance originelle avec la culture des humanités dans laquelle baignent
184 Dupuy, Bernard Palissy…, op. cit., p. 65.
185 Cameron, « Introduction » in Bernard Palissy, Recepte Veritable, Genève, Droz, 1988.
186 Rudwick, The Meaning of Fossils, Chicago, University of Chicago Press, 1976.
187 Gohau, Les Sciences de la terre aux XVIIe et XVIIIe siècles : naissance de la géologie, Paris, Albin
Michel, 1990.
188 Cameron et aI., Bernard Palissy, Oeuvres complètes, Mont-de-Marsan, Editions InterUniversitaires,
1996.
99
tous les grands penseurs et écrivains de son temps a été sans doute confortée dans une
large mesure par le rejet de l'
optimisme humaniste de la part des réformés. La rupture
n'
est certes pas totale, car Calvin, en revenant aux sources de la Bible et en la rendant
accessible au plus grand nombre fait œuvre d'
humanisme. Palissy, de son côté, n'
hésite
pas à lire les traductions françaises des auteurs anciens dès qu'
elles sont disponibles et
ne manque pas de s'
enquérir auprès de ses amis latinistes et hellénistes des théories des
philosophes antiques.
Mais les penseurs anciens font de moins en moins référence. Calvin rejette le
courant néo-platonicien de l'
Église qui cherche à concilier la philosophie grecque avec
le message des Évangiles ; Palissy pour sa part démonte avec force les arguments
scientifiques des anciens qu'
il juge fallacieux. L'
humanisme optimiste et inventif des
débuts qui idéalisait le mode de vie des anciens est en train de faire place à un
humanisme désenchanté, qui voit en l'
homme un être marqué par le péché, pas même
capable d’accéder au salut sans la grâce de Dieu.
Ce constat pessimiste des protestants est dans doute exacerbé par les brimades et
les répressions qui les touchent, ainsi que par les périodes de troubles qui se succèdent
en cette deuxième moitié de XVIe siècle. On comprend mieux ainsi la volonté de
témoignage qui transparaît dans les écrits de Palissy, de sa profession de foi à la
dénonciation de ses malheurs personnels.
Nous pouvons même soupçonner une certaine complaisance, un brin masochiste,
de la part de celui-ci à mettre en scène ses malheurs qu'
il impute à la mesquinerie et la
méchanceté des hommes. Il place la satire du clergé catholique et les calomnies des
prêtres envers les protestant en parallèle avec les persécutions dont lui et son atelier sont
l'
objet : « Mes haineux [...] firent ouverture et lieu public de partie de mon hastelier, et
avoyent conclu en leur maison de ville de jester mon hastelier à bas »189. Il fait
également fi des gens qui le moquent et lui jettent l'
opprobre alors qu'
il s'
enferre dans
des essais hasardeux pour maîtriser la fabrication du vernis : « il y avoit plus d'
un mois
que ma chemise n'
avoit seiché sur moy, encore pour me consoler on se moquoit de moy,
et mesme ceux qui me devoient secourir alloient crier par la ville que je faisois brusler
le plancher : et par tel moyen l'
on me faisoit perdre mon crédit, et m'
estimoit-on estre
fol »190. Il y a évidemment un effet rhétorique dans cette emphase de ses malheurs que
Palissy recherche afin de rendre son triomphe sur les émaux et sur ses adversaires plus
189 Palissy, Recepte véritable, p. 18.
190 Palissy, Discours admirables, p. 211-212.
100
grand par la suite. Mais on ne peut nier la dose de courage, d'
abnégation, voire
d'
ascétisme qu'
il a fallu à Palissy pour mener à bien son œuvre et promouvoir ses idées.
En ce milieu de XVIe siècle le choix religieux de Palissy paraît presque évident
au vu de son caractère. Seule la religion réformée semble pouvoir satisfaire le
tempérament à la fois austère, intransigeant et exalté de notre potier et confirmer le
parallélisme biographique entre ses parcours scientifique, professionnel et religieux,
tous à l'
image du faible révolté contre le fort, du David porté par la liberté triomphant
des Goliath de la tradition et de l'
autorité.
Au niveau scientifique plus particulièrement, les obstacles auxquels se heurte
Palissy sont de deux ordres. Bien sûr, sa rupture par rapport aux traditions scientifiques
des anciens et sa décision de placer la « Practique » au-dessus de la « Théorique » ne
vont pas d'
elles-mêmes ; mais c'
est surtout la barrière de la religion qui lui interdit,
comme pour son contemporain, le grand chirurgien Ambroise Paré (1517-1590), de
professer à l'
Université. C'
est donc en partie pour contourner cette interdiction qu'
il
ouvre en 1575 une série de conférences destinée aussi à lui assurer un revenu plus
décent, et surtout à diffuser ses découvertes et à les confronter aux idées des gens les
plus doctes de son temps. Il aménage également à la même époque un cabinet d'
histoire
naturelle aux Tuileries où il expose toutes sortes de minéraux et de fossiles. « Insister
sur l'
importance d'
observer la nature pour elle-même est caractéristique d'
un des
courants de pensée du XVIe siècle, qui était dans une certaine mesure l'
opposé de
l'
emphase humaniste sur le retour aux textes originels des anciens »191.Martin Rudwick,
l’auteur de cette rema rque judicieuse, tient naturellement Palissy pour l'
un des
représentants les plus éminents de ce courant de pensée.
La marque du protestantisme se retrouve également dans les livres de Palissy. Ils
témoignent d'
un savoir, peut-être simple et de bon sens, mais acquis de haute lutte et
que l'
auteur va divulguer dans une langue sans fioritures et sans recherches stylistiques
(apparentes) pour le bien du plus grand nombre. Tout comme Calvin cherche à faire
accéder les simples croyants à la parole de l'
Évangile, afin qu'
ils la comprennent et la
méditent par eux-mêmes, pareillement Palissy se plaît à court-circuiter l'
institution
scientifique de son temps pour éclairer directement ses contemporains de ses
connaissances « pratiques » de la nature. Cette attitude n'
est cependant pas une
191 Rudwick, The Meaning..., op. cit., p. 10.
101
idiosyncrasie de Palissy : huguenot comme lui, le naturaliste Pierre Belon (1517-1564),
célèbre pour son Histoire de la nature des oiseaux, affirme dans l'
épître-dédicace de l'
un
de ses ouvrages avoir « traicté ceste miene observation en notre vulgaire François, et
rédigé en trois livres, le plus fidelement qu'
il m'
a esté possible : n'
usant d'
autre artifice
ou elegance d'
oraison, sinon d'
une forme simple, narrant les choses au vray ainsi que les
ay trouvées es pays estranges. »192.
Il ne faut cependant pas croire complètement notre honnête, et très malin potier,
surtout lorsqu'
il est question de révéler les secrets de son art ! Au début de son traité
« De l'
art de la terre », Palissy nous promet de grandes révélations : « Je te mettrai icy
par ordre tous les secrets que j'
ay trouvé en l'
art de la terre, ensemble les compositions
et divers effets des esmaux : aussi te diray les diversités des terres argileuses, qui sera
un point lequel il te faudra bien noter »193. Malheureusement, comme le note Ernest
est pas
Dupuy, « il ne tient aucune de ses promesses »194. Palissy, et on le comprend, n'
assez fou pour divulguer au commun des mortels et à tous les artisans de France sa
méthode d'
émaillage qu'
il a mis plus de quinze ans à inventer. Faute de brevets
d'
inventeurs à l'
époque, les secrets de fabrication, biens les plus précieux des artisans, se
transmettaient souvent par une confidence du père, sur son lit de mort, à son fils.
,
!
Pourtant, en ce qui concerne ses connaissances et ses théories sur l'
« histoire
naturelle », Palissy semble ne rien nous cacher. Mais il faut d'
abord comprendre son
intérêt pour la science et la philosophie naturelle. Pourquoi cet artisan de basse
extraction, certes talentueux, mais peu fortuné, s'
obstine-t-il à consacrer du temps à ce
qui s'
apparente à un loisir d'
érudit ? Là encore, il semble que son engouement
passionnel pour la philosophie naturelle trouve son origine dans une rencontre fortuite,
qui rappelle en de nombreux aspects l'
histoire de la coupe émaillée. Voici comment
Palissy nous raconte l'
événement qui initie ses recherches géologiques, « cette sorte de
révélation à la Saint-Paul, une révélation quasi merveilleuse »195 :
« En allant de Marepsnes à la Rochelle, j'
ay apperceu un fossé creusé de
nouveau, duquel on avoit tiré plus de cent charretées de pierres, lesquelles en quelque
lieu ou endroit qu'
on les sceust casser, elles se trouvoient pleines de coquilles, je dis si
192 Belon, Les Remonstrances sur le default du labour et culture des plantes, et de la cognoissance
d'
icelles, Paris, 1558., aIII.
193 Palissy, Discours admirables, p. 206.
194 Dupuy, Bernard Palissy…, op. cit., p. 93.
195 Ibid., p. 84.
102
près à près, qu'
on eust sceu mettre un dos de cousteau entre elles sans les toucher : et
deslors je commencay à baisser la teste, le long de mon chemin, afin de ne voir rien qui
m'
empeschast d'
imaginer qui pourroit estre la cause de cela... Voilà la cause, qui depuis
ce temps-là, me fit imaginer et repaistre mon esprit de plusieurs secrets de nature
desquels je t'
en monstreray aucuns. »196.
Mais derrière cet événement, sorte d'
épiphénomène personnel, se cache toute
l'
influence de la religion protestante, qui, à l'
inverse de la théologie catholique, insiste
sur l'
impossibilité d'
atteindre la vraie connaissance de Dieu par la raison déchue. C'
est
dans le rapport de Palissy à la nature que l'
influence du calvinisme est surtout patente. Il
suit ainsi le précepte de Calvin dans ses Commentaires sur les cinq livres de Moyse :
« Que le monde nous soit une escole, si nous désirons de bien cognoistre Dieu. »197. Le
désenchantement sur le statut de l'
homme dans le monde prêché par le protestantisme
rehausse à l'
inverse la valeur de la nature, qui se transforme en Livre de la Création dans
lequel on lit aussi bien l'
œuvre de Dieu que dans le Livre des Écritures. Qui plus est,
Palissy a l'
impression de travailler sous la direction du Seigneur et d'
être « inspiré » par
lui : « Si doncques il a pleu à Dieu de me distribuer ses dons en l'
art de terre, qui voudra
nier qu'
il ne soit aussi puissant de me donner d'
entendre quelque chose en l'
art
militaire »198. Ces considérations spirituelles ne détournent cependant pas Palissy de sa
méthode qui fait à la fois son intérêt et son charme : « entendre par Pratique » les choses
naturelles plutôt que « par Théorique »199.
Cependant, loin d'
être isolée, cette méthode est largement caractéristique des
naturalistes et des hommes de science du XVIe siècle, même des plus illustres. Martin
Rudwick voit dans ce motif utilitariste des recherches scientifiques le second trait
caractéristique des savants de la Renaissance : « [Cet utilitarisme] a aussi de profonds
fondements religieux, du fait que les théologies aussi bien protestantes que catholiques
soulignent l'
aptitude humaine, conférée par Dieu, d'
utiliser les produits du monde dans
lequel ils vivent. Une expression directe de ces motivations utilitaristes dans l'
étude de
la nature est visible chez Agricola, dans ses comptes-rendus factuels des minéraux utiles
et des techniques minières [...] Palissy, tout en rejetant Paracelse avec autant de dédain
qu'
il ignora Aristote, est un bon exemple de cet tendance parmi les écrivains sur les
« fossiles » »200.
196 Palissy, Recepte véritable, p. 48.
197 Calvin, Commentaires sur les cinq livres de Moyse, Genève, J. Estienne, 1564. Préface.
198 Palissy, Recepte..., éd. Droz., p. 45.
199 Ibid., p. 107.
200 Rudwick, The Meaning…, op. cit., p. 16-17.
103
Palissy n'
est pas le premier à s'
intéresser aux fossiles et à produire des théories
explicatives relatives à leur origine, mais les particularités idiosyncrasiques de sa vie et
de sa pensée expliquent en partie le regard neuf qu'
il pose sur eux. Qui plus est, neuf,
son regard l'
est au moins de deux manières : neuf comme nouveau, en ce qu'
il innove
par rapport aux théories anciennes et neuf comme jeune, un regard de novice en science,
non dévoyé par l'
influence des théories anciennes. En effet, même si Palissy a
vraisemblablement atteint un âge mûr lorsqu'
il se lance dans ses réflexions scientifiques,
comme nous l'
avons souligné, son éducation d'
autodidacte s'
échelonne sur toute sa vie
et plus particulièrement entre 1560 et 1580.
'
3
!$
&
"
Même s'
il s'
inscrit largement en rupture avec de nombreuses traditions
philosophiques du Moyen-âge et de la Renaissance, on ne peut comprendre la pensée de
notre potier naturaliste sans la ressituer succinctement dans l'
histoire des sciences de la
nature et de la Terre, et plus particulièrement dans la perspective de l’étude des fossiles.
,$
!
Depuis l'
Antiquité jusqu'
à la Renaissance, il serait complètement erroné d'
affirmer
que les connaissances naturalistes n'
ont connu aucune évolution, aucune modification.
Les traités aristotéliciens, comme le récit apocryphe des Météorologiques, ont été
traduits et médités par les penseurs arabes, puis redécouverts en Europe à partir du XIe
siècle. L'
une des questions importantes des Météorologiques porte sur la nature des
pierres, question que l'
on retrouve en filigrane tout au long du Moyen-Âge et de la
Renaissance, et plus particulièrement à propos de la nature des « fossiles » : s'
agit-il de
pierres qui se sont formées in situ par les forces « plastiques » et « génératives » de la
Terre comme le soutiennent les néoplatoniciens, ou bien s'
agit-il de restes d'
anciens
animaux vivants ? Cette question résume globalement le problème épistémologique
central qui se pose aux philosophes naturalistes mais elle ne le circonscrit pas. En effet,
le sens de fossile recouvre à l'
époque celui de tout objet déterré ou tiré de la terre, du
fossile au sens moderne, aux minéraux, sels gemmes et objets hétéroclites en tous
genres. Par ailleurs les théories de la génération in situ des fossiles sont loin d'
identifier
clairement un processus causal à l'
origine de ce phénomène.
104
La thèse des fossiles comme êtres vivants, que défend Palissy à la fin du XVIe
siècle n'
est certainement pas nouvelle comme nous l'
avons montré à propos de certains
auteurs antiques et elle trouve également des défenseurs au Moyen Âge. Ce fut le cas
d’Albert le Grand (1193-1280) qui voyait dans les fossiles le résultat de la pétrification
de restes d’animaux, suivant un processus durant lequel « les éléments du corps des
animaux sont modifiés, la terre se mêle à l’eau et la vertu minérale change le tout en
pierre, en conservant la même forme que l’animal »201.
Cette conception des fossiles obligeait dans une certaine mesure à postuler des
changements géographiques dans la position respective des terres et des mers ; dès le
XIVe siècle, Boccace (1313-1375) se montre favorable à cette idée, renforcée qu'
elle est
par les spéculations de Jean Buridan (1300-1358) sur l'
âge canonique de la Terre qu'
il
exprime en millions d'
années. Ce sont ces mêmes conceptions de Buridan qui ont été à
la base de la théorie de la Terre de Léonard de Vinci (1452-1519)202 : « Les montagnes
où sont les coquillages étaient jadis des rivages battus par les flots et depuis elles se sont
élevées à la hauteur où nous les voyons aujourd’hui. »203.
Si l’on est encore loin de l’idée qu’il y a eu des espèces non mythiques autrefois
différentes de celles que l’on rencontre actuellement, admettre que les paysages n’ont
pas toujours été ce qu’ils sont et qu’ils subissent une dynamique de changement
représente déjà une avancée importante dans l’explication rationnelle des faits naturels.
Léonard formule néanmoins sa théorie dans le cadre d'
une conception de type néoplatonicienne du monde, où la Terre est un macrocosme à l'
image du microcosme qu'
est
le corps humain. Ainsi, ce grand esprit de la Renaissance utilisait-il ses observations sur
les fossiles (remarquables pour leur précision et leur justesse) pour démontrer que l'
eau
circulait au sein de la Terre comme le sang dans le corps des animaux.
Si les historiens n'
ont pas toujours compris (ou essayé de comprendre) cette
théorie qui apparut rapidement comme totalement erronée, ils ont par contre souligné la
valeur exceptionnelle des observations géologiques et paléontologiques de ce savant de
génie. Gould par exemple ne dénombre pas moins de neufs points remarquables dans
les analyses et les méthodes de Vinci, qui le rapprochent plus d'
un scientifique du XIXe
que d'
un touche-à-tout solitaire du début du XVIe siècle.
201 Albert le Grand, Traité des minéraux. Livre I, traité II.
202 Gould, Les Coquillages de Léonard, Paris, Seuil, 2001, p. 38.
203 Cité par Buffetaut, Histoire de la paléontologie, Paris, PUF, 1998, p. 27.
105
Le comble de sa construction théorique tient au fait qu'
il met au service d'
un
paradigme largement scolastique et néoplatonicien (l'
idée que le monde possède une
âme comme les individus) des observations qui contredisent ce paradigme, à savoir que
les fossiles ne sont en rien des « lusus naturae », nés d'
une mystérieuse influence astrale
ou vertu générative des pierres, mais bien les restes pétrifiés de coquilles semblables à
celles des mollusques vivants. Il fonde cette dernière déduction sur les stries de
croissance visibles sur les coquilles fossilisées car « elles n'
auraient pu grandir sans
s'
alimenter. »204.
Dans le Manuscrit de Leicester, Vinci note même que les coquilles fossiles se
rencontrent à des niveaux différents et qu’elles sont donc nées durant différentes
périodes. Le génie de Vinci est malheureusement resté méconnu pendant plusieurs
siècles, ce qui fait dire à Ellenberger qu’il aurait été « inutile »205 ; il a néanmoins
contribué à ouvrir le monde sur le mouvement et l'
infini, à la suite de Buridan ou
appuyant sur des observations novatrices, et reste un témoin privilégié
Oresme206, en s'
du déclin du monde héritée des traditions aristotéliciennes et scolastiques.
À bien des égards, le parcours intellectuel de Palissy témoigne d'
un parallélisme
frappant avec celui de Léonard de Vinci, même si le génie de ce dernier reste
incomparable par son acuité et son universalité. Léonard et Maître Bernard sont tout
deux issus du peuple, n'
ont pas eu directement accès aux livres des Anciens écrits en
latin ou en grec, ont exercé des professions manuelles et artistiques et ont tous les deux
laissé une œuvre intellectuelle méconnue de leurs contemporains. Léonard écrivit
notamment cette phrase que Palissy aurait très bien pu faire sienne s'
il l'
avait connue :
« Si je ne sais pas comme eux [les savants de son siècle] alléguer les auteurs, j'
allègue
une chose bien plus grande et bien plus digne d'
être écoutée, l'
expérience. »207. Mais
surtout, les deux se sont intéressés de près à la science des pierres et des fossiles,
quoique pour des raisons sensiblement différentes.
Léonard, dans le Codex Leicester, étudie avant tout la nature de l'
eau, ses
propriétés et ses manifestations. La place de la paléontologie dans ce carnet s'
explique
en ce qu'
elle est mise au service de la thèse principale de Vinci : prouver la validité de
l'
analogie entre le microcosme du corps humain et le macrocosme de la Terre, thèse
204 Léonard de Vinci, Codex Hammer, 9 verso. Cité par Gohau, Les Sciences de la terre..., op. cit., p. 34.
205 Ellenberger, Histoire de la géologie, Paris, Technique et documentation-Lavoisier, 1988.
206 Il s'
agit de la thèse défendue par Pierre Duhem, qui force le trait en attribuant toute l'
originalité de
Léonard à ces grands penseurs parisiens.
106
d'
origine platonicienne très répandue à la Renaissance208 ; et en particulier que la
circulation de l'
eau dans les canaux de la Terre est l'
analogue de la circulation du sang
dans les vaisseaux humains.
De son côté, Bernard cherche aussi à éclaircir « le rôle essentiel que jouent les
eaux dans la nature »209 car « sans elles nulle chose ne pourra dire, je suis »210. Mais il
était plus intrigué par les coquilles fossilisées comme nous l'
avons vu, et cherchait
surtout à souligner le rôle des différents « sels » contenus dans l'
eau, dans la terre et
dans les êtres vivants par rapport aux phénomènes physiques aussi divers que la
croissance des plantes, la géologie ou encore les réactions chimiques produites au cours
de l'
émaillage. Si les théories de Palissy s'
avèrent parfois farfelues (en particulier, sur le
fait que ce qu'
il entend par « sel » recouvre en réalité des substances de natures très
diverses, aussi bien organiques qu'
inorganiques211), il n'
empêche qu'
elles sont souvent
plus pertinentes que les idées qui ont communément cours à son époque ; Bernard,
nettement supérieur à Léonard sur ce point, explique ainsi convenablement la nature des
sources212. Certains auteurs soulignent au contraire que les observations et les théories
de Palissy sur les fossiles sont bien inférieures à celles de Vinci213. Ceci est en effet
indéniable sur certains points, notamment sur la réticence de Palissy à accepter la
théorie des transgressions et des régressions marines. Quoi qu'
il en soit, le but de ce
chapitre n'
est pas une étude comparée des théories géologiques de ces deux artistes de
génie, mais bien l'
analyse détaillée de l'
idée d'
extinction chez le seul et unique penseur
de la Renaissance qui l'
ait formulée : Maître Bernard Palissy.
Il nous faut donc regarder maintenant de plus près son apport à l'
histoire de la
géologie et à l'
étude des fossiles. Nous pouvons d'
emblée distinguer deux Palissy en ce
domaine, le Palissy de la Recepte Véritable, d'
une part, et d'
autre part, le Palissy des
Discours Admirables, plus âgé de vingt ans. Il nous faut d'
abord nous pencher sur les
grands courants philosophiques qui marquent la réflexion scientifique du XVIe siècle et
qui déterminent les positions successives de Palissy. Quelles sont ces idées
207 Cité par Cerighelli, « Bernard Palissy : promoteur des applications de la science expérimentale à
l'
agriculture », Annales de l'
Institut National Agronomique, tome XXXIV, Paris, 1947, p. 72.
208 Gould, Les Coquillages de Léonard, op. cit., p. 41.
209 Dupuy, Bernard Palissy…, op. cit., p. 229.
210 Cité par Dupuy, Ibid.
211 Cf. Cameron, « Introduction »…, op. cit., p. 22.
212 Palissy, Discours Admirables, p. 157-163. Bernard Palissy démontre ce qui nous paraît aujourd'
hui
évident, à savoir que l'
eau des sources provient de l'
eau de pluie. Sa démonstration n'
est cependant pas
exempte d'
éléments incongrus et d'
arguments théologiques : voir à ce sujet Gohau, Les Sciences de la
Terre..., op. cit., p. 61-63.
213 Gohau, Les Sciences..., op. cit., p. 44.
107
philosophiques ? Par qui sont-elles défendues ? Quelle influence ont-elles en géologie et
comment Palissy tente soit de les suivre, soit de s'
y opposer ?
Robert Lenoble écrit que la plus ancienne et la plus durable explication de la
formation des pierres soutient qu'
elles sont engendrées, à la manière des êtres vivants, à
partir d'
une « semence »214. Cette théorie énoncée dans les Metéorologiques, un ouvrage
vraisemblablement apocryphe d'
Aristote, possède quelques relents magiques qui
assurèrent son succès tout au long du Moyen-Âge, du XVIe siècle, qui ne connaît pas
invention de la
encore l'
idée de lois de la nature, et jusqu'
au début du XVIIe et l'
physique mathématique. La nature du processus de pétrification est loin d'
être claire et
certains aristotéliciens parlent aussi bien d'« exhalaisons » que de « jus » pétrifiants.
Pour les néo-platoniciens, les pierres sont censées posséder un type d'
âme végétatif,
comparable à celle des plantes, mais de nature inférieure215. Tout comme la
cristallisation, la « maturation » des métaux relève elle aussi de facultés végétatives
inhérentes aux corps chimiques. Les alchimistes qui jouent avec les secrets des métaux
apparaissent de ce fait comme des sorciers qui maîtrisent la « vie cachée »216 des
éléments. Jérôme Cardan (1501-1576) s'
inscrit en partie dans cette tradition.
Contemporain de Palissy et fils d’un ami de Vinci, Cardan est un célèbre médecin formé
à l’école de Padoue, qui en grand détracteur de la religion, expose une philosophie
naturaliste de l’âme comme esprit universel et rejette pour cette raison son immortalité.
Cardan défend par conséquent l'
idée que les pierres naissent et vieillissent et ses études
géomorphologiques le conduisent encore plus loin : « Les structures qu'
il y a
découvertes lui ont tout de suite fait voir dans l'
inorganique des cavités, des pores, des
vaisseaux, des fibres, des traînées blanchâtres, de tout point semblables aux tissus
vivants et qui doivent être les organes de la digestion des minéraux. »217. Palissy lut en
détail le livre de Cardan traduit en français (quoique en faisant des erreurs
d'
interprétation comme nous allons le voir plus bas) et, même s'
il le traita de
« bavasse », il influença grandement l'
orientation de ses réflexions.
Car de façon globale, Palissy s'
inscrit dans le cadre de pensée propre à Cardan.
Mais cela est seulement attesté pour les Discours, son deuxième livre. Palissy avait-il lu
214 Lenoble, Histoire de l’idée…, op. cit., p. 295-296.
215 Rudwick, The Meaning…, op. cit., p. 25.
216 Robert Lenoble, op. cit., p. 297.
217 Ibid., p. 297-298. Cette théorie est exprimée par Cardan, De la Subtilité et subtiles inventions,
ensemble des causes occultes et raisons d’icelles, Traduis de latin en françois par Richard le Blanc, A
Paris, par Charles l'
Angelier tenant sa boutique au premier pillier de la grand'salle du Palais, 1556,
108
Cardan avant la rédaction de la Recepte Véritable ? Bien que chronologiquement, cela
soit tout à fait possible, puisque les traductions de Cardan parurent en France à partir de
1556, cela reste très peu probable. Palissy devait sans doute être encore assez peu érudit,
scientifiquement parlant, en 1563. Ce n'
est que par la suite, lorsqu'
il va s'
installer à
Paris, avoir accès à de nombreux ouvrages et côtoyer quantité de savants illustres, que
notre potier pourra prendre position par rapport aux théories de ses prédécesseurs et de
ses contemporains.
Pourtant, le passage qui est du plus grand intérêt pour l'
étude des extinctions se
situe bien dans la Recepte Veritable. Livre dont l'
influence principale n'
est pas de nature
philosophique ou méthodologique, mais tout simplement religieuse. On a pu reprocher à
ce livre de n'
être « qu'
une sorte de causerie éparpillée sur mille sujets divers souvent peu
approfondis », mais Keith Cameron y voit plutôt le témoignage cohérent d'
un huguenot
s'
exprimant plus avec sa conscience et son cœur qu'
avec sa raison, sur la persécution des
chrétiens et sur l'
espoir d'
une vie plus simple, au sein de la ville idéale et en accord avec
la nature.
,$
!
Il est enfin temps de rentrer dans l'
analyse précise des propos de Palissy sur les
fossiles dans son premier ouvrage. Notons d'
abord que son livre se présente sous la
forme d'
un dialogue entre « Demande » et « Responce ». Cette forme du dialogue n'
est
pas originale, mais elle possède des vertus didactiques et polémiques qui sont encore
plus affirmées dans le deuxième livre de Palissy, où nous retrouvons « Théorique »
contre « Practique ».
La discussion sur la nature des pierres et des fossiles est introduite par une
considération générale sur la place éminente du « sel » dans la nature. Pour Palissy, les
pierres, comme les métaux sont tous constitués de sels, qui circulent par ailleurs dans la
terre, les végétaux et les animaux, ce qu'
en termes moderne on nomme un cycle. A
propos des pierres, notre potier affirme clairement qu'
elles sont « consommées »,
soumises à la corruption, la destruction, l'
érosion :
« Considere un peu certaines pierres qu'
on appelle gelices ou venteuses, et tu
verras qu'
elles se consomment journellement, et se réduisent en cendre ou menue
poussière. [...] dont s'
ensuit que l'
humidité de l'
air, et pluyes qui donnent contre, font
livre VII. Il existe aussi une édition postérieure de quatre années : A Paris, par Guillaume Le Noir,
109
dissoudre le sel qui est en ladite pierre, et le sel estant ainsi dissout et reduit en eau, il
laisse ses autres parties, ausquelles il s'
estoit joint : et de là vient que ladite pierre se
reduit derechef en terre, comme elle estoit premierement, et estant reduite en pierre, elle
n'
est jamais oisifve : car si on ne lui donne quelque semence, elle se travaillera à
produire espines et chardons, ou autres especes d'
herbes, arbres ou plantes, ou bien
quand la saison sera convenable, elle se reduira derechef en pierre. »218.
Palissy défend dans ce passage sa vision dynamique des phénomènes
minéralogiques, notamment l'
idée de la croissance des pierres et la nécessité d'
une
« semence » de pierre pour que cette croissance puisse s'
initier. Sans cela, comme il le
fait remarquer, les sels servent à la croissance des végétaux lorsqu'
une semence de
végétal le permet. Ce dynamisme s’applique bien évidemment aux fossiles, qui résultent
de la transformation d’éléments organiques en pierre grâce aux sels contenus dans la
terre ; mais nous verrons cela en détail un peu plus loin.
Dans le dialogue suivant, Palissy étend sa vision dynamique du monde, du
cosmos même, aux phénomènes géologiques :
« Les Astres et Planetes ne sont pas oisifves, la mer se pourmeine d'
un costé et
d'
autre, et se travaille à produire chose profitables, la terre semblablement n'
est jamais
oisifve : ce qui se consomme naturellement en elle, elle le renouvelle, et le reforme
derechef, si ce n'
est en une sorte, elle le refait en une autre. [...] Or faut yci noter, que
tout ainsi que l'
extérieur de la terre se travaille pour enfanter quelque chose ;
pareillement le dedans et matrice de la terre, se travaille aussi à produire : en aucuns
lieux elle produit du charbon fort utile, en d'
autres lieux, elle conçoit et engendre du fer,
de l'
argent, du plomb, de l'
estain, de l'
or, du marbre, du jaspe [...] et advient souvent,
que dedans la matrice de la terre, s'
allumera du feu par quelque compression, et quand le
feu trouve quelque miniere de bituman, ou de soufre, ou de charbon de terre, ledit feu se
nourrist, et entretient ainsi sous la terre. [...] aussi autres montagnes se pourront
manifester et eslever, pour l'
accroissement des roches et mineraux, qui croissent en
icelles, ou bien il adviendra, qu'
une contree de pays sera abysmee, ou abaissee par
tremblement de terre, et alors, ce qui restera, sera trouvé montueux »219.
Le monde dynamique et changeant de Palissy repose sur un présupposé
théologique majeur et sur un nombre important de phénomènes que Palissy a lui-même
Rue St Jacques, à la Rose Blanche Couronnée. 1560.
218 Palissy, Recepte..., p. 89. Les « gelices » sont des pierres sujettes à se briser à la gelée et les
« venteuses » sont des pierres qui s'
effritent au vent.
219 Ibid., p. 91.
110
observés ou qu'
il postule. L'
argument théologique de Palissy est la réfutation d'
un
monde parfait et identique à lui-même depuis la Création :
« Je say bien qu'
il est escrit au livre de Genese, que Dieu crea toute choses en six
jours, et qu'
il se reposa le septiesme : mais pourtant, Dieu ne crea pas ces choses pour
les laisser oisifves, ains chacun fait son devoir, selon le commandement qui luy est
donné de Dieu. »220.
Le soubassement philosophique de la pensée cosmologique de Palissy repose
donc sans conteste sur la proverbiale austérité du calvinisme. L'
abnégation et le labeur
nécessaire à l'
homme dans un monde en permanente reconstruction évoquent déjà, à
travers Palissy, les développements du capitalisme chez les adeptes des sectes
calvinistes en quête des signes de la Grâce et du Salut divin, tels que Max Weber (18641920) les a décrits221. Mais si Weber essaie de rabattre en partie les relations
économiques sur les préceptes du calvinisme, Palissy n'
hésite pas à extrapoler les
préceptes de sa religion aux relations entre tous les éléments de l'
univers.
Il est ainsi amené à affirmer l'
existence d'
un feu intérieur à la Terre, théorie qui a
souvent servi d’exemple pour honorer la pensée empirique de Maître Bernard, par
rapport au dogmatisme néo-platonicien de Léonard, qui suppose que le centre de la
Terre est formé d'
une gigantesque cavité. Cependant, il faut souligner que Palissy
inverse les causes et les conséquences. Il suppose en effet que le feu se nourrit des
matières combustibles que contient la Terre, alors qu'
il s'
agit précisément de l'
inverse,
puisque le charbon et le pétrole (bituman) sont, par la diagenèse, la conséquence de
cette chaleur interne (et aussi, il est vrai, de la pression). Par contre, ce feu interne est
bien la cause de l'
orogenèse et de la subduction (abaissement) des terres émergées.
Mais là encore apparaît une limitation de la théorie de Palissy, qui sera encore
plus flagrante dans ses Discours : son refus de considérer que la mer a pu autrefois
recouvrir partie des terres émergées. Lorsqu'
il écrit que « la mer se pourmeine d'
un
costé et d'
autre », il ne fait référence qu'
au mouvement des marées et des vagues, mais
pas du tout à celui des transgressions ou des régressions marines. Lorsqu'
il abordera
directement la question de l'
origine des fossiles, il lui faudra donc trouver un mécanisme
qui fasse l'
économie de cette hypothèse des transgressions marines. Pourquoi refuse-t-il
donc ce mécanisme qui est de plus tout à fait compatible avec ses idées sur le
220 Palissy, Recepte..., p. 90-91.
221 Weber, Sociologie des religions, Paris, Gallimard, 1996.
111
dynamisme du monde ? L'
explication de cette position surprenante est à rechercher dans
ses Discours, au chapitre « Des pierres » : il croit en effet percevoir chez les auteurs qui
appuient l'
hypothèse de la mer recouvrant les continents et de l'
origine marine des
coquilles, la volonté de défendre la véracité du Déluge biblique comme événement
historique :
« [Cardan] a dit que les coquilles petrifiées qui estoyent esparses par l'
univers,
estoyent venues de la mer ès jours du deluge, lors que les eaux surmonterent les plus
hautes montagnes, et comme les eaux couvroyent toute la terre, les poissons de la mer
se dilatoyent par tout l'
univers, et que la mer estant retiree en ses limites, elle laissa les
poissons : et les poissons portans coquilles se sont reduits en pierre sans changer de
forme »222.
Or, Maître Bernard, en bon huguenot et lecteur scrupuleux de la Bible, récuse
définitivement la thèse de l'
inondation maritime par un argument théologique : « Moyse
rend tesmoignage qu'
ès jours du Deluge, les abymes et ventailles du ciel furent ouvertes,
et pleut l'
espace de quarante jours, lesquelles pluyes et abymes amenerent les eaux sus
la terre, et non pas le desbordement de la mer »223.
Comme le souligne Gabriel Gohau, Palissy va jusqu'
à faire preuve d'
un zèle
exagéré pour défendre sa thèse : « notre potier manque un peu d'
honnêteté lorsqu'
il
attribue cette théorie diluviiste à Cardan. Si celui-ci parle des '
inondations que
coustumièrement on appelle déluges'ce n'
est pas pour évoquer le Déluge biblique
puisqu'
il fait référence à Platon. En fait, les deux auteurs sont, dans la lignée de
Léonard, des adversaires de la naïve conception du Déluge, que Palissy qualifie de
'
bavasse'»224. Il semble même que ce rusé de Palissy ait sciemment glissé de la graphie
« déluge » à celle de « Déluge » au fil de son texte. Ainsi, lors de la première citation,
page 272, lorsqu'
il rapporte les propos de Cardan il écrit « ès jours du deluge », alors
que page 273, lorsqu'
il parle du récit biblique nous trouvons « ès jours du Deluge »...
Palissy répugne donc fortement à croire que la mer a jadis recouvert nos terres
émergées, et que par conséquent aucune zone terrestre n'
ait jamais été un fond
océanique ou une zone benthique. Du coup, comme le remarque Gabriel Gohau, il jette
le bébé (l'
origine marine et sédimentaire des fossiles) avec l'
eau du bain (les théories
diluvianistes) ! Il lui reste donc à trouver un mécanisme crédible qui rende compte de
222 Palissy, Discours admirables, in Œuvres complètes de B. P. avec des notes et une notice historique
par P.-A. Cap, Paris, Librairie Blanchard, 1961, p. 272.
223 Ibid., p. 273.
224 Gohau, Les Sciences..., op. cit., p. 43.
112
l'
origine des coquilles « lapifiées », ce à quoi il s'
était déjà attaché dans la Recepte
véritable.
Ces coquilles en pierre, plus ou moins semblables aux coquillages actuels, que
l'
arpenteur Palissy trouve dans les « Isles de Xaintonge » constituent un argument
décisif pour sa théorie de la néogenèse des pierres. Mais encore faut-il fournir une
théorie plausible qui rende compte de leur fossilisation et aussi de leur présence dans le
sous-sol terrestre.
Pour ce qui est de la fossilisation des coquilles, Palissy propose un mécanisme
basé sur l’exfiltration des « sels » de la gangue qui les entoure et cristallisation : « j'
ay
trouvé plusieurs fois des pierres, qu'
en quelque part qu'
on les eust peu rompre, il se
trouvoit des coquilles, lesquelles coquilles estoyent de pierre plus dure, que non pas le
residu qui a esté la cause »225. Ce mécanisme s'
avère finalement proche du mécanisme
de minéralisation aujourd'
hui démontré, qui consiste en la migration moléculaire de
silice, de phosphore, de fer, etc. Mais Palissy omet de discuter le processus de
pétrification de la « fange » et souligne indirectement son incapacité à appréhender
simultanément le dépôt des fossiles en couches géologiques et les processus de
diagenèse, à l'
inverse de Léonard de Vinci.
À partir de là, il ne fournit dans sa Recepte Véritable qu'
une explication naïve,
voire puérile de la présence de toutes ces coquilles pétrifiées : « je pensay deslors chose
que je crois encore à present, et m'
asseure qu'
il est veritable, que pres dudit fossé il y a
eu d'
autres fois quelque habitation, et ceux qui pour lors y habitoyent, apres qu'
ils
avoyent mangé le poisson qui estoit dedans la coquille, ils jettoyent lesdites coquilles
dedans cette vallee, où estoit ledit fossé, et par succession de temps, [temporis successu
disait déjà Cardan dans son De Rerum varietate en 1557] lesdites coquilles s'
estoyent
dissoutes en la terre ». On n'
a pas manqué de railler par la suite cette idée, et à juste
titre, reprise en particulier par Voltaire. Palissy, nous le verrons, abandonnera
heureusement cette théorie dans les Discours admirables et ébauchera une explication
naturelle beaucoup plus « scientifique » de l'
origine des fossiles faisant intervenir
l'
existence de « receptacles d'
eau » continentaux.
Pourtant, cette théorie saugrenue de l'
origine des fossiles, soutenue qui plus est
par des conceptions cosmologico-théologiques assez simplistes, éclaire d'
un jour
225 Palissy, Recepte..., op. cit., p. 94.
113
nouveau la genèse de cette intuition géniale que Palissy explicite en quelques lignes
dans sa Recepte Veritable : les « espèces perdues ».
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3
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#
/
Après avoir présenté son exemple des coquilles, notre savant potier avance un
autre cas d'
étude qui concerne une espèce différente de « poissons armez » :
« Une autre fois je me pourmenois le long des rochers de ceste ville de Xaintes,
et en contemplant les natures, j'
aperceu en un rocher certaines pierres qui estoyent faites
en façon d'
une corne de mouton, non pas si longues, ni si courbees, mais communement
estoyent arquees, et avoyent environ demi pied de long. Je fus l'
espace de plusieurs
annees, devant que je cogneusse qui pouvoit estre la cause, que ces pierres estoyent
formees en telle sorte : mais il advint un jour, qu'
un nommé Pierre Guoy, Bourgeois et
Eschevin de ceste ville de Xaintes, trouva en sa Mestairie une desdites pierres, qui estoit
ouverte par la moitié, et avoit certaines denteleures, qui se joignoyent admirablement
l'
une dans l'
autre : et parce que ledit Guoy sçavoit que j’estois curieux de telles choses,
il me fit un présent de ladite pierre, dont je fus grandement resjouy, et dès lors je cogneu
que ladite pierre avoit esté d’autre fois une coquille de poisson duquel nous n’en voyons
plus. »226.
Palissy nous décrit sans doute une ammonite, mais, s'
il faut le croire, il mit
plusieurs années avant de réaliser que ces pierres étaient bien des coquilles fossilisées.
Et à cela rien d'
étonnant, puisqu'
il affirme n'
avoir jamais vu de « poissons » avec une
telle forme et une telle grosseur de coquille. Or, comme il a passé plusieurs dizaines
d'
années dans cette région des Charentes, proche de la mer, et que par ailleurs, il avait
vraisemblablement connaissance des ouvrages des naturalistes Rondelet (1507-1566) et
Belon (1517-1564) sur les poissons227, c'
est avec une certaine confiance qu'
il juge cette
espèce étrange et même étrangère à son époque et à son monde.
Quoi qu'
il en soit, cette assurance le conduit, dans le passage décisif qui suit, à
formuler l'
hypothèse de l'
extinction des espèces :
226 Extrait de Palissy, Œuvres complètes de B. P. avec des notes et une notice historique par P.-A. Cap,
Paris, Lib. Blanchard, 1961, p. 37-38. Ce passage provient du Récepte véritable, 1563. (ed. Droz, p.
95-96).
227 Rondelet, Histoire entière des Poissons (trad. franç.), Lyon, Mathieu Bonhomme, 1558. Belon, De
aquatilibus libri duo cum iconibus ad vivam eorum effigiem quod ejus fieri possit expressit, Paris,
1553. (Trad. franç., 1555).
114
« Et faut estimer et croire que ce genre de poisson a d’autres fois fréquenté à la
mer de Xaintonge, car il se trouve grand nombre desdites pierres, mais le genre du
poisson s’est perdu, à cause qu’on l’a pesché par trop souvent, comme aussi le genre des
Saumons228 se commence à perdre en plusieurs contrées des bras de mer, parce que sans
cesse on cherche à le prendre à cause de sa bonté. »
Ce passage, qui nous frappe par sa modernité, voire son actualité nonobstant le
langage vieilli, est l’un des plus remarquables historiquement que l’on puisse trouver
aux sujet des extinctions d’espèces, et cela pour plusieurs raisons.
Il s’agit d’abord de la première occurrence dans l’histoire moderne de l’idée que
des espèces (ou des genres) ont disparu définitivement de la surface de la Terre.
Rappelons que Palissy ne connaissait pas le latin et il est quasiment certain qu'
il n’a
jamais lu Lucrèce. On peut donc faire de lui un fondateur à part entière du concept
d’extinction. Lui qui pense que Dieu ne laisse pas la nature « oisive », envisage aussi
bien la formation permanente des pierres et la circulation des « sels » que la destruction
des genres ou des espèces.
Palissy est le premier à proposer un mécanisme réel, voire même réaliste, non
basé sur des explications mythiques ou religieuses pour rendre compte de ce
phénomène. Certes, il n'
est pas vraiment « naturel » dans la mesure où il fait intervenir
l'
homme, à la fois comme prédateur excessif des poissons et comme agent responsable
du déplacement des coquilles de la mer à la terre, mais il ne fait intervenir aucune
puissance sur- ou extra-naturelle. Palissy base ses explications sur une science
empirique, faite d'
observations, de descriptions et d'
une érudition récente et succincte,
en rupture avec la scolastique sclérosée qu’il s’est fait un luxe d’ignorer. Palissy renoue
ainsi paradoxalement et modestement avec l'
esprit de l'
initiateur de la méthode
scolastique : Aristote lui-même. Comme nous l'
avons souligné, ce dernier avait déjà fait
une observation étrangement similaire à propos des pétoncles : « Dans le détroit de
Pyrrha, les pétoncles avaient, un temps, complètement disparu, non seulement à cause
de l'
instrument avec lequel on leur donnait la chasse, mais aussi à cause de la
sécheresse »229. Le Stagirite soulignait déjà le rôle destructeur de la pêche sur les
populations animales, mais n'
alla jamais, pour les raisons que nous avons explicitées,
jusqu'
à envisager la disparition totale des espèces.
228 Cf. Rondelet, op. cit., Livre I, i, p. 124. « Pline escrit que le saumon de Guienne est meilleur que tous
les autres marins, à bon droit car les saumons de la Garonne é Dordone surmontent tous les autres, é
de tendreté de chair, é de plaisant goust, é de bonté de substance ». Cité par Cameron,
« Introduction »…, op. cit., p. 96. Preuve de plus que Palissy a sans doute lu Rondelet avant d'
écrire sa
Recepte.
115
Finalement, ne peut-on pas voir dans l'
hypothèse de Palissy l'
assurance du naïf,
qui découvrant un fait intéressant, ne s'
encombre ni de précautions, ni de scrupules et
décrète son avis comme le seul possible. Pourquoi cet espèce de coquillage n'
aurait-elle
pas migré par exemple ? ou encore pourquoi ne vivrait-elle pas désormais dans les
profondeurs de la mer, inaccessible aux yeux des naturalistes de l'
époque ? Palissy eut-il
connu des céphalopodes du genre du nautile par exemple, qu'
il n'
aurait sans doute pas
considéré ces ammonites comme si curieuses et comme nécessairement « perdues ». En
quoi la formulation de l'
hypothèse d'
extinction apparut-elle donc indispensable à
Palissy, bien qu'
elle ne fasse l'
objet que de quelques lignes ? D'
autant plus que, nous
allons voir, elle rentre en contradiction avec d'
autres idées de l'
inventeur des rustiques
figulines.
On ne peut répondre à toutes ces questions en nous cantonnant à son premier
livre, et il nous faut désormais envisager globalement l'
œuvre de Palissy en nous
penchant sur son deuxième ouvrage, les Discours Admirables. Celui-ci, qui paraît
presque vingt ans après le premier, est l'
œuvre d'
un auteur plus érudit, qui bénéficie
d'
une reconnaissance sociale et surtout intellectuelle certaine, et qui fréquente à Paris les
plus beaux esprits de son temps. Palissy n'
a cependant rien perdu de sa verve à la fois
populaire et didactique.
,$$
(
%
Cet ouvrage restitue le contenu des leçons qu'
il donna à Paris à partir de 1575 et
ce peut-être jusqu'
en 1585, grâce à son ouverture d'
un cabinet de curiosités naturelles
que le public pouvait même visiter et dont les objets appuyaient de manière
pédagogique les théories de Palissy. Les Discours se présentent sous la forme d'
un
recueil de traités (« Des eaux des fleuves, fontaines, puits, cisternes, estangs, marez »,
« Des métaux et alchimie », « De l’or potable », etc.) qui permettent à Palissy de
diffuser de façon systématique et avec brio sa conception de la nature, qui s’est affinée
depuis son premier ouvrage, même si ses centres d’intérêts et sa défense de la Pratique
sur la Théorie restent identiques.
Le traité de la plus grande importance pour notre sujet est celui intitulé « Des
pierres », où Palissy reprend la discussion de la Recepte sur la nature et l'
origine des
pierres et des fossiles. Nous avons montré plus haut qu'
il affirme à l'
occasion de ce traité
229 Aristote, Histoire des Animaux, Livre VIII, chap. 20.
116
son opposition aux théories diluvianistes. Il en profite aussi pour préciser des points
restés approximatifs dans son premier ouvrage. Il nie notamment le fait que les pierres
« croissent » : « Je te le nie bien encore : car les pierres n'
ont point d'
ame végétative,
mais insensible, parquoy elles ne peuvent croistre par action végétative : mais par une
augmentation congelative [...] J'
appelle augmentation congelative comme qui jetteroit
de la cire fondue sur une masse de cire desia congelée, et qu'
icelle se vint congeler avec
ladite masse, laquelle seroit augmentée d'
autant que l'
addition y auroit esté mise »230.
Palissy se démarque ainsi nettement de la théorie néo-aristotélicienne qui attribuait un
type d'
âme aux pierres231, et explicite un mécanisme, purement matérialiste, qui selon
lui rend compte de la fameuse « croissance » des pierres.
En ce qui concerne les fossiles, Palissy reprend et étend sa théorie de l'
origine
des coquilles « lapifiées ». Il cite également des cas de fossilisation de partie du corps
humain, d'
os et de bois qu'
il défend et étudie succintement. Mais pour en revenir à la
genèse des coquilles fossilisées, notre potier présente une nouvelle théorie, beaucoup
plus crédible que son hypothèse des coquilles pêchées, consommées et abandonnées par
les anciens habitants de la région.
Après avoir rejeté la théorie diluvianiste de Cardan, il développe sur quelque
pages la théorie des « receptacles d'
eau ». Avant de la présenter, il est utile de noter
qu'
entre 1563 et 1580, Palissy a beaucoup voyagé, à Paris et dans les Ardennes
notamment, où il a pu observer de nombreux gisement fossilifères qui remettent
complètement en question sa première théorie, non seulement par leur dimension
gigantesque (montagnes, carrières, etc.), mais aussi par leur situation, fort éloignée de
l'
océan.
Voici comment il présente sa nouvelle théorie pour expliquer la présence de ces
fossiles sans faire appel à l'
action humaine, ni à l'
action divine du Déluge :
« Et quand est des pierres où il y a plusieurs especes de coquilles, ou bien qu'
en
une mesme pierre, il y en a grande quantité, d'
un mesme genre, comme celle du
fauxbourg sainct Marceau lés Paris, elles là sont formées en la maniere qui s'
ensuit,
sçavoir est, qu'
il y avoit quelque grand receptacle d'
eau, auquel estoit un nombre infini
de poissons armez de coquilles, faites en limace piramidale232 »233.
230 Palissy, Discours admirables, op. cit., p. 262.
231 « Il défia hardiment toute l'
école d'
Aristote d'
attaquer ses preuves » écrit avec emphase Fontenelle
dans l'
Histoire de l'
académie des sciences, 1720, p. 559.
232 Il s'
agit en réalité de rostres de bélemnites.
233 Palissy, Discours admirables, p. 275.
117
Le Palissy des Discours admirables, contrairement à celui de la Recepte
véritable, s'
inscrit ainsi dans la lignée des défenseurs de l'
origine naturelle des fossiles,
et il s'
en montre un digne représentant qui n'
a ni à rougir de ses prédécesseurs, ni à être
ridiculisé par ses successeurs. Ernest Dupuy écrit dans sa biographie de l'
illustre potier
que dans les divers traités qui composent les Discours admirables, « il est aisé sans
doute d'
y noter des faits suspects, des explications fausses, des généralisations
imprudentes, des théories de pure imagination : mais on est certain aussi d'
y découvrir
bon nombre d'
observations bien faites, d'
interprétations ingénieuses, de remarques d'
une
haute portée, de déductions qui se trouverons plus d'
une fois d'
accord avec les
découvertes de la science actuelle »234.
Or, si le travail de Palissy a pu être exagérément porté au pinacle lors de sa
redécouverte au début du XVIIIe siècle, par Fontenelle surtout, mais aussi par
Réaumur235, a contrario, il a peut-être été trop sévèrement jugé à l’aune des canons
modernes de l’histoire des sciences par Gabriel Gohau236, qui, s’il loue la clairvoyance
de Maître Bernard en ce qui concerne la nature des sources et des fontaines, émet des
doutes sur l’originalité de ses « découvertes ». Même si ces points sont discutables,
après tout, est-il bien grave que Palissy se soit inspiré d’idées de Cardan ou encore
d’Albert le Grand ? Par ailleurs, s’il est certain que Palissy a été moins clairvoyant que
Léonard de Vinci sur certains points, l’existence de transgressions marines globales, ou
encore l’explication des phénomènes de sédimentation, peut-être Gohau a-t-il un peu
forcé le trait sur les lacunes de Palissy qui reconnaissait tout de même des
transgressions et des régressions limitées de l’océan ainsi que l’existence d’une
sédimentation marine qui, il est vrai, n’appuyait aucun système global d’explication des
changements géologiques.
Si Léonard proposa une théorie de l'
origine des fossiles et des montagnes qui
nous semble aujourd'
hui très proche de la vérité, il ne faut pas oublier qu'
elle reposait
sur des présupposés néo-platoniciens qui semblent encore plus suspects que ceux de
Palissy. Ce dernier, au contraire, imagina une Terre globalement plus proche de notre
représentation, mais des mouvements géologiques erronés. Au risque de passer pour
relativiste, nous dirons que finalement ces deux théories ressortissent à des paradigmes
différents et qu'
elles sont dans une certaine mesure incommensurables. Plutôt que de
vouloir les comparer à tout prix, il est peut-être plus sage de les juger à l'
aune de
234 Dupuy, Bernard Palissy…, op. cit., p. 218.
235 Réaumur, « Remarques sur les coquilles fossiles de quelques cantons de la Touraine et sur les utilités
qu'
on en tire », Mémoires de L'
Académie des Sciences, 1720, p. 400-416.
118
facteurs internes tels que la finesse et la quantité des observations, la qualité des
expérimentations, la justesse des extrapolations, la cohérence globale des théories, etc.
D'
aucuns diront justement que de nombreuses observations de Léonard sur les
coquilles sont plus fines que celles de Palissy, ce qui reste discutable, car Léonard
dispose aussi d'
un avantage indubitable par rapport à Maître Bernard. L'
adage « un
dessin vaut mille mots » n'
est sans doute jamais aussi vrai que lorsqu'
il s'
agit des dessins
et des croquis de Léonard de Vinci. Les carnets du génie italien regorgent en effet de
nombreuses illustrations, sur lesquels nous pouvons nous appuyer pour mieux
comprendre le texte, subtil et difficile à déchiffrer. Il en est tout autrement de Palissy
dont nous ne possédons aucun dessin, croquis ou schéma. Pourtant, il affirme lui-même
dans son texte vouloir « reduire en pourtraicture » les coquilles intéressantes qu'
il
rencontre. Et en cela, il ébauche même une méthode que l’on peut rapprocher de
l’anatomie comparée, dans sa manière de collectionner les fossiles et de les comparer
aux genres d’animaux actuels :
« Quelques temps après que j’eus recouvert plusieurs coquilles et poissons
pétrifiez, je fus d’avis de réduire ou mettre en pourtraicture ceux que j’avois trouvé
lapifiez, pour les distinguer d’avec les vulgaires, desquels l’usage est à présent
commun : mais à cause que le temps ne m’a voulu permettre mettre en exécution mon
dessein lors que j’estois en telle délibération, ayant différé quelques années le dessein
susdit, et ayant toujours cherché en mon pouvoir de plus en plus les choses pétrifiées,
enfin, j’ay trouvé plus d’espèces de poisson ou coquilles d’iceux, pétrifiées en la terre,
que non pas des genres modernes qui habitent en la mer Océane. » 237
Mais le fait que nous ayons perdu l'
œuvre picturale de Palissy, qui rappelons-le
était artiste avant d'
être savant, met en évidence deux de ses torts face à la postérité :
d'
une part, il n'
était plus assez célèbre à sa mort pour que ses affaires personnelles et
surtout ses manuscrits méritent considération, le fait qu’il meurt à la Bastille n’ayant pas
arrangé les choses. D'
autre part, il n'
était pas assez riche de son vivant pour pouvoir
publier un ouvrage illustré. Martin Rudwick, qui débute son ouvrage sur l'
histoire de la
paléontologie, The meaning of fossils, par une analyse élogieuse de l'
œuvre de Conrad
Gesner (1516-1565) insiste fortemement sur le rôle des illustrations au sein de ses
ouvrages scientifiques. Rudwick fait de Gesner un génial innovateur pour la
236 Gohau, Les Sciences de la terre…, op. cit.
237 Palissy, Discours..., op. cit., p. 280.
119
paléontologie238 et l'
histoire naturelle en général, et celà, à trois niveaux distincts.
D'
abord Gesner est le premier à constituer des collections de fossiles, ensuite il établit
avec les naturalistes de son temps, dont Rondelet et Belon, une sorte de communauté
scientifique coopérant au même programme par correspondance, et surtout son livre est
le premier à présenter des textes sur les fossiles accompagnés à chaque fois
d'
illustrations : « La préoccupation de Gesner pour des identifications précises établit le
contexte nécessaire pour l'
innovation la plus importante de son livre, De Rerum
Fossilium. En effet, c'
était le premier dans lequel des illustrations furent
systématiquement utilisées pour accompagner et compléter un texte sur des '
fossiles'
. ».
Pourquoi notre potier agenais, à la fois artiste et savant, n'
a-t-il donc pas publié
la moindre illustration avec ses écrits ? Ne se rendait-il pas compte de l'
importance à la
fois scientifique et didactique des illustrations ? Le passage cité ci-dessus laisse au
contraire supposer l'
inverse, mais la raison de cet absence semble tout bonnement
matérielle. Si Palissy ne publie pas de dessins pour accompagner ses écrits c'
est surtout
faute d'
argent. Son biographe, Ernest Dupuy, nous rapporte les plaintes pécuniaires de
celui-ci, qui sacrifia jusqu'
au mobilier de sa demeure pour ses recherches sur les émaux
et vit, dit-il, six de ses enfants mourir à cause des « vers ». « Il est empêché, faute d'
un
peu d'
argent, d'
aller trouver ses protecteurs, ou d'
ajouter quelques dessins explicatifs à
ses deux premiers opuscules. »239.
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'
Malgré ces handicaps, et une fois justice faite à l'
œuvre de notre savant
désargenté, il nous est possible d'
expliciter les grandes lignes de sa théorie des fossiles,
avec ses forces et ses faiblesses. Palissy, nous l'
avons déjà vu, défend ardemment la
nature organique de tous les fossiles, mais le pivot central autour duquel s'
articule son
système est la conviction que les coquilles fossilisées se rencontrent à l'
endroit exact où
elles ont vécu et où elles sont mortes. C'
est-à-dire pas seulement au niveau local de la
strate fossilisée, mais aussi au niveau géographique plus large, qu'
il s'
agisse d'
un bord
de mer, d'
une carrière ou encore d'
une haute montagne. Contre la théorie diluvianiste de
Cardan, il affirme ainsi : « Je t'
ay cy dessus donné à entendre que lesdits poissons ont
238 Gesner, De Rerum fossilium, Lapidum et Gemmarum maxime, figuris et similitudinibus Liber, Tiguri,
1565.
239 Dupuy, Bernard Palissy…, op. cit., p. 19.
120
esté engendrez au lieu mesme où ils ont changé de nature, tenans la mesme forme qu'
ils
avoyent estans vivants »240.
Pour ce qui est des fossiles qu'
il rencontre non loin de l'
océan, il lui suffit donc
de supposer l'
existence d'
une fluctuation de faible amplitude du niveau océanique et de
la ligne du rivage. Mais en ce qui concerne les coquilles fossilisées qu'
il rencontre en
grande quantité à l'
intérieur des terres, l'
explication devient plus ardue. Il suppose donc
d'
abord que ces «poissons » sont d'
origine dulçaquicole, et non marine malgré, pour
nombre d'
entre eux, leur ressemblance à des espèces marines contemporaines. Loin
d'
occulter ce point délicat de sa théorie, notre honnête savant s'
emploie au contraire par
un long dialogue entre '
Theorique'et '
Practique'à persuader son lecteur :
« Practique - Si tu avois bien consideré le grand nombre de coquilles petrifiées,
qui se trouvent en terre, tu connoistrois que la terre ne produit gueres moins de poissons
portans coquilles, que la mer : comprenant en icelle les rivieres, fontaines et ruisseaux
[...]
Theorique - Je ne croiray jamais qu'
en la terre se trouve presque autans de
poissons portans coquilles que dans la mer, et l'
on sçait bien qu'
il n'
y a endroit en la mer
qui n'
en soit tout remply, et que dans la terre ou ès rivieres il n'
y en peut avoir qu'
en
certains lieux bien rarement »241.
Palissy va répondre à cet objection en minimisant d'
un côté le nombre de
coquillages marins, en arguant qu'
il ne vivent que près des rivages et en certains lieux
seulement, et d'
un autre côté, en donnant des exemples de rivières envahies par des
« poissons armez », écrevisses ou '
lamproyons'
. Mais il ne s'
arrête pas là et avance un
troisième argument qui touche au cœur de notre étude :
« Je n'
entends pas dire qu'
il y a à présent aussi grand nombre de poissons armez
en la terre comme il y eut autre fois. Car pour le certain les bestes et poissons qui sont
bon à manger, les hommes les poursuyvent de si pres qu'
en fin ils en font perdre la
semence. [...] Et que la terre ou rivieres d'
icelle ne produisent aussi bien des poissons
armez comme la mer, je le prouve par des coquilles petrifiées, lesquelles on trouve en
plusieurs endroits par milliers et millions, desquelles j'
ay un grand nombre qui sont
petrifiées, dont la semence en est perdue, pour les avoir trop poursuyvis »242.
Palissy n'
a donc pas complètement abandonné son ancienne théorie de la
fossilisation des coquilles et surtout son idée de l'
extinction. A l'
instar d'
autres idées déjà
240 Palissy, Discours, p. 278.
241 Ibid., p. 273-274.
242 Ibid., p. 274.
121
développées dans sa Recepte véritable et reprises dans les Discours admirables, il
revisite dans son deuxième ouvrage son hypothèse des « espèces perdues ». Le
mécanisme d'
extinction proposé ne varie pas : il s'
agit toujours de la surpêche et de la
trop forte pression écologique d'
origine anthropique qui conduit à la perte de la
« semence » des espèces. Mais cette fois, l'
idée d'
extinction ne sert pas seulement à
expliquer l'
existence de coquilles étranges, dont on ne connaît aucun équivalent vivant,
mais aussi à expliquer pourquoi il se trouve moins d'
espèces de crustacés d'
eau douce
qu'
autrefois.
De plus, son idée des espèces perdues est confortée par un nouveau fait : « Il s'
en
[des '
poissons petrifiez'
] trouve en la Champagne et aux Ardennes de semblables à
quelque espece d'
aucuns genres de pourpres, de buccines, et autres grandes limaces,
desquels genres ne s'
en trouve point en la mer Oceane, et n'
en void on sinon par le
moyen des Nautonniers, qui en rapportent bien souvent des Indes et de la Guinee. »243.
Ces espèces exotiques de coquillages permettent à Palissy de confirmer le fait
que certaines formes étranges de fossiles se retrouvent dans des espèces toujours
vivantes, mais qui ont disparu de nos régions, et qui à ce titre, ne sont pas totalement
« perdues ». Cet référence indique qu'
il rejète clairement l'
idée que les espèces qu'
il dit
perdues ne soient pas complètement éteintes, et qu'
elles survivent dans d'
autres régions
du globe, idée formulée par certains naturalistes, dont Buffon, les siècles suivants.
Si à notre époque nous craignons pour le proche avenir une crise majeure de la
biodiversité, Palissy n'
hésite donc pas à envisager un tel phénomène, mais au cours des
périodes temporelles plus ou moins proches qui le précèdent. Palissy est tellement
confiant en ce fait des « espèces perdues » et en leur intérêt pour la science qu'
il se plaît
(à juste titre) à regretter les lacunes des grands naturalistes de son temps
(malheureusement déjà décédés lors de la publication des Discours) :
« J'
ay osé dire à mes disciples que Monsieur Belon et Rondelet avoyent pris
peine à descrire et figurer les poissons qu'
ils avoyent trouvez en faisant leur voyage de
Venise, et que je trouvois estrange qu'
ils ne s'
estoyent etudiez à connoistre les poissons
qui ont autrefois habité et generé abondamment en des regions, desquels les pierres où
ils ont esté petrifiez en mesme temps qu'
elles ont esté congelées, nous servent à present
de registres ou original des formes desdits poissons »244.
243 Ibid., p. 281. '
pourpres': des murex ; '
nautonniers': des marins
244 Ibid., p. 281.
122
,$$,(
'
4
!
Mais chez Palissy, cette hypothèse de l'
extinction s'
accompagne aussi de
conceptions très discutables. Outre le fait que cette hypothèse suppose une influence
excessive de l'
homme sur les processus écologiques et géologiques (du moins à cette
époque), elle témoigne d'
une appréhension temporelle des phénomènes géologiques et
minéralogiques ridiculement courte. Notre potier se garde bien tout au long de ses
démonstrations et de ses réflexions de donner quelque échelle de temps clairement
définie qui puisse éclairer son lecteur. Comme en bien d'
autres domaines des sciences
au XVIe siècle, le souci quantitatif ne s'
exprime guère. Mais, dans sa description
« accélérée » des phénomènes minéralogiques, dans sa description de l'
influence des
hommes sur le monde, dans sa croyance en la Création divine des mers et des
montagnes et le refus d'
imaginer de grands bouleversements tectoniques, tout laisse à
croire que Palissy s'
appuie sur une chronologie relativement courte du monde, très
certainement en accord avec le texte des Écritures.
Mais la difficulté théorique la plus sérieuse, le paradoxe qui à lui seul met en
péril son hypothèse des espèces perdues, et partant, tout son système, surgit de sa
théorie des « receptacles d'
eau » ou « cassars ». Confronté à la présence d'
huîtres
fossilisées dans des rochers ardennais, et sûrement lui-même non dupe de la présence de
nombreuses espèces marines dans les rochers « ès montagnes », notre potier admet que
ses réceptacles d'
eau, censée être douce à l'
intérieur des terres, peuvent parfois être
salés : « cela nous doit faire croire qu'
en plusieurs contrées de la terre, les eaux sont
salées, non si fort comme celles de la mer : mais elles le sont assez pour produire de
toutes espèces de poissons armez »245. Palissy est donc prêt à faire des concessions
pourvu que sa théorie de la vie, de la mort et de la fossilisation in situ des coquilles soit
sauvée. Or cela passe par un bien étrange tour de passe-passe qui répond à la question
suivante : comment les poissons et les coquillages ont-ils pu exister dans des receptacles
d'
eau situés par exemple au sommet de hautes montagnes ? Palissy en appelle alors à la
théorie, il est vrai fort commune à l'
époque, de la génération spontanée : « Et lesdits
poissons ont esté engendrez dans les eaux dudit receptacle, par une lente chaleur, soit
qu'
elle soit provenue par le soleil au descouvert, ou bien par une lente chaleur qui se
trouve soubs la terre. »246. Il insiste même lourdement quelques pages plus loin sur cette
question, au point de se ridiculiser, voire même de complètement se discréditer à nos
yeux, en affirmant qu'
on ne peut douter de la génération spontanée par la pluie, faute de
245 Ibid., p. 279.
246 Ibid., p. 275.
123
quoi, « les crapaux et grenouilles, qui tombent bien souvent avec les pluyes ne
pourroient estre engendrez en l'
air »247 !
Mais laissons Palissy à ses croyances et revenons plutôt au problème théorique
que pose la coexistence de l'
extinction et de la génération spontanée. N'
existe-t-il pas en
effet une antinomie indépassable entre ces deux concepts ? Comment peut-on imaginer
qu'
à la fois une espèce puisse se perdre à jamais, et que dans le même temps elle
puissent renaître en permanence lorsque les conditions le permettent ? Est-il possible en
ce domaine que les capacités destructrices de l'
homme surpassent les qualités
génératives de la nature ? Peut-on y voir alors une sanction d'
ordre divin par exemple ?
Malheureusement, ce paradoxe ne semble pas avoir effleuré l'
esprit de Maître Bernard,
et nous sommes bien en peine pour fournir une réponse raisonnée qui sauve le système
de notre savant ; d'
autant plus qu'
il est facile de confondre les expressions qu'
il emploie
en rapport avec la génération des êtres et ce qu'
elles désignent : « semence »,
« engendré », « substance generative », « sel generatif », etc. ; quel sens précis se cache
derrière tous ces vocables ?
Peut-être peut-on avancer, mais à titre purement spéculatif, qu'
en réalité Palissy
fait référence à un « faux » processus de génération spontanée. On peut très bien
imaginer que les « semences » auxquelles fait référence Palissy ne naissent pas
directement de la boue par les effets de la chaleur ou de la pluie, mais qu'
elles soient
nécessairement engendrées par un phénomène de reproduction sexuée ou asexuée (pour
reprendre la terminologie moderne) de la part des parents ; ensuite seulement, ces sortes
d'« œufs » pourront être transportés par le vent, la pluie, les eaux, les nuages, et se
développer lorsque les conditions deviennent favorables, comme dans les receptacles
d'
eau. Ce processus ressemble à s'
y méprendre à de la « génération spontanée », mais
nécessite néanmoins la présence de semences issues de parents de la même espèce.
Cette hypothèse pour concilier l'
existence simultanée de l'
extinction et de la génération
spontanée, même si elle n'
engage que l'
auteur de ces lignes, est tout à fait plausible. En
effet, Cardan rejette la génération spontanée en l'
air et avance à la place que les œufs
sont emportés dans les airs par « l'
impétuosité » des vents248.
Bien que Palissy ait lu Cardan, il est cependant peu probable que telle fut
l'
opinion de Palissy, si l'
on sait qu'
à la même époque, dans son Histoire de la nature des
247 Ibid., p. 277.
248 Cardan, De subtilitate…, op. cit., p. 313 b.
124
oiseaux249, Pierre Belon réaffirmait que « diverses espèces de petites vermines »
pouvaient être engendrées par la putréfaction de la terre, des plantes ou des animaux ;
ou encore que le premier à avoir expérimentalement remis en cause l'
antique croyance
en la génération spontanée est le naturaliste italien François Redi (1621-1697), un siècle
après la parution des ouvrages de Palissy250.
En tout état de cause, cette question montre à quel point la formulation et
l'
affirmation de l'
idée d'
extinction n'
allait pas de soi depuis l'
Antiquité jusqu'
au XVIe,
un point de
XVIIe, et même XVIIIe siècles comme nous le verrons, supposant en effet d'
vue théorique la résolution d'
un conflit avec la croyance en la génération spontanée.
Outre les croyances en la chaîne des êtres et l'
équilibre de la nature, la croyance quasigénérale en la génération spontanée a également constitué, nous semble-t-il, un
« obstacle épistémologique » contre l'
idée d'
extinction. Obstacle de moindre ampleur
certes que les deux premiers, car les espèces « supérieures » notamment, ne sont pas
supposées se reproduire par génération spontanée et peuvent tout à fait se faire rares et
disparaître ; cependant, rapidement un contournement de la difficulté à associer
extinction et génération spontanée sera trouvé par les diluvianistes au XVIIe siècle, ainsi
que par Benoît de Maillet dans le Telliamed, comme nous le verrons un peu plus loin.
Mais quelles que soient les difficultés et les désapprobations auxquelles Palissy
n'
ait pas dû manquer de faire face, notamment dans ses discussions et ses cours avec les
savants de l'
époque, son hypothèse des espèces perdues s'
impose comme une constante
incontournable de son œuvre. Comment donc expliquer que notre cher potier érudit fut
tant attaché à une hypothèse qui soulève autant de contradictions qu'
elle n'
en résout
dans le cadre théorique de l'
époque et qui repose sur des preuves somme toute limitées ?
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Nous saisissons à travers les influences qui ont modelé la pensée de Palissy,
l'
importance du souffle nouveau et libérateur de la Renaissance. Les arts, la littérature,
les sciences, la religion ont subi des modifications immenses par rapport à l'
héritage
249 Belon, L'
histoire de la nature des oiseaux avec leurs descriptions et naïfs portraicts retirez du
naturel, Paris, 1555.
125
moyenâgeux, et alors que d'
un côté, on voit apparaître l'
Homme avec un grand H, et
éclipser la figure de Dieu, d'
un autre côté, c'
est la Nature qui surgit à travers les
découvertes des grands voyageurs, les inventions techniques et scientifiques, et les
représentations de la nature en perspective, l'
art des paysages et des jardins.
Le moteur de cette résurrection du « grand Pan » est avant tout d'
ordre esthétique
et artistique. Avec la formation de centres urbains dynamiques et la constitution d'
une
élite bourgeoise, « apparaît chez le citadin, selon Robert Lenoble, ce sentiment d'
un
sevrage qui, aux époques de grande civilisation, impose la nostalgie de la nature »251.
Accompagnée de la fissuration de l'
autorité religieuse instituée, d'
abord en Italie, puis
dans le reste de l'
Europe, cette nouvelle sensibilité naturaliste s'
empreint aussi de magie,
de mysticisme et d'
animisme comme en témoigne le renouveau de la pensée néoplatonicienne. Cette Nature qui fait exploser les anciens carcans de la scolastique, certes
rigides mais plus rationnels, est avant tout la Nature des artistes et des poètes. Les
arrière-plans des tableaux des grands peintre du Quattrocento sont peu à peu envahis par
les paysages lumineux et enchanteurs de la Toscane, au point que la scène du tableau
devient bientôt un simple prétexte pour la représentation de la Nature (humaine et nonhumaine) dans toute sa diversité et toute sa gloire. Citons par exemple le « Diptyque des
ducs d'
Urbin »252 de Piero della Francesca ou encore « Le Printemps »253 de Sandro
Botticelli, dans lequel pas moins de 200 espèces de fleurs furent répertoriées !
La littérature ne reste aucunement en retrait par rapport à ce bouillonnement
général, à cette curiosité avide de réel et de naturel ; si au Moyen-Âge, la nature sert
surtout d'
allégorie aux fabliaux et autres romans, dès le XVe siècle, un auteur comme
Charles d'
Orléans (1394-1465) commence à chanter le printemps qui renaît. Par la suite,
François Villon (1431- ?), Clément Marot (1496-1544), Noël du Fail (1520-1591), etc.
produisent rondeaux, odes, contes et églogues bucoliques qui exaltent les élans de la vie
et la douce mélancolie de la vie campagnarde. Mais celui qui à le mieux su retranscrire
la beauté et les mystères d'
une nature enchanteresse est sans conteste le « prince des
poètes » : Ronsard (1524-1585). Comme nul autre, il a su marier les descriptions de la
nature, des fleurs, des bois et des animaux avec les sentiments qui étreignent le poète :
la beauté des courtisanes, les exaltations de l'
amour, mais aussi les absences et les
chagrins, la crainte du temps qui passe et de la mort qui approche.
250 Cf. Guyénot, Les Sciences de la vie aux XVIIe et XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, 1941, Livre III,
Chap 1.
251 Lenoble, Histoire…, op. cit., p. 286.
252 1467-1470 env., Musée des Offices, Florence.
253 1482 env., Musée des Offices, Florence.
126
La « Mère Nature »254 qu'
il implore est vivante, toute pleine de génies, de
nymphes et de dieux qui influent sur le destin des hommes et en premier lieu sur les
poètes, les plus sensibles aux charmes et aux horreurs du monde. Ronsard retrouve ainsi
les métaphores vitalistes des poètes antiques, mais, se demande Robert Lenoble, s'
agit-il
seulement de métaphores ? « Pour les '
botanistes'du temps, il n'
y a pas grande
différence entre le sang des arbres et celui des animaux, puisque jusque dans les '
veines'
des gemmes circule la vie mystérieuse qui nourrit les pierres et leur permettra
d'
engendrer. Et les chênes de la forêt de Gâtine peuvent bien se plaindre de la violence
qu'
on leur fait, puisque les choses sentent, comme le dit Campanella avec tous les
Platoniciens »255.
Rappelons ici pour mémoire ces quelques vers de la célèbre élégie de Ronsard,
Contre les bûcherons de la forêt de Gâtine :
Écoute, bûcheron, arrête un peu le bras !
Ce ne sont pas des bois que tu jettes à bas ;
Ne vois-tu pas le sang, lequel dégoutte à force
Des nymphes qui vivaient dessous la dure écorce ?
Et mettons-le maintenant en parallèle avec la prose de son contemporain, Palissy
l'
érudit des choses naturelles :
« en passant par les taillis, j'
ay contemplé plusieurs fois la maniere de couper les
bois, et ay veu que les buscherons de ce pays, en couppant leurs taillis, laissoyent la
seppe ou tronc qui demeuroit en terre tout fendu, brisé, et esclatté, ne se soucians du
tronc, pourvu qu'
ils eussent le bois qui est produit dudit tronc [...]. Je m'
esmerveille que
le bois ne crie d'
estre ainsi vilainement meurtri »256.
Il n'
est pas question ici de comparer notre potier et son style, que Dupuy qualifie
de « vivant, vigoureux, coloré le plus souvent et sur la plupart des sujets, clair,
rigoureux et expressif »257 au raffinement des alexandrins du grand poète tourangeau
qui avec une concision remarquable évoque la violence du bûcheron et l'
horreur de
l'
arbre mythifié qui saigne et qui meurt ; il s'
agit simplement de constater que ces deux
254 Ronsard, « Discours à Monsieur de Cheverny », Œuvres complètes, ed. de Vaganay (t. IV, p. 444).
Cité par Lenoble, op. cit., note 392.
255 Lenoble, op. cit., p. 300-301.
256 Palissy, Recepte, op. cit., p. 76. '
Seppe'signifierait '
branche'
, mais ici, le mot '
souche'semble plus
approprié.
127
auteurs expriment les mêmes sentiments de révolte, de compassion, voire même d'
union
teintée de mysticisme avec les arbres souffrants. Palissy le revendique même haut et
fort : « Les abus que [les laboureurs] commettent tous les jours és arbres, me
contraignent en parler ainsi d'
affection », et nie la remarque de son interlocuteur
imaginaire, '
Demande'
, lequel croit que le narrateur fait « semblant que des arbres ce
sont des hommes, et semble qu'
ils [...] font grand pitié »258.
,,
!
De manière générale, Palissy n'
est pas seulement ému par le sort des arbres,
« toute l'
œuvre de Palissy, nous dit Cerighelli, déborde de sa passion pour la nature »259.
Il aime la terre et ses productions comme un être cher et cette sensibilité rustique,
agreste et même arcadienne s'
exprime dès les premières pages de son premier ouvrage :
« Je te dis qu'
il n'
est nul art au monde, auquel soit requis une plus grande
Philosophie qu'
à l'
agriculture, et te dis, que si l'
agriculture est conduite sans Philosophie,
que c'
est autant que journellement violer la terre, et les choses qu'
elle produit : et
m'
esmerveille, que la terre et natures produites en icelle, ne crient vengeance contre
certains meurtrisseurs, ignorans, et ingrats, qui journellement ne font que gaster et
dissiper les arbres et plantes, sans aucune considération »260.
Un peu plus loin encore, il affirme que ces « meurtrisseurs » ne font
qu'« avorter la terre »261. Les mots qu'
il emploie sont cinglants, et le style engagé, à la
hauteur de sa révolte, tant sentimentale que scientifique, contre l'
ignorance et le mal.
La passion, profonde et sincère, que Palissy voue à cette nature vivante et
personnifiée, comme bien d'
autres aspects de son caractère et de son œuvre, rentre en
résonance avec sa religion, le protestantisme. Jean Calvin, en s'
inspirant du récit de
l'
Ancien Testament d'
où émane une image de l'
homme comme gérant de la création,
s'
oppose à la cruauté envers les animaux : Dieu « ne veut point qu'
on abuse outre
mesure des bestes, mais que nous les nourrissions et que nous en ayons le soin ».
Cependant, comme le remarque Keith Thomas, « les idées de Calvin sont fermement
anthropocentriques »262. Palissy, pour sa part, ne se contente pas de dénoncer les
barbaries faites seulement aux animaux ; malgré ses visées manifestement utilitaristes, il
257 Dupuy, Bernard Palissy…, op. cit., p. 261.
258 Palissy, Recepte, op. cit., p. 76.
259 Cerighelli, « Bernard Palissy : promoteur des applications de la science expérimentale à
l'
agriculture », Annales de l'
Institut National Agronomique, tome XXXIV, Paris, 1947, p. 63.
260 Palissy, Recepte, op. cit., pp. 60-61.
261 Ibid., p. 77.
262 Thomas, Dans le Jardin de la nature, op. cit., p. 203.
128
semble dépasser le cadre de l'
anthropocentrisme et rechercher par la science un accord
entre les intérêts humains et les intérêts de la nature dans son entièreté. Car la nature
possède effectivement des intérêts, dirait un utilitariste, dans la mesure où elle souffre et
où on la fait souffrir ! Et c'
est en cela qu'
on retrouve l'
influence de la religion réformée,
austère et désenchantée de Palissy. La correspondance qui existe entre les êtres de la
terre, hommes, animaux et plantes se manifeste sous la forme de la douleur, signe ou
stigmate évident du Péché, en particulier au moment de l'
enfantement :
« Et te faut aussi noter, que nulle nature ne produit son fruit sans extreme travail,
voire et douleur : je dis autant bien les natures vegetatives, comme les sensibles et
raisonnables. Si la Poule devient maigre, pour espellir ses poulets, et la Chienne souffre,
en produisant ses petits [...] je te puis aussi asseurer, que les natures vegetatives et
insensibles souffrent, en produisant leurs fruits »263. Et Palissy d'
énumérer les
souffrances des vignes et des arbres fruitiers s'
épuisant à produire plus de fruit qu'
ils
n'
en peuvent porter.
Pour autant, le plaisir et la joie de vivre ne sont pas absents de la gent végétale et
de la nature en général : « Le tronc de l'
arbre prenoit son plaisir à pousser les branches
vers le chemin, parce que c'
estoit la partie la plus aërée »264, et Palissy ne résiste pas au
bonheur de conter quelques églogues naïves et amusantes ayant pour personnages un
hérisson, une grole (un corbeau) et un renard.
,,$
!5
6
Il y aurait donc grand tort à ne voir en Palissy qu'
un scientifique et à considérer
l'
idée d'
espèce éteinte que comme une simple hypothèse hasardeuse formulée par un
savant dans son cabinet afin de « sauver les phénomènes ». Elle se nourrit au contraire
des observations, de l'
expérience et surtout de la sensibilité marquée de religiosité de
notre potier érudit, sensibilité aux beautés, aux douleurs et à la vie de la nature. En ce
sens, Palissy est plus qu'
un précurseur des naturalistes des XVIIIe et XIXe siècle, c'
est
un environnementaliste, un « écologiste » avant l'
heure, peut-être même le premier de
tous ! Et le mot n'
est pas trop fort, car Palissy essaie bien de comprendre cette nature
qu'
il habite autant par réflexion que par contemplation ; il est autant, voire plus
« écologiste » au sens militant du terme, qu'
« écologue » au sens techno-scientifique ;
de surcroît, il devient même parfois historien de l'
écologie !
263 Palissy, Recepte, op. cit., p. 82-83. '
Espellir'signifie '
mettre au monde'
.
264 Palissy, Discours, op. cit., p. 246.
129
Évidemment, Palissy ne fait guère la distinction entre ces trois postures
théoriques que nous lui attribuons a posteriori, et sans doute de façon quelque peu
artificielle. C'
est justement parce que nous raisonnons en écologistes « modernes » et
conscients de l'
être que nous distinguons ce qui était encore complètement intriqué et
embrouillé pour Palissy. Mais, il n'
est pas dénué d'
intérêt de reprendre chacune de ces
trois positions distinctement l'
une de l'
autre, en rapport avec sa théorie des espèces
perdues.
En ce qui concerne le Palissy écologue ou scientifique, nous avons déjà
longuement analysé le mécanisme d'
extinction des espèces qu'
il propose, l'
ampleur du
phénomène et ses conséquences en termes géologiques. Il nous reste cependant à
envisager son articulation avec les mutations des conceptions de la nature et surtout de
l'
espèce au XVIe siècle. Comme le remarque Robert Lenoble, la révolution qui
transforme l'
art à la Renaissance est aussi celle qui transforme la vision de la Nature, et
plus tard, qui bouleversera la science. La curiosité envers le monde naturel qui s'
empare
des esprits fait qu'
« à une conception '
verticale'de la Nature (pour reprendre l'
expression
de Brunschvicg) succède une explication '
horizontale'; à l'
unité d'
une construction qui
monte vers Dieu, la diversité de formes imprévisibles. »265. Pour reprendre la
terminologie issue de l'
Antiquité, on assiste à une éclipse de l'
idée de scala naturae, qui
laisse la place à la profusion, peut-être désordonnée, mais féconde des espèces vivantes
et fossiles. Plus de deux siècles avant Cuvier, cette notion d’« échelle des êtres » que
Georges Simpson décrit comme un obstacle épistémologique majeur à l'
idée
d'
extinction est, au moins momentanément, battue en brèche.
Qui plus est, au niveau de l'
étude même des espèces, on assiste à une petite
révolution, la rencontre de deux champs d’études différents de la nature : d’une part,
l’histoire naturelle ou plutôt l’observation des phénomènes de la nature vivante, et
d’autre part, l’étude des fossiles et des êtres vivants du passé. Lucrèce avait déjà révélé
et tenté d’expliquer l’existence d’extinctions en histoire naturelle ; mais il semble que
ses préoccupations n’aient pas eu beaucoup d’écho par la suite. Léonard de Vinci œuvra
beaucoup de son côté pour démontrer que les fossiles étaient issus d’anciens animaux,
mais lui aussi fut peu suivi. Indépendamment, Palissy redécouvre partiellement chacune
des deux conclusions de ces deux savants et arrive à une synthèse solide, que l’on peut
schématiser comme le point de rencontre entre les deux perspectives complémentaires
de la notion d’espèce (qu’il nomme genre) : d’une part, une vision que l’on qualifie
265 Lenoble, Histoire…, op. cit., p. 285.
130
d’« horizontale », où l’espèce est saisie comme ensemble actuel d’êtres vivants reliés
par des caractéristiques morphologiques et reproductives communes ; d’autre part, une
vision « verticale », c’est-à-dire l’ensemble des êtres, qui, sur les temps géologiques ont
appartenu à une même lignée et ont montré des caractères morphologiques
comparables. L’extinction actuelle est le point de rencontre de ces deux conceptions qui
se renforcent mutuellement : les espèces perdues ont disparu tout comme les espèces
actuelles se raréfient et disparaissent ; le fait que des espèces actuelles s’éteignent rend
plausible le fait que des espèces aient disparu dans le passé.
Ce raisonnement requiert néanmoins une hypothèse non mentionnée, à savoir
que les conditions de possibilité de ces phénomènes restassent identiques au cours des
temps. On sait aujourd’hui qu’il n’en est rien et que l’humanité est très récente à
l’échelle des temps géologiques, fait qu’ignorait Palissy et qui restera encore méconnu
pendant des siècles. Par ailleurs, si Palissy n'
explicite pas d'
hypothèse uniformitariste,
cela confirme qu'
il ne faut pas non plus voir en lui un précurseur des théories
géologiques actualistes qui fleuriront au XVIIIe avec Buffon et Hutton, car l’idée claire
de relations causales entre forces physiques est absente chez Palissy.
Finalement, si une telle mini-révolution scientifique a été possible, on le doit
tout entier à l'
indépendance et à la liberté d'
un seul homme. Paradoxalement, c'
est à
l’influence de la religion réformée qu'
on doit rendre grâce, dont nous n'
avons eu cesse
de souligner l'
emprise parfois contraignante sur les conceptions scientifiques et
personnelles de notre potier. Car jamais Palissy n'
invoque de dessein ou de plan divin
figé dans l'
organisation de la nature, et l'
homme justement est libre, malheureusement
trop libre, d'
intervenir dans le monde à sa guise. Voilà pourquoi Palissy est aussi un
moraliste engagé dans l'
action, dans la défense des êtres de nature.
Palissy fournit dans ses Discours une interprétation plus moderne et plus réaliste
de l'
existence de fossiles d'
espèces éteintes que dans sa Recepte, un vrai processus de
sédimentation dirions-nous aujourd'
hui. Mais dans le même temps, son souci pour la
disparition des espèces s'
intensifie, peut-être grâce à de nouvelles observations et à
l'
exacerbation du sentiment confus que la nature est de plus en plus maltraitée. Si dans
sa Recepte, Palissy n'
évoque que la raréfaction progressive des saumons, dans ses
Discours, il reprend cet exemple et le complète par de nombreux autres : '
lamproyons'
,
écrevisses et autres '
poissons armez'qui se perdent sous ses yeux ; et dans le même
temps, Palissy dénonce l'
éclectisme alimentaire des humains qui, lorsqu'
une espèce s'
est
perdue peuvent se rabattre sur une autre :
131
« Et est une chose qui se void tous les jours, que les hommes mangent des
viandes desquelles anciennement l'
on n'
en eust mangé pour rien du monde. Et de mon
temps j'
ay veu qu'
il se fut trouvé bien peu d'
hommes qui eussent voulu manger ny
tortues ny grenouilles, et à present ils mangent toutes choses qu'
ils n'
avoyent
accoustumé de manger »266.
Maître Bernard ne condamne pas vraiment la consommation de viande ; il
constate simplement ses méfaits et ne prône pas par ailleurs le végétarisme, mode qui
était à la même époque en train de renaître, notamment en Angleterre, sous l'
impulsion
de plusieurs facteurs : la relecture des auteurs anciens et des théories végétariennes de
Pythagore et Empédocle dans les Métamorphoses d'
Ovide ; le questionnement des
Écritures sur le statut des bêtes et la prohibition religieuse vis-à-vis de la consommation
du sang (Gen, 9, 4) ;et enfin, l'
expression de sensibilités esthétiques et morales de plus
en plus délicates avec l'
essor de la bourgeoisie citadine267.
Mais à la différence de ces mouvements de nature religieuse et esthétique,
Palissy est sans doute le premier dans toute l'
histoire à avoir explicitement remis en
question la consommation de certaines espèces pour des raisons clairement écologiques,
à savoir qu'
une surconsommation pouvait aboutir à la disparition de l'
espèce. Nombre
d'
écologistes, d'
environnementalistes ou d'
historiens ont essayé de déceler dans les
tabous alimentaires des sociétés primitives ou dans les préceptes végétariens des auteurs
antiques la marque d'
une sorte de pré-conscience écologique. Comme nous l'
avons
montré plus haut à propos des remarques de Philippe Descola et des Indiens Achuar, ces
opinions ne nous semblent guère fondées et ressortissent plus à des penchants
idéologiques naturalistes abusifs qu’ à une véritable démonstration.
Tout autre est la position de Palissy qui affirme et réaffirme le danger explicite
de l'
extinction pour « les bestes et les poissons qui sont bons à manger, les hommes les
poursuyv[a]nt de si pres qu'
en fin de compte ils en font perdre la semence »268. Palissy
ne possédant pas de terme pour qualifier une telle attitude, il nous semble par
conséquent fondé de lui attribuer celle qui lui correspond le mieux, et qui est sans
conteste celle d'
« écologique » !
Cette position nous semble renforcée par d'
autres éléments. En effet, notre potier
français n'
est pas le seul à observer la nature, et de l'
autre côté de la Manche, Keith
Thomas nous rapporte les propos d'
un gentilhomme dénommé Harrison, fort préoccupé
266 Palissy, Discours, op. cit., p. 274.
267 Cf. Thomas, Dans le jardin…, op. cit., chap. « Consommer ou compatir ? ».
268 Palissy, Discours, op. cit., p. 274.
132
par la chasse et l'
abondance du gibier, qui remarque en 1577 que les renards auraient été
« détruits totalement... il y a de nombreuses années » si les gentlemen ne les avaient pas
protégés pour « chasser et avoir aussi un passe-temps »269. Par ailleurs, vers la même
époque ou quelques temps plus tard, on assiste aux premières mesures modernes de
protection de la nature : elles sont dictées par les rois et les seigneurs qui veulent se
réserver l’exclusivité de la chasse d’espèces devenues rares, comme en témoignent des
ordonnances royales de Louis XIII ou des rois de Pologne, Boleslas le Hardi et
Sigismond III, qui interdirent respectivement la chasse au castor et à l’aurochs, en fort
déclin au XVIe siècle, cette dernière espèce s’éteignant définitivement en 1627270 (Cf.
figure 7).
Palissy cristallise en quelque sorte dans ses livres les préoccupations naissantes
de son époque, bien qu'
il se trouve parfois vraiment « en avance sur son temps ». C'
est
le cas par exemple lorsque sa passion pour les arbres, que nous avons déjà soulignée,
alliée à un utilitarisme raisonné, le conduit à vouloir protéger les forêts dans leur
globalité :
« quand je considère la valeur des plus moindres gittes des arbres ou espines, je
suis tout esmerveillé, de la grande ignorance des hommes, lesquels il semble
qu'
aujourd'
huy ils ne s'
estudient qu'
à rompre, couper et deschirer les belles forêts que
leurs predecesseurs avoyent si précieusement gardees. Je ne trouveray pas mauvais
qu'
ils coupassent les forests, pourvu qu'
ils en plantassent apres quelque partie : mais ils
ne se soucient aucunement du temps à venir, ne considerans point le grans dommage
qu'
ils font à leurs enfans à l'
advenir »271. Notre modeste céramiste lui-même aurait aimé
pouvoir mettre en pratique ses prescriptions : « quand je serois Seigneur de telles terres
ainsi steriles de bois, je contraindrois mes tenanciers, pour le moins d'
en semer quelque
partie »272.
269 Thomas, Dans…, op. cit., p. 216.
270 Szafer, « The Ure-Ox, Extinct in Europe Since the Seventeenth Century : an Early Attempt at
Conservation that Failed », Biological Conservation, 1, 1968, p. 45-47.
271 Palissy, Recepte, op. cit., p. 170.
272 Ibid., p. 172.
133
Figure 7 : Représentations d’aurochs issues de la grotte Chauvet (- 30 000)
134
135
Voilà donc que Palissy, transformant son ouvrage à visée utilitaire en un
manifeste digne d'
un philosophe « utilitariste » éclairé, nous parle, pour reprendre
l'
expression à la mode, des « générations futures ». Et loin de se cantonner au seul
bonheur humain, il vise à la réalisation d'
un monde où hommes et arbres vivraient en
harmonie, par une sorte d'
« intérêt bien entendu » basé sur la science et les expériences
du bon sens. De plus, cette inquiétude pour l'
avenir, à la fois d'
ordre émotionnel et
utilitariste, témoigne d'
une sensibilité certaine à l'
importance de l'
histoire. En effet,
comment mieux analyser les attentes du futur qu'
en tirant les leçons du passé par une
perspective historique ? Nous avons déjà noté que Palissy possède le sentiment intime
de l'
histoire en train de se tramer, une conscience aiguë des événements et des époques
qui se succèdent, qui le pousse à témoigner pour la postérité des atrocités subies par les
huguenots de la région saintongeoise. Pour ce qui est des sciences, il s'
appuie sur sa déjà
longue expérience pour relater l'
évolution de certains phénomènes écologiques, comme
la raréfaction de nombreuses espèces consommés par les hommes. Il fait aussi référence
aux Anciens lorsqu'
il prend connaissance d'
éléments intéressants. Enfin, les Écritures
constituent sa dernière source de références et fournissent, comme dans le cas de
l'
histoire des forêts un exemple remarquable. Maître Bernard ne dénonce pas les méfaits
de la déforestation par simple caprice personnel, mais il appuie ses craintes sur un
passage de l'
Ancien Testament :
« Apres que tous les bois seront coupez, il faut que tous les arts cessent, et que
les artisans s'
en aillent paistre l'
herbe, comme fit Nabuchodonozor »273.
Cet exemple est d'
autant plus frappant, qu'
à travers la parabole biblique
transparaît la véritable histoire du déclin écologique de la civilisation sumérienne,
l'
arasement des forêts et la salinisation des sols irrigués dans la zone du croissant fertile.
Palissy ne pouvait avoir conscience de la véracité de tels faits, mais son recours à des
exemples historiques pour étayer sa thèse du péril de la déforestation mérite d'
être
souligné. La situation est-elle cependant à ce point préoccupante en France au temps de
Palissy ? Selon l’historien Michel Devèze, le premier ouvrage technique sur les forêts
paraît en 1560, trois ans avant la parution de la Recepte véritable. Il s'
agit de
commentaires sur des ordonnances forestières anciennes ainsi que d’histoires poétiques
et mythiques sur la forêt. Signe des temps, l’auteur cite Virgile se plaignant des forêts
qui commencent à manquer274. Car la forêt subit bien une crise durant le XVIe siècle,
surtout au cours de la première moitié, sous Louis XII. Les usages se modifient, les
273 Ibid., p. 171.
274 Devèze, Vie de la forêt française au XVIe siècle, Paris, EPHE, 1961.
136
guerres et la demande de plus en plus forte en métallurgie conduisent à l'
abattage de
forets entières. Des efforts sont cependant fait pour rationaliser l'
usage des forêts avec
entre autres l’arpentage général des forêts royales.
Mais les idées de Palissy mettront plus d'
un siècle avant d'
être mises en
application et ce n'
est qu'
en 1669, sous l'
impulsion de Colbert, que sera promulgué en
France la première ordonnance réglementant la protection des forêts. Mais ne nous
trompons pas sur les intentions de cette odonnance, par trop utilitaire, qui protège dans
l’intérêt supérieur du Royaume les forêts de chênes du Bourbonnais afin de garantir du
bois de qualité pour le maintien de la flotte française.
'( 4
3
&
Pour conclure cette étude sur ce savant ô combien atypique et passionnant de la
Renaissance française, nous réaffirmerons et justifierons son statut de « pionnier de
l'
écologie ». Pour cela, il nous faut d'
abord comprendre pourquoi Palissy n'
apparaît
qu'
anecdotiquement dans l'
histoire des sciences, et pratiquement jamais lorsqu'
il s'
agit
d'
autre chose que de l'
histoire de la géologie ou de la minéralogie.
Les limites de Palissy sont de plusieurs ordres et tiennent avant tout à son œuvre
écrite ; celle-ci est relativement modeste dans ses dimensions et sa longueur comparée à
celle des naturalistes « professionnels » de l'
époque comme Gesner ou Belon. On a par
ailleurs reproché à Palissy certaines généralisations trop hâtives dans un système
globalement moins abouti que celui de Léonard de Vinci par exemple. Surtout, de
nombreux historiens des sciences hésitent à prendre Palissy pour un scientifique
sérieux ; on peut sûrement voir là l'
effet de quelques résistances intellectuelles
inconscientes face notamment à son style de langue, figuré et populaire, ou encore face
à aux objectifs outrageusement utilitaires qu'
il se fixe.
Il ne fait en effet aucun doute que Palissy favorise largement la « Practique » sur
la « Théorique » comme source du savoir, mais aussi pour son caractère utilitaire. Et si
débat il y avait au temps de Palissy sur l'
importance respective de la théorie et de la
pratique, celui-ci fait encore rage de nos jours, ainsi que l'
atteste une remarque
dévalorisante de Martin Rudwick à l'
égard du caractère « pratique » et « utilitaire » de
l'
œuvre du célèbre potier : « le titre de son précédent ouvrage, Recepte véritable ...,
reflète avec une clarté presque embarrassante la fondation utilitariste de sa science.[...]
même les '
fossiles'sont d'
abord décrits pour leur valeur pratique comme matériau des
137
céramiques et d'
autre productions utiles »275. Outre le fait que Palissy ne décrit jamais
les fossiles dans un but directement utilitaire comme l'
affirme Rudwick, il nous semble
que ce dernier a tort de condamner cet aspect de la pensée de Palissy.
Rudwick voit dans la nature pratique, utilitaire, appliquée, dirions-nous
aujourd'
hui, de la pensée de Palissy une faiblesse épistémologique certaine. Il la
compare ainsi à l'
œuvre à la fois beaucoup plus imposante et plus systématique de
Gesner, dans laquelle il trouve plus aisément matière à analyse, de son point de vue. Il
est regrettable, nous semble-t-il de rabaisser et de dénigrer une œuvre qui présente un
intérêt scientifique, épistémologique ou philosophique simplement parce qu'
elle est
moins « théorique » et qu'
elle traite de faits, d'
expériences ou d'
observations à visées
pratiques. Jean-Paul Deléage témoigne lui aussi de cette même inclination discutable en
soulignant l'
ambiguïté qui est au centre de l'
« intérêt », à la fois utilitaire et spéculatif,
pour la valorisation éthique de la nature au XVIIIe siècle.276. Il est clair, notamment dans
le cas de Palissy, que des faits précis et novateurs, même rapportés dans un but
« bassement » utilitaire, sont d'
un plus grand intérêt épistémologique que des théories
banales. Qui plus est, si l'
on considère qu'
il ne peut y avoir d'
observations et
d'
identifications de nouveaux faits sans un glissement décisif du cadre théorique de
l'
observation, alors le fait inédit ne constitue pas seulement un nouveau fait, mais
dévoile aussi une nouvelle vision du monde. Malgré ses classifications, qui pourtant
témoignent d'
une théorisation progressive du champ de recherche sur les fossiles,
Gesner n'
a pas su se projeter dans une dimension essentielle à la compréhension de la
signification des fossiles, celle de la perception des espèces perdues ; le mérite en
revient – malheureusement - à un simple potier aux considérations par trop
pragmatiques et utilitaires pour susciter l'
émoi des historiens des sciences
« théoriques » !
Enfin, l'
intérêt historique de Palissy a pâti de son influence scientifique quasi
inexistante sur les générations de savants qui lui ont succédé, lui qui ne fut
« redécouvert » par Fontenelle qu'
au début du XVIIIe siècle, sans faire pour autant
d'
émules tardifs même si ses admirateurs sont légion comme en témoigne Faujas de
Saint-Fond (1741-1819) en 1777277. François Ellenberger défend pourtant une
hypothèse originale, faisant de Gassendi un héritier des idées de Pallissy en matière de
275 Rudwick, The meaning of fossils, op. cit., p. 17.
276 Deléage, Une histoire de l'
écologie, Paris, La Découverte, 1991, p. 33-34.
277 Palissy, Œuvres (avec des Notes par MM. Faujas de Saint Fond et Gobet), Paris, Ruault, 1777.
138
géologie278. Grâce à un travail minutieux de comparaison des deux théories, Ellenberger
met en évidence de nombreuses similitudes troublantes, et surtout, avance que le Père
Mersenne, lecteur enthousiaste des œuvres de Palissy et ami proche de Gassendi, aurait
pu inciter ce dernier à s’inspirer des pensées du grand céramiste. Enfin, Gassendi ayant
lui-même connu Sténon, il n’est peut-être pas non plus illusoire de rechercher une
certaine filiation intellectuelle entre le savant saintongeois et le grand géologue italien.
Dans le cadre de notre étude, nous soulignerons surtout la longévité assez
remarquable de l'
une des seules idées que Palissy livra à la postérité, celle des « espèces
perdues », expression qui fait encore florès au XIXe siècle, notamment sous la plume de
Lamarck, Cuvier ou encore Cournot.
Et c'
est bien pour cela que Palissy nous intéresse et qu'
il mérite d'
être considéré
comme l'
un des premiers, sinon le premier à avoir produit des considérations
« écologistes » à l’époque moderne. Mais il ne faut pas se méprendre sur l'
attribution de
ce certificat « ès écologie ». Il ne s'
agit aucunement de faire de lui un précurseur de
l'
écologie dans la tradition d'
une histoire des sciences positiviste et accumulatrice ; ou
de succomber à une hypothétique illusion rétrospective, qui indiquerait que Palissy a
effectué « jadis un bout de chemin achevé plus récemment par un autre »279. La filiation
que maintient jusqu'
au XIXe siècle l'
expression « espèce perdue » entre Palissy et les
écologistes modernes est bien trop indirecte et ténue pour avoir valeur de tradition.
Mais
peut-on
vraiment
dénommer
sa
perspective
« écologie »
ou
« écologisme » ?
Si l'
on prend la définition d'
un dictionnaire contemporain pour « Écologie »,
force est de constater qu'
elle correspond tout à fait à la pensée de Palissy : « Étude des
milieux où vivent les êtres vivants ainsi que des rapports de ces êtres entre eux et avec
leur milieu / Mouvement visant à un meilleur équilibre entre l'
homme et son
environnement naturel ainsi qu'
à la protection de celui-ci »280. Depuis l'
Antiquité et
Aristote jusqu'
au écologistes actuels, de nombreux savants ont réalisé des observations
et des expériences qui correspondent tout à fait à la première partie de la définition.
Ainsi, Frank Egerton n'
hésite pas à affirmer que « les écrits d'
Aristote contiennent les
ingrédients d'
une impressionnante science de la biologie des populations »281, et certains
278 Ellenberger, Histoire de la paléontologie, op. cit., T. 1, p. 231.
279 Canguilhem, Études d'
histoire et de philosophie des sciences, Paris, Vrin, 1968. p. 21.
280 Dictionnaire Le nouveau Petit Robert, 1996.
281 Egerton, « A Bibliographical Guide to the History of General Ecology and Population Ecology »,
History of Science, 15, 1977, p. 189-215, p. 196.
139
écologistes, comme Allee282, affirment voir dans la fameuse « économie de la nature »
de Linné la naissance de l'
écologie. Ces interprétations peuvent être discutées, par
contre il n'
est pas permis de douter que leurs écrits ne satisfont en rien à la deuxième
partie de la définition, et nous verrons qu'
il est bien difficile, voire vain, de chercher
avant le début du XIXe siècle un penseur qui se préoccupe sérieusement de protection
de la nature, hormis notre cher potier. Voilà pourquoi Palissy, le seul à fournir des
observations de type écologique, certes moins étendues que celles d'
Aristote ou de
Linné, et à penser en même temps les conséquences des actions humaines sur la nature
ainsi que leur évitement, est le seul à mériter le titre d'
écologiste tel qu'
on le définit
aujourd'
hui. Bien sûr, Palissy est loin d'
être l'
écologiste de la fin du XIXe, « conscient de
lui-même » pour reprendre l'
expression consacrée ; il ne consacre pas non plus son
temps à ces questions par pur spéculation et volonté désintéressé de faire avancer la
connaissance mais pour les raisons connexes que nous avons indiquées283. Précisément,
à cause de cet utilitarisme grossier qui colle tellement à sa réputation, la réflexion de
Palissy sur la protection des forêts et des sols se voit désignée comme « économie du
bon usage »284). La notion de « bon usage » fait référence à l’expression qu’emploie
Colbert dans son ordonnance sur les forêts de 1669, dans laquelle on a souvent vu une
application rétrospective des conseils de Palissy. Mais l’usage se distingue de la simple
utilité marchande. Et peut-être l’expression « économie du bon usage » est-elle en partie
une oxymore. Car « économie » nous ramène bien sûr à l’oïkos, la demeure, cette racine
grecque commune avec « écologie » ; mais par sa dimension normative, le nomos, la loi
qui régit la demeure, l’ordre et la richesse, elle s’oppose malheureusement trop souvent
à l’usage entendu comme « bon usage », c’est-à-dire la pratique tendant à la fois au bien
de l’usager et au bien de la nature, en tant que lieu et objet participant des actions
humaines.
Qualifier la vision de Palissy uniquement d’« économie » est, nous le
réaffirmons, un contresens. Linné, que l’on a admiré pour la qualité de ses observations
sur les rapports « écologiques » entre les êtres vivants, essayait bien de décrire ce qu’il
nommait à juste titre une « économie de la nature », car sa description était finaliste,
orientée par le souci de montrer l’équilibre parfait et providentialiste des lois de la
282 Allee, Emerson, O. Park, T. Park et Schmidt, Principles of Animal Ecology, Philadelphie et Londres,
W. B. Saunders, 1949, p.17.
283 Deléage semble définir comme critère de démarcation entre pré-écologie et écologie reconnue le fait
qu'
il s'
agisse d'
une discipline spéculative. Ainsi, Palissy ou Buffon échouent dans la mesure où ils sont
guidés par un intérêt utilitaire. Cette distinction épistémologique nous semble discutable.
284 Cf. Matagne, Comprendre l’écologie et son histoire, Paris, Delachaux et Niestlé, 2002, p. 21. Il
reprend l’expression de Dagognet, Des Révolutions vertes, Paris, Hermann, 1973, p. 25.
140
nature. Au contraire, par son absence de telos, la description de la nature chez Palissy,
est paradoxalement plus proche dans l’esprit de l’écologie scientifique, même si par ses
seules données elle est nettement plus pauvre que l’œuvre linnéenne.
L’expression « usage écologique de la nature » rendrait donc beaucoup plus
justice à la vision globale de Palissy, même si certains pourraient voir là un
anachronisme ; ils ont partiellement raison, mais signalons que l’expression « économie
du bon usage » n’est pas moins anachronique dans la mesure où le terme « économie »
date du XVIIe siècle et non du XVIe siècle. Regarder dans le passé en usant de
distinctions scientifiques récentes constitue évidemment un exercice critiquable, qui
doit être mené avec précautions, mais qui n’est pas pour autant illégitime. En effet, si
nous prenons le risque de réinterpréter la pensée de Palissy, nous avons peut-être aussi
l’opportunité de dévoiler de nouvelles richesses en mettant des mots récents sur les
subtilités d’intentions de notre potier savant, lui qui souhaitait simplement introduire
plus de « philosophie dans l’art de l’agriculture », mais qui en réalité allait bien au delà.
Ce qui nous conduit enfin à faire de Palissy un véritable écologiste, selon la
définition moderne du terme, est le contexte philosophique de son œuvre et de son
époque. Sans entrer dans les détails, le contexte dans lequel se développe l'
écologie, tout
oppose « au
au long du XIXe siècle, est notamment celui du romantisme, qui s'
rationalisme des lumières, [...] au classicisme et à ses résurgences, et aux excès du
paradigme newtonien, jugé trop '
analytique'et '
mécaniste'
. Il privilégi[e] le sentiment, la
sensibilité du sujet. »285. Le romantique s'
oppose à la particularisation du monde, aux
oppositions traditionnelles entre âme et corps, homme et nature et affirme l'
harmonie
vitale, mystique qui règne entre tous les êtres du cosmos. En quelque sorte, les
Romantiques, Rousseau en tête, sont les premiers « post-modernes ».
Par comparaison, Palissy est l'
un des derniers « pré-modernes ». Comme nous
l'
avons souligné, la nature, qu'
elle soit mère nourricière ou déesse mystique, suscite déjà
les sentiments les plus vifs, même si nous n'
avons pas affaire avec la même nature que
celle des romantiques. Pour Palissy, les lois de la nature n'
existent pas encore et la
Raison est à venir. Le mouvement qui porte Palissy à expérimenter, observer, et exposer
ses pratiques est le même qui conduit Francis Bacon à exposer les principes d'
une
285 Acot, « Du mouvement romantique à Aldo Leopold : quelques racines non religieuses de l'
éthique
environnementale » in Fagot-Largeault et Acot (eds.), L'
Éthique environnementale, Chilly-Mazarin,
ed. Sens, 2000. p. 81.
141
méthode scientifique expérimentale dans son Novum Organum286. Mais alors que
Palissy observe et théorise pour mieux utiliser et satisfaire la nature, qu'
il met encore la
science au service d'
une morale qui englobe les relations des hommes, des bêtes et des
plantes, Bacon dessine déjà l'
asymétrie caractéristique du modernisme qui place la
nature sous la domination humaine. Les êtres de nature perdent leur âme et tombent en
disgrâce ; désormais, ils ne sont que des « machines ». Ils ne retrouveront leur
dimension spirituelle qu'
avec le courant romantique. La convergence des influences qui
façonnent l'
œuvre de Palissy constitue ainsi le pendant à la période romantique, par
rapport à la période rationaliste et mécaniciste des XVIIe et XVIIIe siècles.
La pré-écologie de Palissy s'
affirme ainsi comme une tentative isolée, mais
précieuse, d'
un homme qui essaie de rationaliser les phénomènes naturels tout en
gardant homme et nature au même niveau. L'
animisme larvé de la nature chez Palissy
fait à la fois son succès, d'
un point de vue environnementaliste dirions-nous, et son
échec scientifique, dans son incapacité à clairement identifier les lois de la nature. Mais,
après la parenthèse ou divergence mécaniciste, les conditions de possibilité d'
une telle
vision du monde ne se reproduiront qu'
avec la réémergence d'
un paradigme organiciste,
qui combinera à la fois la force de « la constitution moderne » sur un plan scientifique,
et le souci de la nature sur le plan moral.
Mais un troisième élément, il est vrai, est venu supporter la naissance de
l'
écologie comme science autonome. Ce sont les dégradations environnementales de
toute sorte provoquées par la démographie galopante et l'
industrialisation croissante. Il y
avait à coup sûr matière à déplorer des atteintes environnementales à la fin du XVIe
siècle, mais sûrement pas autant qu'
à la fin du XIXe siècle. Et si le cœur d'
un homme
sensible aux beautés et aux mystères de la nature pouvait réclamer justice en cette fin de
Renaissance, il n'
y avait pas encore là de quoi mobiliser une partie de la population, par
ailleurs, bien plus préoccupée par les conséquences délétères des guerres de religions.
Pourtant, les tableaux que Palissy nous dresse de certaines dégradations
environnementales ne laissent pas insensibles. Les hommes semblent faire des ravages
parmi certaines espèces comme les saumons ou les écrevisses et déforester à qui mieux
mieux. Il semble que Palissy ait plus ou moins largement exagéré l'
ampleur des
catastrophes. Évidemment, il nous est facile a posteriori de juger que les problèmes
environnementaux auxquels étaient confrontés nos ancêtres de la Renaissance n’étaient
286 Bacon, Novum Organum, 1620. Il faut noter que Bacon avait déjà formulé nombre de ses idées
quarante ans plus tôt à son retour de France.
142
rien par comparaison avec notre propre « crise environnementale ». S'
agit-il encore
d'
une pirouette de style ou du pessimisme idiosyncrasique de notre potier ? Il faut plutôt
chercher du côté de la dure vie de notre savant. Nous verrons encore une fois dans cette
crainte exagérée du gaspillage des ressources une raison utilitaire. N'
y a-t-il pas en effet
du bon sens à prédire le pire pour forcer les gens à quelque retenue ou à quelque sage
prévision ? N'
oublions pas que par manque de bois, Palissy fut contraint de brûler ses
meubles et que par manque de nourriture, il vit certains de ses enfants mourir de
faiblesse.
Néanmoins, il est frappant de constater que la formulation de l'
hypothèse
d'« espèces perdues » ne correspond pas forcément à une période de forte dégradation
environnementale et d'
extinctions réelles d'
espèces. Les siècles suivant seront la scène
d'
extinctions bien plus nombreuses, comme celle du Dodo, sans que pour autant l'
idée
de Palissy ne soit reformulée ou suivie. Peut-être n'
y a-t-il pas finalement de
parallélisme entre le souci environnemental, sa traduction en termes scientifiques et
l'
état objectif de l'
environnement.
143
7
./0
0
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'
5
Bien que souvent les savants qui se penchent sur les questions relatives à la
formation de la Terre soient par ailleurs de grands naturalistes ou de grand médecins287,
il nous a paru nécessaire de distinguer, aux XVIIe et XVIIIe siècles, les études prenant la
terre et ses formations ainsi que les fossiles pour objet des autres types d’études
naturalistes (anatomie, botanique, zoologie, etc.) dans les débats concernant l’idée
d’extinction. Comme nous l’avons indiqué dans l’introduction générale, le but de cette
recherche n’est pas de rendre compte de tous les aspects historiques et épistémologiques
ayant trait aux extinctions ; notre démarche ne prend réellement sens qu’à la lumière des
connaissances de l’environnement et des atteintes subies par les espèces ; néanmoins,
l’accession de l’hypothèse de l’extinction des espèces à une formalisation scientifique et
rationnelle s’est faite en grande partie grâce aux études géologiques sur les fossiles. Et
au fur et à mesure que nous progressons dans le temps, les sciences de la Terre
s’autonomisent de plus en plus de ce que l’on nomme, dans un sens général, l’histoire
naturelle et qui regroupe aussi bien les sciences botaniques, zoologiques et
minéralogiques. Voilà pourquoi la première partie de ce chapitre traitera d’abord de
l’histoire des idées géologiques et paléontologiques avant que nous nous tournions
ensuite vers les sciences de la vie et de l’environnement proprement dites.
(
%
%
Les théories de Palissy sur la formation des fossiles, ainsi que son idée des
« espèces perdues » n'
ont pas permis de trancher le débat sur la nature des fossiles et
pendant encore plus d'
un siècle, des doutes ont subsisté sur la nature organique de tous
les fossiles. Pour les fossiles dont la forme était similaire ou très proche d'
espèces alors
connues, la cause fut vite entendue en faveur de l'
hypothèse organique ; mais pour les
autres, aux formes et aux tailles plus ou moins étranges, les tergiversations continuèrent.
L’étude directe des fossiles était encore sommaire au XVIIe siècle et les comparaisons
entre les fossiles et les parties dures d’organismes actuels restèrent longtemps peu
précises. Il était certes assez facile de reconnaître des huîtres ou des escargots, mais les
144
choses se compliquaient lorsque l’on avait affaire, par exemple, à des ossements de
vertébrés. La seule méthode efficace était celle qui recevra plus tard le nom
d’« anatomie comparée », mais encore fallait-il disposer de quelques notions
élémentaires en ce domaine. Les études anatomiques furent, en effet, longtemps
interdites ou très limitées à cause d’interdits religieux.
Peiresc (1580-1637) qui fut l’élève, à Padoue, de Fabrice d’Acquapendente
(1537-1619), l’un des rénovateurs de l’anatomie comparée, reçut un jour de la part d’un
ami, une énorme molaire d’un « homme géant » trouvée dans le sol. Il se doute de prime
abord qu’il s’agit d’une dent d’éléphant ; en 1631, il prend l’empreinte d’une vraie
molaire d’éléphant avec de la cire et vérifie sa ressemblance avec la molaire du prétendu
géant. Telle fut l’une des premières applications de l’anatomie comparée à la
paléontologie, signant ainsi le déclin des mythes relatant l'
existence de races d'
hommes
géants, comme nous l’avons vu dans l'
Antiquité.
Les défenseurs convaincus de la nature organique des fossiles, comme Agostino
Scilla (1639-1700) et surtout Sténon (1638-1686), comprirent qu'
il fallait surtout
démontrer le caractère organique des fossiles les plus originaux288. N'
oublions pas qu'
à
cette époque le terme « fossile » désignait encore tout ce qui était trouvé en creusant le
sol, dont les cristaux de roche et les restes de civilisations passées, monnaies, poteries,
etc. Sténon utilisa notamment pour sa démonstration des méthodes chimiques, comme
Fabio Colonna et plus tard Leibniz.
Pour ce qui est des cristaux, il était clair qu'
ils avaient « grandi » dans la terre,
mais pourquoi n'
en eût-il pas été de même des fossiles aux formes inconnues ?
Athanasius Kircher (1602 -1680), dans son Mundus Subterraneus289, s'
appuyant sur la
pensée néoplatonicienne en vogue depuis le siècle précédent, attribue la formation et la
figuration des fossiles à une sorte de vis plastica ou encore spiritus plasticus. Le refus
de l'
acceptation de l'
origine organique des fossiles reste longtemps vivace. Selon Loren
Eiseley290, certains penseurs auraient même formulé l’idée que les pierres contenant des
fossiles proviendraient de comètes ou de météorites extra-terrestres. Quoi qu’il en soit,
cette résistance perdure toujours au XVIIIe siècle, parfois sous la plume de très grands
naturalistes, comme le très savant Martin Lister (1638-1712) et plus tard Edward Lhwyd
(1660-1709). Lhwyd, qui était par ailleurs un animalculiste convaincu, affirmait en
287 Cf. l’introduction de Roger, Les Sciences de la vie dans la pensée française du XVIIIe siècle, Paris,
Albin Michel, 1993.
288 Rudwick, The Meaning…, op. cit., chap. 2.
289 Kircher, Mundus Subterraneus in XII Libros Digestus ; quo Divinum Subterrestris Mundi
Opificium..., Amsterodami, 1664-5.
145
reprenant la tradition aristotélicienne, que les fossiles s'
étaient formés in situ à partir de
semences qui s'
étaient infiltrées en terre291. Le cas de Lister est encore plus intéressant
dans la mesure où son refus de reconnaître la nature organique des fossiles est basé
paradoxalement sur une analyse remarquablement minutieuse des coquilles. Cet expert
conchyliologue ne passe pas à côté des différences les plus fines qui existent entre les
espèces de coquilles actuelles et les espèces fossilisées. Mais son refus d'
accepter aussi
bien une explication proto-évolutionniste que diluvianiste ou catastrophiste le conduit à
une troisième voie, plus traditionnelle, celle de la génération spontanée minérale. Pour
Lister, il n’existe aucune différence entre la nature de la matière constituant le fossile et
la nature de la roche qui l'
entoure, mais une simple différence de forme ; d'
où sa
conclusion qu'
il ne s'
agit là que de « lapides sui generis ». Cette conclusion, qui peut
nous sembler saugrenue, ne témoigne pas moins d'
une grande rigueur scientifique de la
part de Lister, qui étaye rationnellement ses conclusions et qui cherche constamment à
ne pas hybrider observations naturelles et théologie. Ses positions se rapprochent
finalement du courant scientifique le plus avancé à son époque, dans la lignée de la
philosophie newtonienne, le courant « mécaniste ». Enfin, ne pas remettre en cause
l'
idée de plénitude de la Création, voire même ne pas se poser la question des espèces
perdues, constituait l’un des avantages majeurs de ses positions.
Pour sa part, John Ray (1627-1705), le plus grand naturaliste anglais du XVIIe
siècle, ne ménage pas ses interrogations et après avoir instruit une sorte de procès
contradictoire sur le problème de la nature des fossiles, propose en 1673 une solution
mixte292 : certains fossiles seraient bien de vraies coquilles et d'
autres seraient d'
origine
minérale. Finalement, ce jugement pyrrhonien exprime la lucidité d'
un auteur qui ne
cherche pas à masquer ses doutes par de fausses solutions dogmatiques, et témoigne
d'
une rare honnêteté scientifique. Cependant, dans une lettre ultérieure destinée à
Lhwyd, Ray ne cache pas son embarras à l'
égard de l'
hypothèse des espèces disparues :
d'
un côté, il admire les conséquences qu'
on peut tirer de l'
origine naturelle des fossiles
« au moins, elles rejettent l'
opinion généralement reçue parmi les philosophes et les
hommes de Dieu, et sans bonne raisons, que depuis la première Création il n'
y a pas eu
d'
espèce d'
Animaux ou de Végétaux perdus, et pas de nouveaux produits. »293. Mais
d'
un autre côté, dans ses ouvrages apologétiques, The wisdom of God294, et surtout
290 Eiseley, The Firmament of Time (1960), Lincoln, University of Nebraska Press, 1999, p. 42.
291 Rudwick, The Meaning…, op. cit., p. 84.
292 Ray, Observations, Topographical, Moral, & Physiological, London, 1673.
293 Cité par Rudwick, op. cit., p. 86.
294 Ray, The Wisdom of God Manifested in the Works of Creation, London, 1691.
146
Three physico-theological discourses, Ray doute de la possibilité de la disparition des
espèces en se référant à la providence divine : « Il s'
ensuivrait que plusieurs espèces de
coquillages seraient perdues pour le monde, ce que les philosophes ont été jusque-là
réticents à admettre, estimant que la destruction d'
une quelconque espèce provoquerait
un démembrement de l'
univers et ainsi le rendrait imparfait ; ils pensent plutôt que la
divine Providence est spécialement investie de la sécurité et de la préservation des
Œuvres de la Création. »295.
Sans parler de l'
idée des espèces perdues, l'
affirmation de la nature organique
des fossiles n'
est clairement pas assurée à la fin du XVIIe siècle, malgré les travaux
remarquables de Sténon par exemple, dont les idées sont pourtant largement diffusées à
cette époque en Europe296. Mais ces hypothèses vont recevoir l'
appui décisif, et a
posteriori assez surprenant des théories diluvianistes.
7
Affirmer la nature organique des fossiles n’était pas gratuit car cela imposait de
trouver des mécanismes qui rendent compte de la présence de restes d’organismes
marins si loin de leur habitat d’origine. L’explication qui eut le plus de succès fut celle
du Déluge biblique, qui faisait des fossiles des organismes abandonnés à l’issue de
l’inondation générale de la Terre provoquée par Dieu. En plus d’être simple, cette
explication avait le mérite d’être en conformité avec l’Écriture sainte et c’est pourquoi
elle trouva des partisans dès le Moyen Âge. Le moine Ristoro d’Arezzo qui signale en
1282 la présence de coquilles fossiles au sommet d’une très haute montagne en conclut
que « c’est un signe certain que cette montagne a été faite par le Déluge »297. Il reprend
cette idée du premier à l'
avoir sans doute formulée, Isidore de Séville298.
Dès lors, cette explication connaît un succès croissant et on assiste à partir du
dernier tiers du XVIIe siècle à une véritable floraison des théories diluvianistes ; qui
plus est, elles s'
insèrent de façon toute naturelle dans les premières « Théories de la
Terre » qui se donnent pour but d’expliquer certains faits de l’histoire naturelle à la
lumière de la Bible. Les auteurs de ces livres font des fossiles des témoins directs du
295 Ray, Three Physico-Theological Discourses, 1703, (3rd ed., 1713) p. 149. Cité par Lovejoy, The
Great Chain of Being (1936), Cambridge, Harvard University Press, 2001, p. 243.
296 Ellenberger, Histoire…, op. cit.
297 Citation tirée de Adams, The Birth and Development of the Geological Sciences, New-York, Dover
Publications, 1954, p. 339.
298 Gohau, Les Sciences de la terre…, op. cit., p. 23.
147
déluge. Nous pouvons distinguer plusieurs types de théories diluvianistes, en particulier
selon l’importance de la dimension apologétique dans les ouvrages.
Certains savants soulignent que l'
épisode du Déluge peut tout à fait conforter
leurs propres théories, mais n'
insistent pas vraiment sur ce point. C'
est le cas en
particulier de Sténon ou encore de Leibniz (1646-1716) dans un ouvrage posthume,
Protogea, où il ne montre que mépris pour la théorie des fossiles comme « jeux de la
nature », et considère clairement les fossiles comme des restes pétrifiés d’êtres qui
autrefois ont été vivants. Le Déluge biblique lui paraissait à cet égard comme le plus
important des changements subis par le globe.
Cependant, d'
autres auteurs, emportés par la déferlante de la théologie naturelle,
se servent au contraire des faits pour asseoir le récit biblique, ou du moins mobilisent
toute leur sagacité pour faire coïncider faits naturels et histoire biblique.Au nombre des
plus ardents, on trouve un médecin suisse, Johann Jakob Scheuchzer (1672-1733)
encore appelé Scheuchzer l'
Aîné, et un médecin anglais, John Woodward (1665-1728),
lequel expliquait les différentes couches fossilifères par la sédimentation différentielle
des organismes en fonction de leur poids spécifique299. Mais Woodward ne se penche
pas vraiment sur le problème de la forme des fossiles et adopte la suggestion de Ray, à
savoir que l'
extinction ne pourrait être qu'
un phénomène apparent. Dans la mesure où la
faune des grands fonds marins est très peu connue, il conclut qu'
« il n'
y a pas une seule
espèce entière de coquillages, ayant vécu autrefois et qui maintenant ait péri et soit
perdue »300.
Scheuchzer va plus loin dans son affirmation du Déluge comme événement
géologique majeur : dans un de ses ouvrages, il fait même parler les fossiles de poisson
d'
Öningen pour défendre leur propre origine organique, témoigner de la réalité du
Déluge et ainsi confondre les opposants aux théories diluvianistes301 !
Ces idées diluvianistes ont été jugées a posteriori très néfastes aux progrès des
concepts paléontologiques302. Elles furent également critiquées très tôt par Palissy et par
Léonard de Vinci qui avait remarqué des successions de plusieurs couches fossilifères,
observation incompatible avec l’action d’un Déluge unique.
299 Woodward, An Essay Toward a Natural History of the Earth : and Terrestrial Bodies, Especially
Minerals : as also of the Seas, Rivers and Springs. With an Account of the Universal Deluge : and
upon the Effects that it Had upon the Earth, London, 1695
300 Cité par Rudwick, The Meaning…, op. cit., p. 83.
301 Scheuchzer, Piscium querelae et Vindiciae, Tiguri, 1708.
302 Cf. par exemple Guyénot, Les Sciences de la vie…, op. cit., p. 349. Il traite ces théories de '
stériles'et
'
superflues'et les diluvianistes de '
crédules'et de '
naïfs'!
148
Néanmoins, en se replaçant dans l’ambiance intellectuelle des XVIIe et XVIIIe
siècle, on peut penser, comme Martin Rudwick ou François Ellenberger, que ces
théories diluvianistes avaient le mérite de mettre en accord l’idée de la nature organique
des fossiles avec un cadre religieux dont il était difficile de s’abstraire. Ces idées
conduisaient également à admettre que la Terre avait une histoire géologique, même
courte, et qu’elle avait subi des changements importants. On croyait alors que l’histoire
de la vie sur Terre se résumait à deux périodes distinctes : la période précédant le
Déluge, avec des espèces qui pouvaient avoir disparu à cause de l’inondation ; et depuis
le Déluge, avec les espèces actuelles.
De plus, la fécondité des idées diluvianistes quant à la question des espèces
perdues est tout à fait flagrante dans le cas suivant : Fontenelle fut en effet le premier en
France, pour l'
époque moderne, en 1710, à évoquer de nouveau l'
idée de la disparition
des espèces dans un compte-rendu de l'
Académie des Sciences, et cela à propos d'
une
dissertation de Scheuchzer :
« Il peut se trouver des Pierres figurées dont le moule nous soit présentement
inconnu. Les coquillages qui les auront formées ne seront plus dans nos mers ou nous
auront échappé. La grande quantité de Pierres qui certainement ont été moulées de cette
manière, nous met en droit de faire cette supposition. Peut-être même quelques moules
seraient-ils perdus, c'
est-à-dire que quelques espèces de coquillages auront péri, mais
pour employer cette idée un peu hardie, il faut apercevoir dans une pierre des traces
assez sensibles de cette sorte de formation »303.
Malheureusement, Fontenelle rejette aussitôt cette explication des espèces
perdues pour lui substituer deux autres hypothèses : celle d'
une semence minérale et
l'
hypothèse diluvianiste de Scheuchzer.
Donc si pour un diluvianiste, que ses préoccupations soient d'
ordre scientifique
ou apologétique, la nature organique des fossiles constitue la seule option possible,
l'
existence d'
espèces perdues est beaucoup plus débattue. Certes, les conditions
intellectuelles semblent plus propices pour accepter cette dernière hypothèse dans le
contexte diluvianiste, mais nous nous heurtons alors à deux obstacles distincts d'
ordre
philosophico-théologique, d'
un côté l'
idée de plénitude de la Création, et de l'
autre, celui
de providence divine.
303 Fontenelle, Hist. d. l'
Acad. d. Sc., 1710, p. 20. Cité par Balan, L’Ordre et le temps, Paris, Vrin, 1979,
p. 126.
149
Bien que ces deux concepts puissent en partie se recouper, ils méritent d'
être
clairement distingués dans la mesure où ils renvoient en fait à deux traditions
différentes : l'
idée de plénitude de la Création renvoie directement à Platon et à
l'
immutabilité des Idées, reprise ensuite par l'
orthodoxie chrétienne ; l'
idée de
providence divine rappelle plutôt la pensée téléologique aristotélicienne ainsi que la
monadologie leibnizienne ; elle postule que Dieu a fait le monde le plus parfait et le
moins désordonné possible.
Par rapport au principe de plénitude, « l'
extinction suggérait immanquablement
l'
imperfection et l'
incomplétude dans la conception de la Création originelle »304. Il
semblait difficilement concevable qu'
une quelconque forme d'
êtres vivants ait existé
pour ensuite disparaître de la surface de la Terre. Car si Dieu est perfection, la
disparition ou la mort représente au contraire l'
imperfection.
De plus, l'
extinction allait à l'
encontre de l'
idée de providence, et cela à plusieurs
niveaux. La providence, nous rappelle le dictionnaire philosophique d’André Lalande,
est l'
« action que Dieu exerce sur le monde en tant que volonté conduisant les
événements à des fins ». Or, la fin évidente de la Création divine réside pour tous les
théologiens en l'
homme, fait à l'
image de Dieu et, partant, être le plus parfait. Pourquoi
Dieu aurait-il créé des espèces pour les faire disparaître ? Les deux réponses possibles
sont malheureusement aussi inconfortables l'
une que l'
autre : soit ces espèces étaient
inutiles à l'
homme, alors pourquoi les avoir créées ; soit elles étaient utiles, alors
pourquoi les faire disparaître ? Une réponse surprenante à ce dilemme nous est
cependant fournie au XVIIIe siècle par le savant anglais Peter Collinson : après la
découverte du squelette fossile d'
un vertébré géant (« L'
animal de l'
Ohio », qui était en
réalité un mastodonte), Collinson305 avec son compatriote William Hunter croit
déterminer à partir d'
un examen des molaires de l'
animal que son régime était carnivore.
Concédant qu'
un tel animal ne pouvait raisonnablement pas survivre inconnu dans une
quelconque région du monde, Collinson fut obligé de conclure que l'
espèce avait
sûrement disparu, mais il crut bon d'
ajouter que cette extinction était complètement en
accord avec la providence divine dans la mesure où un tel animal aurait été bien trop
redoutable pour l'
homme !
Par ailleurs, la providence se manifeste de deux façons différentes : de manière
générale, elle résulte de la mise en mouvement de la matière par Dieu selon des lois qui
304 Rudwick, The Meaning…, op. cit., p. 64.
305 Collinson, « An Account of Some Very Large Fossil Teeth Found in North America and Described
by - », Phil. Trans. Vol. LVII, part. I-1767, p. 464-469. Cité par Balan, L’ordre…, op. cit., p. 134.
150
minimisent le désordre dans la nature ; de manière particulière, la providence s'
exprime
à travers les miracles divin pour remédier à certains désordres306. Il est clair que le
phénomène d'
extinction remet aussi bien en cause la providence particulière que la
providence générale, ce que ne manque pas de souligner Thomas Molyneux à propos
des restes énigmatiques de Mégalocéros. Une des solutions pour contourner cette aporie
de la providence, employée par Molyneux, passera alors par l'
invocation des régions
inexplorés de la Terre dans lesquelles les espèces supposées disparues pourraient encore
survivre. Il n'
y aurait en lieu et place des véritables extinctions que des disparitions
locales d'
espèces. Mais nous examinerons cette idée un peu plus loin.
Enfin, si l'
on se penche sur les différentes interprétations du Déluge au XVIIe
siècle, il semble pourtant que l'
extinction totale d'
une espèce ne faisait aucun doute,
celle de l'
homme. En effet, jusqu'
en l'
an 1666307, l'
idée que la fin du monde était
certaine, et peut-être même imminente, était fort répandue. Évidemment, cette fin
sonnait plutôt comme une délivrance pour les croyants, c'
est-à-dire comme l'
instauration
de la Jérusalem céleste sur Terre. Mais la justice divine commençait à être discrètement
remise en question. Ainsi, le grand poète anglais John Milton dans son chef-d’œuvre
Paradise Lost, mettait-il plus en exergue la douleur et les doutes d'
Adam pleurant ses
enfants décimés par le Déluge que la bonté de Dieu ; douleur illustrée par l'
épisode de
l'
Arche et le sauvetage des espèces et du sage Noé, mais au prix de la souffrance
engendrée par la disparition de tous les autres humains308.
Le déclin des théories diluvianistes est engagé dès le début du XVIIIe, non pas
que l'
épisode du Déluge en lui-même soit remis en cause, mais qu'
à l'
instar de
Fontenelle ou de Hooke, les savants doutent de son implication dans l'
explication des
fossiles. Le coup de grâce viendra de Buffon et de son Histoire de la Terre (1749), où il
met en avant l’hypothèse des « causes actuelles ».
7
8"
9
#
3
:
306 Malebranche, Méditations chrétiennes (1683), VIIe Méd. § 17. Cf. Lalande, op. cit., p. 847.
307 666 étant le chiffre du Démon, 1666 était supposée être une année maudite, voire l'
année de
l'
Apocalypse. Les Anglais en particulier virent dans le grand incendie de Londres le signe de la fin du
monde imminente, mais après ce paroxysme, les idées millénaristes perdirent du terrain dès les années
suivantes. Cf. Stafford, The Last of the Race : the Growth of a Myth from Milton to Darwin, Oxford,
Clarendon Press, 1994, chap. 1.
308 Cf. Stafford, The Last..., op. cit.
151
Jusqu'
à maintenant, nous avons encore rencontré assez peu de savants qui aient
reconnu explicitement l'
existence d'
espèces perdues. Mais c’est bien dans cette catégorie
que nous devons ranger Robert Hooke (1635-1703), membre éminent de la Royal
Society, et expérimentateur de génie, qui n’hésita pas à admettre la possibilité de
l’extinction de certaines espèces. Il est indispensable d'
aborder ses conceptions à ce
sujet sans pour autant faire de lui un être plus éclairé ou plus intelligent que ses
collègues car nous allons le voir, ses idées reposent finalement sur le même socle
théorique que celles de ses opposants. En science, comme l’a judicieusement affirmé
David Bloor, les erreurs et les vérités naissent du même terreau épistémologique, et
parfois l'
infime interstice théorique qui permet de différencier le vrai du faux est bien
difficile à retrouver et à justifier.
L'
ouvrage posthume309 de 1705 dans lequel les observations géologiques de
Hooke sont rassemblées présente d'
abord et de façon logique une démonstration de
l'
origine organique des fossiles. Certes Hooke s'
appuie sur des descriptions
remarquables de charbons ou de bois fossilisés qu'
il a réalisées au microscope, dont il
identifie les microstructures à celles de morceaux de bois récents ; mais pour défendre
sa thèse, il fait surtout appel à ce qui à nos yeux de lecteurs modernes constitue la
source de toutes les erreurs de ses adversaires, à savoir la théologie naturelle. En
s'
appuyant sur le principe philosophique de « raison suffisante », il soutient qu'
en accord
avec « l'
infinie prudence de la Nature », celle-ci ne fait rien en vain. Par conséquent, si
on rejette comme lui la vision du monde qui associe les ressemblances de la nature à des
vertus magiques ou curatives, et les dogmes téléologiques qui l'
accompagnent (c'
est-àdire l'
ancienne episteme pour reprendre le terme de Foucault), une coquille fossile ne
pourra être appréhendée que dans un système qui lui confère la même origine causale
qu'
à ses consœurs contemporaines, à savoir une origine organique310.
À côté de cela, Hooke accepte tout à fait la courte chronologie biblique et ne
remet pas en cause les Écritures. L'
épisode du Déluge n'
est-il pas corroboré par des
récits extra-bibliques, tels le mythe de Deucalion et Pyrrha, par exemple ? Il détourne
simplement les arguments de la théologie naturelle en sa faveur, contre les théories de
ses collègues. Et il n'
en va pas différemment pour son affirmation des extinctions,
quoique cette dernière assertion ait par ailleurs choqué ses contemporains. En alléguant
309 Waller, The Posthumous Works of Robert Hooke, M. D., S. R. S., Geom Prof. Gresh. Containing his
Cutlerian Lectures, and Others Discourses Read at the Meetings of the Illustrious Royal society,
London, 1705.
152
la véracité des extinctions, ce grand savant anglais allait consciemment à l’encontre des
dogmes les plus admis de son temps quant à la pérennité et l’immutabilité des espèces.
Pourtant, il n’avait aucun doute quant à la disparition totale de certaines espèces :
« Pour le moment, nous considérons comme réelle et vraie cette supposition,
qu’il y a eu dans des époques passées du monde diverses espèces de créatures qui sont
maintenant entièrement perdues, rien d’entre elles ne survivant en aucun endroit de la
Terre. »311.
Hooke pensait que la disparition de ces espèces pouvait avoir été provoquée par
les nombreux changements subis par la surface du globe au cours du temps. Par
« changements », il entendait surtout des tremblements de terre, car de toute façon il lui
semblait « très absurde de conclure que depuis le commencement les choses ont persisté
dans le même état où nous les trouvons aujourd’hui… ». Selon lui, cette loi générale du
changement s’appliquait aussi bien aux êtres vivants qu’au monde inanimé. Qui plus
est, ce changement auquel Hooke fait référence n'
est pas neutre idéologiquement
puisqu'
il est marqué d'
un certain pessimisme fort répandue à son époque. Il s'
agit d'
un
changement directionnel qui mène la Terre de son enfance, lorsqu'
elle était encore
chaude et malléable, à son déclin qui se perçoit aujourd'
hui par sa dureté, sa sécheresse
et son usure312. Les découvertes de grands os fossiles et d'
ammonites géantes du
portlandien confirment cette théorie, en appuyant la thèse déjà énoncée par les mythes
antiques de l'
existence passée de races géantes, témoins de la « vigueur » de la Terre
encore dans sa jeunesse. Mais Hooke ne se contente pas de reprendre les mythes grecs
(comme le mythe platonicien de l'
Atlantide en rapport avec les tremblements
catastrophiques), il ajoute sa vision personnelle des changements biotiques :
« Il y a eu beaucoup d’espèces de créatures dans les âges passés, dont nous ne
pouvons trouver aucune à présent ; et il n’est pas improbable aussi qu’il puisse y avoir
aujourd’hui diverses nouvelles sortes, qui n’ont pas toujours été. » 313
Autrement dit, non seulement certaines espèces se sont éteintes depuis le
commencement du monde, mais d’autres sont apparues depuis. Hooke, qui s’appuyait
sur l’observation des variations à l’intérieur d’espèces actuelles, soutenait l’idée que les
changements du milieu, l’altération du climat, du sol, ou de la nourriture avaient pu
contribuer à l’apparition de ces nouvelles espèces. Le grand savant anglais envisage un
310 Cf. Rudwick, The Meaning…, op. cit., p.54.
311 Waller, The Posthumous Work…, op. cit.
312 Cf. Rudwick, The Meaning…, op. cit., p. 74-75.
153
instant que certaines espèces d'
animaux du passé survivent au fond des mers, mais il nie
derechef cette solution, et donne raison à une sorte de transformisme qui va d'
ailleurs
dans le sens d'
une dégénérescence des espèces menant vers une terminaison finale.
Cependant, on relève une dissymétrie conceptuelle entre la mort des espèces,
toujours explicable, et la naissance de nouvelles variétés, qui ne peuvent point provenir
de créations nouvelles d’origine divine pour le naturaliste du XVIIe qu’il est314. Mais
Hooke est surtout préoccupé par l'
adéquation de son système avec la théologie naturelle
et la garantie qu'
il obéisse au fameux principe de plénitude. Il est clair pour Hooke qu'
il
y a autant d'
espèces qui apparaissent que d'
espèces qui disparaissent car elles ne font
que se transformer : la sagesse divine est sauve.
De façon globale, le monde vivant avait changé au cours du temps et ces
changements se reflétaient dans les différents types de fossiles. Il était donc
théoriquement possible de reconstituer l’histoire ancienne du monde au moyen des
fossiles, tout comme on pouvait retracer l’histoire humaine au moyen des antiquités :
« Maintenant ces coquilles et autres corps sont les médailles, les urnes et les
monuments de la nature […]. Ce sont les plus grands et les plus durables monuments de
l’Antiquité, qui, selon toute probabilité, seront de loin antérieurs à tous les anciens
monuments du monde, même les pyramides, les obélisques, les momies, les
hiéroglyphes et les médailles, et qui fourniront plus d’information à l’histoire naturelle
que tous ces autres pris ensemble n’en fourniront à l’histoire civile. ».315
Seulement, il ne s'
agit pas là d'
une simple métaphore ; selon Rudwick, en
employant l'
idée de « monument », Hooke ne souhaite pas seulement expliquer ce que
représentent les fossiles par rapport à l'
histoire de la Terre : « Il était question d'
établir la
chronologie d'
une seule et même période de l'
histoire, en confortant une source
d'
évidence par une autre. La tâche de l’antiquaire ‘naturel’ était de développer, avec
l'
aide des fossiles, les archives utilisées par les étudiants en antiquités ‘artificielles’. ». Il
nous semble cependant que Rudwick va un peu loin et décrit là en réalité la position de
certains « extrémistes » qui cherchent à corroborer l'
histoire écrite par les restes
géologiques, comme l'
abbé Pluche316 en France. Comme le feront plus tard Buffon et
313 Hooke, « Lectures and Discourses of Earthquakes, and Subterraneous Eruptions… » in Waller, The
Posthumous Works of Robert Hooke…, pubblish’d by Richard Waller, London, 1705. p. 291, p. 327328.
314 Gohau, Les Sciences de la terre…, op. cit.
315 Hooke, « Lectures and Discourses… », op. cit. p. 335.
316 Pluche, Le Spectacle de la nature ou entretiens sur les particularités de l'
histoire naturelle..., A Paris,
chez la veuve Estienne, 1735. Cité par Ellenberger, Histoire de la géologie, op. cit., p. 56.
154
Cuvier, Hooke a plutôt pour but de prolonger les plus anciennes chroniques humaines
empêche que les
par les interprétations tirées des « antiquités naturelles »317. Il n'
expressions de « monument de la nature », « médaille », « antiquité », et aussi
d'« annales » et d'« archives (records) » qu'
emploie Hooke pour la première fois
deviendront toutes des lieux communs de la géologie jusqu'
au début du XIXe siècle318.
En se demandant dans quelle mesure histoire humaine et histoire naturelle se
superposent ou se complètent, Hooke ne cherche en rien à se démarquer de la
chronologie biblique, bien au contraire. Ceci n'
empêche cependant pas Hooke de jeter
les bases d’une paléontologie historique319, en 1668 l'
année de ses discours, et ce avant
même la publication du Prodrome de Sténon320. Il fallut attendre un siècle pour que ce
« programme de recherche » commence à être réalisé en pratique par l'
établissement
d'
une véritable chronologie de l’histoire de la Terre à partir des fossiles, grâce à GiraudSoulavie. Hooke contribua par son autorité à affaiblir le dogme de la fixité des espèces
hérité de la lointaine tradition scolastique ; il ne remit cependant pas en cause celui de
plénitude de la Création, principe qui offrira d’ailleurs le plus de résistance à
l'
émergence d'
une science et d'
une mentalité dépourvue des derniers résidus
théologiques qui s'
opposent à la pensée d'
un véritable changement des espèces et du
monde vivant. Ce constat est particulièrement saillant à propos du rapport entre la
question des espèces disparues et les découvertes toujours plus nombreuses de fossiles
exotiques.
7
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A la fin du XVIIe, les premières études d’anatomie comparée permirent de faire
des découvertes plutôt déconcertantes pour l’époque, comme on l'
a vu avec la
découverte de Peiresc un peu plus haut. Trouver des éléphants en Europe était en soi
assez inattendu. On pouvait cependant expliquer leur présence en les rapportant une fois
de plus à l’histoire antique, ce que fit Sténon : Hannibal n’avait-il pas franchi les Alpes
avec plusieurs éléphants lors de sa campagne contre Rome, et les Romains eux-mêmes
n’avaient-ils pas par la suite importé nombre de ces animaux en Europe ? Ainsi, jusqu’à
317 Cf. Ellenberger, Histoire…, op. cit., p. 56.
318 Ibid., p. 56-59.
319 Ibid., t. II, p. 56.
155
la fin du XVIIIe siècle, cette explication fut mise maintes fois à contribution pour
expliquer la présence de grands ossements dans le sol européen, ce qui n’était toutefois
pas crédible aux yeux de tout le monde. Qui plus est, bien d’autres fossiles se révélaient
soit appartenir à des espèces exotiques, connues seulement dans des régions lointaines
(ce que remarquait déjà Palissy dans ses Discours et plus tard Jussieu321 à propos de
plantes fossilisées trouvées dans des mines de charbon), soit sans équivalents dans le
monde actuel. Le second cas de figure était le plus troublant car, comme nous l’avons
vu, il supposait que Dieu ait pu créer des essences assez imparfaites pour qu’elles
puissent s’éteindre totalement, ce qui était tout à fait incompatible avec une
interprétation littérale des Écritures. D’ailleurs, lors du Déluge, Noé n’avait-il pas sauvé
dans son arche un couple de chaque espèce animale ?
Mais justement, avec l'
explosion du nombre d'
espèces nouvellement découvertes
entre le XVIe et le XVIIIe siècle, il devenait difficile d'
imaginer que toutes aient pu
entrer dans l'
Arche (même si ce problème de logistique fit encore l'
objet d'
un article de
l'
Encyclopédie en 1751322 ). Par ailleurs, comment certaines espèces, seulement connues
dans le Nouveau Monde, avaient-elles pu voyager jusqu'
à l'
Arche, et en seulement sept
jours comme il est écrit dans la Bible ? Ces arguments liées à la découverte d'
espèces
exotiques finirent ainsi de discréditer les théories diluvianistes quant à l'
existence des
fossiles et à la distribution des faunes terrestres323.
Mais la répugnance à admettre la possibilité de l’extinction de certaines espèces
était parallèlement si forte qu'
elle conduisit certains savants, comme John Ray, à douter
de l’origine organique des fossiles. Une solution au dilemme était de supposer que ces
représentants actuels n’avaient pas encore été découverts et demeuraient cachés au fond
des mers ou dans des contrées encore inexplorées par les européens (la découverte de
l’Amérique, mais aussi de l'
Océanie ayant ainsi révélé bien des espèces inconnues
auparavant comme les caribous, les dindons, les bisons d'
Amérique, etc.). Cette façon
d’éluder le problème fut sérieusement employée dès la fin du XVIIe par Molyneux. Dès
le XVIe siècle, on pouvait constater à quel point certaines espèces déclinaient, voire
disparaissaient à force d’être chassées de façon trop intensive. Lorsque des crânes d’une
espèce de cerfs aux énormes bois (aujourd’hui appelée Megaloceros) furent découverts
320 Steno, The Prodromus to a Dissertation Concerning Solids Naturally Contained Within Solids.
Laying a Foundation for the Rendering a Rational Account ... of the Frame ... of the Earth, English'
d
by H. O. STENO. Nicolaus, Bishop of Titopolis, London, 1671.
321 Jussieu, « Examen des causes des impressions des plantes marquées sur certaines pierres des environs
de Saint Chaument dans le Lyonnais », Mem. Acad. Sc., 1718.
322 Cf. Rex, « L'
Arche de Noé et autres articles religieux de l'
abbé Mallet dans l'
Encyclopédie »,
Recherches sur Diderot et sur l'
Encyclopédie, 30, avril 2001.
156
en Irlande vers la fin du XVIIe siècle, Thomas Molyneux (1661-1733) s’interrogea sur
l’absence actuelle de cet animal (qu’il ne croyait pas antédiluvien) sur l’île. Dans un
article de 1697, il écrivit :
« C’est l’opinion de nombre de naturalistes qu’aucune espèce réelle324 de
créature vivante n’est si complètement éteinte qu’elle ait entièrement disparu du monde
depuis sa première création ; et cette opinion est fondée sur un principe si excellent, à
savoir que la Providence prend soin en général de toutes ses productions animales, qu’il
mérite notre assentiment. »325
Néanmoins, les espèces animales étaient soumises, comme les affaires
humaines, à bien des vicissitudes, et la possibilité d’extinctions locales était bien
attestée, « bien qu’en même temps on ne puisse nier que l’espèce a été soigneusement
préservée dans quelque autre partie du monde ». Le cas du grand cerf irlandais, selon
Molyneux illustrait bien cette constatation. Il croyait en effet que les restes trouvés dans
la tourbe irlandaise appartenaient à la même espèce que l’élan. Pour Molyneux, il avait
été exterminé par l’homme en Irlande, mais il avait survécu en Amérique du Nord et
l’action de la Providence n’était donc pas prise en défaut.
Molyneux fournit par ailleurs d’intéressantes spéculations à ce sujet : il pensait
que c’étaient bien les hommes (des « sauvages ») qui avaient conduit ce cerf à
l’extinction en Irlande et pointait à ce sujet l’insularité de l’Irlande comme un facteur
aggravant par rapport au vaste continent américain, anticipant ainsi en quelque sorte les
lois de la biogéographie insulaire326.
La résistance à l’acceptation du principe de l’extinction va durer jusqu’au début
du XIXe, chez James Hutton327 (1726-1797) et surtout chez Jean-Baptiste Lamarck.
Selon le point de vue de Stephen J. Gould, Hutton aurait favorisé cette solution afin de
conserver sa vision cyclique et donc anhistorique du temps. Pour ce dernier en effet,
aucune espèce n'
appartenait seulement au passé ou au présent, mais elles étaient de tous
les cycles qu'
avait pu connaître la Terre. Il faut d’ailleurs noter que dans quelques cas,
323 Young, The Biblical Flood, Grand Rapids, Eerdmans Publishers, 1995, p. 38.
324 On doit entendre ici « réel » par opposition à « mythologique » ou « légendaire ». Implicitement,
Molyneux constatait ce que nous avons vu dans l’Antiquité, que les extinctions d’espèces « irréelles »
étaient formalisées et acceptées depuis longtemps.
325 Molyneux, « A Discourse Concerning the Large Horns Frequently Found under Ground in Ireland :
Concluding from them that the Great American Deer, Called a Moose, Was Formerly Common in that
Island... », in Molyneux, A Natural History of Ireland in Three Parts, by Several Hands…, Dublin, G.
Grierson, 1726, p. 137-149.
326 Cf. Partie I, chapitre 7 de cette thèse.
327 Cf. Gould, Aux Racines du temps, Paris, Grasset, 1990, p. 143.
157
des représentants actuels de groupes connus au départ uniquement par des fossiles
furent effectivement découverts ; l’exemple le plus célèbre de ces « fossiles vivants »,
comme on les appelle communément mais à tort328, est sans doute le cœlacanthe, groupe
de poissons que l’on croyait éteint depuis le Crétacé supérieur jusqu’à la découverte en
1938 du genre actuel, Latimeria, dans l’océan indien.
Un des derniers adversaires de l’extinction des espèces ne fut autre que Thomas
Jefferson (1743-1826), troisième président des États-Unis et paléontologue à ses heures,
qui en 1799 écrivait : « si un maillon dans la chaîne de la nature pouvait se perdre,
d’autres pourraient suivre, jusqu’à ce que, petit à petit, le système tout entier des choses
vienne à disparaître »329. En conformité avec cette vue philosophique de la question,
Jefferson n’accepta pas la disparition du mastodonte, dont on découvrit les ossements
fossiles dans l’est de l’Amérique du Nord, et supposa qu’il devait encore vivre dans les
contrées inexplorées de l’Ouest. Mais au fur et à mesure que les occidentaux mettaient
les pieds sur les dernières contrées inexplorées, et dans des zones de plus en plus
inhospitalières, il devenait flagrant que les espèces éteintes, de plus en plus nombreuses,
ne pouvaient plus subsister à notre époque en quelque coin du globe que ce fut.
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Le refus, conscient ou inconscient, d’admettre l’idée de l’extinction des espèces
est très marqué jusqu’au début du XVIIIe siècle. La théologie, plus que toute autre
raison, a fait obstacle à cette idée d’extinction. La nature était supposée être une création
divine, donc parfaite, or la disparition (mort) d’espèces entières aurait impliqué
l’imperfection. L’un des moyens élégants de renier les extinctions était d’affirmer que le
monde était encore peu connu ; de nombreux scientifiques affirmaient ainsi que les
créatures étranges extraites des données fossiles, et que l’on croyait éteintes, vivaient
sûrement dans ces nombreuses terrae incognitae.
Ces explications ad hoc sur la nature des fossiles ou des espèces constituaient
parfois de simples remarques isolées, mais pouvaient aussi trouver place dans de grands
systèmes théoriques et plus ou moins hypothétiques sur l'
origine et le fonctionnement de
la Terre. Ces « Théories de la Terre » comme on les dénomme, que cela soit leur titre de
328 Cf. de Ricqlès, « Les fossiles vivants n’existent pas », Pour la science, Dossier hors-série
« L’évolution », Janvier 1997, p. 78-83.
158
publication ou non, se sont développées à partir de la tentative de Descartes en 1644 et
ont particulièrement fleuri au cours du XVIIIe siècle330. Comme le rappelle Ellenberger,
« les auteurs de ces premières grandes théories classiques ont la prétention de
reconstituer '
physiquement'l'
histoire passée de la Terre en se basant sur des données
concrètes ; ils se félicitent de la voir correspondre exactement (selon eux) à tous les
détails du récit biblique de la Création et spécialement du Déluge »331. Malgré des
interprétations personnelles de la Bible plus ou moins remaniées, afin de faire coïncider
histoire religieuse et histoire naturelle de la Terre, on pourrait être tenté de voir dans
l'
asservissement du scientifique au théologique la marque d'
une stagnation, voire d'
un
recul de la Science. Or, la situation est loin d’être aussi simple. Les conditions
historiques de l'
apparition de ces théories de la Terre correspondent à une prise de
conscience, marquée par un pessimisme certain, de la vieillesse du monde, de
l'
avènement de catastrophes terribles et même de la fin du monde. Ces croyances
millénaristes, appuyées sur le témoignage des Écritures, invitent ainsi les savants à
rechercher dans les connaissances « géologiques » de l'
époque d'
autres confirmations du
déclin du monde. Ou plutôt du déroulement d’un cycle temporel très long, incluant la
formation, la maturation et la destruction de la Terre. C’est du moins l’analyse que l’on
peut faire du Frontispice célèbre de l’ouvrage de Burnet (1635-1686), The theory of the
Earth.
Quoi qu’il en soit, l’intérêt pour les fossiles ne fit que croître au cours du siècle,
ce qui aboutit en France à une théorie de la Terre qui marqua la science : le Telliamed.
7
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« Telliamed »332 est l’anagramme du nom de son auteur, Benoît de Maillet
(1656-1738), ancien consul et agent commercial de la France. Dans ce livre, d’une
scandaleuse audace pour l’époque (1724), il affirme que tous les animaux terrestres sont
issus de poissons. En effet, selon de Maillet, tous les terrains de notre planète sont sortis
des eaux : en se retirant progressivement, la mer a laissé sur la terre ferme des animaux
aquatiques ; seuls ont survécu ceux qui se sont transformés : pour chaque espèce « (…)
que cent millions aient péri sans avoir pu en contracter l’habitude, il suffit que deux y
329 Jefferson, « A Memoir on the Discovery of Certain Bones of a Quadruped of the Clawed Kind in the
Western Part of Virginia », Transactions of the American Philosophical Society, 4, 1799, p. 246-260.
330 Descartes, Principia philosophiae, 1644.
331 Ellenberger, Histoire…, op. cit., t. II, p 13.
332 De Maillet, Telliamed, ou Entretiens d'
un philosophe indien avec un missionnaire français sur la
diminution de la mer, la formation de la terre, l'
origine de l'
homme, etc., mis en ordre sur les
mémoires de M. de Maillet, par J. A. G. (par J. A. Guer), Amsterdam, 1748.
159
soient parvenus pour donner lieu à l’espèce ». À mesure que les terrains émergèrent, le
nombre des espèces terrestres s’accrut ; par contre, la dessiccation de certaines mers fit
disparaître les êtres vivants qui leurs étaient propres. Pour De Maillet, les disparitions
d’espèces ne posent aucun problème théologique. En effet, il ne prend pas seulement en
compte le destin des formes vivantes sur cette terre, mais sur la pluralité infinie des
mondes et des planètes qui peuvent porter la vie. Les semences des espèces, qui se
multiplient selon notre auteur aussi bien dans les airs que dans les eaux, peuvent tout
simplement être transportées par des « tourbillons » cosmiques d’un globe à l’autre.
À mesure que les terres où les mers s’amenuisent des espèces disparaissent, sans
que pour autant la semence se perde, et lorsque la surface émergée s’accroît, ces
semences, qui peuvent provenir d’autres planètes, produisent des êtres qui vont peupler
cette nouvelle terre. Comme pour Descartes, chez De Maillet, la nature a horreur du
vide ! Lui qui travailla dans des comptoirs sur l’autre rive de la Méditerranée, il
affirme :
« L’histoire d’Égypte, par exemple, fait mention de deux sortes de poissons fort
communs et fort bons qu’on pêchoit dans le Nil, et qu’on n’y trouve plus : elle marque
pareillement l’année, où le poisson appelé boulti, qui ressemble à la carpe, commença à
se faire voir ; et c’est d’elle que nous apprenons que l’arbre du beaume, unique dans son
espèce, a péri dans la nature. Il y a peu de pays où il n’ait aussi manqué des espèces
d’animaux, d’arbres ou de plantes qui leur étoient particulières. Ces espèces que nous
savons être perdues pour notre globe, celle des Géants qui est anéantie sur la terre,
subsistent sans doute dans la mer. »333
Au-delà du caractère fantaisiste de certaines références, ce passage montre déjà
l’intérêt de De Maillet pour les changements récents dans la répartition des espèces,
même si elles relèvent parfois d’élucubrations grotesques, comme lorsqu’il affirme que
les végétaux marins se sont peu à peu adaptés aux conditions terrestres, et qu’il appuie
ses dires sur le témoignage de pêcheurs marseillais qui affirment ramener nombre de
branches d’arbre et même de fruits dans leurs filets. Surtout, ce passage nous aide à
comprendre l’articulation entre extinction et génération spontanée. Aujourd’hui, nous
considérons que si des semences de certaines espèces, végétales notamment, subsistent,
bien que les individus adultes de l’espèce soient tous disparus, l’espèce n’est pas éteinte.
Mais il y a quelques siècles, lorsque la croyance en la génération spontanée était
presque universellement répandue, et que les semences étaient supposées éternelles et
333 Ibid., p. 266-267.
160
dormantes ou latentes dans les eaux et dans les airs, seule l’existence réelle des
individus adultes comptait. Elle était la réalisation en acte des êtres que représentaient
en puissance les semences pour reprendre la terminologie aristotélicienne. Les espèces
étaient donc éternelles « en puissance », sous la forme de semences, mais pouvaient
disparaître de la surface de la Terre en tant que formes réalisées, qu’individus adultes ou
en croissance. Voilà peut-être pourquoi elles n’étaient pas complètement disparues ou
éteintes, mais seulement « perdues ». On peut retrouver ce qui est perdu, on ne peut
faire revivre ce qui est éteint ou mort. Cette explication ne nous est cependant d’aucun
secours pour mieux comprendre les idées de Palissy à ce sujet, car il n’hésite pas à
parler aussi de la perte des « semences »...
Les spéculations de De Maillet, qui ont circulé « sous le manteaux » sous la
forme de littérature grise pendant de nombreuses années avant d’être publiées, ont eut
une influence décisive sur Buffon. L’Histoire et théorie de la Terre334 de Georges Louis
Leclerc, comte de Buffon (1707-1788), dont la première partie fut publiée en 1744,
occupe une place importante dans l’histoire de la biologie car elle s’inscrit dans le cadre
de la gigantesque Histoire naturelle dont les quarante-quatre volumes ont demandé 55
ans de travail à leur auteur. Ce n’est pas sans audace que Buffon reprend les théories de
De Maillet sur la formation de la Terre et l’évolution des êtres vivants pour les exposer
de manière beaucoup plus argumentée. Le fait que la Terre se refroidisse depuis sa
formation implique qu’à une époque reculée, quand la Terre était encore tiède, des
animaux tropicaux aient habité des régions aujourd’hui tempérées ou froides. Il
explique ainsi la présence de fossiles d’animaux exotiques qui ont depuis disparu aux
latitudes de l’Europe.
Par ailleurs, en mettant l’accent sur les « opérations constantes et toujours
réitérées » plutôt que sur les « causes dont l’effet est rare, violent et subit », il montre
son hostilité aux explications par le Déluge et pose les bases de la théorie des « causes
actuelles » qui sera reprise et développée plus tard par Lyell. Comme nous le verrons à
la fin du prochain chapitre, ceci le mena à s’interroger sur la possibilité de disparition
totale d’espèces.
334 Buffon, « Théorie de la terre », in Histoire naturelle, générale et particulière, Paris, Imprimerie
Royale, 1749, tome I.
161
7
$ %
Mais dès les années 1730-1740, à la suite de De Maillet, d’autres auteurs comme
Rouelle, d'
Holbach ou Bruckmann formulent avec de plus en plus d'
assurance
l'
hypothèse d'
une possible perte de certaines espèces fossiles. Selon Malesherbes335 et
Faujas de Saint-Fond336, ces auteurs auraient été d'
adeptes fervents pour certains, ou
tout du moins des connaisseurs, des idées de Palissy.
Les avancées scientifiques qui permettent d'
expliquer ce mouvement vers une
affirmation de moins en moins ambiguë de l'
extinction sont multiples :
Tout d'
abord, Rouelle et Bruckmann recensent un nombre très important
d'
espèces fossiles sans équivalents contemporains. Par exemple, le nombre toujours
grandissant de formes différentes d'
ammonites est répertorié et rend désormais
improbable l'
identification des ammonites avec le Nautile, la seule espèce de coquillage
ressemblante.
Deuxièmement, la découverte de fossiles de vertébrés gigantesques, comme le
mammouth, le mastodonte ou le rhinocéros conduit à une implication directe des
naturalistes dans ce débat de la disparition des espèces jusque-là cantonné aux cercles
des « physiciens », minéralogistes et géographes. L'
anatomie, descriptive, mais aussi
comparée fait ainsi irruption sur la scène scientifique consacrée aux espèces fossiles.
Bien que le manque d'
exactitude de la méthode anatomique ne permette guère au XVIIIe
siècle de distinguer les différences en deçà du niveau générique, d'
autres facteurs
contribuent pourtant à la rendre de plus en plus efficace. Les collections de squelettes
fossiles s'
enrichissent régulièrement de nouveaux spécimens provenant souvent de
contrées lointaines grâce aux voyages d'
exploration, et, comme le souligne Bernard
Balan337, l'
emploi de la littérature, la normalisation des descriptions et l'
usage de
tableaux de mesures jettent les bases d'
un système généralisé de méthodes comparatives
des espèces fossiles. Bien que l'
institution de ce réseau dense d'
informations
anatomiques et géographiques n'
ait pas conduit de manière directe et spectaculaire à la
reconnaissance des extinctions, il est indéniable qu'
il s'
agit d'
un facteur essentiel au
niveau scientifique de l'
affirmation d'
une telle possibilité.
335 Malesherbes, Observations sur l'
histoire naturelle générale et particulière de Buffon et Daubenton,
Paris, An VI-1798, T. I, p. 222-270. Selon Balan, L’Ordre…, op. cit., p. 524, ce texte aurait été rédigé
vers 1750.
336 Faujas de Saint-Fond, Oeuvre de Palissy, op. cit.
337 Balan, L’Ordre…, op. cit., p. 132.
162
(
&
7$
=
'
Les progrès des sciences naturelles et de la taxinomie ont eu pour conséquence
de préciser des notions parfois anciennes, utilisées souvent de manière imprécise et
idiosyncrasique selon les auteurs. Il en est ainsi de la notion d'
« espèce », cruciale pour
notre sujet. Comment peut-on en effet parler d'
extinction d'
espèce sans préciser ce que
l'
on entend par espèce ? Jusque là nous avons volontairement laissé subsister les
ambiguïtés, mais alors que les naturalistes du XVIIIe siècle s'
efforcent de délimiter la
définition et les propriétés de l'
espèce, il ne nous est plus possible de rester dans le flou.
Du temps de Palissy, l'
emploi des termes « genre » et « espèce » n'
est pas encore
stabilisé et ceux-ci sont largement substituables. Palissy, en toute rigueur, n'
a parlé que
de « genres » ou encore de « semences » qui se sont perdus et ce n'
est qu'
au XVIIIe
siècle que l'
expression « espèce perdue » deviendra réellement courante338. Une de ses
premières occurrences se trouve chez John Ray, dans l'
ouvrage Three physicotheological discourses.
Car même si l'
on doit à Césalpin, qui est contemporain de Palissy, la distinction
entre espèce et genre dans le cadre de l'
histoire naturelle339, la définition taxinomique
classique d'
espèce ne voit le jour qu'
en 1686 avec John Ray340. Parmi les différences qui
caractérisent les êtres vivants, Ray essaya de chercher et de déterminer celles qui sont
les plus tranchées et les plus constantes, et qu'
il nomme caractères « spécifiques ». Par
la suite, Ray en arrive à la conclusion que le critère le plus sûr de l'
identité spécifique
est la filiation : « L'
identité spécifique du taureau et de la vache, celle de l'
homme et de
la femme ressortent déjà du fait qu'
ils naissent des mêmes parents, souvent de la même
mère ». Et comme « jamais une espèce ne naît de la semence d'
une autre et
réciproquement », l'
espèce est semble-t-il inaltérable ou fixe (speciem suam perpetua
servant).
7$
!
'
Bien qu’elle constitue une loi quasi-universelle à l’époque, Ray n'
institue pas la
fixité des espèces en dogme absolu : « Les expériences ont, en effet, montré que parfois
certaines semences dégénèrent et peuvent produire des plantes différentes de l'
espèce
338 Cf. Gohau, L’Histoire des sciences de la terre…, op. cit.
339 Atran, Fondements de l'
histoire naturelle, Bruxelles, Editions complexe, 1986, p. 71.
163
maternelle : il peut donc y avoir, chez les plantes une transmutation des espèces. ».
Celui qui a le plus décisivement érigé la fixité des espèces en un véritable dogme n'
est
autre que l'
inventeur de la classification binomiale, Linné lui-même.
Mais avant d'
examiner le fixisme linnéen, il est primordial de distinguer deux
notions très proches, et souvent confondues, du fixisme, l'
une étant la fixité des espèces
et l'
autre la fixité du nombre d'
espèces au cours du temps.
Les espèces peuvent en effet être fixes morphologiquement, de façon
essentialiste, mais soit diminuer en nombre si l’on pense que certaines s'
éteignent au fur
et à mesure, soit augmenter si l’on accepte des créations ultérieures. Inversement, le
nombre d'
espèces peut être fixé pour toujours, mais n'
empêcher aucunement la
transformation de celles-ci au cours du temps.
La meilleure manière d'
aborder cette distinction est de remonter aux quelques
idées-cadres qui soutinrent pendant plusieurs siècles la croyance en la fixité des espèces.
Elles se regroupent en particulier sous l'
expression chaperonne d'
« Échelle des êtres »,
Scala naturae en latin ou encore Great Chain of Being en anglais. L'
expression anglaise
est justement le titre d'
un livre écrit par Arthur O. Lovejoy, référence en la matière, dont
nous présenterons rapidement ici les aspects les plus marquants341.
Cette idée qui stipule que tous les éléments de l'
univers forment une immense
chaîne ou échelle des êtres repose sur trois principes essentiels : plénitude, continuité et
gradation. On peut faire remonter la genèse de cette idée à Platon342 et au principe de
plénitude qu'
il décrit dans La République et le Timée, quoiqu'
il ne soit pas explicitement
nommé (. La contribution intellectuelle d'
Aristote à l'
idée de scala naturae est plutôt à
chercher du côté du concept de « continuité » qui relie de façon plus ou moins graduée
ou discrète tous les êtres de la création. Il est aussi à l'
origine, bien qu'
encore mal
définie, de l'
idée de gradation ou de hiérarchisation linéaire des êtres : « tous les êtres
individuels doivent être rangés selon le degré de potentialités qui les affecte »343. Ces
différents ingrédients seront ensuite réunis par les Néoplatoniciens et, par là même,
incorporés aux syncrétismes chrétiens, notamment grâce à Plotin.
Par la suite, cette idée d'
échelle des êtres fait l'
objet de controverses scolastiques
à l'
époque médiévale, se trouve étendue aux infinis de la nouvelle cosmologie qui se fait
jour à partir de Copernic, et ne cesse de gagner en vigueur, surtout grâce à Leibniz
jusqu'
au XVIIIe siècle. Mais à partir du XIXe siècle, les changements de mentalité ainsi
340 Ray, Historia Plantarum, Londini, 1686.
341 Lovejoy, The Great Chain of Being, Harvard University Press, 1936.
342 Cf. chapitre 3 sur l'
Antiquité.
164
que les progrès scientifiques en physique et en biologie rendent rapidement obsolète
l'
idée de plénitude de la création. L’affirmation de la continuité des êtres, depuis les
atomes ou les monades les plus simples, en passant par les espèces minérales, végétales
et animales, jusqu'
aux anges et Dieu lui-même, n’est plus tenable, signe du déclin d'
une
idée qui selon Lovejoy compte parmi les plus importantes et les plus influentes de la
pensée humaine.
Nous allons, pour notre part, nous attacher dans les paragraphes qui suivent à
rendre compte de son influence sur les conceptions des espèces et des rapports entre
celles-ci et l'
idée d'
extinction au XVIIIe siècle.
John Ray, comme nous l'
avons déjà souligné, affirme que « le nombre des
espèces dans la nature est certain et déterminé : Dieu, le sixième jour, s'
est reposé,
interrompant son grand œuvre - c'
est-à-dire la création de nouvelles espèces. »344. La
fixité du nombre d'
espèces est donc intangible pour Ray. Pour ce qui est de la fixité des
espèces, Ray est saisi semble-t-il de quelques doutes. Il fut il est vrai influencé par le
semi-nominalisme de Locke, c'
est-à-dire la conception selon laquelle les essences
réelles des choses sont seulement connaissables par Dieu (et peut-être par les anges),
mais pas par les hommes, réduits à délimiter des classes artificielles et susceptibles
d'
être modifiées : « L'
essence des choses nous est totalement inconnue. Puisque toute
notre connaissance découle de la sensation [...] Si les essences des choses sont des
formes immatérielles, il est convenu qu'
on ne peut les atteindre d'
aucune manière
sensible »345. Ray va-t-il envisager une véritable variation des espèces comparable aux
infinies nuances des couleurs des fleurs ? Non, car il ne voit là que des variations
accidentelles dues aux différences des conditions du milieu : sol, climat, alimentation,
etc.
Ray réaffirme donc finalement sa croyance en la réalité absolue et fixiste des
espèces, ces sortes d'
eidos platoniciennes transposées dans la matière, et croit possible
l'
institution d'
une véritable science de ces essences nominales, contrairement au
scepticisme de Locke à ce sujet346. Enfin, Ray s'
appuie sur une conception statique de
l'
échelle des êtres et des espèces comme l'
indique Lovejoy. Dans la mesure où « il n'
ya
rien de nouveau sous le soleil », et où l'
univers est globalement statique et complet ou
plein, « la vue de l'
esprit selon laquelle les fossiles sont les restes d'
organismes actuels
343 Aristote, Métaphysique, IV, 1022b22 et VIII, 1046a21. Cité par Lovejoy, op. cit., p. 59.
344 Ray, Historia Plantarum, op. cit., p. 40. Cité et traduit par Atran, Fondements..., op. cit., p. 90-91.
345 Ray, De variis plantarum methodus dissertatio brevis, Londres, Smith et Walford, 1696, p. 4. cité par
Atran, op. cit., p. 92.
346 Atran, op. cit., p. 93-94.
165
maintenant éteints fut combattue pour la raison que dans un univers bien constitué,
chaque espèce doit être constamment représentée. »347. Même le grand écrivain anglais
du XVIIIe, Pope, avait son mot à dire sur la question348.
Cette conclusion était de plus supportée à l'
époque de Ray par la prédominance
globale de la théorie embryologique de la préformation, ou emboîtement des germes.
Tout était prédéterminé à l'
avance et Dieu ne pouvait raisonnablement avoir prévu
l'
extinction d'
une espèce, qui n'
était que le déroulement statique à travers le temps et les
individus successifs de structures essentielles, toujours identiques. Ray expose par
ailleurs dans un de ses ouvrages349 portant sur l'
« économie de la nature »350 - c'
est-àdire sur ce courant de pensée qui essaie de réconcilier les sciences naturelles et la
religion - une écologie de type providentialiste, opposée aux théories des théistes
atomiques, épigones du mécanisme et du rationalisme cartésien. Inquiet en effet de
l’influence délétère que pourrait avoir la prédominance d'
un mécanisme aveugle sur la
foi de ses contemporains, Ray réintroduit dans la machine écologique qu'
il décrit le
concept de force plastique, issu de l'
animisme de Thomas More. Donald Worster voit
dans cette force plastique une anticipation de l'
élan vital bergsonien, qui possède, du
temps de Ray, l'
avantage de concilier ces philosophèmes antagonistes que sont le
mécanicisme, le hasard et la contingence, ainsi que le changement du monde vivant351.
Mais la problématique de la transformation des espèces et du monde vivant en
général est encore marginale au tournant de XVIIIe siècle ; au contraire, tout un faisceau
de preuves et de concepts convergent autour de la conception fixiste du monde : l'
idée
de scala naturae ainsi que les principes de plénitude et de continuité qu’elle englobe, le
dicton de l’Ecclésiaste que nous avons déjà cité, mais aussi les connaissances en
347 Lovejoy, The Great…, op. cit., p. 243.
348 Pope, Essay on Man, 1733 -34 :
« Vast Chain of Being, which from God began,
Natures aetheral, human, angel, and man ;
Beast, bird, fish, insect what no eye can see,
No glass can reach ! from Infinite to thee,
From thee to Nothing ! - On superior pow’rs
Were we to press, inferior might on ours :
Or in the full creation leave a void,
Where, one step broken, the great scale’s destroy’d :
From nature’s chain whatever link you strike,
Ten or ten thousandth, breaks the chain alike. »
349 Ray, The Wisdom of God…, op. cit.
350 Le terme apparaît pour la première fois en 1658 sous la plume de Sir Kenelm Digby. Cf. Worster, Les
Pionniers de l’écologie, Paris, Éditions Sang de la Terre, 1998, p. 55.
351 Donald Worster, op. cit., p. 60-62.
166
cosmologie et en biologie qui s'
ordonnent autour de lois et de classifications régulières
et, semble-t-il, immuables352.
7$$ =
Bien que déjà plus avancé dans le siècle, c'
est Linné qui va faire de la fixité du
nombre d'
espèces un dogme absolu. Ainsi, dans sa Philosophia botanica, il affirme
qu'
« il y a autant d’espèces que l’être infini en a créé de diverses au début, ce qui,
suivant la loi des générations, continua à en produire…. Par conséquent, il y a autant
d’espèces que nous avons de structures différentes devant nos yeux aujourd’hui. »353.
Chez Linné, cette position est aussi à relier à la notion d’état d’équilibre,
paradigmatique de sa très providentialiste « Économie de la nature ». Linné était
fortement marqué par l'
influence de la religion et de la Bible dont il tenait les récits pour
des faits avérés, à travers la position très influente de l'
Église suédoise354.
À la fin de sa vie, Linné fut pourtant pris de doutes sur la fixité de la nature, à la
vue de certains faits troublants comme la découverte de la peloria, variété mutante de la
linaire. Mais la dissertation qui constitue le recueil intitulé Économie de la nature ne
trompe personne sur le cadre intellectuel complètement statique dans lequel elle
s'
inscrit.
Cette économie de la nature, expression basée comme « écologie » sur la racine
grecque Oïkos a trouvé son expression la plus marquante et la plus emblématique dans
l'
ouvrage éponyme de Linné.
« Par Économie de la Nature, écrit-il, on entend la très sage disposition des êtres
naturels, instituée par le souverain créateur, selon laquelle ceux-ci tendent à des fins
communes et ont des fonctions réciproques »355.
Il expose dans un tableau statique la perfection des interactions naturelles géobiologiques. Les espèces fixes, hiérarchisées taxinomiquement prennent chacune une
place déterminée au sein de la nature dans des chaînes alimentaires régies à la perfection
par la providence divine, un peu comme un orchestre qui fonctionne à l'
unisson. Donald
Worster remarque à ce sujet qu'« à l'
instar des naturalistes grecs classiques, Linné
n'
admettait qu'
un seul type de changement dans le système économique naturel : celui
352 Bernard Balan, L’ordre…, op. cit., p. 126.
353 Linné, Philosophia Botanica, in qua explicantur fundamenta botanica cum definitionibus partium,
etc., nouv. edit., Vienne, 1763, n° 157.
354 Cf. Sloan in Fondation Singer-Polignac, Histoire du concept d'
espèce dans les sciences de la vie,
Paris, Fondation Singer-Polignac, 1987.
355 Linné, L’Équilibre de la nature, Paris, Vrin, 1972, p. 57-58.
167
d'
un mouvement cyclique qui revient constamment à son point de départ »356. Linné
décompose ce cycle en trois moments : propagation, conservation et destruction.
Linné disserte allègrement sur les stratégies de conservation des différents types
d'
êtres vivants et explore aussi les causes de leur destruction. Il souligne à ce propos
l'
importance de la lutte entre les espèces, mais met en valeur, par un pied de nez au sens
commun, l'« altruisme » des prédateurs qui rendent ainsi de grands services aux proies
en leur évitant de nombreux désagréments... Ainsi, l'
extinction n'
est même pas
envisagée, car c’est uniquement de destructions d’individus que Linné se préoccupe et
non de destructions de types. Ce schéma paradoxal d’explication de la douleur et de la
destruction par le bien d’ordre supérieur qu’elles confèrent à la communauté ou à la vie
dans son ensemble sera repris entre autres par William Kirby et par John Bruckner357.
Le premier finit par conclure que si la destruction relève de la volonté divine, et est en
tant que telle acceptable quelle que soit son intensité, on doit se réjouir qu’« elle ne
dépasse jamais la limite nécessaire »358. De la destruction, finalement, naît une énorme
variété d’espèces et d’individus, preuve supplémentaire de la bienveillance divine. C’est
un peu le même constat qu’établit Bruckner359 après avoir essayé de rendre compte de
l’ordonnancement du monde selon des principes mécanistes d’une extrême précision. Il
préfère finalement expliquer la mort et la douleur comme le versant négatif mais
nécessaire de l’exubérant courant vital qui parcourt le monde, et qui tend à toujours
créer plus de vie, ce qui est en soi une preuve de la providence divine.
L’influence de l’économie de la nature ne sera pourtant pas entièrement négative
dans l’optique d’une acceptation de l’hypothèse des extinctions. Selon Bernard Balan,
l’économie de la nature, en se définissant comme une sorte de « physiologie de la nature
dans le temps »360, va ouvrir l’échelle statique et hiérarchisée de la classification des
êtres vivants sur la temporalité et permettra le remplacement d’une théologie de la
Plénitude par une théologie de la Providence, beaucoup plus souple par rapport au
principe de l’extinction.
Par rapport à la question de l'
espèce, aussi bien la découverte de mutations au
sein des espèces ou d'
hybrides fertiles que l'
extinction des espèces a remis en cause
l'
existence d'
un univers fixe et statique. Mais cela n'
a pas pour autant conduit à
356 Worster, Les Pionniers…, op. cit., p. 52.
357 Cf. Ibid., p. 65-66.
358 Kirby, On the Power, Wisdom, and Goodness of God Manifested in the Creation of Animals and in
their History , Habits and Instincts, Londres, 1835, II, p. 526.
359 Bruckner, A Philosophical Survey of the Animal Creation, 1768, partie 1, section 1.
168
l'
abandon de l'
idée de scala naturae, mais, comme nous allons le voir à sa
temporalisation. De même, le déclin de l'
idée de '
chaîne des êtres'ne s'
est pas
automatiquement accompagné d'
une affirmation de la possibilité des extinctions.
7$,
Un exemple archétype de remise en cause radicale de l'
idée de plénitude de la
Création nous est fourni par Voltaire. Celui-ci fut un temps fasciné par l'
idée de Chaîne
des êtres ; il l'
avoue ainsi : « La première fois que je lus Platon, et que je vis cette
gradation d'
êtres qui s'
élèvent depuis le plus léger atome jusqu'
à l'
Être suprême, cette
échelle me frappa d'
admiration ; mais, nous indique-t-il aussitôt, l'
ayant regardée
attentivement, ce grand fantôme s'
évanouit, comme autrefois toutes les apparitions
s'
enfuyaient le matin au chant du coq »361. Voltaire le polémiste déiste en profite pour
lancer une pique envers l'
Église en remarquant que l'
organisation de la chaîne des êtres
reflète surtout la très terrestre hiérarchie catholique, depuis le pape jusqu'
au sous-diacres
et aux capucins ! Ce n'
est cependant pas sur ce type de remarque que Voltaire s'
appuie
sérieusement pour réfuter ces idées qui lui apparaissent désormais fallacieuses, mais sur
de solides argument philosophiques. Voltaire souligne par exemple l'
existence
d'
« espaces » ou de « places vides » dans cette chaîne des êtres qui est sensée être
« pleine » ou « continue », selon le principe de plénitude. On peut très bien se
représenter par une expérience mentale des espèces imaginaires intermédiaires entre les
espèces actuelles :
« N'
y a-t-il pas visiblement un vide entre le singe et l'
homme ? N'
est-il pas aisé
d'
imaginer un animal à deux pieds sans plumes, qui serait intelligent sans avoir ni
l'
usage de la parole ni notre figure, que nous pourrions apprivoiser, qui répondrait à nos
signes, et qui nous servirait ? Et, entre cette nouvelle espèce et celle de l'
homme, n'
en
pourrait-on pas imaginer d'
autres ? »362.
En reprenant le vieux paradoxe de Zénon d'
Elée, il est également possible de
remettre en question la notion de continuum sur laquelle repose l'
idée de chaîne des
êtres puisqu'
on peut diviser à l'
infini un intervalle entre deux espèces. Or, puisqu'
il ne
peut exister une infinité d'
espèces sur notre Terre, la notion de continuum est
logiquement invalidée363.
360 Balan, L’Ordre…, op. cit., p. 137.
361 Voltaire, article « Chaîne des êtres créés », Dictionnaire Philosophique, première édition, 1764.
362 Ibid.
363 Cf. Lovejoy, The Great Chain of Being, op. cit., p. 253
169
Mais l'
argument premier de Voltaire repose sur l'
existence des extinctions : il
reconnaît que des espèces qui ont existé jadis ont depuis disparu ; que d'
autres sont en
train de s'
éteindre et qu'
enfin les humains pourraient en détruire certaines s'
ils le
souhaitaient :
« Cette chaîne, cette gradation prétendue n'
existe pas plus dans les végétaux et
dans les animaux ; la preuve en est qu'
il y a des espèces de plantes et d'
animaux qui sont
détruites. Nous n'
avons plus de murex. Il était défendu aux Juifs de manger du griffon et
de l'
ixion ; ces deux espèces ont disparu de ce monde, quoi qu'
en dise Bochart : où est
donc la chaîne ? Quand même nous n'
aurions pas perdu quelques espèces, il est visible
qu'
on en peut détruire. Les lions, les rhinocéros commencent à devenir fort rares. »364.
Et Voltaire de citer l'
exemple anglais qui était déjà remarqué au XVIe siècle :
« Si le reste du monde avait imité les Anglais, il n'
y aurait plus de loups sur terre ».
Enfin, Voltaire estimait tout à fait probable que des races d'
hommes se soient aussi
éteintes : « Il est très probable qu'
il y a eu des races d'
hommes qu'
on ne retrouve
plus. »365. Lovejoy remarque cependant que les critiques de Voltaire de furent guère
entendues et que le XVIIIe siècle resta majoritairement fidèle à l'
idée de plénitude,
quoique la répétition des critiques et des réfutations à son encontre firent évoluer l'
idée
de scala naturae d'
un cadre statique et fixe vers une immersion dans la temporalité.
Cependant, à la même époque que Voltaire, Maupertuis (1698-1759), faisait au
contraire appel au phénomène des extinctions pour sauver le principe de plénitude ! Son
explication, quelque peu confuse, reposait sur la conjecture hasardeuse à l'
époque selon
laquelle les espèces qui avait existé dans le passé et qui avait disparu depuis avait été
éliminées par un accident, tel l'
approche d'
une comète366 !
« Des espèces entières seroient détruites ; & l'
on ne trouveroit plus entre celles
qui refleteroient l'
ordre & l'
harmonie qui y avoit été d'
abord. [...]
Auparavant, toutes les espèces formoient une suite d'
Êtres qui n'
étoient pour
ainsi dire que des parties contigues d'
un même tout. [...] Mais cette chaine une fois
rompuë, les espèces, que nous ne pouvions connoitre que par l'
entremise de celles qui
ont été détruites, sont devenues incompréhensibles pour nous [...] Chaques espèce, pour
l'
universalité des choses, avoit des avantages qui lui étoient propres. Et comme de leur
assemblage résultoit la beauté de l'
univers, de même de leur communication en résultoit
la Science.
364 Voltaire, article « Chaîne des êtres créés »…, op. cit., p. 155. (ed. 1994)
365 Lovejoy, op. cit., p. 252.
366 Ibid., p. 255.
170
Elle [la nature] n'
offre plus à nos yeux que des ruines ; dans lesquelles on ne
reconnoit ni la symmetrie que les parties avoient entr'
elles, ni le dessein de
l'
architecte. »367.
Le concept de chaîne des êtres sur lequel s'
appuie Maupertuis n'
est plus celui
d'
un réseau actuellement réalisé et complet, mais plutôt l'
idée d'
une chaîne lacunaire et
morcelée sous l'
effet des catastrophes passées, mais dont la complétude transcendante
est réalisée quelque part dans l'
entendement divin, formulation qui nous rappelle
évidemment Platon.
7$7
Une telle réponse était pourtant loin de satisfaire les esprits plus exigeants de son
époque, ceux qui défendaient une conception forte et cohérente de l'
idée de Chaîne des
êtres. Ne pouvant nier l'
imperfection de la nature dans son état présent, ils imaginèrent
alors que la Chaîne devait être complète si on prenait la peine de considérer l'
infinité des
dimensions de l'
univers ; l'
infini spatial qui s'
accompagnait de la conjecture sur la
pluralité des mondes, défendue notamment par Fontenelle et par De Maillet, et surtout
l'
infini temporel et la conviction qu'
en considérant toute l'
étendue des temps passé,
présent et futur, la Chaîne des êtres parcourrait l'
ensemble de toutes les formes
spécifiques possibles.
Le système du naturaliste et philosophe genevois Charles Bonnet (1720-1793),
le découvreur de la parthénogenèse des pucerons, illustre à merveille cette attitude d'
une
perfection tendant vers Dieu malgré l'
infini distance entre l'
Être suprême et la plus
parfaite des créatures terrestres. Chez Bonnet nous trouvons une « translation de tout le
monde vivant le long de l'
axe des temps »368 et non une complexification progressive de
la hiérarchie des êtres.
D'
aucuns virent dans cette affirmation du facteur temps, des très longues durées
et de la transformation des espèces, l'
émergence de la problématique évolutionniste qui
éclatera au milieu du XIXe siècle avec Darwin et Wallace. Mais Michel Foucault, dans
son ouvrage d'
histoire des idées, Les mots et les choses, ne voit dans ce prétransformisme que les conséquence de l'
episteme classique et non un mouvement
« précurseur », avec tout ce que ce mot a de péjoratif, de l'
évolutionnisme moderne :
« Cet '
évolutionnisme'[celui de Bonnet] n'
est pas une manière de concevoir l'
apparition
des êtres les uns à partir des autres ; il est en réalité, une manière de généraliser le
367 Maupertuis, Œuvres de Maupertuis, 1752, I, p. 34-35.
171
principe de continuité et la loi qui veut que les êtres forment une nappe sans
interruption »369.
Une autre manière d'
inscrire la chaîne des êtres dans le temps consiste à faire
apparaître au cours du temps toutes les combinaisons des variables organiques possibles
de façon à remplir une à une les cases qui formeront le réseau continu des espèces. Avec
Benoît De Maillet, Jean-Baptiste Robinet370, et d'
autres encore, Diderot illustre très bien
ce deuxième courant de « pré-évolutionnisme » :
« [La nature] n’abandonne un genre de production qu’après en avoir multiplié
les individus sous toutes les faces possibles. Quand on considère le règne animal, &
qu’on s’aperçoit que parmi les quadrupèdes, il n’y en a pas un qui n’ait les fonctions &
les parties, sur tout intérieures, entièrement semblables à un autre quadrupède, ne
croiroit-on pas volontiers qu’il n’y a jamais eu qu’un premier animal prototype de tous
les animaux dont la Nature n’a fait qu’allonger, raccourcir, transformer, multiplier,
oblitérer certains organes ? »371.
Et Diderot à son tour de remettre en question non seulement la fixité des
espèces, mais aussi leur existence indéfinie, car dans l'
extrait qui suit, il n'
est pas
difficile de voir sous couvert d'
accord avec les dogmes chrétiens fixistes comment
Diderot, le naturaliste à la Lucrèce, soulève des questions fatales à cette même
idéologie :
« De même que dans les règnes animal & végétal, un individu commence, pour
ainsi dire, s’accroît, dure, dépérit & passe ; n’en feroit-il pas de même des Espèces
entières ? Si la Foi ne nous apprenoit que les animaux sont sortis des mains du Créateur
tels que nous les voyons ; & s’il étoit permis d’avoir la moindre incertitude sur leur
commencement & sur leur fin, le philosophe abandonné à ses conjectures ne pourroit-il
pas soupçonner que l’Animalité avoit de toute éternité les éléments particuliers, épars et
confondus dans la masse de la matière ; qu’il est arrivé à ces éléments de se réunir,
parce qu’il étoit possible que cela se fit ; que l’embryon formé de ces éléments a passé
par une infinité d’organisation, & de développements qu’il a eu par succession, du
mouvement, de la sensation, des idées, de la pensée, de la réflexion, de la conscience,
des sentiments, des passions, des signes, des gestes, des sons, des sons articulés, une
langue, des loix, des sciences & des arts ; qu’il s’est écoulé des millions d’années entre
368 Jacob, La Logique du vivant, Paris, Gallimard, 1970, p. 151-152
369 Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 165.
370 Robinet, Considérations philosophiques de la gradation naturelle des formes de l'
être, ou les essais
de la nature qui apprend à faire l'
homme, Paris, 1768.
371 Diderot, Pensées sur l’interprétation de la nature, Paris, 1753 –1754, 2e édition, p. 33-34.
172
chacun de ces développements ; qu’il a peut-être encore d’autres développements à
subir, & d’autres accroissements à prendre, qui nous sont inconnus ; qu’il a eu ou qu’il
aura un état stationnaire ; qu’il s’éloigne, ou qu’il s’éloignera de cet état par un
déperissement éternel, pendant lequel ses facultés sortiront de lui comme elles y étoient
entrées ; qu’il disparoîtra pour jamais de la Nature, ou plutôt qu’il continuera d’y
exister, mais sous une forme et avec des facultés toutes autres que celles qu’on lui
remarque dans cet instant de la durée ? La Religion nous épargne bien des écarts & bien
des travaux. Si elle ne nous eût point éclairés sur l’origine du Monde, & sur le système
universel des êtres, combien d’hypothèses différentes que nous aurions été tentés de
prendre pour le secret de la Nature ? Ces hypothèses étant toutes également fausses,
nous auroient paru toutes à peu près également vraisemblables. La question, Pourquoi il
existe quelque chose, est la plus embarrassante que la Philosophie pût se proposer, & il
n’y a que la révélation qui y réponde. »372.
Dans ce passage remarquable, qui condense en quelques lignes la position
chrétienne sur la chaîne des êtres, mâtinée de Platonisme (pourquoi il existe quelque
chose plutôt que rien ?) et les idées nouvelles des matérialistes, nous voyons émerger
une position « évolutionniste » soutenue par l'
hypothèse des extinctions et qui trouvera
un nouvel écho dans le fameux Rêve de D'
Alembert. Mais alors qu'
Émile Brehier voit
dans cette pensée une anticipation du transformisme lamarckien373, Foucault n'
y perçoit
qu'
une variante « évolutionniste » particulière d'
une Chaîne des êtres temporalisée.
L'
importance de l'
existence des extinctions qui transparaît dans ce texte ne suffit pas à
provoquer un changement de paradigme assez radical pour ne pas tenir seulement
compte des changements inhérents aux êtres vivants et à leur plan de développement,
mais pour les subordonner aux processus et aux circonstances du milieu. Le grand
mérite de la biologie naissante à l'
aube du XIXe siècle est d'
avoir mené à la délimitation
d'
un milieu intérieur séparé de son concept complémentaire, le milieu extérieur, que
Lamarck a contribué à définir et à vulgariser374.
Donc, selon ces exemples, la reconnaissance du phénomène des extinctions a
permis de prendre conscience des changements affectant les espèces, et de contribuer à
déployer une échelle de la vie sur des temps longs voire infinis, mais pas encore de
372 Ibid., p. 190-194.
373 Brehier, Histoire de la philosophie, Paris, PUF, 1981, tome II, p. 388.
374 Cf. Canguilhem, « Le vivant et son milieu » in La connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1965.
173
susciter une théorie véritablement évolutionniste des changements spécifiques. Le
dogme de la fixité, celui de la scala naturae, est encore sauvegardé pour un temps par
l'
extension d'
une taxinomia qui enveloppe désormais le temps. Il faudra pour cela
encore de nombreux essais et de nouveaux faits scientifiques appuyant un changement
de paradigme. Mais, ceci est un autre problème et nous le laisserons pour revenir à
l'
autre grande problématique émergente du XVIIIe siècle, la constitution discrète d'
une
sorte de conscience écologique, inspirée en partie des extinctions.
7$&
8
Dans le contexte du XVIIIe siècle, s’il fallait admettre la disparition (au moins
locale) de certaines espèces, sans accepter, d'
une part, que le monde ait subi de grands
bouleversements depuis le Déluge et, d'
autre part, qu'
il ne s'
agisse pas d'
une
imperfection de la Création divine, l’action de l’homme venait à la rescousse pour
procurer une explication rationnelle acceptable. Mais pourquoi acceptable ? N'
y a-t-il
pas là une rupture irrémédiable de la Chaîne des êtres, quelle qu'
en soit la cause ?
Précisément non, l'
homme n'
est pas une cause comme les autres, et c'
est sur la base de
cette conviction anthropocentrique et souvent finaliste que s'
est déployée cette protoécologie providentialiste.
7$&
Quel sort est réservé à l'
homme dans ce tout harmonieux qu'
est l'
économie de la
nature linnéenne par exemple ? Selon Linné, il fait partie intégrante de l'
économie
naturelle et y occupe même une place d'
honneur :
« Tous ces trésors de la nature, distribués dans les trois règnes, que le souverain
Modérateur a créés avec tant d’art, qu’il a fait se propager si admirablement et qu’il
conserve avec tant de prévoyance, semblent, en dernier lieu, avoir été faits pour
l’Homme. Tout peut servir à son usage, sinon directement, du moins indirectement : les
autres êtres n’ont pas cet avantage. »375.
L'
homme a donc le droit, et même le devoir, d'
utiliser les autres espèces à son
profit, d'
éliminer les animaux nuisibles et de favoriser la multiplication de ceux qui lui
sont utiles. Selon Linné, « tout est fait à l'
intention de l'
homme », seule créature capable
d'
admirer et de vénérer l'
œuvre du Créateur.
En suivant la dialectique environnementaliste définie par Worster, la théorie de
l'
inventeur de la classification binomiale se situe dans la classe des écologies
174
impérialistes (opposée à arcadiennes), qui soutiennent que la nature doit être inféodée à
la raison et aux besoins de l'
homme. Fondée sur trois axiomes principaux376, le
mécanisme cartésien, la fidélité aux anciens récits de la Création et enfin l'
importance
de l'
innovation technologique, l'
écologie linnéenne se focalise sur la fonction de
production et d'
efficacité maximum de la nature, dont l'
homme doit pouvoir tirer parti.
Tout absorbé par les desseins apologétiques de son œuvre, Linné ne s'
interrogea
guère sur les conséquences réelles de l'
action humaine sur la nature. C'
est John
Bruckner377, un théologien luthérien adepte de Linné, qui en se penchant sur le
problème de la violence dans le monde vivant, comme nous l’avons souligné un peu
plus haut, se permit d'
examiner les effets de l'
espèce humaine sur les autres formes
vivantes. Dépassant le modèle fixiste linnéen, il se représente la nature comme « une
immense toile vivante »378, grouillante d'
énergie vitale. Mais cette toile est parsemée,
semble-t-il, de quelques accrocs d'
origine humaine, qui, comme chez Voltaire, ont pour
fâcheuse conséquence de remettre en cause le principe de plénitude. « Bruckner
remarque par exemple que le défrichement de la terre par les colons américains
menaçait dix espèces animales pour chaque espèce qu'
elle favorisait »379. Le principe
téléologique qui, pour Bruckner, présidait aux destinées de la Terre était la génération
de la plus grande abondance de vie possible. Il en tirait ainsi une sorte d'
éthique préécologique qui reconnaissait à chaque être son droit à l'
existence et qui faisait de la terre
une propriété commune à toutes les espèces et non le champs de domination et
d'
accaparement d'
une seule espèce : l'
homme.
Mais alors que tout semblait conduire Bruckner vers une condamnation de la
malveillance humaine envers la Création divine, il se déroba et, « paradoxalement la
critique originelle se transformait en approbation, puisque Bruckner faisait des hommes
'
les maîtres et les régisseurs'de la nature, chargés tout particulièrement de '
protéger les
autres espèces et maintenir l'
équilibre entre elles'
, même si cette tâche impliquait une
guerre totale contre les ennemis naturels de l'
espèce humaine [...] La plus grande preuve
de la bonté et de la providence de Dieu dans la nature était que celle-ci pouvait même
supporter la violence de l'
homme. »380. Car même si un temps Bruckner sembla prendre
en considération le risque d'
extinction d'
espèces, sa confiance en la providence le
conduisit à se raviser :
375 Linné, L’Équilibre de la nature, op. cit., p. 99.
376 Ibid., p. 57.
377 Bruckner, A Philosophical Survey of the Animal Creation, London, 1768.
378 Cité par Worster, Les Pionniers…, op. cit., p. 65.
379 Ibid., p. 67.
175
« Cela fait au minimum cinq mille ans qu'
une moitié de la substance vivante fait
continuellement la guerre à l'
autre. Néanmoins il n'
existe pas d'
exemple à ce jour
d'
extinction d'
une espèce causée par cette loi naturelle. Au contraire, pourrait-on dire,
c'
est ce qui les a préservées dans l'
état de jeunesse et de vigueur perpétuelle dans
lesquelles nous les trouvons aujourd'
hui »381.
Ce penchant impérialiste de l'
écologie se retrouve chez de nombreux autres
auteurs anglais, comme William Smellie, traducteur de l'
Histoire naturelle de Buffon,
qui approuve avec enthousiasme l'
objectif de l'
industrie humaine qui consiste à
diminuer le nombre d'
animaux nuisibles et à augmenter celui des plantes utiles ; on
trouve même au XVIIe en Matthew Hale, un penseur qui soutient que la nature a besoin
de l’action de l’homme pour réguler la vie sauvage et même pour éviter certaines
extinctions !
Et même Gilbert White, vicaire de Selborne et célèbre auteur du best-seller de
théologie naturelle A natural history of Selborne, pourtant institué par Worster comme
le chef de file du courant arcadien au XVIIIe siècle, grâce à sa description humble et
pacifiée des rapports entre l'
homme et la nature, n'
omet pas de souligner quelques
actions utiles que ses descriptions favoriseront, notamment dans la lutte contre les
espèces nuisibles.
7$&
2
Ce type d’explication des extinctions (qui s’appliquait surtout aux grands
animaux terrestres) eut cours jusqu’au début du XIXe siècle. Buffon en vint de ce fait à
soupçonner l’homme comme la cause de l’extinction des grands mammifères, tels que
le mammouth ou le mastodonte382. En effet, Buffon s’intéressait beaucoup à
« l’économie de la nature ». Son Histoire naturelle n’était pas seulement une
encyclopédie statique des êtres vivants, mais aussi l’occasion de publier des
observations et des essais plus théoriques sur les rapports entre ces êtres vivants. Ces
types d’études pré-écologiques permirent à Buffon d’élaborer, par exemple, une vision
dynamique des changements démographiques chez les rongeurs et leurs prédateurs. Si
une espèce devenait trop abondante ou trop rare, d’autres conditions apparaissaient pour
rétablir l’équilibre. La capacité de reproduction d’une espèce se traduisait par une
tendance à l’accroissement, mais le climat, les prédateurs, et la nourriture disponible
380 Ibid., p. 68.
381 Bruckner, A Philosophical Survey…, op. cit., partie 2, section 5. Cité par Worster, Les Pionniers…,
op. cit., p. 68.
176
créaient des conditions de nature à contrarier cette tendance383. Pourtant, Buffon ne relia
pas systématiquement baisse démographique et extinction des espèces ; il ne vit pas non
plus, comme Lamarck plus tard, que l’existence même d’espèces éteintes menaçait la
vision traditionnelle de l’économie de la nature basée sur l’idée d’équilibre.
Il revient néanmoins à Buffon d’avoir largement vulgarisé l’idée que la Terre
avait subi d’importants changements physiques étalés sur de longues durées avec des
répercussions considérables sur les êtres vivants. Les fossiles apportaient les preuves de
ces changements et pouvaient ainsi jouer leur rôle de « monuments de la Nature » que
leur avait attribué Hooke. Cette vision profane de l’évolution de la Terre, même si elle
restait largement théorique, marquait la fin des systèmes d’inspiration principalement
religieuse et le développement d’une approche plus naturaliste, basée sur « un système
d'
inductions physiques » comme le note Bernard Balan384. Buffon étend ainsi la
possibilité d'
extinction à des espèces hors d'
atteinte de l'
action humaine :
« Il est à croire que les cornes d’Ammon [ammonites] et quelques autres espèces
qu’on trouve pétrifiées, et dont on n’a pas encore trouvé les analogues vivants,
demeurent toujours dans le fond des hautes mers et qu’ils ont été remplis du sédiment
pierreux dans les lieux même où ils étoient : il peut se faire aussi qu’il y ait eu de
certains animaux dont l’espèce a péri : ces coquilles pourroient être du nombre. Les os
fossiles extraordinaires qu’on trouve en Sibérie, au Canada, en Irlande, et dans plusieurs
autres endroits, semblent confirmer cette conjecture. ».385
En 1749, l'
extinction d'
espèces apparaît donc tout à fait envisageable pour
Buffon, ce qu'
il reconfirme en 1761 avec la disparition probable du « prodigieux
mammouth ». Pourtant, en 1764, il se rallie à l'
avis de Daubenton qui identifie
simplement les ossements du mammouth à celui de l'
éléphant386.
En 1761 également, à propos de la formation des monstres et de la diversité
incroyable du monde vivant, Buffon suppose comme Lucrèce que dans la jeunesse de la
Terre de nombreuses combinaisons non viables d’organismes se sont produites.
Appuyant ses propos sur la théorie alors très répandue de l’épigenèse qui autorise tout
382 Egerton, Article « Economie de la nature » in Patrick Tort (ed.), Dictionnaire du darwinisme et de
l’évolution, Paris, PUF, 1996.
383 Buffon, Histoire naturelle, générale et particulière, Paris, Imprimerie Royale, 1756, tome VI, p.247.
384 Balan, L’Ordre…, op. cit., p. 123.
385 Buffon, « Théorie de la terre », in Histoire naturelle, générale et particulière, Paris, Imprimerie
Royale, 1749, tome I, Preuves, article VIII, p. 259.
386 Buffon, Article « éléphant », in Histoire naturelle, générale et particulière, Paris, Imprimerie Royale,
1764, tome XI, p. 1-93.
177
processus spontané et foisonnant du vivant, « Tout ce qui peut être est »387, Buffon
évoque tous ces êtres qui se sont formés, se perpétuant ou disparaissant, « ces monstres
par défaut, ces ébauches imparfaites, mille fois projetées, exécutées par la nature, qui,
ayant à peine la faculté d’exister, n’ont dû subsister qu’un temps, et ont été depuis
effacées de la liste des êtres »388. Comment ce phénomène aurait-il été possible sans que
l’idée d’extinction s’imposât aux yeux de Buffon ?
Dans les Époques de la nature, publié en 1774, Buffon revint cependant à ses
explications initiales et fit grand usage des fossiles pour exposer sa vision de l’histoire
de la Terre, qui s’étalait sur une très longue durée par rapport à celle généralement
admise à l’époque – à peine 6000 ans – qui avait été fournie par l’évêque irlandais
James Ussher. Le naturaliste français envisageait un âge de 75 000 ans au moins, et
découpait l’histoire de la Terre en plusieurs époques. Ainsi, après une quatrième époque
qui avait vu le retrait des eaux, la cinquième époque était celle où « les éléphants et les
autres animaux du Midi ont habité les terres du Nord. ».
Le refroidissement de la Terre avait provoqué une diminution de taille des
animaux, une migration des plus grands vers les parties les plus chaudes du globe, mais
aussi l’extinction complète de certains êtres « dont la nature exigeait une chaleur plus
grande que la chaleur actuelle de la zone torride ». Pourtant, en ce qui concerne le
mammouth ainsi que les grands animaux dont on trouvait les restes en Amérique du
Nord et en Sibérie, Buffon se refusait à invoquer l'
extinction et supposait qu'
il s'
agissait
simplement d'
éléphants et d'
hippopotames plus grands que ceux d’aujourd’hui à cause
de la chaleur du climat. Parmi les animaux réellement éteints se trouvaient des formes
marines, comme les ammonites et une seule espèce terrestre, le grand animal
d’Amérique du Nord (un mastodonte) : « je ne connois dans les animaux terrestres
qu’une seule espèce perdue : c’est celle de l’animal dont j’ai fait dessiner les dents
molaires avec leurs dimensions dans les Époques de la nature : les autres grosses dents
et grands ossements que j’ai pu recueillir, ont appartenu à des éléphants et à des
hippopotames. ».389
Pour Buffon, il était clair que cet animal n’avait pu survivre jusqu’à nous car un
tel être « ne pourroit se cacher nulle part sur la Terre au point de demeurer inconnu. » Il
387 Buffon, « Premier discours : de la manière d'
étudier et de traiter l'
histoire naturelle », in Histoire
naturelle, générale et particulière, Paris, Imprimerie Royale, 1749, tome I. Cité par Roger, Les
Sciences de la vie dans la pensée française du XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, 1993, p. 579.
388 Buffon, « Animaux communs aux deux continents », in Histoire naturelle, générale et particulière,
Paris, Imprimerie Royale, 1761, tome IX, p. 126. Cité par Larrère et Larrère, Du bon usage de la
nature, op. cit., p. 78.
178
était en effet de jour en jour plus difficile de prendre au sérieux la suggestion de John
Ray (1627-1705), suivant laquelle certaines espèces, connues uniquement à l’état
fossile, pouvaient subsister dans des régions inexplorées.
L'
association que fait Buffon entre extinction d'
une part et réduction de la taille
des espèces suggère l'
existence d'
un lien diffus entre les idées de mort et de
dégénération qui les sous-tendent. Comme le résume Bernard Balan, « la mort des
espèces reçoit donc une valorisation théorique et une place définie dans l'
organisation
du champ de l'
Histoire Naturelle, en marge du concept de dégénération, dont elle est le
complément obligé, étant données les limites imposées à la dégénération par
l'
immuabilité des genres »390.
Si on se réfère à la distinction que nous avons établie entre fixité des espèces et
fixité du nombre d'
espèces, on placera le savant de Montbard dans la catégorie des
naturalistes qui ont préféré supposer les espèces, ou au moins les genres, immuables et
jouer sur le nombre d'
espèces pour rendre compte des changements du globe et des
fossiles, quoique de façon encore très mesurée. Buffon tient ainsi compagnie à John
Ray, à Fontenelle, ou encore à Voltaire. A l'
inverse, les auteurs pour lesquels la
disparition d'
espèces entières est plus insupportable que la transformation de ces mêmes
espèces sont Diderot, Robinet et bien sûr Lamarck. L'
acceptation conjointe de
l'
extinction et de la transformation des espèces ne sera véritablement théorisée et
imposée qu'
avec Darwin.
Pour en revenir à l'
action de l'
homme sur les autres espèces, Buffon constate que
partout où la population humaine augmente, celle des bêtes sauvages diminue ; un
corollaire à ce postulat explique à titre d'
exemple la survie d’un animal comme le
paresseux par le seul fait qu’il a su fuir l’homme. La conclusion de Buffon à ce sujet est
sans appel : le pire des destructeurs, c’est l’homme391 !
7$- >
Pourtant si à la fin du XVIIIe siècle, le principe de l’extinction des espèces est
largement reconnu (quoique pas encore rigoureusement démontré), l’importance
écologique du phénomène semble largement sous-évaluée, pour ne pas dire méconnue.
389 Buffon, Oeuvres complètes de Buffon avec des extraits de Daubenton et la classification de Cuvier,
Paris, Furne et C., 1848, p. 142.
390 Balan, L’Ordre…, op. cit., p. 124.
391 Buffon, « L’unau et l’aï », in Histoire naturelle, générale et particulière, Paris, Imprimerie Royale,
1765, tome XIII, p. 40. Cité par Roger, Les Sciences…, op. cit., p. 579.
179
Certains savants ont désormais beau jeu de dénoncer l’impact délétère de l’homme sur
l’équilibre de la nature et sur l’intégrité des espèces et des populations ; ils se réfèrent
pour la plupart à des actions imputables aux hommes du passé sur des espèces fossiles,
comme le mammouth, le mastodonte ou encore l’ixion de Voltaire. Celui-ci, sait aussi,
comme beaucoup de ses contemporains, que le loup a déjà disparu des îles britanniques,
mais l’omniprésence d’une théologie providentialiste réfrène les velléités alarmistes des
individus les plus sensibles aux dommages environnementaux. Si les textes de
protection de la nature sont encore très frustres au XVIIe aussi bien en France que dans
le reste de l’Europe, et avant tout soucieux d’un usage rentable et durable des ressources
naturelles, l’audace en terme de législations conservationnistes est à rechercher dans les
« colonies ». C’est ce qui ressort nettement du travail remarquable de Richard Grove sur
l’étude des politiques environnementales dans les colonies au XVIIIe et XIXe siècles.
La plus grande sensibilité des administrateurs coloniaux, au premier rang
desquels Pierre Poivre sur l’île Maurice, à la gestion et à la conservation des ressources
naturelles peut s’expliquer par plusieurs facteurs : le pillage initial des premiers
européens, le caractère insulaire des colonies qui accentuait l’impact des dégâts, la plus
grande liberté d’action des administrateurs coloniaux et leur proximité avec les
naturalistes voyageurs, etc. Cette situation n’en constitue pas moins un fait remarquable
où l’on voit des îles entières transformées en champs d’expérimentations et en modèles
de gestion raisonnée qui influenceront par la suite la métropole.
Dès 1708, c’est-à-dire à peine quelques années après les spéculations de John
Ray et de Robert Hooke et au moment où Molyneux rejette la possibilité des
extinctions, le Gouverneur Roberts de l’île Sainte-Hélène envisage d’exterminer la
population de chèvres sauvages introduite par des navigateurs occidentaux à cause des
ravages qu’elles provoquent sur la flore locale. « Qui plus est, nous indique Richard
Grove, lui et ses successeurs essayèrent de transplanter des spécimens de plus en plus
rares du ‘Bois rouge’ de Sainte-Hélène par peur qu’il ne devienne éteint »392. Loin des
débats métaphysiques des savants du continent, les dures réalités écologiques
s’imposent au Gouverneur de Sainte-Hélène sur cette île de 123 km2 perdue au milieu
de l’Atlantique. Mais c’est avec justesse qu’il s’attaqua à ces problèmes car selon
392 Grove, Ecology, Climate and Empire : Colonialism and Global Environmental History 1400-1940,
Cambridge, White Horse Press, 1997, p. 52. Le texte qui rapporte ce témoignage est : « Council to
Court of Director », dt November 1708, in Janish, St Helena records, p. 85. Ce ‘bois rouge’ ou
Redwood que cite Grove pourrait être l’espèce Trochetiopsis erythraxylon, Sterculiacées, dont il ne
resterait plus aujourd’hui qu’un seul individu sauvage sur l’île. Heureusement il en existe de
nombreux autres dans le plus riche jardin botanique du monde, le Kew Garden à Londres : Cf. Pelt,
Plantes en péril, Arthème Fayard, Paris, 1997, Chap. « Saint-Hélène, l’île du bout du monde ».
180
Grove, les efforts de Roberts ne furent pas vains et suscitèrent l’adhésion d’autres
gouverneurs.
Au niveau de l’empire colonial français, il faut se tourner vers l’île Maurice
alors appelée « Isle de France » pour être confronté à un ambitieux programme
conservationniste. Il est l’œuvre du Commissaire-Intendant Pierre Poivre, proche des
idées des Physiocrates et lui-même très au fait des connaissances en sciences naturelles
et en agronomie. Conseillé par le Duc de Choiseul et avec les renforts du grand
botaniste Philibert Commerson et de Bernardin de Saint-Pierre, Poivre jeta les bases
d’une politique de la conservation des forêts en faisant passer en 1769 un Règlement
Economique393. Bien qu’en grande partie ses visées fussent de nature utilitaire et
économique, Poivre n’en gardait pas moins une vision élevée, rousseauiste, des rapports
entre les hommes et la nature, nature foisonnante et paradisiaque au sein de laquelle
évoluaient les très romantiques Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre. Au niveau
proprement environnemental, les craintes de Poivre pour l’île Maurice étaient basées sur
la théorie de la dessiccation : à savoir que la déforestation entraîne un assèchement du
climat et ainsi une désertification rapide de l’île. Érosion, chute des rendements et
extinction des espèces représentaient les conséquences les plus dramatiques de ce
phénomène.
Poivre invente alors les concepts de « réserve de montagne » et de « réserve de
rivière » pour contrer les risques de dessiccation et de déplétion environnementale. Loin
de l’aspect anecdotique qui pourrait être réservé à une telle expérience, Grove nous
assure que le modèle de conservation institué par Poivre eut un retentissement certain
dans les territoires français, anglais ou indépendants tout autour de l’Océan Indien et
indirectement dans tous les empires coloniaux. L’œuvre de ce pionnier influença à n’en
pas douter les conceptions des savants restés en métropole même s’il précéda de plus
d’un demi-siècle les premières mesures de conservation équivalentes sur le continent
européen394.
7$? /
La fin du XVIIe et tout le XVIIIe siècle furent une période d’intenses réflexions
théologiques, philosophiques, métaphysiques, et scientifiques sur l’acceptabilité du
principe d’extinction d’espèce et sur la possibilité de ce phénomène.
393 Ibid., p. 60.
394 Ibid., p. 65.
181
À partir de la fin du XVIIe, l’hypothèse de l’extinction des espèces commence
tout d’abord par réapparaître dans les discussions scientifiques, notamment à travers les
réflexions de John Ray et Robert Hooke sur la nature des espèces et des fossiles. Par la
suite, tout au long du XVIIIe siècle, ce concept, qui répétons-le demeure à l’état de
conjecture en l’absence de toute preuve formelle acceptable par la communauté
scientifique, se fraye un chemin entre les différents systèmes d’interprétation de la
nature et des fossiles, diluvianisme, théories de la Terre, économie de la nature, qui ont
tous pour objet de sauver, d’une manière ou d’une autre, les idées de plénitude et de
providence divine.
Mais, grâce à des Fontenelle, des De Maillet, des Buffon et autres Diderot,
l’image d’un monde vivant fixe, mécaniste, hiérarchisé, immuable déterminé par les
contraintes d’une théologie de la Plénitude, se transforma en un tableau complexe
d’espèces se succédant, apparaissant, disparaissant, se transformant ; des espèces
organisées selon une économie réglée par la Providence dans laquelle l’action de
l’homme, bonne ou mauvaise, n’était pas sans conséquences. La découverte de plus en
plus complète du monde et la révélation de mondes enfouis dans les couches
géologiques par la mise au jour d’animaux fossiles inconnus jusque-là, finirent de
conforter l’idée que les extinctions n’étaient pas seulement possibles, mais bel et bien
réelles.
Pourtant, cette reconnaissance des extinctions ne conféra pas à ce fait
l’importance qu’il aurait méritée, aussi bien dans le monde savant que dans l’élite
éclairée. Il est vrai que s’il était loisible de s’inquiéter du fragile équilibre régnant sur
les ressources des îles lointaines colonisées par les puissances européennes, le siècle des
Lumières est, à l’exception de Rousseau et quelques libres penseurs comme Voltaire,
tout affairé à remplir le programme du chancelier Bacon, à développer les sciences et
les arts, à promouvoir le progrès, et non pas à craindre pour un environnement naturel
encore jugé par beaucoup trop hostile. Et à l’heure où les hommes finissent par se
révolter, il n’est plus le temps de se pencher sur les éventuels malheurs de la nature.
Pourtant, comme nous allons le voir avec Cuvier, ce sont ces révolutions, transposées à
l’histoire de la Terre et des espèces qui assoiront définitivement le concept d’extinction.
182
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La fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle sont le théâtre de bouleversements
profonds dans les sciences des êtres vivants avec le passage progressif de l'
histoire
naturelle à la biologie. Pour retracer cette transition brusque entre les deux époques,
personnifiée par l'
œuvre du grand Cuvier, nous nous appuierons sur l'
analyse de Michel
Foucault qui voit là le passage de l'
epistémé classique à l'
epistémé moderne. Mais avant
d'
étudier les déterminants épistémologiques de cette nouvelle période et leur influence
sur le concept d'
extinction d'
espèce à travers les œuvres maîtresses de Cuvier et
Lamarck, nous ne pouvons omettre de commenter les propos se rapportant à la question
des extinctions chez le grand philosophe de Königsberg, Emmanuel Kant.
) 6
7
Pour Foucault, Kant marque aussi par son entreprise critique la fin de l'
épisteme
classique, celle d'
une correspondance parfaite et infinie entre les représentations et le
monde, entre les mots et les choses. En se plaçant en deçà du système de représentation
par son approche transcendantale, qui replace le sujet au centre de l'
interrogation
philosophique, Kant tout en cherchant officiellement les limites et les origines de nos
facultés de sensation et de connaissance, n'
en sape pas moins les fondements de cette
Histoire
gnoséologie typique du XVIIIe siècle. Avant de nous plonger dans les filets de l'
et de la Vie, ces mailles interprétatives du monde caractéristiques du XIXe siècle, et leur
liens avec le concept d'
extinction, il n'
est pas inintéressant de relire certaines parties de
la Critique de la faculté de juger téléologique395, qui tient lieu dans l’œuvre kantienne
de philosophie biologique, en les interprétant par rapport à l’idée d’extinction.
Dans la première partie de la Critique de la faculté de juger, Kant vise à travers
son analyse du jugement esthétique à clarifier d'
un point de vue transcendantal les
rapports entre la finalité subjective, celle des jugements de goût, et la raison,. Dans la
deuxième partie de sa troisième critique, c'
est à la finalité objective et matérielle de la
184
nature que Kant se confronte, laquelle, démontre-t-il, ne peut être seulement comprise
par le seul effet mécanique des causes s'
enchaînant les unes à la suite des autres, mais
par la mobilisation d'
une sorte d'
idée régulatrice, d'
un principe heuristique, celui d'
une
téléologie ou cause finale.
Dans l'
Analytique de la faculté de juger téléologique, Kant pointe les différents
types de finalité à l'
œuvre dans la nature : la finalité relative, d’une part, celle qui relève
de la simple utilité pour les hommes, comme le fait que tel fleuve charrie des limons
fertiles pour leurs champs, et la finalité naturelle, d’autre part, celle qui est jugée
objective. L'
enjeu de l'
Analytique est d'
arriver à distinguer clairement les différents
types de finalité et à en affirmer la nécessité dans l'
appréhension du fonctionnement du
monde vivant par rapport au seul principe mécaniste de causalité. Kant prépare ainsi le
terrain à l'
énoncé de l'
antinomie de la faculté de juger réfléchissante qui oppose les deux
maximes suivantes : La première selon laquelle toute production de choses matérielles
doit être jugée possible suivant de simples lois mécaniques et la seconde, selon laquelle,
au contraire, il existe certaines choses matérielles qui ne peuvent être jugées possibles
qu'
en recourant à des lois non mécaniques, à savoir, le principe des causes finales.
Pour présenter ce qu’il entend par finalité naturelle et pour ensuite l’expliciter,
Kant cite plusieurs exemples, qui seront ensuite classés selon les différents types de
finalité qu’il est possible de distinguer, et en premier lieu la finalité externe ou relative
de la finalité interne.
Le premier type de finalité naturelle, la finalité externe, que nous qualifierions
aujourd’hui d’écologique, est le principe selon lequel chaque maillon de la chaîne
alimentaire est à la fois moyen et effet des maillons qu'
il dévore et par lesquels il est
dévoré (« comment l'
herbe est nécessaire au bétail, comment celui-ci est nécessaire à
l'
homme comme moyen de son existence »396). Un autre exemple de finalité externe ou
relative, réside dans l’hypothèse que si l’homme devait nécessairement exister sur terre,
alors les conditions du milieu, les végétaux, les animaux qui lui permettent de vivre
deviennent des moyens de son existence, et par conséquent des fins relatives à son
existence. Kant nous met en garde au paragraphe 63 contre ce type de finalité qui
n’autorise pas à porter des jugements téléologiques absolus, mais au mieux, des
hypothèses de recherche, comme aujourd’hui nous l’envisageons dans le cas de
l’équilibre proie-prédateur.
395 « La critique de la faculté de juger téléologique » constitue la deuxième partie de la troisième critique
de Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger (1790), Aubier, Paris, 1995 (Trad. A. Renaut).
396 Ibid., p. 370.
185
Le deuxième type de finalité, interne celui-là, est énoncé ainsi par Kant : « une
chose existe comme fin naturelle quand elle est cause et effet d’elle-même »397. On
peut, comme le fait Kant, citer à titre d’exemple l’être vivant, qui est à la fois cause et
effet de la perpétuation de l'
espèce à laquelle il appartient :
« Un arbre produit un autre arbre selon une loi naturelle connue. Mais l'
arbre
qu'
il produit est de la même espèce ; et ainsi il se produit lui-même selon l'
espèce dans
laquelle, d'
un coté en tant qu'
effet, de l'
autre coté en tant que cause, continuellement
produit par lui-même et de même sans cesse se reproduisant, il se conserve en
permanence comme espèce »398.
Une autre exemple de finalité interne à la nature nous est fourni cette fois par
l’organe qui n’est jamais produit en vain dans l’organisme, et qui fonctionne, non par
rapport à lui-même seulement, mais aussi par rapport au tout.
Une fois cette distinction opérée entre fin externe et fin interne, revenons à
l’exemple de la chaîne trophique qui indique certes une chaîne causale, mais
subordonnée à une fin dernière (endzweck), dont Kant laisse accroire en conformité
avec les principes anthropocentriques de sa philosophie qu'
elle n'
est autre que
l'
existence humaine car, écrit-il, : « [l’être humain] est le seul être sur cette terre qui
peut se forger un concept des fins et peut par sa raison, à partir d’un agrégat de choses
formées de manière finalisée, construire un système des fins. »399.
Pourtant, avec subtilité le grand philosophe tempère son propos en remarquant
que l'
existence des hommes n'
a rien de nécessaire, et de mentionner le cas des habitants
de la Nouvelle-Hollande (Australie) et des habitants de la Terre de Feu ou Fuégiens (qui
ont effectivement disparu au début du XIXe siècle...). Kant se démarque ainsi d'
un
finalisme dogmatique qui fait de l'
homme en tant qu'
être naturel une fin dernière de la
nature en nous rappelant qu’il ne s’agit là que d’un jugement hypothétique400. Kant
n'
imagine donc pas seulement la possibilité d'
un monde imaginaire identique au notre
d'
où les hommes seraient absents, mais il envisage tout à fait l'
extinction de notre propre
espèce sur cette Terre car « on ne voit pas pourquoi il est nécessaire que des hommes
existent ».
De plus, il apparaît que cette référence à la possible extinction des espèces est
loin d'
être anecdotique et pose un problème théorique important dans le cadre d'
une
397 Ibid., § 64, p. 362.
398 Ibid.
399 Ibid., § 82, p. 424.
186
critique des conditions de possibilité de la connaissance d'
une nature finalisée.
Effectivement, l'
existence de plus en plus avérée d'
extinctions d'
espèces et de mondes
anciens disparus, tels qu'
ils apparaissent à travers les reconstitutions de nombreux
fossiles, remettent en cause l'
idée d'
une nature ordonnée (ou d’une création) en vue
d'
une fin finale claire et rationnelle. Si la fin de tout individu est de se reproduire en vue
de perpétuer l'
espèce, ne devient-il pas nécessaire de réviser ce jugement lorsqu'
il est
reconnu que l'
espèce elle-même est périssable ? Du concept de fin (finalité)
inconditionnée, idée régulatrice de la raison qui permet de comprendre l'
agencement du
monde vivant, on est conduit à une fin (terme), phénomène matériel temporellement
déterminé tout à fait saisissable par l'
entendement.
Dès lors, Kant semble osciller entre les deux positions qui consistent soit à
affirmer la permanence des espèces et à nier les conséquences de l'
extinction sur le
principe d'
une finalité naturelle, soit à reconnaître le fait que des espèces et des pans
entiers de la nature ont disparu, ce qui repose le problème de l'
antinomie de la faculté de
juger réfléchissante.
Ces deux positions sont exposées dans la troisième partie de la Critique de la
faculté de juger téléologique, la « Méthodologie », qui examine la place et la nature de
la téléologie en tant que science. Au paragraphe 81, Kant présente les deux modes
d'
intelligibilité de la production des êtres naturels comme association d'
un mécanisme à
une téléologie afin de justifier la fin naturelle comme un produit de la nature. Ces deux
modes sont l'
occasionnalisme et le praestabilisme. Kant rejette manifestement le
premier qui consiste à supposer qu'
un Être suprême déterminerait selon son Idée finale
« à l'
occasion de chaque accouplement, la mise en forme organique des matières qui s'
y
trouvent mélangées »401. Il soutient au contraire le second qui postule que « [la cause
suprême du monde] aurait inscrit dans les produits initiaux de sa sagesse uniquement la
disposition par l'
intermédiaire de laquelle un être organique produit son semblable et
l'
espèce se conserve en permanence, en ce sens que la disparition des individus est
continuellement compensée par la nature qui, en même temps, travaille à leur
destruction »402.
L'
espèce se conserverait en permanence, et serait donc éternelle, à suivre
l'
argument proposé par Kant. Mais peut-être ne s'
agit-il là que d'
une position théorique
400 Ibid., Cf. notes 106 et 107 d'
Alain Renaut.
401 Ibid., p. 419.
402 Ibid., p. 419-420.
187
valable idéalement, mais non dans la réalité où les contingences historiques conduisent
à l'
anéantissement d'
espèces entières. Le principe selon lequel les individus d'
une espèce
sont de tout temps conduits à se reproduire afin de perpétuer l'
espèce est vrai
indéniablement : on n'
a jamais observé d'
espèce s'
éteindre par le simple fait d'
une
lassitude reproductrice ou vitale qui toucherait tous ses membres. Et même si une partie
de l’humanité (dont fait partie Emmanuel Kant !) choisit librement de ne pas se
reproduire et donc de ne pas perpétuer l'
espèce, il y a fort à parier que jamais tous les
humains n'
opteront d'
un commun accord, libre et éclairé, pour la cessation délibérée de
la lignée humaine.
Ceci précisé, Kant ne passe pas sous silence les données fournies par ce qu'
il
nomme une « archéologie de la nature »403 naissante, ces recherches autrement
dénommées « théories de la Terre », qui, à travers l'
étude des pétrifications et des
couches géologiques, dévoilent l'
ancien état de la Terre et de ses habitants. Le seul nom
qu'
il cite est celui de Pierre Camper, anatomiste hollandais célèbre qui compara
notamment des crânes de rhinocéros fossiles afin de déterminer s'
il s'
agissait là
d'
espèces différentes404 (Kant cite aussi Blumenbach, mais uniquement pour ses
réflexions sur l'
épigenèse qu'
il défend). Assurément, le grand philosophe était informé
des idées et des débats les plus récents en matière d'
histoire naturelle et d'
histoire de la
Terre comme en témoignent ses enseignements et ses publications sur ces sujets tout au
long de sa vie, depuis son Histoire générale de la nature et théorie du ciel en 1755
jusqu’à sa Géographie physique en 1802, en passant par ses Opucules sur l’histoire.
Après avoir rappelé que l'
espèce humaine ne souffre aucune exception par
rapport aux autres espèces d'
un point de vue matériel, Kant soulève les arguments et les
faits qui pourraient être avancés à l'
encontre d'
une nature organisée selon un système
des fins :
« Le premier aspect qui, dans une organisation visant un tout finalisé des êtres
naturels existant sur la terre, aurait à être agencé de façon intentionnelle, ce devrait être
leur séjour, le sol et l'
élément sur lequel et dans lequel il leur faudrait accomplir leur
développement. Simplement, une connaissance plus précise de la constitution de ce
soubassement de toute production organique n'
indique que des causes agissant de façon
totalement inintentionnelle, et même détruisant, plutôt que favorisant, la production,
l'
ordre et les fins. Non seulement la terre et la mer contiennent des vestiges d'
anciennes
403 Ibid., p. 425 en note.
404 Camper, « Du rhinocéros à deux cornes » (1777), in Œuvre de Pierre Camper, Paris, An XI-1803, T.
I., p. 223-224. Cité par Balan, L’Ordre…, op. cit.
188
et puissantes destructions qui les ont atteintes, ainsi que toutes les créatures qu'
elles
portaient ou contenaient ; mais c'
est leur structure toute entière, les couches de l'
une et
les limites de l'
autre, qui présentent entièrement l'
apparence du produit de forces
sauvages et omnipotentes d'
une nature œuvrant dans un état chaotique »405.
Voilà tout le dilemme : bien que la nature nous apparaisse comme
harmonieusement réglée et finalisée au sens où le tout serait la cause des parties (la
conservation de l'
espèce la cause des individus, le fonctionnement de l'
économie
naturelle la cause des rapports trophiques entre les espèces), tout ceci ne serait que le
résultat d'
un chaos immense et de successions de révolutions naturelles anarchiques. La
conclusion de cet argument paraît sévère pour le système téléologique kantien : « les
produits de la nature tenus auparavant pour des fins naturelles n'
ont pas d'
autre origine
que le mécanisme de la nature »406. L'
hypothèse d'
une finalité de la nature serait
devenue tout simplement superflue.
Pourtant, Kant s'
empresse de rappeler les conclusions de l'
antinomie entre les
principes des modes mécaniques et téléologiques, à savoir que le mode de
représentation téléologique est seulement une condition subjective de l'
usage de notre
raison lorsque celle-ci essaie d'
appréhender l'
unité des phénomènes naturels dont
l'
homme, en tant que phénomène mais aussi que noumène, fait partie.
Enfin, l'
extinction ou la destruction de l'
espèce humaine par elle-même constitue
aussi un spectre que Kant essaie d'
exorciser en posant l'
homme, seul être moral, comme
fin finale de la création, c'
est-à-dire fin qui n'
a besoin d'
aucune autre comme condition
de sa possibilité. La barbarie, les guerres, la misère constituent les excroissances
monstrueuses d'
une nature humaine qui concourt à sa propre destruction ; mais en même
temps, l'
homme est la seule espèce qui en tant que noumène puisse se doter d'
une
causalité téléologique et qui possède un pouvoir suprasensible : la liberté. Il peut ainsi
se doter de fins dernières, naturelles, comme le bonheur ou la culture afin de repousser
l'
empire de la barbarie et de la destruction. Mais surtout, « son existence contient en soi
la fin suprême à laquelle , autant qu'
il lui est possible, il peut soumettre la nature tout
entière, ou du moins vis-à-vis de laquelle il ne lui est pas permis de se tenir pour soumis
une quelconque influence de la nature [...] c'
est l'
homme qui est la fin finale de la
création »407.
405 Ibid., p. 425.
406 Ibid., p. 426.
407 Ibid., p. 433.
189
Ces quelques paragraphes de la Critique de la faculté de juger téléologique
furent largement commenté dans la mesure où ils ressortissent à un débat des plus
classiques entre nature et liberté que nous laisserons ici de coté. Pour notre part, nous
remarquerons simplement, en nous autorisant à porter ce débat sur la scène écologique,
que Kant sauve bien l'
homme en lui assurant par l'
entremise de sa nature morale et
rationnelle le statut de fin finale de la création, mais que, par là même, il condamne la
nature en la subordonnant « tout entière » à l'
emprise de l'
homme408.
Kant avait pourtant débuté son analyse en distinguant avec prudence la finalité
relative de la nature, par rapport à l'
utilité ou à la convenance qu'
elle constitue pour
l'
homme, de la finalité interne. En citant les usages « insensés » que l'
homme fait de la
nature (se décorer de plumes d'
oiseaux, ou encore déboiser sans raison), et en
ridiculisant quelque peu l'
attribution généreuse de finalités externes à la nature, Kant
mettait en garde le lecteur contre l'
écueil grossier d'
un panglossisme ou
providentialisme naïf qui aurait par ailleurs eu le tort de faire de l'
homme un exploiteur
peu raisonnable de la nature et de ses beautés :
« On voit aisément par là que la finalité externe (la convenance d'
une chose pour
d'
autres choses) ne peut être envisagée comme une fin naturelle extérieure que sous la
condition que l'
existence de l'
être auquel la chose convient directement ou de manière
éloignée soit pour elle-même une fin de la nature. Mais, dans la mesure où cela ne se
peut jamais trancher par simple observation de la nature, il s'
ensuit que la finalité
relative, bien qu'
elle donne hypothétiquement des indications sur les fins naturelles,
n'
autorise pourtant à prononcer aucun jugement téléologique absolu »409.
À ce stade, il paraît clair que l'
homme, en se fondant sur le seul principe de
l'
utilité, ne peut s'
arroger le droit de décider des fins de la nature afin de les soumettre à
ses caprices. Kant le répète même quelque pages plus loin : « juger une chose, d'
après sa
forme intérieure, comme constituant une fin de la nature, c'
est tout autre chose que de
tenir l'
existence de cette chose pour une fin de la nature ». Mais s'
ensuit alors une phrase
qui fait basculer tout son système d'
une sorte d'
anthropocentrisme faible ou même
d'
écocentrisme, où toutes les espèces jouent dans la nature à la fois le rôle de fin et de
moyen, à un anthropocentrisme fort :
« Pour la dernière affirmation [tenir une finalité externe pour une fin de la
nature], nous n'
avons pas besoin simplement du concept d'
une fin possible, mais il faut
la connaissance de la fin finale (scopus) de la nature, laquelle connaissance exige une
408 Ibid. Cf. la fin du paragraphe 84, p. 433-434.
409 Ibid., p. 360.
190
relation de la nature à quelque chose de suprasensible qui dépasse largement toute notre
connaissance téléologique de la nature ; car la fin de l'
existence de la nature elle-même
doit être recherchée au-delà de la nature »410.
Nous venons de voir que ce quelque chose de supra-sensible n'
est autre que la
liberté et la fin finale, l'
homme nouménal. C'
est donc bien au nom de la liberté et de la
raison que la prudence initiale de Kant se mue en une entreprise métaphysique de
sauvetage de l'
humanité au prix de la domination de la nature.
Heureux temps où la soumission de la nature à l'
homme apparaît comme l'
idéal
des rapports entre nature et liberté, où la moralité, en s'
émancipant d'
une causalité
simplement mécanique, dicte à la nature ses propres fins... Mais ce que Kant ne
prévoyait pas, et dont pourtant son système était gros (même si on ne saurait
évidemment lui en tenir rigueur), est que ces révolutions d'
une nature devenue chaotique
et insaisissable n'
étaient point l'
apanage d'
une terre capricieuse alors dans sa jeunesse,
mais aussi le destin d'
un monde où l'
homme, aussi rationnel fût-il, imposait à la nature
des fins qui n’étaient en rien les siennes.
Finalement, si le thème de l'
extinction des espèces ne ressort que bien
modestement et seulement en négatif de la pensée de Kant, et constitue à vrai dire un
non-problème, c'
est aussi à la faveur de son héritage exceptionnel que la pensée du
grand penseur mérite d'
être examinée. Or, les philosophes qui se réclament aujourd'
hui
de l'
héritage kantien, engoncés plus que jamais dans un anthropocentrisme bien trop
étroit pour remplir le cadre global d'
une philosophie de l'
environnement, ne sont pas
moins indécis que leur maître sur le sort à réserver aux autres espèces.
On constate ainsi que les deux plus éminents philosophes kantiens
contemporains, John Rawls et Jürgen Habermas, restent tous deux dans l'
expectative
lorsque la question de l'
extension de leurs réflexions à la nature se pose : Habermas
reconnaît volontiers « la dimension anthropocentrique des éthiques de type kantien [qui]
semble les rendre d'
emblée aveugles aux questions résultant de la responsabilité morale
de l'
homme à l'
égard de son environnement non humain »411.
410 Ibid., p. 370.
411 Habermas, De l'
Éthique de la discussion, Paris, Les éditions du cerf, 1992, p. 193. Il est intéressant
de noter que, aussi bien chez Habermas que chez Rawls (John Rawls, A Theory of justice, Cambridge
(Mass.), Belknap Press, 1971, p. 512), les réflexions sur une éthique globale étendue aux non-humains
sont insérées en toute fin d'
ouvrage, comme pour s'
excuser à bon compte, avant de conclure leurs
ouvrages respectifs, des limitations inhérentes à leurs entreprises.
191
Par son analyse transcendantale de la nature vivante et par sa relation aux
sciences de la nature, la lecture de Kant constitue une transition idéale entre le siècle des
Lumières, celui aussi de l'
histoire naturelle et des classifications et le XIXe siècle, le
siècle de l'
Histoire et de la biologie. Le rapport des parties au tout dans l'
architecture
finalisée des organismes constitue la base de l'
anatomie fonctionnelle et comparée,
laquelle va connaître au cours des décennies suivante un essor remarquable, avec Cuvier
notamment. Cette insistance sur les modalités d'
une compréhension finalisée du
fonctionnement des êtres vivants est à la base de la notion de vie comme démarcation
absolue du monde non-vivant, laquelle vie rend possible la formation d'
une « biologie », à partir des années 1800. Les êtres vivants ne se distribuent plus selon la
combinaison de leurs caractères sur un espace qui recouvre tous les êtres naturels, mais
s'
expliquent désormais en tant que touts autonomes, soumis aux contraintes de leur
agencement et de leur milieu de vie, vivants repliés sur leurs propres conditions
fonctionnelles de survie.
)
4
L’interprétation particulière de la vie que nous venons de brosser à grands traits
détermine clairement le principe directeur de l'
anatomie comparée de Cuvier (17691832), le principe de « la corrélation des formes dans les êtres organisés » :
« Tout être organisé forme un système unique et clos, dont les parties se
correspondent mutuellement et concourent à la même action définitive par une réaction
réciproque. Aucune de ces parties ne peut changer sans que les autres changent aussi ; et
par conséquent chacune d'
elles, prises séparément, indique et donne toutes les
autres »412.
Par ailleurs, on constate d'
emblée que la définition du principe de corrélation des
formes contient en elle la problématique du changement. Vie et changement,
modification, ou encore évolution sont subsumées sous le principe général de l'
Histoire.
Le programme d'
explicitation des conditions organiques qui rendent possible la vie,
s'
accompagna ainsi du déploiement de l'
Histoire, c'
est-à-dire de la succession au cours
du temps des analogies et des différences structurales et fonctionnelles. Comme
l'
annonce Foucault, « on a pu substituer une « histoire » de la nature à l'
histoire
naturelle, grâce au discontinu spatial, grâce à la rupture du tableau, grâce au
fractionnement de cette nappe où tous les êtres naturels venaient en ordre trouver leur
412 Cuvier, Discours sur les révolutions de la surface du globe (1812), Paris, Christian Bourgois, 1985.
192
place [...] La rupture de cet espace a permis de découvrir une historicité propre à la vie :
celle de son maintien dans ses conditions d'
existence »413.
À partir du XIXe siècle, tous les phénomènes vivants sont désormais soumis au
principe d'
une temporalité comme matrice de l'
Histoire et des époques successives, et
génératrice de changements orientés et infinis. L'
inscription des espèces et de mondes
distincts dans le temps n'
est pas nouvelle, mais elle prend une tout autre dimension avec
l'
organisation enfin structurée et ordonnée de plusieurs sciences inductives (anatomie
comparée, zoologie, géologie, lithostratigraphie, minéralogie ) autour du programme
paléontologique et paléogéographique fédérateur de Cuvier : reconstituer l'
histoire des
révolutions du globe et les mondes disparus.
&
>
Mais avant de nous intéresser aux recherches de Cuvier, à leurs conséquences
sur l'
acceptation définitive du fait des extinctions et aux débats quant à la nature des
extinctions, il nous paraît utile et même nécessaire de retrouver l'
origine de la
fascination de Cuvier pour ces « révolutions du globe », et de comprendre comment ce
concept peut s'
articuler avec celui de l’extinction des espèces.
Bien que Cuvier laissât entendre dans le Discours sur les révolutions de la
surface du globe que sa démarche scientifique fût purement inductive en ce qu'
il n'
avait
abouti à la conclusion d'
un schéma discontinuiste de l'
histoire géologique qu'
après
l'
analyse minutieuse de tous les faits qu'
il avait décrit dans son ouvrage, Hubert Thomas
réduit les prétentions de Cuvier en remarquant que « dès ses premiers écrits, le jeune
Cuvier se montre partisan convaincu de la doctrine des catastrophes successives »414.
D'
où provient cet engouement pour les révolutions et les catastrophes du globe et de
quels modèles à pu s'
inspirer le jeune Cuvier ?
Ce qui est certain, c'
est que l'
idée de révolutions du globe n'
a pas été inventée par
Cuvier et qu'
il n'
a eu que l'
embarras du choix dans ses lectures pour s'
en inspirer.
L'
Encyclopédie de Diderot et D’Alembert recèle déjà en 1765 d’un article « Révolutions
de la Terre » rédigé par d'
Holbach (1723-1789) qui indique que les bouleversements
terrestres ont sûrement modifié la distribution des espèces. Il distingue deux types de
révolutions, les locales et les générales ; par rapport à ces dernières il avance :
« Ces changements si considérables ont pu influer sur les productions de la
nature, c'
est-à-dire, faire disparaître de dessus la terre certaines espèces d'
êtres, &
413 Foucault, Les Mots et les choses, op. cit., p. 288.
193
donner naissance à des êtres nouveaux : telles sont les révolutions les plus générales que
nous présumons avoir été éprouvées par la terre »415.
Une douzaine d'
années plus tard, le naturaliste allemand Peter Simon Pallas
(1741-1811) eut aussi recours à des explications catastrophistes pour expliquer la
présence de restes de mammouths et de rhinocéros qu'
il a observé en Sibérie : il
supposait
que
des
éruptions
volcaniques avaient
provoqué
une
inondation
cataclysmique, laquelle avait charrié depuis l'
Inde jusqu'
en Sibérie les carcasses des
fossiles qu'
il y avait retrouvé. Le recours à l'
hypothèse de catastrophes violentes dans
l'
explication des phénomènes géologiques n’était pas moins fréquent chez d'
autres
auteurs comme Boulanger et Gautier416.
Le défaut principal de ce type d'
interprétation, qui semble avoir conservé
quelques relents de diluvianisme, réside dans son absence de liaison entre les
phénomènes géologiques et les phénomènes biologiques. Les deux domaines
phénoménologiques sont soumis à des principes différents et seuls des événements
exceptionnels et universaux du type catastrophe peuvent momentanément transgresser
les frontières poreuses entre ces deux empiries. Le rapprochement entre la géologie et
l'
étude des fossiles, finalement entériné par Cuvier sous la forme de ce qui sera nommé
à partir de 1820 la paléontologie, s'
opère progressivement au cours des deux dernières
décennies du XVIIIe siècle. Jean-André De Luc (1727-1817), qui a semble-t-il
directement influencé Cuvier417, requiert pour sa part l'
intervention de révolutions
terrestres dans l'
explication des « précipitations » successives qui sont censées avoir
abouti à la formation des couches géologiques superposées. Il remarqua surtout que
dans chaque couche était insérée une faune fossile caractéristique, qui se retrouvait au
niveau de tous les affleurement de la couche considérée, ce qui permettait de la dater
grâce à ses fossiles. Par rapport aux espèces éteintes, il supposait que certaines avaient
été complètement détruites, et que les autres s'
étaient modifiées à cause des
changements de milieu consécutifs à la révolution418.
Cependant, le naturaliste ayant eu le plus d'
influence sur les idées de Cuvier
demeure Johann Friedrich Blumenbach (1752-1840) qui parvint à une première
synthèse solide combinant la succession chronologique des fossiles et la question de
414 Thomas, préface de Cuvier, Discours..., op. cit., p. 27.
415 D’Holbach, article « TERRE (Révolution de la ) », Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des
sciences, des arts et des métiers, 1765.
416 Ellenberger, Histoire…, op. cit., t. II, p. 297.
417 Ellenberger et Gohau, « À l'
aurore de la stratigraphie paléontologique : Jean-André De Luc, son
influence sur Cuvier », Revue d'
Histoire des Sciences, vol. XXXIX, 1981, p. 217-257.
418 Ellenberger, Histoire…, op. cit., p. 306.
194
l’extinction des espèces. En 1799, il distinguait trois grands groupes de fossiles en
fonction de leurs ressemblances plus ou moins parfaites avec des espèces actuelles. De
là, il pouvait espérer établir une chronologie en mettant ces groupes de fossiles en
parallèle avec ce qu’il appelait « les catastrophes plus ou moins générales qui ont
affecté notre Terre »419.
Blumenbach développa cette « archéologie de la Terre » au début du XIXe
siècle. Elle comportait finalement quatre classes de fossiles qui rétrospectivement
peuvent nous paraître assez fantaisistes. Ainsi, il plaçait dans la même classe des
fossiles miocènes, quaternaires et jurassiques ! Mais c’est surtout son élargissement du
concept d’extinction d’espèce qu’il faut retenir. En effet, beaucoup de naturalistes du
XVIIIe siècle, tout en acceptant la possibilité d’extinction de certains organismes, y
voyaient un phénomène rare, voire exceptionnel ; au contraire, Blumenbach envisageait
les extinctions à une autre échelle, capables d’exterminer des faunes entières. Il lui
paraissait « plus que probable que ce n’était pas seulement un genre ou un autre, mais
bien toute une création d’organismes préadamites qui s’était éteinte sur notre Terre »420.
La cause de telles extinctions était à chercher dans les révolutions globales qui
séparaient les différents âges du monde, la dernière ayant été le Déluge ! Blumenbach se
plaçait ainsi aux sources du catastrophisme, qui aura une influence considérable sur le
développement de la géologie au commencement du XIXe siècle.
&
Après des études supérieures à Stuttgart, Georges Cuvier devint rapidement l’un
des membres les plus éminents du Muséum d’Histoire Naturelle. Dès 1795, il s’attacha
à démontrer de façon irréfutable la réalité de l’extinction des espèces.
Pour y parvenir, il lui fallait disposer d’une méthode fiable permettant de
comparer les fossiles, même fragmentaires, aux organismes actuels, afin de mettre en
évidence d’éventuelles différences. C’est en perfectionnant et en formalisant les
techniques de l’anatomie comparée que Cuvier se dota de cette méthode ; et c’est par
l’étude des vertébrés fossiles, et plus particulièrement des quadrupèdes, qu’il en
démontra brillamment l’efficacité. Le plus important des principes utilisés par Cuvier
était celui de « la corrélation des formes dans les êtres organisés ».
Comme nous nous sommes évertués à le montrer, ce n'
est nullement Cuvier qui
a lancé le débat sur les espèces perdus, et durant les dernières années du XVIIIe siècle
419 Cf. Buffetaut, Histoire de la paléontologie, op. cit., p. 47.
195
de nombreux savants, et en grande majorité des géologues, ont émis de nombreux avis
sur la question. Parmi ceux qui défendent ardemment ce qui ne constitue encore que
l'
hypothèse des extinctions, nous trouvons le naturaliste belge François-Xavier Burtin
qui écrit « j'
ose assurer que les espèces fossiles non perdues sont une vraie rareté »421.
Au contraire, Guettard nie toute perte d'
espèces recourant à l'
argument classique des
contrées inexplorées et reculées. Enfin, il existe une position intermédiaire, défendue
par un grand nombre de savants (indécis ou prudents ?) qui en appellent à l'
idée
d'
espèces analogues, expression possédant l'
indéniable avantage épistémologique d'
être
fort vague et de pouvoir ainsi susciter l'
adhésion d'
un large public. Pour des auteurs
comme Elie Bertrand, Collini, Faujas de Saint-Fond ou Desmarest ce terme désignerait
en fait une véritable identité spécifique « à la fossilisation près », comme le note
Ellenberger422. Pour d'
autres, comme Lamarck, l'
idée d'
analogues soulignerait juste la
présence d'
un grand nombre de caractères communs.
Cuvier mit en application ses méthodes dès les dernières années du XVIIIe siècle
pour résoudre quelques problèmes ardus posés par des fossiles célèbres. En 1796, il
s’attaqua à la vieille question des fossiles semblables à des os d’éléphant trouvés aussi
bien en Europe qu’en Sibérie, en Amérique du Nord et au Pérou. Suite aux travaux de
Pierre Camper, on commençait tout juste à reconnaître l'
existence de deux espèces
distinctes d'
éléphants : l'
éléphant des Indes et l'
éléphant d'
Afrique. En s'
appuyant sur un
dessin d'
éléphant fossile établi par Messerschmidt et à l'
aide de critères uniquement
odontographiques et ostéologiques, Cuvier établit de façon définitive la différence
spécifique entre cet éléphant fossile (ou mammouth) et les espèces actuelles, et par voie
de conséquence, l’existence des extinctions423. Premièrement, il montra à l’aide de
comparaisons de squelettes que le mammouth qui vivait en Europe à l’âge glaciaire
n’était ni de l’espèce de l’éléphant d’Afrique ni de celui d’Asie. Deuxièmement, il fit
remarquer que le mammouth était trop grand pour être passé inaperçu dans le monde
moderne. Donc, si le mammouth était éteint comme ces arguments le suggéraient, il
devait en être de même de tous les animaux fossiles qui n’étaient pas connus dans le
monde moderne424.
420 Ibid., p. 48.
421 Burtin, « Réponse à la question physique, proposée par la société de Teyler, sur les révolutions
générales qu'
a subie la surface de la terre, et sur l'
ancienneté de notre globe », Verhandelingen,
uitgegeeveen door Teyler'
s tweede genoostschap, 8, Haarlem, 1790, p. 7. Cité par Ellenberger,
Histoire…, op. cit., p. 300.
422 Ellenberger, Histoire…, op. cit., p. 300.
423 Cuvier, « Mémoire sur les espèces d'
Eléphants vivantes et fossiles », Mémoires de l'
Institut, 1799. Le
texte fut néanmoins lu à l'
Institut en 1796. Cf. Balan, L’Ordre…, op. cit., p. 394-395.
424 Stanley, Extinction, New York, Scientific American Book, 1987.
196
Cuvier écrira même dans ses Recherches sur les ossements fossiles que c'
est
particulièrement cette conviction de l'
extinction des espèces qui sera à l'
origine de la
paléontologie : « cette idée [...] m'
ouvrit des vues toutes nouvelles sur la théorie de la
Terre ; un coup d'
œil rapide jeté sur d'
autres os fossiles me fit présumer tout ce que j'
ai
découvert depuis, et me détermina à me consacrer aux longues recherche et aux travaux
assidus qui m'
ont occupé depuis vingt-cinq ans »425. En 1796 également, il eut
l’occasion d’élucider l’énigme posée par un étrange squelette trouvé près de Buenos
Aires en 1788. Il y reconnut un gigantesque parent des paresseux actuels d’Amérique du
Sud, qu’il nomma Megatherium et qu'
il tint aussi pour éteint en supposant qu'
un animal
de cette taille n'
avait pu passer inaperçu426 (Voir Figure 8).
Par la suite, Cuvier ne tarda pas à lancer un ambitieux programme à l’échelle
européenne d’étude systématique des vertébrés fossiles, aidé en cela par les conquêtes
de l’empire napoléonien. Il appliqua aussi ses principes de comparaison anatomique aux
mammifères fossiles que l’on découvrait alors en assez grande abondance dans les
carrières de gypse des environs de Paris, en particulier à Montmartre. Cela lui permit de
reconstituer toute une faune de mammifères du début du tertiaire, totalement inconnus
jusque-là. Cuvier alla même plus loin, puisqu’il tenta de rétablir l’aspect à l’état de vie
de ces animaux à partir de leurs squelettes. Ces tentatives furent les premières d’un
genre qui se développa considérablement au cours du XIXe siècle.
Cuvier avait aussi combiné ses travaux anatomiques à des recherches d’ordre
stratigraphique qui lui permirent de reconstituer une succession de faunes disparues : les
mammifères du gypse de Montmartre apparaissaient clairement comme postérieurs aux
grands reptiles des couches secondaires, mais antérieurs à d’autres mammifères plus
proches de ceux connus aujourd’hui. Il fut ainsi le premier à observer que des
communautés entières de plantes et d’animaux avaient été détruites par ce que nous
appelons actuellement des extinctions de masse.
425 Cuvier, Recherches..., 4e ed., 1834, p. 201. Cité par Balan, L’Ordre…, op. cit., p. 394.
197
Figure 8 : Megatheriums
426 Cuvier, Notice sur le squelette d'
une très grande espèce de quadrupède inconnue jusqu'
à présent,
trouvé au Paraguay et déposée au cabinet d'
histoire naturelle de Madrid, Paris, de l'
impr. du Magasin
encyclopédique, 1796.
198
199
Il restait alors à expliquer pourquoi ces faunes avaient successivement disparu et
laissé la place à d’autres, pour aboutir aux êtres vivants actuels. Pour Cuvier, les espèces
fossiles n’étaient pas seulement « perdues », suivant l’expression de Palissy, encore en
vogue à l’époque, mais elles avaient été « détruites » ou « anéanties » par des
événements violents, des « révolutions ». Ces Révolutions de la surface du globe, pour
reprendre le titre du discours qui servait d’introduction aux Recherches sur les
ossements fossiles, constituaient la base de la théorie de Cuvier sur l’histoire de la Terre.
Il s’agissait d’événements violents et de grande ampleur, qui à plusieurs reprises avaient
profondément transformé la répartition des terres et des mers, avec pour les êtres
vivants des conséquences catastrophiques :
« la vie a donc souvent été troublée sur cette Terre par des événements
effroyables. Des êtres vivants sans nombre ont été victimes de ces catastrophes : les uns,
habitants de la terre sèche, se sont vus engloutis par des déluges ; les autres, qui
peuplaient le sein des eaux, ont été mis à sec avec le fond des mers subitement relevé ;
leurs races mêmes ont fini pour jamais et ne laissent dans le monde que quelques débris
à peine reconnaissables pour le naturaliste »427.
Il était vain, selon Cuvier, de chercher à expliquer ces révolutions par des causes
actuellement observables, car « la marche de la nature a été changée, le fil des
opérations a été rompu ». Mais on pouvait, par l’étude des fossiles, retracer la
succession de ces événements catastrophiques. Les connaissances de Cuvier en
stratigraphie étaient déjà suffisantes pour qu’il reconstitue l’histoire géologique récente
du bassin parisien. Dans Recherches sur les ossements fossiles, Cuvier conclut ainsi que
les transgressions, comme les récessions de l’Océan Atlantique, avaient provoqué des
effets catastrophiques sur les faunes de la région. De façon plus générale, la dernière des
catastrophes remontait à cinq ou six mille ans et avait laissé des traces dans les
traditions et les mythologies des plus anciennes civilisations. Était-ce délibérément que
Cuvier démontrait la réalité de cette dernière « révolution » pour faire cadrer sa théorie
avec les sources bibliques et l’épisode du Déluge ? Des recherches historiques récentes
suggéreraient qu’au contraire Cuvier n’était pas le dévot protestant que l’on a souvent
dépeint, et qu’en fait il aurait simplement « banalisé » le Déluge en l’insérant dans le
cadre de l’histoire naturelle de la Terre428. Il aurait même été assez indifférent à la
concordance entre ses arguments et les données théologiques. Ce serait surtout lors de
427 Cuvier, Recherches..., op. cit.
428 Buffetaut, Histoire de la paléontologie, op. cit., p. 54.
200
l’importation de ses idées en Angleterre que des savants comme Buckland, diluvianiste
convaincu, auraient insisté sur cette question429.
Mais la problématique des destructions ne constitue qu'
un aspect de la question
des révolutions du globe ; la seconde et non moins importante problématique de la
présence et de l'
origine des espèces post-révolutionnaires reste posée. Mais à ce niveaulà, Cuvier reste beaucoup plus évasif, peut-être parce que cette question touche de trop
près aux interrogations sur l'
origine de la vie et des espèces, que Cuvier juge purement
métaphysiques et hors de propos dans le champ scientifique, ce qu'
il n'
oublie
évidemment pas de reprocher à Lamarck.
Par défaut, Cuvier serait cependant bien créationniste, mais c’est à tort qu’on lui
attribue l’idée de « créations successives », qui auraient fait suite à chaque révolution
pour repeupler la terre dévastée. En fait, il n’était peut-être pas vraiment un
catastrophiste absolu, c’est-à-dire que les catastrophes qu’il décrivait n’auraient pas
vraiment détruit toute la surface de la Terre430, ou s’il adhéra à ce catastrophisme
absolu, ce fut seulement durant les premières années de sa carrière ; avec simplement
des catastrophes locales, les anciennes espèces avaient pu être remplacées par de
nouvelles ayant émigré de régions voisines et rempli les places vacantes. Cuvier illustre
ce point par un exemple théorique : si la faune actuelle et si particulière de l’Australie
était détruite par un cataclysme, toutes les espèces propres à ce continent s’éteindraient ;
elles pourraient ensuite être remplacées par d’autres espèces toutes différentes venues
d’Asie.
Les théories de Cuvier frappèrent les opinions de son temps par le rôle majeur
attribué aux catastrophes. Dans un siècle marqué par le romantisme, ses idées ne
pouvaient que rencontrer un accueil enthousiaste431. Cuvier est donc le père de ce que
Whewell (1794-1866) nommera en 1832 le « catastrophisme », et qui inspira de
nombreux disciples. Cuvier était par ailleurs fixiste et la question qui se pose est de
savoir s’il est devenu catastrophiste en géologie parce qu’il était fixiste en biologie ou si
c’est l’inverse432. Il n’en reste pas moins que son système est cohérent car fixisme,
extinction et catastrophisme sont liés de façon logique en ce siècle débutant qui
429 Grayson, « Nineteenth-Century Explanations of Pleistocene Extinctions : a Review and Analysis », in
Martin and Klein (eds.), Quaternary Extinctions : a Prehistoric Revolution, University of Arizona
Press, 1984, p. 9.
430 Laurent, Article « Révolutions du globe » in Tort (ed.), Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution,
Paris, PUF, 1996.
431 Ibid.
432 Ibid.
201
reconnaît enfin que l'
Histoire marque au plus profond la nature et le devenir des êtres
vivants.
)
5
,
#
&$
Il devenait cependant de plus en plus aisé de voir un progrès dans le
développement des êtres vivants révélé par les fossiles, depuis les couches fossilifères
les plus anciennes jusqu’aux plus récentes. Les courants transformistes, puis
évolutionnistes qui allaient défendre ce phénomène et chercher à l’expliquer se
montreront alors d’autant plus virulents contre le catastrophisme que celui-ci, à travers
la figure de Cuvier, avait dominé la scène scientifique au tournant des XVIIIe et XIXe
siècles. Le transformisme en biologie et l’uniformitarisme en géologie vont devenir des
alliés naturels dans le but d'
expliquer l’évolution des êtres vivants à travers les temps
géologiques, alliance au cœur de laquelle sera remise en jeu la problématique des
extinctions.
Le débat sur la nature des extinctions connut en réalité deux pics distincts ; l'
un,
le plus décisif, à la toute fin du XVIIIe siècle, et l'
autre autour des années 1809-1815. Il
n'
était déjà plus question de savoir si des espèces étaient alors « perdues » ;ce point
faisait l'
objet d'
un consensus quasi-général, tant il était devenu indéniable que de
nombreuses espèces fossiles ne pouvaient avoir subsisté jusqu'
à nous. Mais les
biologistes et les géologues se demandèrent, en fonction de leurs orientations
scientifiques et philosophiques, s'
ils avaient affaire à des destructions véritables ou à de
simples pseudo-extinctions.
Le débat sur les extinctions entre Cuvier et Lamarck débuta plus ou moins en
1796. Au début, il ne peut se résumer au duel par livre ou articles interposés qu'
il
deviendra quelques années plus tard, mais plus à un groupe de discussion informel
auquel participent Delamétherie, Faujas de Saint-Fond, Cabanis, etc. et auquel nos deux
savants contribuent largement.
202
Comme le souligne Pietro Corsi433, Lamarck n'
était pas un géologue, mais les
géologues de son temps s’adressèrent à lui afin de recevoir des éclaircissements sur la
nature des invertébrés et des coquillages fossiles dont il était le plus éminent spécialiste
depuis qu’on lui avait attribué la chaire de zoologie « des insectes, vers et animaux
microscopiques » au Muséum. À la suite du mémoire sur les ossements d'
éléphants lu
en 1796 à l'
Institut par Cuvier, certains géologues comme Faujas de Saint-Fond,
opposés aux conclusions hardies du jeune savant, se tournèrent vers Lamarck pour
trouver un démenti. Faujas, qui était le titulaire de la chaire de Géologie au Muséum
trouvait en effet la paléontologie encore trop peu assurée d'
un point de vue
épistémologique, et soulignait qu'
« il ne faut admettre définitivement les espèces
perdues que lorsqu'
on aura épuisé tous les moyens possibles de s'
assurer s'
ils n'
existent
pas dans quelques parties lointaines et peu fréquentées du globe »434. Mais en cette fin
de siècle, Lamarck restait prudent et montrait une certaine réticence à intervenir dans les
débats de son temps et cela, bon gré mal gré, jusqu'
en 1809.
Pourtant, Jean-Claude Delamétherie l'
avait aussi sollicité pour recevoir plus
d’informations sur les rapports entre les espèces vivantes et fossiles de coquillages.
Delamétherie considérait que les thèses de Cuvier mettaient les siennes en péril, thèses
qui défendaient une vision uniformitariste et actualiste des phénomènes géologiques au
cours des temps. Il était prêt à concéder que certaines espèces avaient disparu, et même
que certaines révolutions locales avaient pu se produire suite à des circonstances bien
particulières, mais en aucun cas il n'
acceptait l'
existence de révolutions générales. Après
avoir exposé sa conception de l'
origine de la vie et des espèces sur Terre (consécutives à
un phénomène de cristallisation qui n'
est pas sans lien avec les théories aristotéliciennes
et surtout « palissiennes » de « la semence des pierres »), Delamétherie formule une
hypothèse analogue à celle de Buffon sur la formation d'
un nombre limité de prototypes
qui se seraient ensuite différenciés sous la contrainte des changements de climats,
auxquels seuls les espèces les plus résistantes ou adaptées auraient survécues :
« Plusieurs individus ont sans doute péri dans ces temps, par le défaut de moyens
de subsistance. Plusieurs espèces ont également péri par défaut de moyens de
reproduction »435.
433 Corsi, Lamarck : Genèse et enjeux du transformisme 1770-1830, Paris, CNRS Editions, 2001, p. 101.
434 Faujas de Saint-Fond, « Mémoire sur deux espèces de boeufs... », Ann. Mus. His. Nat., 1803, t. 2, p.
195. Cité par Laurent, Paléontologie et évolution en France de 1800 à 1860, Paris, CTHS, 1987, p.
17.
435 Delamétherie, Théorie de la terre, Maradan, Paris, an III (1794), vol. III., p. 163.
203
Il est ensuite frappant de constater à quel point les idées de Delamétherie sur les
espèces « perdues » rappellent celles de Palissy, dans les modalités d'
extinction
d'
espèces piégées dans des lacs par exemple. Gageons que la réédition des œuvres de
Palissy par le collègue de Delamétherie, Faujas de Saint-Fond, n'
y soit pas pour rien...
« Le nombre des espèces primitives a donc été vraisemblablement beaucoup
moins considérable qu'
on ne le croit communément.
Mais, d'
un autre côté, plusieurs espèces se sont perdues postérieurement ; elles
avoient multiplié, s'
étoient répandues sur la surface du globe, où nous retrouvons leurs
dépouilles éparses en différens endroits. Des accidens particuliers les auront d'
abord
isolées ; enfin, elles auront disparu totalement. En parlant des os fossiles, nous avons vu
qu'
on ne connoît plus l’animal à qui ont appartenu ces dents molaires énormes trouvées
dans la petite Tartarie, & dans plusieurs autres lieux du globe. Il paroît que cet animal
devoit être monstrueux. Parmi les os que Merck a trouvés en Allemagne, il en cite
plusieurs que Camper soupçonnoit avoir appartenu à des espèces perdues […]
Plusieurs coquilles fossiles sont dans le même cas. On n'
en retrouve plus les
analogues [...]
On en doit dire autant de toutes les classes d'
animaux & de végétaux. On
retrouve, parmi les fossiles, un grand nombre de débris, dont les analogues ne sont plus
connus.
Ces accidens ont encore pu avoir une autre cause. Nous avons vu que plusieurs
de ces êtres organisés ont été produits dans des lacs particuliers. Ces masses d'
eaux
venant à se dessécher, tous les êtres vivans qui y étoient contenus, sont péris. Si telles
ou telles espèces, n'
existoient que dans un de ces lacs desséchés, elles seront donc
perdues. Ces accidens auront eu lieu particulièrement dans les lacs qui n'
ont point de
canaux de dégorgement parce que, pour lors, les animaux, qui vivoient dans les lacs,
n’avoient aucuns moyens d'
en sortir. [...] »436.
Dans la première édition de sa Théorie de la Terre en 1794, Delamétherie met
quelques bémols à l'
ampleur des extinctions : « néanmoins parmi les espèces qu'
on croit
perdues, on peut en retrouver quelques-unes dans les contrées qui ne sont pas encore
connues, dans des lacs, dans les hautes mers… »437. Mais c'
est surtout dans la deuxième
436 Delamétherie, op. cit. , vol. III, p. 164-166. En prenant le risque d'
apparaître caricatural, il semble que
la partie théorique de la Théorie de la terre de Delamétherie n'
est qu'
un mélange hétéroclite des idées
de Palissy et de Buffon apprêtées à la mode des dernières découvertes géologiques et
paléontologiques de l'
époque.
437 Ibid.
204
édition de son ouvrage qu'
il va s'
attaquer avec des arguments autrement plus sérieux et
plus précis à la réfutation de l'
hypothèse cuvierienne des révolutions générales du
globe :
« Je réponds, 1°, que nous ne connoissons aucune cause physique qui eût pu
produire cette grande catastrophe dont ont parlé des savans naturalistes ; 2° Je dirai avec
Hunter que les petites différences qu'
on aperçoit entre plusieurs fossiles et les analogues
existans ne sont pas assez considérables pour ne pas être regardées comme le simple
effet du changement de climats, de températures... Il y a de plus grandes différences
entre les os d'
un chien épagneul, d'
un lévrier, d'
un bouledogue... Quels changemens
n'
éprouvent pas nos animaux transportés dans les pays chauds ? 3° Je demanderai si
tous les animaux et les végétaux existans lors de cette catastrophe générale, ont été
détruits ou non. Si on dit qu'
ils l'
ont été, il faudra avancer que tous ceux qui existent
aujourd'
hui ont été produits postérieurement par une génération spontanée ; ce qu'
on n'
a
pas encore osé dire, et ce qu'
on ne peut admettre que d'
après des faits on ne peut plus
concluans. Si ces mêmes espèces existoient, pourquoi n'
en trouverait-on aucun débris
parmi les fossiles ? Ainsi il faut donc conclure que ce sont les mêmes espèces qui ont
éprouvé quelques changements par des circonstances locales. 4° Il est certain que
plusieurs animaux fossiles ressemblent à ceux qui existent actuellement : tels sont
plusieurs poissons du Mont Bolca, suivant Fortis. Lamark a la même opinion. Il m'
a fait
voir, dans sa belle collection, la coquille du Murex trunculus Lin., fossile, trouvé en
France, parfaitement ressemblante à celle de l'
animal vivant, et il en a plusieurs autres
semblables à celle des animaux vivans » 438.
Selon Pietro Corsi, Delamétherie jugeait indispensable « de donner un coup de
frein à des explications fondées sur l'
hypothèse de catastrophes universelles qui
empêchaient d'
identifier les véritables agents de la dynamique géologique »439 qu'
il
supposait tout à fait explicables physiquement et chimiquement et sans aucune
connotation fantastique, en matérialiste exigeant qu'
il était.
Un autre auteur qui défend à la suite de Delamétherie une géologie uniformiste
aux changements graduels est Philippe Bertrand (1730-1811). Cet ingénieur du corps
est
des Ponts et Chaussées publie en 1797 les Nouveaux Principes de géologie440 qui n'
autre qu'
un commentaire de la Théorie de la Terre de Delamétherie. Cet ouvrage à
438 Delamétherie, Théorie de la terre, (an III (1794)), deuxième édition an V (1797), vol. V, p. 214-215.
Cité par Corsi, Lamarck…, op. cit., p. 103-104.
439 Corsi, Lamarck…, op. cit., p. 104.
205
vocation de vulgarisation pour un public cultivé ne présente guère d'
intérêts sur le plan
scientifique et s'
inspire de théories discréditées à l'
époque, comme celle du Telliamed.
Au niveau des extinctions, Bertrand suppose un peu à la manière d'
Empédocle, de
Lucrèce ou encore de Buffon, que parmi les premières espèces générées par la Terre, de
nombreuses disparurent, tels des monstres incapables de se reproduire ou de se nourrir.
Par la suite, les modifications engendrées au sein des espèces par une sexualité
intempestive (digne du siècle des libertins !) et des accouplements « hors-normes » nous
ont rendu inconnaissables la forme des espèces originelles :
« Aussi long-tems que le sol a pu engendrer de prime-abord ou de son propre
fond, cette foule d'
individus, marins, terrestres et amphibies, excités par l'
attrait ou le
besoin le plus général et le plus puissant de la nature, se mêloient sans se connoitre ; et
tous leurs accouplemens étoient féconds, parce qu'
une aussi grande ardeur rendoit
presque indifférente l'
aggrégation de toutes les molécules animales. Combien de
nouveaux individus ont ainsi, et successivement, remplacé les premiers nés qui, sans
doute, étoient aussi monstrueux de forme que de taille ! Combien ceux-ci et même leurs
premiers descendans ont été défigurés dans leurs successeurs ! Combien d'
espèces
même déjà déterminées, ont aussi adultéré, lorsque 1a nature avoit encore assez de force
pour favoriser et consacrer ces écarts énergiques !
Si l'
on observe attentivement les espèces qui vivent encore depuis que la nature,
loin d'
être aussi prodigue à leur égard, peut à peine suffire à leur entretien ; on ne peut
se défendre d'
y voir les premiers, seconds et troisièmes produits d'
un même mâle ou
d'
une même femelle, avec plusieurs autres femelles et mâles fort différens. Avec
combien d'
être dissemblables l'
homme a partagé ses traits et même son nom ! Sous
combien de noms différens nous reconnoissons les principaux traits et caractères du
singe, du loup, du chat, du sanglier, du cerf, du bouc, de l’aigle, du coq &c ! Cela est si
frappant, que nous sommes forcés de classer tous ces noms et espèces par familles, ou le
lion se trouve parent du chat ; par conséquent forcés d'
avouer que leur premier type
n'
existe plus, qu'
il aura été mainte fois changé ou altéré, lorsque les alliances étrangères
étoient possibles, et même forcées, puisque le premier mâle de chaque souche a dû se
trouver sans femelles de la même catégorie »441.
Là où les commentaires de Bertrand, quoique toujours anecdotiques, deviennent
précieux pour notre recherche est lorsqu'
ils touchent à l'
influence de l'
homme sur les
440 Bertrand, Nouveaux principes de géologie…, Paris, Chez l'
auteur et Maradan, an VI, 1797.
441 Ibid., p. 330-332.
206
autres espèces. Faut-il voir dans la remarque qui suit un authentique souci écologique à
l'
égard de l'
état des autres espèces dominées par l'
homme ou bien ne s'
agit-il que d'
une
fable politique ? Quoi qu'
il en soit, on ne peut plus affirmer à la lumière de ce texte que
l'
action de l'
homme sur la nature et sur les autres espèces soit négligée ou ignorée, bien
au contraire. Mais l'
exagération même de la domination néfaste de l'
espèce humaine sur
ses espèces sœurs (ou demi-sœurs par adultères interspécifiques !) paraît suspecte au
point d'
être plus le reflet du chauvinisme anthropocentrique de l'
époque qu'
un véritable
apitoiement devant les souffrances des autres espèces :
« Ajoutons, sur l'
état actuel et respectif des animaux, une grande vérité que
Buffon a bien fait sentir dans l'
histoire du castor. C'
est que, comme nous ne pouvons pas
juger de l'
homme originel par l'
homme civilisé, nous pouvons encore moins savoir ce
qu'
étoient les premiers animaux, ni ce qu'
ils seroient aujourd'
hui s'
ils avoient conservé
toute leur liberté naturelle ; si l'
homme, par sa grande supériorité d'
organisation et
d'
intelligence, ne les avoit pas tous, ou presque tous, réduits à reconnoître son empire
irrésistible. On n'
imagine pas combien ils ont été changés, dégradés, abâtardis, par une
aussi longue suite de persécutions, d'
alarmes, de veilles, de servitudes, même de bons
soins artificiels ; enfin par le seul aspect d'
un maître aussi puissant, et régnant sur toute
l'
animalité par droit de nature. On peut cependant s'
en faire une idée, en voyant ce qui
arrive aux hommes eux-mêmes, si pendant quelques années seulement, ils laissent à l'
un
d'
entre eux, le droit de les tyranniser ou caresser, tour-à-tour et à son gré. »442.
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Les participants au débat sur les extinctions du globe dont nous venons
d'
évoquer les réticences et les arguments à l'
encontre de l'
hypothèse cuvierienne des
révolutions générales du globe étaient tous des géologues. Or, ce débat ne fut pas
restreint, loin s'
en faut, à cette seule catégorie de savants et nous trouvons en Lacépède
et Cabanis un éminent zoologiste et un non moins éminent médecin et psychologue qui
n'
hésitèrent pas à s'
impliquer fortement dans ce débat, et par la suite à fortement
influencer Lamarck.
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Pierre Jean Georges Cabanis (1757-1808) est surtout célèbre pour son ouvrage
Rapports du physique et du moral de l'
homme, qui expose sa philosophie sensualiste et
207
matérialiste de la vie. Il naquit en 1757 au château de Salagnac à Cosnac en Corrèze
d’un père qui naquit dans le village corrézien d'
Yssandon et qui l'
envoya dans sa
jeunesse à Paris afin de lui faire poursuivre seul ses études. Cabanis se forge une solide
culture philosophique et fréquente assidûment le monde des philosophes et des
encyclopédistes. Élu à l'
Institut (classe des sciences morales et politiques, section de
l'
analyse des sensations et des idées), il commence la lecture de mémoires qui formeront
le célèbre Rapports du physique et du moral de l'
homme. Cet ouvrage connut un vif
succès et fit de lui l'
un des chef de file des idéologues avec à ses côtés le philosophe
Destutt de Tracy et l'
historien linguiste Volney. Il sera nommé à l'
académie française en
1802.
La ressemblance entre les idées de Lamarck et les concepts de Cabanis a conduit
Emile Guyénot à affirmer, avec Louis Roule, que ces derniers « exercèrent une
influence décisive sur la pensée de Lamarck »443, opinion que tempère Pietro Corsi, en
particulier au niveau des hypothèses sur la génération spontanée, qui bien que
similaires, relèvent pourtant de deux conceptions physico-chimiques opposées.
Pourtant, Lamarck lui-même avoue avoir trouvé dans l'
œuvre de Cabanis « une
inépuisable richesse d'
observations et de pensées »444.
Les analogies entre les idées des deux auteurs sont en effet souvent frappantes.
Matérialiste dans l'
âme, lui qui avait fréquenté les salons des philosophes des lumières,
Cabanis défendait la possibilité d'
expliquer en termes physiques les caractéristiques des
fonctions vitales. Évolutionniste convaincu, il ne pouvait qu'
interpréter de façon
matérielle (et non divine) la succession des formes de vie sur la Terre. Les animaux,
assure Cabanis, « peuvent être profondément modifiés dans leurs dispositions intimes,
acquérir une aptitude toute nouvelle à recevoir certaines impressions, à exécuter certains
mouvements »445. Les animaux peuvent ainsi subir l'
influence de deux grands types de
forces qui, par une longue évolution, conduisent à la naissance de nouvelles espèces.
Ces deux forces sont, d'
une part, les conditions extérieures du milieu « [l'
animal]
travaillé par le climat et par toutes les autres circonstances physiques, reçoit une
empreinte particulière » ; et d'
autre part, la domestication sous l'
influence de laquelle il
« acquiert
des
dispositions
nouvelles
et
entre
dans
une
nouvelle
série
d'
habitudes »446. Cabanis avait donc pleinement conscience des deux types de sélection,
442 Ibid., p. 337-338.
443 Guyénot, Les Sciences de la vie au XVIIe et XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, 1941, p. 408.
444 Szyfman, Jean-Baptiste Lamarck et son époque, Paris, Masson, 1982.
445 Cabanis, Rapports du physique et du moral de l’homme, Paris, 1805, Chap. 10.
446 Ibid. Cité par Guyénot, Les Sciences…, op. cit., p. 405.
208
naturelle et artificielle, sans pour autant produire une théorie détaillée. Mais la cause de
ces changements peut aussi être à rechercher dans les phénomènes imprévisibles,
aléatoires : « [les espèces] peuvent éprouver certains changements fortuits...
susceptibles de rester fixés dans les races et de s'
y perpétuer jusqu'
aux dernières
générations »447. Car une fois « ces dispositions acquises » elles peuvent aussi bien se
transmettre des parents aux enfants que « les habitudes de la constitution ». Les
nouvelles manières d'
être se perpétuent ou se reproduisent ainsi même en l'
absence des
causes initiales. On est bien en présence de la fameuse thèse de l'
hérédité des caractères
acquis ! Enfin, Cabanis n'
hésite pas à appliquer ses principes évolutionnistes au cas de
l'
espèce humaine qui, « comme les autres animaux, peut avoir subi de nombreuses
modifications, peut-être des transformations importantes, durant le long cours des
siècles dont le passage est marqué sur le sein de la terre par d'
irrécusables
souvenirs »448.
Car Cabanis a aussi pleinement conscience de l'
existence de lacunes dans le
tableau du vivant et que bien des « races existantes ont pu, lors de leur première
apparition, etre fort différentes de ce qu'
elles sont aujourd'
hui »449. Cela se comprend
tout à fait dans le cadre d'
une analyse de type évolutionniste, qui en elle-même nécessite
la possibilité d'
extinctions ou plutôt de pseudo-extinctions telles que les conçoit
Lamarck :
« Il n'
est point du tout prouvé que les espèces soient encore aujourd'
hui telles
qu'
au moment de leur formation primitive. Beaucoup de faits attestent, au contraire,
qu'
un grand nombre de plus parfaites, c'
est-à-dire de celles qui sont le plus voisines de
l'
homme, par leur organisation, portent l'
empreinte du climat qu'
elles habitent, des
aliments dont elles font usage, des habitations auxquelles la domination de l'
homme ou
leurs rapports avec d'
autres êtres vivants, les assujetissent. »450.
Mais Cabanis ne rejette pas pour autant les explications catastrophistes de
Cuvier comme en témoigne l’extrait suivant :
« Les débris des animaux que la terre recèle dans ses entrailles, et dont les
analogues vivants n'
existent plus, doivent faire penser que plusieurs espèces se sont
éteintes par le fait des bouleversements dont le globe offre partout les traces, soit par les
imperfections relatives d'
une organisation qui ne garantissait que faiblement leur durée ;
447 Ibid., Tome II, p. 305.
448 Ibid., II, p. 305-306.
449 Ibid., II, p. 305.
209
soit par les usurpations lentes de l'
espèce humaine ; car toutes les autres doivent, à la
longue céder à cette dernière tous les espaces qu'
elle est en état de cultiver ; et bientôt sa
présence en bannit presque entièrement, celles dont elle ne peut attendre que des
dommages »451.
On notera l'
emploi de mots tel « débris » qui soulignent la violence des
révolutions, et donc implicitement l'
adhésion de Cabanis aux idées fortement
évocatrices de Cuvier. Mais surtout, cette phrase est remarquable en ce que les méfaits
de l'
espèce humaine sur les autres espèces sont reconnus (ce qui n'
est pas foncièrement
original), mais surtout en ce que cette influence néfaste s'
exerce par la concurrence
spatiale, anticipation clairvoyante des lois de l’écologie moderne, bien que le lien de
cause à effet ne soit pas vraiment explicité par Cabanis.
Par ailleurs, Cabanis rejette l'
hypothèse de la nouveauté de l'
espèce humaine - à
l'
encontre de Cuvier - et affirme que si les récits évoquent tous le déluge, c'
est que les
hommes ont assisté à cet événement. Enfin, il affirme également la grande « antiquité »
des espèces animales.
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Un autre allié de taille pour les idées transformistes dans le débat sur la nature
des changements du globe et des espèces est Bernard-Germain-Etienne Lacepède de la
Ville-sur-Illon (1756-1825), professeur titulaire de la chaire de zoologie des poissons et
des reptiles au Muséum. Selon Émile Guyénot, l'
influence du vieux Daubenton, alors
directeur du Muséum, empêcha durant les toutes dernières années du XVIIIe siècle
l'
épanouissement du débat sur la transformation des espèces qu'
il tenait pour de pures
rêveries. « C'
est, en tout cas, une constatation intéressante, avance Guyénot, que
Daubenton (1716-1800) étant mort à la fin de 1799, dès 1800 Lacepède et Lamarck
n'
hésitèrent plus à affirmer leur rattachement à la conception évolutionniste »452.
Lacepède fut le premier des deux à exprimer publiquement ses idées dans le
Discours sur la durée des espèces, publié en tête du second volume de l'
Histoire
naturelle des Poissons453. Fait remarquable pour nous, il y expose longuement ses vues
sur l'
extinction des espèces. Sur de longues périodes de temps (le temps, comme le
450 Ibid., II, p. 304.
451 Ibid., p. 305 (ed. 1805).
452 Guyénot, Les Sciences…, op. cit., p. 408.
453 Lacépède, Histoire naturelle des Poissons, Paris, an VIII (1800), t.II.
210
remarque Pietro Corsi, étant devenu une quantité infinie à la disposition de la nature) les
espèces pouvaient tout à fait disparaître, et cela des deux manières qu'
il est devenu
commun de distinguer : soit « lorsqu'
une catastrophe violente bouleverse la portion de la
surface du globe sur laquelle elle vivoit », soit « par une longue suite de nuances
insensibles et d'
altérations successives ». Trois types de causes peuvent ainsi conduire
une espèce à l'
extinction ; les deux premières (dégénérescence et hypertrophie ou
hyperspécialisation) à une véritable extinction, la dernière à une pseudo-extinction :
« Premièrement, les organes qu'
elle [l'
espèce] présente peuvent perdre de leur
figure, de leur volume, de leur souplesse [...] au point de ne pouvoir plus produire,
transmettre ou faciliter les mouvements nécessaires à l'
existence.
Secondairement, l'
activité de ces mêmes organes peut s'
accroître à un si haut
degré, que tous les ressorts tendus avec trop de force, [...] soient dérangés, déformés, et
brisés.
Troisièmement, l'
espèce peut subir un si grand nombre de modifications dans ses
formes et dans ses qualités, que, sans rien perdre de son aptitude au mouvement vital,
elle se trouve, par sa dernière conformation et par ses dernières propriétés, plus éloignée
de son premier état que d'
une espèce étrangère : elle est alors métamorphosée en une
espèce nouvelle. Les élémens, dont elle est composée dans sa seconde manière d'
être,
sont de même nature qu'
auparavant ; mais leur combinaison a changé : c'
est
véritablement une seconde espèce qui succède à l'
ancienne ; une nouvelle époque
commence ; la première durée a cessé pour être remplacée par une autre, et il faut
compter les instans d'
une seconde existence. »454.
Il est intéressant de noter que, comme nous le préciserons plus loin, Lacepède et
Lamarck avaient une conception globalement nominaliste de l'
espèce ; or à la fin de cet
extrait, en parlant des instants d'
une existence, Lacepède nous présente tout à coup les
espèces comme des entités réelles et vivantes.
Quoi qu'
il en soit, les forces ou les agents capables de provoquer les
changements affectant les espèces étaient avant tout d'
ordre climatique. Même s'
il
reconnaissait pourtant à l'
homme la capacité de modifier les espèces par la sélection
artificielle, Lacepède n'
en tenait pas moins l'
influence humaine pour minime comparée à
celle de la nature. L'
homme, en effet, « ne dispose pas, comme la Nature, de l'
influence
du climat. Il ne détermine ni les élémens du fluide dans lequel l'
espèce est destinée à
454 Ibid., p. 374-376.
211
vivre, ni sa densité, ni sa profondeur, ni la chaleur dont les rayons solaires ou les
émanations terrestres peuvent le pénétrer, ni son humidité ou sa sécheresse. »455.
Enfin, par rapport au débat proprement dit sur les espèces disparues ou détruites,
Lacepède, comme le décrit Pietro Corsi, « reconnaissait à Cuvier (sans le nommer) le
mérite d'
avoir identifié les différences spécifiques entre l'
éléphant de Sibérie et les deux
espèces - également différentes entre elles - de l'
éléphant d'
Afrique et de celui
d'
Asie. »456.
Par rapport aux géologues que nous avons cités précédemment, et qui
s'
opposaient principalement aux hypothèses de Cuvier concernant l'
existence de
révolutions violentes et globales, nos deux naturalistes, Cabanis et Lacepède, se
montrent volontiers reconnaissants à Cuvier de ses découvertes et hypothèses
géologiques, mais insistent surtout sur la possibilité de changements gradués des
espèces. L'
idée d'
extinction se trouve ainsi engagée dans deux débats différents, quoique
non indépendants. Notons aussi pour le moment que si l'
historiographie classique des
sciences rend hommage à Cuvier pour sa démonstration définitive du fait des
extinctions d'
espèces, elle omet de préciser que sa démonstration ne concerne qu'
un
aspect du problème, à savoir les extinctions finales et brutales, et non les extinctions par
transformation ou « pseudo-extinctions »457.
Avant d'
aborder plus en détail les réponses de Lamarck aux idées de Cuvier et de
comprendre sa position sur le débat des extinctions, on ne peut passer sous silence une
des pierres d'
achoppement cruciale de la discussion : le concept d'
espèce.
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La conception classique de l’espèce la plus répandue à la fin du XVIIIe est celle
issue des travaux de Linné, c'
est-à-dire, comme nous l'
avons vu plus haut, de nature
essentialiste. Selon cette position les espèces obéissent à quatre caractéristiques
455 Ibid., p. 380-381.
456 Corsi, Lamarck…, op. cit., p. 113.
457 Nous avons souligné que le terme de « pseudo-extinction » pouvait être utilisé pour faire référence
aux extinctions telles que les envisage Lamarck. Il faut cependant préciser qu'
il ne s'
agit là que d'
une
appellation pratique (bien que confuse) dans le but de discerner les deux types d'
extinctions qui sont
décrits et reconnus à cette époque. Il n'
y a cependant aucune raison pour ne pas considérer ces
« pseudo-extinctions » (parfois aussi appelées '
extinctions apparentes'
) comme des extinctions
authentiques dans la mesure où l'
espèce s'
éteint effectivement, c'
est-à-dire, n'
existe plus. Dire que
l'
extinction ne serait qu'
apparente (Szyfman) reviendrait à avouer que soit la notion d'
espèce n'
est
qu'
apparente, soit que le processus de spéciation est lui-même apparent...
212
incontournables (Nous reprenons ici l'
analyse d'
Ernst Mayr458) : 1) les espèces sont
constituées d'
individus semblables partageant la même essence ; 2) chaque espèce est
séparée de toutes les autres par une discontinuité marquée ; 3) chaque espèce est
invariable au cours du temps ; 4) il existe de sévères limitations à l'
éventuelle variation
de toute espèce. On pourrait aussi rappeler que certains auteurs (comme Linné)
s'
opposait à l'
existence même des extinctions qui remettait en question la notion
d'
espèce comme essence éternelle au sens platonicien.
Cuvier, pour sa part, bien qu'
il acceptât et défendît avec acharnement l'
existence
des extinctions, n'
en était pas moins intangiblement attaché au concept essentialiste ou
typologique des espèces ; et même plus fidèlement que Linné lui-même, car à la
différence du grand naturaliste suédois, Cuvier resta convaincu jusqu'
à sa mort de la
justesse de ses idées (ou du moins, ne fit jamais part publiquement d'
éventuels doutes).
Ernst Mayr, le grand historien de la biologie, précise que ce serait à la
Karlsschule de Stuttgart que Cuvier se serait imprégné d'
essentialisme459. Mais surtout,
en tant que taxinomiste, il aurait toujours insisté sur les discontinuités au contraire des
naturalistes héritiers de Buffon, comme Lamarck. « Son démembrement de la scala
naturae en quatre ‘embranchements’ est caractéristique de cette attitude »460, nous
assure Mayr, tout comme sa fascination pour les révolutions du globe. À l'
opposé, la
pensée de Lamarck, comme nous le verrons, se déploie dans le continu, le lien, et évite
toute possibilité de déhiscence au cours du déroulement de l'
histoire de la vie. Pour en
revenir à Cuvier, celui-ci formula pourtant une définition de l'
espèce devenue classique,
et qui de façon surprenante, insiste surtout sur l'
aspect biologique (et non pas seulement
descriptif) de l'
espèce qui, rappelons-le, est : « la collection de tous les corps organisés
nés les uns des autres, ou de parents communs, et de tous ceux qui leur ressemble autant
qu'
ils se ressemblent entre eux »461.
Malgré ses convictions essentialistes, Cuvier ne peut dénier l'
existence de
variations géographiques au sein des espèces, selon le climat ou les effets de la
domestication, même s'
il souligne que ces variations sont seulement superficielles et
qu'
elles n'
affectent en rien le « type » ou la réalité de l'
espèce.
C'
est évidemment sur un tout autre concept d'
espèce que s'
accordent nombre de
collègues de Cuvier, ceux qui défendent notamment les idées transformistes. Lacepède,
458 Mayr, Histoire de la biologie, Paris, Fayard, 1989, t. I, p. 361.
459 Ibid., p. 494.
460 Ibid.
213
note Pietro Corsi462, fut l'
un des premiers à exposer une position qui gagnait du terrain
grâce au soutien de savants comme Daubenton, Sonnini et surtout Lamarck ; il s'
agissait
de la position nominaliste. « Et pourquoi ne pas proclamer cette vérité importante ? Il en
est de l'
espèce comme du genre, de l'
ordre et de la classe ; elle n'
est au fond qu'
une
abstraction de l'
esprit, qu'
une idée collective, nécessaire pour composer, pour connaître,
pour instruire »463.
L'
idée du nominalisme, qui remonte jusqu'
à la pensée médiévale qui porte le
même nom, soutient que ce qu'
on en commun les classes d'
objets similaires se réduit
seulement au nom, et n’a rien à voir avec la possession d’une substance ou d’une
essence commune. Au niveau des espèces, les deux grands philosophes de la fin du
XVIIe que sont Locke et Leibniz émettaient déjà des doutes sur la réalité intangible des
frontières entre les espèces ; un naturaliste comme Robinet affirmait déjà en 1761 qu'
« il
existe seulement des individus, non des règnes, des classes, des genres ou des
espèces. »464.
Mais c'
est surtout Lamarck qui apparaît aux yeux de la postérité comme le plus
grand défenseur à cette époque du concept nominaliste de l'
espèce. Or, si ses
déclarations initiales sur l'
espèce étaient fortement empreintes de nominalisme,
Lamarck prit de plus en plus conscience de l'
importance de l'
espèce comme en témoigne
son article « espèce » paru en 1817465. Il faut en réalité plutôt se tourner du coté de
Cuvier pour comprendre l'
origine de la réputation nominaliste insistante de Lamarck. En
effet, dans son éloge funèbre du grand naturaliste, Cuvier écrit que « M. de Lamarck ne
manque pas de déclarer qu'
il n'
y a point d'
espèces dans la nature... »466.
L'
auteur de la Philosophie zoologique affirmerait l'
instabilité des espèces tout en
est autre que l'
affirmation de
supposant simultanément leur constance467. La constance n'
la réalité de l'
espèce, mais alors que Cuvier et Linné soutiennent la théorie d'
une
constance absolue des espèces, c'
est-à-dire fixiste, Lamarck cherche à démontrer la
constance relative des espèces. Cela implique de montrer que l'
espèce est bien réelle,
mais simplement limitée dans le temps. Pour cela il indique qu'
« il est utile de donner le
461 Cuvier, Tableau élémentaire de l'
histoire naturelle des animaux, Paris, an VI (1798), p. 11.
462 Corsi, Lamarck…, op. cit., p. 112.
463 Lacépède, Histoire naturelle…, op. cit.
464 Robinet, De la Nature, chez E. Van Harrevelt, Amsterdam, 1761, IV, p.1-2.
465 Lamarck, article « Espèce », Nouveau Dictionnaire d'
histoire naturelle, Paris, Deterville, 2e éd.,
1817, 10, p. 441-451.
466 Cuvier, « Éloge historique de M. de Lamarck, lu le 26 novembre 1832 par M. le baron Silvestre »,
Recueil des éloges lus dans les séances publiques de l'
Institut de France par G. Cuvier, nouvelle
édition, Librairie Firmin Didot, Paris, 1861, t. III, p. 199-200.
467 Tel est le point de vue justifié de Szyfman, Lamarck et son époque, op. cit.
214
nom d'
espèce à toute collection d'
individus semblables, que la génération perpétue dans
le même état, tant que les circonstances de leur situation ne changent pas assez pour
faire varier leurs habitudes, leur caractère et leur forme »468. Ainsi, au sein du système
Lamarckien d'
interprétation de la nature, « les espèces sont ce que la nature et les
circonstances ont pu faire d'
elles. Elles se caractérisent par la constance pour autant que
ne sont pas modifiées les circonstances dans lesquelles elles se trouvent »469.
Or, ce sont justement les changements inévitables du milieu qui conduisent les
espèces à se modifier et aussi, comme nous allons le voir, à s'
éteindre. Mais avant
d'
aborder le cœur de la théorie lamarckienne des extinctions, il nous faut d'
abord
examiner sa théorie transformiste à la lumière de ses conceptions évolutionnistes et
historiques de l'
espèce.
&$$
:
Bien que les idées transformistes de Lamarck commençassent à mûrir dans son
esprit à partir de 1800 et fussent publiées à partir de 1801470, sa théorie transformiste de
l’évolution fut pleinement exposée dans sa Philosophie zoologique471 de 1809. Lamarck
ne fut pas un paléontologue à plein temps comme son collègue Cuvier ; néanmoins, sa
contribution à la paléontologie n'
en fut pas moins importante et surtout originale, en ce
qu'
elle concernait la classe immense des invertébrés. D'
aucuns virent dans les
particularités des objets d'
étude des deux naturalistes la source de leurs dissensions
théoriques. Alors que les séries fossiles d'
invertébrés exhibaient des analogies de
caractères frappantes dans leur gradualité, les squelettes de quadrupèdes et d'
oiseaux
montraient au contraire des divergences plus prononcées. Lamarck envisageait ainsi
dans l’histoire de la vie une tendance générale au progrès et à la complexification qu’il
n’expliquait pas, et qui constituait le premier mécanisme fondamental de sa théorie
transformiste selon Ernst Mayr. « Le second mécanisme, à la base du changement
évolutif
tenait
à
472
l’environnement »
la
capacité
de
réagir
aux
conditions
particulières
de
, chaque animal devant ajuster ses besoins et par conséquent ses
comportements, ses habitudes, et même ses organes (par l’usage et le non-usage) aux
changements permanents du milieu.
468 Lamarck, Philosophie zoologique, op. cit., p. 113-114.
469 Szyfman, Lamarck…, op. cit., Chap. XVI : « La science de l'
espèce ».
470 Lamarck, « Discours d'
ouverture prononcé le 21 floréal an VIII (1800) », in Lamarck, Système des
animaux sans vertèbres..., Paris, Déterville, an IX (1801), p. 3-5.
471 Lamarck, Philosophie zoologique, op. cit.
472 Mayr, Histoire de la biologie, op. cit., p. 337.
215
La conception lamarckienne de l’ordre naturel conduisit à envisager la
coexistence d’espèces primitives et d’espèces évoluées, toutes soumises à un processus
de transformation progressif, mais se trouvant à des étapes différentes de ce processus.
Lamarck admettait le renouvellement continu des êtres les plus simples depuis l’origine
de la vie (par un processus de génération spontanée) ; on devait donc pouvoir observer
dans la nature actuelle tous les stades d’organisation et d’évolution.
Comment dès lors justifier l’existence de fossiles d’espèces totalement
disparues ? Ne devait-on pas s’étonner « si, parmi les nombreux fossiles que l'on trouve
dans toutes les parties sèches du Globe, et qui nous offrent les débris de tant d'animaux
qui ont autrefois existé, il s'en trouve si peu dont nous reconnoissions les analogues
vivans »473 ?
« Paradoxalement, remarque André Pichot, les fossiles qu’on considère
habituellement comme une preuve paléontologique de l’évolution, sont une difficulté
dans la thèse transformiste lamarckienne »474.
Il nous faut donc comprendre de quelle manière et dans quels contextes (au
pluriel car les discussions durèrent une vingtaine d'
années) Lamarck prit position sur la
question des extinctions. C'
est assez tardivement, en 1801 (c'
est-à-dire cinq ans après le
lancement du débat par Cuvier en 1796), que Lamarck répondit point par point à la
démonstration de Cuvier sur l'
existence de révolutions du globes et d'
espèces
« détruites ». Dans l'
« Appendice sur les Fossiles », ajouté à la fin du Système des
Animaux sans Vertèbres, il écrivit ainsi une très belle réfutation (ou même falsification
selon Goulven Laurent475) de l'
hypothèse cuvierienne.
Après avoir rappelé que Cuvier (qu'
il ne nomme pas) soutenait que les tous les
fossiles étaient issus d'
animaux ou de végétaux dont les analogues vivants n'
existent
plus, Lamarck rapporte la conclusion effectivement défendue par Cuvier selon laquelle
« ce globe a subi un bouleversement universel, une catastrophe générale, et qu'
il en est
résulté qu'
une multitude d'
animaux et de végétaux divers se trouvent absolument
perdues ou détruites »476. Le compte-rendu que produit Lamarck des idées de Cuvier est
très juste, notamment sur la nature des espèces « perdues », qui chez Cuvier acquiert le
sens précis d'
espèces « détruites » par des cataclysmes violents. Du point de vue
heuristique, c'
est de la démonstration de l'
existence d'
espèces détruites que Cuvier a
473 Lamarck, Philosophie zoologique, op. cit., p. 116.
474 Pichot, Histoire de la notion de vie, Paris, Gallimard, 1993, p. 654.
475 Laurent, Paléontologie…, op. cit., p. 29. Nous reprenons ici en grande partie son analyse.
216
déduit l'
existence de catastrophes. Donc logiquement, la preuve des catastrophes
découle de la réalité des espèces perdues.
Une fois les théories et les arguments de Cuvier exposés, Lamarck se consacre à
leur réfutation méticuleuse. Laurent résume très bien dans l'
extrait suivant l'
argument
décisif de la falsification lamarckienne : « Il suffit alors pour ruiner la thèse principale
de Cuvier, de rechercher s'
il n'
y a pas eu quelques espèces anciennes qu'
on ne peut
distinguer des espèces actuelles, des espèces qui auraient donc survécu, et qui seraient,
par leur survivance, la négation même de la catastrophe »477.
Le raisonnement de Lamarck est logiquement implacable et d'
une économie
remarquable : il n'
est même pas besoin, avance-t-il, de démontrer que toutes les espèces
anciennes sont analogues aux espèces actuelles pour contrer l’idée cuviérienne selon
laquelle toutes les espèces anciennes sont détruites478.
En cela, il profite à merveille de l'
asymétrie logique qui existe entre les deux
arguments contradictoires, dans le sens où ils sont basés sur une disjonction exclusive :
si l'
une des propositions est vraie, l'
autre est fausse, et réciproquement. Mais pour que la
proposition de Lamarck soit vraie, il suffit seulement que quelques espèces anciennes
(voire une seule) soient des analogues d'
espèces actuelles. On est logiquement « forcé
de supprimer l'
universalité énoncée dans la proposition citée ci-dessus »479 et de nier
ainsi l'
universalité de la catastrophe.
Il ne reste dès lors plus à Lamarck qu'
à montrer que des espèces ont survécu à la
prétendue catastrophe imaginée par Cuvier, ce qui est fait sans difficulté. De plus, en
raison même du flou qui règne autour des conceptions de Cuvier sur l'
origine des
nouvelles espèces et sur l'
enchaînement des différentes époques, Lamarck se contente
avec raison de citer les espèces simplement analogues, ce terme étant lui-même mal
défini comme nous l'
avons noté plus haut. Dans certains cas, ces espèces ont quelques
caractères distincts, comme Oliva canalifera et Oliva hiauta ou Murex cingulatus et
Murex craticulatus. Dans d'
autres cas, elles sont tout simplement considérées comme
identiques (bien que Lamarck n'
emploie pas ce mot) ; tel est le cas du Cerithium
476 Lamarck, Système des animaux sans vertèbres, Paris, Deterville, 1801, p. 407.
477 Laurent, Paléontologie…, op. cit.
478 Précisons que cet argumentaire ne tient que pour autant que Cuvier suppose l’extinction de toutes les
espèces d’une époque, par une catastrophe nécessairement générale, ce qui était le cas en 1802. Plus
tard, il infléchira cependant ses positions et défendra seulement l’idée de catastrophes régionales qui
autorisent des changements de faunes graduels entre les différents horizons fossilifères.
479 Lamarck, Système…, op. cit., p. 408.
217
serratum. D'
autres fois encore, les espèces fossiles sont considérées comme des variétés
des espèces actuelles480.
La conclusion de Goulven Laurent à propos de la démonstration de Lamarck
résume très bien l'
issue du débat en 1802 : « un travail minutieux, dans un domaine dont
il est le maître incontesté, lui permet de bien mettre en évidence, dans le seul bassin de
Paris, l'
existence de plusieurs dizaines d'
espèces analogues, et sa démonstration est
irréfutable »481.
Les fossiles constituaient ainsi un moyen privilégié pour Lamarck de relier
histoire de la vie et histoire de la Terre en confortant sa conception pacifique de
l'
histoire qui relie les conditions de milieu anciennes et actuelles par des changements
graduels ou des révolutions « lentes ». À la rigueur, Lamarck acceptait-il les révolutions
partielles qui avaient pu être causées par des éruptions volcaniques ou par des
tremblements de terre, mais qui restaient locales. Ces types de catastrophes rentraient
d'
ailleurs dans le cadre conceptuel de sa géologie actualiste.
En 1802, le débat entre Lamarck et Cuvier ne porte donc pas uniquement sur les
espèces perdues, car Lamarck, qui est assez dubitatif quant à l'
existence des espèces
perdues porte surtout son attention sur les espèces analogues (les deux épithètes perdu
et analogue étant deux antonymes). Les deux positions sont donc clairement établies :
Cuvier s'
intéresse surtout aux espèces perdues pour mettre en avant les discontinuités et
soutenir ainsi l'
existence de catastrophes, alors que Lamarck insiste au contraire sur les
espèces analogues afin de conforter la thèse de la continuité.
Or,
selon
Goulven
Laurent482,
il
apparaît
une
seconde
fois
qu'
épistémologiquement les arguments de Lamarck sont plus solides que ceux de
Cuvier. D'
abord, l'
argument des espèces détruites est un argument négatif, donc d'
une
grande faiblesse démonstrative : comme sa véracité repose sur une absence ou un
manque (l’absence reconnue d’un membre d’une espèce ancienne connue seulement à
l’état fossile), il est infirmé aussitôt qu’un seul spécimen actuel d’une espèce considérée
comme ancienne est identifié. Ainsi, « une espèce perdue est '
à la merci'd'
une
découverte qui peut lui faire perdre cette qualité et acquérir alors celle d'
espèce
analogue »483.
480 Cf. Laurent, Paléontologie…, op. cit., p. 30-31.
481 Ibid., p. 32
482 Ibid., p. 35.
483 Ibid.
218
Au contraire l'
argument des espèces analogues est positif : une fois que la
démonstration de l'
analogie est clairement établie, elle ne peut être mise en défaut par
un nouveau fait. Deuxièmement, la robustesse des deux thèses en présence n'
est pas
égale. Il suffit de l'
existence d'
une ou de quelques espèces analogues pour remettre en
cause l'
hypothèse du catastrophisme, alors que les partisans de la continuité peuvent très
bien s'
accommoder de la réalité des espèces perdues.
Cependant, en ce qui concerne les espèces perdues détruites ou anéanties,
Lamarck se montre (à juste titre selon Laurent) très prudent. Indépendamment du
transformisme ou de tout autre système d'
interprétation de la nature, ses remarques sont
scientifiquement fondées et justifiables. Pourtant, ne vont-elles pas plus loin que ce que
les faits suggèrent dans la mise en doute d'
espèces effectivement détruites ?
Lamarck souligne d'
abord qu'
il ne faut pas tirer trop vite de conclusions
définitives sur les espèces que nous ne connaissons qu'
à l'
état fossile et dont aucun
individu vivant semblable n'
est connu :
« Il y a encore tant de portions de la surface du globe où nous n'
avons pas
pénétré, tant d'
autres que les hommes capables d'
observer n'
ont traversées qu'
en passant,
et tant d'
autres encore, comme les différentes parties du fond des mers, dans lesquelles
nous avons peu de moyens pour reconnoitre les animaux qui s'
y trouvent, que ces
différens lieux pourroient bien recéler des espèces que nous ne connoissons pas. »484.
L'
exploration du globe était certes encore parcellaire, mais comme le démontrera
au contraire Cuvier485 en 1812, il devenait de plus en plus difficile d'
imaginer les
voyageurs ignorer des espèces de la taille du mammouth ou du mégatherium - même si
certains grands mammifères furent découverts seulement au cours des XIXe et XXe
siècles. Mieux encore, Cuvier n'
hésite pas à recourir aux savoirs et aux traditions des
peuples autochtones afin de compléter les observations (ou plutôt les non-observations)
des voyageurs occidentaux :
« Comment croire [...] que les immenses mastodontes, les gigantesques
mégathériums, dont on a trouvé les os sous la terre dans les deux Amériques, vivent
encore sur ce continent ? Comment auraient-ils échappé à ces peuplades errantes qui
parcourent sans cesse le pays dans tous les sens, et qui reconnaissent elles-mêmes qu'
ils
n'
y existent plus, puisqu'
elles ont imaginé une fable sur leur destruction, disant qu'
ils
furent tués par le Grand Esprit, pour les empêcher d'
anéantir la race humaine. Mais on
484 Lamarck, Philosophie zoologique, op. cit., p. 114.
485 Cuvier, « Discours préliminaire », Recherches sur les Ossemens fossiles de Quadrupèdes, Paris,
Deterville, t. 1, p. 1-120.
219
voit que cette fable a été occasionnée par la découverte des os, comme celle des
habitans de la Sibérie sur leur mammouth qu'
ils prétendent vivre sous terre à la manière
des taupes »486.
Cuvier formule ainsi l'
hypothèse étudiée par Adrienne Mayor, celle d'
une
paléontologie primitive relatée dans les contes et les mythes des sociétés anciennes qui
interprétaient à leur manière la présence d'
ossements en terre. Il faut aussi préciser qu'
il
a plusieurs fois recours à ce type d'
argument qui mêle histoire géologique et histoire
humaine en se référant aux traditions diluvianistes des nombreux peuples antiques pour
confirmer sa théorie des catastrophes.
Il est vrai cependant que l'
exploration du globe fournissait des exemples
d'
espèces que l'
on croyait éteintes et qui se révélaient en réalité toujours vivantes
comme le Nautilus ou encore le Spirula487.
Une fois que l'
on admet une espèce comme étant perdue, il importe alors de
savoir si elle est réellement détruite à tout jamais ou bien si elle a seulement disparu en
se transformant, et en passant dans une espèce encore vivante aujourd'
hui, auquel cas
« la forme est disparue, mais non pas en fait l'
espèce, car elle n'
a pas été anéantie, elle
s'
est
seulement
transformée. [...] Comment
alors,
dans
l'
état
de
la
science
paléontologique de l'
époque en particulier, conclure pour telle ou telle espèce, et donc
pour aucune avec certitude, qu'
elle est réellement perdue ou anéantie ? »488.
Il est tout à fait exact de souligner que ce champ d’interrogations chez Lamarck,
lui permet de fonder beaucoup plus sûrement ses hypothèses paléontologiques que
Cuvier ne le peut. Mais, il reste un point relativement obscur dans cette partie : il s'
agit
du concept d'
espèce mobilisé par Lamarck (du moins tel que l'
interprète Goulven
Laurent). Dire que l'
espèce en se transformant n'
est pas vraiment anéantie revient à
concevoir l'
espèce non pas comme une forme, mais comme une lignée. Or était-ce bien
là l'
opinion de Lamarck ? Nous ne le croyons pas, car si les espèces se succèdent les
unes aux autres, il faut bien qu'
elles disparaissent, c'
est-à-dire qu'
elles soient dites
« perdues » ou « éteintes ».
Toutes ces interrogations ont conduit les lecteurs de Lamarck à en faire un
opposant farouche de l'
idée d'
espèces détruites ou anéanties. Laurent, au contraire,
interprète ces questions comme des remises en cause de la base scientifique des théories
486 Ibid., p. 94.
487 Laurent, Paléontologie…, op. cit., p. 36.
488 Ibid.
220
de Cuvier et non comme une affirmation positive de la non-disparition des espèces489.
Lamarck semble-t-il ne rejetait pas la possibilité d'
« extinctions destructrices », mais
recommandait l'
exactitude et un plus grand approfondissement dans l'
étude des espèces
fossiles. Il admettait enfin la destruction des grandes espèces de quadrupèdes dont
Cuvier avait démontré l'
extinction, mais attribuait alors leur origine à l'
homme
(quoiqu'
il répète deux fois qu'
il ne s'
agisse là que d'
une possibilité) :
« S’il y a des espèces réellement perdues, ce ne peut être, sans doute, que parmi
les grands animaux qui vivent sur les parties sèches du globe, où l’homme, par l’empire
absolu qu’il y exerce, a pu parvenir à détruire tous les individus de quelques-unes de
celles qu’il n’a pas voulu conserver ni réduire à la domesticité. De là naît la possibilité
que les animaux des genres palaeotherium, anoplotherium, megalonix, megatherium,
mastodon de M. Cuvier, et quelques autres espèces de genres déjà connus, ne soient
plus existants dans la nature : néanmoins, il n'
y a là qu'
une simple possibilité »490.
Nous avons déjà noté que Bertrand, puis Cabanis incriminaient l'
homme dans les
malheurs, voire les disparitions qui touchaient les autres espèces. Lamarck s'
est
d'
ailleurs peut-être laissé influencer par Cabanis à ce sujet-là, car, curieusement Cuvier
ne cite jamais l'
homme comme une cause possible d'
extinction. Cette idée se répandit
néanmoins auprès des naturalistes et des paléontologues, comme en témoigne cet article
de 1829, écrit par deux savants hollandais :
« Des animaux paisibles peuplaient donc nos contrées avant et après notre
diluvium, et servaient probablement de pâture à ces animaux féroces, qui existaient en
même temps dans les mêmes pays. N’est-il pas remarquable qu’aujourd’hui l’on en
retrouve plus que les genres utiles à l’homme, avec quelques petits rongeurs, et ne
serait-on pas tenté d’attribuer à l’augmentation de la population, aux progrès de la
civilisation en Europe, la destruction des animaux nuisibles, destruction à laquelle
n’auraient échappé que ces petits rongeurs, auxquels leur taille, leur nombre
considérable, et leur grande fécondité, permirent de lutter avec avantage contre les
poursuites de l’homme »491.
Il est important de souligner aujourd’hui ce que ces récits avaient de hardi à
l’époque, non pas tant parce qu’il contrevenaient à la vision linnéenne et chrétienne de
la providence divine, et de l’homme comme espèce aux mœurs cruelles et guerrières,
489 Ibid.
490 Lamarck, Philosophie zoologique, op. cit., p. 114-115.
491 Van Breda et Van Hees, « Notice sur des dents de ruminants, de pachydermes et de carnassiers,
trouvées dans la formation crayeuse de la montagne Saint-Pierre de Maastricht », Annales des
sciences naturelles, vol 17, 1829, p. 453-54.
221
mais surtout parce qu’ils supposaient explicitement que l’homme avait cotôyé des
espèces perdues et antédiluviennes depuis sa création. Or, comme le souligne Claudine
Cohen, « l’idée d’une finalité anthropocentrique, la représentation, héritée des dogmes
religieux, d’un homme terme ultime de la Création, destiné à régner sur une terre qui
avait été créée pour lui »492 impliquait que l’homme fût le dernier des êtres à être apparu
sur terre, et surtout après le Déluge. La coexistence de l’homme avec les espèces
géantes disparues, dont le mammouth, faisait remonter son origine à une période qui
mettait sérieusement en défaut le récit biblique, et partant, non seulement l’origine, mais
aussi la place et la finalité de l’homme sur Terre.
)'
8
4
#
Cette analyse, somme toute classique de la controverse sur les extinctions et le
catastrophisme entre les deux plus grands naturalistes français du XIXe nous conduit à
nous interroger sur les limites des conceptions des deux auteurs par rapport aux idées
d'
extinction. Pour Lamarck, il s'
agira de comprendre pourquoi il n'
évoque qu'
avec une
prudence infinie la possibilité des extinctions destructrices et pour Cuvier, de se pencher
sur son omission (sans aucun doute volontaire) des extinctions d'
origine anthropique.
L'
existence d'
espèces réellement perdues ou détruites n'
infirme, de manière
logique, en rien la théorie transformiste de Lamarck, sauf à considérer que toutes les
espèces fossiles furent anéanties, ce que Lamarck avait lui-même infirmé en montrant
l'
existence d'
espèces analogues et même semblables. Alors pourquoi Lamarck a-t-il fait
preuve de tant de réserves à ce sujet-là ? Peut-être nous posons-nous aujourd'
hui cette
question parce que les découvertes futures ne justifièrent précisément pas ces réserves et
révélèrent bien au contraire l'
existence de millions d'
espèces détruites (quoique la part
exacte entre espèces détruites et espèces transformées ne soit pas encore précisément
évaluée) ? À son époque, Lamarck pensait-il peut-être exercer sainement et sans excès
son esprit critique ? Quoi qu'
il en soit, on ne peut nier que cette question est à replacer
dans le débat qui l'
opposait à Cuvier, et sans doute marque-t-il par là une opposition
plus franche aux théories de son collègue (sans qu'
elles soient pour autant caricaturales).
Le concept d'
espèce analogue qu'
il défend est d'
ailleurs à la base de la paléontologie
492 Cohen, Le Destin du mammouth, Paris, Seuil, 1994, p. 177.
222
évolutionniste, et prend ainsi une importance historique beaucoup plus déterminante que
le concept d'
espèce perdue.
Pour autant, on ne peut restreindre le choix de Lamarck aux données d'
un débat
propre à la paléontologie, et il paraît tout aussi significatif de replacer les idées de
Lamarck dans le contexte philosophique général de l'
époque. Si les révolutions locales,
que reconnaît volontiers Lamarck, lui semblent insuffisantes pour exterminer une
espèce, alors faut-il sans doute invoquer des mécanismes inconnus de son temps... Ernst
Mayr souligne à ce propos que la plupart des philosophes des Lumières et du début du
XIXe siècle étaient déistes, c'
est-à-dire que leur Dieu n'
était pas autorisé à interférer
avec l'
univers une fois celui-ci créé. « Toute interférence, précise-t-il, aurait été un
miracle, et quel philosophe aurait pu se permettre de défendre les miracles après ce que
Hume et Voltaire avaient dit d'
eux »493 ? Comme Lamarck rejetait l'
idée d'
une loi établie
au temps de la Création rendant possible des révolutions récurrentes du globe, il ne put
imaginer que les changements de milieu fussent assez soudains pour menacer la survie
d'
une espèce ; cela aurait sans doute tenu du miracle pour lui. Il n'
imagine pas non plus
la possibilité d'
extinctions « naturelles », par la simple action des lois de la nature, bien
que la concurrence (certes peu naturelle) de l'
espèce humaine avec les autres espèces lui
en donnait l'
exemple.
&,
'
>
De son côté, Cuvier est confronté à un problème théorique épineux : si le fil de
la vie fut rompu plusieurs fois par les révolutions du globe, comment se reconstitua-t-il
à chaque époque ? Cuvier rejeta sans ménagement, dans son Discours de 1812, l'
idée
que les espèces perdues pouvaient être des variétés anciennes d'
espèces vivantes à notre
époque. Il rejeta également la proposition transformiste de Lamarck selon laquelle
« avec des siècles et des habitudes toutes les espèces pourraient se changer les unes dans
les autres, ou résulter d'
une seule d'
entre elles »494. Il se trouvait ainsi dans la position
d'
admettre autant de créations successives que de destructions. Mais il contourna
toujours cet implication qui le mettait en porte-à-faux avec sa religion protestante, et
inventa à partir de 1808 une explication basée sur l'
existence de révolutions et
d'
extinctions locales puis de repeuplements par migration - système qui ne résout
malheureusement pas la question dans son ensemble.
493 Mayr, Histoire de la biologie, op. cit., t. 1, p. 473.
494 Cuvier, Discours sur les révolutions de la surface du globe, Paris, Christian Bourgois, 1985, p. 112.
223
Nous n'
approfondirons cependant pas ici cette question qui concerne au fond
plus l'
origine des espèces que leur extinction ; nous choisirons de nous pencher sur un
autre point obscur de la théorie de Cuvier, beaucoup moins connu. Pourquoi n'
est-il
donc fait à aucun moment mention de l'
homme comme cause possible d'
extinction, alors
que nous l'
avons vu, de nombreux naturalistes depuis Palissy ont souligné cette
possibilité ? Bien au contraire, Cuvier met toute sa sagacité au service de la réfutation
de faits qui confirmeraient l'
extinction d'
espèces depuis que l'
homme est apparu sur
Terre. Il ne consacre ainsi pas moins de vingt-cinq pages dans les Discours à démontrer
que l'
ibis égyptien, très commun au temps des Pharaons, n'
a pas disparu depuis (même
s'
il s'
est raréfié) ; il conclue que « c'
est par la faute des naturalistes que l'
on a pu croire
pendant quelques temps que l'
espèce en était perdue ou altérée dans ses formes »495.
On connaît l'
énergie et les trésors d'
argumentation dont fit preuve Cuvier pour
défendre et imposer sa thèse des espèces détruites face à la théorie de Lamarck des
espèces seulement transformées ; alors pourquoi ne s'
empare-t-il pas du cas des espèces
anéanties par l'
homme comme d'
un argument de choc contre tous ses détracteurs, car là
enfin est démontrée par les faits la possibilité même de la destruction d’espèces entières.
Il est vrai que Cuvier cherchait surtout à convaincre ses collègues de l'
existence
d'
anciennes révolutions totales du globe à travers l'
argument des espèces détruites,
révolutions qui n'
impliquaient absolument pas l'
homme ; mais peut-on négliger dans un
débat scientifique le moindre argument en sa faveur ? Argument d'
autant plus percutant
que Lamarck l'
intégrait lui-même volontiers dans sa théorie !
Mais Cuvier doutait de l’existence d’extinctions d’origine humaine au
pléistocène : « les hommes modernes, écrit-il, […] ont continuellement repoussé les
animaux nuisibles mais n’ont jamais réussi à en exterminer aucun. »496. Cuvier, pour
aussi puéril que cela puisse paraître, avait semble-t-il décidé de s'
opposer sur le plus
grand nombre de sujets à son collègue Lamarck. Ce dernier, en cherchant à démontrer
que les espèces modernes avaient pu s’être modifiées à partir d’espèces anciennes,
s’ingénia à démontrer que s’il y avait eu des extinctions totales, elles auraient
probablement été d’origine humaine497. Mais n’existe-t-il pas d’autres raisons à cette
énigme ?
495 Ibid., p. 307.
496 Cuvier, Discours préliminaire, op. cit., p. 47.
497 Grayson, « Nineteenth-Century Explanations… », op. cit., p. 21.
224
Cuvier, de manière générale, semble mal à l'
aise lorsqu'
il s'
agit de traiter de la
place de l'
homme dans la nature et dans l'
histoire de la Terre. Il consacre un chapitre du
Discours à réfuter l'
idée qu'
il existe des hommes fossiles, quoique, prudemment, il n'
en
exclue pas la possibilité. Pour le moins, il ne veut pas croire que l'
homme soit ancien sur
cette Terre. Mais, si l'
homme n'
a pas participé aux extinctions anciennes, faute d'
être
déjà apparu, il est de plus en plus reconnu que cela ne l'
empêche aucunement d'
avoir
provoqué, depuis les quelques millénaires qu'
il existe, certaines extinctions.
Le fait que Cuvier ne défende pas cette dernière position est encore plus
troublant lorsque l’on sait qu'
il reconnaissait la capacité de l'
homme à modifier les
espèces et à créer des variétés. Paradoxalement, il acceptait ce principe, qui pourrait être
qualifié de transformiste, pour réfuter les idées de Lamarck : « Il est certain qu'
on n’a
pas encore trouvé d'
os humains parmi les fossiles ; et c'
est une preuve de plus que les
races fossiles n'
étaient point des variétés, puisqu'
elles n'
avaient pu subir l'
influence de
l'
homme »498. Il est intéressant de constater qu'
aussi bien chez Lamarck que chez
Cuvier, l'
espèce humaine occupe une place à part dans la nature au point qu'
ils sont
chacun prêts à accepter pour l'
homme les idées sur lesquelles il s'
opposent farouchement
pour toutes les autres espèces. Ainsi Lamarck accepte l'
existence d'
espèces détruites par
l'
homme et Cuvier l'
idée que l'
homme transforme les espèces pour produire des variétés.
Mais cela ne peut rendre que plus perplexe l'
historien des sciences essayant de
comprendre l'
absence d'
extinctions d'
origine anthropique dans l'
œuvre de Cuvier.
En suivant l'
analyse de Goulven Laurent, nous formulerons dès lors l'
hypothèse
suivante, qui a le mérite d'
être vraisemblable sans prétendre le moins du monde
atteindre une vérité historique absolue. Laurent insiste sur le fait que Cuvier avait une
vision absolument statique et harmonieuse du monde actuel et des époques successives
de la nature. Il ne pouvait envisager des modifications graduelles et constantes de la
nature : « Un ensemble faunique (et végétal) - un « monde », comme dit Cuvier - est
donné d'
un coup, « dès le principe », « comme un individu », et il ne peut changer ou
être changé que par une catastrophe radicale, qui fait tout retourner dans la main du
Créateur, seul capable de refaire d'
un seul coup un autre ensemble complet et
harmonisé »499. Il semble ainsi que ce fervent défenseur de la corrélation des organes au
sein du corps, corrélation qui l’empêchait de concevoir la transformation des espèces,
était aussi, de façon peut-être plus inconsciente, imprégné par l’idée proche de
l’économie de la nature, que les faunes et les flores d’un monde sont en équilibre parfait
498 Ibid., p. 121.
499 Laurent, « Postface » in Discours...(1985), op. cit, p. 329.
225
avec leur environnement, et que par conséquent, on ne saurait modifier un élément sans
que le tout s’effondre. Autant Cuvier ne peut concevoir pour ce monde, dans lequel
nous vivons, « la possibilité d'
une apparition successive de formes diverses »500, autant
ne peut-il accepter les disparitions successives et individuelles d'
espèces, que ce soit
d'
ailleurs le fait de l'
homme ou d'
autres facteurs. La seule concession qu’il fit à ce
principe fut son étude sur quelques ossements de Dodo ou Dronte501, dont il admit
qu’« il était le seul animal dont l’extinction dans les temps historiques fût bien
avérée. »502.
&,
>
4
:
>
Il est temps, nous semble-t-il de résumer les idées principales qui furent
avancées à l'
occasion du débat sur les extinctions en ce début du XIXe entre les deux
plus grands professeurs du Muséum d'
Histoire Naturelle. Il nous semble tout d'
abord
erroné de nommer d'
emblée ce débat, « le débat sur les extinctions » comme l'
ont fait
certains auteurs503. En fin de compte, la nature des extinctions n'
intervenait que comme
moyen employé par nos deux protagonistes afin d'
appuyer leurs théories respectives sur
le catastrophisme et le transformisme. S'
il est vrai que ce débat contribua à clarifier les
données et les définitions possibles des extinctions, ce résultat n'
en est qu'
une
conséquence indirecte, en tant que partie d'
un débat plus général.
Par ailleurs, ce débat fut avant tout celui de paléontologues et de spécialistes des
espèces fossiles. Encore une fois, ce n'
est qu'
indirectement que ces échanges
présentèrent un intérêt d'
un point de vue écologique ou environnemental. À ce sujet-là,
nous remarquerons que les mérites de Cuvier sont fort en deçà de ce qu'
on serait en
mesure d’attendre du savant qui, aux yeux de la postérité, a démontré l'
existence des
extinctions. Bien qu'
il soit juste de reconnaître au savant de Montbéliard une éminente
contribution à l'
acceptation définitive de l'
idée d'
extinction, il n'
en faut pas moins se
rappeler que jamais il ne contribua à la caractérisation des extinctions comme d'
un
phénomène « naturel » (par opposition à « catastrophique » ou « surnaturel »). Pire
encore, il ne reconnaît même pas la possibilité d'
extinctions actuelles, et encore moins
l'
action dévastatrice de l'
homme sur la nature, alors même que depuis des siècles l'
idée
en est formulée. Si Cuvier contribua fortement par ses recherches et son programme à
500 Cuvier, Discours..., op. cit., p. 268.
501 Cuvier, « Notes sur quelques ossemens qui paraissent appartenir au dronte, espèce d'
oiseau perdue
seulement depuis deux siècles », Bulletin des science naturelles, 1830, XXII, p.122-125.
502 Drapiez, article « Dronte » in Dictionnaire classique d’histoire naturelle, 1824, Tome 5e.
503 Mauro Capocci, communication personnelle.
226
l'
émergence de la paléontologie et à placer les espèces éteintes au centre de cette
discipline, sa contribution relativement aux extinctions contemporaines est nulle, en
particulier à cause de sa vision statique et harmonieuse des rapports naturels. Eugène
Hargrove pour sa part avance une autre raison théorique à l’antinomie entre
catastrophisme et préservationnisme : si la Terre est sujette à des catastrophes
fréquentes qui bouleversent sa géologie et les espèces vivantes qui la peuplent, à quoi
bon se soucier du sort de ces dernières puisqu’elles vont sûrement disparaître lors de la
prochaine catastrophe504 ? L’obscur reflet renvoyé par le sublime attrait du
catastrophisme révèle cette part de lâcheté contenue dans tout fatalisme, fatalisme qui
naît
de
l’ambivalence
fascination/désespérance
coextensive
de
la
réaction
psychologique naturelle à la catastrophe.
Pour sa part, Lamarck ne fait guère mieux dans la connaissance des phénomènes
naturels impliqués dans l'
extinction des espèces. Car à part les influences du milieu et
des habitudes qui transforment les espèces, il n'
envisage pas de son côté que ces mêmes
influences ou d'
autres facteurs puissent exterminer les espèces. Sauf l'
homme, et à ce
niveau-là, on doit reconnaître à Lamarck une plus grande clairvoyance qu'
à son rival.
Pour Lamarck, l’homme est en effet à la fois facteur d’extinction et victime potentielle
de ses propres méfaits environnementaux :
« L’homme, par son égoïsme trop peu clairvoyant pour ses propres intérêts, par
son penchant à jouir de tout ce qui est à sa disposition, en un mot par son insouciance
pour l’avenir et pour ses semblables, semble travailler à l’anéantissement de ses moyens
de conservation et à la destruction même de sa propre espèce. En détruisant partout les
grands végétaux qui protégeaient le sol, pour des objets qui satisfont son avidité du
moment, il amène progressivement à la stérilité ce sol qu’il habite, donne lieu au
tarissement des sources, en écarte les animaux qui y trouvaient leur subsistance, et fait
que de grandes parties du globe, autrefois très fertiles, et très peuplées à tous égards,
sont maintenant nues, stériles, inhabitables et désertes. Négligeant toujours les conseils
de l’expérience, pour s’abandonner à ses passions, il est perpétuellement en guerre avec
ses semblables, et les détruit de toutes parts et sous tous les prétextes : en sorte qu’on
voit des populations autrefois considérables, s’appauvrir de plus en plus. On dirait que
504 Hargrove, Fondations of Environmental Ethics, Denton, Environmental ethics books, 1989, p. 134,
note 26.
227
l’homme est destiné à s’exterminer lui-même après avoir rendu le globe
inhabitable. »505.
Ceci dit, Lamarck n'
est pas Darwin, et son influence quant à une prise de
conscience de l'
importance des extinctions au niveau écologique a été négligeable.
)(
#
- # %9
:
Bien que les épigones des deux savants français se fussent attachés à défendre et
à améliorer du mieux possible les théories et les philosophies naturalistes de leurs
maîtres respectifs, des convergences et des concessions inévitables finirent par se
produire entre les deux systèmes opposés qu'
étaient le catastrophisme et le
transformisme. Selon Goulven Laurent, le catastrophisme perdit rapidement de son
influence dès les années 1830, avant même la mort de Cuvier ; la plupart des
naturalistes français accepta ainsi plus ou moins le transformisme, même si on trouve
encore en 1850 en Alcide d'
Orbigny un farouche défenseur du catastrophisme, lui qui
postule au cours de l'
histoire du globe la succession de vingt-sept destructions totales et
vingt-huit créations absolues506 ! Pourtant, Alexandre Brongniart le fidèle ami et
collaborateur de Cuvier se laisse lui-même influencer par certaines idées transformistes.
Est-ce à dire que le transformisme s'
imposant petit à petit, l'
idée d'
espèces
détruites s'
éclipsa en parallèle ? Peu de choses se produisent de manière aussi
mécanique dans l'
histoire des idées, et malgré l'
acharnement de certains successeurs de
Lamarck à nier toute destruction d'
espèces, comme Delamétherie que nous avons déjà
cité ou encore Constant Prévost, de nombreux transformistes acceptèrent la disparition
totale de certaines espèces, mais insistèrent avant tout sur la survie de certaines espèces
entre les couches géologiques : nous pouvons ainsi citer Ami Boué, De Verneuil,
Adolphe d'
Archiac507. Etienne Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1844) pour sa part semble
suivre Lamarck dans sa vision continuiste du monde, tout en admettant cependant
certaines catastrophes locales (et donc des destructions limitées d'
espèces).
505 Lamarck, Système analytique des connaissances positives(1801), Paris, Presses Universitaires de
France, 1988, p. 154-155.
506 D'
Orbigny, « Lecture d'
un extrait du Prodrome de paléontologie stratigraphique universelle », in
Bulletin de la Société Géologique de France, 2, 7, 1831, p. 99-111.
507 Cf. Laurent, Paléontologie…, op. cit., p. 203-204.
228
&7
( ;
Incontestablement, celui qui, en France, semble avoir trouvé le meilleur
équilibre entre catastrophisme et transformisme vis à vis de la question des espèces
perdues est André Daudebard de Férussac (1786-1836). Conchyliologiste de renom, il
mobilise ses connaissances en la matière et leur adjoint le principe des espèces
analogues afin de défendre une histoire paléontologique actualiste, donc noncatastrophiste, mais pas transformiste pour autant. De Férussac défend l'
idée de
créations et donc d'
extinctions continuées, sans pour autant envisager de transformation
des espèces. Nous ne rentrerons pas ici dans le détail de ses théories508, et nous
soulignerons seulement son appréhension du problème des espèces perdues. Comme
tous les anti-catastrophistes, il réduit considérablement le nombre potentiel d'
espèces
fossiles perdues : « plusieurs coquilles fossiles données comme des espèces distinctes
par M. Sowerby, et par d'
autres, ne sont que des variétés antiquae des espèces
erreur qui consiste à multiplier sans motif valable
vivantes »509. Il dénonce par la suite l'
les différences spécifiques. Il recommande aussi, comme Lamarck, la prudence dans
l'
appréciation quant à la possibilité qu'
une espèce soit réellement perdue, mais en fin de
compte, il reconnaît sans problème qu'
il existe certainement des espèces perdues,
« anéanties ».
Il ajoute aussi qu'
en vérité la plupart des naturalistes de son époques (c'
est-à-dire
vers 1820) reconnaissent tout à fait la disparition complète de certaines espèces ; « le
débat, précise Goulven Laurent, ne concerne plus que la précision des cas concrets où
elle s'
applique »510. Pourtant, en 1814, un naturaliste anglais décrit les conchyliologistes
français comme rejetant dans leur ensemble l'
hypothèse des espèces perdues (sousentendu « détruites »)511. Mais, sans doute faut-il donner plus de crédit à de Férussac qui
était mieux placé quelques années plus tard pour porter un jugement sur cette question.
Il se confirmerait donc que Lamarck était, avec certains de ses collègues les plus âgés,
comme Delamétherie, un des derniers naturalistes à refuser largement (quoique pas
totalement) l'
existence d'
espèces anciennes détruites.
508 Ibid., p. 178-189.
509 De Férussac, « Compte-rendu de son ouvrage « Monographie des espèces vivantes et fossiles du
genre Mélanopside, Melanopsis, et Observations géologiques à leur sujet, Mem. Soc. Hist. Nat. de
Paris, 1, », in Bulletin général et universel..., 3, 1823, p. 59.
510 Laurent, Paléontologie…, op. cit., p. 182.
511 Parkinson, « Observations... », Trans. Geol Soc. London, 2, 1814, p. 280.
229
De Férussac constitue par ailleurs une excellente transition avec le grand
géologue anglais Charles Lyell (1797-1875), qui lui-même constitue un lien évident
entre Lamarck et Darwin. Lyell fut en effet plus ou moins directement influencé par les
idées de De Férussac, grâce à Constant Prévost, qui défendait également des thèses sur
l'
influence des causes actuelles tout au long de l'
histoire géologique.
&7
>
!
5
Mais alors que De Férussac imagine une histoire de la vie orientée, avec un
changement progressif des conditions du milieu, Lyell applique un actualisme strict,
statique ou à régime constant, qui lui fait envisager un déroulement cyclique du temps,
théâtre de changements de faune et de flore toujours répétés, tels d'
éternels
recommencements. Lyell insistait sur les processus géologiques directement
observables par l'
homme, et en particulier ceux qui avaient une influence directe sur la
géographie comme l'
érosion, l'
activité volcanique ou encore les phénomènes de
sédimentation, dont l’importance stratigraphique est primordiale.
L'
histoire des sciences n'
a pas encore éclairci cette question qui consiste à savoir
si c'
est parce qu'
il est d'
une grande stature intellectuelle qu'
un savant aborde et intègre
une plus large palette de domaines de la connaissance, ou si c'
est parce qu'
il relie
justement plusieurs sciences différentes qu'
un savant est jugé supérieur aux autres. Quoi
qu'
il en soit, les Principles of Geology de Lyell512, considéré comme le géologue le plus
important d’Angleterre au XIXe siècle, ne sont en rien un traité strictement géologique,
science d'
ailleurs encore jeune et mal délimitée, mais empiètent largement et avec
autorité, sur des questions relatives à l'
histoire de la vie, à la biogéographie, ou encore à
« l'
économie naturelle » qui se rapproche de plus en plus de la future science
écologique. Comme Cuvier ou Lamarck, Lyell ne se cantonne donc pas à son domaine
strict d'
excellence et intègre les connaissances biologiques de son temps dans une
synthèse fortement orientée par ses idées transformistes, essentialistes et antiprogressionistes. Car, examinant les causes possibles de l’extinction des espèces, il
jugea que l’idée, chère à Cuvier, de catastrophes périodiques n’était pas plus
convaincante que les idées de Lamarck sur la grande capacité des espèces à changer et à
transmettre ces changements à une nouvelle génération. En effet, bien que l'
on ait
naturellement tendance à situer Lamarck, Lyell et Darwin dans le même camp théorique
230
ou épistémologique, par opposition aux catastrophistes, aux créationnistes et aux
fixistes, Lyell refusa les théories de Lamarck portant sur l'
adaptation des espèces aux
conditions changeantes du milieu et sur l'
existence d'
une tendance inhérente aux espèces
vers la perfection ; le géologue anglais refusait logiquement les démonstrations de ses
collègues sur l'
existence de séries fossiles orientées vers les espèces actuelles. Il ne
croyait donc pas aux pseudo-extinctions par transformation des espèces, s'
opposant
aussi à Geoffroy Saint-Hilaire, et il tenait pour acquis que les espèces perdues
résultaient d'
extinctions totales d'
anciennes espèces.
L'
apport fondamental de Lyell aux idées sur l'
extinction des espèces et plus
généralement aux hypothèses sur l'
histoire de la vie ne se situe déjà plus, comme pour
Cuvier et Lamarck, sur la possibilité et sur la nature des extinctions, mais sur les
modalités et les mécanismes des extinctions. Plus généralement, on admet volontiers
que Lyell a posé les bonnes questions à propos de l'
histoire des espèces - même s'
il a
fourni de mauvaises réponses - et qu'
il a forgé un programme de recherche que reprit
ensuite Darwin et qui conduisit ce dernier vers l'
évolutionnisme. Ernst Mayr résume
ainsi la situation : « au lieu des spéculations vagues de Lamarck sur la progression, la
perfection croissante et d'
autres aspects de « l'
évolution verticale », Lyell a porté son
attention sur le problème concret des espèces. Se demander quelles sont les causes de
l'
extinction des espèces conduisait à des interrogations d'
ordre écologique. Celles-ci,
ainsi que la question « comment les espèces de remplacement sont-elles introduites ? »
se posèrent à Darwin lorsqu'
il lut les Principles of geology, pendant et après son voyage
sur le Beagle. »513.
&7
!
Examinons plus en détail le deuxième tome des Principles, dans lequel Lyell
aborde à plusieurs reprises la question des extinctions en rapport avec les mécanismes
qui assurent la survie et le renouvellement des espèces en fonction des changements
géographiques et géologiques.
Lyell débute par une définition réaliste et même essentialiste de l'
espèce qui lui
sert de support à une critique en règle de la position nominaliste de Lamarck. D'
emblée,
le ton de ce tome est donné ; la géologie passe finalement au deuxième plan et ne sert
plus que de faire-valoir à la science des espèces (la géologie, en liaison avec les
changements biotiques de la Terre n'
occupe que les chapitres de XII à XVIII). Lyell
512 Lyell, Principles of Geology, Being an Attempt to Explain the Former Changes of the Earth'
s Surface
by References to Causes Now in Operations, London, Murray, 1830-1833.
231
aborde ainsi les théories de l'
hybridité, la distribution géographique des espèces, les
migrations, la dissémination des espèces ou encore l'
étude des stations des espèces
(équivalent de « habitat » ou de « niche écologique »).
Les remarques relatives aux extinctions se situent au sein de plusieurs chapitres
et recoupent plusieurs problématiques : la durée de vie des espèces, la compétition interspécifique, l'
influence délétère des hommes, etc. Lyell aborde le problème pour la
première fois au chapitre VIII où il cite le naturaliste italien Brocchi514, qui
reconnaissait la finitude temporelle des espèces, et envisageait un mécanisme interne
expliquant leur extinction, un peu comme le vieillissement sert d’explication à la mort
des individus :
« La mort d'
une espèce, suggéra-t-il [Brocchi], pourrait dépendre, comme celle
des individus, de certaines particularités de leur constitution qui leur a été conférée à la
naissance, et tout comme la longévité des uns dépend d'
une force de vitalité donnée, qui
après un certain temps diminue de plus en plus, de même, la durée des autres pourrait
être gouvernée par la quantité d'
un pouvoir de prolifération octroyé à l'
espèce, lequel,
peut après une saison décliner en énergie, si bien que la fécondité et la multiplication
des individus est graduellement diminuée de siècles en siècles « jusqu'
à ce terme fatal
où l'
embryon, incapable de s'
étendre et de se développer, abandonne, presqu'
au moment
de sa formation, le moindre principe vital par lequel il était animé - et ainsi tout meurt
avec lui » »515.
Cependant, si Lyell approuve l'
opinion du naturaliste italien quant à l'
extinction
graduelle des espèces, il ne le suit pas dans son hypothétique explication par des causes
intrinsèques et lui substitue l'
action de causes extrinsèques. Lyell ne croit absolument
pas en l'
affaiblissement d'
un quelconque « pouvoir de prolifération » et en bon géologue
pragmatique qu'
il est, préfère recourir à des explications externes, visibles et vérifiées
(ou au moins vérifiables). Il cite alors l'
influence du climat, l'
augmentation de la
population humaine ou la progression d'
espèces animales inférieures. En définitive, ce
n'
est vraiment que lorsque toutes les explications par des causes externes auront été
invalidées que l'
on pourra recourir à des explications par des causes internes.
Ce programme de recherche sur les causes des extinctions étant défini, quelle en
sera la méthode ? À ce niveau, Lyell suit pratiquement à la lettre la théorie d'
Augustin
de Candolle (1778-1841), l’un des fondateurs de la biogéographie et de l’écologie, telle
513 Mayr, Histoire…, op. cit., p. 514-15.
514 Brocchi, Conchiliologica fossile subapennina, con osservazioni geologiche sugli Apennini e sul suolo
adiacenta, Milan, Stamperia reale, 1814.
232
qu'
elle apparaît dans l'
Essai élémentaire de géographie botanique516. Il reprend ainsi la
distinction qu'
avait établie de Candolle entre les concepts de station et d'
habitation :
l'
habitation désigne la grande province botanique occupée par une plante, alors que la
station désigne à l'
échelle micro-géographique, la place qu'
occupe la plante en raison de
ses besoins physiologiques ; en prenant l'
exemple du riz, de Candolle explique ainsi que
l'
habitation du riz est dans l'
Inde alors que sa station est dans les marais. Lyell prétend
donc s'
appuyer sur le concept de station pour déterminer si la station associée à une
espèce donnée est soumise à des changements tels qu'
ils puissent induire l'
extinction de
la plante ou de l'
animal. Il redéfinit d'
ailleurs la notion de station par rapport à l'
étude
des extinctions qui devient ainsi son objet d'
intérêt premier :
« Les stations comprennent toutes les circonstances, qu'
elles soient associées au
monde animé ou inanimé, qui déterminent si une plante ou un animal donné peuvent
exister dans un lieu donné, si bien que si l'
on montre que les stations peuvent être
modifiées de façon essentielle par l'
influence de causes données, il en résultera que les
espèces, aussi bien que les individus, sont mortelles »517.
Ayant montré que les circonstances qui déterminent la nature d'
une station sont à
la fois d'
ordre physique (température, humidité, sol, élévation, etc.) et d'
ordre biologique
(présence ou absence, rareté ou abondance de certaines espèces prédatrices,
compétitrices, parasites, etc.), Lyell s'
attache ensuite à prouver que les variations
« normales » de ces circonstances peuvent affecter le maintien et la propagation des
espèces. Le phénomène d’extinction est pour Lyell des plus naturels, il se produit
toujours dans la nature et surtout, il est prévisible, et sera même calculable le jour où
l’on connaîtra mieux les règles qui gouvernent la distribution des stations.
Tout comme de Candolle qui a eu une influence décisive sur sa pensée, Lyell
voyait dans la compétition au sein de la nature et entre les espèces la cause déterminante
des rapports entre les êtres vivants et des disparitions d'
espèces. Plusieurs raisons ont pu
pousser Lyell à adopter cette position, dont il ne vit d’ailleurs pas toutes les
implications, ce pour quoi il fallut attendre Wallace et Darwin. L’idée de compétition
apparaît surtout comme la base de la théorie de Malthus (1766-1834), qui suggère que
les espèces biologiques sont soumises aux mêmes pressions démographiques que les
sociétés humaines.
515 Lyell, Principles...(1830), Chicago, Univ. of Chicago Press, 1991, t. II, p. 128-29.
516 De Candolle, Essai élémentaire de géographie botanique, Paris et Strasbourg, 1820.
517 Lyell, Principles…, op. cit., 1991, t. II, p. 130.
233
Lyell confirme alors à l'
aide de nombreux exemples que, soit l'
addition de
nouvelles espèces dans une région donnée, soit l'
augmentation « permanente » d'
une
espèce déjà présente, doit provoquer l'
extermination locale, ou au moins la diminution
démographique d'
autres espèces. Le géologue anglais postule pour cela l'
existence d'
une
sorte d'
équilibre écologique dynamique autour duquel fluctuent le nombre et
l'
abondance des espèces d'
un milieu donné. Si la fluctuation est trop importante, le
milieu retrouve non pas l'
ancien, mais un nouvel équilibre ; ce fut le cas de l’invasion
des ours blancs du Groenland qui atteignirent en 1816 les côtes de l'
Islande et
provoquèrent une diminution drastique du nombre de chevreuils, de renards, de
phoques, etc., et qui modifièrent aussi de manière perceptible les populations d'
oiseaux
et de certaines plantes. « Ainsi, conclut Lyell, les proportions numériques d'
un grand
nombre d'
espèces résidentes terrestres aussi bien que marines pourront être
définitivement modifiées par l'
établissement d'
une seule nouvelle espèce dans la région ;
et les changements indirects auront des ramifications chez toutes les catégories d'
êtres
vivants de la création, pratiquement à l'
infini. »518
Lyell, en élaborant une théorie écologique certes sommaire, mais vraisemblable
de la transformation des espèces, centrée autour des concepts de station et d'
équilibre (et
aussi de dispersion519), et structurée par une vision à la fois dynamique et compétitrice
des rapports entre espèces apparaît sans conteste comme le naturaliste qui rendit le
mieux compte des phénomènes d'
extinction pour son époque. En toute logique, ses
idées autour des extinctions ne font qu'
appuyer ses arguments actualistes ; il défend
ainsi le lien entre extinctions et histoire géologique : « les destructions successives
d'
espèces doivent maintenant faire partie de l'
ordre constant et régulier de la Nature ».
Il n'
est donc pas question de catastrophes globales de la nature chez Lyell, et les
seules catastrophes possibles sont la conséquence d'
événements a priori « normaux »
voire insignifiants, qui en se combinant sur le long terme peuvent déstructurer et
infléchir un environnement ou une station auparavant en équilibre. Pourtant, du point de
vue général de l'
histoire de la vie, si l'
on doit reconnaître à Lyell le mérite d'
avoir su
donner une explication convaincante des extinctions d'
espèces, on ne peut en dire autant
518 Lyell, Principles…, op. cit., 1991, p. 144. Traduction de Jean-Pierre Denis in Worster, Les
Pionniers…, op. cit., p. 161.
519 Selon Worster, « L'
analyse complète des mécanismes de la dispersion des espèces constitue l'
une des
contributions les plus importantes de Lyell à la bio-écologie ». Cette composante des théories de Lyell
n'
est pas décisive de manière directe pour la problématique des extinctions, même si la prise en
compte de la mobilité des individus, et donc des espèces, fut primordiale dans le passage d'
une
234
de l'
origine des espèces, où il en fut réduit à contourner la question ou à supposer des
créations successives.
6.5.2.2 A
Mais jusque-là, nous nous situions au niveau micro-évolutif, à savoir
l'
explication des causes directes des extinctions ; qu'
en est-il au niveau supérieur qui est
celui de l'
évolution paléontologique à plus grande échelle des espèces et des classes
d'
êtres vivants ?
Ce point sera l’un de ceux qui permettront à Lyell de développer dans ses
Principles of geology sa théorie uniformitariste des changements géologiques au cours
du temps. Ainsi, les extinctions de groupes entiers peuvent être envisagées comme un
processus lent et graduel, aussi naturel que la mort des individus520. Lyell proposa aussi
une géochronologie basée sur le pourcentage d’espèces encore existantes dans les
différents étages fossiles et nomma les différentes époques Éocène, Miocène et
Pliocène. Les extinctions graduelles font que la cohorte des espèces datant de l’Éocène
est de moins en moins représentée dans les fossiles les plus récents. Cependant, Lyell
n’avait aucune idée du taux d’extinction de ces diverses époques. Il fit appel au critère
du rasoir d’Ockam, qui fait choisir l’explication la plus économique, et supposa donc
une demi-vie linéaire dans le déclin des faunes521.
Pourtant, au niveau des données fossiles, un important problème subsistait, celui
des extinctions de masse qu’avait mis en évidence Cuvier. Lyell connaissait l’extinction
K/T (fin du crétacé, début du tertiaire), où 75 % des espèces existantes, dont les
dinosaures, se sont éteintes. Si l’uniformitarisme permet de bien rendre compte des
extinctions « normales », de faible intensité, il ne fournit pas vraiment de mécanisme
raisonnable pour les extinctions de masse. Pour se défaire de cette énigme, Lyell
produisit une explication ad hoc, de type tautologique, reposant sur la mise en doute de
l’intégrité des archives fossiles et de la durée effective de cette extinction. Il posa que le
taux d’évolution des faunes et, par conséquent, celui d’extinction des espèces étaient
constants à travers les temps géologiques. Ceci impliquait que la dissemblance entre les
couches fossiles superposées permettait d’établir une chronologie exacte des terrains.
Mais, c’est de ces mêmes différences entre fossiles qu’il déduisit la loi d’extinction
linéaire des espèces, niant volontairement l’existence de transitions brusques,
économie de la nature statique de type linnéen à une écologie dynamique reconnaissant la diversité
des causes et des conséquences des interactions biotiques.
520 Cf. Hsü, « Uniformitarianism vs. Catastrophism in the Extinction Debate », in Glen (ed.), The Mass
Extinction Debate. How Science Works in a Crisis, Stanford, Stanford University Press, 1994.
235
assimilables à des extinctions de masse. Car l’idéologie sous-jacente aux
uniformitarismes est, comme l’exprime Lamarck, que le temps n’est rien pour la nature,
qu’il n’est jamais une difficulté522. Par là, il veut tout simplement dire que la nature a
tout son temps ! Lyell en conclut donc que les prétendues extinctions de masse ne sont
que des discordances dues à l’absence de sédimentation fossilifère pendant plusieurs
dizaines de millions d’années. Plus d’un siècle après, l’augmentation de la précision des
données stratigraphiques par des méthodes radiométriques réfutera les conceptions de
Lyell ce qui conduira au retour en force des théories catastrophistes.
6.5.2.3 A
Après avoir évoqué le cadre biogéographique dans lequel Lyell envisageait les
extinctions et l'
adéquation de ses idées sur les extinctions avec sa théorie générale de
l'
uniformitarisme, il nous faut envisager la place qu'
assigne Lyell aux extinctions dans
l'
histoire générale de la vie. À ce niveau encore, Lyell n'
est guère à l'
aise car il doit
surmonter les apories nées de la rencontre entre une conception fixiste des espèces et
une conception dynamique de leur écologie.
La solution que privilégia Lyell dans ses Principles of Geology fut de nature
cyclique ; comme nous l'
avons souligné avec les conceptions primitives et antiques du
temps, le cycle symbolise en effet l'
écoulement statique de la temporalité, l'
éternel
présent, toujours même, toujours autre. Comment ne pas se contredire en admirant, à la
suite de Linné, l'
essence éternelle des espèces et en reconnaissant par ailleurs, comme
tous les géologues de son époque, l'
extinction de nombreuses espèces ? Le cycle, dans
sa résistance controuvée au temps ainsi que dans son illusion dynamique d'
un monde
statique, reflétant en quelque sorte la philosophie géologique uniformitariste de Lyell,
constituait la figure idéale.
Le cycle prit donc la forme du retour cyclique des espèces, une sorte d’« éternel
retour » dans lequel les êtres disparus pouvaient réapparaître suivant une régularité
identique à celle des lois régissant le cosmos. Un passage de ses Principles of Geology
illustre de façon frappante cette conception dans laquelle, un cycle entier étant révolu,
« l’énorme iguanodon pourrait reparaître dans les bois, et l’ichthyosaure dans la mer,
alors que le ptérodactyle volerait de nouveau à travers les ombrages de bosquets de
fougères arborescentes »523 !
521 Ibid.
522 Hsü, The Great Dying, New York, Harcourt Brace Jovanovich, 1986.
236
Mais Lyell émit des doutes suite aux critiques mesquines de certains de ses
collègues ou élèves, en particulier le géologue anglais Henry de la Beche, caricaturiste à
ses heures perdues, qui croque Lyell en Professor Ichtyosaurus (Voir figure 9). Dans
ses Cahiers sur la nature des espèces524, Lyell défend une conception beaucoup plus
réaliste d'
un point de vue physique, mais aussi beaucoup plus pessimiste : la diminution
du nombre des espèces jusqu'
à l'
extinction de toutes les espèces, un peu comme Cuvier
l'
aurait aussi laissé entendre525.
Plus généralement, les idées de Lyell ne sont finalement pas moins violentes ou
pessimistes que celles des catastrophistes. En effet, la violence naturelle de la
catastrophe est remplacée par la violence permanente et nécessaire de la compétition
que se livraient entre eux les individus et les espèces.
À ce sujet, Lyell s'
appuya sur les conceptions de De Candolle, mais la notion de
compétition en ce début de XIXe siècle est presque consubstantielle en Angleterre à la
pensée d'
un seul homme : l'
économiste Robert Malthus. Les idées de Malthus sur la
compétition entre les pauvres et les riches, ainsi que sur les moyens de limiter la
croissance de la population (par « la morale, le vice, ou le malheur » !) dans un contexte
où ces idées étaient constamment illustrées et alimentées dans la société anglaise
victorienne par une violence sociale et économique choquante déteignirent donc
largement sur l'
œuvre de Lyell. Qu'
une espèce réussisse à demeurer dans sa niche
écologique, ou plutôt à avoir la chance de s'
épanouir dans une station stable, comme
Dieu l'
avait prévu, et il n'
y avait aucune raison pour qu'
elle n'
y survive pas de toute
éternité. Mais qu'
elle subisse les perturbations de nouveaux arrivants ou qu'
au contraire,
elle soit forcée de s'
exiler, et alors elle était jetée au cœur d’une mêlée féroce, une lutte
incertaine et cruelle pour l'
existence. Donald Worster souligne qu'
à ce sujet « les
Anglais étaient aux premières loges pour assister à ce phénomène écologique puisque
eux-mêmes ne cessaient d'
émigrer vers de nouveaux mondes. Lyell, fortement marqué
par ces observations, avait conféré à cet état d'
instabilité et de luttes continuelles le rang
de loi écologique permanente »526.
523 Lyell, Principles…, op. cit., vol. 1, 1830.
524 Lyell, Sir Charles Lyell'
s scientific journals on the species question, (édité par Leonard G. Wilson),
New Haven, Yale University Press, 1970.
525 Cf. Worster, Les Pionniers…, op. cit., p. 164.
526 Ibid.
237
Lyell réalisa par ailleurs des observations très justes sur la volonté humaine de
réduire le nombre des espèces de l'
ordre naturel pour ne conserver que celles qui
n'
entraveront pas ses visées économiques.
6.5.2.4 !
Les constats tout à fait écologistes dans l'
esprit que réalisa Lyell, s'
appliquaient
malheureusement très bien à l'
espèce humaine, alors en pleine expansion. Lyell souligna
avec beaucoup d'
insistance pour son époque « les changements causés par le progrès de
la population humaine »527. Rejetant l'
hypothèse selon laquelle l'
énergie et la nourriture
accaparées par l'
espèce humaine ne proviendraient en grande partie que de
l'
amélioration des conditions naturelles d'
obtention des plantes et des animaux
domestiques, Lyell ne doutait pas que les huit cent millions d'
humains qui peuplaient la
terre à son époque eussent déjà induit des changements importants dans l'
économie
globale de la nature ; et Lyell de citer tous les ravages produits par les hommes sur les
espèces éradiquées des îles britanniques (les outardes, les chevaux sauvages, le daim, le
sanglier, le castor, le renard, le loup, l'
ours, etc.) et d'
autres espèces dans le reste du
monde (le dodo qui était déjà éteint, le kangourou et l'
émeu que Lyell croyait en danger
d'
extinction). Il semble qu’à ce niveau Lyell ait été fortement impressionné par l’article
du révérend John Fleming, un important zoologiste écossais, qui publia en 1824 un
article dans lequel il s’opposait vigoureusement au catastrophisme de Buckland et où il
prétendait que la vague d’extinction des grands mammifères du Pléistocène était à relier
directement à l’expansion humaine528.
La démonstration de Fleming est remarquable à ce niveau-là : il note d’abord
que « le progrès des sociétés exerce et a exercé une puissante influence sur la
distribution géographique des animaux britanniques »529 au point que certaines espèces
ont même été exterminées. Il arrive à ce résultat en comparant ses propres
connaissances sur la distribution des espèces avec celles qu’il trouve dans les archives et
les textes moyenâgeux. Par ailleurs, il constate que les restes d’animaux désormais
inconnus à l’état vivant se trouvent dans des couches récentes, lesquelles ne témoignent
d’aucun changement brusque des conditions environnementales, et souvent en
compagnie de restes humains et de restes de pointes ou d’objets d’origine humaine. Il
semble donc bien pour Fleming que si les hommes sont actuellement capables de
527 Lyell, Principles…, op. cit., t. II. Il s’agit du titre de la sous-partie du chapitre IX, p. 146-151.
528 Fleming, « Remarks Illustrative of the Influence of Society on the Distribution of British Animals »,
Edinburgh Philosophical Journal, vol. 11, 1824, p. 287-305.
529 Ibid., p. 295.
238
modifier profondément la faune de leurs contrées, ils l’ont fait dans le passé au point de
mener de nombreuses espèces à l’extinction.
6.5.2.5
Le cas du dodo (figure 10) a semble-t-il rapidement frappé l'
imagination des
naturalistes lorsque ceux-ci ont pleinement compris ce qu'
il lui était arrivé. Nous
pouvons vraisemblablement dater ce moment des années 1820-1830. Lyell reprend en
effet une communication de Cuvier sur des restes de dodo, datant de 1830530, et les
sources antérieures sont beaucoup plus anecdotiques. Plusieurs naturalistes essayèrent
de déterminer l'
apparence du dodo dès le début du XVIIe siècle, et Lyell retrouva avec
une certaine excitation les documents sur lesquels sont relatés la mort de l'
espèce dodo,
du moins l'
année et le jour exact où les restes pourris du dernier spécimen de dodo
furent jetés, le 8 janvier 1755, à l'
Université d'
Oxford531.
Il est fort instructif de mettre en parallèle le rapport qu'
en fait Lyell avec la mort
du pigeon migrateur telle qu'
elle est relatée par Aldo Leopold532. Curieusement, Lyell
situe la date de l'
extinction du dodo le jour de la disparition de la dépouille du dernier
spécimen et non le jour de la mort de ce fameux dernier individu appartenant à l'
espèce
Raphus cucullatus. La forme, l’apparence et la constitution anatomique des espèces ontelles donc plus d’importance, en tant que mode de perception et d’agencement de la
nature, que la vie des individus et la vitalité des populations de l’espèce ?
Nous ouvrons ici une parenthèse sur ce dodo devenu tristement célèbre. Inutile
de préciser que depuis que Lyell s’est soucié du destin de ce pauvre volatile, le dodo est
devenu l’archétype de l’espèce innocente, et sans doute peu avantagée par la nature,
s’éteignant à cause de la voracité humaine. A la fin du XIXe, le dodo est déjà une espèce
à la mode des bestiaires en tout genres ; il devient un personnage à part entière des
aventures d’Alice de Lewis Carroll, et encore aujourd’hui, il occupe une grande place
dans de nombreux dessins animés ou séries pour enfants.
530 Cuvier, « Sur quelques ossements... », Bulletin des Sciences Naturelles, vol. XXII, 1830, p. 122-125.
531 Zool. Journ., n°12, 1828 p. 559. Cité par Lyell, op. cit., p. 151.
532 Cf. deuxième partie de la thèse.
239
Figure 9 : Henri de la Beche. Caricature de Lyell en Professor
Ichtyosaurus, où sa croyance en un retour des espèces éteintes est tournée
en dérision
240
Figure 10 : Dodo
241
Le premier livre qui fut entièrement consacré à cette espèce date de 1848 et se
nomme The dodo and its kindred533. Il s’agit de l’ouvrage de Hugh Edwin Strickland
(1811-1853), naturaliste reconnu, au parcours en partie comparable à celui de Darwin
jusqu’à sa mort précoce534. Mais alors que Darwin s’intéressa aux pinsons des îles
Galapagos, Strickland, qui était un ornithologiste reconnu, se passionna pour le destin
de cette espèce étrange qu’était le dodo de l’île Maurice. Outre Lyell, deux excellents
anatomistes W. J. Broderip535 et Richard Owen536 se penchèrent sur le cas du dodo
avant Strickland.
Pour comprendre les intentions de Strickland, il nous faut nous arrêter sur
l’introduction de son ouvrage où un passage expose sa conception de la transformation
de la vie au cours des temps géologiques :
« La géologie nous dévoile la vaste diversité des formes organisées qui se sont
succédé tout au long de l’histoire du monde, et en traitant de ce fait remarquable, nous
sommes conduits à rechercher les causes de ces entrées et sorties des acteurs qui ses
sont succédés sur la scène de la nature. En effet, il apparaît fort probable que la mort
soit une loi de la nature aussi bien au niveau des espèces que des individus ; mais cette
tendance interne vers l’extinction risque dans les deux cas d’être anticipée par des
causes violentes ou accidentelles. De nombreux agents externes ont affecté la
distribution de la vie organique à différentes périodes, et l’un de ceux-ci a opéré
exclusivement durant la période existante, à savoir l’action de l’homme, une influence
particulière dans ses effets, et qu’il nous est donné de connaître aussi bien par
témoignage que par inférence. »537.
Un peu à la manière de Darwin, comme nous verrons, Strickland relie par une
connexion biologique nécessaire l’origine et la disparition des espèces. Le fait qu’il
perçoive ce processus comme le résultat de contraintes d’ordre géographique montre
son appréhension dynamique des changements d’espèce. Mais Strickland n’est pas
Darwin ; il conçoit simplement les changements biotiques comme le maintien d’un
équilibre entre les individus des différentes espèces, sans chercher à approfondir la
nature des mécanismes de spéciation et d’extinction.
533 Strickland and Melville, The Dodo and its Kindred, London, 1848.
534 Cf. Di Gregorio, « Hugh Edwin Strickland on Affinities and Analogies : or, the Case of the Missing
Key », Ideas and Production, 7, 1987, p. 35-50.
535 Broderip, Article « Dodo » in The Penny Cyclopaedia, London, 1837, vol. 9, p. 47-55.
536 Owen, « Observations on the Skull and on the Osteology of the Foot of the Dodo (Didus ineptus) »,
Proc. Zool. Soc., 14, 1846, p. 51-53.
537 Strickland and Melville, The Dodo…, op. cit., p. 3.
242
Au-delà de ces aspects purement théoriques, il témoigne d’une conscience
s’ouvrant sincèrement à la problématique de la conservation des espèces. Il pense que
l’extinction naturelle et l’extinction d’origine humaine relèvent de deux ordres
différents de faits. L’homme devient un pécheur en détruisant l’œuvre de Dieu, bien que
le Créateur ait commandé à l’homme, en partie de manière contradictoire, d’être fertile
et de dominer le reste de la Création :
« Ces oiseaux […] fournissent le premier exemple clairement attesté de
l’extinction d’une espèce organique à cause de l’action humaine. Il a été prouvé
cependant, que d’autres exemples du même type se sont produits à la fois avant et
depuis cette extinction. [Strickland cite les exemples du Megaloceros, de l’aurochs, de
la rhytine de Steller]. Beaucoup d’espèces d’animaux et de plantes subissent
actuellement ce processus inévitable de destruction devant la vague toujours avançante
de la population humaine.[À ce niveau, l’auteur cite les exemples du bison, d’une
espèce de perroquet, de l’apteryx, etc.] On ne peut voir sans regret l’extinction du
dernier individu d’une race d’êtres organiques, dont les progéniteurs colonisèrent la
terre pré-adamite ; mais notre consolation doit être trouvée dans la réflexion suivant
laquelle l’homme est destiné par le Créateur à « être fertile, à se multiplier, à repeupler
la terre et à la dominer. »538.
Face à ce constat, Strickland pense que le travail du naturaliste, la collecte des
informations sur la nature, peut en partie absoudre l’homme de ses fautes :
« Le travail du naturaliste consiste par conséquent à préserver sur les étagères de
la science les connaissances sur ces organismes éteints et en train d’expirer, lorsqu’il est
incapable de préserver leurs vies ; si bien que notre connaissance des merveilles des
règnes animaux et végétaux ne puisse souffrir le moindre détriment par les pertes que la
création semble destinée à subir »539.
Une fois posés les jalons philosophiques de l’attitude de l’auteur de ce premier
ouvrage consacré au dodo, nous pouvons entrer un peu plus dans les détails. Le livre est
aussi bien une étude de la morphologie et de l’écologie du dodo et des espèces
apparentées, elles aussi disparues (le genre Didinae), qu’une compilation sur les sources
historiques et sur les circonstances de l’extinction de cette espèce d’oiseau.
Cet aspect du travail de Strickland n’est pas moins important, en ce qu’il nous
permet de saisir la dimension de l’hiatus entre l’action de l’homme sur la nature et la
538 Ibid., p. 5.
539 Ibid.
243
représentation qu’il pouvait avoir des conséquences de cette action, en particulier sur la
survie des espèces. Pourquoi, par exemple, alors que l’on estime la disparition du dodo
avoir eu lieu vers la fin du XVIIe, faut-il attendre le début du XIXe pour que les savants
prennent réellement conscience de ce fait ? N’est-il pas frappant que lorsque Buffon
traite de la vie de ce volatile qui ne vole pas (qu’il nomme dronte), dans sa
monumentale Histoire naturelle des oiseaux, il n’aborde à aucun moment la question de
sa disparition540. Cuvier aussi, qui rappelons-le, était théoriquement farouchement
opposé à l’idée que des espèces puissent s’éteindre individuellement sous l’action de
l’homme, ne mentionne pas non plus ce fait lorsqu’il traite des drontes dans son
Tableau élémentaire541.
Finalement, si le savoir traditionnel sur le dodo a difficilement subsisté et si sa
disparition est longtemps restée inaperçue, et par la suite encore sujet à controverse,
c'
est surtout pour des raisons politiques. Les Hollandais quittèrent en effet l'
île
« Mauritius » en 1712, année où les français s'
y installèrent, et la renommèrent « Isle de
France ». Les anciens habitants, souvent des immigrés hollandais et des esclaves
illettrés, ne purent transmettre aux Français l’histoire de la faune de l’île ; ces derniers
ne s'
intéressèrent à cet oiseau que bien plus tard, et sans trouver d'
éléments convaincants
sur la trace de cet oiseau mystérieux, disparu depuis déjà longtemps. Comme nous le
rapporte Drapiez, « en vain, au commencement de ce siècle, Bory de Saint -Vincent a-til, dans le pays, fait la recherche minutieuse du Dronte ou de ses traces ; en vain ce
voyageur actif et exact a-t-il fait publier qu’il donnerait une grande récompense à qui
pouvait lui donner le moindre indice de l’ancienne existence de cet oiseau ; un silence
universel a prouvé que le souvenir même du Dronte était perdu parmi les créoles »542.
Personne ne se rendit donc vraiment compte de la disparition de cet oiseau, et il
fallut beaucoup de temps, beaucoup d’indices et une certaine dose de courage
scientifique à quelques naturalistes européens, pour qu'
ils établissent définitivement
l’acte de décès du dodo, afin aussi qu’il ait droit à une seconde vie, mais sous la forme
d’images et de représentations cette fois !
540 Buffon, Histoire naturelle des oiseaux, Leiden, 1770, Tome premier, p. 480.
541 Cuvier, Tableau élémentaire de l’histoire naturelle des animaux, Paris, Chez Baudouin, an VI
(1798), p. 251.
542 Drapiez, article « Dronte » in Dictionnaire classique d’histoire naturelle, 1824, Tome 5e.
244
6.5.2.6 !
+
Revenons à Lyell, qui reconnut assez justement l'
ampleur du vandalisme humain
sur la nature et sur les autres espèces, qui plus est, avec l'
immense mérite d'
avoir inséré
cette violence de l'
humanité dans le cadre épistémologique plus large d'
une explication
généralisée des rapports écologiques ; il ne tira cependant aucune conclusion morale de
tout cela. Bien au contraire, la violence et la compétition qu'
il avait révélées au sein de
la nature acquéraient ipso facto le statut de loi de la nature, loi qui justifiait par son
unique prétention descriptive tous les malheurs du monde : « les espèces les plus
insignifiantes et les plus minuscules, qu'
elles appartiennent au règne végétal ou animal,
ont chacune massacré des milliers d'
autres en se disséminant sur le globe. »543.
Nous n'
avons donc aucune raison de nous indigner comme les poètes devant
notre cruauté à nous, humains, qui « violons l'
union sociale de la nature »544. Nous ne
sommes encore rien comparés aux forces géologiques, et dans tous les cas un nouvel
équilibre s'
instaurera une fois que l'
homme aura conquis sa place définitive au sein de la
nature. Dans notre propre intérêt, conseille même Lyell, la race humaine devrait
contribuer à hâter l'
instauration de ce nouvel équilibre en suppléant aux fonctions « que
remplissaient auparavant dans l'
économie de la nature les êtres inférieurs exterminés par
l'
homme ».
Cette profession de foi, digne du chancelier Bacon, pour une alliance entre
l'
ordre de la nature et l'
économie humaine, au sens large, soumise aux vertus de la
science, de la technique et de la civilisation possède toutes les apparences de
l'
utilitarisme, mais n'
est pas non plus sans rappeler la tradition française naissante du
positivisme.
&7$
%
>
5
On a trop souvent tendance à réduire le positivisme d'
Auguste Comte à une
croyance bornée en un progrès scientifique et technique indéfini, garanti par une
explication scientifique de l'
ensemble des lois naturelles, sociologie y comprise. Mais
on a tendance à oublier que si positif signifie réel, par opposition à chimérique, il
signifie aussi utile, par opposition à oiseux. Il ne faut donc pas être surpris de voir
Auguste Comte appeler de ses vœux, dans son Système de politique positive,
l'
avènement d'
une humanité capable de « diriger toute la nature vivante contre la nature
543 Lyell, Principles…, op. cit., p. 156. Traduit par J.-P. Denis in Worster, op. cit., p. 162.
245
morte, afin d'
exploiter le domaine terrestre »545. Nonobstant quelques rappels sur la
nécessaire humilité de l'
espèce humaine dans sa noble tâche civilisatrice étant donné
que « nos perfectionnements artificiels ne peuvent jamais consister qu'
à modifier
sagement l'
ordre naturel, qu'
il faut avant tout respecter sans cesse »546, Comte ne peut
s'
empêcher dans des passages ultérieurs de son livre (il est vrai très volumineux, et où
l'
on trouve parfois des propositions mal assurées qui se distribuent sur la gamme qui va
du sublime au pathétique) d'
émettre des souhaits fort peu prudents. Il ne craint pas le
ridicule en annonçant par exemple la très prophétique idée, mais Ô combien
malheureuse pour les éleveurs contemporains, de transformer les vaches en êtres
carnivores :
« si les herbivores étaient plus énergiques et mieux armés, ils ne préféreraient
point la nourriture dont l'
assimilation exige le plus d'
efforts. Dans cette hypothèse, leur
vaste appareil digestif s'
amoindrirait, par désuétude, après un certain nombre de
générations. Malgré leur prétendue aversion pour la chair, les vaches norvégiennes
digèrent très-bien le poisson sec que le manque de pâturages oblige à leur donner en
hiver »547.
Pour ce qui touche de plus près à la question des extinctions, Comte ne
s'
encombre d'
aucune espèce de précaution en cherchant à instaurer une sorte de
« biocratie », régime dans lequel l'
homme (ou plutôt le Grand-Être) commanderait à
toutes les espèces « disciplinables » dans le but d'
harmoniser et de discipliner les
rapports entres les êtres vivants et de permettre à l'
homme et à toutes les espèces dignes
de l'
être de se perfectionner. Par la domestication, l'
homme pourra moraliser toute la
nature animale à l’instar de ces animaux exceptionnellement dévoués à leurs maîtres et
qui devraient « s'
intégrer accessoirement au vrai Grand-Être »548. Le désir de Comte
d'
élever la condition des animaux et de promouvoir le noble sentiment de la coopération
entre ces êtres inférieurs peut sembler farfelu, quoiqu'
il s’exprime au moment de la
promulgation de la première loi française (la loi Grammont) protégeant les animaux de
la brutalité humaine. L’entreprise comtienne n'
en repose pas moins sur des bases
biologiques solides. Lorsque Comte écrit que « l'
animal ne commence à vivre pour
autrui, au moins passagèrement, que quand les besoins relatifs à la conservation de
544 Ibid.
545 Comte, Système de politique positive, Paris, Carilian-Goeury, 1851, Tome I, p. 615.
546 Ibid., p. 244.
547 Ibid., p. 604.
548 Ibid., p. 614.
246
l'
espèce viennent suspendre les soins qu'
exige habituellement la conservation de
il a
l'
individu »549, il appuie ces affirmations sur une théorie de la reproduction qu'
exposée quelques pages auparavant et qui s'
inspire évidemment des idées de ses cours
de Philosophie positive consacrés à la biologie.
Réaffirmant sa conviction en l'
existence d'
une césure nette entre les deux
domaines de l'
inorganique (la matière inerte) et de l'
organique (le vivant), Comte dénie
la possibilité d'
une génération spontanée des espèces les plus simples, comme chez
Lamarck, et reprend l'
aphorisme d'
Harvey : omne vivum ex ovo, qui devient sa troisième
« loi biologique » fondamentale : « chaque être vivant émane toujours d'
un autre
semblable »550. Voilà pourquoi la nécessité de se reproduire, et donc de dévouer son
énergie aux autres au nom de l'
espèce, qui semble émaner de l'
inéluctabilité de la mort
individuelle, est indispensable pour la survie de l'
espèce. Comte cite à l'
appui de ses
craintes sur l'
extinction de certaines espèces le fait suivant :
« de nombreux exemples de stérilité individuelle, surtout chez les animaux
supérieurs, autorisent même à supposer que certaines races se sont peut-être perdues
ainsi, sous l'
impuissance génératrice de tous leurs membres »551.
En dépit du fait que Comte est, pour des raisons dogmatiques, tout à fait opposé
à l'
idée de transformation ou de transmutation des espèces552, il n'
en accepte pas moins
la possibilité de leurs extinctions, avant tout pour des raisons intrinsèques. Par
conséquent, le principe de coopération entre les individus d'
une espèce n'
est pas remis
en cause, et c'
est avec confiance que Comte souhaite étendre une « fraternité universelle
à tous les êtres qui méritent l'
investiture humaine »553. Fidèle à son style lourd et
répétitif, il réitère le même souhait quelques lignes plus loin de manière encore plus
nette : « le dévouement des forts aux faibles doit s'
étendre jusqu'
aux moindres êtres
susceptibles de sympathiser avec nos affections et de concourir à nos travaux »554.
Contrairement à Lyell, Comte présente une vision du monde plutôt harmonieuse
et basée sur la coopération, (bien qu'
il note comme Malthus une tendance à
l'
accroissement indéfini de chaque espèce ou population) dans laquelle l'
homme, loin
d'
essayer de tirer parti égoïstement de la compétition entre les espèces, doit au contraire
être un facteur supplémentaire de coopération et d'
harmonisation au sein du monde
549 Ibid., p. 611.
550 Ibid., p. 591.
551 Ibid., p. 590.
552 « L'
opinion de l'
instabilité des espèces est une dangereuse émanation du matérialisme cosmologique,
d'
après une irrationnelle exagération de la réaction vitale des milieux inertes, qui n'
a jamais été bien
conçue », Ibid., p. 593.
553 Ibid., p. 614.
247
vivant. Vision pacifiée, semble-t-il, d'
une nature malléable et généreuse ; pourtant,
lorsqu'
il s'
agit d'
aborder le sort des espèces moins intéressantes, la scène tourne au
cauchemar :
« Quoique notre ascendant animal n'
ait encore été que spontané, il a déjà détruit
beaucoup d'
espèces antagonistes. Toutes celles dont la concurrence nous offre de
véritables dangers sont certainement destinées à disparaître bientôt sous nos efforts
sagement concertés. Il ne restera finalement que les espèces inoffensives, et surtout les
races qui nous présentent une utilité quelconque, matérielle, physique, intellectuelle ou
morale. Celles-ci se trouveront alors très propagées, et même perfectionnées, par l'
active
providence du Grand-Être, qui seul a déjà préservé plusieurs d'
entre elles d'
une entière
destruction. Une semblable influence réduira aussi le règne végétal aux espèces
susceptibles de servir, d'
une manière quelconque, à notre propre usage, ou de nourrir les
compagnons de nos destinées, les auxiliaires de nos travaux, et les laboratoires de notre
alimentation »555.
N’y a-t-il pas un paradoxe frappant à considérer, à la suite de ce passage, que
l’entreprise comtienne, basée au contraire de celle de Lyell, sur l'
aspect coopératif et
pacifique des rapports entre les êtres vivants, conduise à la légitimation de
l'
extermination d’espèces entières, selon un principe utilitariste d’une cruauté morale
évidente ? Ce système ne laisse d’inquièter et déranger par son aspect totalitaire,
l’homme s’arrogeant le droit de décider pour la nature quelles sont les espèces dignes de
coopérer et celles qui doivent être jugées comme des ennemies. Cette vision
pragmatique et utilitaire du rapport au monde vivant cache mal sous la volonté affichée
de Comte de la réalisation d’une nature coopérante et pacifique centrée autour de
l’homme, un rejet cruel et impitoyable à la marge du système de tout ce qui s’oppose au
projet humain d’intégration. Mais il est vrai que l’utopie porte toujours en elle les
germes de la destruction et du mal, qui naissent de ce constat incontestable que l’utopie
ne supporte pas le réel.
Bien sûr, John Stuart Mill appelle Comte à un peu plus de raison, du moins à
reconsidérer l’étroitesse de son utilitarisme, lorsqu’il lui fait remarquer que la science
découvrira peut-être un jour « une propriété curative pour l’être humain dans l’herbe la
plus insignifiante ». Une philosophie du progrès indéfini ne peut en effet se permettre
d’ostraciser une partie des êtres qui constituent le monde, car ceux-ci doivent finir tôt ou
554 Ibid., p. 615.
555 Ibid., p. 616.
248
tard par rejoindre la dynamique d’avancement du monde. Mais le grand danger qui
guettait le système que souhaitait Comte résidait dans la démesure du pouvoir qu’il
attribuait à l’homme (et qu’heureusement il ne possédait pas, et espérons-le, qu’il ne
possédera jamais). Certes, l’homme est devenu un maître incontesté de la matière, mais
la vie lui échappe encore ; or, pour devenir maître d’une biocratie et donc d’un biopouvoir, encore faut-il savoir régner sur ce phénomène infiniment complexe qu’est la
vie, le bios. Et à ce stade de la crise écologique actuelle, tout laisse à penser que régner
sur la vie par les connaissance bio-logiques, instituer une biocratie, utopie plus que
jamais présente dans nos sociétés occidentales « bio-technologiques », ne passera pas
par un pouvoir de domination, mais bien par un réseau de micro-pouvoirs, comme les
désignait Foucault, par des réseaux coopératifs, démocratiques et universels surtout, qui
ne laisseront personne hors du collectif.
Quoi qu’il en soit, ce n’est pas Comte, mais bien Lyell et sa vision compétitrice
de la vie qui eut le plus d’influence sur l’avenir de la biologie à travers l’un de ses
jeunes admirateurs, Charles Darwin. La dernière erreur de Lyell est de ne pas avoir cru,
à cause des dogmes religieux ou de l’influence linnéenne, à l’évolution des espèces et ce
jusqu’à ce que la théorie de Darwin s’imposât. C’est pourtant en cherchant à résoudre
l’une des questions laissées sans réponse par Lyell, dans ses Principes de géologie, que
Alfred Russel Wallace (1823-1913) avança explicitement l’idée de sélection naturelle :
dans quelles conditions apparaît une nouvelle espèce ? Cet événement, comme nous le
savons, décida Darwin à publier le fruit de ses recherches et ainsi marquer la naissance
de la théorie darwinienne de l’évolution.
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5
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Nous allons aborder le « continent » Darwin du côté de sa formation de
naturaliste, car dès le début de sa carrière, il fut confronté à un problème se rapportant à
l’extinction d’une espèce. Darwin avait effectué de 1831 à 1836 un voyage autour du
monde, à bord du Beagle, qui eut une influence considérable sur le développement de sa
pensée. Ses escales sud-américaines furent l’occasion de découvrir des fossiles dont
l’étude posait en termes clairs la question de la succession des faunes et de son
249
interprétation. En Patagonie, il trouva les restes de divers grands mammifères fossiles,
datant approximativement du Tertiaire, qui paraissaient avoir des rapports étroits avec
certains éléments de la faune actuelle de ce continent. Ainsi, les paresseux géants
terrestres étaient apparentés aux petits paresseux arboricoles actuels ; les glyptodontes,
énormes animaux
cuirassés, étaient proches des tatous d’aujourd’hui. Des
ressemblances comparables entre espèces éteintes et espèces encore existantes se
retrouvaient sur d’autres continents, comme l’Australie, et Darwin voyait dans ces
observations des indices précieux sur les modalités du développement des êtres vivants :
« Cette merveilleuse relation, sur le même continent, entre les morts et les
vivants éclairera sans nul doute davantage, à l’avenir, l’apparition et la disparition des
êtres organisés sur notre Terre que tout autre classe de fait »556.
Les fossiles sud-américains suscitèrent aussi chez Darwin une réflexion sur les
modalités d’extinction des espèces dans laquelle il voyait un fait particulièrement
étonnant et digne d’intérêt. Comment expliquer l’extinction de tous les grands
mammifères qui avaient autrefois habité ce continent et dont on ne retrouvait plus que
des fossiles ? Le jeune naturaliste qu'
il était alors rejeta rapidement la solution d’une
grande catastrophe car la géologie de la région de la Plata et de la Patagonie ne révélait
que des changements lents et graduels. Un changement climatique ne pouvait pas non
plus rendre compte de la destruction à la fois des habitants des régions tropicales,
tempérées et arctiques. L’action de l’homme pouvait peut-être expliquer la disparition
de certaines des grandes espèces, mais pas des plus petites, comme les rongeurs. Il était
également difficile d’admettre que les espèces actuelles eussent pu causer l’extinction
des espèces fossiles en consommant leur nourriture car ces formes actuelles étaient bien
plus petites que les formes éteintes. La question de la cause des extinctions demeurait
donc un problème fort mystérieux.
Elle demeurait d'
autant plus problématique que pendant son voyage et à son
retour, avant qu'
il ne lise Malthus et son fameux Essay on the principle of population en
septembre 1838, Darwin croyait en un modèle de l'
adaptation, lamarckien dans ses
principes, qui postulait une automaticité dans l'
adaptation des espèces aux changements
environnementaux. Mais si l'
adaptation était automatique, pourquoi les espèces
s'
éteignaient-elles557 ? Car autant Lamarck, en voulant conserver l'
image d'
un monde
harmonieux dans lequel la transmutation des espèces garantissait leur survie et leur
adaptation aux changements du milieu, restait totalement cohérent avec ses principes en
556 Darwin, Geological Observations on South America, London, Smith Elder, 1846.
557 Ospovat, The Development of Darwin'
s Theory, Cambridge University Press, 1981, p. 53.
250
niant l'
existence des extinctions, autant Darwin ne pouvait plus se permettre à son
époque ce tour de passe-passe scientifique. Par ailleurs, le jeune Darwin, clairement
influencé par les idées de Lyell, croyait fermement en la constance du nombre des
espèces au cours de l'
histoire. C'
est donc très tôt que le jeune naturaliste conçut l'
idée
d'
un processus génératif des espèces de type ramifiant afin de compenser l'
extinction de
certaines lignées vivantes : « les êtres organisés représentent un arbre, irrégulièrement
ramifié ; quelques branches beaucoup plus ramifiées, - d'
où les genres. - Autant de
bourgeons terminaux mourant que de nouveaux étant enegendrés »558.
Pour ce qui est de la question des causes des extinctions, les difficultés n’étaient
pas moins importantes. Les espèces mères, autrement dénommées « pères » par Darwin
(sans doute car species n'
est pas féminin en anglais) s'
éteignaient, comme chez
Lamarck, en donnant naissance à de nouvelles espèces, mieux adaptées aux nouvelles
conditions du milieu. Mais par quelles causes rendre compte de l'
extinction « absolue »
de certaines lignées ? Encore une fois, Darwin se tourna vers Lyell pour répondre à cet
épineux problème. Il invoqua d'
une part, comme l'
illustre géologue, l'
existence de
catastrophes locales, qui, par la vitesse de leurs effets ne permettait pas l'
adaptation des
espèces à des contraintes si brusques. La disparition sans descendance de certaines
formes serait par ailleurs due aux effets de l'
hérédité. A cette époque le jeune naturaliste
croyait que les espèces comme les individus avaient une durée de vie limitée. Les
raisons qui ont pu pousser Darwin à adopter ce type de cause non environnementale de
l’extinction seraient d’une part sa réaction contre les théories catastrophistes et d’autre
part le manque d’implication de causes adaptatives dans l’extinction du Macrauchenia,
un ongulé fossile d’Amérique du Sud559.
&&
Mais Darwin fait rapidement évoluer (si l’on peut dire ainsi) sa position à propos
des extinctions ; il note plusieurs fois que mélanger les lignées héréditaires pourrait
conduire à des espèces immuables ou presque ; ainsi les espèces largement
panmictiques (comme nous dirions aujourd'
hui), en prévenant toute adaptation par
croisement entre individus originaux, pourraient être détruites en cas de changements
même minimes de l'
environnement.
558 Darwin, B notebook, 1837-1838, p. 20-21. Cité par Ospovat, op. cit., p. 55.
559 Cf. Grayson, « Nineteenth-Century… », op. cit., p. 31.
251
Il est surprenant de constater qu'
avant d'
avoir été mis sur la piste de l'
influence
de la compétition au sein de la nature, Darwin avait une conception du monde vivant
guidée par la perfection et l'
harmonie. Ainsi, si les espèces s'
éteignaient, ce n'
était
toujours pas à cause de leur mal-adaptation, mais à cause de circonstances particulières
qui les rendaient trop panmictiques ou qui les soumettaient à des changements radicaux
de l'
environnement. Ainsi, avant même son élaboration de la théorie de la sélection
naturelle, Darwin avait tenté avec un succès relatif d'
expliquer l'
origine et la cause des
extinctions d'
espèces, en parvenant à concilier en partie les théories de Lamarck avec
celles de Lyell. Entreprise méritoire, mais qui prit une tout autre tournure après sa
rencontre avec l'
œuvre malthusienne, qui le convainquit de l'
importance du principe
d'
augmentation géométrique des populations comme force évolutive essentielle (comme
« des centaines de milliers de coins »), ce qui lui fit ensuite porter un regard neuf sur les
perspectives offertes par De Candolle et Lyell.
Malthus montrait que l’accroissement de chaque espèce par reproduction était
géométrique alors que les ressources alimentaires fournies par le milieu n’augmentaient
que de façon arithmétique. Il fallait donc qu’il y ait à l’état de nature des contraintes
empêchant une augmentation trop rapide des populations. Mais ces contraintes
naturelles, elles non plus, n’étaient pas connues avec précision et c’est à la
détermination de ces dernières que s’attelleront particuièrement les écologues.
Cependant, de légères variations du milieu pouvaient certainement exercer une profonde
influence sur l’abondance des espèces animales.
Si la vie d’une espèce, ou d’une famille d’espèces, est représentée par un trait et
son abondance par la largeur du trait, Darwin envisageait un schéma avec une extrémité
fine et longue du côté de l’extinction pour suggérer la lenteur et la gradation des
phénomènes à l’œuvre dans la nature ; il se démarquait ainsi nettement des
catastrophistes et indiquait ce faisant que c’était par la rareté que l’espèce était menée à
sa disparition. Il fut sans doute inspiré en cela par Edward Forbes560 (1815-1854) qui
publia en 1846 un article où il supposait une symétrie entre la naissance et la mort d’une
espèce. Si une espèce naît de deux individus puis se propage peu à peu, son déclin, lui
aussi doit passer par une réduction numérique progressive pour aboutir à deux individus
qui ne se reproduisent finalement plus. Comme le note Janet Browne, Forbes défendait
560 Forbes, « On the Connexion Between the Distribution of the Existing Fauna and Flora of the British
Isles, and the Geological Changes which Have Affected their Area, Especially During the Epoch of
252
surtout l’idée de créations et d’extinctions uniques pour chaque espèce, à partir d’une
petite population561.
Cette représentation, sans doute inspirée des concepts malthusiens, attribue pour
la première fois un rôle causal majeur à la démographie dans l’évolution des êtres
vivants. La démographie est encore balbutiante à cette époque, même si, à la suite de
Malthus, Pierre-François Verhulst562 (1804-1849) développe en Belgique une approche
mathématique de la démographie, qui restera malheureusement méconnue jusqu’au
début du XXe siècle. Les concepts de Darwin demeurent donc tout à fait limités à ce
sujet mais son approche n’en est pas moins novatrice.
&&$
1
( B
Que l’extinction soit provoquée par l’homme ou par des agents naturels, les
processus doivent être similaires : diminution des effectifs de l’espèce d’abord, puis
disparition totale. Le nombre d’individus d’une espèce décroît lorsque les conditions
d’existence se dégradent ; même des changements de faible ampleur peuvent par cette
voie conduire à l’extinction.
Ce sont la paléontologie et la géologie qui ont permis à Darwin d’expliciter un
mécanisme lent et graduel par lequel les espèces sont menées à l’extinction : « La
géologie nous enseigne que la rareté est le précurseur de l’extinction ».563 Et c’est
surtout au chapitre X de L’origine des espèces, « De la succession géologique des êtres
organisés », qu’il traite des questions liées à l’extinction et aux espèces éteintes.
En guise d’introduction, Darwin invite le lecteur à examiner si « les lois et les
faits relatifs à la succession géologique des êtres organisés s’accordent mieux avec la
théorie de l’immutabilité des espèces qu’avec celle de leur modification lente et
graduelle, par voie de descendance et de sélection naturelle »564. Il cherche à convaincre
le lecteur des puissantes potentialités explicatives de sa théorie en la comparant aux
théories fixistes et catastrophistes qui posaient des problèmes graves, voire
insurmontables, en paléontologie. Mais, comme le souligne Van Valen565, c’est bien en
the Northern Drift », Memoirs of the Geological Survey of Great Britain, 1, 1846, p. 336-432. Cité par
Browne, The Secular Ark, Yale University Press, 1983.
561 Browne, The Secular Ark, op. cit.
562 Verhulst, « Note sur la loi que la population suit dans son accroissement », Correspondances
mathématiques et physiques, Bruxelles, 1838.
563 Darwin, L’Origine des espèces, (On the Origin of Species by Means of Natural Selection - 1859),
Paris, Garnier-Flammarion, 1994, p. 159.
564 Ibid., p. 367.
565 Van Valen, « Concepts and the Nature of Selection by Extinction : is Generalization Possible ? » in
Glen (ed.), The mass extinction debate, op. cit.
253
observant les données géologiques et paléontologiques qu’il a lui-même recueillies et en
s’inspirant des travaux de Lyell, que Darwin a élaboré de façon inductive sa théorie de
la sélection naturelle. Darwin ne croyait pas à une « loi fixe de développement,
obligeant tout les habitants d’une zone à se modifier brusquement, simultanément, ou à
un égal degré »566. Au contraire, selon lui, les espèces évoluaient à des vitesses très
variables ce qui expliquait diverses anomalies apparentes des données paléontologiques
ou l’existence actuelle d’espèces « fossiles », comme un crocodile décrit par Falconer
dans des dépôts sous-himalayens datant du tertiaire. Certains des exemples les plus
frappants sont fournis par les découvertes de Darwin en Amérique du Sud car « si le
Megatherium, le Mylodon, le Macrauchenia et le Toxodon avaient été apportés de La
Plata en Europe sans aucune indication au sujet de leur position géologique, personne
n’eût soupçonné qu’ils eussent coexisté avec des coquillages vivant encore
aujourd’hui. »567. On doit observer, selon la théorie darwinienne, une marche
hétérogène des modifications entre les espèces, chacune évoluant pour des raisons
biologiques et physiques à son propre rythme. Cependant, si un grand nombre des
habitants d’une région quelconque s’est modifié, à cause des rapports mutuels entre les
êtres vivants et de la lutte pour l’existence, « toute forme qui ne se modifie pas et ne se
perfectionne pas dans une certaine mesure doit être exposée à la destruction. »568.
Néanmoins, ceci ne signifie pas qu’il n’y ait pas eu des changements simultanés
à l’échelle mondiale, comme en témoigne l’exemple des dépôts de craie, ce dont la
« théorie de l’évolution par sélection naturelle et descendance avec modification » (nom
que Darwin attribuait à sa théorie de l’évolution) peut tout à fait rendre compte. En
effet, les formes devenues courantes du fait de leur supériorité dans la lutte pour la vie
devaient connaître une expansion rapide (se mesurant néanmoins en siècle ou
millénaires) et supplanter toutes les anciennes avant d’être à leur tour remplacées par
des mieux adaptées. Mais comment une espèce peut-elle précisément provoquer
l’extinction d’une autre ? Y a-t-il des règles et des processus identifiables ? Darwin
fournit à ces questions des éléments très intéressants.
Il explique les extinctions uniquement par des facteurs biotiques, comme par
exemple la compétition entre individus, qu’il justifie par sa théorie de la sélection
naturelle. Il se démarque ainsi de tous ses prédécesseurs, de Buffon à Lyell, qui
invoquaient plutôt des facteurs d'
ordre physique. Il refuse aussi l’hypothèse selon
566 Darwin, L’Origine…, op. cit., p. 369.
567 Ibid., p. 378.
568 Ibid., p. 370.
254
laquelle les espèces auraient une durée de vie limitée comme celle des individus569 –
vraisemblablement proposée par le naturaliste italien Brocchi, idée que Darwin avait
acceptée dans sa jeunesse570 – et cherche à expliquer l’hétérogénéité des durées
d’existence des espèces de façon rationnelle. Les espèces peuvent soit évoluer vers une
autre forme et donc s’éteindre au sens de Lamarck (pseudo-extinction) - pour cela, la
sélection naturelle aura accompli son œuvre au sein même de l’espèce en éliminant les
individus ou les variétés non adaptées – soit s’éteindre totalement à cause de la
compétition entre espèces. Dans le premier cas, la compétition entre formes semblables
étant la plus sévère, « les descendants modifiés et perfectionnés d’une espèce causent
généralement l’extermination de la souche mère ; et si plusieurs formes nouvelles,
provenant d’une même espèce, réussissent à se développer, ce sont les formes les plus
voisines de cette espèce, c’est-à-dire les espèces du même genre, qui se trouvent être les
plus exposées à la destruction »571. Pour ce qui est du deuxième cas, Darwin est plus
pragmatique dans ses conclusions. Entre deux espèces de groupes différents, il se pose
la question de savoir si c’est l’espèce la plus récente qui est nécessairement supérieure à
l’ancienne. Moyennant une certaine prudence concernant le terme « supérieur », il
suggère que, selon sa théorie, une espèce plus récente a « certains avantages dans la
lutte pour la vie sur d’autres formes qui l’ont précédée »572. Il pense que la faune et la
flore actuelles sont supérieures à celles de l’éocène et s’appuie sur l’exemple des faunes
de la Grande-Bretagne et de la Nouvelle-Zélande. Les espèces européennes introduites
sur l’île néo-zélandaise se sont emparées des positions tenues par les espèces indigènes,
puis ont proliféré et ont enfin exterminé ces dernières. Par conséquent, Darwin
considère les formes européennes comme supérieures mais constate l’impuissance de la
science de son temps à faire la moindre prédiction sur l’extinction de telle espèce plutôt
que de telle autre.
Il s’est aussi beaucoup intéressé aux affinités entre espèces éteintes et espèces
actuelles ainsi qu’à la succession des mêmes types dans la même région, car il s’agissait
d’arguments puissants en faveur de l’évolution. Une faune d’une région est ainsi liée à
la précédente par « descendance avec modification » et, sauf en cas de migrations
importantes, lui ressemble plus qu’à toute autre faune d’une autre région. Darwin se
gardait aussi d’être trop simpliste dans ses analyses ; par exemple, les édentés actuels
569 Ibid., p. 373.
570 Brocchi, Conchiliologica…, op. cit.
571 Darwin, L’Origine…, op. cit., p. 376.
255
d’Amérique du Sud, tels que tatous et fourmiliers, ne pouvaient être les descendants des
gigantesques glyptodontes. Il fallait chercher les ancêtres communs à tous ces animaux
parmi les espèces plus anciennes et plus petites, intermédiaires dans leurs caractères
entre les espèces considérées ; de façon indéniable, les phénomènes d’extinction avaient
joué un rôle considérable dans la formation des faunes actuelles573.
&&, %
!
B
Darwin, semble-t-il, n’émet à aucun moment l’hypothèse que deux espèces
puissent coexister dans les mêmes conditions sans que cela ne conduise à l’extinction de
l’une des deux. Par contre, il a tenté d’expliquer la longévité exceptionnelle de certaines
espèces par leurs adaptations à des conditions différentes ou par leur isolement. Mais,
pour Darwin, l’extinction est de toute façon « presque inévitable », car tôt ou tard,
l’ensemble des faunes et des flores évoluant, ce mouvement entraîne la disparition des
anciennes espèces. Qui plus est, Darwin a pleinement conscience du caractère absolu
des extinctions que sa théorie implique. Anticipant ce qu’on appelle aujourd’hui la loi
de Dollo, il conclut que « lorsqu’un groupe a complètement disparu, il ne reparaît
jamais, le lien de ses générations ayant été rompu. »574. De plus, il pense clairement que
même si une espèce habitait exactement la même place (on dirait niche aujourd’hui)
qu’une espèce éteinte, il s’agirait d’une espèce différente, car elle aurait forcément des
caractères ancestraux différents575. Cette conception de l’extinction comme définitive
est essentielle, car située aux fondements de la théorie darwinienne.
Tout d’abord, elle nous ramène à l’idée de mort individuelle que Darwin expose
métaphoriquement, et à laquelle il a réfléchi depuis longtemps :
« Je peux répéter ici ce que j’écrivais en 1845 : admettre que les espèces
deviennent généralement rares avant leur extinction, et ne pas s’étonner de leur rareté,
pour s’émerveiller ensuite de ce qu’elles disparaissent, c’est comme si l’on admettait
que la maladie est, chez l’individu, l’avant-coureur de la mort, que l’on voie la maladie
sans surprise, puis que l’on s’étonne et que l’on attribue la mort du malade à quelque
acte de violence »576.
Darwin cherche à rendre le phénomène d’extinction des espèces naturel et
commun comme le sont la maladie et la mort d’un homme ; cette comparaison est
572 Ibid., p. 392.
573 Buffetaut, Histoire..., op. cit.
574 Darwin, L’Origine…, op. cit., p. 399.
575 Stamos, « Was Darwin Really a Species Nominalist ? », Journal of the History of Biology, 29, 1996,
p. 127-144.
256
uniquement didactique et ne contient aucune connotation métaphysique ou religieuse,
Darwin se plaignant au contraire qu’« on a très gratuitement enveloppé de mystères
l’extinction des espèces »577.
Ensuite, elle s’oppose clairement à la théorie du retour cyclique des espèces
éteintes que Lyell avait élaborée afin de maintenir une certaine cohérence avec sa
conception fixiste de la vie ; enfin, la conception darwinienne de l’extinction comme
« mort » de l’espèce s’oppose clairement aux conceptions aristotélo-essentialistes, c’està-dire fixistes, de l’espèce issues des Grecs et des traditions théologiques. Si l’espèce est
définitivement mortelle, elle ne peut posséder une essence divine, donc parfaite. C’est
contre cette conception de la vie que Darwin a érigé toute sa théorie, pour démontrer
que les espèces évoluent par un processus de descendance avec modification. À
l’opposé de ses collègues fixistes, il a adopté une position que l’on qualifie de
« nominaliste », selon laquelle l’espèce est considérée comme une catégorie placée
arbitrairement par les hommes sur une échelle continue de différenciation biologique :
« Bref, nous aurons à traiter l’espèce de la même manière que les naturalistes
traitent actuellement les genres, c’est-à-dire comme de simples combinaisons
artificielles, inventées pour une plus grande commodité. Cette perspective n’est peutêtre pas consolante, mais nous serons au moins débarrassés des vaines recherches
auxquelles donnent lieu l’explication absolue, encore non trouvée et introuvable, du
terme espèce. »578.
Pourtant, si les espèces ne sont que de simples « combinaisons artificielles »,
comment peuvent-elles mourir ? Une classe logique, créée par l’homme, est
intemporelle d’un point de vue philosophique, et le fait qu’elle soit vide d’éléments
n’implique pas qu’elle n’existe plus. Les individus, au contraire, peuvent mourir et ce
qui n’était qu’une métaphore chez Darwin va devenir un débat important de la
philosophie de la biologie contemporaine : l’espèce peut-elle jouir de plein droit du
statut d’individu ?579
Pour le moment, il nous suffit de noter la contribution d’Edward Forbes à ce
débat. Dans un court article, ce collègue de Lyell se penche sur la question de la nature
des espèces et de la relation entre les individus, les espèces et la durée d’existence de
ces dernières. Forbes défend la notion de « vie des espèces » par laquelle il affirme que
576 Darwin, L’Origine…, op. cit., p. 375.
577 Ibid., p. 373.
578 Ibid., op. cit., p. 543-544.
579 Nous reviendrons sur ces questions dans la deuxième partie de cette thèse au niveau des enjeux
épistémologiques du concept d’extinction (Cf. Partie II, 13.3.).
257
« la durée des espèces doit être considérée comme seulement influencée, et non
déterminée, par les conditions physiques dans lesquelles elles sont placées »580. Les
espèces sont censées posséder comme les individus leur périodes d’origine, de
croissance, de maturité, de déclin et d’extinction selon des règles propres à leur vitalité.
Forbes compare cependant l’extinction d’une espèce seulement à la mort accidentelle
d’un individu, ayant remarqué que dans les couches géologiques, la disparition d’une
espèce s’accompagnait toujours d’un changement physique sans lequel, laisse-t-il
entrevoir, l’espèce serait potentiellement immortelle. D’un point de vue plus
ontologique, Forbes décrit l’espèce comme une « réalité relative » alors qu’il définit
l’individu comme une « réalité positive » et le genre comme une « abstraction ». Avant
Darwin, et contrairement à Lyell, Forbes opine fermement à l’idée que les espèces, une
fois disparues, ne puissent jamais réapparaître et fonde cette affirmation sur l’argument
suivant « [L’espèce] est comme l’individu, dans la mesure où sa relation au temps est
unique : une fois détruite, elle ne réapparaît pas. »581. Si comme on peut le supposer,
Forbes a influencé Darwin, il n’a cependant pas réussi à lui faire admettre ce statut
ontologique hybride entre réalité et abstraction, proche finalement de la position
contemporaine dominante sur l’espèce, l’espèce comme individu.
Comme le note Mayr582, c’est en réalité un mode de pensée « populationnel » de
la biologie qui émerge avec Darwin, par rapport à la vision classique à l’époque, qu’il
qualifie de « typologique », c’est-à-dire basée sur des dogmes essentialistes et fixistes.
L’espèce n’est plus caractérisée par une essence parfaite et divine, les imperfections des
individus qui la composent n’étant à relier qu’à leur modeste condition terrestre ; au
contraire, c’est bien la diversité des individus uniques constituant l’espèce qui forme
son identité.
Nous avons jusque-là discuté de l’extinction dans l’œuvre de Darwin à travers la
vision qu’il en donne dans le chapitre X de L’origine des espèces, où il traite de la
succession géologique des êtres organisés. Cependant, il convient de souligner que
Darwin aborde le problème deux fois, la première se situant au chapitre IV consacré à la
sélection naturelle. Il reprend à ce niveau les éléments importants sur l’extinction tirés
de la discussion des données paléontologiques et géologiques du chapitre X.
L’originalité de cette petite sous-partie est le rapprochement qu’il effectue entre
580 Forbes, « On the Supposed Analogy Between the Life of an Individual and the Duration of a
Species », Edinburgh New Philosophical Journal, Vol. 53, 1852, p. 131.
581 Ibid., p. 133.
258
extinction d’espèces et disparition de races domestiques. Tout comme il compare les
effets de la sélection artificielle, exercée par les hommes sur les races domestiques afin
de les améliorer, aux effets de la sélection naturelle, il met en parallèle l’extinction
provoquée par l’homme pour les besoins de la domesticité et l’extinction naturelle :
« L’histoire nous apprend que, dans le Yorkshire, les anciens bestiaux noirs ont
été remplacés par les bestiaux à longues cornes, et que ces derniers ont disparu devant
les bestiaux à courtes cornes […], comme s’ils avaient été emportés par la peste »583.
Selon sa théorie, si des races disparaissent à cause de la sélection artificielle sous
nos yeux et avec une rapidité fulgurante, alors rien ne s’oppose à ce qu’il en soit de
même dans la nature, sans le concours de l’homme. Darwin reprend en fait l’idée de
Lucrèce, mais l’expose de manière différente. Autant Lucrèce considère que la lutte
pour l’existence est seulement la règle chez les animaux sauvages et que la domesticité
peut les y soustraire, autant Darwin pense que cette lutte est générale, prenant soit la
forme de la sélection artificielle, soit celle de la sélection naturelle, et qu’elle mène
invariablement à l’extinction des moins adaptés dans les deux cas.
Avec Darwin, l’extinction des espèces quitte la sphère des temps géologiques et
des espèces fossiles pour entrer de plain-pied dans le fonctionnement actuel et ordinaire
de la nature. Mis à part l’effet des potentialités destructrices de l’homme qu’ont
souligné Palissy, Buffon, Cabanis, Lamarck et quelques autres, avant Darwin personne
(excepté Lyell) n’avait énoncé sérieusement une théorie qui puisse rendre compte de
l’extinction des espèces actuelles. Les raisons de cette situation tiennent, on l’a déjà vu,
aux conceptions fixistes, essentialistes, créationnistes ou encore catastrophistes de la
nature, toutes plus ou moins liées à des dogmes religieux, qui guidaient la pensée des
prédécesseurs de Darwin.
La théorie darwinienne de l’évolution constitue une nouvelle façon d’expliquer
les différentes capacités de reproduction des espèces en terme d’impératifs de survie,
plutôt que de nécessité physiologique ou de « bienfaisant dessein », comme dans la
vision linnéenne de la nature. Pourtant, Darwin continue de se référer au terme
d’« économie de la nature » dans l’origine des espèces et, finalement, reste très attaché
au concept d’équilibre qui le sous-tend. L’extinction est en ce sens le contrepoint
indispensable au phénomène de spéciation. Mais comme le souligne Mayr584, entre les
deux, c’est de façon surprenante, le phénomène d’extinction qui apparaît le mieux
582 Mayr, Qu’est-ce que la biologie ?, Paris, Fayard, 1998.
583 Darwin, L’Origine…, op. cit., p. 160.
584 Mayr, Growth of Biological Thought, Cambridge (Ma), Harvard university press, 1982, p. 410-417.
259
expliqué par Darwin et qui fournit le plus de faits et d’exemples concrets à mettre au
crédit de sa théorie. En effet, Darwin n’avait que de vagues idées des mécanismes de
spéciation, alors que ceux de l’extinction, comme nous l’avons vu, sont largement
documentés et analysés.
&&7
L’émergence du concept d’extinction des espèces est très directement liée à
l’étude des fossiles et à la création de la paléontologie. Les travaux de Hooke, de Buffon
et la démonstration établie par Cuvier en témoignent largement. Ceci a sans doute été
d’une grande importance dans la remise en cause des modèles fixistes linnéens et
théologiques de la nature ; les naturalistes ont en effet pu scruter et interroger l’ordre de
la nature avec tout le recul que leur fournissait l’histoire de la vie, et émettre des doutes
sur les récits théologiques, même s’ils n’ont pas extrapolé leurs découvertes sur les
temps géologiques au niveau du monde moderne. Tout comme l’évolution, l’émergence
de l’évolutionnisme a été un processus lent et graduel !
Une fois débarrassés de certaines contraintes idéologiques, ils ont pu alors se
rendre compte que la variation, et non la fixité du type, était la règle au niveau des
espèces et que la vie n’était peut-être plus aussi sacrée qu’on l’avait cru. N’est-ce pas à
cette époque que Bichat (1771-1802) définit le concept de vie de façon négative,
comme « l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort » ? La pensée de Darwin peut
finalement se concevoir comme la transposition de cette sentence sur la vie individuelle
à la vie des espèces : les espèces vivantes sont tout simplement celles qui ont résisté à
l’extinction !
Nous avons jusque-là surtout étudié la transformation au cours du XIXe siècle de
l’hypothèse des extinctions en un fait avéré, observable et explicable scientifiquement.
En dépassant le cadre scientifique, il nous faut maintenant explorer la place de cette idée
par rapport aux mouvements philosophiques et sociaux importants qui façonnèrent la
nature en ce siècle d’industrialisation galopante.
)0
,
Nous avons commencé ce chapitre par Kant, en analysant une partie de la
Critique de la faculté de juger et en concluant que nous pouvions y voir la légitimation
260
de la domination humaine sur la nature, le règne de l’esprit et du raisonnement
téléologique sur la vie ; en bref une justification totale de l’anthropocentrisme moderne.
Paradoxalement, une interprétation de la première partie de la troisième critique fait de
Kant l’un des précurseurs ou des annonciateurs du mouvement romantique. Sans nous
étendre sur le sujet, nous rappellerons une fois de plus l’influence accordée au
mouvement romantique et à la Naturphilosophie allemande sur l’émergence d’une
sensibilité écologique et d’un souci aussi bien moral qu’esthétique de la nature585. Kant,
donc, en maintenant explicitement dans sa troisième critique l’autonomie des jugements
esthétiques, sembla suggérer l’existence d’un troisième royaume, indépendant de la
nature et de la morale. Selon l’interprétation que retient Oelschlaeger, « la troisième
Critique serait la légitimation d’une nature poétique, tout comme la première critique
était la justification d’une nature scientifique. »586. Quoi qu’il en soit, il est certain que
Kant a eu une influence considérable sur les transendantalistes américains à travers
l’œuvre d’Emerson et sur les romantiques anglais, comme Shelley ou Coleridge, ce
dernier ayant lui-même introduit Kant en Angleterre587. Ces derniers n’étaient pas
vraiment des épigones de la Naturphilosophie allemande, mais, comme le démontre
Pascal Acot, il est certain qu’une sensibilité commune baignait une partie de l’œuvre de
tous ces auteurs du XIXe siècle.
Par ailleurs, dans la lignée de Herder, Goethe, Schelling et du mouvement
« Sturm und Drang », ce sont les scientifiques qui sont aussi influencés par la force de
ce mouvement d’exaltation de l’âme esthétique et de la recherche d’absolu et d’unité
entre l’esprit humain et la nature ; le premier de tous ces savants est certainement le
géographe Alexandre Von Humboldt, grand aventurier et fondateur de la biogéographie.
Goethe lui-même, reprend le thème commun aux romantiques de l’unité transcendante
de l’âme du monde.
Le romantisme ne s’est pourtant pas traduit par un souci direct et massif pour la
protection et la conservation de la nature. Le sublime était au goût du jour certes, mais
les romantiques étaient finalement trop occupés à sonder les tourments les plus profonds
de leur âme pour se soucier réellement de l’état de la nature, bien que l’on doive par
exemple à Lamartine des remarques très justes sur les menaces qui pèsent sur les forêts
du Nouveau Monde.
585 Cf. Acot, « Du mouvement romantique à Aldo Leopold : quelques racines non religieuses de
l’éthique environnementale » in Fagot-Largeault et Acot (eds.), L’Éthique environnementale, op. cit.
586 Oelschlaeger, The idea..., op. cit., p. 115.
587 Ibid., p. 116.
261
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Cependant la sensibilité romantique, par ailleurs liée à l’augmentation du
nombre de naturalistes amateurs et professionnels, a débouché selon Eugène Hargrove
aux premières préoccupations pour la conservation de la faune sauvage en Amérique du
Nord. Dès le début du XIXe siècle, celui-ci relève en effet dans les récits des naturalistes
qui accompagnent souvent les trappeurs pour les besoins de leur travail, des réactions de
plus en plus vives à la mort inutile d’animaux sauvages. John Bradbury, un membre
correspondant de la société philosophique de Liverpool ayant effectué aux alentours de
1810 un voyage dans l’intérieur des États-Unis fut l’un des premiers à désapprouver
ouvertement le comportement des trappeurs qu’il côtoie dans l’extrait suivant, issu de
son carnet de voyage :
« Peu après nous être mis en route, nous vîmes un grand nombre de bisons sur
les deux côtés de la rivières, que plusieurs troupeaux traversaient à la nage. En dépit des
efforts produits par ces pauvres bêtes, la rapidité du courant précipita nombre d’entre
eux à quelques mètres de notre embarcation, et trois furent tués. Nous aurions pu en
obtenir beaucoup plus, mais pour une fois, nous ne les tuèrent pas juste parce qu’il était
en notre pouvoir de le faire »588.
Dans la suite de ses carnets, Bradbury réitère avec plus de désapprobation encore
son aversion pour les massacres inutiles, sans raison (wanton). De nombreux autres
naturalistes Nord-Américains vont par la suite exprimer la même révolte face à la mort
inutile de majestueuses bêtes sauvages, mais aussi face à la mort en apparence plus
insignifiante, des petits passereaux. Edwin James, lors d’une expédition dans les
Montagnes Rocheuses en 1820 appelle même de ses vœux l’institution d’une loi pour
préserver
le
gibier
et
contrôler
effectivement
l’activité
des
chasseurs589.
Émotionnellement bouleversé par le massacre inutile des bêtes sauvages et
particulièrement des bisons, de nombreux naturalistes Nord-Américains initièrent dans
la première moitié du XIXe siècle un mouvement de prise de conscience relatif à la
fragilité et à la grande valeur des immensités sauvages américaines et de la faune qui les
peuplait.
588 Bradbury, Travels in the Interior of America, Ann Arbor, University of Michigan microfilms, 1966,
p. 108. Cité par Hargrove, Foundations…, op. cit., p. 112.
589 Cf. Hargrove, op. cit., p. 113.
262
Il ne faut cependant pas se méprendre sur le sens et l’ampleur de ce mouvement.
Rappelons qu’un naturaliste et artiste aussi connu et respecté qu’Audubon n’avait de
comparable à son talent d’artiste que la facilité avec laquelle il appuyait sur la gâchette,
sans le moindre remord. Par ailleurs, ce serait un total contre-sens que de voir dans
l’esquisse de ce mouvement conservationniste l’influence d’une sensibilité morale
soucieuse de minimiser la douleur des animaux. La sensiblerie bourgeoise et urbaine qui
envahit au XIXe siècle les villes anglaises par exemple590, est complètement étrangère à
ces hommes pour qui la souffrance et la cruauté font partie intégrante de la nature
sauvage. Hargrove cite ainsi l’exemple d’un naturaliste, Georges Catlin, lequel décrit la
puissante expérience esthétique qu’il a ressenti à assister à l’agonie d’un bison qu’il
avait lui-même blessé. L’aspect sadique de son geste n’apparaît même pas à Catlin qui
se réjouit par ailleurs que le bison ne soit pas mort sans raison (wantonly), puisque cette
mort lui a fourni une scène sauvage mémorable.
Sans doute y a-t-il une part de préoccupation utilitaire dans la réaction à la mort
inutile d’animaux. Le gaspillage apparaît instinctivement comme une action contre
nature, dans la mesure où celle-ci est le plus souvent économe dans son fonctionnement
et dans ses ressources. De plus, les hordes de bisons et de castors déclinantes, ce sont les
ressources des trappeurs et donc la subsistance de nombreuses familles qui sont
menacées ; enfin, c’est la matière première des investigations naturalistes et donc
l’activité même de nombreux savants passionnés qui est remise en cause.
Cependant, les raisons utilitaires ou instrumentales pour préserver la nature
étaient bien plus anciennes et les explications de l’origine de ces cris d’alarmes des
naturalistes et leur réceptivité dans le public, dans la mesure où ceux-ci provoquèrent un
changement majeur d’attitude, surtout en Amérique du Nord, sont à rechercher dans le
domaine des valeurs esthétiques. Hargrove montre ainsi que les raisons esthétiques de
préserver la nature se sont répandues pendant tout le début du XIXe siècle avec la mode
pour le pittoresque et le sublime. « Les gens commencèrent à être impressionnés par
l’immensité, le gigantisme, le chaos et la disharmonie. »591. Cette mode conduisit en
Amérique du Nord à la création de parcs naturels dès les années 1860, avant tout pour
préserver les éléments esthétiques hors du commun : formations géologiques, rivières,
forêts, paysages, etc. Notons qu’une tendance similaire existait en France. Le
mouvement de préservation des paysages et des monuments naturels, influencé par la
littérature romantique des Bernardin de Saint-Pierre, Hugo, Lamartine, Michelet,
590 Cf. Thomas, Dans le jardin de la nature, op. cit.
591 Hargrove, Foundations…, op. cit., p. 87.
263
Montalembert aboutit par exemple en 1861 à la mise en réserve d’une partie (une « série
artistique ») de la forêt de Fontainebleau.
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Le cas de la faune sauvage et des espèces est quelque peu différent. On note bien
dès 1829 l’existence d’une loi qui limite les pêches fluviales et maritimes du saumon
(alors que Palissy craignait pour sa disparition dès 1563…), mais aucune loi plus
étendue sur la préservation générale de la faune sauvage. Et pour cause : tout animal
considéré comme “nuisible” est impitoyablement chassé et détruit, à l’image du loup
qui a quasiment disparu des campagnes françaises à la fin du XIXe siècle. Cependant, le
fait que la notion d’animal “nuisible” soit mobile, en fonction des données scientifiques,
des représentations culturelles et des besoins économiques, autorisa les écologistes à
protester et à ouvrir des discussions sur le caractère nuisible de tel ou tel animal. Patrick
Matagne indique par exemple que l’ouvrage de l’Allemand Karl Vogt592 Leçons sur les
animaux utiles et nuisibles permit de réhabiliter tous les oiseaux insectivores. Quoi qu’il
en soit, les raisons utilitaires de la protection des espèces sont toujours celles qui
viennent le plus spontanément à l’esprit, depuis Palissy, jusqu’à nos jours. Il suffit de se
rappeler la remarque que fit John Stuart Mill à Auguste Comte lorsque ce dernier
proposait sereinement d’éradiquer les espèces non utiles.
Mais les valeurs instrumentales ne sont pas les seules à éveiller l’attention du
public cultivé quant aux risques potentiels des extinctions. Comme pour la nature en
général, la valeur esthétique des espèces est soulignée et défendue. Mais les modalités
sont différentes au point qu’elle peuvent même poser problème. Les espèces ne sont pas
défendues pour leur côté pittoresque ou sublime (quoique les représentations d’espèces
locales prennent place dans les représentations paysagères), mais pour la finesse de leur
beauté et le chatoiement des couleurs. Rappelons ici le lien intime qui relie science et
art ; à une époque où la photographie n’existe pas, tout bon naturaliste se doit de
pouvoir représenter le plus fidèlement possible les traits morphologiques et les
particularités d’une espèce, surtout lorsqu’il s’agit de voyages d’exploration qui ont
pour but de décrire des espèces inconnues ou difficilement observables. Tous les
naturalistes de l’époque reçoivent donc des leçons de dessin et d’art en général au cours
de leur formation professionnelle. Ils ont pu être ainsi sensibilisés aux influences
romantiques et à la « mode » esthétique de leur temps.
592 Vogt, Leçons sur les animaux utiles et nuisibles (Traduit de l’allemand), Paris, C. Reinwald, 1867.
Cité par Matagne, Comprendre l’écologie et son histoire, op. cit., p. 28.
264
Pourtant, comme le montre Patrick Matagne, les naturalistes amateurs en
particulier, n’hésitent pas à prélever au sein des populations naturelles de plantes ou
d’animaux au-delà du nécessaire et du raisonnable, grâce à une panoplie très étendue de
techniques et d’instruments593. Pour bon nombre d’entre eux, se constituer des
« tableaux de chasse » impressionnants sous couvert de scientificité est l’une des
finalités majeures de leur activité. Sans doute existait-il à ce propos une évaluation
inconsciente entre naturalistes : la valeur « scientifique » du travail d’un naturaliste et
les connaissances de terrain de ce dernier étant jugées à l’aune de ses techniques et ruses
pour prélever la plus grande quantité et diversité d’échantillons ; l’espèce rare étant
évidemment la plus prisée.
Mais, même au-delà du cercle restreint des férus de collecte de spécimens, les
naturalistes amateurs sans prétention autre qu’une observation curieuse et occasionnelle
des espèces provoquent de sérieux dégâts. Les ornithologistes de ce temps révolu ne se
promenaient pas binoculaire et manuel ornitho sous le bras pour faire de l’identification
in-situ ; ils préféraient tuer l’oiseau pour pouvoir l’examiner tranquillement de retour à
la maison594 !
Matagne relève pourtant vers la fin du siècle le discours (bien isolé) d’un
naturaliste engagé du Tarn défendant la tenue en France d’un congrès pour discuter de
la protection de certaines espèces de gibier avant qu’elles ne s’éteignent complètement
comme les grands oiseaux d’Océanie. Son style se veut volontairement alarmiste :
« Jusqu’ici toutes les fois que l’homme civilisé (?) a colonisé un pays
précédemment inhabité, ou livré à des peuplades sauvages, il s’est empressé de faire
disparaître tout ce qui tentait trop fortement ses appétits, ou qui gênait son œuvre
d’expansion. »595.
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!
D’où vient alors cette impression duale d’une valorisation de l’esthétique
naturelle des espèces et de la mise en avant de la préciosité de ce bien, sans un
mouvement franc de protection des espèces comme cela a pu être le cas pour les
paysages grandioses ou particulièrement célèbres ? Pour répondre à ce problème, il nous
faut revenir à l’étymologie du mot « esthétique » :
signifie en grec
593 Cf. Matagne, op. cit., p. 28-30.
594 Saikku, « The Extinction of the Carolina Parakeet », Environmental History Review, 14, Fall 1990, p.
10.
595 Monclar, « Conservation des espèces animales et végétales menacées par le développement de la
civilisation », Revue scientifique et littéraire du département du Tarn, 1888-1889, p. 8. Cité par
Matagne, Aux Origines de l'
écologie, Paris, Ed. du CTHS, 1999, p. 159.
265
« sensation » ; le terme « esthétique » fut créé en 1750 par Baumgarten pour désigner
une « gnoséologie inférieure », une théorie générale du sensible et par extension
l’analyse et la formation du goût artistique. Or, ces sensations qui reposent sur la
perception de propriétés secondaires au sens lockéen (couleurs, textures, formes,
odeurs, sons, etc.) sont les mêmes à cette époque-là qui déterminent les jugements de
goût et qui servent de discriminants pour identifier et classer les espèces596. L’esthétique
au sens large confirme donc le rapprochement entre activité naturaliste et activité
artistique.
Pourtant, alors que les éléments constitutifs de la beauté d’un paysage ou d’une
montagne sont en général uniques, chaque montagne étant particulière et facilement
identifiable en tant que telle, les caractères esthétiques d’une espèce se retrouvent
normalement exemplifiés en autant d’exemplaires que l’espèce comporte d’individus.
Phénoménologiquement, la perception de la beauté d’une montagne grandiose et la
perception de la beauté d’une espèce remarquable naissent de deux processus cognitifs
distincts. Pour l’espèce, l’appréhension directe des éléments esthétiquement marquants
n’est pas possible. Le naturaliste professionnel aussi bien que le touriste d’un zoo doit
passer par l’intermédiaire d’une sorte d’idée platonicienne ou d’idéal-type de l’espèce
pour en apprécier la beauté. En effet, ce ne sont pas les formes ou dimensions
particulières de tel ou tel animal ou plante qui doivent être appréciées, mais les éléments
de valeur générique qui ne peuvent être isolés et re-assemblés pour créer une sorte
« d’image de synthèse » de l’espèce qu’après la comparaison et l’évaluation d’une
pluralité d’individus.
L’appréciation esthétique d’une espèce s’accompagne donc nécessairement d’un
processus
d’abstraction
des
généralités,
d’oblitération
des
singularités,
de
désincarnation des individus. Le rapport entre espèce et individu se brouille au point
que la connaissance de la première passe parfois par la chasse et la mort des premiers. À
une époque où la dynamique des populations est inconnue, où l’écologie est à peine
balbutiante, et où les naturalistes ont pour l’écrasante majorité une conception fixiste et
idéaliste des espèces, l’individu n’apparaît que comme l’incarnation passagère de
l’essence transcendante de l’espèce à laquelle il appartient. Tuer l’individu pour en
admirer les caractères spécifiques revient finalement à rendre honneur à l’espèce, ce que
peu de naturalistes conçoivent alors comme contradictoire : le rapport entre vie de
l’espèce et vie de l’individu n’est guère facile à établir et à comprendre, ce qui conduit à
596 Hargrove, Foundations…, op. cit., p. 123.
266
une jouissance immédiate et égoïste des qualités d’une espèce, sans s’assurer par
ailleurs que la possibilité de ce plaisir soit préservée pour les hommes et les savants des
temps futurs. Par la collection des individus d’une espèce, par l’énumération de la
diversité de leurs formes, pigmentations, tailles, âges, sexes, etc., le naturaliste pense
pénétrer peu à peu l’essence de l’espèce, atteindre la quintessence, le type idéal caché
derrière la diversité du réel. La curiosité scientifique, volonté de connaissance et de
représentation impose ainsi sa propre logique face aux limites du vivant (préservation et
reproduction des espèces) et témoigne de fait de la perversité d’un désir pathologique de
connaissance, non tourné vers la compréhension et le respect du réel, mais vers un
objectif de connaissance idéale inaccessible.
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En regard des grandes idées qui façonnèrent l’opinion publique et qui
marquèrent les sensibilités de millions de naturalistes, artistes, voyageurs et autres
amoureux de la nature, les ouvrages de quelques grandes personnalités pointèrent plus
particulièrement certaines questions liées à l’extinction des espèces et aux problèmes
qui en découlaient.
Au Royaume-Uni, au début des années 1850, la très renommée British
Association for the Advancement of Science (BAAS) commande un rapport sur les
conséquences physiques et économiques de la déforestation au niveau des zones
tropicales. Quelques années plus tard la BAAS devient un lieu où est vigoureusement
défendue la théorie de la dessiccation du climat suite à la déforestation. Deux
scientifiques importants, Alfred Newton (à l’origine de la première législation
britannique sur la protection des oiseaux) et Alfred Russell Wallace y exposèrent leurs
programmes conservationnistes, et surtout insistèrent sur les liens entre déforestation,
dessiccation et extinctions597. Leurs idées témoignent d’une période fertile en
préoccupations environnementales, période qui recouvre globalement la décennie 1860
et que Richard Grove explique ainsi :
« La publication de L’origine des espèces de Charles Darwin en 1859 a fourni
les éléments propices à une décennie de crises religieuses et existentielles pendant
laquelle les présupposés anciens sur la naissance et la mort, le temps et la chronologie,
267
la religion et la génération, déjà très écornés, furent finalement détruits. Ces inquiétudes
étaient reflétées par, ou contribuèrent à une vague sans précédent de préoccupations
environnementales pendant toutes les années 1860. »598.
Outre les contributions des auteurs précédemment cités, il nous faut aussi
mentionner pour le monde anglo-saxon les ouvrages de Strickland, The Dodo and its
Kindred, de Hugh Cleghorn, Forests and gardens of South India et surtout celui de
Georges Perkins Marsh (1801-1882), Man and Nature sur lequel nous reviendrons599.
En France, nous assistons à deux entreprises majeures de publication concernant
la sensibilisation du public cultivé à la beauté et à la fragilité de la nature : Jules
Michelet (1798-1874) qui publie une série d’ouvrages populaires à la gloire de la
nature : L’Oiseau (1856), L’Insecte (1858), La Mer (1861) et enfin La Montagne
(1868), et Élisée Reclus (1830-1905), publiant le premier ouvrage de sa trilogie
géographique : La Terre (1868-69)600.
Malgré de nettes différences de sensibilités aux problèmes environnementaux et
au rôle de l’homme dans la nature, les auteurs de culture latine et catholique, comme les
français Michelet et Reclus et les auteurs de culture anglo-saxonne et protestante,
comme Marsh, Darwin ou Lyell n’ont cessé de s’influencer réciproquement, le
problème des extinctions ne dérogeant pas à la règle ; Michelet fut influencé par De
Candolle, Humboldt, Lyell ; il marqua le pensée de Marsh qui connaissait bien la
France ; enfin, ces deux derniers furent des sources importantes d’inspiration pour
Reclus.
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Commençons par Michelet. Après s’être remarié en 1850 à une jeune institutrice
suisse, Michelet abandonna pour un temps l’histoire et consacre tout son temps à
l’histoire naturelle et à la philosophie qui furent ses amours de jeunesse. Comme le
souligne Van der Elst dans sa thèse Michelet naturaliste, le grand historien souhaitait
populariser ses idées d’inspiration romantique et arcadienne sur la nature. Le souffle
panthéiste qui inonde ses écrits permet de résumer la thèse de Michelet à la sentence
suivante : « la nature organise toute vie avec un maximum de tendresse, d'
innocence et
597 Grove, Ecology, Climate and Empire : Colonialism and Global Environmental History 1400-1940,
Cambridge, White Horse Press, 1997, p. 16-18.
598 Ibid., p. 19.
599 Cleghorn, The Forests and Gardens of South India, London, W. H. Allen & Co.,1861. Marsh, Man
and Nature : or Physical Geography as Transformed by Human Action, New York, Charles Scribner,
1864.
268
de pureté. »601. En revanche, bien qu’il ait lu des extraits de nombreux grands savants de
son siècle, la justesse et la précision scientifique passent dans ses ouvrages par perte et
profit.
Mais qu’importe, ici seules comptent les idées qu’a défendues Michelet et leur
diffusion massive auprès du public. C’est ainsi que dans le chapitre V de La Mer,
Michelet décrit avec force détails sanguinolents et emphase tragique le massacre des
nombreuses espèces innocentes peuplant les océans et leurs rivages ; il compare le sort
des espèces sauvages à celui des races ou tribus humaines exterminées et esclavagisées
par les Occidentaux : « On peut juger que si l’homme a ainsi traité l’homme, il n’a pas
été plus clément, ni meilleur pour les animaux. Des espèces les plus douces, il a fait
d’horribles carnages, les a ensauvagées et barbarisées pour toujours. »602. Lorsque
Michelet parle d’homme, il parle évidemment des peuples occidentaux, conquérants et
destructeurs, et non des peuples sauvages. Il décrit le massacre barbare des animaux
marins et en particulier des « inoffensives baleines » en jouant habilement sur les deux
tableaux classiques de la cruauté et de la douleur inutile d’une part, et d’autre part, sur
les risques écologiques et risques d’extinction qu’engendrent une chasse sans réserves :
« On tuait en un jour des quinze ou vingt baleines et quinze cents éléphants
marins ! C’est-à-dire qu’on tuait pour tuer. […] On voulait le plaisir des tyrans, des
bourreaux, frapper, servir, jouir de sa force et de sa fureur, savourer la douleur, la mort.
Souvent, on s’amusait à martyriser, désespérer, faire mourir lentement, des animaux
trop lourds, ou trop doux pour se revancher. ». La conclusion de ce moraliste
républicain s’impose d’elle-même : « ces carnages sont une école détestable de férocité
qui déprave indignement l’homme. »603.
Mais un peu plus loin, le ton devient nettement plus écologique. Sans qu’il en
possède la moindre connaissance claire et scientifique, comme tous les hommes de son
époque, Michelet sent néanmoins que les espèces sont liées entre elles par des relations
obscures, organiques, ordonnées qu’il est imprudent de déranger :
« La mer, qui commença la vie sur ce globe, en serait encore la bienfaisante
nourrice, si l’homme savait seulement respecter l’ordre qui règne et s’abstenait de le
troubler. […] La destruction de telle espèce peut être une atteinte fâcheuse à l’ordre, à
l’harmonie du tout. Qu’il prélève une moisson raisonnable sur celles qui pullulent
surabondamment, à la bonne heure ; qu’il vive sur des individus, mais qu’il conserve les
600 Reclus, La Terre, description des phénomènes de la vie du globe, Paris, Hachette, 1868-69.
601 Van der Elst, Michelet Naturaliste, [s.n.], 1914, p. 104.
602 Michelet, La Mer, Paris, Hachette, 1861, p. 177.
269
espèces ; dans chacune il doit respecter le rôle que toutes elles jouent, de fonctionnaires
de la nature. ».
La rhétorique de l’ordre (« fonctionnaire », « ordre », « harmonie ») s’oppose
dans la vision rousseauiste de Michelet, à l’action de l’homme qui est l’intrus,
l’agitateur, la calamité dans ce monde tranquille des espèces ; il est celui qui fait
« défaillir » les espèces, être aux moeurs corrompues pour qui « chaque progrès dans
l’art, progrès de barbarie féroce, [est un] progrès dans l’extermination »604. La question
centrale de la démonstration de Michelet se résume à savoir comment rétablir l’ordre
dans les relations entre les hommes et les autres espèces.
Michelet plaide pour la mise en place d’un « droit de la mer » international, un
peu sur le modèle du droit de la chasse (qui n’existe pas à l’échelle internationale à son
époque, mais seulement au niveau national) :
« Il faut un code commun des nations, applicable à toutes les mers, un code qui
régularise, non seulement les rapports de l’homme à l’homme, mais ceux de l’homme
aux animaux […] Les petits, les femelles pleines, doivent être respectés, spécialement
dans les espèces qui ne sont pas surabondantes, spécialement chez les êtres supérieurs et
moins prolifiques, les cétacés, les amphibies »605.
Il précise même pour les baleines qui sont déjà gravement menacées
l’instauration d’un moratoire : « Pour les espèces précieuses qui sont près de disparaître,
surtout pour la baleine, l’animal le plus grand, la vie la plus riche de toute la création, il
faut la paix absolue pour un demi-siècle. Elle réparera ses désastres […] La paix pour la
baleine franche ; la paix pour le Dugong, le morse, le lamantin, ces précieuses espèces,
qui bientôt auraient disparu. Il leur faut une longue paix, comme celle qui très sagement
a été ordonnée en Suisse pour le Bouquetin, bel animal qu’on avait traqué, et presque
détruit ; on le croyait perdu même, et bientôt il a reparu. »606.
La comparaison de Michelet montre à quel point la prise de conscience de la
fragilité des espèces surexploitées est profonde. Lui, l’écrivain non spécialiste de ces
questions est capable d’énumérer avec préécision une bonne dizaine d’espèces
gravement menacées d’extinction. Par ailleurs, il ne prône pas une simple « paix »
passive avec ces espèces en danger, mais suggère des tactiques de conservation qui sont
confirmées par les connaissances actuelles en dynamique des populations : « la
meilleure manière de les multiplier, c’est de les épargner au moment où ils se
603 Ibid., p. 179.
604 Ibid., p. 183.
605 Ibid., p. 183-84
270
reproduisent. »607 (notons toutefois que ce conseil s’accompagne d’une envolée
mystique sur le droit de toute vie à pouvoir se dépasser en atteignant l’infini par la
reproduction…).
Quelles
que
soient
par
ailleurs
les
convictions
vitalistes
et
chrétiennes/panthéistes de Michelet pour s’engager dans ce combat pour la paix et
l’ordre entre les hommes et les animaux, elles confirment que dès le début des années
1860 en France, le grand public pouvait déjà avoir conscience du problème des espèces
en voie d’extinction, des raisons de le résoudre et des premières solutions à mettre en
œuvre.
Ce point est magnifiquement confirmé par quelques extraits du chef-d’œuvre de
Jules Verne Vingt mille lieues sous les mers, aux accents fort écologiques :
« l’acharnement barbare et inconsidéré des pêcheurs fera disparaître un jour la dernière
baleine de l’océan. »608. Mais aussi les phoques, les morses et les lamantins. Il n’est
donc plus possible d’affirmer que le grand public en ce milieu de XIXe siècle n’était pas
sensibilisé aux risques d’extinction.
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:
Aux États-Unis, c’est à l’écrivain polyglotte, businessman et homme politique
Georges Perkins Marsh (1801-1882) que revient l’honneur d’avoir écrit le premier livre
alarmiste sur l’état de l’environnement et les nuisances humaines. Si le livre de
Michelet évoque les désastres causés par les hommes sur les espèces sauvages et
envisage brièvement de ramener l’ordre et l’harmonie, il faut avant tout le l’interpréter
comme une ode à la nature et à la vie, une élégie à la mer. Bien au contraire, l’ouvrage
de Marsh traduit tout entier la préoccupation de son auteur face à l’influence en grande
partie nocive de l’homme sur la nature. Modification des cours d’eau, déforestation,
érosion, changements climatiques, épuisement des ressources naturelles font tous partie
des problèmes qu’il énumère au cours de son livre - et auxquels il propose également
des solutions. Bien évidemment, les extinctions d’espèces ne font pas défaut à cette
triste liste et c’est même avec systématicité qu’elles sont exposées.
Notons d’abord que Marsh préfère le substantif original et rare d’« extirpation »
à celui d’« extinction ». Cependant, il s’avère que ce terme est encore utilisé en anglais
jusque dans des articles scientifiques récents, et qu’il semble être un synonyme tout à
606 Ibid., p. 184-85.
607 Ibid.
608 Verne, Vingt mille lieues sous les mers, Paris, J. Hetzel, 1867, 2e partie, chap. XII.
271
fait interchangeable d’extinction. L’acception française d’« extirpation », au contraire,
ne semble pas recouvrir le sens d’extinction.
Marsh aborde ensuite les problèmes de destruction et d’extinction dans la plupart
des catégories du vivant tout au long du second chapitre de son livre : Extirpation of
vegetables (p. 64), quadrupeds (p. 76), birds (p. 82), fish (p. 99 et 105) (curieusement, il
classe les mammifères marins avec les poissons, ce qui indique la primauté donnée à
une classification écologique et non pas taxinomique). Les données dont il dispose sont
fragmentaires et relativement imprécises. Aucune information exceptionnelle ne surgit
de son exposé : en ce qui concerne les oiseaux, il indique qu’il a lu L’Oiseau de
Michelet et cite l’exemple devenu paradigmatique du dodo. Pour les mammifères
marins, il cite la disparition de la rhytine de Steller.
Marsh n’est pas un naturaliste et il ne faut pas chercher la valeur de son ouvrage
dans son érudition scientifique. Il ne s’agit pas non plus d’une jérémiade romantique sur
les malheurs de la nature, mais bien une diatribe contre les actions dévastatrices et
irresponsables des hommes ; voici la situation de la Terre telle qu’il la dépeint : celle-ci
« deviendrait rapidement une maison indigne pour ses plus nobles habitants […] Une
autre ère équivalente de crime et d’imprévoyance humaine […] la réduirait à de telles
conditions d’appauvrissement dans sa production, de dévastation de sa surface, d’excès
climatiques qu’elle menacerait de dépravation, de barbarie, et peut-être même
d’extinction l’espèce [humaine]. »609.
On le constate, ce n’est finalement pas la nature qui intéresse au premier chef
Marsh, mais bien l’avenir de l’espèce humaine. La démarche de Marsh reste tout à fait
anthropocentrique et il ne cesse en fin de compte, malgré l’accumulation de ses
dénonciations, de faire confiance à l’homme, à la science et au progrès pour résoudre
les problèmes environnementaux… Marsh est certain que l’homme peut contrôler son
environnement pour en tirer le meilleur, car l’environnement n’est qu’un objet, certes
précieux, mais un objet à la disposition et sous la domination de l’espèce qu’il qualifie
de « la plus noble ». La morale de Marsh, utilitariste au demeurant, a accompagné la
prise de conscience américaine de la fragilité de la nature et des espèces, qui se
concrétisait à la même époque par la création de Yellowstone, le premier parc naturel
nord-américain. Malheureusement, son livre ne fut jamais intégralement traduit en
français.
609 Marsh, Man…, op. cit., p. 43.
272
Il servit cependant de base de réflexion à des intellectuels français, au premier
rang desquels le géographe Élisée Reclus.
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$=
3
Ami de Kropotkine et de Bakounine, Élisée Reclus fut un géographe anarchiste
mal reconnu en France, dont on redécouvre aujourd’hui l’étendue et la profondeur de
l’œuvre. Il conciliait en effet pour la première fois géographie, données sociales et
données environnementales. En ce sens, il peut être considéré comme un initiateur de ce
qui aujourd’hui relève du domaine de l’écologie sociale. Nous ne pouvons ici passer en
revue toute l’étendue de l’œuvre de Reclus, qui commença en 1868 par un petit livre
fortement empreint de poésie naturaliste (Histoire d’un ruisseau), qui montrait déjà
l’intérêt que portait Reclus au monde naturel, au delà de son simple aspect
géographique et physique. Nous appuierons notre analyse de la place des extinctions
chez Reclus par une lecture de La Terre610, sa première grande synthèse géographique
datant des années 1868-1869.
Lorsque dans la dernière partie du tome II de La Terre, Reclus aborde la
question du rapport entre les sociétés humaines et la nature, il se distingue d’emblée du
rousseauisme diffusé par Michelet ; sa confiance va sans conteste dans le darwinisme,
ce dont témoigne cette remarque : « les premiers rapports de l’homme avec le monde
des animaux qui l’entouraient devaient être nécessairement ceux de la lutte et de la
destruction. »611. Pour Reclus, la grande bataille de la vie s’inaugurait par le massacre
et, heureusement pour les hommes, « ce sont les terribles bêtes fauves qui ont fini par
être tuées et dévorées. […] Des races entières ont disparu devant lui [l’homme]. »612. Au
début ne régnaient pas l’harmonie et l’amour entre les hommes et la nature, mais bien la
guerre pour la survie, barbare et sans merci ; guerre écologique, dont Reclus énumère
quelques victimes, espèces effacées par le succès écologique humain : le « Schelk »
d’Allemagne et le Grand Cerf d’Irlande (Megaloceros). Il cite ensuite pour les périodes
plus récentes les espèces qui deviennent maintenant familières dans ce genre de liste :
dodo, solitaire, lori de Rodrigues, moas (Cf. figure 3 ), rhytine de Steller, baleine de
Biscaye, etc. Il pense que pour la flore il en a été de même, et finit sur de sombres
prédictions : « De nos jours, le bison, le lion, le rhinocéros, l’éléphant reculent
incessamment devant l’homme, et tôt ou tard, ils disparaîtront à leur tour, ceux du
610 Reclus, La Terre, Paris, Hachette, 4e éd., 1881.
611 Ibid., Tome II, p. 737.
612 Ibid.
273
moins qui ne deviendrons pas des animaux domestiques. »613. Reclus a peut-être lu
Lucrèce et reprend-il son argumentaire ; dans ce cas, il n’innove guère, mais a au moins
l’honnêteté de mener à son extrême l’idée de domination humaine sur la nature, qui, un
peu comme chez Comte aussi, ne laisse que deux alternatives : soit la destruction, soit
l’intégration par la domestication.
Pour Reclus, à l’instar de Comte, la domestication, en favorisant le maintien et
l’accroissement des espèces témoigne d’un degré de civilisation supérieur. Or comment
juger le degré de civilisation (et de progrès) d’une société selon notre grand géographe ?
Non pas selon des critères économiques, moraux ou culturels, mais avant tout selon un
critère esthétique !
L’idéal humain est de tendre vers un embellissement toujours croissant du
monde. Ainsi, avant beaucoup d’autres, il défend la beauté et la diversité de la nature
pour le « sort des générations futures ». Corrélativement, il distingue les « bonnes » et
les « mauvaises » sociétés humaines selon qu’elles embellissent ou qu’elles enlaidissent
la Terre :
« Une harmonie secrète s’établit entre la terre et les peuples qu’elle nourrit, et
quand les sociétés imprudentes se permettent de porter la main sur ce qui fait la beauté
de leur domaine, elles finissent toujours par s’en repentir. Là où le sol s’est enlaidi, là
où toute poésie a disparu du paysage, les imaginations s'
éteignent, les esprits
s'
appauvrissent, la routine et la servilité s'
emparent des âmes et les disposent à la torpeur
et à la mort. »614.
Pour conclure son ouvrage, Reclus nous rappelle que « devenu la conscience de
la terre, l’homme assume par cela même une responsabilité dans l’harmonie et la beauté
de la nature environnante. »615. Et qu’il ne pourra remplir son devoir qu’en étendant le
règne de la connaissance et de la liberté. Pour notre part, nous ne manquerons pas de
remarquer l’emploi original que fait Reclus du critère esthétique. Alors que chez les
romantiques et les naturalistes tels que les décrit Hargrove, la beauté formelle est le
signe extérieur ou plutôt la voie d’accès à une réalité transcendante, celle des choses en
soi, des espèces comme essence, et du monde comme tout ou divinité englobante, chez
Reclus, le critère esthétique perd ses oripeaux théologiques et panthéistes pour n’être
plus qu’un signe terrestre, séculier, sorte de variable intégratrice de tous les autres
613 Ibid.
614 Ibid., p. 750.
615 Ibid., p. 754.
274
critères de jugement relatifs aux rapports d’une société avec son environnement et avec
sa propre marche vers le progrès.
Nous ne pouvons qu’être charmés par la subtilité de cette position
environnementale qui, en évitant le Charybde des excès que nous avons dénoncé d’une
appréhension purement esthétique de la conservation des espèces, ne succombe pas
moins au Scylla d’un utilitarisme par trop anthropocentrique et égoïste. En faisant de la
protection de la diversité des espèces, et de la beauté de la nature en général, un critère
de développement moral et humain, Reclus, nous semble-t-il, réconcilie homme et
nature au-delà des clivages récurrents entre homme sauvage/homme moderne, nature
sauvage/ nature domestiquée.
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Dès la fin des années 1860, tous les ingrédients d’une prise de conscience
massive des atteintes faites au milieu et aux espèces sont réunis. En quelques dizaines
d’années l’extinction est passée du statut d’hypothèse hardie à celui de phénomène
démontré et enfin de fait explicable scientifiquement par l’enchaînement de causes
soumises à des lois d’évolution biologiques et biogéographiques. Par ailleurs, les
savants relèvent de plus en plus d’espèces éteintes au cours de la période historique ou
proto-historique. Ces listes d’espèces éteintes sont largement diffusées au sein du public
cultivé... Peu à peu, on constate également que la valorisation esthétique des espèces est
supplantée par la vision écologique des espèces. Ce n’est plus une essence inacessible
que vont rechercher les scientifiques. Les espèces redescendent du ciel des idées sur la
terre cruelle où règne la loi de la survie du plus apte. Les espèces deviennent des
organismes variables, des populations fluctuantes soumises au hasard. Témoin des
résistances à cette vision trop incertaine du monde, le lamarckisme, qui en France
surtout ne cesse de se perpétuer, et son dernier avatar : la théorie de la dégénérescence
des espèces que nous présenterons bientôt.
Mayr616 affirme que l’émergence des idées évolutionnistes est due à deux
découvertes scientifiques : la révolution copernicienne en premier lieu, qui montra aux
hommes que les écritures saintes pouvaient se tromper, puis la découverte de la
longueur des temps géologiques et de l’existence d’espèces éteintes qui remettaient en
question le récit de la Création. Darwin a alors pu faire admettre dans la pensée
occidentale que l’homme était un animal comme les autres. Nous pensons qu’il est
275
désormais essentiel de souligner que Darwin a aussi montré que l’espèce humaine, si
elle n’est qu’une parmi les autres, pourrait aussi être vouée, comme les autres, à
l’extinction en vertu du principe d’évolution par sélection naturelle. Cet apprentissage
de la mort au niveau collectif pourrait être également un tournant important dans la
marche des idées et des représentations humaines ; d’autant plus que contrairement aux
récits eschatologiques et aux mythes, cette fois, ce ne serait pas un événement
surnaturel, mais bien les lois de la nature qui condamnerait l’homme, sans possibilité de
Rédemption !
L’étude des phénomènes d’extinction va dès lors pouvoir être réalisée dans le
monde contemporain, avec l’apparition de l’écologie et l’augmentation des dommages
humains sur la nature. On va ainsi passer de ce qui a été considéré jusque là comme un
concept à l’étude d’un phénomène bien réel. Nous allons d’abord retracer rapidement
les origines de la pensée écologique et délaisser désormais l’approche paléontologique
de l’extinction des formes vivantes, sauf lorsqu’elle nous éclairera particulièrement sur
les théories qui concernent aussi l’extinction des espèces récentes.
616 Mayr, Qu’est-ce que la biologie ?, op. cit.
276
277
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C’est à la fin du XIXe et au début du XXe siècle que l’écologie scientifique voit le
jour. Nous avons déjà relaté les efforts de nombreux naturalistes pour rationaliser les
rapports des êtres vivants entre eux suite à leurs observations. Mais Aristote, Linné,
Buffon, Lamarck, etc. ont tous tendance à interpréter les rapports entres les populations
et les organismes vivants de façon providentialiste, comme l’expression de la sagesse
infinie du Créateur : « le Créateur a disposé les plantes en un ordre très sage qui est, en
tout point, admirable. Mais lorsque je tourne mes yeux vers les animaux, ce n’est pas
sans étonnement que je contemple la sagesse souveraine qui brille également dans ce
règne. »617.
C’est à Darwin que revient le rôle d’avoir complètement bouleversé la vision du
monde héritée d’Aristote. Par son opposition à la théologie naturelle, il nie d’emblée
qu’un quelconque processus téléologique commande à la sélection naturelle. Le
principe de descendance avec modification par sélection naturelle ne fait intervenir que
des mécanismes reposant sur des causes matérielles et les effets du hasard. Cette
démarche permet de rendre compte des interactions entre les êtres vivants et les facteurs
biotiques et abiotiques de leur environnement en éliminant toute intervention divine.
La deuxième grande caractéristique de sa théorie est que l’évolution, comme
nous l’avons vu, fait intervenir la temporalité des processus biologiques. Darwin n’est
pourtant pas un précurseur en la matière. Alphonse de Candolle (1806-1893), considéré
comme l’un des pères de l’écologie, avait insisté en 1855 dans sa Géographie
botanique, sur l’importance des formations botaniques anciennes pour comprendre les
distributions floristiques actuelles. La végétation actuelle est, en effet, « […] la
continuation, au travers de nombreux changements géologiques, géographiques, et plus
récemment historiques, des végétations antérieures. La distribution des végétaux, à
617 Linné, L’Équilibre de la nature, Paris, Vrin, 1972.
278
notre époque, est donc intimement liée à l’histoire du règne végétal »618. Il introduit
donc explicitement le temps comme facteur explicatif, mais refuse cependant l’idée
d’évolution. La théorie darwinienne au contraire conjugue très bien changements
organiques, que ce soit au niveau de l’individu, de l’espèce ou des communautés
d’espèces, et évolution au cours du temps. Elle va ainsi permettre de renouveler les
problématiques anciennes de l’histoire naturelle, de la biogéographie, de la dynamique
des populations et de l’origine des espèces, bref, de l’économie de la nature.
Que l’origine se trouve directement chez Darwin, ou qu’il ait fallu attendre les
travaux ultérieurs de naturalistes s’inspirant de ses théories, l’émergence d’une
discipline propre à remplacer l’économie de la nature était inévitable. De plus, les
progrès de la physique (en particulier la thermodynamique) et surtout de la chimie, avec
Boussingault (1802-1887) et Liebig (1803-1873) permettaient de rendre compte des
relations entre le monde vivant et le monde minéral de façon beaucoup plus précise
qu’avant. La naissance officielle de l’écologie et du mot « Oekologie » revient au
biologiste allemand Ernst Haeckel en 1866 :
« Par oekologie, nous entendons la totalité de la science des relations de
l’organisme avec l’environnement, comprenant, au sens large, toutes les conditions
d’existence. »619.
D’autres définitions de Haeckel font aussi référence à l’ancienne l’économie de
la nature ou au darwinisme dont il était un fervent défenseur. Il écrit ainsi en 1870 : « en
un mot, l’oecologie est l’étude de ces interrelations complexes auxquelles Darwin se
réfère par l’expression de conditions de la lutte pour l’existence. »620
-
*
Que le darwinisme ait été décisif ou non dans la constitution historique de
l’écologie, il n’en reste pas moins que l’une des différences fondamentales qui existe
avec les conceptions finalistes et théologiques de Linné est l’adaptation, saisie comme
un processus par les écologues et non plus comme un donné621. L’influence du
transformisme, qu’il soit lamarckien ou darwinien, marque profondément les concepts
écologiques à travers le concept d’adaptation. En toute logique, le problème de la nonadaptation des plantes ou des animaux à leur milieu, qui mène à leur extinction selon la
618 De Candolle, Géographie botanique raisonnée, Paris, 1855, liv. IV, chap. XXVII.
619 Haeckel, Generelle Morphologie der Organismen, Berlin, 1866, vol II, p. 286.
620 Haeckel, « Über Entwickelungsgang und Aufgabe der Zoologie », Jenaishe Zeitschrift fûr
Naturwissenschaft, 1870, p. 353-370.
621 Acot, Histoire de l’écologie, Paris, PUF, 1994, chap.1, V.
279
théorie darwinienne, aurait dû aussi entrer de plein droit dans les préoccupations
écologistes. Or, il semble que ce n’ait pas été le cas et plusieurs raisons peuvent être
invoquées pour expliquer cette absence : d’abord, l’écologie tarde à s’affirmer comme
science à part entière, « consciente d’elle-même » pour reprendre un terme anglo-saxon.
Beaucoup des premiers écologistes sont en fait des botanistes et des zoologistes, dans
une moindre mesure, qui étudient des espèces largement répandues. Ils pratiquent alors
ce que l’on nomme « l’autoécologie », c’est-à-dire l’étude des relations entre l’individu
et son milieu. La disparition d’espèces au cours des successions végétales qu’étudie
Eugenius Warming (1841-1924) ne signifie en rien que celles-ci se soient éteintes de
façon absolue, car ces espèces se retrouvent au même stade de la succession à d’autres
places.
Par ailleurs, là où Darwin voyait à l’œuvre des facteurs biotiques dans
l’évolution d’une parcelle de lande, facteurs qui pouvaient expliquer les extinctions de
populations, Warming ne percevait que l’importance des facteurs climatiques et
édaphiques622. Warming était en effet lamarckien et croyait à la théorie de l’hérédité des
caractères acquis et à l’influence des facteurs physiques sur les habitudes des
organismes. Or, nous avons déjà souligné que le phénomènes d’extinction devient
presque superflu dans la théorie lamarckienne, les espèces ayant plutôt tendance à
s’adapter aux changements du milieu qu’à disparaître.
De plus, les études basées sur les facteurs physiques et chimiques s’intéressent
en priorité au rôle des êtres vivants « dans le tourbillon cosmique des atomes »623. Dans
une écologie dominée par une pensée systémique reposant sur des flux de matière et
d’énergie, peu de place est laissée à la diversité des organismes, considérés comme de
simples machines thermodynamiques, l’homme y compris.
Les formations végétales qui ont fait l’objet de nombreuses études écologiques à
la fin du XIXe et au début du XXe siècle sont en fait étudiées suivant une méthode
statique, surtout en Europe. Au contraire, les travaux de H. C. Cowles (1869-1939) ou
F. E. Clements (1874-1945) aux États-Unis représentent le développement d’une
écologie dynamique, centrée sur les successions végétales. Pourtant, les problèmes
d’extinctions d’espèces sont encore largement négligés. Cette orientation botanique
initiale de l’écologie a conduit à définir des termes comme « succession »,
« communauté » ou « climax » et a induit chez Clements une vision organiciste des
622 Deléage, Une Histoire de l’écologie, Paris, La Découverte, 1991.
623 Ibid., p. 293.
280
communautés végétales, en tant que systèmes écologiques structurés et relativement
doués d’autonomie : « Comme un organisme, la formation naît, croît, mûrit et meurt
[…] En outre, chaque formation climacique est capable de se perpétuer, en reproduisant
avec une fidélité absolue les étapes de son développement. ».624
Pour Clements, il s’agit surtout d’une analogie et les étapes de la succession
qu’il décrit en les comparant aux événements qui marquent la vie d’un individu ont
principalement une valeur heuristique. De plus, la mort d’une communauté ne signifie
en rien l’extinction des espèces qui la composent (puisque justement elle a pu « se
reproduire » avant de disparaître). Les communautés ont leur propre évolution qui
n’affecte pas forcément l’extinction des espèces625. La notion fondamentale qui soustend la pensée de Clements est celle de climax ou d’équilibre et non celle de
déséquilibre, donc de mort.
Pourtant, les progrès de l’industrialisation et la colonisation par l’homme
occidental de tous les continents et de tous les milieux ont amené des scientifiques, des
naturalistes et des philosophes à mettre en évidence la menace que représentait l’homme
pour la nature. Mais l’écologie, marquée par une forte influence botanique, liée à la
même époque à « l’éclipse du darwinisme » et à la prédominance du lamarckisme626 ne
se souciait guère des extinctions d’espèces, encore relativement rares.
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L’écologie ne se limite pas à cette approche que l’on a qualifiée d’écologie des
« communautés biotiques », puisqu’elle voit apparaître à partir des premières décennies
du XXe siècle une nouvelle branche, l’écologie des populations. Elle s’est développée
avec les travaux sur la croissance démographique des populations de Raymond Pearl
(1879-1940), Alfred Lotka (1880-1949) et Vito Volterra (1860-1940). Ceux-ci
s’appuyèrent sur des bases théoriques et expérimentales pour créer des modèles
démographiques où entrent en jeu les facteurs limitants du milieu, la compétition, la
prédation entre espèces, etc.
L’origine des études démographiques est très ancienne ; on retrouve chez des
auteurs comme Hérodote, Aristote, Machiavel, Hale ou Buffon des préoccupations
concernant la croissance des populations. Machiavel, en 1520, avait déjà remarqué
624 Clements, Plant Succession. An Analysis of the Development of Vegetation, Washington, Carnegie
Institution, 1916.
625 Cf. Van Valen, « Concepts and the Nature… », op. cit.
626 Bowler, The Eclipse of Darwinism : Anti-Darwinism Evolution Theories in the Decades Around
1900, Baltimore, Johns Hopkins Univ. Press, 1983.
281
l’augmentation des risques d’épidémie lorsque se produisait un accroissement de la
population au-dessus des moyens de subsistance. En 1590, Hale avait déjà établi que,
sans contraintes, une population augmentait géométriquement, et anticipait ainsi l’une
des propositions essentielles de Malthus627.
Mais ce n’est qu’à partir des travaux de Malthus qu’il est possible de parler
d’une biologie des populations dans la mesure où celui-ci s’intéresse aux relations
quantitatives entre les populations et leur environnement. Dans le cas de Malthus, il
s’agit du rapport entre les taux de croissance de la population humaine et ceux de ses
ressources alimentaires. Il faut ensuite attendre les travaux de Verhulst et Quetelet pour
que les premières formalisations mathématiques soient proposées. L’intérêt pour la
démographie humaine, dans les premières décennies du XIXe, amène Doubleday a
critiquer les théories de Malthus ; il énonce ainsi en 1840 :
« La grande loi générale qui, semble-t-il, régule réellement l’accroissement ou la
décroissance à la fois de la vie animale et végétale est que chaque fois qu’une espèce ou
un genre est en danger, un effort correspondant est invariablement fait par la nature pour
sa préservation et sa continuation, par une augmentation de la fécondité ou de la
fertilité. ».628
Doubleday défendait donc l’idée d’équilibre de la nature et s’inspirait surtout de
la population humaine et des rapports de taux de fécondité entre riches et pauvres. Farr
contribua aux études démographiques humaines en insistant plus sur l’importance de la
mortalité ; il trouva, par exemple, qu’il existait une relation positive entre la densité de
la population et l’augmentation de la mortalité.
Ces débuts prometteurs restèrent sans suite pendant plusieurs dizaines d’années,
laissant ainsi le champ libre aux idées malthusiennnes. De plus, avec l’influence du
darwinisme, l’intérêt des théoriciens s’était déplacé, à la fin du XIXe siècle, vers la
biométrie.
Bien que plus empiriques, on peut également citer les travaux fondamentaux de
Karl Möbius sur l’épuisement des bancs d’huîtres, qui le conduisent à énoncer en 1877
le concept de « biocénose », communauté d’êtres vivants de différentes espèces
mutuellement sélectionnées et limitées. Motivé par des raisons économiques entre
autres, il s’est intéressé aux facteurs écologiques et humains qui modifiaient
l’abondance des bancs d’huîtres au niveau de la côte charentaise en France. Il souligne
627 Allee et al., Principles…, op. cit.
628 Doubleday, The True Law of Population Shewn to Be Connected with the Food of the People,
London, Smith Elder, 1841, p. 6.
282
les effets négatifs de la surexploitation sur les effectifs, mais son étude est plus
qualitative que quantitative. L’extinction de l’espèce est prise en considération, mais ne
constitue qu’une modification de la biocénose, laquelle reste toujours une unité
fondamentale :
« Si, à tout moment, l’une des conditions extérieures nécessaire à la vie devait
dévier pour longtemps de sa moyenne ordinaire, la biocénose entière, ou la
communauté, serait transformée. Elle serait aussi transformée si le nombre des individus
d’une espèce particulière croissait ou diminuait de par l’intervention de l’homme, ou si
une espèce disparaissait complètement, ou si une nouvelle entrait dans la
communauté. »629
Dans une optique voisine, on peut également souligner les travaux d’un autre
naturaliste, Stephen Alfred Forbes (1844-1930) sur les « microcosmes » lacustres. Ces
études furent importantes par leur apport conceptuel et en particulier par la façon
d’envisager la vie d’une communauté d’êtres vivants comme autonome. Du point de
vue populationnel, le principe central qui gouverne ce microcosme est celui d’équilibre
et d’« homéostasie » écologique, reléguant de fait la notion d’extinction sur la touche.
Au début du siècle, sous la pression des nécessités économiques, les progrès en
parasitologie et en entomologie rendent indispensables une quantification précise des
ressources biologiques afin de lutter contre les fléaux qui frappent l’agriculture. Le
démographe Raymond Pearl retrouve ainsi au début des années 1920 la courbe de
croissance logistique de Verhulst, ou courbe « sigmoïde » dont l’équation est donnée cidessous :
dN/dt = rN[K – N)/K]
Dans cette équation, K représente la « capacité de charge » du milieu, c’est-àdire le nombre d’individus de l’espèce donnée à l’équilibre dans l’environnement
étudié ; r est le taux de croissance absolu de N, l’effectif de la population. Raymond
Pearl a, par ailleurs, grandement contribué aux progrès de la démographie humaine,
bien qu’il ait été parfois sévèrement décrié ; il a promu par ses initiatives de nombreuses
études en écologie expérimentale : Allee, Park, Gause et surtout Lotka lui doivent
beaucoup pour l’orientation de leurs travaux. Il n’est pas superflu de noter que le titre de
629 Möbius, Die Auster und die Austernwirtschaft, Berlin,1877, p. 22.
283
son ouvrage concernant la courbe logistique et la dynamique des populations se
nommait The biology of population growth630. Clairement Pearl se souciait avant tout de
la croissance des populations et non de leur décroissance et des conditions de leur
disparition.
Lotka, physicien à l’origine, reprend les travaux mathématiques de W. R.
Thompson (1887-1972) sur les relations hôte-parasite et propose en 1925 un système
d’équations différentielles pour décrire les fluctuations périodiques de deux espèces en
système proies-prédateurs631. Les équations obtenues permettent de formaliser les
observations expérimentales faites par le français Paul Marchal, professeur à l’Institut
National Agronomique, sur un système proie-prédateur présentant des variations sous
forme de courbes à grandes oscillations632.
Les travaux de Lotka furent associés par la suite à ceux du mathématicien Vito
Volterra et eurent alors un grand retentissement. Ces études formelles sur les relations
générales entre espèces (prédation, parasitisme, etc.) aboutirent aux équations de
« Lotka-Volterra » qui permettent de modéliser les interactions entre deux espèces et
plus.
En fonction des paramètres, ces équations décrivent des effectifs croissant et
décroissant de façon sinusoïdale, comme les courbes d’abondance de populations de
proies et de prédateurs, telles que le lynx et le lièvre, qui exercent l’une sur l’autre une
régulation réciproque : si le nombre de lièvres augmente, le nombre de lynx également
accentuant ainsi la pression de prédation, ce qui mène au déclin des lièvres entraînant
peu de temps après celui des lynx et ainsi de suite.
Les fluctuations s’effectuent entre des niveaux d’équilibre ce qui montre qu’une
diminution du nombre d’individus d’une population ne conduit pas nécessairement à
l’extinction de la population. Au contraire, des effectifs au plus bas annoncent une
phase d’accroissement prolongée de la population ; ces variations cycliques étant
naturelles, elles peuvent ainsi perdurer pendant un temps indéfini. Pourtant, un forçage
des facteurs de ces équations ou de légères modifications engendrées par des
surexploitations humaines par exemple, peuvent conduire les populations à l’extinction.
Mais là encore, il ne semble pas que la question des extinctions d’espèces ait été
importante dans la réflexion de ces auteurs.
630 Pearl, The Biology of Population Growth, New York, Alfred A. Knopf, 1925.
631 Lotka, Elements of Physical Biology, Baltimore, Williams & Wilkins, 1925.
284
Inspirés de raisonnements et de techniques mathématiques utilisés en
thermodynamique statistique, ces travaux se plaçaient dans le cadre d’une approche
énergétique et systémique des relations entre les êtres vivants. Leurs auteurs
témoignaient d’une grande confiance dans l’approche formelle et mathématique, seule
capable selon eux, de découvrir les lois et les rapports qui gouvernent le monde
biologique. Les développements ultérieurs de ces travaux allaient d’ailleurs être
essentiels pour la compréhension des dynamiques de populations et des phénomènes
d’extinction, mais leurs initiateurs n’avaient encore guère conscience de ce problème,
peut-être à cause d’une approche trop réductionniste.
Ainsi, malgré le succès scientifique que rencontrèrent ces théories, d’autres
critiques s’élevèrent chez les des biologistes. Un zoologiste comme Ernst Mayr critiqua
par exemple l’approche typologique de ces mathématiciens pour qui la population était
équivalente à un ensemble mathématique, les individus étant tous identiques. Lui, au
contraire, a défendu une approche populationnelle, où chaque individu est considéré
comme unique d’un point de vue génétique633. Aujourd’hui d’ailleurs, l’un des enjeux
majeurs de l’écologie est justement l’intégration de ces deux approches, génétique et
démographique, afin de modéliser au mieux le comportement des populations
naturelles. De ce point de vue, on assista à partir des années 1910-1920 à l’émergence et
à la structuration de deux disciplines à caractère statistique et mathématique prenant
toutes deux pour objet les populations : la génétique des populations d’une part et la
démographie ou dynamique des populations d’autre part. Pour des raisons historiques et
méthodologiques, ces deux disciplines restèrent largement ignorantes l’une de l’autre
jusqu’aux années 60 où elles se retrouvèrent engagées dans l’institution d’une discipline
englobante : « la biologie des populations »634.
Par rapport à la question des extinctions, la première limitation qu’impose
l’approche démographique est qu’elle ne traite que d’un seul type d’extinction : celle
que nous désignons justement par le terme d’« extinction démographique » ou
extinction finale. C’est évidemment celle qui est la plus préoccupante d’un point de vue
écologique, mais elle n’est pas la seule. Ce type d’approche est déjà beaucoup moins
bien armé pour aborder l’extinction par hybridation. Et il est vrai que les lacunes
632 Marchal, « L’équilibre numérique des espèces et ses relations avec les parasites chez les insectes »,
C.R. Soc. Biol., 1897, t XLIX, p. 128.
633 Mayr, Qu’est-ce que la biologie ?, op. cit.
634 Kingsland, Modeling Nature, Chicago, University of Chicago Press, 1985, p. 143-145.
285
initiales dans la prise en compte de l’hétérogénéité génétique n’ont pu que nuire à la
précision des résultats.
D’autres critiques mirent en doute la capacité de ces équations à modéliser
précisément les effectifs des « vraies » populations, car en biologie on ne se trouve
jamais dans des conditions ceteris paribus ! En effet, de nombreuses hypothèses, ne
serait ce que la fixité des constantes au cours du temps, peuvent paraître peu réalistes
pour un biologiste. C’est un écologue russe, Gause (1910-1986) qui s’illustra le plus
dans la vérification expérimentale des équations de Lotka-Volterra. En travaillant sur
des populations d’organismes unicellulaires, comme des paramécies ou des levures, il
montra que ses résultats ne concordaient pas avec les prévisions théoriques lorsqu’une
espèce se nourrissait d’une autre et critiqua les hypothèses de Volterra.
Ses travaux montrèrent également que deux espèces ne peuvent occuper
durablement la même niche écologique. Ce constat lui fit énoncer ce qu’on appelle « le
principe d’exclusion compétitive », dans lequel on retrouve, de manière théorisée, le
thème darwinien de « lutte pour la vie » et de compétition, avec les conséquences en
termes d’extinctions qu’il implique. Mais ce qui est vrai en laboratoire, dans des
conditions simplifiées, peut ne pas s’appliquer dans la nature.
Toute cette période qui, depuis Haeckel jusqu’à l’entre-deux-guerres, a vu la
constitution de l’écologie scientifique est surtout caractérisée par l’apparition de
concepts-clés tels que communauté, population ou climax. Les études à leur sujet sont
orientées vers la compréhension des conditions d’existence (c’est le travail des
écologistes naturalistes tels que Warming, Forbes et Möbius, etc.) et de l’évolution
démographique des objets qu’ils désignent (c’est l’activité des écologistes théoriciens
tels que Pearl, Lotka, Volterra, etc). Les phases d’accroissement et d’équilibre des
populations furent plus étudiées à cette époque que la phase de décroissance et
d’extinction. Ceci peut paraître légitime si l’on considère que cette phase était la
dernière sur l’échelle temporelle de déroulement des phénomènes et que, de plus, elle
impliquait la disparition de l’objet étudié, posant par le fait des problèmes
expérimentaux.
Mais il semble bien qu’il existe une sorte d’« obstacle épistémologique », de
flottement de la conscience lorsqu’il s’agit de percevoir l’intérêt et la manifestation des
extinctions. La phase d’accroissement des populations est sans conteste plus
intéressante d’un point de vue économique, car elle influe aussi bien sur l’augmentation
286
des ressources tirés de populations animales ou végétales que sur l’explosion
démographique de certains nuisibles. Peut-être à l’inverse, y a-t-il une certain mystère à
voir les populations, parfois pullulantes, disparaître en très peu de temps, sans que cela
semble vraiment compréhensible. Enfin, comme le signale Allee, une difficulté majeure
dans l’études des extinctions est qu’elles sont souvent reportées une fois l’événement
produit, si bien qu’il est difficile de disposer de données quantitatives qui décrivent
précisément le phénomène635.
Cette inégalité dans l’intérêt accordé à ces différentes « formes de croissance »
des populations est flagrant dans le manuel d’écologie animale publié en 1949 par W.
C. Allee, A. Emerson, O. & T. Park et K. P. Schmidt : Principles of Animal Ecology.
Au Chapitre 21, « The growth form of populations », les auteurs distinguent la phase de
croissance, d’équilibre et enfin de déclin de la population. Il est frappant de constater
que la partie consacrée à cette dernière phase est au moins trois fois plus courte que
chacune des deux précédentes.
Un autre exemple illustre cette situation, dans le manuel de référence publié en
1953 par Eugène Odum636, Fundamentals of ecology. En effet, on ne trouve même pas
le mot extinction dans l’index nominum du livre ; Odum parle seulement de
« population crash » et expose brièvement ce qu’il nomme « le principe Allee » dans
une sous-partie du livre.
-
,
%
Warder Clyde Allee (1885-1955) fut le maître de l’école de Chicago dans les
années 30 et 40, et par conséquent, de la pensée organiciste en écologie (« École de
Chicago » à ne pas confondre avec le groupe d’écologie « urbaine » de Chicago,
composée de sociologues et de géographes). Il naquit dans une famille Quaker et resta
tout au long de sa vie marqué par cette religion. Lors de sa formation, il fut élève de
Lotka, conduisit des études écologiques dans la jungle panaméenne et accéda à la
présidence de la société écologique d’Amérique en 1931.
Son objet principal d’investigation fut néanmoins, de 1920 jusqu’à sa mort
l’étude écologique des « agrégations animales », ou encore ce qu’on peut nommer la
635 Allee et al., Principles of Animal Ecology, op. cit., p. 328. (Ce livre est parfois désigné comme « the
great AEPPS », avec l’acronyme formé par les initiales du nom de ses auteurs)
636 Odum, Fundamentals of ecology, Philadelphia, Saunders, 1953.
287
physiologie « de masse »637 ou de groupe. La question centrale de ses recherches
consistait à savoir si les taux de survie les plus élevés se rencontraient chez les animaux
isolés ou en groupe, et Allee s’employa à montrer que les forces grégaires qui
poussaient à la coopération au sein des populations animales favorisaient clairement la
survie.
C’est dans ce cadre général de recherche, qu’il fut conduit à énoncer ce que l’on
a nommé à la suite de Odum « l’effet Allee ». Il s’agit d’un mécanisme qui permet
d’expliquer certaines disparitions soudaines d’espèces. Cet « effet Allee » constitue sans
doute la plus grande innovation de la première moitié du XXe siècle en matière d’étude
des extinctions. Non seulement pour ses implications théoriques et pratiques, mais aussi
pour le cadre épistémologique dans lequel elle prend place et l’interprétation qui peut en
être donnée.
Il était déjà bien établi que l’augmentation de la densité d’une population
provoquait la baisse de son taux d’accroissement, comme le montre la courbe
logistique. Inversement, une diminution de l’effectif entraînait souvent une baisse de
densité qui était alors favorable au taux d’accroissement. Ces mécanismes était l’indice
d’un « feedback » (boucle de rétroaction négative) entre la densité de la population et
son taux d’accroissement, qui rend par exemple possible l’existence de cycle de
croissance et de décroissance des populations autour d’une valeur moyenne, comme
sorte de processus homéostatique. De son côté, Allee montra qu’une faible densité de
population pouvait aussi être un facteur critique pour la survie de celle-ci (Cf. figure
11). À savoir qu’un déclin prononcé de la population ne s’accompagnait par forcément
d’une augmentation compensatrice des variables démographiques. Bien au contraire, il
pouvait se produire un « feedback » positif entre déclin de la population et capacité de la
population à se maintenir. Ainsi, chez les espèces grégaires ou chez celles qui
nécessitent la présence d’individus auxiliaires ou « helpers » autour des couples
reproducteurs (comme chez les loups), une trop faible densité diminue les valeurs de
survie ou de fécondité du groupe, entraînant à son tour une diminution du nombre
d’individus et de la densité. Il est alors très probable que cette spirale catastrophique
mène à une extinction rapide.
Vers le milieu du siècle, époque de la parution de Principles of Animal Ecology,
l’étude des extinctions d’espèces est encore limitée. Les auteurs évoquent certaines
637 Cf. Mitman, « From the Population to Society : The Cooperation Metaphors of W. C. Allee and A. E.
Emerson », Journal of the History of Biology, 21,n°2, 1988, p. 173-194.
288
extinctions reconnues et traitent en détail du cas de la « petite poule de bruyère » (Heath
hen) (Cf. figure 12), qui s’est éteinte au début des années vingt sur l’île de Martha’s
Vineyard. En se basant sur une étude de Gross638, Allee incrimine trois facteurs
hétérogènes dans l’origine de cette extinction : l’inadaptabilité de l’espèce, une trop
forte consanguinité, et enfin un excès de mâles dans la dernière période. En s’appuyant
cette fois sur les études de Gause639 concernant différentes espèces de paramécies, Allee
ajoute la compétition interspécifique comme une nouvelle cause possible d’extinction.
Ensuite Allee se penche sur la question des « population crashes » en soulignant
leur importance économique. Cependant, il affirme ailleurs que les extinctions
d’espèces et même de populations sont rares (ce qui justifie peut-être le faible
développement qu’il est fait des formes démographiques de « déclin et extinction »
comparativement aux autres formes de croissance) :
« Si l’on exclut les changements radicaux dans les ressources exploitables d’un
environnement ou quelque autre déséquilibre biotique du même ordre, une population
naturelle atteint rarement une densité assez faible pour être en danger d’extinction »640.
Cette position ne repose pas vraiment sur des données démographiques et est
loin d’être neutre idéologiquement. Il faut en effet replacer le groupe écologique de
l’université de Chicago à l’origine de ce manuel, dans son contexte. Dès les années 20,
ce groupe qui baigne dans l’organicisme défendu par ses initiateurs, Victor Shelford
(1877-1968) et Frederic Clements (1874-1945), se fixa, sous la férule d’Allee, l’objectif
d’appuyer l’éthique sur des bases scientifiques. Allee, était persuadé que l’ordre et le
fonctionnement de la communauté comptaient beaucoup plus que les intérêts
individuels en compétition tel que le laissait entendre la darwinisme classique et il
défendait totalement l’idée de sélection de groupe641. Tout à fait en accord avec une
conception organiciste et intégrée des communautés, les idées de « coopération » et de
« déplacement compétitif » remplaçaient celles de « lutte pour la vie » et d’« exclusion
compétitive »642.
638 Gross, « The Heath Hen », Mem. Boston Soc. Nat. Hist., 6, (4), 1928.
639 Gause, Nastukova et Alpatov, « The Influence of Biologically Conditioned Media on the Growth of a
Mixed Population of Paramecium caudatum and P. aurelia », J. Animal Ecology, 3, 1934, p. 222-230.
640 Allee et al., Principles…, op. cit., p. 287.
641 Worster, Les pionniers…, op. cit., p. 351.
642 Cf. Acot, Histoire..., op. cit., p. 92-93.
289
Figure 11 : « Effet Allee » : il est illustré sur la partie gauche du graphique
lorsque la courbe pleine passe sous la courbe en pointillé. Il devient
dramatique à l’extrême gauche du graphique lorsque la croissance de la
population devient négative.
290
Figure 12 : Petite poule de bruyère (Heath hen), éteinte sur l’île de
Martha’s Vineyard en 1932.
291
Défenseur à la fois d’une écologie et d’un idéal organicistes, Allee reprit le
flambeau de Wheeler, entomologiste à Harvard, qui pensait que la nature était
constituée de hiérarchies emboîtées d’organismes, c’est-à-dire de « systèmes d’activité
complexes, nettement coordonnés et donc individualisés »643. Mais à la différence de
Wheeler, Allee faisait du concept de « coopération » le centre et le but de tout processus
évolutif : même la compétition et les hiérarchies sociales n’avaient que pour fonction, in
fine, d’accroître le niveau de coopération du groupe, qui devenait ainsi la norme vitale
suprême.
Avec ses collègues, Allee défendit l’idée que les populations ou les sociétés
écologiques spécifiques et même interspécifiques n’étaient pas simplement comparables
à des organismes, mais étaient des organismes intégrés avec ce que cela suppose en
termes de coopération, de coordination et d’harmonisation. Sur un plan social et
éthique, les membres du groupe de Chicago louaient les vertus de la communauté en ce
qu’elle promouvait une idée d’altruisme et d’ordre rassurante face aux peurs de
compétition chaotique, de déstructuration et d’anomie au sein du corps social. Ces
penseurs cherchaient désespérément à se convaincre que les lois organicistes de
l’évolution et de l’écologie garantiraient une intégration et une harmonie toujours plus
grande des systèmes et des sociétés humains, malgré les crises et les guerres annoncées.
Par une coïncidence bien malheureuse, la coopération et l’intégration humaine poussées
comme jamais à leur extrême se traduisirent pendant le deuxième quart du XXe siècle
par l’instauration de régime totalitaires parmi les plus « inhumains ». L’expérience
totalitaire comme horizon de l’intégration organique des sociétés et des populations
discrédita ainsi en grande partie les idées du groupe de Chicago.
Comment, cependant, dans le contexte du groupe AEPPS, la signification des
extinctions d’espèces n’aurait-elle pas débordé le simple cadre écologique ? La
dimension morale était inévitable. La règle fondamentale de la vie, pour ces
organicistes, pouvait se résumer à la maxime suivante : « soit la survie par la
coopération, soit la destruction par les ennemis »644. Bien sûr, l’extinction peut résulter
de changements brutaux de l’environnement, mais, en dernière analyse, l’extinction
finale de la population ou de l’espèce résulte de la désorganisation du groupe faute
d’une densité suffisante d’individus. Quoi qu’il en soit, une plus grande cohésion
643 Ibid., p. 345.
292
sociale assure toujours, pour Allee et ses collègues, une plus grande probabilité de
survie.
Et lorsque survient l’extinction, elle signifie bien plus qu’une simple disparition
d’individus considérés pour eux-mêmes, mais la mort d’un supra-organisme et la
brisure des liens internes et organiques qui faisaient de lui un réseau vivant et
coopératif. En poussant l’analyse à son extêmité, l’extinction représente tout
simplement une menace pour l’idéal organiciste et irénique de la nature lui-même.
L’étude de cet « effet Allee » suscite actuellement un regain d’intérêt justifié par
les préoccupations de la biologie de la conservation. Les progrès de la modélisation
permettent désormais de l’intégrer dans les calculs d’évolution de populations ou de
métapopulations et les différentes causes de cet effet permettent de mieux connaître les
phénomènes d’extinction. Nous aborderons ce point plus en détail à la fin de ce chapitre
lorsque nous analyserons les concepts de la biologie de la conservation.
Globalement, l’étude des extinctions au sein de la dynamique des populations ne
doit pas nous faire oublier que nous avons seulement affaire à des populations et non à
des espèces. Comme nous le soulignerons plus loin dans la deuxième partie de ce
travail, la différence est de taille. Ou pour être plus précis, de nature. En effet, si une
espèce peut se réduire à une dernière population, et les deux entités être empiriquement
confondues, les deux concepts renvoient à deux modes d’appréhension du monde
totalement distincts. Quoi qu’il en soit, après le déclin de l’école de Chicago, les
extinctions perdirent durablement toute signification morale.
-
7
À partir des années 1950, l’écologie s’oriente vers l’étude de la complexité et de
la diversité sous l’influence des frères Eugene et Howard Odum. Élèves de Georges
Hutchinson (1903-1991), ils se font les avocats d’une méthodologie analytique et
thermodynamique d’étude des écosystèmes, dont le pionnier est un autre élève de
Hutchinson, Raymond Lindeman (1916-1942). Ils pensent l’écosystème sur le modèle
d’un être vivant, avec des idées proches de la cybernétique naissante, mais hostiles à la
position organismique et presque vitaliste de Allee. Dans la perspective odumienne, des
rapprochements entre disciplines voisines de la biologie donnèrent naissance à des
644 Worster, Les Pionniers…, op. cit., p. 353. Cette citation est directement inspirée de l’allocution de
Gerard, « Higher Levels of Integration » in Redfield (ed.), « Levels of Integration in Biological and
Social Systems », Biological Symposia, vol. 8, Lancaster, Pennsylvania, 1942.
293
synthèses fructueuses comme l’écologie évolutive de David Lack qui réconcilia néodarwinisme et écologie.
Une autre coopération aboutit à la naissance de la biogéographie insulaire de
Mac Arthur et Wilson. Cette discipline permit notamment d’approfondir la modélisation
mathématique en écologie des populations sur la base d’un modèle simple. Les îles ont
toujours été un lieu privilégié pour tester les théories écologiques comme en témoignent
les études de Alfred Wallace et de Darwin. Robert Mac Arthur (1930-1972),
mathématicien et biologiste, ainsi que E. O. Wilson, entomologiste par ailleurs
fondateur de la sociobiologie, proposent en 1967 un modèle élégant dans leur Theory of
island biogeography. Par île, il faut entendre un concept plus général que la réalité
physique généralement désignée par ce mot. Il peut s’agir d’îles réelles mais plus
généralement de biotopes continentaux isolés les uns des autres par des barrières
géographiques, comme les montagnes séparées par des plaines, des habitats forestiers
fragmentés, des cavernes, etc.
L’une des interrogations de départ des auteurs était la suivante : quels sont les
mécanismes qui gouvernent les rapports entre la diversité biologique de l’île et sa
superficie ? Leur réponse est basée sur l’hypothèse qu’à tout instant t, la richesse S(t) en
espèces de l’île est la résultante de deux processus opposés : un processus
d’immigration d’espèces sous forme de propagules I(S) et un processus d’extinction des
espèces déjà en place E(S). On peut formaliser ce modèle par l’équation mathématique
suivante :
dS(t)/dt = I(S) – E(S)
Les taux d’immigration et d’extinction prennent des valeurs qui dépendent de
S(t), c’est-à-dire du nombre d’espèces déjà présentes sur l’île. Enfin, deux paramètres
déterminent l’allure des courbes qui représentent ces taux : l’éloignement de l’île par
rapport au continent et sa surface. Pour connaître le nombre d’espèces (S) à l’équilibre,
il suffit de déterminer la valeur de S pour laquelle I(S) =E(S), ce qui s’observe
graphiquement dans le graphique suivant, où l’on a reporté les courbes. (figure 13)
Les valeurs empiriques à la base du modèle ont été obtenues par des
observations et des expériences réalisées sur des îles, comme celle du Krakatoa, sur
laquelle avait disparu toute forme de vie à la suite d’une explosion volcanique en 1883.
La faune et la flore se sont reconstituées en un demi-siècle, présentant un profil
294
comparable à celui des îles voisines de même surface. Pour la première fois, les
extinctions d’espèces (ou de populations) sont considérées comme un paramètre
« normal » et fréquent d’une dynamique populationnelle et se trouvent modélisées
comme telles. Bien que ce modèle soit validé par des données écologiques réelles, la
question des mécanismes n’intervient pas directement. On se situe en fait au niveau
phénoménologique supérieur : le processus d’extinction posé, ce qui se passe à l’échelle
de chaque espèce s’apparente à une « boîte noire » ; seules les conséquences du
phénomène en interrelation avec le système sont analysées.
On peut également remarquer que, dans la ligne épistémologique initiée par les
frères Odum, les auteurs privilégient la diversité des espèces et relient diversité et
extinction d’espèce. Cette connexion est rendue légitime car au lieu d’aborder la
question de la diversité d’un point de vue statique, comme le faisaient les naturalistes du
XVIIIe siècle, Mac Arthur et Wilson l’envisagent d’un point de vue dynamique ;
l’analogie est alors facile avec le fonctionnement d’un système où l’immigration est le
flux entrant et l’extinction le flux sortant. Si le système étudié se complexifie, on peut
obtenir une métapopulation, c’est-à-dire de nombreux îlots où se développent des
populations de la même espèce, l’ensemble étant régi par des paramètres d’émigration,
d’immigration et d’extinction.
La conclusion de cette étude est que le risque d’extinction diminue avec
l’augmentation de la superficie de l’île. L’explication, au moins partielle, tient au plus
grand nombre de niches écologiques disponibles dans un habitat étendu. On peut donc
relier positivement diversité des habitats et diversité faunique. Un autre facteur
responsable de cette loi est la densité ; en effet, les facteurs de fécondité et de survie
sont toujours « densité-dépendant », comme on l’a vu avec « l’effet Allee ». Mac Arthur
et Wilson ont, de leur côté, différencié deux formes de sélection dépendantes de ce
facteur : la sélection-r et la sélection-K. La première favorise une plus grande
productivité de la population (r est le taux d’accroissement de la population) dans le cas
de faibles densités ; elle concerne généralement les espèces que l’on qualifie de
colonisatrices. La deuxième favorise une meilleure utilisation des ressources et repose
sur de meilleures aptitudes à la compétition ; elle se produit lorsque la population est
proche de K (la capacité limite de charge) ; ce type de sélection concerne les espèces
climaciques. Il est clair que le phénomène d’extinction n’a pas la même signification
dans les deux cas. Pour la sélection-r, l’extinction témoigne d’une évolution de
l’écosystème vers le climax et n’est pas vraiment inquiétante.
295
Figure 13 : Courbe fondamentale de la biogéographie insulaire. On
remarque que S*, le nombre d’espèce à l’équilibre est plus élevé sur les îles
de grande taille
296
297
Elle peut l’être beaucoup plus dans le deuxième cas, la disparition des espèces
K-sélectives pouvant signifier la destruction de l’écosystème. Malgré ces lacunes, ce
modèle a servi de base à de nombreuses recherches qui ont permis de mieux
comprendre les modalités d’extinction. Les thèses de Mac Arthur et Wilson ont été
aussi critiquées, en particulier pour le décalage existant entre les prédictions
mathématiques et la diversité du réel biologique. Les points faibles de cette théorie
proviennent de sa simplicité. En effet, toutes les espèces présentent les mêmes
probabilités d’extinction et de colonisation, ce qui est démenti par l’expérience ; les
densités de population et les processus de peuplement historiques ne sont pas pris en
compte.
À à la suite de ces deux auteurs, et malgré des réticences d’ordre
épistémologique (l’écologie est avant tout une science de terrain et un ouvrage qui
contient de simples faits d’observation risque moins d’être sujet à caution qu’une
élaboration théorique audacieuse), l’écologie a vu les mathématiques prendre une part
croissante dans ses études. Par exemple, dans les années 70, un brillant théoricien,
Robert May, a expliqué par les lois du chaos les fluctuations désordonnées observées
dans la taille des populations animales, phénomène qui avait résisté à toute analyse
jusque là645.
Il a repris le plus classique des modèles de croissance, l’équation logistique, et a
montré que sous certaines conditions, les courbes démographiques subissent des
variations chaotiques. L’introduction de la théorie du chaos en écologie a été un
puissant stimulant intellectuel, remettant en question de nombreuses conceptions
établies sur la notion d’équilibre. Ainsi, sous certaines conditions, une population qui
présente un taux d’accroissement élevé peut être sujette à des variations chaotiques et à
l’extrême être conduite à l’extinction, et cela, simplement à cause de facteurs internes à
cette population.
Ces résultats ont conforté les critiques qui se sont élevées contre la synthèse
odumienne centrée autour d’un écosystème comme objet autonome et en équilibre :
« Que sont les écosystèmes en tant qu’objets scientifiques ? Ils paraissent
ontologiquement flous et bornés de manière ambiguë. […] L’idée que la nature est
d’une certaine manière stable […] est dépassée. La nature est dynamique. Elle est du
645 May, « Biological Populations with Nonoverlapping Generations : Stable Points, Stable Cycles, and
Chaos », Science, 186, 1974, p. 645-47.
298
reste chaotique, imprévisible. […] L’état normal de la nature est la perturbation. ».646 En
effet, le fonctionnement d’un écosystème ne peut se comprendre sans celui de son
environnement et de son histoire comme le font remarquer Patrick Blandin et Michel
Lamotte : « L’écosystème d’Odum est sans lieu et sans histoire. »647. Il semblerait donc
que l’écologie soit entrée dans une phase charnière. Jamais elle n’a autant affirmé sa
scientificité et clamé son importance mais elle peine par ailleurs à se libérer de son
ancien paradigme qui considérait les systèmes naturels fermés et auto-régulés avec,
implicitement, l’idée ancienne d’équilibre de la nature648.
L’écologie a désormais besoin d’un paradigme fondateur réaliste sur lequel elle
puisse établir une alliance avec la discipline qui lui sert de plus en plus de faire-valoir :
la biologie de la conservation. Ce nouveau paradigme est basé sur la notion de « nonequilibre »649. Il reconnaît l’existence de plein droit d’événements épisodiques, de
systèmes écologiques ouverts, de la multiplicité des lieux et des genres de régulation. Il
permet d’insister sur les processus gouvernant le système, leur contexte, leur histoire et
d’envisager l’importance des phénomènes dans une optique évolutionniste. Ce
paradigme fait plus que remplacer l’ancien, il l’inclut dans une large métaphore des
« flux de la nature ».
Ce paradigme ne permettrait-il pas également de mieux aborder les phénomènes
d’extinction d’espèces ? En effet, l’écologie dominée par l’idée d’équilibre de la nature
a laissé longtemps de côté les phénomènes qui s’écartent de ce paradigme. Phénomène
certes réel, mais sous-estimé et simplement inclus par défaut à l’écologie, la mort des
espèces a pâti de sa caractéristique première, profondément liée à la destruction et au
déséquilibre. Pourtant, intégrées dans une théorie de la nature telle que la biogéographie
insulaire, les extinctions ont repris une place de premier plan pour expliquer des
équilibres dynamiques. Il semblerait qu’enfin, dans une nature gouvernée par des
processus en déséquilibre, l’extinction des espèces ou des populations accède à un statut
privilégié. Afin d’étayer cette hypothèse, il nous reste à présenter la biologie de la
conservation, science qui a largement pris le relais de l’écologie pour comprendre et
trouver des solutions à la crise de la biodiversité.
646 Callicot, « Do Deconstructive Ecology and Sociobiology Undermine the Leopold Land Ethic ? »,
Environmental Ethics, Vol. 18, 1996.
647 Blandin et Lamotte, « L’Organisation hiérarchique des systèmes écologiques », in Atti del terzo
congresso nazionale della societa italiana di ecologia, 1989.
648 Larrère et Larrère, Du bon usage…, op. cit., p. 139 et suiv.
649 Pickett, Parker et Fiedler, « The New Paradigm in Ecology : Implications for Conservation Biology
above the Species Level » in Fiedler& Jain (Eds.), Conservation Biology : The Theory and Practice
of Nature Conservation, Preservation, and Management, New York, Chapman & Hall, 1992, p. 239250.
299
Mais avant, il nous faut revenir en arrière et présenter deux courants de pensée
directement reliés à la question des extinctions. Nous verrons dans un premier temps
que l’idée d’extinction fut au XIXe et au début du XXe siècle intimement liée avec
l’idée de dégénérescence et nous essaierons de voir s'
il n'
y a pas eu de rapport entre ce
dernier concept et la défense des idées conservationnistes au XXe siècle.
0
$
&
« Le monde est en marche vers le bien. La foi à la loi du progrès est la vraie foi
de notre âge. C'
est là une croyance qui trouve peu d'
incrédules. Le progrès n'
est pas
seulement dans l'
individu ; mais il est encore, et par suite, dans le genre humain. Il est la
loi même de l'
espèce. Nous devons tenir pour la véritable foi cette foi au progrès qui
soutient notre marche. Croyons au progrès, sans le scinder ; au progrès un, dans lequel
tous les progrès se tiennent. C'
est la foi de notre âge et c'
est la bonne. »650.
Cet extrait de l’article « Progrès », écrit par Pierre Larousse en 1865, résonne
comme un vibrant et sincère plaidoyer positiviste en ce milieu de XIXe, en permanence
transformé et métamorphosé par l’avancée des sciences et des techniques. Ce qui frappe
dans cet article ne provient pas tant de l’enthousiasme démesuré de l’auteur pour l’idée
de progrès, mais du registre religieux et moral qu’il n’hésite pas à mobiliser : il évoque
en effet à plusieurs reprises la « foi », le « bien », la « croyance », etc. La croyance en
un progrès indéfini, selon les vœux exprimés par Comte dans son Système de politique
positive devient donc une religion, la nouvelle religion de l’humanité, du genre humain.
On remarque d’ailleurs comment l’espèce humaine est réquisitionnée dans sa globalité
et, semble-t-il, dans sa dimension biologique, comme entité assurant la transmission
d’une lignée vitale.
Le progrès, lorsqu’on y regarde de plus près, n’est pas une propriété relevant de
certaines facultés humaines (les capacités cognitives, la technique, la morale, etc.) ; il
s’agit d’un processus intrinsèquement global, qui doit être envisagé, non pas au niveau
de chaque individu, mais de l’espèce entière, car il s’agit par ailleurs d’un processus qui
ne peut prendre corps que dans le temps, générations après générations. Déjà Rousseau,
soulignait ce point dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi
les hommes où, après avoir démontré que l’homme devait être distingué de l’animal par
sa qualité d’« agent libre », il insistait sur cette autre faculté primordiale et éminemment
spécifique, la perfectibilité, qui est au principe même de la notion de progrès. Mais il
300
comprit immédiatement que cette faculté possédait un revers moins brillant, qu’elle était
autant, si ce n’est plus négative que positive :
« L’homme reperdant par sa vieillesse ou d’autres accidents tout ce que sa
perfectibilité lui avait fait acquérir, retombe ainsi plus bas que la bête même. Il serait
triste pour nous d’être forcé de convenir […] que c’est elle, qui faisant éclore avec les
siècles ses lumières et ses erreurs, ses vives et ses vertus, le rend à la longue le tyran de
lui-même et de la nature. »651.
Donc bien avant Comte et sa religion du progrès et tous les scientistes du XIXe
siècle croyant en une perfectibilité infinie de l’esprit humain, Rousseau envisageait les
limites du progrès inhérentes à ce mouvement même. Limites sous la forme de la mise
au jour de processus rétrogrades envers la nature (ce que confirmera le mouvement
écologique et l’augmentation des extinctions d’espèces entre autres), processus
rétrogrades touchant directement l’homme dans la totalité de son essence et en
particulier dans son organisation politique et ses dimensions biologiques et morales.
Enfin, pour compléter le bilan de Rousseau, il faudrait lui adjoindre cette notion que
Buffon tenait pour essentielle dans l’explication des modifications qu’avaient subies les
espèces, ou plutôt leur « moule intérieur » au cours des époques passées : la
« dégénération ». Si donc, à la fin du siècle des lumières, le couple perfectibilité/
dégénération est déjà pensé dans le domaine biologique, il ne reviendra au goût du jour,
qu’un siècle plus tard. Il nous faut aussi remarquer que, pour Buffon, la dégénération est
envisagé comme une alternative à l’extinction des espèces.
Si la fin du XIXe siècle voit la montée en puissance d’un prêche pour la religion
du progrès, en tant que nouvelle religion de l’humanité, le culte de la dégénérescence et
de la décadence grandit lui aussi et infiltre peu à peu toutes les parcelles de l’humanité,
littérature (Huysmans, Nordau, etc…), peinture (Van Gogh, …), philosophie (Gobineau,
etc…), et surtout la psychiatrie, la médecine et la biologie où les théories sur la
dégénérescence fleurissent.
Il n’est pas question ici de rappeler toute l’histoire des théories sur la
dégénérescence, mais simplement de mettre en lumière le lien intime qui relie le
concept de dégénérescence lorsqu’il s’applique aux races et aux espèces à celui
d’extinction. Revenons d’abord à la définition du terme « dégénérescence » : selon le
dictionnaire d’André Lalande, il s’agit de l’« altération d’un organisme ou d’un organe
650 Extrait de son article « Progrès » in Grand Dictionnaire Universel du XIXème siècle, Paris, 1865.
651 Rousseau, Discours sur l’Origine…, op. cit., p. 183-84. Souligné par Rousseau.
301
qui l’amène à une forme jugée inférieure »652. Mais c’est aussi être moins ou pire que
ses ancêtres, s’abâtardir, etc. Enfin, pour Claude Bénichou, l’idée de dégénérescence
rejoint celle de « dégénération », qui inscrit de surcroît en elle l’idée de
dépérissement653. Dans le complément à l’article du Lalande, on précise que pour
Morel, auteur en 1857 du Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et
morales de l’espèce humaine, « l’aboutissement de la dégénérescence est l’être qui ne
peut plus se reproduire »654. Plus encore, pour un disciple de Morel, Magnan (18351916), la dégénérescence se définit comme « l’état pathologique de l’être qui,
comparativement à ses générateurs les plus immédiats, est constitutionnellement
amoindri dans sa résistance psycho-physique et ne réalise qu’incomplètement les
conditions biologiques de la lutte héréditaire pour la vie. Cet amoindrissement […]
aboutit plus ou moins rapidement à l’anéantissement de l’espèce »655. Le spectre de
l’extinction hante donc la peur de la dégénérescence !
Cela finit de se confirmer avec la remarque que fera Marx à propos d’un livre de
Trémaux qu’il considère supérieur à Darwin :
« Le progrès, qui chez Darwin est purement accidentel, est ici nécessaire,
purement basé sur les périodes d’évolution du corps terrestre ; la dégénérescence que
Darwin ne peut expliquer est ici simple ; de même l’extinction si rapide des formes de
transition comparativement avec la lente évolution du type de l’espèce, en sorte que les
lacunes de la paléontologie qui gênent Darwin sont ici nécessaires »656.
Rappelons en effet que Darwin, qui récusait toute idée de progrès finalisé dans
l’évolution des espèces, rejetait par là même l’idée de dégénérescence, comme d’autres
auteurs avant lui, Bory de Saint-Vincent ou Frédéric Gérard.
Pourtant, pris dans le tourbillon de cette vague de décadence très « fin de
siècle », le texte de Darwin fut librement réinterprété par de nombreux auteurs qui
n’acceptèrent pas de laisser le hasard et la contingence décider du progrès des espèces.
Parmi, ceux-ci, nous trouvons la traductrice française de Darwin, Clémence Royer, et
surtout, un naturaliste anglais, élève de Huxley et darwinien convaincu : Edwin Ray
Lankester. Ce savant est du plus grand intérêt pour nous car il a à la fois publié un livre
sur la dégénérescence et, vingt-cinq ans plus tard, un autre sur les espèces éteintes.
652 Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, op. cit., article « dégénérescence », p.
211.
653 Bénichou, article « Dégénération, dégénérescence », in Tort, Dictionnaire du Darwinisme, op. cit., T.
I, p. 1151.
654 Lalande, op. cit., p. 212.
655 Magnan et Legrain, Les Dégénérés ; état mental et syndromes épisodiques, Paris, Rueff, 1895.
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Dans Degeneration, a chapter in darwinism, Lankester ajoute sciemment cette
notion au bagage darwinien de l’interprétation du monde vivant. Bien qu’il prenne
certaines précautions pour ne pas empiéter sur les concepts d’une dégénérescence
« idéologique » (celle des races de sauvages considérées comme dégénérées par
exemple), mais seulement biologique, Lankester n’hésite pas à reconsidérer l’évolution
et la sélection naturelle à travers ce prieme de la dégénérescence.
Définie comme « un changement graduel de la structure à travers laquelle un
organisme s’adapte à des conditions de vie moins variées et moins complexes »657, la
dégénérescence forme pour Lankester l’un des trois produits possibles de la sélection
naturelle avec l’« équilibre » et l’« élaboration ». Il dénombre ensuite quatre facteurs
susceptibles de conduire à une « évolution dégénérative » : le parasitisme, la fixité ou
l’immobilité, la nutrition végétative et enfin une réduction excessive de la taille.
Bien que les explications de Lankester paraissent s’appuyer sur des données
biologiques sérieuses, quoique non homogènes, il ne peut s’empêcher d’en tirer une
conclusion douteuse, et clairement métaphysique, sur l’avenir de la race blanche, la
seule capable d’éviter la dégénérescence, selon lui, car à elle seule appartiendrait le
pouvoir de connaître « les causes des choses » et de contrôler sa propre destinée ! Est-il
ici besoin de rappeler que les discours sur la dégénérescence furent le terreau de
l’émergence des techniques et des politiques eugénistes.
Si Lankester s’est senti obligé d’ajouter la dégénérescence aux phénomènes et
aux hypothèses darwiniens, on peut supposer qu’implicitement « évolution » équivalait
pour lui avec « développement » et « progrès ». En soi, ce que décrit Lankester ne serait
que quelques exemples particuliers, originaux par leur aspect externe, de l’évolution et
non un chapitre fondamentalement novateur de la théorie darwinienne. Mais cette
confusion inconsciente entre évolution et progrès est presque générale durant les
quelques décennies qui suivent la publication de l’Origine des espèces, au point qu’en
France le docteur Larger parle de la dégénérescence comme de la théorie de la contreévolution658.
656 Marx et Engels, Lettres sur les sciences de la nature, Paris, Editions sociales, 1973. Cité par
Bénichou, article « dégénérescence »…, op. cit., p. 1153.
657 Lankester, Degeneration, a Chapter in Darwinism, Londres, Macmillan, 1880, p. 32.
658 Larger, Théorie de la Contre-évolution ou dégénérescence par l'
hérédité pathologique, Paris, Alcan,
1917.
303
Quoi qu’il en soit, Lankester n’en reste pas à la dégénérescence, et se consacre
par la suite à l’étude des espèces éteintes et des phénomènes liés à leur disparition. Il en
tire en 1905 un des premiers livres de vulgarisation sur les espèces éteintes dans le
règne animal659. Lankester traite sans surprise des fossiles de grands vertébrés anciens,
mais il cite aussi toute la liste des animaux disparus récemment : quagga, Great Auk,
Bos primigenus, Dodo, etc ; Et, curieusement, cite aussi le loup et le castor qui ont
disparu d'
Angleterre, alors qu’il ne s’agit évidemment pas d’espèces éteintes. Ferait-il
montre de préoccupations écologistes ou conservationnistes en plus de la simple
érudition scientifique ? Il pose en effet la question des causes des extinctions, mais si
son livre est très richement illustré et documenté en données anatomiques, il ne rentre
pas dans les détails lorsqu’il s’agit de questions plus écologiques : les hommes et les
changements de l’environnement sont incriminés sans guère plus de précisions.
Le lien entre dégénérescence et extinction n’est pas non plus évident dans ce
dernier ouvrage, mais l’enchaînement chez un même savant d’ouvrages sur ces deux
problématiques n’est sûrement pas anodin… En tout cas, ce lien est clairement
revendiqué dans une publication du docteur René Larger et surtout dans un ouvrage de
Henri Decugis660 en 1941, sans doute l’un des derniers où la question de la
dégénérescence fasse l’objet de tant d’attention à la lumière de l’évolution de la vie.
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Avant de présenter l’ouvrage de Decugis, qui incarne probablement l’acmé de la
doxa dégérationniste en matière d’évolution, nous devons essayer de mieux cerner
l’articulation entre dégénérescence et évolution. Et pour cela, c’est avant tout du côté
des paléontologues qu’il faut se tourner. Dans le but de délimiter ce travail de thèse et
de le rendre aussi synthétique et pertinent que possible, nous avons choisi de ne pas
aborder l’histoire de l’idée d’extinction en paléontologie depuis le XIXe siècle. Si l’idée
de distinguer une conceptualisation des extinctions selon des champs paléontologiques
et écologiques est saugrenue avant le XIXe siècle, par la suite cette dichotomie est au
659 Lankester, Extinct Animals, London, 1905.
660 Decugis, Le Vieillissement du monde vivant, Paris, Plon, 1941.
304
contraire tout à fait justifiée. Mais pour des raisons théoriques et pratiques, traiter de
l’idée d’extinction en paléontologie dépasserait largement le cadre de cette étude qui se
rattache avant tout à l’histoire et à la philosophie de l’écologie. Pour autant, il serait
contre-productif de nier l’influence qu’ont pu avoir les débats paléontologiques sur les
théories de l’évolution, et partant, sur l’écologie.
Ceci est particulièrement frappant lorsqu’on aborde la question des causes des
extinctions en paléontologie au début du XXe siècle. Désarçonnés ou simplement déçus
par le manque de puissance prédictive de la théorie darwinienne, nombre de
paléontologues (Gaudry, Depéret,…), et en particulier les néo-lamarckiens (Cope,
Grassé, etc.) proposèrent l’existence de nombreuses lois de l’évolution afin de rendre
compte des régularités qu’ils observaient dans les lignées évolutives continues. En
particulier, ils montrèrent qu’il existait pour certaines espèces des périodes de stase très
longues, alors qu’à d’autres moments les changements paraissaient si brutaux qu’on ne
parvenait pas à trouver d’espèces intermédiaires. Et lorsqu’on se trouvait dans ces
phases d’intenses métamorphoses et radiations, les nouvelles formes d’organisations ne
semblaient descendre que de types non spécialisés et archaïques (Loi de Cope). Au
contraire, les formes spécialisées, aussi longtemps qu’elles subsistaient ne semblaient
jamais pouvoir se diversifier, au point d’être inexorablement appelées à disparaître.
Dès lors, les paléontologues cherchèrent à montrer que l’hyperspécialisation
résonnait comme le glas de toute espèce. Les exemples fusèrent : ornementations des
dinosaures les plus originaux, cornes des Tricératops beaucoup trop encombrantes,
gigantisme des paresseux sud-américains (Megatherium) de l’Éocène, etc. Voilà que la
dégénérescence, auparavant antonyme de perfectionnement, de progrès et d’évolution
devient le synonyme de spécialisation ou d’hyperadaptation. Il est vrai que l’on parle
aussi volontiers de “vieillissement” des espèces pour évoquer cette forme de
dégénérescence conduisant nécessairement à l’extinction. Ainsi donc la notion de
progrès ou d’évolution devient normative : est dit évolué ce qui change (s’améliore
quitte à exprimer une tautologie) sans jamais s’écarter d’une ligne harmonieuse et
moyenne qui semble tracée à l’avance par l’orthogenèse. Sera considérée comme
dégénérée toute forme qui, soit par hypersimplification, soit par hyperspécialisation,
s’écarte de la forme moyenne.
Cette notion de vieillissement ou de dégénérescence des formes vivantes, alliée à
l’existence de lois d’évolution avait par ailleurs l’avantage de satisfaire les inclinations
305
finalistes des biologistes frustrés par l’aveugle mécanisme darwinien661. Cette nécessité
métaphysique de se sentir rassuré par l’interprétation du monde appuie inconsidérément
l’idée que, comme les individus, les espèces naissent, mûrissent, vieillissent et
s’éteignent afin de laisser la place aux autres ; explication générale et séduisante mais
fallacieuse, par laquelle sont intégrés les phénomènes de spéciation et d’extinction en un
tout cohérent.
Le petit opuscule du Docteur Larger662 est très éclairant sur les idées les plus
répandues en rapport avec les extinctions chez les paléontologues français au début du
siècle. Paléontologue à ses heures, cet amateur éclairé incite ses collègues à l’étude de
l’hérédité pathologique chez les espèces fossiles afin de créer une discipline qu’il
nomme la « paléopathologie ».
« cette étude, avance-t-il, me paraît indispensable pour rechercher la cause de
l’extinction des espèces, puisque ces dernières, on vient de le voir, ne se composent que
des individus avec leur descendance. Cela étant, les mêmes causes qui déterminent
l’extinction des individus, doivent nécessairement déterminer l’extinction des espèces.
Or les individus meurent toujours par deux causes différentes : l’une purement
accidentelle, qui est le traumatisme, l’autre la cause physiologique, qui est la maladie.
Car l’observation prouve que, quelque soit l’âge auquel meurt l’individu, il succombe
invariablement à une altération de fonctions ou d’organes, c’est-à-dire, à un état
pathologique, à une maladie en un mot.
Il en résulte forcément ceci, pour les espèces, c’est que de même que les
individus, elles meurent également par ces deux mêmes causes, l’une accidentelle et
l’autre, pathologique. Dans l’espèce, la cause accidentelle n’est autre chose que la
Sélection naturelle de Darwin, lequel a évidemment pris l’exception pour la règle. De
telle sorte que, vouloir prétendre que la Sélection naturelle est la cause habituelle de
l’extinction des espèces, cela reviendrait à dire que l’assassinat, par exemple, est la
cause ordinaire de la mort des individus. »663.
La confusion entre les processus biologiques au niveau individuel et au niveau
spécifique est permanente chez Larger, comme nous le verrons avec Decugis. Sa
définition de la dégénérescence est éloquent à ce sujet :
661 Cf. Grimoult, Histoire de l'
évolutionnisme contemporain en France 1945-1995, Genève, Droz, 2000.
662 Larger, « De l’extinction des espèces par la dégénérescence ou maladie des rameaux phylétiques »,
Extrait du Bulletin de la Société d’Histoire Naturelle et de Palethnologie de la Haute-Marne,
Chaumont, 1911.
663 Ibid., p. 3-4.
306
« La dégénérescence est une maladie d’abord acquise, ensuite héréditaire,
caractérisée par une diminution progressive des moyens de défense de l’organisme et
aboutissant à la stérilité ou à l’extinction des individus et de leur descendance. »664.
La dégénérescence, pour Larger, constitue le facteur « interne » qui rend compte
des extinction et n’est, dans le fond, « qu’une maladie d’usure. Or avec la temps, tout ce
qui vit, finit par s’user, conséquemment, par dégénérer »665.
Enfin, selon notre docteur, la dégénérescence englobe « les lois, qui selon tous
les paléontologistes actuels, présideraient à l’extinction des espèces » : loi de
l’augmentation de taille ou du gigantisme, loi de spécialisation progressive ou d’excès
de spécialisation unilatérale, loi de réduction progressive de la variabilité, lois de la
régression nécessaire, de l’irréversibilité et de la limitation.
Enfin, une dernière remarque s’impose sur cette notion de dégénérescence liée
aux lois orthogénétique d’évolution. Ce n’est pas parce qu’elles supposent des
contraintes évolutives très fortes qu’elles sont finalistes : Larger le précise, la
dégénérescence s’oppose à la « prédestination des espèces », défendue par exemple par
Wilhelm Kobelt (1840-1916), un conchyliologiste allemand.
En fin de compte, cette idée de déclin, de dégénérescence ou de vieillissement de
toute entité organique (individu, race, population, espèce…) imprègne tellement l’air du
temps durant la première moitié du XXe siècle qu’il n’est pas un seul biologiste qui n’y
fasse référence, soit pour la défendre, soit pour la réfuter. Le mathématicien d’origine
russe, Vladimir Kostitzin, représentant en France le plus éminent de la biologie
mathématique des populations, se laisse tenter par l’idée de vieillissement des
populations666. Il se plaît ainsi à introduire un facteur décroissant,
(t), dans les
équations de croissance des populations afin de simuler leur vieillissement. Obéissant à
ce qui est sans doute une manie de mathématicien, il prend la peine de développer
complètement son système d’équations, avant d’arriver à la conclusion que son facteur
de vieillissement ne modifie guère la courbe logistique initiale, et de le rejeter pour cette
raison. Même Georges Canguilhem, se laisse séduire par cette hypothèse : « On sait
assez que les espèces approchent de leur fin quand elles se sont engagées
664 Ibid., p. 7.
665 Ibid., p. 49.
666 Kostitzin, Biologie mathématique, Paris, Armand Colin, 1937. p. 92.
307
irréversiblement dans des directions inflexibles et se sont manifestées sous des formes
rigides » 667.
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De cette projection épistémologique des phénomènes individuels au niveau
spécifique surgit une ambivalence dans l’analyse des données phénoménologiques
associées à la dégénérescence : simplification ou complexification excessives, nanisme
ou gigantisme, monstruosité ou beauté fatale… Ces couples antinomiques ne sont
jamais aussi visibles que dans le livre de Henri Decugis. Précisons pour couper court à
toute critique, qu’avec Decugis nous n’avons ici affaire qu’à un amateur de sciences et
de biologie, certes érudit, mais en aucun cas à un scientifique professionnel. Non qu’il
faille d’emblée déconsidérer son travail (bien au contraire), mais que sur les questions
qui nous intéressent, face aux grands noms de la biologie et de l’écologie, Decugis n’est
qu’un auteur de troisième ordre, dont les raisonnements vont bien au-delà de ce que la
prudence et la rigueur scientifiques tolèrent habituellement, ce que ne manque d’ailleurs
pas de souligner Maurice Caullery dans la préface du livre. Mais surtout, cet auteur,
aujourd’hui oublié, semble défendre des idées ouvertement racistes, parfois même à la
limite de la caricature tant elles paraissent immorales.
Pourquoi alors s’intéresser à un obscur auteur de vulgarisation biologisante
douteuse ? Certes, ce que pense Decugis reflète sans doute l’opinion d’une large part de
l’élite cultivée du pays, mais surtout, ce livre peut - et même doit - se lire comme un
immense argument pour la démonstration de la dégénérescence des espèces, même si
dans ce dessein, Decugis nous fait l’honneur d’une étrange visite dans sa petite
« boutique des horreurs », où se côtoient dans un ordre hétéroclite achondroplasiques,
acromégaliques, singes déséquilibrés psychiques, poissons des grands fonds et sauvages
dégénérés entre autres.
Le ton de Decugis est foncièrement pessimiste et les interprétations toujours
sombres. Il use et abuse d’un style de narration aussi vieux que le monde et que les
mythes : la rhétorique du déclin668.
L’ambition de Decugis est claire : il s’agit de réfuter la notion de progrès
inhérente selon lui aux idées de transformisme et d’évolutionnisme, et non de dépasser
le schème dualiste « Progrès/dégénérescence ». Mais alors que Lankester faisait de la
dégénérescence un « chapitre du darwinisme », qu’il s’efforçait de situer aussi bien les
667 Canguilhem, La Connaissance de la vie (1965), Paris, Vrin, 1998, p. 159.
308
explications du progrès que de la dégénérescence au sein du paradigme de la
descendance avec modification darwinienne, Decugis cherche au contraire à mettre ce
dernier à distance : « on sait maintenant que le rôle joué par la sélection naturelle et par
la lutte pour la vie dans l’évolution du monde vivant a été beaucoup moins important
que ne l’avaient pensé la plupart des savants du dix-neuvième siècle. »669. La
dégénérescence ou le vieillissement du monde vivant, et avant tout des espèces, est un
phénomène qui doit être expliqué en dehors du cadre classique de l’évolutionnisme
darwinien selon Decugis. Il obéit à ses propres lois, à des enchaînements causaux non
réductibles à la lutte pour la vie.
Cette hypothèse s’appuie sur une liste hétéroclite d’extinctions remarquables
qui ont jalonné l’histoire des grands groupes taxinomiques en ne faisant aucune
différence entre les extinctions très anciennes et les extinctions récentes d’origine
humaine, comme l’extinction des oiseaux ratites géants d’Océanie (Moas, Dinornis,
etc.). Il rapporte par ailleurs la cause générale de ces extinctions à des processus
physiques assez fantaisistes comme la raréfaction du dioxyde de carbone depuis
l’origine de la vie.
À partir du deuxième chapitre, la stratégie de démonstration de Decugis se met
en place. L’auteur part du postulat déjà établi par Cope, Rosa ou Depéret que la vie est
limitée dans les espèces ou les rameaux phylétiques. La quantité de la vie disponible
s’épuisant, les espèces finissent par disparaître. Les signes de cette limitation sont
nombreux et se traduisent par des hyperspécialisations ou par des hypertrophies (Cf.
figure 14).
Pour sa part, Decugis répartit les espèces en deux types, les espèces
stationnaires et les espèces dégradées. Les premières ont épuisé toutes leur capacités
évolutives et, faute de pouvoir s’adapter, subsistent en poursuivant une existence
« racornie »670. C’est dans cette catégorie d’espèces que l’on peut situer les fameux
« fossiles vivants » comme le Gingko biloba. Les espèces dégradées ou encore
dégénérées sont celles qui subissent des pertes de fonctions ou d’organes
consécutivement à une adaptation à des modes de vie parasites ou fixés.
668 Murphy, « Environmentalism, Antimodernism, and the Recurrent Rhetoric of Decline »,
Environmental Ethics, 25, 2003, p. 79-98.
669 Ibid., p. 2.
670 Ibid., p. 33.
309
Figure 14 : espèces riche en excroissances et dégénérescentes de
mollusque et de dinosaurien (Extrait de l’ouvrage de Henri Decugis : Le
vieillissement du monde vivant)
310
311
Cette catégorie des espèces dégénérées est tout à fait hétérogène et Decugis y
mêle sans retenue les espèces aux organes simplifiés avec celles qui se sont éteintes ou
qui sont devenues rares (les espèces vieillissantes) et qui appartiennent à des groupes
anciens (les monotrèmes chez les mammifères par exemple)
Une fois donc postulée l’existence d’une limitation de la vie, et exposées
quelques causes externes d’extinction, il reste à Decugis à fournir une explication des
causes internes de vieillissement ou de dégradation, explication qui nécessite les 250
pages restantes de l’ouvrage ! Pourtant, au delà du foisonnement des exemples et des
cas que présente Decugis, son explication tient en une phrase : le dérèglement des
secrétions glandulaires. Sans doute impressionné par les progrès récents d’identification
du mode d’action et de la nature des hormones, Decugis n’hésite pas à leur attribuer une
importance de premier ordre dans l’évolution des espèces, une force qui, affirme-t-il,
surpasse de loin celle de la sélection naturelle :
« Si notre hypothèse est fondée, le parasitisme et les dérèglements glandulaires
dus aux écarts de la croissance différentielle, seraient dans la plupart des cas, tout au
moins à l’origine des troubles cellulaires qui ont provoqué la croissance dysharmonique
et partant le gigantisme ou le rachitisme, ainsi que fort souvent l’obésité, le cancer,
l’hypercalcification, la décalcification, l’acromégalie et autres tares héréditaires ayant
conduit à l’extinction beaucoup d’espèces jadis florissantes. »671.
Il faut encore rajouter à ce tableau les troubles psychiques chez les espèces
supérieures - que Decugis estime, malgré leur plus grande adaptabilité, foncièrement
plus fragiles que les espèces inférieures - et les troubles de la fertilité, Decugis jugeant
aussi bien la stérilité que l’excès de fertilité comme des signes de dégénérescence et des
causes d’extinction.
Quoi qu’il en soit, les hypothèses de Decugis sont évidemment fantaisistes car il
confond en permanence, comme Larger, les niveaux individuels et spécifiques d’action
des causes qu’il avance. Ce degré de confusion devient même caricatural dans certains
de ses exemples. L’effet d’un dérèglement supposé au niveau individuel semble
automatiquement se répercuter au niveau de l’espèce sans que Decugis n’aborde un
instant la question de la diffusion au niveau de la population et de l’héritabilité d’une
telle tare. Nous verrons plus loin que le rapprochement naturel entre mort individuelle et
671 Ibid., p. 329.
312
extinction spécifique est à la base même de l’appréhension et de l’interprétation du
concept d’extinction. L’identification forte, aux niveaux ontologique et scientifique,
entre l’espèce et l’individu, est cependant rarement poussé aussi loin que chez Decugis.
Mais revenons à l’association entre dégénérescence et déviation du normal ; elle
se retrouve dans la question de la taille par exemple :
« Il semble ressortir des faits connus que les espèces trop grandes ou trop petites
par rapport à leur type moyen soit [sic] vouées à l’extinction. […] C’est bien là que doit
être cherchée la cause de leur décadence, puis de leur extinction, car on sait aujourd’hui
que, dans l’espèce humaine, le gigantisme ou le nanisme sont des formes de
dégénérescence. Les écarts de taille par rapport à la moyenne optimum sont toujours
accompagnés de troubles graves qui diminuent la vitalité des humains qui en sont
atteints, les rendent plus vulnérables aux attaques des parasites et provoquent souvent
leur mort. Pourquoi en serait-il autrement chez les animaux ? »672.
Nous avions déjà identifié chez Lankester ce type de relation entre les figures ou
les signes de la dégénérescence et ceux de l’excès ou du manque. Dégénérescence et
excès (d’ordre positif ou négatif) semblent donc aller de pair dans l’imaginaire des
biologistes. Bien au-delà, cette association d’idée n’est pas réservée au seuls savants et
reflète au contraire les représentations de toute une société et de toute une époque. La
prégnance du mythe de la décadence dans la France des années trente plonge en toute
vraisemblance ses racines dans l’affaiblissement général de la société durant cette
période de crise673. Le développement des idées de décadence et de dégénérescence sont
évidemment fortement corrélées dans une civilisation à l’apparition de périodes de
crises ou de doute. Mais le lien récurrent entre le caractère dégénéré d’un objet et le fait
qu’il exprime un excès est peut-être plus subtil et plus caractéristique de ce début de
XXe siècle.
Ici, aucune connotation aristocratique n’accompagne l’idée de dégénérescence.
La dégénérescence telle que l’entend Decugis ne se conforme aucunement au concept
sur lequel s’est appuyé Nietzsche par exemple. La dégénérescence de nature
nietzschéenne est véhiculée par la masse des foules médiocres et qui empêche justement
les individus supérieurs de dominer et d’échapper à la médiocrité ambiante. L’exemple
672 Ibid., p. 64.
673 Grimoult, Histoire…, op. cit., p. 323.
313
même de société dégénérée est celle qui adopte les valeurs chrétiennes d’entraide, de
morale altruiste au bénéfice des malades et des faibles674.
Au contraire, par dégénérescent ou dégradé, Decugis et Lankester, au-delà du
rôle différent qu’ils assignent au darwinisme, désignent ce qui s’éloigne du type normal
ou moyen. C’est une vision médiocre, petite-bourgeoise et conservatrice sur le plan
politique qui émane de ce concept de dégénérescence. Rien évidemment n’est plus
éloigné de la dégénérescence nietzschéenne que ce concept de décadence ostraciste,
étriqué et renfermé sur le « moyen » et le « normal », termes que ces auteurs ne
prennent même pas la peine de préciser.
Cette conception de la dégénérescence comme peur du divers, de l’original, de
l’exceptionnel ou comme attirance malsaine et dénonciatrice de l’étrange et du
monstrueux rappelle ce lien chez Jacob Boehme entre l’idée de dégénérescence et celle
de diversité humaine, diversité issue du déluge à la suite duquel les races humaines se
séparèrent675. Elle semble donc vraiment ancrée dans la tradition chrétienne à l’opposée
de la tradition nietzschéenne, qui se ressource dans le courant grec, aristocratique et
dionysiaque.
Sur le plan scientifique, ce mythe d’un déterminisme interne de la décadence et
de l’extinction des espèces est resté pendant de nombreuses décennies très vivace chez
quelques catégories de biologistes, plutôt néo-lamarckiens, paléontologues et finalistes.
Les lamarckiens refusèrent l’action de la seule concurrence vitale comme explication du
déclin et de la disparition d’espèces entières. Voici à titre d’illustration ce qu’en pense
Camille Arambourg : « l’action de la concurrence vitale entre espèces différentes ne
paraît pas avoir joué , dans l’extinction des espèces, le rôle que l’on a voulu lui
attribuer, et Darwin lui-même en avait senti les difficultés. »676. Les finalistes
s’évertuent pour leur part à chercher des lois de l’évolution qui rendent compte de la
succession ininterrompue d’espèces dans les strates fossiles et surtout les signes qui
trahissent l’imminence de cette disparition lorsqu’il ont sous les yeux, ramassés sur
quelques centimètres de sédiments, les derniers milliers d’années d’une espèce disparue.
Cette hypothèse scientifique de la vie des espèces, qui remonte au moins au
naturaliste italien Brocchi, semble aujourd’hui enfin complètement discréditée. Et si
674 Cf. Nietzche, Généalogie de la morale…, op. cit.
675 Chamberlin and Gilman, Degeneration : The Dark Side of Progress, New York, Columbia
University Press, 1985, p. 25.
676 Arambourg, Paléontologie et transformisme, Paris, Albin Michel, 1950, p. 102.
314
Lyell s’opposait à Brocchi sur ce point, à l’époque de Decugis, c’est Lucien Cuénot qui
argumentait dans L’espèce contre cette idée :
« L’espèce a une durée de vie limitée ; il n’existe plus aujourd’hui une seule
espèce du paléozoïque et du mésozoïque […] Devant ces faits, beaucoup de biologistes,
comparant l’espèce à un individu qui naît, grandit, vieillit et meurt, pensent qu’il y a en
elle quelque chose qui limite sa durée, indépendamment des actions de concurrence ou
de milieu. On parle couramment d’une jeune espèce, d’une espèce sénescente (séquoia
de la côte pacifique de Californie, …). Mais comparaison n’est pas raison ; je crois au
contraire qu’une espèce durerait indéfiniment, comme le fait le genre, si aucun agent
extérieur ne venait troubler l’équilibre délicat entre les causes de mort et le nombre des
germes reproducteurs »677.
Quoi qu’il en soit, pour Decugis, « l’homme est venu bien tard dans un monde
déjà vieux, encombré de formes séniles, stagnantes, ou dépérissant lentement », et pour
conclure son livre, décadent lui-même, tant le fond et la forme du livre finissent par ne
plus faire qu’un, il se réserve une note d’optimisme inespérée ; mais pour mieux vanter
la supériorité de l’homme « civilisé » et intelligent qui pourra sans doute retarder
l’inévitable échéance de sa propre extinction. Cette foi humaniste peut surprendre après
tant de noirceur et à une époque tragique pour la France, en pleine deuxième guerre
mondiale. Sans doute faut-il rattacher cet optimisme une fois de plus à la perspective
chrétienne et civilisatrice qui constitue le véritable credo de notre auteur.
Ce livre a aussi une autre particularité : il est sans doute et, dans une certaine
mesure, heureusement, le dernier livre à traiter ainsi du monde vivant et des espèces ;
c’est-à-dire, à considérer qu’elle obéissent à des lois de succession temporelle
identiques à celles des individus ; et surtout à les juger globalement en plein
vieillissement ou en peine dégénérescence. Dès la fin de la guerre, nous assistons à
l’émergence d’une nouvelle rhétorique de la nature, pas moins pessimiste, mais qui
inverse les rôles. Decugis n’évoque pas une seule fois le rôle destructeur de l’homme
sur la nature et l’image qui se dégage de son livre est que dans une nature qui vieillit
bien vite, seule l’espèce humaine peut encore préserver son dynamisme et son
développement grâce à ses capacités cognitives. Au contraire, à partir de 1952, et de la
publication du livre de Roger Heim, Destruction et protection de la nature, la
perspective s’inverse : c’est l’homme qui joue le rôle négatif et la nature qui recherche
677 Cuénot, L’Espèce, Paris, G. Doin, 1936, chap « la fin des espèces », p. 246-247.
315
la voie de la survie. L’homme dévoile sa nature de prédateur dégénéré et dévoyé d’une
nature symbole de vie et de renouveau678. Il serait donc inexact d’affirmer qu’au dbut du
XXe siècle personne ne se souciait des extinctions. Au contraire, la peur de la
dégénérescence de la race humaine et de sa possible extinction ont mobilisé certains
groupes de biologistes, qui se sont empressés de vulgariser cette idée et d’inventer des
moyens de contrer cette menace, les pires étant évidememnt l’extermination des
humains en fonction de leur race, de leur handicap, de leur QI, etc.
Depuis un demi-siècle, la rhétorique de la dégénérescence s’est transformée en
une violente diatribe contre les destructions écologiques humaines. Nous verrons à la fin
de la deuxième partie, qu’il y a là encore matière à critique, en partie d’un point de vue
nietzschéen. Mais à l’opposé du pessimisme, du fatalisme, voire du nihilisme passif qui
s’exhalaient de la figure morbide d’un monde vivant dégénérescent et vieillissant,
l’image tragique de la crise environnementale a engendré une vague de sympathie pour
la conservation de la nature et une mobilisation positive contre les extinctions sans
précédent. On ne saurait donc passer sous silence ce mouvement qui a façonné notre
appréhension actuelle de l’environnement. Comment est né ce mouvement de
conservation de la nature ? Comment s’est-il structuré ? Quelles en ont été les figures
marquantes et les grandes avancées ?
0
3
Nous allons essayer de répondre à ces questions en structurant les réponses selon
un débat aujourd’hui historiquement daté, mais qui eut son importance dans la
définition des mouvements de protection de la nature et, plus tard, ce que nous verrons
dans la deuxième partie de cette thèse, sur les discussions d’éthique environnementale.
Il s’agit du débat conservation-préservation.
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Au milieu du XIXe siècle, les écrivains et philosophes américains Ralph Waldo
Emerson et Henry Thoreau furent parmi les premiers à défendre l’idée que la nature a
une raison d’être, une utilité qui ne se réduit pas aux bienfaits économiques qu’elle
prodigue aux sociétés humaines. Marqués tous les deux par le transcendantalisme,
678 Heim, Destruction et protection de la nature, Paris, Colin, 1951.
316
philosophie romantique teintée de panthéisme dans laquelle la nature devient un moyen
de communion avec Dieu, ils se font les chantres de la vie dans la nature et de sa
protection. « In wildness lies the preservation of the world » (dans la nature sauvage se
trouve la préservation du monde) est sans doute la maxime la plus célèbre et la plus
fidèle à l’esprit de Thoreau. Cette vision est reprise par John Muir (1838-1914),
fondateur du Sierra Club, qui défend une éthique préservationniste dans ses campagnes
pour préserver la beauté et l’intégrité d’aires naturelles. Cette éthique, de type
déontologique et d’inspiration chrétienne, se base sur l’origine divine et transcendante
de la nature ; protéger la nature, la « wilderness » revient ainsi à témoigner du respect
pour l’œuvre de Dieu : « Dieu a pris soin de ces arbres […] mais il ne peut les sauver
des idiots - seul l’Oncle Sam peut le faire »679
La solution-type issue de cette philosophie, pour le management de la nature,
réside dans la création de parcs et de réserves naturelles. On isole ainsi la wilderness (la
nature vierge et sauvage) des méfaits humains, en ne faisant de ce dernier qu’un visiteur
temporaire des zones protégées.
Ce mouvement et ses succès peuvent s’expliquer par plusieurs facteurs : le
crépuscule du XIXe siècle correspond aux États-Unis à la clôture du mythe de la
frontière avec les dernières installations de colons le long des côtes du Pacifique. Il
n’existe désormais plus de frontière au-delà de laquelle des ressources inconnues et
inexploitées attendraient d’être découvertes. L’Amérique du Nord apparaît désormais
dans toute sa finitude et ses habitants doivent apprendre à respecter leur environnement
sous peine de subir des sécheresses, des feux, des disettes, etc, sans pouvoir migrer
« ailleurs ». Cette prise de conscience aboutit aux États-Unis, en 1864, à la création du
premier parc naturel dans la vallée du Yosemite en Californie.
Par ailleurs, Roderick Nash680 souligne que cette considération et cette
protection de la nature sont apparues comme une rédemption. Suite aux excès de la
société américaine depuis le XVIe, certains ont retrouvé dans la nature l’image de Dieu
et de la pureté originelle qu’ils croyaient faussement instituer dans la société qu’ils
avaient fondé. Cette résurgence du puritanisme anglo-saxon a permis de changer
l’image de la nature comme lieu mystérieux et païen en une image glorifiante de la
création divine.
679 Muir, Our National Parks, Boston, Houghton Mifflin Co, 1901. Dernière sentence du livre.
680 Nash, Wilderness and the American Mind, 3rd ed., Yale University Press, 1982.
317
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Mais cette approche mystique de la nature aux États-Unis a été critiquée au
début du XXe siècle par le forestier Gifford Pinchot (1865-1914). Il développe une
éthique de la conservation des ressources de type conséquentialiste cette fois, qui
s’inspire de la gestion européenne des forêts et s’appuie sur une philosophie utilitariste.
L’objectif de la gestion de la nature est « le plus grand bien pour le plus grand nombre
et pour le plus longtemps »681. Pinchot n’envisage pas la nature comme un sanctuaire
intouchable, mais comme un potentiel de ressources dont il faut faire un « bon
usage »682 pour lui assurer une entière pérennité.
Suite à ce débat, les défenseurs de la nature se sont donc séparés en deux camps.
Il ne faut certes pas surestimer leurs dissensions ; ainsi, les uns comme les autres
s’opposent à des politiques spoliatrices et consommatrices de la nature, comme la
destruction des forêts tropicales par exemple. Mais, on retrouve généralement d’un côté
les préservationnistes, défenseur inconditionnels de la wilderness et de la nature pour
elle-même, quitte à promouvoir cette vision élitiste aux dépens des populations
humaines traditionnelles ; et de l’autre côté, les conservationnistes, défenseurs du « bon
usage » des ressources de la nature et de son exploitation avisée par l’homme, quitte à
transformer selon Muir, une cathédrale en entrepôt !
Mais le débat évolua malgré l’essence irréconciliable des deux mouvements.
Aldo Leopold, formé comme un gestionnaire de la faune sauvage, donc un pur
conservationniste, changea d’attitude envers la nature à la suite de ses nombreuses
observations et expériences de terrain. Influencé par la naissance de l’écologie
écosystémique, il comprit que les relations entre les espèces, la terre (the land ) et les
hommes devaient former une communauté biotique harmonieuse, en équilibre, sous
peine de subir de grave détériorations. Il devint ainsi en 1935 un des fondateurs de la
Wilderness Society, mais surtout, il développa l’ébauche d’une relation éthique au sein
de cette communauté, ce qu’il nomma « conservation ethic »683 et plus tard « land
ethic »684.
681 Pinchot, The Fight for Conservation, New York, Doubleday Page & Co, 1910.
682 Cf. Larrère et Larrère, Du bon usage…, op. cit.
683 Leopold, Almanach d’un comté des sables (1948), Paris, GF Flammarion, 2000,
684 Ibid., Cf. chap. ‘Ethique de la terre’, p. 255.
318
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G
En 1964 encore, un auteur définit la conservation comme « la gestion
(management) ou le guidage par l’homme […] des processus naturels complexes qui
soutiennent la vie sur terre. »685. Mais les graines philosophiques plantées par Leopold
au milieu du siècle commencèrent à germer au début des années 70. David Ehrenfeld,
souhaite en effet que le mouvement conservationniste évolue de l’« école des
ressources » à l’« école holiste »686, s’inspirant dans cette démarche de Leopold687. Tout
comme ce dernier, Ehrenfeld souhaite que nous arrêtions de considérer la nature
uniquement comme une réserve de biens et de services attendant d’être consommés. Il
emploie ainsi le mot holisme pour faire ressentir « la complexité des relations
écologiques et le haut degré de connectivité liant ensemble le monde biologique,
l’atmosphère, la surface de la terre, les eaux douces et salées, et les artéfacts de la
civilisation humaine. »688. Sa position reste conservationniste car il inclut la complexité
des besoins et des créations humaines dans son image holiste de l’environnement ; mais
ce qu’il souhaite promouvoir avant tout, c’est « une humilité et une prudence face aux
forces gigantesques mal connues »689.
De façon similaire à Ehrenfeld, Michael Soulé développe la biologie de la
conservation au tournant des années 80, en s’inspirant aussi de la vision
conservationniste de Leopold. Et à son tour, il réaffirme la nature holiste de la
conservation qu’il défend.
Maintenant que nous avons discuté des bases théoriques de la préservation et de
la conservation, nous pouvons essayer d’analyser les arguments et les positions de ces
deux mouvements en rapport avec les extinctions d’espèces.
Une éthique de la conservation va privilégier sous des formes différentes la
protection d’espèces agréables ou utiles à l’homme. On citera ainsi les bénéfices
économiques, médicaux, scientifiques, éducatifs ou esthétiques de ne pas nuire aux
685 Nicholson, « Nature Conservation in Perspective » in The Countryside in 1970, London, HMSO,
1964, p. 203-205.
686 Ehrenfeld, Conserving Life on Earth, New York, Oxford University Press, 1972.
687 Leopold, Almanach d’un comté des sables, op. cit., p. 278. Voir en particulier l’article de Callicott
pour une interprétation conservationniste de l’éthique de Leopold : Callicott, « The Wilderness Idea
Revisited : the Sustainable Development Alternative », The Environmental Professional, 13, 1991, p.
235-247.
688 Ehrenfeld, Conserving…, op. cit., II, p. 316. Cité par Takacs, The Idea of Biodiversity. Philosophies
of Paradise, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1996.
689 Ibid.
319
espèces et de les protéger en cas de nécessité. Mais on n’oubliera pas de se référer aussi
à la signification culturelle, spirituelle et religieuse des espèces et même au fait qu’il est
finalement plus sage de protéger toutes les espèces dans la mesure où cela renforce le
conservationnisme de façon globale690.
En ce qui concerne l’éthique préservationniste, elle implique que les espèces
aient une valeur intrinsèque, qu’elles doivent être protégées pour elles-mêmes. Il est
donc toujours mal d’exterminer une espèce. De plus un préservationniste jugera
toujours positivement le fait d’essayer d’aider une espèce menacée par l’action de
l’homme. Cette éthique ne va pas jusqu’à attribuer des droits aux espèces, position qui
sera discutée plus loin, mais la position préservationniste n’est pas pour autant facile à
justifier. Par ailleurs, elle doit faire face aux difficultés théoriques que représentent les
espèces malfaisantes pour l’homme, que ce soit maladies, fléaux agricoles, parasites,
etc. Doit-on ou non sauver ce type d’espèces lorsqu’on a la possibilité de s’en
débarrasser ? Doit-on parfois préférer les animaux d’espèces rares aux dépens des
hommes comme le laisse entendre Callicott ?691
Même si les conservationnistes favorisent la productivité à court et moyen terme
et font confiance aux sciences pour résoudre les problèmes alors qu’au contraire, les
préservationnistes privilégient la diversité biologique sur le long terme et sont plus
circonspects sur la capacité des sciences à résoudre tous les problèmes692, les limites du
débat conservation-préservation tiennent essentiellement à ce que les frontières entre
chaque position deviennent en pratique floues et perméables.
Passmore identifia au milieu des années 70, la conservation avec
l’anthropocentrisme et la préservation avec le non-anthropocentrisme. Ce débat qui,
finalement, ne ressortit pas qu’aux scientifiques et aux défenseurs de l’environnement,
fut repris par les philosophes de l’environnement pour nourrir leurs querelles entre
anthropo- et non-anthropocentrisme. Nous verrons dans la deuxième partie comment il
s’est poursuivi. Mais il nous faut maintenant voir comment en pratique les idées de la
conservation de la nature se répandirent et s’instancièrent en mesures réelles, durant la
première moitié du siècle et jusqu’aux années 60.
690 Gunn, « Preserving Rare Species » in Regan (ed.), Earthbound, Temple University Press,
Philadelphia, 1984, Chap 9, p. 314.
691 Cf. Callicott, « Animal Liberation : a Triangular Affair », in Callicott, In Defense of the Land Ethic,
Albany, SUNY Press, 1989, p. 15-38.
692 Norton, « Conservation and Preservation : a Conceptual Rehabilitation », Environmental Ethics, 8,
1986, p. 219.
320
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5
-$,
E
La réflexion sur la conservation de la nature ne se limita absolument pas à
l’Amérique, même si elle prit dès le départ sur ce continent une dimension beaucoup
plus théorique et morale qu’en Europe. Parmi les personnalités européennes
marquantes, le professeur de botanique Jean Massart (1865-1925) de l’Université Libre
de Bruxelles, publia en 1912 un réquisitoire pour la protection de la nature en
Belgique693 dont l’argumentaire, en grande partie toujours d’actualité, est d’un grand
intérêt historique surtout pour ses références ; en effet, Massart passe en revue les
actions de conservation de la nature déjà réalisées ou en cours d’élaboration à son
époque et cela, pour l’Europe, l’Amérique, ainsi que les colonies.
Il ouvre son argumentaire en reprenant les mots d’un ministre belge qui
proposait de protéger les sites naturels comme on protège les monuments humains,
indiquant ainsi l’état d’esprit général de l’époque694. Ces beautés méritent autant
protection et « respect » que les monuments, en ce qu’elles tissent des liens intimes avec
l’« âme » des nations et des foules. Il serait cependant réducteur de rapporter la
protection de la nature uniquement à l’intérêt des nations et des peuples en cette veille
de Grande Guerre. L’intérêt des naturalistes n’est pas oublié par le botaniste qu’est
Massart.
Lorsqu’il invoque de bonnes raisons pour protéger les espèces en danger
d’extinction, (qu’il désigne comme des « espèces rares »695), il place en tête de la liste
les raisons scientifiques : une espèce, la plus insignifiante puisse-t-elle paraître, pourra
peut-être un jour apporter un progrès décisif à la compréhension du monde. Massart
appuie son raisonnement sur l’exemple de l’Amphioxus qui permit de faire des
avancées remarquables dans la compréhension de l’embryologie humaine. Par ailleurs,
la rareté même des espèces menacées est souvent le signe visible de situations ou de
processus naturels originaux, d’un intérêt scientifique et écologique indéniable : ces
693 Massart, Pour la protection de la nature en Belgique, Bruxelles, H. Lamertin, 1912.
694 Massart, op. cit., p. 39 cite ainsi la loi française de protection des sites et monuments naturels pour
des raisons esthétiques, datant du 21 avril 1906.
695 Nous savons aujourd’hui, grâce aux travaux de Kevin Gaston, Rarity, London, Chapman & Hall,
1994, en particulier, que la notion de rareté recouvre de nombreuses acceptions et que celle d’espèce
en danger n’en est qu’une possible, mais non nécessaire. Des espèces peuvent être rares sans pour
autant être le moins du monde menacées.
321
espèces rares peuvent ainsi être des reliques géologiques, la marque d’émigrations ou de
changements environnementaux récents par exemple.
Massart conçoit deux types de mesures à prendre pour protéger la nature : d’une
part, la mise en place de réserves de plus ou moindre grande taille afin de protéger
l’intégralité d’un site et des espèces qui s’y trouvent ; d’autre part, la création de loi
protégeant spécifiquement certaines espèces et réglementant leur chasse et leur
commerce. Au niveau de ces lois, il souligne les efforts réalisés par de nombreux pays,
nordiques et montagnards (Norvège, Islande, Suisse, Autriche, etc.) en particulier pour
le fait d’avoir soustrait au droit de chasse de nombreuses espèces menacées, ce qui n’a
pourtant pas empêché quelques disparitions d’espèces comme le grand Manchot (Alca
Impennis), disparu au début du XIXe siècle. Il faut souligner à ce niveau-là l’influence
décisive de deux naturalistes suisses : Henri Correvon (1854-1939), qui créa en 1883
l’Association pour la Protection des Plantes et Paul Sarrasin qui en 1910 a fait voter la
création d’un Comité pour la Protection Universelle de la Nature. Par ailleurs, Massart
relate les efforts des puissances coloniales, dont la France, pour protéger les espèces les
plus menacées d’Afrique, en signant la Convention de Londres le 19 mai 1900. Par la
suite, une nouvelle fois encouragé par les autorités françaises, se tint à Paris en 1923 le
premier « Congrès international pour la protection de la Nature » auquel participaient
dix-sept états, mais qui n’aboutit malheureusement à aucune mesure concrète.
Enfin, Massart fait une proposition fort originale, mais qui avec le recul ne peut
que faire réfléchir sur certaines dérives récentes de la conservation, celle de la création
de parcs fermés aux Occidentaux pour la protection des peuples et races primitifs696 !
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H
9
!
Beaucoup plus engagée est l’œuvre de William T. Hornaday (1854-1937),
zoologiste et taxidermiste américain, qui dès les années 1880 combattit avec énergie la
destruction de la nature, et en particulier, la disparition des bisons. Il devint par la suite
le directeur de la Société zoologique de New-York et devint le plus ardent défenseur de
la faune sauvage à son époque.
Il écrivit ainsi en 1913 un livre, Our vanishing wildlife697, dont le style engagé et
catastrophiste n’a rien à envier aux publications récentes des écologistes les plus
pessimistes. Il écrit ce livre, sans doute le premier entièrement consacré à la défense
d’espèces en danger d’extinction, alors qu’il essaie de récolter des fonds pour lancer le
696 Massart, Pour la protection…, op. cit., p. 77.
322
Permanent Wildlife Protection Fund. De ce fait, la vigueur de l’argumentation (et des
illustrations originales extrêmement intéressantes qui l’accompagnent (Cf. figure 15))
vient du fait que ce livre constitue avant tout un manifeste de propagande
conservationniste698 ; le chapitre conclusif du livre est des plus éloquents :
« Le destin de la vie sauvage en Amérique du Nord est suspendu aujourd’hui à
trois petits fils dont vous devinerez difficilement les noms sans aide. Ce sont le Travail,
l’Argent et la Publicité ! »
Cet ouvrage possède cependant l’indéniable mérite d’offrir un tour d’horizon
richement documenté des causes et de l’histoire de la destruction des espèces sauvages
en Amérique du Nord. N’oublions pas en effet que le continent nord-américain est celui
qui a connu objectivement le plus d’extinctions au XIXe siècle et au début du XXe siècle
comparativement aux autres continents. Ceci est confirmé aujourd’hui, en particulier au
niveau des espèces d’oiseaux, par des naturalistes et des scientifiques699 ; à cet égard, on
ne peut que saluer la lucidité et la justesse de l’analyse de Hornaday :
« Des voyages, aussi bien à travers l’Europe que sur une large part du continent
nord-américain m’ont convaincu que nulle part la nature n’est détruite aussi rapidement
qu’aux États-Unis. Excepté dans nos réserves de conservation, un paradis terrestre est
en train d’être transformé en un enfer ; et ce ne sont ni les hommes sauvages, ni les
primitifs qui font cela, mais des femmes et des hommes qui se vantent de leur
civilisation »700.
En toute honnêteté, ce constat, bien qu’il supporte une idéologie
conservationniste forte ne repose pas sur la seule foi du charbonnier, mais bien sur une
quantité impressionnante de données chiffrées et d’estimation de la faune sauvage
américaine. Hornaday passe en revue, entre autres, les extinctions des oiseaux nordaméricains les plus connus : le pigeon migrateur, le grand pingouin, la perruche de
Caroline, le cormoran Pallas, le canard du Labrador, le courlis eskimo. Il ne cesse de
dénoncer cette infamie de la civilisation et de rappeler la fragilité du monde sauvage
(Voir figure 16) :
697 Hornaday, Our Vanishing Wildlife : Its Extermination and Preservation, New York, New York
zoological society, 1913.
698 Cf. Fox, John Muir and His Legacy : the American Conservation Movement, Boston, Little, Brown
and Company, 1981. p. 149.
699 Greenway, Extinct and Vanishing Birds of the World, New-York, Dover publications, 1958.
700 Hornaday, Our Vanishing…, op. cit., p. vii.
323
Figure 15 : William T. Hornaday : Monument aux espèces éteintes. Ce
monument est issu de l’imagination de Hornaday, mais il existe bel et bien,
çà et là dans le monde, des monuments, voire même des musées dédiés à
certaines espèces éteintes.
324
Figure 16 : Quelques espèces d’oiseaux nord-américains éteints au début
du XXe siècle
325
« Il est temps de dire à tous les hommes dans les termes les plus directs qu’il n’a
jamais existé nulle part pendant la période historique un volume de faune sauvage tel
que l’homme civilisé ne puisse rapidement l’exterminer par ses méthodes de
destruction »701.
Par ailleurs, en plus des causes et de l’histoire des extinctions qui sont richement
documentées et analysées, Hornaday n’a pas omis d’expliciter plus en profondeur sa
conception de l’extinction en elle-même. Il décrit d’abord sa vision personnelle,
subjective des extinctions telles qu’elles lui apparaissent : « Aujourd’hui, la chose qui
me fixe du regard à chacun de mes moments éveillés, comme un spectre terrifiant avec
des crocs et des griffes ensanglantées est l’extermination des espèces. Pour moi, c’est
une chose horrible. C’est du massacre en gros, pas moins. C’est un crime capital, et une
noire disgrâce s’abattant sur les races de l’humanité civilisée. Je dis « humanité
civilisée » parce que les sauvages ne font pas cela. »702.
Hornaday va par la suite confirmer qu’il absout les sauvages, tout comme les
animaux sauvages de tout excès dans le massacre de leur proies et donc de mise en
danger des espèces, dans un parallèle qui est par ailleurs troublant : « Depuis les temps
historiques les plus reculés, l’homme sauvage, qu’il fût rouge, noir, marron ou jaune, a
tué selon la même règle que les bêtes sauvages - seulement ce qu’il peut utiliser, ou
pense qu’il peut utiliser »703.
Comme chez Michelet par exemple, ou plus près de Hornaday, chez John Muir,
l’extinction des espèces apparaît comme un événement contre nature issu des
comportements et des besoins aberrants d’un point de vue écologique de l’homme
moderne : marché du gibier, besoins en plumes d’ornementation pour les modistes, la
chasse comme activité de « loisir », etc.
Ensuite, Hornaday fournit une classification originale des types d’extinction (ou
plutôt extermination) ; il en distingue trois sortes différentes :
D’abord « l’extermination pratique » d’une espèce qui est constatée lorsqu’on ne
trouve plus aucun individu d’une espèce dans la nature, même en la cherchant
activement. Cela ne signifie pas pour autant qu’il ne subsiste pas des individus vivants,
mais qu’on a des chances de les rencontrer que par accident.
Ensuite, il y a « l’extermination absolue » : c’est lorsqu’il ne reste plus aucun
individu vivant de l’espèce. Pour que l’extinction totale de l’espèce soit constatée, il
701 Ibid., p. 5-6.
702 Ibid., p. 8.
703 Ibid., p. 8. Souligné dans l’original.
326
faut que pendant une certaine période plus aucun spécimen ne soit observé ou tué. Pour
Hornaday, cinq années suffisent pour établir cette extermination absolue. Cette règle du
délai entre le dernier individu vivant décédé et la déclaration officielle de l’extinction a
été reprise par l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN), avec
cependant un délai plus long dans la plupart des cas, de l’ordre de 30 ans.
Enfin, le dernier type d’extinction selon Hornaday est « l’extermination à l’état
sauvage », à savoir lorsque les seuls représentants d’une espèce vivent en captivité. Le
cerf du Père David en Chine ou le bison, dont quelques dizaines d’individus seulement
survivent dans quelques parcs américains sont des bons exemples de cette situation.
Hornaday classe donc ces types d’extermination, non en raison de facteurs
biologiques inhérents à l’espèce, mais plutôt en fonction de la perception que l’homme
peut avoir de l’état de l’espèce, selon un mélange de critères anthropomorphiques et
phénoménologiques :
individus
observables/non
observables,
présents/absents,
sauvages/en captivité. Loin de constituer une classification scientifique, ce classement
présente une typologie des extinctions selon le point de vue du naturaliste ou du
conservationniste.
Hornaday ne se contente pourtant pas de présenter les extinctions passées et
celles en cours, mais il défend activement un programme détaillé de conservation des
espèces, sur un ton volontairement militant et moraliste. À la lumière de ce qui précède,
on ne peut qu’être surpris de certains passages de son livre qui mettent en exergue
certaines tensions, voire contradictions, dans les politiques de conservation. Ainsi,
Hornaday ne récuse pas la classification de certains oiseaux ou mammifères comme
« nuisibles » ou « vermines », juste bons à être détruits704. Il ne remet pas non plus en
cause la campagne d’extermination des loups et des coyotes qui fait rage à son époque
et qui est menée par le « Bureau of Biological Survey ». Enfin, sa colère envers les
immigrants italiens qu’il accuse d’être des tueurs incorrigibles d’oiseaux montre le lien
qu’il établit entre conservationnisme et nativisme, pour ne pas dire patriotisme. Il
cherche à rappeler aux Américains combien ceux-ci sont redevables à la faune sauvage
d’avoir fourni à leurs ancêtres, pionniers et colons, les ressources de nourriture qui leur
étaient indispensables dans la conquête de l’Ouest et l’installation de la civilisation dans
ce pays sauvage.
704 Hornaday, Our Vanishing…, op. cit., p. 77-81.
327
Au-delà des critiques que l’on peut faire à cet ouvrage et à son auteur, il faut
cependant reconnaître que ce livre constitua une étape importante dans le combat pour
la conservation de la nature, et avant cela, la reconnaissance de la gravité de la situation
en matière d’extinctions d’espèces. Ce livre eu par exemple une profonde influence sur
la pensée d’Aldo Leopold parmi d’autres qui, en quelque sorte, continua l’œuvre de
Hornaday par son livre sur la gestion « scientifique » du gibier, Game management,
même si ce dernier, selon Worster est largement inspiré des méthodes de gestion des
ressources forestières et agronomiques705.
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Comme en 1914-1918, la seconde guerre mondiale a constitué un net coup de
frein à la protection de la nature, mais au sortir de la guerre, de nouvelles institutions
internationales émergèrent dont l’Union Internationale pour la Protection de la Nature
(UIPN) devenue depuis l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature
(UICN). Elle fut créée en 1948 à Fontainebleau, sous la houlette de Julian Huxley, alors
secrétaire général de l’UNESCO. Enfin les propositions de conservation de la nature
bénéficiaient d’un organisme permanent et international, capable de s’appuyer sur les
meilleures données scientifiques disponibles et d’organiser une action concertée et
efficace, liant notamment la conservation des espèces à celle des habitats706.
Petit à petit, le sentiment conservationniste s’est fait plus insistant, avec la prise
de position publique d’éminentes personnalités scientifiques, comme Roger Heim
(1900-1979), qui fut directeur du Muséum National d’Histoire Naturelle. Ses combats
pour la protection de la nature, et de certaines espèces en particulier (Varan de Komodo,
Oryx d’Arabie, etc.) lui valurent d'
être nommé président de l'
UICN, de 1954 à 1958. Il
écrivit aussi un ouvrage engagé pour sonner l’alerte sur les dangers auxquels faisait face
la nature, et il inclut une liste des espèces végétales et animales éteintes depuis quelques
centaines d’années à cause de l’homme. Cet ouvrage inaugurait ainsi la vague
d’ouvrages au ton volontiers catastrophiste qui secoua les opinions publiques à partir
des années 60-70707.
705 Worster, Les Pionniers…, op. cit., p. 295.
706 Cf. Baer, « Aperçu historique de la protection de la nature », Biological Conservation, 1, 1968, p. 711.
707 Heim, Destruction et protection de la nature, Paris, Colin, 1951.
328
Parmi ceux-ci, le Printemps silencieux de Rachel Carson (et préfacé par Roger
Heim) fit l’effet d’une bombe dans sa dénonciation des effets du DDT sur la survie des
populations aviaires notamment, mais aussi de la nature en général708. En France, c’est
l’ouvrage fourni et rigoureux du Professeur Jean Dorst, Avant que nature ne meure, qui
servit de référence aux amoureux de la nature709.
De tous ces ouvrages, de tous ces débats et des combats politiques pour la
protection de la nature au sens large (préservation et conservation), et pour voir cesser
les extinctions d’espèces, a émergé une formidable prise de conscience de la fragilité du
monde vivant.
Par rapport aux espèces, de nombreuses lois ont fleuri, notamment au cours des
années 70 : l’« endangered species act » en 1973 aux USA, la convention de
Washington (1973) sur le commerce international des espèces sauvages de flore et de
faune menacées d'
extinction et la convention de Berne (1979) relative à la conservation
de la vie sauvage et du milieu naturel de l'
Europe, la loi sur les espèces protégées en
France de 1976. Leur mise en application, malgré le cadre proposé par la Convention
sur la Diversité Biologique approuvé en 1992, n’est pas aussi stricte et efficace qu’on
pourrait l’espérer ; néanmoins, on ne peut nier le fait que la prise de conscience des
conservationnistes se soit transcrite en actes.
Mais les concepts ont aussi évolué ces dernières décennies. Les espèces en ellesmêmes, bien que toujours pierre d’angle des politiques de conservation, ont été incluses
dans un concept écologique plus global, la « biodiversité » ou diversité biologique,
depuis les gènes jusqu’aux écosystèmes. Ce concept, plus exigeant en termes d’action
conservationniste, car il oblige à considérer les interactions entre plusieurs niveaux
écologiques, est à son tour concurrencé par un nouveau concept opératoire, celui
d’« ecosystem health » ou santé écosystémique710 depuis une dizaine d’années.
Sur un plan plus théorique, comme nous allons le voir dans la deuxième partie
de la thèse, les problématiques de conservation des espèces et de la nature en général
ouvrirent la voie à un champ entier et nouveau de la philosophie : l’éthique
environnementale.
708 Carson, Printemps silencieux, Paris, Plon, 1963.
709 Dorst, Avant que nature meure, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1965.
710 Cf. Norton, « Biological Resources and Endangered Species », in Norton, Searching for
Sustainability, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p. 110-129.
329
0 '3
Il est temps de récapituler les points essentiels de notre parcours historique avant
de nous intéresser désormais au présent et aux enjeux que pose la conservation des
espèces au plan scientifique et au plan éthique.
De la pensée primitive jusqu’à l’ère de la science, nous avons retracé, selon un
parcours il est vrai parfois riche de détours, l’évolution d’une idée ou d’un concept
environnemental. Rappelons rapidement que nous sommes partis du constat que dans un
monde vivant dans le Grand Temps, éternel re-présentation du temps des origines, en
lutte perpétuelle contre l’histoire, l’idée d’extinction n’avait guère sa place, tout au plus
cette idée était-elle évoquée dans les légendes cosmogoniques. Son ombre n’apparut
qu’avec le temps des développements de la civilisation et des grands mythes
catastrophistes. Sous l’aile de la temporalité en train de se déployer se cachaient
l’origine et la fin absolu du monde, des êtres et des formes. Du Déluge à Platon, les
signes de la présence de l’extinction se font de plus en plus nets. Le dynamisme du
monde et l’organicité de la Terre considérée dans sa globalité, autorisent la création et la
corruption des individus et des formes qu’ils incarnent. Et déjà, la lutte pour la vie selon
Lucrèce fait des victimes au-delà des seuls organismes individuels : elle a raison des
monstres issus d’une Terre encore jeune et exubérante et des animaux faibles et inutiles
à l’homme. Les formes passent, la Terre vieillit et l’homme étend son empire sur les
animaux : jeu d’atomes dont il est avisé d’accepter la dure loi dénuée de finalisme
anthropocentrique pour vivre sans souffrance dans ce monde.
Avec Palissy, connaissance de l’histoire de la Terre, attachement et intérêt
relatifs aux ressources de la nature et enfin sensibilité naturaliste se conjuguent pour
mener clairement à cette idée que les formes et les espèces naturelles peuvent se perdre.
La voix de ce proto-écologiste original reste malheureusement bien trop isolée alors que
les vagues du mécanisme et du baconisme s’abattent sur l’occident. Elle est aussi
couverte par les controverses théologiques sur la plénitude de la création et la
providence divine, qui ne peuvent souffrir l’existence d’extinctions dans la chaîne
divine des êtres. Mais devant les évidences paléontologiques de plus en plus
nombreuses, les échappatoires deviennent illusoires. Alors que les frontières des terres
inexplorées et de la connaissance reculent, l’homme moderne, après ses ancêtres
préhistoriques et antiques, provoque à son tour de nouvelles extinctions : auroch, dodo,
solitaire, sont parmi ses premières victimes.
La temporalité inhérente à la vie, s’étend désormais à ses formes, qui elles aussi
meurent. Que ce soit le fait de terribles révolutions du globe ou des instincts
330
destructeurs de l’homme, il est à partir du XIXe nécessaire d’intégrer les extinctions
d’espèces dans le déroulement du monde et d’essayer de justifier leur place dans la
création. En cela, c’est Darwin qui réussira le plus admirablement, en expliquant à la
fois créations et extinctions d’espèces au sein d’un cadre d’interprétation théorique
unifié, la descendance avec modification sous l’action de la sélection naturelle. Ce
siècle voit aussi naître les premiers mouvements de conservation de la nature et les
premières prises de position pour la protection de certaines espèces menacées.
Malheureusement, celles-ci restent sporadiques, et malgré la constitution de l’écologie
et d’une biologie des populations aux bases scientifiques solides, il faudra attendre le
dernier quart du XXe siècle pour assister à une action massive en faveur de
l’environnement, dans un monde incertain où le hasard règne désormais en maître, des
particules subatomiques à la biosphère. Cette vie, qui autrefois nous semblait garantie
(mais aussi ôtée) par Dieu selon un projet idéal, nous paraît aujourd’hui bien fragile.
L’homme, dans son hubris prométhéenne, a cherché à imiter Dieu, mais se voit
aujourd’hui dans la nécessité d’assumer ses responsabilités quand à la survie de la
diversité des êtres de cette planète.
Pour autant, l’écologie n’a-t-elle pas constitué la tentative la plus réussie pour
réduire l’hiatus entre la façon dont la nature est et la façon dont les hommes se la
représentent ? N’est-ce pas le privilège exclusif de la science de nous instruire sur la
réalité et de nous permettre de coordonner et d’anticiper nos actions au sein de la
nature ? Pourtant, alors que jamais la connaissance de la nature n’a été aussi profonde,
la crise environnementale s’aggrave, avec son cortège de catastrophismes ; elle
proviendrait de la multiplication d’objets de plus en plus « hybrides » selon Bruno
Latour, dont ni la science, ni la politique, ne peuvent réellement rendre compte dans la
partition actuelle des tâches et des savoirs au sein de la société.
Doit-on alors blâmer une science aveugle, qui, si elle semble combler le fossé
épistémique entre les actions et représentations humaines et l’environnement tel qu’il
est, reste largement insensible aux valeurs de son objet d’étude ?
Dans cette histoire du concept d’extinction d’espèce, le XXe siècle apparaît
comme celui de la grande prise de conscience de l’importance des extinctions. De la
rhétorique de la dégénérescence des espèces à celle du déclin catastrophique de notre
environnement, des mouvements de conservation des ressources cynégétiques et
biologiques aux mouvements écologistes holistes, etc. Rappelons que si le débat sur le
transformisme est réellement apparu sous la forme d’une controverse sur l’extinction
331
des espèces, l’étude de l’extinction a été progressivement éclipsé par les problèmes de
spéciation. L’origine des espèces devint évidemment à partir de Darwin et jusqu’à ces
dernières années le lieu incontournable des affrontements entre les différents courants
de l’évolutionnisme. Mais à partir des années 70, les empoignades publiques entre
paléontologues sur la théorie des équilibres ponctués711, sur le renouveau du
catastrophisme712 et sur la paléontologie « statistique »713 remirent les extinctions au
centre des débats évolutionnistes. C’est donc à la fois pour répondre aux interrogations
théoriques et aux problèmes pratiques de l’écologie qu’à partir des années 70 est
apparue une discipline, la biologie de la conservation, pour laquelle l’extinction
d’espèce constitue une donnée centrale d’investigation. Mais il ne s’agit plus de
l’extinction à expliquer par un scénario, comme en paléontologie, mais d’un processus à
étudier dans tous ses détails, ses facteurs, ses variables, ses mécanismes, ses
conséquences ; bref, un processus vital, mais aussi tragique…
711 Gould and Eldredge, « The Spandrels of San Marco and the Panglossian Paradigm : A Critique of the
Adaptationist Program », Proceedings of the Royal Society of London, B. 205, 1979, p. 581-598.
712 Alvarez et al., « Extraterrestrial Cause for the Cretaceous-Tertiary Extinction », Science, 208, 1980,
p. 1095-1108.
713 Raup, De l’Extinction des espèces, Paris, Gallimard, 1993.
332
333
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I
2>J
La biologie de la conservation714, en tant que science autonome, émerge dans les
années 60-70 avec pour objet principal de comprendre, de prévoir et de prévenir les
dommages subis par l’environnement (dont les extinctions d’espèces). Elle fait appel à
des ressources scientifiques multiples : l’écologie et la biologie des populations, mais
aussi la génétique, la systématique, la paléontologie, l’anthropologie, l’économie,
etc.715). Nous allons cependant nous limiter ici à l’analyse épistémologique des concepts
écologiques au sens large, en faisant appel au besoin à des résultats de la paléontologie.
Nous restreindrons cependant ces incursions au minimum nécessaire car la
question des extinctions d’espèces fossiles et des extinctions de masse est devenue si
importante
en
paléontologie,
aussi
bien
d’un
point
de
vue
scientifique
qu’épistémologique, qu’elle constitue en elle-même un sujet de réflexion suffisant pour
être étudié indépendamment716.
1
?
La biodiversité aurait beaucoup augmenté au Cambrien et on a parlé à ce sujet
de « big-bang de l’évolution ». Cette diversité a été dramatiquement réduite par la
première extinction de masse connue, celle du Permien, qui aurait détruit plus de 95%
des espèces alors existantes. Par la suite, la biodiversité a augmenté régulièrement, par
exemple par des phénomènes de spéciation allopatrique (divergence génétique de
populations isolées géographiquement), et a été marquée de façon plus ou moins
régulière par des extinctions de masse : on en compte cinq grandes à l’heure actuelle et
de nombreuses moins importantes. Dans un passé plus proche, l’étude de l’effet des
glaciations sur la disparition de certaines espèces, surtout de grands mammifères
714 Nous emploierons souvent le sigle « BC » à la place de Biologie de la Conservation.
715 Temple, « Conservation Biology : New Goals and New Partners for Managers of Biological
Resources » in Decker et al. (eds.), Challenges in the Conservation of Biological Resources : a
Practitioner’s Guide, Boulder, Westview Press, 1991, p. 45-54.
716 Cf. à ce sujet, Raup, De l’Extinction des espèces, op. cit. Glen (Ed.), The Mass Extinction Debate.
How Science Works in a Crisis, Stanford, Stanford University Press, 1992.
334
terrestres et d’oiseaux, a fourni des données importantes sur les taux d’extinction de ces
types d’animaux.
D’après les études paléontologiques, on peut donc distinguer les extinctions de
masse et les extinctions graduelles ou ponctuelles. Cela se remarque surtout pour les
taxons supérieurs à l’espèce comme le genre ou la famille. Ce retour du catastrophisme
a provoqué de nombreux débats chez les paléontologues que nous ne relaterons pas ici.
?
On estime de nos jours que la moitié des extinctions depuis l’an 1600 s’est
produite pendant le XXe siècle ; les extinctions ne touchent pas équitablement tous les
groupes. Les vertébrés sont beaucoup plus touchés comparativement aux insectes par
exemple. D’une part, il est plus facile pour les humains de s’apercevoir de la disparition
d’une espèce de mammifère que d’insecte ; par ailleurs, la concurrence spatiale et
écologique a indéniablement joué en la défaveur des espèces de grande taille avec une
fertilité limitée et des générations longues.
On a aussi estimé la durée de vie moyenne des espèces à 4 millions d’années
mais elle varie beaucoup en fonction de leur appartenance phylétique717 : les espèces
d’oiseaux et de mammifères ont par exemple des durées d’existence plus courtes. Mais
là encore, le regard du scientifique ne serait guère objectif en fonction des taxa
considérés, de la qualité et de la fréquences des archives fossiles, etc.
?
$
L’estimation du nombre d’espèces qui disparaissent et qui vont disparaître se fait
de manière indirecte par la méthode « richesse spécifique/surface » de Mac Arthur. Par
cette méthode, une estimation de la surface des habitats naturels voués à la destruction
peut nous fournir une idée du nombre d’espèces qui va disparaître. Le recensement des
espèces menacées ou en voie d’extinction est une autre méthode de prévision. À
l’échelle de la planète, l’UICN publie une « liste rouge » de ces espèces et des
estimations sur les extinctions futures. On ne peut malheureusement pas calculer la
précision de ces données car il existe de nombreux biais suivant le milieu des espèces,
leur taille, etc.
717 Raup, De l’extinction…, op. cit.
335
Tout ce qu’on peut mentionner, c’est le pourcentage d’espèces menacées à court
et moyen terme d’extinction : 11 % des oiseaux, 25 % des mammifères, 20 % des
reptiles, 25 % des amphibiens et enfin, 34 % des poissons718.
1
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=
9
La préhistoire de la conservation est à rechercher dans la gestion des ressources
naturelles, et pour les espèces, en particulier du côté de la gestion du gibier, comme
nous l’avons souligné avec Aldo Leopold aux États-Unis. En France, il n’est sûrement
pas innocent que la fondation du premier parc national français (La Vanoise) soit en
partie l’œuvre d’un chasseur, le docteur Couturier, qui voyait sans doute là l’occasion
de constituer une gigantesque réserve de gibier !
Pour ce qui est de la biologie de la conservation même, c’est à dire de la science
qui étudie la biodiversité (aux niveaux génétique, spécifique, écosystémique, et même
paysager) et les dynamiques d’extinction pour essayer de les enrayer, elle apparut à la
fin des années 60719 et se structura au cours des années 70. Cette science très récente
s’inspira de l’écologie des communautés, de la biologie des populations et surtout de la
biogéographie insulaire. Selon Grumbine720, l’objectif initial de la biologie de la
conservation était d’intégrer les théories de la biogéographie insulaire aux pratiques de
conservation ; mais cet objectif fut largement dépassé et la biologie de la conservation
développa ses propres méthodes et ses propres théories. Pour ce qui est de l’aspect
génétique, le pionnier de la génétique de la conservation (ou de la « conservation
génétique »), Otto Frankel, s’inspira des préoccupations des agronomes qui
commençaient à créer des banques de graines pour préserver la diversité génétiques des
plantes susceptibles d’améliorer les cultivars existants. Il souligna pour sa part, et de
façon visionnaire, la responsabilité éthique des généticiens dans la conservation de la
diversité génétique et des processus évolutifs naturels721.
718 Broswimmer, Ecocide, op. cit., p. 180.
719 La revue Biological Conservation parut pour la première fois en 1968.
720 Grumbine, Ghost Bears. Exploring the Biodiversity Crisis, Covelo Island Press, 1992, p. 29.
721 Frankel, « Variation - the Essence of Life », Proc. Linn. Soc. New South Wales, 95, 1970, p. 158-69. /
Frankel, « Genetic Conservation : Our Evolutionary Responsibility », Genetics, 78, 1974, p. 53-65.
Voir aussi à ce sujet Soulé et Mills, « Conservation Genetics and Conservation Biology : a Troubled
Marriage » in Sandlund, Hindar and Brown, Conservation of Biodiversity for Sustainable
Development, Oslo, Scandinavian University Press, 1992, p. 55-69.
336
Au départ cependant, l’un des objectifs de la BC était d’estimer la surface
minimale d’une réserve naturelle pour garantir la pérennité des espèces et des
écosystèmes. Puis cet objectif s’est progressivement focalisé sur la taille minimale des
populations pour garantir leur viabilité.
?
>
?
*
Mais comment définir la biologie de la conservation ? Tout d’abord, il s’agit à
bien des égards d’une science appliquée ; c’est-à-dire d’une science censée utiliser les
résultats de sciences plus fondamentales dans le cadre d’une problématique particulière
ou d’un champ d’investigation plus technique. Mais comme dans la plupart des sciences
appliquées, il devient en réalité rapidement difficile de distinguer deux niveaux de
science (l’un purement fondamental et l’autre purement appliqué). La biologie de la
conservation a développé ses propres théories et donc ses propres outils fondamentaux,
non réductibles aux sciences « mères ».
Par ailleurs, la BC est appliquée en ce sens qu’elle est orientée vers l’action et
non seulement vers la compréhension des phénomènes. En gros, la BC est la mise en
application des concepts descriptifs de l’écologie. Mais en tant que discipline orientée
vers l’action, que pratique, la BC doit se doter de critères spécifiques et originaux, non
déterminables par la simple science écologique : elle doit ainsi suivre des normes,
mesurer l’effet de ses actions par des critères de faisabilité, d’efficacité ou même de
rentabilité.
?
*
Mais selon certains conservationnistes et philosophes, la biologie de la
conservation n’est pas seulement une science appliquée : elle est bien plus, elle est
évaluative et engagée ; les biologistes de la conservations doivent constamment
réaffirmer leur mission, qui consiste à protéger la nature, à affirmer que la biodiversité
est bonne, à ne pas seulement décrire l’état des écosystèmes, mais à promouvoir
activement leur protection722. La biologie de la conservation ne doit pas se voiler la face
en se réfugiant derrière l’idéologie néo-positiviste selon laquelle les seules bonnes
sciences sont celles qui sont neutres, sans valeurs ; au contraire, c’est en affirmant la
valeur de l’objet qu’elle étudie et qu’elle défend que la BC accède le mieux à la mission
337
qui doit être la sienne : celle de comprendre la crise environnementale, de juger de l’état
de la nature et de réfléchir aux solutions à mettre en œuvre pour remédier à cette
situation et préserver les espèces et la biodiversité en général.
La BC est clairement une science normative dont la nature est intimement
dépendante de l’éthique environnementale qui lui sert de guide et qui lui propose les
valeurs qu’elle doit adopter.
?
$*
Mais plus encore qu’une science appliquée et normative, la biologie de la
conservation est une science de crise723. Selon Michael Soulé, la BC est un peu à
l’écologie ce que la chirurgie est à la physiologie, ou ce que la biologie du cancer à la
biologie générale. Et comme dans toute discipline de crise, le temps est souvent un
facteur limitant et la rapidité des conclusions implique de tolérer un degré d’incertitude
parfois élevé. Enfin, les considérations pragmatiques prennent le pas sur les réflexions
théoriques ; le choix des moyens ne se mesure pas à l’aune d’une quelconque cohérence
théorique, mais plutôt en regard de l’efficacité et de la capacité de ceux-ci à atteindre
l’objectif visé de conservation.
?
, *
En tant que discipline interdisciplinaire, elle se doit aussi d’être synthétique,
voire d’être holiste au sens où l’entend Soulé, c’est à dire de considérer les entités
écologiques comme des touts intégrés, et cela sur plusieurs plans. La crise
environnementale que subit la biodiversité résulte de l’interaction entre les actions
humaines et l’environnement, lequel à la fois conditionne et réagit aux premières. Cette
crise se définit par conséquent comme une sorte d’objet hybride entre homme et nature,
science et politique. La complexité de cet objet, ou plutôt de cette collection hétéroclite
d’humains et de non-humains724, n’est pas réductible à l’une ou l’autre de ses
composantes, n’est pas divisible en parties autonomes qui pourraient être analysées
indépendamment les unes des autres. Voilà pourquoi Soulé invoque la nécessité du
recours à une épistémologie holiste pour arriver à rendre compte de la nature de la crise
environnementale et de la science qui doit la combattre : la biologie de la conservation.
Cette approche holiste de la conservation doit être affirmée aussi bien d’un point
de vue épistémologique - la connaissance du tout est plus importante que la
722 Barry and Oelschlaeger, « A Science for Survival : Values and Conservation Biology »,
Conservation Biology, 10, n°3, 1996. p. 905-911.
723 Soulé, « What Is Conservation Biology ? », BioScience, 35, n°11, 1985, p. 727-34.
338
connaissance de la somme des parties - que d’un point de vue moral ou éthique - la
valeur du tout est plus importante que la somme de la valeur des parties. En affirmant
suivre des principes holistes, les biologistes de la conservation sont souvent placés en
opposition avec les gestionnaires de la faune sauvage ou avec les partisans des droits
des animaux, lesquels insistent au contraire soit sur la valeur instrumentale, soit sur la
valeur intrinsèque inaliénable de chaque individu.
Les biologistes de la conservation se réfèrent aussi au concept de holisme dans
un second sens, sans doute plus discutable : « La seconde implication du terme
holistique est la supposition que les approches multidisciplinaires seront finalement les
plus fructueuses »725. S’il est indéniable que la BC est fondamentalement et
nécessairement interdisciplinaire, cela ne garantit pas qu’elle soit holiste en ce sens. Il
me semble tout à fait possible d’envisager des sciences interdisciplinaires basées sur des
méthodes et des concepts totalement réductionnistes : la biologie moléculaire constitue
à cet égard un contre-exemple convaincant.
Par ailleurs, il n’est pas superflu de noter que si la BC, selon Michael Soulé, l’un
de ses porte-parole les plus influent, se définit résolument en opposition avec une
philosophie réductionniste et trop analytique, elle n’en repose pas moins sur des
disciplines complètement réductionnistes comme la génétique ou la biologie des
populations. Pour résumer la situation épistémologique de la BC, on peut avancer qu’il
s’agit d’une science multidisciplinaire, focalisant autour d’elle une grande diversité de
méthodes et d’approches largement réductionnistes, dont elle tire et combine les
éléments en une synthèse holiste afin de répondre au mieux à la crise environnementale.
Soulé l’affirme lui-même : « En pratique, une méthodologie réductionniste, comprenant
la recherche en autoécologie, est la meilleure manière d’établir la structure holiste des
communautés ».
Pour convaincantes qu’elles soient, les explications de Soulé ne sont en rien des
réponses définitives à la discussion sur la nature holiste de la BC ; elles constituent au
contraire une bonne base de départ pour approfondir la discussion. Notons d’abord que
l’utilisation du terme « réductionnisme », par opposition à celui de « holisme » est
quelque peu abusive. On emploie effectivement la notion de « réduction » dans une
acception très large qui dépasse largement l’originale qui avait seulement trait à la
réduction d’une théorie scientifique à une autre : par exemple, la réduction de la chimie
724 Pour reprendre la terminologie de Latour, Politiques de la nature, Paris, La découverte, 2001.
725 Soulé, « What… », op. cit., p. 728.
339
à la physique, ou la réduction de la génétique mendélienne à la génétique
moléculaire726. Par une extension abusive, on a attribué à ce programme
épistémologique
empirico-logiciste
d’unification
des
explications
scientifiques
l’objectif d’expliquer toutes les sciences par des méthodes physicalistes et, par la suite,
d’expliquer tous les niveaux du réel par des données et des lois physique de très bas
niveau. Réductionnisme est ainsi devenu synonyme de mécanicisme, d’atomisme ou
encore de méthode analytique727.
Par ailleurs, il existe une asymétrie constitutive au sein du débat holisme réductionnisme : les arguments en faveur du réductionnisme sont basés sur des
affirmations d’existence (le fait que l’on puisse relier plusieurs champs d’investigation
par des lois et des méthodes analytiques communes), alors que l’invocation du holisme
se réalise à partir de l’impossibilité de réduire un champ d’appréhension du réel à un
autre de niveau supérieur. Ainsi, il sera fait appel à l’existence de propriétés
systémiques ou émergentes afin de rendre compte de cette irréductibilité du tout à ses
parties728. Mais dans la mesure où la méthode analytique, qui consiste à sectionner et à
approfondir un domaine de recherche par une spécialisation croissante, est fertile, il
n’est requis aucune explication holiste, laquelle ne peut que se greffer sur des données
et des théories obtenues de manière analytique.
Par conséquent, au niveau de la BC, la question n’est pas de savoir si toutes les
données nécessaires à la réalisation de son programme de recherche doivent être
obtenues par des méthodes holistes, mais si, in fine, l’explication des conséquences
écologiques de la crise écologique et des actions à promouvoir ne doit pas reposer sur le
postulat de l’existence de propriétés émergentes propres à l’ensemble de la biodiversité
et de la nature entière, homme compris et en continuité avec les niveaux inférieurs.
Au niveau des espèces et du problème des extinctions, la question revient à
s’interroger sur la nature du processus de déclin de la population et sa conséquence
finale. N’y a-t-il pas là plus que la somme des facteurs écologiques et génétiques
déterminant le destin démographique de l’espèce ? Dans quelle mesure l’espèce
présente-t-elle une organisation et une intégration avec des propriétés émergentes ? Le
726 Ce programme de recherche a été initié par Nagel, The Structure of Science, Problems in the Logic of
Scientific Explanation, Indianapolis, Hackett, 1961. Voir le chapitre 11 « The reduction of theories ».
727 Bergandi, « Les antinomies épistémologiques entre les réductionnismes et les émergentismes »,
Revue Internationale de Systémique, vol 12, n°3, 1998, p. 225-252.
728 Andersen, « The History of Reductionism versus Holistic Approaches to Scientific Research »,
Endeavour, 25, n°4, 2001, p. 153-156.
340
système espèce-environnement dans lequel s’inscrit le déclin de l’espèce n’est-il pas luimême intégré à un niveau supérieur ?
Force est de constater que ces questions ne sont pas nouvelles et qu’elles
rappellent immédiatement l’organicisme écologique de Clements ou encore la
coopération harmonieuse des communautés animales chez Allee. Mais elles prennent
place dans un débat aux dimensions nouvelles (le concept de biodiversité par
exemple), orienté par l’urgence et l’action, en une période post-écosystémique.
Mais à vouloir regarder les choses de trop haut, et à vouloir trop intégrer, les
biologistes de la conservation ont peut-être ignoré des points fondamentaux. Comme le
souligne David Takacs, le concept de « biodiversité » a permis de dépasser les apories
nées de la conservation des espèces une à une. Dans la même logique, le concept plus
récent de « santé écosystémique » (Ecosystem health) dépasse le niveau de la
biodiversité pour essayer de fonder des normes de conservation au niveau plus élevé de
l’écosystème. Mais, de façon logique, le problème de l’extinction individuelle des
espèces a été négligé, ou du moins a été partiellement transformé en « boîte noire » et
intégré aux préoccupations des niveaux supérieurs.
?
$
2>
Quelles espèces et quelles entités écologiques sont en danger et pourquoi ? Que
préserver et comment ? Voilà les deux modes généraux de questionnement qui
ressortissent à la BC. A la première question, on peut répondre par une investigation sur
les causes des extinctions. Pour répondre à la deuxième question, on ne pourra pas faire
l’économie d’un débat éthique et politique, nécessairement modéré par les limites des
sciences et des techniques de conservation.
8.2.3.1 K
2>
En tentant de répondre au premier type de problème posé à la BC, c’est-à-dire
celui de l’identification et de l’ordonnancement des causes et de leurs effets sur les
populations et les espèces sauvages, cette discipline s’est progressivement structurée
selon deux paradigmes majeurs729 : le premier est le paradigme des « petites
populations » (small-population paradigm) et le second, le paradigme des « populations
déclinantes » (declining-population paradigm).
Afin de mieux comprendre les éléments du débat, il n’est pas inutile de présenter
d’abord les concepts causaux relatifs aux processus d’extinction. Mais pour cela faut-il
341
encore expliciter ce que nous entendons par « cause ». Nous allons voir en effet que ces
causes sont multiples et multiformes, et loin de correspondre à l’idée claire de relation
déterministe directe entre deux phénomènes, le premier étant la cause et le second
l’effet. Signalons d’abord, à la suite de Anne Fagot-Largeault730, que l’explication
causale réduit un événement nécessaire à un événement accidentel : une cause
d’extinction est telle que : elle peut ne pas se réaliser ; si elle ne se réalise pas, les
chances de l’extinction sont nulles ou plus faibles ; si elle se réalise, l’extinction se
produit, sauf à prendre des mesures de conservation adéquates. Le principe de cause
devient opératoire seulement en tant qu’élément déterminant de l’explication
scientifique, à savoir la déduction d’un énoncé phénoménal à partir d’autres énoncés
empiriquement testables.
Par ailleurs, les causes peuvent être discriminées suivant plusieurs critères
relatifs notamment à leur proximité, dans le réseau ou la chaîne causale, de l’effet final
(l’extinction de l’espèce). On peut ainsi distinguer des causes lointaines et des causes
prochaines, aussi bien sur un plan temporel que spatial, ou encore des causes directes et
indirectes si on considère la notion de cause sur un mode plus formel.
Nous préciserons la nature des causes d’extinctions (par rapport à celle des
causes de la mort qu’étudie par exemple Anne Fagot-Largeault) en nous penchant sur le
rapport mort-extinction dans la deuxième partie de la thèse.
Pour le moment, il suffit de savoir que dans le cadre du paradigme des petites
populations, ce sont avant tout les causes directes ou proximales d’extinction qui sont
étudiées alors que les études concernant les espèces déclinantes s’attachent surtout à
comprendre l’effet des causes lointaines ou indirectes.
Une dernière précision à propos de la notion de cause : la distinction entre
causes proximales et causes finales ou évolutives, souvent opérée depuis qu’elle a été
énoncée par Ernst Mayr, n’est pas pertinente ici dans la mesure où l’espèce en tant
qu’entité subissant le processus d’évolution n’est pas elle-même programmée en vue de
l’évolution d’une entité supra-spécifique.
8.2.3.2
Notons simplement ici que les causes d’extinction directes, pour des raisons que
nous expliciterons plus loin et qui tiennent essentiellement à la structure populationnelle
729 Caughley, « Directions in Conservation Biology », Journal of Animal Ecology, 63, 1994, p. 215-44.
730 Fagot-Largeault, Les Causes de la mort. Histoire naturelle et facteurs de risque, Paris, Vrin, 1989. p.
1.
342
et quantitative des espèces, sont largement de nature statistique et probabiliste. Sans
rentrer dans le débat sur la part du déterminisme et de l’ignorance humaine dans la
compréhension de la nature par des modèles probabilistes, nous ne pouvons que
constater notre impuissance à prévoir précisément les résultats des processus
écologiques gouvernant la survie des espèces.
Un tel processus, dont le résultat est en partie dû au hasard est dit
« stochastique ». La stochasticité constitue la part de variabilité d’un phénomène due à
la chance ou au hasard731.
Ces causes probabilistes peuvent être regroupées selon les trois grandes classes
suivantes :
?
$
On entend par là les conséquences du hasard dans le destin des individus d'
une
population par rapport aux paramètres démographiques moyens attendus. Pour
expliciter cette notion, prenons le cas limite d'
une espèce sexuée dont il ne resterait plus
qu’un couple et donnant naissance à deux descendants. En supposant un sex-ratio
équilibré (autant de chance d'
avoir un mâle qu'
une femelle), il y a 50% de chance que
l'
espèce s'
éteigne, c'
est à dire qu'
il n'
y ait plus que deux mâles ou deux femelles.
Supposons maintenant une population de 50 couples. Par un simple calcul combinatoire,
on estime alors que la probabilité d'
extinction n'
est plus que de 1,577 x 10-30 ! On
constate ainsi que les très petites populations sont beaucoup plus exposées aux
« coups » du hasard et aux risques d'
extinction que les grandes populations à paramètres
démographiques égaux (fécondité, survie, etc.). Plus la population est petite, plus les
variations dues au hasard peuvent être dangereuses pour le sex-ratio ou pour le nombre
de recrues annuelles. Ainsi la variance (Vr) du taux d’accroissement de la population (r)
augmente-t-elle de manière quasi exponentielle avec la baisse de la taille de la
population, si bien que r peut subir des variations erratiques plus prononcées, risquant
de réduire la population à zéro732.
?
$
Ce facteur fut défini par Robert May733 pour rendre compte des effets de
l’environnement au cours du temps sur les variables démographique. Cette cause est
731 Schaffer, « Minimum Viable Populations : Coping with Uncertainty » in Soulé (ed.), Viable
Populations for Conservation, Cambridge, Cambridge University Press, 1987, p. 69-86.
732 Caughley, « Directions… », op. cit., p. 217.
733 May, Stability and Complexity in Model Ecosystems, Princeton, Princeton University Press, 1973.
343
clairement de nature externe alors que la stochasticité démographique est de nature
interne, étant inhérente au fonctionnement même de la population. Les variation de
l’environnement, qu’elle soient de nature climatique, biologique (invasion de proies, de
compétiteurs, de parasites, etc.), ou catastrophique (éruption volcanique, feu de forêt,
etc.) ajoutent de la variance à r et aussi au taux de fertilité (f), si bien qu’à partir d’un
certain niveau de variance environnementale (Ve), la probabilité de survie de la
population, aussi grande soit-elle, tend vers zéro à l’infini734.
Des exemples de populations disparues récemment suite à une catastrophe
existent : c’est le cas de la dernière espèce de papillon bleu d’Angleterre qui disparut
suite à une sécheresse sévère ou encore le perroquet de Puerto Rico qui ne résista pas
longtemps aux conséquences dramatiques d’un ouragan tropical.
?
$
$
Rappelons rapidement que la discipline qui étudie l’évolution génétique des
populations est la génétique des populations. Elle postule l’existence d’entités discrètes
portant l’information génétique (les gènes). A chaque gène est associé un locus, c’est-àdire un emplacement sur un chromosome, lequel locus peut être exemplifié sous
plusieurs formes géniques, des allèles. La génétique des populations n’étudie pas
l’expression des gènes et des différents allèles chez un individu ; elle s’intéresse
seulement à la transmission des gènes et à l’évolution des fréquences alléliques au sein
de la population. Elle a ainsi permis de déterminer qu’uniquement quatre « forces »
influent sur l’évolution de cette fréquence allélique au cours des générations :
-
La mutation, par laquelle de nouveaux allèles sont produits
-
La sélection, qui joue sur la valeur sélective des allèles
-
La migration d’individus extérieurs à la population
-
La dérive génétique
La dérive étant due à un phénomène de tirage aléatoire des gènes au sein de la
population, elle devient préoccupante dans les petites populations.
Ce phénomène est directement dû au hasard ou plutôt à un processus aléatoire735.
Si l’on représente la transmission des gènes d’une génération à une autre par un tirage
aléatoire des allèles de la nouvelle génération dans le pool d’allèles de la génération
mère, selon la loi d’Hardy-Weinberg, la fréquence des allèles reste identique. Mais ce
734 Caughley, op. cit., p. 218.
735 Gayon, « Le hasard dans la théorie évolutionniste moderne : une analyse philosophique », Bulletin de
la SHESVIE, 1, n°1, 1994. p. 4-16.
344
résultat ne vaut qu’en supposant une population de taille suffisamment grande pour que
la loi des grands nombres s’applique. Or dans une petite population, ce tirage aléatoire
s’apparente à un échantillonnage suivant une loi binomiale de paramètres 2N et p0, N
étant la taille de la population et p0 la fréquence initiale de l’allèle. La conséquence de
ce phénomène est que la fréquence de l’allèle fluctuera à chaque génération en suivant
une sorte de « marche au hasard ». Mais elle finira soit par se fixer, c’est à dire atteindre
la fréquence 1, soit par disparaître, la fréquence 0 au bout d’un certain temps qui est
proportionnel à la taille de la population. Plus la taille de la population est faible, plus le
temps de fixation est réduit et plus la dérive génétique risque d’appauvrir la diversité
génétique de la population.
Par ailleurs, dans une population diploïde (cas de loin le plus fréquent), ce n’est
pas seulement la diversité allélique qui va plonger, mais l’hétérozygotie de la population
va aussi diminuer fortement entraînant une perte du polymorphisme génétique et donc,
en partie, une baisse de l’adaptabilité à un environnement changeant.
Un autre phénomène contribuant à la perte d’hétérozygotie dans une petite
population est la consanguinité. En effet, si une population maintient un effectif réduit
durant de longues générations, la probabilité qu’un individu s’accouple avec un autre
ayant avec lui un ou plusieurs ancêtre communs va augmenter.
Par un calcul de combinatoire, avec N la taille de la population et g le nombre de
générations, on définit le coefficient de consanguinité comme :
Fg = 1-(1-1/2N)g
Il est clair que plus la population est petite, plus le coefficient de consanguinité
augmente et plus le polymorphisme diminue. Lorsque la population atteint un trop fort
taux de consanguinité, ses variables démographiques (viabilité des individus, survie,
fécondité) sont affectées, ce que l’on nomme « dépression de consanguinité ». Il est
notamment connu que l'
accumulation de mutations délétères non létales dans les petites
populations contribue à la dépression de consanguinité en diminuant la fitness de la
population. La fitness diminuant, la taille de la population continue de baisser,
entraînant à son tour une augmentation de la consanguinité. Ce cycle infernal peut ainsi
345
rapidement conduire à une extinction catastrophique de l’espèce736. D'
autres paramètres
génétiques, tel que l'
existence de gènes d'
auto-incompatibilité peuvent aussi entraîner
les espèces rares dans une spirale de l'
extinction, comme en témoigne l'
exemple
paradigmatique d'
une plante de la région narbonnaise, la centaurée de la Clape737.
Le fardeau génétique est dû à « la présence dans la population d’individus ayant
des valeurs sélectives différentes entraînant une diminution de la valeur sélective
globale, par rapport à une population où tous les individus auraient le meilleur
génotype. »738. Une part importante du fardeau est provoquée par des mutations
délétères qui produisent des individus « tarés ». Une autre part, le fardeau de
ségrégation, est produite par la réapparition de génotypes moins favorisés suite à la
ségrégation mendélienne.
Les petites populations obligent les biologistes de la conservation à prendre en
compte des effets qui d’habitude sont négligés dans l’étude des populations de grande
taille comme les effets réciproques entre génétique et démographie. Par exemple, dans
les petites populations, on assiste malheureusement de manière très fréquente à des
« vortex d’extinction », phénomènes qui rentrent dans le cadre phénoménologique de ce
que l’on a appelé « effet Allee ». Ils sont produits par des feedbacks positifs entre les
effets de la dépression de consanguinité, la stochasticité démographique et la dérive
génétique. Globalement, plus une population devient petite, plus les effets du hasard et
de la génétique deviennent délétères.
?
$$
Expliciter la différence de perspective entre le paradigme des petites populations
et celui des populations déclinantes sera peut-être plus aisé grâce à l’aide d’une
métaphore. Comparons donc l’objectif des conservationnistes à celui d’un banquier ou
d’un économiste cherchant à éviter la ruine des épargnants. A bien des égards cette
métaphore est plutôt ironique, mais en même temps, elle rend compte des
rapprochements naturels entre écologie et économie. Dans le premier cas donc, notre
économiste essaierait de comprendre tous les facteurs qui font qu’un petit épargnant,
736 Cf. Frankham, Ballou et Briscoe, Introduction to Conservation Genetics, Cambridge, Cambridge
University Press, 2002.
737 Olivieri, « L’évolution vers l’extinction », Biofutur, 211, 2001, p. 34-37.
738 Gouyon, Henry et Arnould, Les Avatars du gène, Paris, Belin, 1997, p. 157.
346
celui qui possède dès le départ une faible quantité d’argent, risque facilement de se
ruiner. Il y a fort à parier que si un épargnant avec un faible pécule joue par exemple à
la bourse, c’est-à-dire dans un environnement où l’espérance des gains et des pertes est
élevée, il ait une plus forte chance de perdre tout son argent que s’il le place sagement
dans un placement sans risque.
Dans le deuxième cas, notre économiste chercherait plutôt à comprendre
comment des épargnants riches se sont engagés dans des investissements ou des
opérations économiques qui leurs font perdre inexorablement de plus en plus d’argent.
Par exemple, comment s’ils ont emprunté, le retour sur investissement ne leur permet
pas de compenser l’intérêt du prêt. Dans ce deuxième cas, ce n’est donc pas tant le
risque de ruine à court terme qui est inquiétant, mais la pente négative de la courbe
d’évolution de la richesse.
?
$$
"
#
Il en est de même pour l’étude des populations déclinantes. Celles-ci ne sont pas
vraiment directement menacées d’extinction, mais leur étude permettra de prévenir la
formation de populations rares et de petite taille, qui, elles, sont vraiment les plus en
danger. Les causes qui rendent compte de l’évolution négative de ces populations ont
été regroupées par Jared Diamond739 sous le terme de « quatuor infernal » (evil
quartet) :
-
la surexploitation des espèces
-
la destruction et la fragmentation des habitats
-
l’impact des espèces introduites
-
les chaînes d’extinction
Ces causes ne sont pas homogènes dans la mesure où certaines dépendent
directement des actions humaines et d’autres plus indirectement, quoique toute, en ce
qui concerne la crise actuelle, soit en dernier ressort de nature anthropique. Elles sont
malheureusement trop bien connues et nous n’allons pas nous y attarder.
Précisons tout de même que, d’un point de vue économique, la surexploitation
des espèces dans le système capitaliste libéral qui est le plus répandu à la surface de la
planète n’incite pas à une gestion précautionneuse et durable des populations. Bien au
contraire, le mécanisme économique dit du « discount rate » par lequel un bénéfice
futur est diminué pour estimer sa valeur actuelle, rend le pillage d’une population plus
347
rentable que son maintien par une limitation des captures740. Par exemple, le bénéfice
que pourra tirer l’industrie baleinière dans cinquante ans si les baleines sont protégées
jusque là possède aujourd’hui une valeur dérisoire. Au contraire, si l’industrie tue les
dernières baleines bleues actuelles, les vend très cher, et ensuite réinvestit l’argent dans
une autre activité, l’espérance de gain dans cinquante ans est incommensurable !
La destruction et la fragmentation des habitats est évidemment catastrophique à
cause de la relation surface/ espèces mise en lumière par la biogéographie insulaire. Au
niveau des continents, la perte des espèces n’est peut-être pas si importante que ce que
les calculs théoriques prédisaient741. Néanmoins l’effet de bordure consécutif à la
fragmentation croissante des habitats pour cause d’aménagement humain est un facteur
très nocif qui doit aussi être pris en compte742.
Les invasions d’habitats par des espèces introduites par l’homme ont
généralement des conséquences catastrophiques lorsqu’elles se produisent sur des
écosystèmes endémiques ou insulaires. Sur les continents au contraire, malgré des
dégâts initiaux parfois importants, les espèces introduites finissent généralement sous la
pression de la sélection naturelle par « rentrer dans le rang »743.
Enfin, les extinctions secondaires, consécutives à l’extinction d’une première
espèce qui en entraîne d’autres par une chaînes d’extinctions sont sans doute les plus
dévastatrices, mais également les plus discrètes. Ces extinctions secondaires suivent
surtout l’extinction d’ « espèces-clés », appelées ainsi à cause de leur rôle stratégique
dans les écosystèmes. L’extinction d’une espèce de mammifères de grande taille risque
d’en entraîner des dizaines d’autres, malheureusement beaucoup plus discrètes : celles
des espèces commensales, parasites, etc. On estime par exemple que si les éléphants
disparaissent, ce sont plusieurs espèces d’insectes coprophages vivants grâce à leurs
crottes qui vont disparaître744.
Ce phénomène a intrigué les chercheurs, et pas seulement au niveau de la BC.
Ainsi, en se penchant sur des séries de fossiles du Crétacé, des chercheurs ont tenté de
démontrer que les extinctions (grandes et petites) pouvaient être expliquées par la
théorie des « systèmes critiques auto-organisés » (SCAO), une des branches issues de la
739 Diamond, « Overview of Recent Extinctions » in Western et Perl (eds.), Conservation for the
Twenty-first Century, New York, Oxford University Press, 1989, p. 37-41.
740 Clark, Mathematical Bioeconomics : The Optimal Management of Renewable Resources, New York,
John Wiley & Sons, 1976.
741 Mann, « Extinction : Are Ecologists Crying Wolf ? », Science, vol 253, 16 août 1991, p. 736-38.
742 Budiansky, « The Doomsday Myths », U.S. News & World Report, 13 décembre 1993. p. 87.
743 Raphaël Larrère, communication personnelle.
348
"théorie de la complexité"745. Selon cette théorie, les extinctions suivraient une
dynamique comparable à celle des avalanches qui se produisent dans un tas de sable en
formation. « Notamment, nous précise Roman Ikonicoff, la fréquence des avalanches et
leur amplitude sont liées par une loi dite de "bruit de scintillation" plus l'
avalanche est
importante, moins elle est fréquente, et inversement. »746. En théorie, lorsque le système
est en phase « sur-critique », il suffit d’un seul grain de sable en plus pour déclencher
une avalanche sur le tas de sable, ou, pour revenir dans le champ écologique, d’une
seule disparition d’espèce pour déclencher une extinction de masse.
Malheureusement, cette théorie, qui aurait définitivement et scientifiquement
justifié les craintes des Ehrlich, et qui fut testée sur les courbes d’extinction des familles
d’ammonoïdes, s’est révélée fausse. La dynamique des espèces dans la biosphère n’est
pas un système chaotique critique. Á peine un an après sa publication dans Nature, un
article démontrait les insuffissances mathématiques de la méthode employée afin
d’associer les dynamiques d’extinctions à des SCAO747.
?
$$
Dans un document publié conjointement par le World Resources Institute et le
Programme des Nations Unies pour l’Environnement748, six causes d’extinction et
d’appauvrissement de la biodiversité sont citées. Elles se situent tout à fait en amont du
réseau de causalités qui conduit aux extinctions d’espèces, lesquelles extinctions ne sont
évidemment pas le seul effet négatif engendré par ces causes. Elles relèvent toutes en
dernier ressort de l’action, de l’organisation et finalement de la responsabilité des
sociétés humaines, notamment occidentales et développées.
-
La croissance élevée et non soutenable de la population humaine et de la
consommation des ressources naturelles
-
La réduction continue de la gamme de produits manufacturés provenant de
l’agriculture, de la foresterie et de la pêche
744 Hanski, Dung Beetle Ecology, Princeton, Princeton University Press, 1991.
745 Solé, Manrubia, Benton and Bak, « Self-Similarity of Extinction Statistics in the Fossils Record »,
Nature, 388, 1997, p. 764-766.
746 Roman, « La fin chaotique des espèces vivantes », Science & Vie, 962, novembre 1997, p. 74-81.
747 Kirchner et Weil, « No Fractals in Fossil Extinction Statistics », Nature, 395, 24 septembre 1998, p.
337-38.
748 World Resource Institute, Programme des Nations-Unies pour l’Environnement et Union
Internationale pour la Conservation de la Nature, Stratégie mondiale de la biodiversité. Propositions
pour la sauvegarde, l’étude et l’utilisation durable et équitable des ressources biotiques de la planète,
publié par le WRI, 1994.
349
-
Des systèmes économiques et politiques qui ne prennent pas en compte
l’environnement et ses ressources
-
L’inégalité dans la propriété, la gestion et le partage des avantages liés à
l’usage et à la conservation des ressources biologiques
-
Des systèmes législatifs et institutionnels favorisant l’exploitation non
durable
-
L’insuffisance des connaissances et de leurs applications
?
$$$
Les facteurs aggravant l’extinction d’une espèce ne sont pas des causes dans la
mesure où ces seuls facteurs ne peuvent à eux seuls entraîner l’extinction. Mais leur
présence peut précipiter la disparition de l’espèce lorsqu’une cause d’extinction agit.
L’UICN749 relève neuf facteurs aggravants essentiels (souvent corrélés entre eux
cependant) qui exposent davantage à l’extinction les espèces concernées. Sont
recensés :
Une faible capacité de dispersion, un fort degré de spécialisation, une niche
écologique étroite, une population peu variable génétiquement, un statut écologique en
fin de chaîne trophique, un faible taux de survie adulte, une faible longévité et un faible
taux d’accroissement intrinsèque.
Mais aussi, la rareté de l’espèce : plus la population est petite, plus elle a de
chance de s’éteindre rapidement indépendamment des autres facteurs. Ce phénomène
est à relier au jeu de « la ruine du joueur ». Un joueur riche va jouer plus longtemps à un
jeu de hasard, avant de perdre tout son argent, qu’un joueur pauvre car la limite
inférieure, le zéro, est un « bord absorbant ».
On peut rajouter la structure populationnelle de l’espèce : les espèces peuvent
être soit représentées par quelques grandes populations largement isolées les unes des
autres, soit par de petites populations en constante communication. Ce dernier système a
été dénommé « métapopulation » ou population de population. Les paramètres
permettant de décrire une métapopulation sont le nombre de patch (p) occupés par
chaque petite population ainsi que les taux de migration entre chaque population (m) et
les taux d’extinction au niveau de chaque patch (e). La structure métapopulationnelle a
été étudiée d’un point de vue génétique par Wright750 et d’un point de vue
749 World Conservation Monitoring Center, Global Biodiversity. Status of the Earth’s Living Resources,
Chapman & Hall, 1992.
750 Wright, « Breeding Structure of Populations in Relation to Speciation », American Naturalist, 74,
1940, p. 232-48.
350
démographique par Andrewartha & Birch751 dans les années 1940-50, mais le modèle
théorique décrivant l’évolution des métapopulations n’a été formalisé qu’au début des
années 70 par Levins752 :
dp/dt = mp (1-p) -ep
Or, selon Hanski et Gilpin, une métapopulation avec des taux suffisamment
élevés d’extinction et de recolonisation serait plus résistante qu’une population unique
de même taille753.
Parmi les facteurs aggravant les risques d’extinction d’une espèce, on peut enfin
ajouter tous ceux qui entrent dans le cadre de l’effet Allee. Du point de vue de la
croissance de la population, l’effet Allee se définit comme un mécanisme entraînant une
relation positive entre un élément de la fitness individuelle et la taille ou la densité de la
population. L’effet Allee désigne majoritairement un effet comportemental, par exemple
le fait qu’à partir d’une certaine densité l’espèce exhibe un comportement de défense
coordonné contre les prédateurs ; alors que par comparaison un individu seul sera
beaucoup plus vulnérable à la prédation. Cela inclut aussi la thermorégulation sociale
(comme chez les marmottes), la réduction de la consanguinité, la vigilance contre les
prédateurs, la modification de l’environnement, la facilitation sociale de la reproduction,
etc754.
Comme nous l’avons déjà souligné, l’effet Allee peut inversement devenir très
désavantageux lorsque la population atteint une taille ou une densité inférieure critique
(le point K- sur la courbe 1. Cf. Figure 11), et ainsi précipiter une extinction rapide de
l’espèce. C’est ainsi qu’on explique notamment l’extinction fulgurante du pigeon
migrateur américain (Ectopistes migratorius) (Cf. figure 16).
8.2.3.4
/
I / J
La structuration de la BC selon les deux paradigmes des petites populations et
des populations déclinantes soulève une question cruciale : à partir de quelle limite une
population est-elle petite ? C’est pour répondre à cette question, mais aussi pour fournir
751 Andrewartha et Birch, The Distribution and Abundance of Animals, Chicago University Press, 1954,
chap. 14.
752 Levins, « Extinction » in Gesternhaber (ed.), Some Mathematical Problems in Biology, American
Mathematical Society, Providence, 1970. p. 77-107.
753 Hanski et Gilpin, Metapopulation Biology : Ecology, Genetics and Evolution, New York, Acad.
Press., 1997.
754 Stephens et Sutherland, « Consequences of the Allee Effect for Behaviour, Ecology and
Conservation », TREE, vol 14, n° 10, 1999, p. 401-405.
351
des normes de gestion des populations que les scientifiques ont construit le concept de
population viable minimum ou MVP en anglais.
Il trouve sa source dans les premières mesures conservationnistes du siècle
dernier qui consistaient à mettre en réserve des parties de territoire et d’écosystème afin
d’en assurer la protection et l’intégrité. La question qui se posait était celle de la surface
minimale de la réserve pour garantir la santé ou la viabilité de l’écosystème et des
espèces qu’il supportait. A partir de la fin des années 70, avec la prise de conscience de
la disparition croissante d’espèce et de la diminution des populations sauvages, la
question qui s’est posée était celle de la taille ou de la densité minimale de la population
afin de garantir sa survie755. Mais se plonger à partir de cette problématique directement
dans les équations génétiques et démographiques est encore prématuré. Encore faut-il
expliciter ce que l’on entend par « viabilité ». Selon Michael Soulé, il y a quelques
décennies, viabilité signifiait seulement persistance à court terme des populations dans
un environnement stable, principalement en termes de dynamique de la population. Par
la suite, les biologistes de la conservation ont élargi cette notion en prenant en compte
les effets génétiques et les variations stochastiques de l’environnement756.
Pour certains cependant, la notion de MVP paraît trop restrictive et éthiquement
questionnable, en ce qu’au lieu de promouvoir la conservation de populations
vigoureuses et abondantes, elle cherche seulement à éviter l’extinction à court terme des
espèces. Un peu comme si un médecin, au lieu de prescrire un traitement pour que ses
malades retrouvent la santé, prescrivait le minimum pour qu’il n’aillent pas plus mal et
qu’il survivent tant bien que mal à la maladie757.
Quoi qu’il en soit, le concept de MVP a permis de définir une règle empirique
(quoique basée sur de savants calculs), certes approximative, mais qui marqua
indubitablement l’esprit des conservationnistes et des gestionnaires de la nature. Il s’agit
de la règle des « 50/500 ». Cette règle stipule que la consanguinité est maintenue à un
niveau tolérable, non rapidement létal pour la population, à partir de 50 individus
reproducteurs (nombre qui correspond par ailleurs au seuil d’influence de la
stochasticité démographique), et que 500 est le minimum pour assurer une variance
génétique suffisante pour garantir l’adaptabilité évolutive de la population.
Notons d’emblée que 50 et 500 désignent la population efficace d’un point de
vue génétique (Ne) et non la population totale. En fonction du nombre de juvéniles et du
755 Soulé (ed.), Viable Populations for Conservation, Cambridge, Cambridge University press, 1987, p.
3.
756 Ibid.
352
biais du sex-ratio, la population réelle doit au moins être de trois ou quatre fois ce
nombre là. On peut donc affirmer qu’en deçà de 100-150 individus, une population
isolée est « petite ».
Bien évidemment, cette règle uniquement basée sur des considérations
génétiques ne tient aucunement compte de la variabilité immense des idiosyncrasies
spécifiques propres aux comportements ou aux conditions de vie des espèces.
Pour être rendu opératoire, le concept de MVP doit être apprécié au cas par cas,
ce qui n’est pas toujours aisé, compte tenu du peu de recul expérimental et théorique de
la BC.
?
$7
!
I /%J
Une fois déterminés les causes et les facteurs rentrant en jeu dans les processus
d’extinction, ainsi que dotés d’une norme de conservation, même encore frustre, les
biologistes de la conservation peuvent enfin se consacrer à la tâche de diagnostic qui
leur incombe en tant que « praticiens » de l’environnement et des populations. Cette
phase se nomme l’analyse de viabilité des populations (Population Viability Analysis ou
PVA).
Elle consiste à estimer la durée de vie escomptée de l’espèce jusqu’à son
extinction, ou plutôt la chance qu’elle a de disparaître dans un intervalle donné. Cette
analyse s’appuie évidemment sur les données concernant le passé de la population, ses
caractéristiques propres, et anticipe aussi sur les risques qui peuvent surgir dans le futur.
L’objectif d’une PVA est d’estimer T, le temps moyen jusqu’à l’extinction.
Sans rentrer dans les détails techniques, qui atteignent rapidement une
complexité mathématique redoutable, deux stratégies peuvent être employées afin de
déterminer T. Soit la construction d’estimateurs, c’est-à-dire de formules intégrant
toutes les données pertinentes, souvent approximées grâce aux théories de la diffusion.
Voici par exemple, un estimateur proposé par Russell Lande758 pour tenir compte de
l’accumulation des mutations moyennement délétères sur les petites populations :
t = (r0 T/U) (e 4Nes - 1) / 4 Ne s2
757 Ibid., p. 4.
758 Lande, « Risk of Population Extinction from Fixation of New Deleterious Mutations », Evolution, 48,
n°5, 1994, p. 1460-69.
353
avec U le taux de mutation génomique moyennement délétères par génération, T
le temps de génération moyen, r0 le taux d’accroissement malthusien de la population,
Ne l’effectif efficace de la population, et s le coefficient de sélection des mutations.
L’autre stratégie consiste à modéliser le devenir des populations en créant des
modèles informatiques plus « réalistes », dans lesquels on rentre plusieurs équations
rendant compte de l’évolution des variables démographiques et génétiques de la
population. On fait ensuite « tourner » le modèle, et grâce à un algorithme de simulation
de type Monte Carlo, on obtient une estimation du temps moyen d’extinction. Des
logiciels déjà prêts existent pour cela : VORTEX ou ULM759.
De façon globale, les résultats obtenus par des logiciels « ready-made », déjà
prêts, semblent être plus précis et plus faciles d’accès pour des utilisateurs des méthodes
de conservation sur le terrain. Néanmoins, ils offrent moins de flexibilité que les
estimateurs qui peuvent être constamment remodelés ; par ailleurs, l’ajout de variables
complémentaires pour rendre les calculs plus précis augmente de façon exponentielle
les temps de calcul, ce qui est un biais dans toutes les méthodes de simulation, ellesmêmes basées sur des présupposés réductionnistes. On est en effet ici en présence de
deux approches radicalement distinctes dans leur philosophie de l’évaluation des temps
de persistance des populations. Bien que dans les deux cas on obtienne un chiffre qui ne
soit qu’une estimation, c’est-à-dire une moyenne issue de calculs prenant en compte des
effets stochastiques, dans un cas ce chiffre est obtenu par une méthode analytique alors
que dans l’autre cas, il s’agit d’une méthode plus holiste.
L’estimateur tente de garder seulement les variables pertinentes pour son objet,
et « intègre », à la fois au sens mathématique et au sens figuré, ces variables en une
courbe censée décrire l’évolution d’une variable d’état du système particulièrement
pertinente. Les variables descriptives, phénoménales (fertilité, survie, etc.) du système
(la population) sont analysées puis intégrées à des niveaux supérieurs d’explication du
système, lesquelles finalement sont résumés en une seule variable décrivant la totalité
du système. Pour reprendre l’opposition chère aux théoriciens de la complexité, les
estimateurs cherchent à simplifier des systèmes qu’ils considèrent comme compliqués
(et non complexes) afin d’expliquer une variable du système.
Au contraire, dans le cas des modélisations, le système est envisagé dans sa
complexité irréductible, et le but de la modélisation est de prendre en compte tous les
759 Legendre et Clobert, « ULM : Unified Life Model, a Software for Conservation and Evolutionary
Biologists », Journal of Applied Statistics, 22, 1995, p. 817-34
354
facteurs de complexité (intrication des niveaux causaux, des types de hasard, boucles de
rétroaction, etc.) afin de rendre intelligible le comportement du système du point de vue
de la compréhension (et non plus de l’explication)760. Rappelons que pour Jean-Louis
Le Moigne, la modélisation est « l’action d’élaboration et de construction intentionnelle,
par composition de symboles, de modèles susceptibles de rendre intelligible un
phénomène perçu complexe »761.
Dans le cas de la modélisation par logiciel et méthode Monte Carlo, on n’essaie
pas de réduire le nombre de variables. Au contraire, l’état d’évolution au cours du temps
de chaque variable est décrit fidèlement et chaque variable instanciée en fonction de ses
interactions au cours du temps avec les autres variables. On suit ainsi l’évolution de la
population comme on suivrait le fonctionnement d’un organisme avec à chaque fois les
valeurs correspondantes à chacune de ses variables vitales. Pour donner une valeur
moyenne aux résultats obtenus en tenant compte des effets du hasard, on réitère un
nombre considérable de fois la modélisation, ce qui est le but du prosessus Monte Carlo,
et il ne reste plus alors qu’à relever le temps moyen au bout duquel chaque population
simulée s’est éteinte.
Cette seconde solution est plus mécaniste sans conteste (sans être
réductionniste), et paraît plus fidèle à la réalité ; mais ne s’agit-il pas d’une réalité
trompeuse, le modèle de départ étant forcément une simplification de la réalité ?
Simplification ou plutôt construction de la réalité comme le revendique Le Moigne, en
plaçant la théorie de la modélisation sous la bannière des épistémologies
constructivistes. Car la simplification d’un système complexe (et non d’un système
compliqué) est pour cet épistémologue une véritable mutilation de la réalité762.
Par ailleurs, la modélisation présente un atout important : elle constitue une
méthode de raisonnement par laquelle on peut notamment anticiper les conséquences de
projets d’actions possibles. On peut ainsi modifier facilement les variables sur
lesquelles le biologiste peut influer afin de définir un ou plusieurs scénarios de
conservation.
Mais alors se pose cruellement la question de la validation de ces PVA à tout
gestionnaire qui doit comparer les données théoriques à celles issues de la surveillance
760 Cf. en particulier Le Moigne, Modélisation des systèmes complexes, Paris, Dunod, 1999.
761 Ibid.
762 Revendication en partie auto-incompatible avec la pratique de la modélisation, le modélisateur étant
forcément obligé de se situer à un niveau de réalité phénoménologique, réduisant ainsi les variables de
niveau inférieur. Dans le cas de la modélisation de l’évolution des petites populations, un cas typique
de simplification est la réduction du hasard mutationnel et de ses effets à deux variables : U ou , le
taux de mutation et s, la valeur sélective de ces mutations.
355
de la population étudiée. Selon Tim Coulson, les PVA doivent être utilisées avec
beaucoup de précaution ; il faudrait en particulier s’assurer que les données de départ
sur l’histoire et l’évolution de la population sont de bonne qualité, et que par la suite, la
distribution de l’espèce ne soit guère modifiée dans le futur. Or, comme le futur est
imprévisible par définition, surtout pour des populations sauvages, on perçoit
rapidement les limites des PVA763.
La dernière question qui se pose est celle de savoir si les populations constituent
réellement des systèmes complexes ou si elles sont simplement compliquées. Nous
rencontrons là un cas de figure particulièrement original dans la mesure où suivant la
taille de la population et la qualité de son environnement, il semble que nous ayons
affaire à des entités de nature distincte.
Les mécanismes d’évolution des populations de grande taille sont aisément
compréhensibles grâce à des calculs clairement réductionnistes. Les changements
démographiques peuvent être aisément modélisés par une matrice de Leslie764. Les
changements génétiques, bien que statistiques, suivent des lois de probabilité facilement
prévisibles. Seul l’environnement peut constituer une source d’incertitude importante.
C’est aussi le cas lorsque les populations sont en compétition et présentent des valeurs
de leurs variables vitales supérieures à certaines limites : comme l’a montré Robert
May, l’évolution de la population peut alors suivre une dynamique de chaos
déterministe. Néanmoins, dans la plupart des cas, l’évolution des populations de grande
taille est facilement prévisible et compréhensible.
Bien différent est le cas des populations de petite taille. Les prédictions sur le
futur de la population deviennent plus aléatoires, la population peut suivre des
dynamiques imprévisibles sans pour autant être chaotiques. Des phénomènes de seuil et
de rétroaction entre variables peu corrélées en temps normal apparaissent. Plusieurs
niveaux de hasard se télescopent : destin aléatoire des fréquences alléliques et des
variables
démographiques
(sex-ratio,
etc.),
contingence
des
variables
environnementales, etc. La population devient-elle donc plus compliquée à comprendre
ou devient-elle plus complexe ?
Nous opterons pour la seconde solution en arguant du fait qu’avec la baisse des
effectifs de la population, les caractéristiques propres à chaque individu et à son
environnement influent beaucoup plus directement et beaucoup plus profondément sur
763 Coulson et al., « The Use and Abuse of Population Viability Analysis », TREE, 16, n°5, 2001, p.
219-21.
764 Caswell, Matrix Population Models, Sinauer Sunderland, 1989.
356
la viabilité de la population dans son ensemble. C’est la même idée que l’on retrouve
exprimée selon nous dans l’« effet de fondation » (founder effect). Quelques individus
fondateurs, par les caractéristiques propres à leur génome, souvent positives par rapport
à l’environnement, influent de façon déterminante sur la nature et le devenir de
populations et d’espèces entières, ce qui est beaucoup moins envisageable dans des
populations de grande taille, où même les individus « exceptionnels » sont perdus dans
la masse génétique des individus normaux. Il en est de même pour les petites
populations,
sauf
que
c’est
souvent
l’inadaptation
due
à
des
processus
environnementaux ou génétiques de quelques individus qui rétroagit négativement sur
le destin de la population. La plus forte intrication ou dépendance entre les
caractéristiques
individuelles
et
populationnelles,
caractéristiques
de
niveaux
phénoménaux différents, indique clairement l’émergence d’un système complexe, ou
plutôt l’irréductibilité croissante de la complexité du système populationnel, inhérente à
toute population quelle que soit sa taille, à des lois probabilistes ou analytiques
déterministes. De là à faire la comparaison avec un système organique, il n’y a qu’un
pas que nous ne franchirons cependant pas.
?
,
1
Il s’agit de la dernière mission de la biologie de la conservation, son application
aux problèmes concrets rencontrés par les populations sur le terrain.
Caughley a souligné une asymétrie problématique entre les deux paradigmes de
la biologie de la conservation : on a d’une part un paradigme des petites populations
intensément théorique où la virtuosité des calculs et des modèles n’a souvent rien à
envier aux sciences physiques et autres sciences « dures », mais qui peine à trouver des
vérifications expérimentales fiables. D’autres part, le paradigme des populations
déclinantes souffre d’un déficit inverse : beaucoup de données empiriques et
d’expériences sur lesquelles s’appuyer, mais un manque de formalisation théorique. Les
méthodes de protection des populations déclinantes, outre qu’elles sont bien
évidemment dirigées vers la disparition des actions humaines nocives pour
l’environnement, sont surtout empiriques et peinent encore à intégrer toutes les
dimensions théoriques soulevées par les études sur les petites populations.
Pour ce qui est des petites populations, ce paradigme a suscité un immense
intérêt et une production théorique pléthorique, surtout dans le domaine génétique. Mais
la récolte de données expérimentales n’a pas suivi l’explosion des études théoriques et
le besoin de validations empiriques lors de mises en pratique se fait nettement sentir. La
357
validation des approches théoriques par des données empiriques fut par exemple l’objet
d’une étude tentant d’évaluer la part de l’influence génétique dans l’extinctions de
plusieurs populations de bighorn sheep suivies pendant 50 ans765.
Le principal problème de la gestion des petites populations tient en ce qu’elle
n’autorise guère les erreurs. Les conséquences sont souvent fatales pour la population et
donc pour l’espèce. Par ailleurs, une fois l’espèce éteinte, les leçons qu’on pourra en
tirer ne profiteront évidemment pas à l’espèce concernée et elles ne seront pas toujours
directement transférables à d’autres cas de déclin. Enfin, l’extinction en elle-même, la
mort des derniers individus d’une population, n’est que de peu d’intérêt d’un point de
vue scientifique. Une meilleure approche consiste à étudier les quasi-extinctions à la
fois en théorie et surtout en pratique766.
Le paradigme des petites populations s’est cependant révélé d’une efficacité
pratique remarquable pour la gestion de populations et d’espèces en captivité ou encore
pour la conservation ex situ, comme les banques de gènes, les zoos, les jardins
botaniques, ou encore les réserves de petite taille. Pour des populations animales
captives, la génétique de la conservation a fixé des objectifs et des normes pour
conserver la viabilité et la diversité génétiques des espèces concernées. Par exemple,
l’objectif communément admis que se sont fixés arbitrairement les généticiens consiste
à conserver 90 % de la variabilité génétique d’une population à l’échéance de 200 ans
(Cf. figure 17).
En fonction de la longueur intergénérationnelle, on peut calculer ainsi la taille de
la population à maintenir, et mettre sur pied un plan de croisements raisonnés afin de
limiter la consanguinité. Ce chiffre de 90% peut paraître important, pourtant, il ne
correspond qu’à une diversité équivalente à une dizaine de fondateurs767. Et cela
seulement sur 200 ans. Comparé à l’échelle temporelle de l’évolution, cette durée
apparaît malheureusement ridiculement courte, même si pour les gestionnaires, elle est
immense.
Quoi qu’il en soit, les généticiens de la conservation ont élaboré des stratégies de
protection de la diversité génétique remarquables en gérant les espèces sur le mode de
765 Delord, « Etude de la viabilité des petites populations par intégration des paramètres génétiques et
démographiques » Mémoire de DEA d’écologie INA P-G, 1998.
766 Engen and Saether, « Predicting the Time to Quasi-Extinction for Populations Far Below their
Carrying Capacity », J. Theor . Biol., 205, 2000, p. 649-58.
767 Soulé, « What Is Conservation Biology ? », op. cit., p. 732.
358
métapopulations dont chaque petite population serait dans un zoo ou une réserve. Les
échanges d’animaux et de gamètes entre zoo ont été largement favorisés, la taille des
populations a été souvent augmentée et dans la mesure du possible, ont été établis des
corridors entre réserves pour permettre des migrations naturelles entre sous-populations,
même si le fameux débat SLOSS (Single Large Or Several Small) n’est pas
complètement clos768. Mais avec de plus en plus d’espèces sauvegardées artificiellement
(du moins celles qui ont la chance de pouvoir s’adapter à la captivité), et
vraisemblablement destinées à rester de nombreuses générations en captivité avant de
pouvoir être éventuellement réintroduites, la question se pose de ne pas « désadapter »
les animaux de leur environnement naturel. Il faut certes que ceux-ci ne perdent pas
leurs comportements et leurs instincts sauvages, et surtout qu’ils ne perdent pas les
gènes qui garantissaient leur adaptation à l’état sauvage. Or, ce challenge reste plus
difficile à relever que celui de la simple préservation quantitative de l’hétérozygotie et
de la diversité génétique des espèces.
Les résultats sont aussi au rendez-vous pour les conservationnistes ex situ. De
nombreuses espèces sont maintenant sous contrôle et quelques unes ont même pu être
réintroduites comme la poule des bois de Lord Howe en Australie, l’oryx d’Arabie ou
encore la loutre en Europe769.
?
7
Comme le soulignait déjà Michael Soulé en 1992, il semble que la biologie de la
conservation dans son ensemble et la génétique de la conservation aient parfois du mal à
se comprendre et à collaborer en paix. D’autres tensions existent aussi entre l’approche
écologique de la conservation du point de vue de l’écosystème et du point de vue de la
biodiversité. De nombreux efforts sont réalisés cependant pour faire converger ces
considérations écologiques et évolutives770. Nous préférons donc insister ici sur les
difficultés récurrentes de compréhension entre généticiens et biologistes de la
conservation.
768 Cf. à ce sujet Soulé et Mills, « Conservation Genetics… », op. cit. Le débat consiste à savoir s’il vaut
mieux plusieurs petites populations de type métapopulations ou une grosse population ; selon les
circonstances, la réponse varie.
769 Caughley, « Directions… », op. cit., p. 232 et passim.
770 Hughes and Petchey, « Merging Perspectives on Biodiversity and Ecosystem Functionning », TREE,
16, n° 5, 2001. p. 222-23.
359
Figure 17 : Population effective à maintenir sur 200 ans en fonction du
nombre de fondateurs pour ne pas perdre plus de 10 % de la variabilité
génétique d’une espèce.
360
361
Les travaux et les réflexions séminales d’Otto Frankel sur la génétique de la
conservation ne rencontrèrent initialement qu’un faible écho chez les biologistes de la
conservation pour plusieurs raisons : d’abord bien des biologistes n’étaient pas familier
avec le jargon de la génétique et surtout avec ses méthodes quantitatives et
mathématiques. Après l’exemple des difficultés rencontrées dans les années 20 par les
biologistes des populations, il faut croire que l’opposition des naturalistes, et des
biologistes en général, à la mathématisation de leur discipline soit une constante
psychologique de l’esprit naturaliste. Mais la génétique a aussi rencontré des résistances
de la part de ceux qui entouraient encore cette disciplines de relents fumeux de racisme
et d’eugénisme ; enfin, l’introduction de la génétique bousculait des pratiques et des
certitudes acquises, difficiles à modifier sur le champ771. Mais à partir des années 80, la
génétique de la conservation est devenu de plus en plus incontournable. Elle a conduit à
la règle de la MVP des 50/500 qui connut un grand succès, même si par la suite une
course à l’hyperinflation s’empara des conservationnistes, une course à celui qui
annoncera les chiffres minimum les plus élevés.
Suite au succès de la BC dans les années 90, amplifié par la conférence de Rio
qui instaura la protection de la biodiversité en une priorité mondiale, de nombreux
programmes de conservation furent lancés et selon certains généticiens772, la BC devint
de plus en plus orientée vers l’économie, la philosophie et la politique, reléguant ainsi la
génétique au second plan. Pourtant, en 1994, Graeme Caughley remarque déjà que la
moitié des pages des ouvrages de BC sont consacrés à la génétique. Qui plus est, la
beauté formelle des modèles et des théories présentées font que ces chapitres sont ceux
qui retiennent le plus l’attention des lecteurs exigeants. Et Caughley de mettre en garde
les étudiants et les professionnels de la conservation à attribuer en fin de compte la
majorité des extinctions aux causes génétiques. Les généticiens réalistes comme Kent
Holsinger773 reconnaissent le rôle limité de la génétique face aux causes lointaines
anthropogéniques et déterministes de destruction de la biodiversité.
Mais depuis quelques années, on assiste à un véritable « coup de force »
scientifique de la part des généticiens. Ceux-ci semblent prendre de plus en plus de
distance avec la conservation « vulgaire », et revendiquer haut et fort contre les autres
courants largement empiristes de la BC, la rigueur et l’objectivité scientifique de leur
771 Soulé et Mills, « Conservation Genetics… », op. cit. p. 57-58.
772 Landweber and Dobson, Genetics and the Extinction of Species ; DNA and the Conservation of
Biodiversity, Princeton, Princeton University Press, 1999, p. xiii.
773 Holsinger, Mason-Gamer and Whitton, « Genes, Demes, and Plant Conservation » in Landweber, op.
cit., p. 24.
362
discipline. Une revue spécialisée, Conservation Genetics vient de voir le jour en 1999 et
quelques livres de référence viennent d’être publiées qui autonomisent clairement la
génétique de la conservation au sein de la BC. Mais au-delà de l’aspect de prime abord
sociologique de cette rivalité, opposant en gros (même si nous avons conscience que ce
n’est pas aussi simple) les théoriciens aux praticiens, conservationnistes in-situ contre
ex-situ, et cela sans doute pour des questions de prestige scientifique et de course aux
financements, se cache une réelle fracture épistémologique et même éthique774.
Les conservationnistes, à la suite de Michael Soulé, ont revendiqué la nature
holiste et multidisciplinaire de la BC. Pour Soulé, l’éthique est au cœur même de la
conservation ; la conservation est une science qui valorise : elle n’est pas seulement
descriptive, elle est normative :
« La diversité des organismes est bonne […] La complexité écologique est
bonne […] L’évolution est bonne […] La diversité biotique a une valeur intrinsèque »775
Or, cette remise en cause de la prétendue et très positiviste neutralité de la
science a été mal vécue par certains scientifiques. A l’inverse des conservationnistes
venant de l’écologie, cette science subversive et « molle », les généticiens, portés par les
fabuleuses avancées de la biologie moléculaire et par un réductionnisme triomphant, ont
décidé d’envahir le champ d’investigation des conservationnistes, la biodiversité, en
avançant l’argument qu’in fine la diversité biologique serait réductible à la diversité
génétique776 ! Plutôt que de se laisser englober dans une science normative et holiste, les
généticiens ont décidé d’affirmer leur foi scientiste en se lançant dans des programmes
d’étude et de conservation complètement réductionnistes, loin de toute idée de synthèse
holiste. Malheureusement, ils semblent avoir oublié en chemin, le questionnement
éthique qui était à la base de la réflexion de l’article de Frankel qui fonda leur
discipline : « Est-ce que la continuation de l’évolution des espèces sauvages a une
valeur pour l’homme autre qu’utilitaire ? »777. Et plus particulièrement, comment
évaluer la responsabilité des généticiens face à la préservation de la diversité génétique
et leur contribution à une éthique environnementale ? En favorisant la diffusion d’un
réductionnisme génétique étriqué et en se contentant de gérer la survie des espèces
774 Delord, « Conservation Genetics : An Epistemological and Ethical Oxymoron ? », Conservation
Biology, soumis.
775 Soulé, « What Is… », op. cit. p. 730-31.
776 Avise and Hamrick , Conservation Genetics. Case Histories from Nature, New York, Chapman &
Hall, 1996. Dans l’introduction de ce livre de référence, Avise avance avec assurance qu’« en fin de
compte, la biodiversité (le sujet ultime d’intérêt pour la conservation) est la diversité génétique »
(italique dans le texte). On peut sans doute taxer Avise d’excès d’enthousiasme plus que d’ignorance,
mais force est de reconnaître que les ravages du réductionnisme sont réels.
777 Frankel, « Genetic Conservation… », op. cit., p. 62.
363
sauvages comme des ressources biologiques, beaucoup de généticiens (pas tous
heureusement !) trahissent l’esprit de la conservation. L’alternative qui leur reste est la
suivante : soit retourner à des études foncièrement non-appliquées dans le cadre de la
génétique théorique de l’évolution en prenant leur distance de toute visée
conservationniste, soit accepter une certaine part d’hétéronomie au sein du projet
conservationniste. A moins que les rêves de science éthique, engagée et holiste des
fondateurs de la BC, Ehrenfeld, Frankel et Soulé ne fassent long feu. Sous la houlette de
la génétique, la conservation de la biodiversité pourrait alors revenir à un schéma
beaucoup plus classique de science appliquée, gestionnaire et neutre au risque d’être
suicidaire pour la nature sauvage et pour elle-même. D’un point de vue scientifique, le
plus grand danger que fait courir la fascination scientiste pour la « beauté » formelle de
la génétique, est que celle-ci transforme la BC en « RANA » ou Recherche Appliquée
Non Applicable pour reprendre la terminologie de Bruno Latour778. Souhaitons que cela
n’arrive pas.
1
4
$
Pour conclure cette revue, on ne peut que reprendre les chiffres alarmant du
constat établi par les spécialistes de biologie de la conservation : selon Edward O.
Wilson779, sur les 10 à 80 millions d’espèces qui existent, une centaine mourrait
actuellement par jour. Il parle de massive bleeding, d’hémorragie massive, au niveau
planétaire. Si rien n’est fait d’ici 2025, 25% des espèces pourraient complètement
disparaître. S’agit-il d’une catastrophe majeure devant laquelle nous sommes
impuissants ? Ou, au contraire, une analyse scientifique et philosophique des extinctions
pourrait-elle nous aider à circonscrire le phénomène ?
Les chercheurs scientifiques, en permanence confrontés à l’inconnu et à
l’incertitude dans le cadre de leur travail sont, en général, d’un naturel optimiste ; sinon,
comment pourraient-ils faire face à tant de questions et de doutes sans renoncer au dur
labeur qui les attend ? Pourtant, la crise environnementale qui couve depuis plusieurs
778 Latour, Le Métier de chercheur Regard d’un anthropologue, Paris, INRA, 1995, p. 88-90. Il me
semble que l’ambiguïté qu’entretient la génétique au sein du paradigme conservationniste est dans une
certaine mesure comparable à la position que tentent de préserver certains programmes de recherche
au sein d’organismes de recherche publics français. Continuer à faire des recherches et de la science
en se soustrayant à la fois à la compétition scientifique fondamentale internationale et à la compétition
industrielle en R&D. De même, les généticiens se soustraient en partie aux règles de la recherche
purement théorique en génétique tout en souhaitant se démarquer des exigences pratiques de la BC.
(Cette remarque est inspirée d’une conversation avec Denis Couvet qui considère que Frankham,
généticien de la conservation reconnu, n’est pas compétent en génétique théorique ! )
364
siècles et qui se déchaîne depuis seulement quelques décennies arrive parfois à
décourager les naturalistes les plus volontaires devant l’ampleur du phénomène.
Certains se posent, à juste titre, la question de l’utilité de leurs recherches, lorsque
celles-ci portent sur des espèces très menacées et pratiquement condamnées, lorsque
leur combat pour la protection d’une espèce rencontre parfois plus d’hostilité ou
d’indifférence que de soutien de la part des politiques, lorsque les incertitudes autour de
leurs résultats et de leurs méthodes exigeraient la mobilisation de moyens financiers
qu’ils n’auront jamais, lorsque scientifiquement leur travail est dévalorisé faute d’être
« fondamental », etc.
La BC, telle que nous venons de la décrire, ressemble beaucoup à une discipline
thérapeutique, une sorte de médecine des populations et des espèces malades. On
retrouve les étapes décisionnelles de la médecine : anamnèse, auscultation ou
récupération des données, analyse, diagnostic, traitement, évaluation. Mais il s’agit
aussi d’une discipline très jeune, confrontée à une épidémie terrible. Les controverses
théoriques sont légions, les paradigmes peu fixés, les pratiques peu sûres ; mais la
réalité, elle, n’attend pas. C’est l’urgence ! Alors que la médecine a mis des siècles, des
millénaires même à se constituer en un corps de doctrines et de pratiques coordonnées,
la conservation n’a guère plus de quelques décennies de recul. La fixation des priorités
est pleine de dilemmes : recherche, évaluation, sauvetage ? Un peu comme si Claude
Bernard ou Pasteur avaient eu leur laboratoire installé au milieu d’un hôpital militaire
sur le front d’une guerre. Est-ce le moment de faire des recherches théoriques ? Ne fautil pas mieux soigner les blessés ? Mais sans la recherche, les blessés seront toujours
aussi mal soignés !
Comme le confiait Philipe Bouchet780, parfois le découragement s’empare du
conservationniste. La tentation de fermer les yeux sur les menaces environnementales
que personne ne cherche vraiment à juguler est grande. Pourquoi ne pas s’enfermer dans
son laboratoire afin d’étudier ce qui reste encore de la biodiversité comme d’un
témoignage pour la postérité ? Nous croyons que c’est malheureusement l’attitude que,
pour de bonnes ou de mauvaises raisons, de trop nombreux écologistes, naturalistes,
généticiens et autres biologistes ont choisi. Cette attitude de l’autruche, niant à la
science toute responsabilité, toute éthique, est à mon avis la pire qui puisse être choisie.
Selon Robert Peters, une des preuves de la faiblesse de l'
écologie, en tant que science,
779 Wilson, BioDiversity, Washington, National Academy Press, 1988.
780 Philippe Bouchet est Professeur de zoologie au MNHN. Propos recueillis lors d’un entretien réalisé
en février 2002.
365
est l'
aggravation de la crise environnementale781. Dire que l'
écologie n'
est pas assez
dotée et que les problèmes dépassent son domaine de compétence constitue aussi une
excuse pour l'
inaction ! Peters estime que les écologistes devraient plus influencer les
politiques en s’impliquant eux-mêmes plus fortement dans les politiques de gestion de
l’environnement. La question de la place des valeurs éthiques dans la science sera
abordée plus en détail dans la deuxième partie de la thèse. Mais affirmons d’ores et déjà
cette norme issue de la BC, à savoir que tout bon écologiste ou conservationniste doit
avant tout être un homme ou une femme engagé pour la protection de la biodiversité et
contre l’extinction des espèces.
8.4
;;
?,
!
'
+
&
B
Avec l’avènement de la synthèse néo-darwinienne, la théorie finaliste du
déterminisme interne contrôlant la durée de vie des espèces tomba en disgrâce. Après le
dévoilement des mécanismes génétiques et des interactions entre génétique et évolution,
plus aucun argument génétique ne pouvait plus être mis au crédit de cette théorie qui
s’appuyait encore sur les dernières faveurs dont bénéficiait le néo-lamarckisme en
France notamment.
Au niveau macroévolutif, concernant les taxons au-dessus du rang de l’espèce,
les schémas d’extinction de groupes entiers d’espèces devinrent ainsi plus
mathématiques et statistiques et s’éloignèrent des récits « qui font plaisir ». Plusieurs
théories furent avancées :
Celle d’un processus d’extinction indépendant du temps, suivant une demi-vie
déterminée. Cette idée avait été avancée comme nous l’avons vu par Lyell, mais elle fut
reprise au XXe siècle par Van Valen, dont il se servit pour étayer le modèle de la « reine
rouge »782. Ce modèle suppose que pour un groupe uniforme sur le plan écologique, les
probabilités d'
extinction sont indépendantes du temps. Ce groupe se détériore ainsi à un
taux stochastique constant, par analogie au modèle de désintégration des atomes
radioactifs. L'
extinction d'
une espèce est ainsi indépendante du temps écoulé depuis son
origine. Ceci provient de la compétition évolutive entre les groupes. L’espèce qui
n’évolue pas aussi vite que les autres est alors éliminée. Cette hypothèse porte le nom
781 Peters, A Critique for Ecology, Cambridge University Press, 1991. p. 10.
366
de « reine rouge » en hommage au personnage de Lewis Caroll qui vit dans un royaume
où il faut courir à perdre haleine pour rester sur place. On s'
attend par ailleurs à ce que
plus la diversité soit grande, plus la compétition soit intense et, par conséquent, à ce que
plus les espèces doivent courir vite pour rester sur place ; et en définitive, à ce que le
taux d'
extinction augmente.
Cependant, des études plus récentes ont montré que ce n’est pas l'
extinction,
mais la spéciation qui est dépendante de la diversité783. Le modèle selon lequel la
spéciation est dépendante du taux d’extinction, serait ainsi battu en brèche. On estimait
en effet, que les espèces, une fois disparues, laissaient la place à de nouvelles, un peu
comme on pense (à tort) la même chose pour les individus.
Enfin, depuis quelques années, le modèle d’une dynamique chaotique des
extinctions d’espèce a indéniablement la côte. Il permet, qui plus est, de rendre aussi
bien compte des extinctions normales dites « de fond », que des extinctions « de
masse » d’intensité variable. Malgré les théorisations très techniques dont ce modèle fut
l’objet784, rien ne semble encore clairement démontré comme le montre l’épisode des
SCAO.
À un niveau microévolutif, celui des individus au sein de l’espèce, il était à peu
près clair à partir de la synthèse néo-darwinienne que les mécanismes conduisant à
l’extinction définitive étaient simplement de l’ordre de la compétition interspécifique et
de la maladaptation à un environnement changeant de façon plus ou moins
catastrophique.
On doit surtout noter à ce niveau le passage de la compréhension du monde
naturel et des espèces par le recours à leur forme à la compréhension par des éléments
internes : la génétique avant tout, et la notion de hasard. Jean Gayon785 nous rappelle
que dans le cadre de la théorie évolutionniste moderne, basée sur les deux assertions
essentielles selon lesquelles l’évolution est un changement dans la composition
génétique des populations et que la sélection naturelle est la force majeure qui oriente ce
changement, la notion de forme n’a plus aucun intérêt théorique.
782 Van Valen, « A New Evolutionary Law », Evolutionary Theory, 1, 1973, p.1-30.
783 Alroy, « Equilibrial Diversity Dynamics in North American Mammals », in McKinney and Drake
(eds.), Biodiversity Dynamics : Turnover of Populations, Taxa, and Communities, New York,
Columbia university press, 1998.
784 Cf. Kauffman, The Origins of Order : Self Organization and Selection in Evolution, New York,
Oxford University Press, 1993.
785 Gayon, « La marginalisation de la forme dans la biologie de l’évolution », Bulletin de la SHESVIE, 5,
n°2, 1998.
367
Ce constat est criant de vérité lorsqu’on l’applique aux explications des
extinctions. Dysharmonies de croissance, ornementations excessives, hypertrophies
constituaient pour Decugis et nombre de ses collègues des signes flagrants de la fatigue
vitale supportée par quelques espèces sur le point de s’éteindre. Que n’a-t-on dit sur les
cornes hypertrophiées du tricératops, sur l’air balourd et ridicule du Dodo, sur le
gigantisme du Megatherium ou du mammouth, autant de stigmates d’une mort
spécifique prochaine, annoncée à ces biologistes devins qui savaient lire entre les lignes
de l’arbre évolutif. La théorie néo-darwinienne sonna le glas de ces interprétations
fantaisistes et la forme passa au second rang dans l’interprétation de l’évolution. Elle
n’est pas complètement absente néanmoins ; elle permet encore de signaler des
hyperspécialisations écologiques, facteurs aggravants en cas de crise environnementale
ou, discrètement, de désigner les méfaits de la consanguinité. (ex. de la panthère de
Floride, Cf. figure 18)
Il ne faudrait pourtant pas en déduire immédiatement que les évolutionnistes
n’ont plus juré que par les effets du hasard et de la sélection naturelle. Le critère de la
forme s’est « internalisé » si on peut dire, et s’est transformé en une croyance infaillible
au dogme généticiste. La forme est morte, vive le génome ! Comme on l’a vu avec la
génétique de la conservation, cette discipline tente désormais d’expliquer l’alpha et
l’oméga de l’écologie et des extinctions. Pire encore, on trouve chez Mayr, pourtant un
des pères fondateurs de la synthèse moderne, une croyance stupéfiante en un
déterminisme génétique capable d’expliquer les extinctions :
« Je pense qu’il y a, d’une façon ou d’une autre, corrélation entre l’extinction et
la cohésion du génotype. Bien sûr, le taux de mutation devrait être approximativement
le même chez les différentes espèces d’organismes. Cependant, certaines d’entre elles
ont un génotype si bien intégré et rendu si inflexible, qu’il ne peut plus engendrer les
écarts à la norme permettant un changement dans l’utilisation des ressources ou dans la
réponse à un concurrent ou un pathogène »786.
Un exercice simple démontrera que le discours n’a finalement pas changé, et
qu’en fin de compte, seul le critère a évolué : il suffit simplement de remplacer dans le
texte de Mayr le terme « génotype » par celui de « forme »… Décidément, le
déterminisme le plus caricatural a la vie dure : autrefois, il résultait de considérations
finalistes et aujourd’hui d’un puissant réductionnisme génétique, mais, en fin de
786 Mayr, Histoire de la biologie, op. cit., p. 572.
368
compte, il est un obstacle épistémologique contre lequel les évolutionnistes n’ont pas
fini de se battre, c’est celui qui consiste à laisser toute sa place au hasard dans les
processus de la vie …
?,
L
Kate Soper787 défend l’idée que, puisque ce sont la science et la technique qui
sont responsables de la crise écologique que nous vivons, ce sont elles justement qui
peuvent nous en sortir (sans pour autant nous décharger de nos responsabilités en
tombant dans un optimisme positiviste béat). Soper pense cependant, contre certains
écologistes radicaux, que ce n’est pas plus de religion (ou de mysticisme) écologique
qu’il nous faut, mais plus de science écologique.
Pourtant, d’après ce que nous avons vu au cours de ce siècle, la science
écologique a pu ignorer le problème des extinctions pendant pratiquement toute la
majorité du siècle alors que dès la fin du XIXe, les sirènes hurlaient à plein ! Le
retournement d’idéologie des naturalistes et des scientifiques a été beaucoup plus long
qu’on n’aurait pu l’espérer, alors que nombre d’entre eux possédaient tous les éléments
théoriques (darwinisme, écologie naissante, etc.) et pratiques (connaissances
naturalistes…) pour se mobiliser dès la fin du XIXe siècle.
Quoi qu’il en soit, maintenant que les extinctions d’espèces font l’objet d’une
pléthore d’études scientifiques et qu’elles sont mieux anticipées et mieux connues, un
raffinement des théories, des méthodes de prédiction des extinctions et des modèles ne
réglera malheureusement pas le problème. David Ehrenfeld, un des plus ardents
défenseurs de la biologie de la conservation, affirme ainsi que « les biologistes de la
conservation peuvent réaliser des découvertes scientifiques importantes et opportunes,
mais ils doivent abandonner la croyance que la science elle-même constitue une
solution. La science de la conservation doit s’inscrire dans une procédure réflexive
critique, comme le fait la médecine, et surveiller son efficacité au sein de la
communauté humaine dans sa globalité. »
Pire même, l’étude et la surveillance des espèces posent parfois de graves
problèmes ; et pas seulement des problèmes techniques ou pratiques, mais de véritables
787 Soper, What Is Nature ? Culture, Politics and the Nonhuman, London, Blackwell, 1995.
369
problèmes théoriques. La logique de la science et de la recherche est fondée sur l’idée
de la connaissance pour la connaissance ; elle est basée sur un seul principe moral : la
connaissance est bonne ! Mais ne mettons nous pas, dans certains cas, les espèces
menacées plus en danger en essayant de les connaître ? L’écologie, comme l’a très
justement remarqué Bruno Latour, « prétend protéger la nature et la mettre à l’abri de
l’homme, mais, dans tous les cas, cela revient à inclure davantage les humains qui
interviennent encore plus souvent, de façon encore plus fine, encore plus intime et avec
un appareillage scientifique encore plus envahissant »788.
Enfin, l’argument le plus critique à l’égard de la poursuite d’une recherche
écologique de plus en plus invasive se trouve chez Nietzsche, dont nous verrons dans la
prochaine partie que certains de ses écrits peuvent aussi être interprétés comme une
critique sévère de toute éthique de la conservation ; à propos du savoir Nietzsche nous
prévient :
« Notre instinct de connaissance est trop puissant pour que nous puissions
encore apprécier un bonheur sans connaissance… la connaissance s’est transformée
chez nous en une passion qui ne redoute aucun sacrifice et ne craint rien, au fond, sinon
sa propre extinction. Peut-être même l’humanité périra-t-elle à cause de cette passion de
connaissances ! Mais cette passion n’a aucun pouvoir sur nous… Nous préférons tous la
destruction de l’humanité à la régression de la connaissance ! »789.
Passion pour la connaissance contre extinction des espèces, et ultimement de
l’espèce humaine : le sombre pronostic de Nietzsche, comme souvent, justifie sa
position de nihiliste. N’existe-t-il pas une voie médiane entre le pessimisme
scientophobe le plus noir et l’optimisme technophile le plus béat ?
Si l’avancée des connaissances scientifiques a pu initialement et rapidement
apparaître comme un apport précieux pour la protection de la nature, le progrès de la
connaissance ne suffit plus aujourd’hui à garantir la survie des espèces. Par ailleurs, en
s’autonomisant et en s’institutionnalisant, la science conservationniste risque de perdre
en efficacité, non par rapport à des normes de scientificité reconnues (la connaissance
pour la connaissance), mais par rapport à des normes écologiques et environnementales
(nombre d’espèces sauvées, qualité des populations préservées, etc.)
788 Latour, Politiques de la nature, La Découverte, Paris, 2001, p. 35.
789 Nietzsche, Aurore, 1881.
370
Pour reprendre une image classique de la rhétorique écologiste radicale, alors
que nous sommes embarqués dans un train dont les rails foncent droit sur un précipice,
et que certains se contentent d’exiger un ralentissement du train, au lieu de demander au
train de faire marche arrière, la plupart des scientifiques et des naturalistes, sont dans le
rôle du physicien profitant du mouvement du train pour tenter de comprendre les lois de
la cinématique, consciemment ou inconsciemment sourd à la menace du précipice « par
amour ou respect de la science » ! N’est-il pas temps plutôt d’apprendre à stopper le
train ? Ne faut-il pas plus de naturalistes et moins de généticiens ? plus de praticiens et
moins de théoriciens ? Et même parfois, ne faut-il tout simplement pas limiter les
présences d’humains au sein des populations menacées, qu’ils soient scientifiques ou
non, a fortiori lorsque la recherche scientifique sert d’alibi au massacre d’individus
menacées, comme c’est le cas pour la chasse à la baleine ? Il me semble que tous les
biologistes et les écologistes devraient ressentir comme une honte et une insulte majeure
proférée à l’encontre de leur discipline le fait que l’excuse scientifique soit avancée
d’office par certains pays (Islande, Norvège, Japon) pour outrepasser le moratoire
international sur la chasse à la baleine institué par la Commission Baleinière depuis
1986.
Mais là, nous abordons déjà le domaine des valeurs et du sens à donner aux
actions de protection de la nature et en particulier de conservation des espèces. Pourquoi
faut-il éviter les extinctions d’espèces et quel rôle peuvent jouer les scientifiques sur la
scène morale face à cette crise aussi bien morale qu’environnementale ? Telles seront
les questions qui guideront notre réflexion dans les premiers chapitres de la deuxième
partie de cette thèse, comme prélude à une enquête plus générale sur la valeur des
espèces au sein de l’éthique environnementale.
371
Figure 18 : Déformation congénitale de la queue d’un puma de Floride.
Effet visible de la consanguinité très élevée de l’espèce, et partant, de sa
viabilité défaillante.
372
373
374
375
Seconde partie
Approche philosophique et éthique des
extinctions
376
377
M
0
5
La question morale à la base de cet exposé tient, dans sa formulation la plus
simple, à estimer et à expliquer ce qu’il y a de « bien » ou de « mal » à ce qu’une espèce
s’éteigne. On doit d’abord supposer que les extinctions sont directement ou
indirectement provoquées par les hommes. Sont-elles différentes des extinctions
« naturelles » et en quoi ? Qui sont les mieux placés pour parler des devoirs envers les
espèces ou de leurs droits moraux : les philosophes ou les scientifiques et pourquoi ?
Nous allons dans un premier temps présenter quelques notions essentielles
d’éthique avant d’expliciter les fondements des principaux courants d’éthique
environnementale, branche de la morale en plein développement depuis une vingtaine
d’années, qui traite du rapport moral entre les hommes et leur environnement. Fort de
cette analyse, nous pourrons esquisser le cadre d’une conception de la nature et de
l’environnement qui puisse pleinement tenir compte de la spécificité de notre objet,
l’espèce et son devenir.
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La définition du Lalande est la suivante : « Science ayant pour objet le jugement
d’appréciation en tant qu’il s’applique au jugement du bien et du mal ». A la suite
d’Hegel, on a distingué deux types d’éthique, Moralität (morale théorique) et
Sittlichkeit (moralité des mœurs), distinction sur laquelle s’appuie Catherine Larrère
dans Les philosophies de l’environnement. La Moralität est la recherche d’un principe
moral universel et abstrait qui s’applique au niveau individuel. Au contraire la
Sittlichkeit est la recherche d’une morale concrète étendue à une communauté de
mœurs790. C’est ainsi qu’il est parfois de tradition en France de distinguer morale et
éthique. L’éthique constituerait l’ensemble des prescriptions qui règlent pratiquement la
vie en société. Par contraste, la morale constituerait l’ensemble des réflexions sur les
fondements des propriétés, des valeurs et des normes morales. Pour notre part, nous
790 Hegel, Principes de la philosophie du droit, 2e partie, §105-114, et 3e partie, §142-157. Cité par
Larrère, Les Philosophies de l'
environnement, op. cit., p.17.
378
préférerons parler indifféremment de morale et d’éthique, suivant en cela l’exemple de
Anne Fagot-Largeault et de nombre de philosophes moraux contemporains.
Par contre, nous nous référerons plus volontiers à la différence entre éthique et
méta-éthique. À la suite des philosophes moralistes anglo-saxons, il est courant de
distinguer éthique normative et méta-éthique suivant les définitions suivantes :
« L’éthique normative a pour objet la détermination des états de choses bons ou
mauvais et celle des actions qu’il est d’un point de vue moral bon ou mauvais
d’accomplir. »791. La méta-éthique est l’étude de la signification des termes moraux, de
leur justification et du statut métaphysique des propriétés morales.
Enfin,
une
dernière
précision
s’impose
avant
d’aborder
l’éthique
environnementale, c’est la distinction entre éthique appliquée et éthique théorique.
Depuis les années 60 on assiste à l’apparition de champs de la philosophie morale
consacrés à l’application de l’éthique à des secteurs nouveaux : ce sont les éthiques
appliquées : bioéthique, éthique des affaires, éthique environnementale, éthique de la
science, éthique agro-alimentaire, etc. Elles se donnent des visées prescriptives plus que
réflexives et sont historiquement situées dans un contexte social et technique défini.
Il n’en reste pas moins que les réflexions en éthique appliquée peuvent être très
théoriques ; parfois, au contraire, on a reproché aux philosophes de s’emparer de
problématiques sociales et de s’impliquer dans l’application pratique de leur
recommandations au-delà de ce que préconise la prudence philosophique.
La plupart des réflexions en éthique appliquée consistent à définir une axiologie
et une déontologie qui permettent de régler les pratiques sociales et techniques dans les
champs concernés. Pour cela, il est souvent fait appel à des disciplines philosophiques
connexes : l’ontologie, l’épistémologie, la sociologie, l’histoire, etc…
Mais, il me semble réducteur de classer l’éthique environnementale uniquement
dans la catégorie éthique appliquée. Certes, l’environnement en tant qu’objet naturel et
lieu de pratiques humaines est le cadre premier de l’éthique environnementale.
Cependant celle-ci cherche en étendant le champ de la morale au-delà des limites
humaines à repenser en profondeur la place et l’action de l’homme dans le monde et
pourrait constituer en cela un changement de vision du monde, une éthique dépassant le
cadre strict de la modernité aux visées bien plus globalisantes qu’une éthique appliquée
restrictive.
791 Article « Méta-éthique », in Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Sous la direction de
Canto-Sperber, Paris, PUF, 1996.
379
>
#
Le monde de l’après-guerre a vu le développement fantastique de la technologie
au plan industriel et agricole, ainsi que l’augmentation corrélée des besoins en énergie.
La population humaine a connu une croissance exponentielle grâce aux progrès de la
médecine, de l’hygiène et de l’agriculture ; plusieurs milliards d’individus se sont ainsi
ajouté à l’humanité en quelques décennies. Mais, l’enthousiasme des « trente
glorieuses » a été assombri par la perspective d’une crise environnementale majeure.
Bien que les soucis envers l’intégrité de la faune ou du milieu soient apparus bien avant
le XXe siècle, c’est à partir des années 70 qu’une réflexion morale sur ces sujets s’est
progressivement élaborée en Amérique du Nord, en Europe et en Australie792.
Richard Routley793, par exemple, est parti de la constatation que les éthiques
occidentales traditionnelles n’inscrivaient pas en principe l’environnement dans le cadre
de leurs considérations habituelles. À quel type de questionnement l’éthique
environnementale est-elle donc sensée fournir des réponses ? En quoi est-elle
spécifique ? Supposons, nous dit Routley, que, suivant un scénario catastrophe,
l’augmentation des radiations nucléaires dans l’atmosphère condamne un jour la
reproduction de l’espèce humaine, devenue stérile. Selon la tradition occidentale, le
dernier homme, n’ayant plus aucun devoir envers ses congénères ou envers les
générations futures, pourrait détruire s’il le souhaitait l’ensemble de la nature sans que
cela ne soit mal ou moralement condamnable. C’est pour limiter le comportement des
hommes dans une telle situation par exemple qu’il appelle de ses voeux une nouvelle
éthique environnementale en 1973.
Il s’en est suivi de nombreux débats, des publications importantes, l’apparition
de nouvelles revues philosophiques comme Environmental ethics en 1979, et la
délimitation de nouveaux sujets de réflexion. Ce mouvement, quasi exclusivement
constitué de philosophes, est allé de pair avec l’émergence de partis « verts » en
politique, la constitution de la biologie de la conservation en science et l’apparition de
nombreuses ONG pro-environnementales, étendant de fait les limites de la réflexion
bien au-delà de la philosophie et de la science.
792 Callicott, « Environnement », Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, op. cit.
793 Routley, « Is there a Need for a New Environmental Ethics ? », in Bulgarian Organizing Commitee
éd, Proceeding of the XVth World Congress of Philosophy, Vol 1, 1973, Varna, Bulgaria, p. 205-210.
380
L’éthique environnementale est aussi partie à la recherche de ses racines
philosophiques dans l’histoire des rapports entre l’homme et la nature. Lynn White
Jr.794 a ainsi publié un article qui a fait date dans l’histoire des idées et a marqué le point
de départ de tout un courant d’études historiques sur l’environnement. Catherine et
Raphaël Larrère posent clairement les jalons grecs (Épicurisme, platonisme, stoïcisme),
chrétiens et modernes (Descartes, Spinoza, Rousseau) de cette évolution795. Au moment
où fleurissent les critiques philosophiques post-modernes au sens large (Latour, Serres,
etc.), il est clair que la définition de l’éthique environnementale a permis de jeter un
regard neuf sur l’histoire de la philosophie et des idées.
N’en déplaise à certains, l’éthique environnementale n’est pas qu’un mouvement
rétrograde d’écologistes misanthropes et passéistes, il s’agit aussi d’un terrain propice
aux réflexions résolument novatrices en matière d’éthique et de philosophie. En effet,
lorsque Aldo Leopold796 énonçait en 1949 qu’« une éthique, écologiquement parlant, est
une limite imposée à la liberté d’agir dans la lutte pour l’existence [et] trouve son
origine dans la tendance des individus ou des groupes interdépendants à mettre au point
des modes de coopération », n’était-il pas déjà sur la piste des « fondements naturels de
l’éthique »797, cette pierre de touche de la morale contemporaine ? S’interroger sur les
limites morales de l’humanité, sur la naturalité des hommes et sur les formes de
conscience animales ou végétales, tout cela ne contribue-t-il pas à remettre en cause des
positions figées, à réviser les prétentions de la raison et à dévoiler des dogmatismes
anthropocentriques, ces ennemis de la philosophie ? Mais laissons pour le moment ces
questions, qui, comme nous le verrons, sont essentielles pour notre entreprise qui est
d’inscrire les espèces dans un cadre éthique.
Nous initierons cette réflexion éthique par les arguments et les métaphores
avancés par les scientifiques dans le but de provoquer une prise de conscience chez le
grand public des dangers pesant sur la biodiversité. Comme nous le verrons, ces
arguments, avant tout choisis à l’aune de leur efficace, ne sont pas nécessairement
soutenus par une construction philosophique des plus solides ; c’est pour remédier à
cela que, dans le chapitre suivant, nous aborderons plus en détail les différents courants
de l’éthique environnementale, où nous analyserons en profondeur la place qu’ils
réservent aux espèces dans leur système de valorisation du monde naturel. Nous
reviendrons enfin dans le dernier chapitre à une réflexion plus proche de l’idée
794 White Jr., « The Historical Roots of our Ecological Crisis », Science, 10 Mars 1967, p. 1203-7.
795 Larrère et Larrère, Du bon usage de la nature , Paris, Aubier, 1997.
796 Leopold, L’Almanach d’un comté des sables, (A Sand County Almanac, 1948), Paris, GF, 2000.
381
d’extinction où nous essaierons de comprendre ce que signifie réellement l’extinction
d’espèce et ce qu’elle est sur un plan ontologique, avant d’argumenter pour une
conception plus personnelle de l’idée de conservation et des normes qui doivent la
guider.
797 Changeux (ed.), Fondements naturels de l’éthique, Paris, Odile Jacob, 1993.
382
383
N%
5
A
#
Avant de présenter les courants principaux de l’ethique environnementale et
leur articulation avec la question des extinctions, nous ne pouvons négliger sous couvert
de superficialité les arguments et les appels lancés par les scientifiques au grand public.
Cette entrée en matière sera constituée par les arguments généralement avancés par les
scientifiques (écologues, conservationnistes, etc.) et souvent repris par les politiques, les
associations et plus généralement le grand public. Ce chapitre constituera par ailleurs
une transition entre le débat sur les fondements éthiques et épistémologiques de la
biologie de la conservation et la réflexion éthique proprement dite à propos des
extinctions d’espèces.
N
(
A
Nous débuterons notre tour d’horizon des auteurs scientifiques contemporains
par David Ehrenfeld, fondateur de la revue Conservation Biology en 1987. Dès le début
des années 70, il publie un livre de vulgarisation scientifique et de sensibilisation de
l’opinion publique aux problèmes écologiques, Conserving life on Earth. Dans ce livre,
il souhaite promouvoir le rôle du biologiste comme « avocat du monde naturel »798 et y
développe un réquisitoire engagé contre la disparition des espèces et contre les menaces
humaines envers la vie terrestre. Mais son entreprise va bien au-delà de la simple
expertise scientifique ; il souhaite convaincre la plus large audience que des raisons
autres qu’utilitaristes doivent être invoquées pour conserver la diversité du vivant. Il
pense ainsi qu’il est impératif que les gens voient et ressentent par eux-mêmes ce que
l’écologie étudie et tente de sauver. Les plus profondes et les plus importantes
justifications de la conservation ne peuvent être qu’appréhendées de cette façon : « Qui
connaît le monde si bien qu’il peut affirmer que les raisons « objectives » scientifiques
pour sauver les alligators sont plus importantes en définitive que les raisons
émotionnelles, « subjectives » ? Les premières sont fortement mises en avant dans ce
798 Ehrenfeld, Conserving Life on Earth, New York, Oxford University Press, 1972, p. xi.
384
livre, mais seulement parce que les dernières sont acquises par une démarche
personnelle, non en lisant un exposé scientifique. »799.
Ehrenfeld poursuivra dans cette voie, « ce sentiment vague, mais grandissant,
que la perspective anthropocentrique dans son ensemble n’est pas toujours la plus sage
et la meilleure »800, et publiera en 1978, The arrogance of humanism 801. Se servant de
son statut et de ses connaissances scientifiques comme d’un tremplin, Ehrenfeld
commet même ce que d’aucuns qualifieront d’apostasie en condamnant la raison
humaine pour ses méfaits environnementaux, raison dont l’apothéose est justement la
science et notre système de connaissance du monde dont Ehrenfeld est un brillant
représentant !
En ce sens, l’écologie dévoile sa nature « subversive »802 ; il s’agit en effet de la
seule science capable de remettre en cause non seulement ses propres fondements mais
aussi ceux du grand projet scientifique moderne, de toute la rationalité occidentale tout
simplement ; car la vision mécaniste et réductionniste d’une nature inerte, réservoir de
ressources attendant d’être exploitées par l’homme semble de plus en plus menacée par
les nouveaux risques engendrés par la crise environnementale. Les écologistes sont au
premier rang des scientifiques qui doivent essayer de dépasser les cadres cartésiens et
newtoniens pour essayer de comprendre la nature dans ce qu’elle a de vivant,
d’émergent, de complexe, de spontané.
Mais au-delà du paradoxe, Ehrenfeld nous engage à adopter ce qu’il nomme
« Le Principe de Noé ». Selon les Écritures, Noé n’a pas jugé l’«utilité » des espèces
avant de réunir leurs couples de représentants dans l’Arche : « Cette valeur nonhumaniste des communautés et des espèces est la plus simple de toutes à affirmer :
celles-ci devraient être conservées non seulement parce qu’elles existent mais aussi
parce que cette existence même est l’expression actuelle d’un processus historique
persistant, d’une antiquité et d’une majesté immenses. Il faut considérer qu’une
existence qui perdure de très longue date porte en elle le droit inaliénable de continuer à
exister. »803. Nous verrons plus loin, grâce à Callicott, que cette interprétation du récit
biblique (le J-theism) ressortit à la version la plus ancienne de la Genèse, la version J
« édénique », celle qui fait de l’homme un « gardien » de la Terre et de ses créatures et
799 Ibid., p. 55.
800 Ibid., p. 4.
801 Ehrenfeld, The Arrogance of Humanism, New York, Oxford University Press, 1981.
802 Sears, « Ecology : A Subversive Subject », BioScience, 14, 1964, p. 11-13.
803 Ehrenfeld, Conserving…, op. cit., p. 206-207.
385
non un maître qui doit la dominer comme dans la version la plus récente, la version P,
dite du « Prêtre ».
N
C
!
Mais, revenons quelques instants sur la référence à Noé. Dans le discours des
scientifiques s’intéressant au problème des extinctions, le thème de « l’Arche de Noé »
est souvent rappelé et mis à contribution. On peut, à la même période que le dernier
livre d’Ehrenfeld, faire référence au titre d’un ouvrage publié par Norman Myers, The
sinking ark : A new look at the problem of disappearing species804, ou plus récemment à
des livres tels que Ethics on the ark : zoos, animal welfare, and wildlife conservation805
ou encore Noah’s choice806.
Dans le cas de Myers, la référence à l’Arche de Noé est mobilisée comme
métaphore de notre planète. Mais au lieu que l’Arche serve cette fois à sauvegarder les
espèces de la disparition, c’est elle qui coule à cause des espèces qui s’éteignent. Les
espèces doivent donc être protégées afin d’éviter le naufrage de notre arche-planète,
justification inverse de la tradition religieuse, comme l’a remarqué Rolston807. Le souci
premier de la conservation n’est dès lors plus pour chaque espèce en elle-même, mais
bien pour l’équilibre global de la planète.
L’énumération des raisons (écologiques, économiques, esthétiques, éthiques)
pour lesquelles les espèces sont de la plus grande importance montre différents types
d’intérêts, dont l’humain n’est pas le dernier. Et malgré un attachement personnel à
l’idée que les autres formes de vie ont une valeur intrinsèque808, Myers justifie sa mise
en avant des intérêts humains par la constatation pragmatique de la marche du monde et
des affaires humaines (comme la plupart des autres scientifiques et citoyens) : « Bien
que j’approuve pleinement le fait que chaque espèce ait le droit à la poursuite de sa
propre existence sur cette planète que nous partageons, je ne crois pas que le monde
marche de cette façon »809.
Par ailleurs, si d’un point de vue rhétorique, l’image de l’arche de Noé est des
plus judicieuses et des plus évocatrices, elle doit être employée avec beaucoup de
804 Myers, The Sinking Ark : A New Look at the Problem of Disappearing Species, Oxford, Pergamon
Press, 1979.
805 Norton et al., Ethics on the Ark : Zoos, Animal Welfare, and Wildlife Conservation, Washington,
Smithsonian Institution Press, 1995.
806 Mann et Plummer, Noah’s Choice : The Future of Endangered Species, New York, Knopf, 1995.
807 Rolston, « Duties to Endangered Species », BioScience, vol. 35, n°11, 1985, p. 718.
808 Takacs, The Idea of biodiversity, op. cit., p. 35.
809 Myers, A Wealth of Wild Species : Storehouse for Human Welfare, Boulder, Westview Press, 1983,
p. xiii.
386
précautions. Bien sûr, on ne peut manquer de remarquer que le nombre faramineux
d’espèces vivantes rend impossible tout projet de préservation individuelle de chaque
espèce et encore moins de les faire toutes rentrer dans une arche humaine, aussi énorme
soit-elle, mais de constater que la notion d’espèce a changé depuis le temps des tribus
sémitiques de l’Ancien Testament. Vouloir conserver de nos jours intactes les espèces
en danger dans ce qui fait office d’arches, à savoir réserves, parcs naturels ou zoos,
n’est plus envisageable biologiquement : depuis Darwin, nous savons que les espèces
évoluent et se transforment sous l’influence de la sélection naturelle, en relation avec
leur environnement. Or, l’environnement de l’arche n’est pas celui dans lequel les
espèces ont évolué, et la captivité ou l’isolement conduisent à des modifications de la
nature de l’espèce - démographiques, génétiques, éthologiques, morphologiques sensibles et parfois irréversibles810.
N $
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A
Mais les scientifiques ont bien d’autres métaphores à leur disposition pour nous
alerter sur les dangers des extinctions d’espèces et sur nos devoirs à l’égard de ces
dernières. Paul et Anne Ehrlich, dont l’influence a été très importante sur l’opinion
publique américaine, ont publié en 1981 un livre qui fit date dans la défense de la
nature : Extinction : the causes and consequences of the disappearance of species811.
À leur tour les Ehrlich, professeurs de biologie à Stanford, abordent le sujet des
causes de la disparition des espèces et des mesures à prendre afin de les protéger. Ils
fournissent comme les auteurs précédents une liste des raisons pour lesquelles il est
urgent de prendre ce danger au sérieux. Nous retrouvons les raisons directement
anthropocentriques : économiques, esthétiques, émotionnelles et des raisons moins
spécistes sur le droit des espèces à exister.
Mais le livre a surtout marqué les esprits par sa parabole du « rivet poppers »
présentée dans la préface. Voici l’argument résumé en quelques lignes : au moment de
prendre l’avion, une personne s’aperçoit qu’un technicien est en train de déboulonner
les rivets qui tiennent l’aile de l’avion. Intrigué par l’opérations, il demande au
technicien les raisons de cette tâche : celui-ci répond que la compagnie aérienne s’est
aperçu qu’il y avait beaucoup plus de rivets que nécessaires pour tenir les ailes de
l’avion ; en les récupérant et en les vendant, elle fera ainsi des économies. Manifestant
810 Lynch et O’Hely, « Captive Breeding and the Genetic Fitness of Natural Populations », Conservation
Genetics, 2, 2001, p. 363–378.
387
son incrédulité et son indignation, le passager est rassuré par le technicien qui lui
affirme que l’avion a déjà volé avec des rivets en moins ; tant que les ailes tiennent, il
n’y a pas de souci à avoir. L’analogie avec les extinctions d’espèces est évidente : « Le
déboulonnage de rivets sur le Vaisseau Terre consiste à être complice de
l’extermination d’espèces et de populations d’organismes non-humains »812. Parce que
jusqu’à présent les disparitions de centaines d’espèces par la faute des hommes n’ont
pas provoqué de désastre majeur, nous continuons dans une insouciance fatale à croire
que la disparition d’une espèce ne peut être bien grave, jusqu’au jour où un rivet en
moins provoquera l’effondrement de tout le système ; mais alors, il sera trop tard ! Si le
passager de la compagnie ‘rivet-popping’ a le droit et même le devoir de dénoncer cette
compagnie pour sa folie et de voyager dans des avions normaux et largement plus sûrs,
nous sommes malheureusement tous embarqués, sans alternative possible, sur le même
vaisseau spatial, la Terre (Spaceship Earth).
Cette parabole est une illustration remarquable d’une erreur de logique trop
répandue, le « paralogisme inductif », que commettent aussi bien les rivet poppers que
la plupart des dirigeants politiques actuels813. Ils supposent en effet que la nonoccurrence jusqu’ici d’une catastrophe de très faible probabilité indique qu’elle a très
peu de chances de se produire dans le futur. Mais parce que les occurrences
d’extinctions d’espèces ne sont pas indépendantes, chaque nouvelle extinction
augmente, bien que légèrement, la probabilité que la prochaine déclenche une réaction
en chaîne écologique tout à fait dramatique.
Il ne faut cependant pas surestimer l’importance de cette version écologique de
« la goutte qui fait déborder le vase » ou de la chute des dominos. Récemment, des
chercheurs ont émis l’hypothèse que la courbe des extinctions au cours des temps
géologiques suivrait une dynamique chaotique qui parfois pourrait entraîner une
véritable extinction de masse par une chaîne d’extinction secondaires814. Cette théorie a
été infirmée depuis, mais il n’en reste pas moins que si la disparition d’une seule espèce
ne peut provoquer le crash de notre « Vaisseau Terre » ou le naufrage de notre Arche
terrestre, elle peut largement affecter le fonctionnement d’un ou de plusieurs
écosystèmes surtout s’il s’agit dune espèce-clé.
811 Ehrlich, Extinction : The Causes and Consequences of the Disappearance of Species, New York,
Random House, 1981.
812 Ibid., p. xii.
813 Norton, Why Preserve Natural Variety, Princeton, Princeton University Press, 1987, p. 68.
388
On peut cependant critiquer cette théorie du « rivet popping » pour ses bases
épistémologiques et éthiques sous-jacentes. Tout d’abord, ce modèle est beaucoup trop
mécaniste dans ses présupposés. Chaque espèce équivaut à un rivet, tous les rivets étant
identiques. Nombre de biologistes de la conservation s’évertuent au contraire à montrer
que l’étude des systèmes écologiques n’est pas réductible à celle des machines, aussi
complexes soient-elles, et qu’il faut aborder leur étude avec une vision holiste.
Enfin, traiter les espèces de rivets et ne les prendre en considération que dans la
mesure où leur existence nous prévient d’un crash écologique revient à les transformer
en simples ressources. Or, comme le souligne Holmes Rolston, cette conception des
espèces revient à négliger celles dont on ignore la valeur, par choix ou par ignorance, et
à ne s’intéresser qu’au pourcentage minime de celles qui constituent une ressource
avérée815. C’est faire montre d’un bien piètre sens moral et d’un biais spéciste évident
en faveur d’Homo sapiens.
Ceci dit, Paul Ehrlich se laisse facilement aller à des confidences sur son
attirance vers la spiritualité de la Deep Ecology816 et affirme, à l’encontre de la
conclusion de Rolston que « nous sentons que l’extension de la notion de « droit » à
d’autres créatures […] est une extension naturelle et nécessaire de l’évolution culturelle
d’Homo sapiens »817.
N ,
Les scientifiques sont décidément très inventifs lorsqu’il s’agit de sortir du
laboratoire et de trouver des images ou des paraboles qui vont marquer l’esprit du
public et du législateur.
Témoignant devant le Congrès américain en 1991, Thomas Lovejoy déclare
que « la variété de la vie sur Terre représente une extraordinaire ressource intellectuelle,
et constitue avant tout la bibliothèque de base sur laquelle les sciences de la vie peuvent
se construire… le type de perte, rapide, que nous connaissons au XXe siècle est une
forme d’autodafé (book-burning) et l’un des plus grands actes anti-intellectuels de tous
les temps »818.
814 Solé, Manrubia, Benton and Bak, « Self-similarity… », op. cit., p. 764-766. Cf. Partie I, chapitre sur
la BC.
815 Rolston, « Duties to Endangered Species », BioScience, Vol. 35, n°11, 1985.
816 Cf. Takacs, The Idea…, op. cit., p. 269.
817 Ehrlich, Extinction…, op. cit., p. 58-59.
818 Lovejoy, « Testimony. National Biological Diversity Conservation and Environmental Research Act.
Hearing before the Subcommittee on Environmental Protection of the Committee on Environment and
Public Works », U.S. Senate, 102d Cong., 1st session, 26 july 1991. Cité par Takacs, The Idea…, op.
cit., p. 197.
389
Cette métaphore du « livre » a été proposée par d’autres scientifiques, dont
David Ehrenfeld ou E. O. Wilson, et reprise allègrement par les philosophes ; Holmes
Rolston précise ainsi : « Détruire des espèces revient à déchirer les pages d’un livre non
encore lu, écrit dans un langage que les humains savent à peine comment lire, sur le lieu
dans lequel ils vivent. »819. Malgré la référence forte à l’obscurantisme et l’autodafé
qu’elle véhicule, cette métaphore a été critiquée par Rolston pour révéler une fois de
plus un souci anthropocentrique de la nature ; car si nous devons protéger les livres ou
les espèces, ce n’est pas pour eux-mêmes, mais bien par devoir de prudence et
d’éducation envers l’humanité.
Par ailleurs, cette métaphore, n’est pas non plus neutre épistémologiquement :
Wilson explique que les espèces sont plus riches en information qu’une peinture du
Caravage ou que n’importe quelle autre œuvre d’art : « L’information complète qu’[une
espèce] contient […] remplirait tout juste les quinze éditions de l’Encyclopedia
Britannica publiées depuis 1768. »820. L’image du livre connote en fait plus ou moins
directement l’information génétique portée par l’espèce et nous ramène à un concept
atomiste de l’espèce, réductible à une somme d’information, et par conséquent à la
valorisation instrumentale potentielle de cette espèce.
Donc, bien que la plupart des conservationnistes soient mus par la noble et
sincère ambition de protéger les espèces pour leur valeur intrinsèque, les métaphores
qu’ils emploient trahissent pourtant une vision instrumentale de la diversité du vivant.
De plus, quelles que soient les raisons, émotionnelles, philosophiques ou religieuses qui
conduisent ces auteurs scientifiques à se mobiliser de manière désintéressée au nom de
l’existence même des autres espèces, ils ne peuvent s’empêcher de consacrer une partie
de leurs ouvrages à l’énumération redondante de la valeur instrumentale du monde
vivant. Sont-ils à ce point persuadés que la société pourra seulement accepter comme
valables des arguments anthropocentriques, que des efforts ne pourront être consentis
pour la protection des espèces que s’il s’ensuit un bénéfice à court terme ? Les
scientifiques sont-ils tellement désabusés par le « désespoir tranquille » d’Homo
œconomicus pour préférer désavouer partiellement leurs propres valeurs et se résigner à
une pluralité axiologique au bénéfice d’une efficacité pragmatique ? Nous verrons à la
fin de ce chapitre que le problème est peut-être à la fois plus profond et moins grave que
ce qu’insinuent ces questions. En attendant, certains biologistes éminents, non contents
819 Rolston, « Duties to Endangered Species »…, op. cit., p. 718.
820 Wilson « The Biological Diversity Crisis », Bioscience, 35, n°11, 1985, p. 701.
390
d’ébranler l’opinion publique par leurs métaphores et leurs réquisitoires ont essayé de
construire des bases éthiques propres à la conservation des espèces.
A
N
#
AB
O H
Tout comme une bonne partie des conservationnistes américains, Wilson a
compris que l’opinion publique sollicitait plus que des faits et des métaphores
scientifiques pour être « convertie » à la protection de l’environnement. Daniel Worster,
par exemple, note que l’intérêt de la société pour les sciences écologiques provient de la
recherche d’un accord heureux entre écologie et éthique821 : « Nous souhaitons que les
écologistes nous éclairent moralement »822 !
Le coup de force de Wilson fut de créer un concept fédérateur qui puisse établir
un pont entre les faits scientifiques et les valeurs éthiques. Biophilia se définit comme
l’idée que les humains sont génétiquement prédisposés à aimer et respecter la nature.
Suivant une argumentation sociobiologique, Wilson en appelle au long passé évolutif de
l’espèce humaine, à la formation de ses instincts et de ses émotions en rapport à
l’environnement par un processus de sélection naturelle, pour déboucher sur la
conclusion que nous avons besoin de la présence de la vie et de sa diversité pour notre
équilibre physique et psychique, pour épancher notre besoin d’émotions naturelles 823.
Biophilia apparaît ainsi comme un sentiment ou un instinct naturel (car issu de
notre propre évolution biologique) et bon – au moins pour l’espèce humaine (car il a
permis notre survie). Aujourd’hui, ce concept profond de biophilia nous pousse à aimer
et protéger les autres espèces et leur diversité, à l’encontre de raisons plus superficielles,
tels la cupidité économique ou le besoin excessif de confort. Plus qu’à une éthique, c’est
quasiment à une religion naturelle que Wilson nous convie, la religion du naturaliste, de
l’amoureux et du protecteur de la nature. Car s’il y a une chose pour laquelle nos
descendants « biophiliens » risquent de ne pas nous absoudre, c’est bien notre
destruction de milliers d’espèces et cette perte irremplaçable de sources de bonheur et
d’émerveillement, qui prendra des millions d’années pour être réparée.
821 Worster, « The Ecology of Order and Chaos », Environmental History Review, 14, 1990, p. 1-18.
822 Takacs, The Idea…, op. cit., p. 155.
823 Wilson, Biophilia, Cambridge, Harvard University Press, 1984.
391
Ce sentiment presque sacré du lien intime qui relie l’homme à la nature n’est pas
sans
rapport
avec
la
philosophie
transcendantale
des
pères
spirituels
de
l’environnementalisme américain, Ralph Waldo Emerson et Henry David Thoreau.
Selon ce courant de pensée inspiré du romantisme, l’universel se révèle dans le
particulier, les événements les plus insignifiants sont le lieu de la révélation et du
témoignage des lois universelles de la nature. C’est en lui-même, mais aussi grâce à sa
contemplation des règles et de l’harmonie de la nature que chaque individu peut faire
l’expérience de la correspondance de son être avec l’entièreté du cosmos et accéder
ainsi à l’idée de Dieu. Thoreau, en particulier fut conduit par son amour de la nature et
sa quête de spiritualité à passer deux ans dans une cabane au bord du fameux étang de
Walden près de la ville de Concord dans le Massachussets.
Mais pour en revenir à Wilson, celui-ci base son sentiment biophilique sur les
résultats « scientifiques » d’une évolution partagée pendant des millions d’années ; or,
en souhaitant baser son éthique sur des faits, uniquement des faits, n’est-il pas en train
de dévoyer et de détourner les normes scientifiques à sa cause, à ses valeurs ? Car
finalement, ces idées de biophilia, d’adaptation génétique pour l’« amour de la nature »
ne sont-elles pas que des just-so stories, des histoires évolutives infalsifiables – car
toujours explicables par une adaptation adéquate !
N
K
E F
Stephen Jay Gould (1941-2002), qui justement était le premier à montrer du
doigt ces just-so stories et à critiquer le programme adaptationniste824, a-t-il fait mieux ?
Car lui aussi se voulait un fervent défenseur du monde naturel et de la diversité
biologique. Mais, au lieu de prôner une défense utopique de la nature basée sur des faits
absolus, comme Wilson, il reconnaît avec quelle humilité l’espèce humaine doit se
comporter dans la nature et ne pas se croire investie d’une mission transcendante sur
cette Terre. Il est simplement du « propre intérêt éclairé »825 de l’humanité de se
comporter respectueusement envers la « Mère-Nature », car cette dernière, après tout,
ne se soucie pas le moins du monde de notre survie ou de notre bien-être :
« Nous ferions mieux de signer tant qu’elle est toujours prête pour trouver un
accord. Si nous la traitons gentiment, elle nous laissera faire pendant un certain temps.
824 Voir à ce sujet le célèbre article de Gould et Lewontin, « The Spandrels of San Marco… », op. cit.
825 « Enlightened self-interest »
392
Si nous l’égratignons, elle saignera, nous expulsera, posera un pansement et reviendra à
ses affaires au niveau de la planète. »826.
Ce pacte que Gould appelle de ses vœux, résulte d’un principe, la « Règle d’Or »
(the Golden Rule), qu’il reprend du christianisme. Cet impératif hypothétique au sens
kantien, déjà connu de Platon et Confucius, s’énonce généralement comme suit : « Tu
respecteras les autres comme tu souhaiterais qu’ils te respectent. » ; et se décline ainsi
envers la Terre : « Tu traiteras la nature comme tu souhaiterais qu’elle te traite. ».
L’idée est loin d’être neuve, pour ne pas dire qu’elle est intuitive chez tous les
amoureux de la nature. Déjà, sur son carnet de voyage, à l’occasion d’une rêverie sur la
route tortueuse qui le menait de Pampelune à la frontière française, Victor Hugo
écrivait :
« J’admets les exceptions et les restrictions qui sont innombrables, mais il est
certain pour moi que le jour où Jésus a dit, “Ne faites pas à autrui ce que vous ne
voudriez pas qu’on vous fît”, dans sa pensée autrui était immense ; autrui dépassait
l’homme et embrassait l’univers. »827.
Bien que la position que défend Gould soit éclairée par la science et sans
conteste anthropocentrique – il s’agit des intérêts de l’humanité avant tout828 – elle n’en
fait pas moins appel à l’allégorie de la nature comme femme ou mère nourricière, image
issue du mythe et de l’imaginaire collectif. On ne peut s’empêcher d’établir un parallèle
avec la pensée contemporaine de Michel Serres dans Le contrat naturel829 : on retrouve
chez ces deux auteurs l’idée de contrat et de Terre comme mère à laquelle nous relie la
force d’un lien de filiation. Sauf que chez Serres, la mère est à l’agonie, et nous, les
humains, sa fille vierge, stérile et obligée, qui par un retournement métaphorique, quasimythique, peut « redonner naissance à cette nature qui nous la donna »830.
Nous remarquerons ici simplement que Gould se contente d’un réquisitoire
timide. Il n’a consacré qu’un seul article à cette Règle d’Or, idée louable en soi, mais
peu argumentée et assez peu connue, par rapport à bon nombre de ses idées. Si Gould
n’est pas un auteur avare dans la diffusion de ses propres opinions vers le grand public,
il reste finalement en retrait sur cette esquisse d’engagement écologique. Il produit bien
826 Gould, « The Golden Rule : a Proper Scale for our Environmental Crisis », Natural History, Sept,
1990, p.30.
827 Hugo, « 11 août 1843 », En Voyage, Alpes et Pyrénées, Paris, J. Hetzel, 1890, p. 180.
http://gallica.bnf.fr, p. 91.
828 Voir à ce sujet son manifeste humaniste dans l’introduction de l’un de ses ultimes ouvrages, Les
Coquillages de Léonard, Paris, Seuil, 2001. Gould s’y définit lui-même comme un naturaliste
humaniste, avant tout fasciné par le processus de la science et des connaissances humaines.
829 Serres, Le Contrat naturel, Paris, François Bourin, 1990.
830 Ibid., p. 188.
393
une prescription, une règle de conduite, mais ne fournit finalement aucune raison
explicite à celle-ci, si ce n’est la survie de l’humanité.
N $
3
2
+9
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!
Il est aisé de constater que les auteurs, les courants de pensées et les débats
présentés dans cette partie sont pour la plupart de culture anglo-saxonne et
majoritairement nord-américaine. On peut le déplorer, mais pour des raisons aussi bien
culturelles que scientifiques, le souci pour la nature ainsi que les moyens d’assurer sa
conservation font depuis des décennies l’objet d’une attention particulière aux ÉtatsUnis.
S’appuyer sur ce constat pour en inférer que la France n’a connu aucun débat
autour de ces questions serait pourtant erroné. Simplement, le débat ne s’est pas déroulé
sur la même scène, avec les mêmes enjeux et les mêmes types de protagonistes. En
France, ce débat s’est rapidement porté sur le terrain politique, dès le début des années
70, par la constitution de partis verts, qui n’ont jamais eu outre-atlantique la même
visibilité que de ce côté-ci de l’océan. Les scientifiques ont par conséquent joué le rôle,
qu’ils prisent tellement, d’« experts » appelés à la rescousse pour juger objectivement
des données scientifiques et pour proposer des solutions. À l’inverse de leurs
homologues anglo-saxons, les écologues et scientifiques français n’ont pas forcément
senti la nécessité d’être eux-mêmes les porte-parole des espèces et des écosystèmes en
danger831, puisque ce rôle était déjà dévolu aux militants associatifs et politiques.
Une discrète confrontation d’idée a pourtant eu lieu en l’an 2000 entre Robert
Barbault, professeur d’écologie à l’Université Paris VI, auteur en particulier de quelques
livres pour le grand public832, et Pierre-Henri Gouyon, professeur à l’Institut National
Agronomique et à l’Université Paris XI - Orsay. Ce débat prit la forme d’articles publiés
dans le journal Libération en 2000. Nous nous appuierons aussi sur une interview avec
Robert Barbault (réalisée le 26 février 2002) et sur un article antérieur de Pierre-Henri
Gouyon dans Libération833.
Robert Barbault834 se pose en défenseur résolu des espèces et de la biodiversité,
même s’il reconnaît que les stratégies pour arriver à ce but ne sont pas claires. Il opère
831 Sauf Jean Dorst, Jean-marie Pelt et François Ramade en particulier.
832 Barbault, Des Baleines, des bactéries et des hommes, Paris, Odile Jacob, 1994. Hulot, Barbault et
Bourg, Pour que la Terre reste humaine, Paris, Seuil, 1999.
833 Gouyon, « Moins d’espèces, est-ce un vrai danger ? », Libération, 12 février 1990, p. 32.
834 Barbault, « Ce serait aussi la fin d’un monde », Libération, 6/7 mai 2000.
394
en effet une distinction entre préoccupations qualitatives et quantitatives de la
biodiversité. La première attitude consiste à se soucier avant tout de la disparition
d’espèces importantes ou emblématiques (éléphants, baleines, etc.) et l’autre, à tenir une
gestion comptable de la biodiversité avec l’espèce pour unité de décompte. Mais plutôt
que d’opposer ces deux approches, qui présentent chacune leurs défauts, Barbault
préfère souligner leur complémentarité, avec en perspective l’objectif de préserver une
biodiversité maximale. Concept de biodiversité ou diversité du vivant, qui selon
Barbault eut le grand mérite d’obliger les scientifiques à sortir la tête de leurs spécialités
et à considérer les dynamiques et les problèmes écologiques dans leur globalité. Ainsi
estime-t-il que la disparition des éléphants, par exemple, conduirait à l’extinction de
nombreuses autres espèces, plantes ou animaux ; bref à la fin d’un monde, monde dont
l’éléphant est un « gestionnaire gratuit ».
D’un point de vue éthique, car Barbault fait clairement la distinction entre sa
parole de scientifique et celle de citoyen engagé, il m’a précisé avoir abordé la question
d’une relation morale avec les êtres de nature suite à un intérêt pour les religions
orientales (à titre anecdotique, nous remarquerons que ce point le rapproche de Michael
Soulé, l’un des fondateurs de la biologie de la conservation). Quoi qu’il en soit, Robert
Barbault en reste à une morale humaniste élargie, basée sur les sentiments et l’affection
tout à fait légitimes pour les autres espèces. Pour lui, l’éléphant est « un chef d’œuvre
de l’évolution, une cathédrale de la Nature ». Et il complète un peu plus loin : « voilà
pourquoi il faut se battre pour l’éléphant d’Afrique, le koala ou le gorille des
montagnes. C’est l’homme que leur disparition menace, car c’est notre part d’humanité
qui disparaît en eux. »835.
Pierre-Henri Gouyon, dans le rôle du contradicteur, s’efforce donc depuis plus
de dix ans de « déconstruire » les discours et les prétentions des protecteurs de la nature.
Seul point commun avec Barbault, il distingue aussi deux aspects différents de la
protection de l’environnement : un aspect éthique et un aspect scientifique « pur »836.
La démarche générale de Gouyon, du moins initialement, est tout à fait légitime,
voire même souhaitable ; il s’agit pour lui de prendre quelque recul par rapport au
catastrophisme affiché par les scientifiques et les défenseurs de la nature dans le but de
trier le bon grain de l’ivraie conservationniste ; en clair, de dire ce que la science sait
vraiment de ce qu’elle extrapole imprudemment. Dans son article de 1990, il étrillait
835 Ibid.
836 Gouyon, « Moins d’espèces,… », op. cit.
395
dans cette optique la plupart des concepts et des projets de conservation de la nature
pour leur manque de rigueur : du concept d’espèce, au rapport diversité/stabilité des
écosystèmes et au nombre d’espèces qui vont disparaître dans les prochaines années, il
ne laisse guère de répit aux protecteurs des espèces. « Une espèce disparue, écrit-il, ne
revient pas. En revanche, elle laisse une niche vide dans laquelle d'
autres espèces
peuvent se développer ou apparaître. Un certain nombre d'
évolutionnistes pensent que si
les dinosaures ne s'
étaient pas éteints, les humains ne seraient pas apparus. »837.
Pourtant, cet argument est quelque peu fallacieux en ce qu’il occulte le fait que la vague
d’extinctions actuelle est le produit de l’agir humain, et donc soumise en ce sens à sa
responsabilité838 ; ou encore que les niches libérées par les espèces éteintes risquent
cette fois d’être durablement occupées par l’emprise humaine sur la Terre.
La critique en toute matière est saine et celle du catastrophisme écologique ne
déroge pas à la règle ; mais une critique juste et constructive est bien plus souhaitable
qu’une dénonciation d’un écologisme perçu comme excessif. Pire, cela entretient le
doute, radicalise les positions et ne clarifie guère le débat sur les fondements de la
conservation de la nature.
Gouyon se fait fort dans ses articles de dénoncer les fourvoiements de la science
qui s’acoquine avec la morale, lorsque les scientifiques vendent leur âmes prétendument
rationnelles au diable des passions morales et sociales. Honte aux eugénistes qui ont
réquisitionné une pseudo-génétique au service d’un dessein épouvantable. Honte à
Lyssenko qui a mélangé science et idéologie politique. Et aujourd’hui encore, honte à
ces écologistes qui utilisent les plus pessimistes, pour ne pas dire les plus hypothétiques,
de leurs prédictions pour le « bien » des espèces. La science doit rester pure de toutes
ces scories moralisantes.
Gouyon pense déceler aujourd’hui les mêmes erreurs que par le passé, et se
charge de les pointer du doigt avant même qu’elles ne soient mûres pour le tribunal de
l’Histoire. Gardons-nous bien de défendre la survie des espèces, affirme-t-il, même si
c’est pour le « bien » des espèces et de l’humanité, tant que les données scientifiques ne
sont pas certaines. L’Enfer, comme tout le monde le sait, est pavé de bonnes intentions.
Nous comprenons que Gouyon dénonce l’attitude complaisante des savants (« les
écologistes savent que c'
est faux mais ils laissent dire parce que ça va dans le bon
837 Gouyon, « Halte au catastrophisme », Libération, 6/7 mai 2000.
838 Cf. Jonas, Le Principe responsabilité, Paris, Les éditions du Cerf, 1990.
396
sens »839) qui laissent sciemment dire des semi-vérités scientifiques et des erreurs,
comme l’idée que la forêt amazonienne serait le « poumon de la planète ». Mais peut-il
juger impartialement un processus scientifique nouveau (la biologie de la conservation),
dont les enjeux requièrent de nouvelles formes de mobilisation et d’appréhension de
l’environnement, qui irrigue des pans entiers des réseaux scientifiques par de nouveaux
arguments, de nouvelles façons de négocier la vérité des énoncés, les budgets
scientifiques et l’appui des politiques, et enfin qui pose des problèmes épistémologiques
et éthiques passionnants ?
Comme l’a judicieusement remarqué Michael Soulé840, une certaine suspicion
de la part de biologistes de la conservation s’est manifestée à l’encontre des généticiens,
suspicion en partie fondée sur l’héritage eugénique qui accompagne encore la réputation
de la génétique. Gouyon, semble-t-il, transpose bien imprudemment les leçons de
l’histoire des sciences et de la génétique au cas qui nous intéresse ici, la conservation
des espèces en voie d’extinction. Que l’analyse historique nous garde en alerte par
rapport aux évolutions du présent, qu’elle pointe des conflits et qu’elle éclaire des
tensions, tout cela paraît sain et raisonnable. Mais que l’histoire soit transformée en
réservoir de jugements tout faits pour condamner ad vitam eternam les liens entre
morale, science et idéologie n’est pas très raisonnable, à moins de voir dans le
déroulement du temps un éternel retour.
Cette critique visait la structure historique de l’argument de Gouyon. Analysons
maintenant sa structure logique : elle pourrait se résumer au fameux paralogisme
naturaliste, mais dans sa forme « négative ». Qu’entend-on par là ? Habituellement,
suivant la tradition qui remonte à Hume, cette faute consiste à inférer un « devoir-être »
d’un « être », ou encore un jugement de valeur d’un fait. Hume a en effet montré que
morale et science étaient deux domaines de l’entendement totalement distincts. La
validité de ce paralogisme a été fortement contestée, mais quoi qu’il en soit, Gouyon,
pour sa part, n’encourage pas à prendre de position morale parce qu’on ne connaît pas
précisément les faits : d’un « non-fait » ou de l’ignorance scientifique on doit inférer
une « non-morale », une sorte d’attentisme ou de suspension du jugement.
839 Gouyon, « Halte au catastrophisme », op. cit. Cette attitude est en grande partie comparable à celle de
Björn Lomborg, dans son ouvrage The Skeptical Environmentalist. Lomborg s’en prend directement
aux interprétations catastrophistes véhiculées par de nombreux écologistes qui, selon lui, déforment
ou pire, se trompent sur le sens à donner aux statistiques et aux données dont ils disposent. Ainsi, il
remet en cause les données avancées par des écologistes comme Edward O. Wilson qui estiment
qu’un tiers des espèces devraient disparaître d’ici 50 ans. Cependant, si Lomborg conclut que la
disparition actuelle des espèces n’est pas une catastrophe, il reconnaît qu’il y a là un problème qui
nécessite d’être traité, ce que ne dit même pas Gouyon.
840 Cf. fin de la première partie
397
Dans l’article le plus récent, Gouyon fait tout de même une concession au
désormais célèbre principe de précaution, où il admet que les extinctions étant
irréversibles (ce qui est contestable…), il ne vaut mieux pas essayer de créer quelque
chose d’irréversible.
On ne peut que se réjouir qu’un débat ait eu lieu en France à propos de la
conservation des espèces, mettant à l’épreuve deux grands écologistes. On peut
cependant regretter le parti pris excessivement critique, parfois même nihiliste, de
Pierre-Henri Gouyon dans un journal grand public où il risque de fournir des arguments
fallacieux à certaines franges de la population peu enclines à des efforts dans le
domaine de l’écologie et de l’environnement.
Ces questions révèlent finalement les difficultés et les contradictions que
rencontrent les scientifiques, plus particulièrement les biologistes et les écologistes,
lorsqu’il s’agit de parler au nom de la nature, des espèces, de la biodiversité et des
écosystèmes pour le grand public ou pour le législateur. Les quelques exemples du
discours des scientifiques analysés ci-dessus ne se veulent pas représentatifs ou
exhaustifs quant à la position des biologistes à l’égard des enjeux conservationnistes les biologistes opposés à la prolifération de discours politiques au nom de la science se
taisant la plupart du temps. Par ailleurs, la catégorie « biologiste », comme beaucoup de
catégories sociales se révèlent être une entité artificielle très hétérogène. Ce n’est donc
pas en relevant les propos de quelques biologistes, plus médiatisés que d’autres, que
l’on pourra avoir une idée objective des motivations, des craintes et des espoirs vis-à-vis
de la nature de l’ensemble des acteurs de la recherche qui par un aspect de leur travail
sont dénommés biologiste, ou même écologistes. Les exemples que nous venons de
présenter constituent simplement un support de discussion sur le rôle et la légitimité des
scientifiques en tant que défenseurs de valeurs dans le débat environnemental.
Car avant même de se pencher sur les théories axiologiques en concurrence au
sein de la population scientifique quant au débat sur la protection des espèces, on doit
d’emblée remarquer que l’engagement des scientifiques sur la scène politique et éthique
pose problème.
398
A
$
#
N$
La méthode scientifique, ou plutôt la science telle que les scientifiques sont
censés la pratiquer se doit d’être neutre axiologiquement. La science ne dit pas ce qu’il
est juste de faire, mais ce qui est vrai du monde extérieur. N’y a-t-il donc pas une
confusion des genres lorsque les scientifiques se servent de la science comme de fairevaloir à leurs visions politiques sur l’environnement, aussi justifiées soient elles ? Ne
risquent-ils pas de dévaloriser ou de délégitimer la science, leur discipline ou même leur
propre carrière par ce type de comportement ? Mais, en même temps, si les biologistes
ne s’attachent pas eux-mêmes à promouvoir la défense des ressources biologiques et des
espèces, qui est mieux placé qu’eux pour le faire ?
Sans doute personne. Seuls les scientifiques peuvent élucider le fonctionnement
de la biosphère et révéler les dégradations que subit notre environnement. Mais dans
l’esprit de la majorité de ces chercheurs, leur travail ne doit pas être « contaminé » par
leurs valeurs subjectives sous peine de ne plus être objectif, et donc plus valable.
Beaucoup de chercheurs affirment par conséquent faire une distinction nette entre ces
deux domaines. Ils continuent à publier et à travailler comme « purs » scientifiques
d’une part ; et rien ne les empêche, d’autre part, de militer pour la défense de
l’environnement et d’adhérer à des mouvements écologistes, comme tout citoyen
normal. Ils prétendent ainsi préserver la pureté et la légitimité de la science et éviter le
franchissement de la fameuse ligne de démarcation entre science et non-science841. Ils
acceptent sans broncher leur propre dédoublement de personnalité et la distinction
absolue entre faits et valeurs. Ils sont résolument modernes !
Mais voilà, il y a longtemps que cette image de la science, la « received view»
pour reprendre l’expression consacrée par le Cercle de Vienne, ne fait plus illusion.
Chacun à sa manière, la critique kuhnienne des révolutions scientifiques842, le
postmodernisme et sa déconstruction des métarécits843, et enfin le courant
d’anthropologie des sciences844 ou Science Studies ont bien montré que l’image
d’objectivité et de neutralité que la science souhaite entretenir aux yeux du béotien ne
841 Cf. Takacs, op. cit., chap.4.
842 Kuhn, The Structure of Scientific Revolutions, Chicago, Univ. of Chicago Press, 1970.
843 Lyotard, La Condition postmoderne, Paris, Éditions de minuit, 1979.
844 Cf. Latour, La Science en action, Paris, La Découverte, 1989. L’Espoir de Pandore, Paris, La
Découverte, 2001.
399
correspond absolument pas à l’activité scientifique telle qu’elle se construit, se définit et
se pratique.
Cela est d’autant plus vrai dans des sciences, l’écologie et la biologie de la
conservation, où l’objet d’étude des scientifiques est en train de disparaître sous les
coups portés par la société occidentale. Selon Barry et Oelschlaeger : « Prétendre que la
seule acquisition de “connaissances positives” va éviter une extinction de masse est
erroné. »845. Comme nous l’avons vu, la biologie de la conservation est « une science de
crise », multidisciplinaire, synthétique, éclectique et normative846. Son but n’est pas
seulement de comprendre le fonctionnement de notre « maison commune », de notre
Oikos, mais de protéger cette dernière et de le justifier. Michael Soulé souligne que la
biologie de la conservation repose sur deux types de postulats ; le premier est
fonctionnel et scientifique au sens étroit du terme (ex : les espèces sont interdépendantes
ou l’extinction d’espèces-clés peut avoir des conséquences à long terme) ; l’autre est de
type normatif ou éthique (la diversité biologique est bonne, l’évolution est bonne, etc.).
Encouragés par des mouvements politiques ou philosophiques, comme la Deep
Ecology847, poussés par leur amour pour la nature et les processus du vivant qu’ils
étudient, mus par le désir d’agir vertueusement envers la société ou encore guidés par
des forces spirituelles ou religieuses, les biologistes semblent mille fois justifiés pour
leurs prises de position environnementalistes dans une science ou faits et valeurs sont
étroitement intriqués. De plus, bien qu’il soit utopique d’exiger des scientifiques qu’ils
argumentent longuement et précisément sur les bases éthiques et morales de leurs
prescriptions (que resterait-il alors comme travail aux « vrais » philosophes et
éthiciens ?), on doit au moins attendre d’eux des arguments cohérents, même si en
partie intuitifs.
Or, nous l’avons montré ci-dessus, les scientifiques ont tendance à biaiser leur
discours en vue d’une performativité et d’un pluralisme en décalage avec leurs propres
opinions. Au lieu d’assumer pleinement et de légitimer la dualité de leurs discours
(descriptif et normatif, dénotatif et prescriptif), ils préfèrent, soit s’attribuer une
schizophrénie intellectuelle (être ou bien objectif ou bien subjectif), soit jouer en douce
avec la ligne de démarcation entre science et non-science, réviser clandestinement le
845 Barry and Oelschlaeger, « A Science for Survival : Values and Conservation Biology »,
Conservation Biology, 10, n°3, 1996, p. 905.
846 Soulé, «What Is Conservation Biology ?», BioScience, 35, n°11, 1985, p. 727-734
847 Naess, fondateur de la Deep Ecology encourage ainsi les biologistes à prendre la parole : « when
biologists refrain from using the rich and flavorful language of their own spontaneous experience of
life forms […] they support the value-nihilism which is implicit in outrageous environmental
400
« boundary work »848. Cette dernière solution a pour avantage de ne pas abandonner le
schéma moderne de séparation entre la société d’un côté et la nature de l’autre, les faits
et les valeurs.
Jouant avec l’une des caractéristiques premières de l’activité scientifique, la
négociation entre pairs des énoncés de vérité, les scientifiques incluent clandestinement
et inconsciemment des valeurs dans ces mêmes énoncés, opération justifiée par le
déplacement de la limite dynamique de la science contre les opinions de leurs « chers
collègues ». Rendue possible par l’ambiguïté du savoir scientifique et du rôle des
collègues, à la fois égaux en compétence (pour pouvoir juger) et adversaires en pratique
(pour pouvoir discuter), cette manœuvre permet aux scientifiques de justifier et
d’étendre leur pouvoir sur la société. Étudiant la formation et l’influence du concept de
biodiversité dans le discours des biologistes de la conservation, David Takacs affirme
ainsi : « Une certaine dextérité dans la démarcation de la frontière séparant les ‘valeurs’
des ‘faits’ permet aux scientifiques de manœuvrer plus librement dans la société au nom
de la biodiversité »849. Les biologistes de la conservation souhaitent au nom de la
biodiversité (un concept qui englobe finalement la question des extinctions d’espèces,
mais le dépasse aussi), qu’on les écoute et qu’on les suive car ils tiennent à son propos
un discours scientifique, objectif et transculturel, évidemment trompeur car le concept
de biodiversité s’apparente à une « construction sociale » clairement située
culturellement850.
Qu’est-ce qui peut donc pousser les scientifiques à garder les représentations
d’un système bancal, cette voie de négociation entre nature et culture qui repose sur un
système moderne en déconstruction ? Pourquoi les scientifiques ne peuvent-ils à la fois
accepter l’importance des valeurs qu’ils défendent et leur influence sur leur recherche,
tout comme l’inverse ? Quelles sont les raisons qui, en fin de compte, les empêchent de
reconnaître qu’en partie leur activité scientifique est située et partiale (sans que cela
constitue forcément un problème dans la mesure où leurs interlocuteurs sauraient
justement d’où ils parlent) ?
policies » : Naess, « Intrinsic Value : Will the Defenders of Nature Please Rise ? », in Soulé (ed.),
Conservation Biology : The Science of Scarcity and Diversity, Sunderland, Sinauer, 1986, p. 512.
848 Takacs, The Idea…, op. cit., p. 156.
849 Ibid., p. 182.
850 Larrère, « Biodiversités », in Larrère et Larrère, La Crise environnementale, Paris, INRA, 1997, p
146.
401
Nous voyons principalement deux raisons à cette situation, ou plutôt, deux types
de contraintes incitant les scientifiques à conserver leur discours schizophrène : l’une
interne, l’autre externe .
N$
>
La contrainte interne, principalement de nature sociologique et politique se niche
au sein même de la science. Un scientifique qui affiche clairement et peut-être avec trop
d’insistance un discours prescriptif, empreint de valeurs subjectives, sera en partie
décrédibilisé ; ses collègues, non dupes de la soi-disant séparation entre la part
subjective et la part scientifique du discours de leur confrère pourront se permettre des
attaques ad hominem, au non de l’objectivité défaillante de celui-ci ; quant à la société,
la part d’opposants au discours environnementaliste, les politiques, les juges, les prodéveloppement, etc., trouveront là un excellent argument pour rejeter en bloc
l’argumentation du chercheur pour manque d’objectivité.
Par ailleurs, l’organisation de la science a pour norme principale une
responsabilité critique entre pairs, ce que le pionnier de la sociologie des sciences,
Robert Merton, nomme « le scepticisme organisé »851. Ce système de régulation de
l’activité scientifique n’a pas seulement pour fonction de définir les frontières flottantes
de ce qui est subjectif ou objectif, vrai ou faux, mais aussi de juger de la valeur du
travail des scientifiques, lors de promotions hiérarchiques ou de récompenses par
exemple. À ce niveau-là, la part subjective de l’évaluation apparaît clairement : à quoi
reconnaît-on la valeur d’un chercheur ? à la vérité des énoncés qu’il a produit, à la
quantité de ses publications ou à l’originalité des voies de recherche qu’il a ouvertes ?
Peut-on aussi ignorer son influence sur le réseau de ses pairs, de ses supérieurs ou sa
contribution au rayonnement de sa discipline, par exemple par la vulgarisation ?
Les confidences des scientifiques concernés soulignent le fait que se transformer
en avocat de la conservation constitue souvent plus un handicap qu’un avantage dans
une carrière scientifique. Tous les étudiants en science sont d’abord formés à l’idée que
les sentiments ou les émotions ne peuvent que nuire à l’activité scientifique. La plupart
des biologistes sont ainsi enclins à ne laisser transparaître aucune valeur dans leurs
publications. Par ailleurs, le temps et l’énergie consacrés à un travail d’information, de
vulgarisation et de plaidoyer pour les espèces et l’environnement est autant de moins
pour le travail scientifique académique. Et malheureusement, aussi injuste que cela
402
puisse paraître d’un point de vue social, la prise de conscience de millions de gens sur
les désastres écologiques, la sauvegarde d’une espèce en danger ou la création de parcs
naturels n’a jamais pesé bien lourd dans la balance d’un jury scientifique face à
l’absence de quelques dizaines de publications dans des journaux de référence852.
Ceci explique la rareté des auteurs scientifiques candidats au prosélytisme
écologique et aux débats éthiques, tout comme le fait que ceux-ci soient en grande
majorité des chercheurs très reconnus ou en fin de carrière, et donc libérés des enjeux de
carrière (le cas le plus typique est ici celui de Edward O. Wilson). Les autres sont plus
ou moins obligés d’arranger leurs propos afin de ne pas décevoir les attentes des
collègues sur le discours qu’ils tiennent par rapport à la science. Ils doivent donc
nuancer leur discours en fonction de leurs convictions, de l’attente du public et du
jugement de leurs pairs.
N$ $
>
La raison externe qui contraint fortement le discours des biologistes et qui
influence aussi grandement sur la raison interne, ressortit à la place de la science et de la
connaissance scientifique dans la société. D’abord, il nous faut
mettre un certain
nombre d’idées en place.
Les rapports science/sociétés se placèrent dès l’origine sous le signe de la
conflictualité comme en témoigne les déboires des premiers « physiciens » grecs
présocratiques. En réponse, à l’hostilité de la société contre l’émergence d’une science
autonome, Platon inventa le « Mythe de la Caverne » afin de persuader ses concitoyens
qu’ils vivaient enchaînés dans un monde d’ignorance et de faux-semblants. Le
philosophe (les sciences incluant à l’époque la philosophie), par sa méthode de
réflexion, était capable de briser ses liens et d’avoir accès au monde réel, celui des
Idées. Lui seul pouvait ainsi atteindre le Vrai, le Bon et le Beau, et en faire profiter en
retour ses concitoyens pour le bien de la cité853. Mais comme le souligne Bruno Latour,
il reste une bizarrerie de taille dans ce mythe : « Bien que le monde de la vérité diffère
absolument et non relativement du monde social, le Savant peut malgré tout passer à
l’aller comme au retour de l’un à l’autre monde : le passage fermé pour tous les autres
est ouvert pour lui. »854.
851 « Organized scepticism » ; Cf. Merton, « The Normative Structure of Science », in The Sociology of
Science : Theoretical and Empirical Investigations (1942), Chicago, Chicago Univ. Press, 1973.
852 Cf. Takacs, The Idea…, op. cit., p. 166 : « value neutrality ».
853 Platon, La République, Livre VII.
854 Latour, Politiques de la nature, op. cit., p. 23-24.
403
Or ce privilège insensé s’avère être la pierre angulaire de tout le système
scientifique occidental. Car ce privilège est aussi un pouvoir, et un pouvoir indiscutable,
chose normalement incompatible avec une société véritablement démocratique. Les
Grecs auraient donc inventé deux institutions mutuellement incompatibles, dans un
système pourtant révéré comme le modèle des sociétés occidentales depuis plus de deux
millénaires : la démocratie et la science. Renvoyés aux antipodes les uns des autres
depuis le Gorgias de Platon, la science et la politique, la nature et la société, les faits et
les valeurs sont aussi devenus indissociables. On trouve désormais d’un côté le politique
qui gère le monde humain et social où tout se discute, et de l’autre, la parole
indiscutable du scientifique portant sur les choses immuables.
Mais cette construction est aussi fragile, et les sciences sont parfois rattrapées
par le monde et les mouvements « obscurantistes » (de son point de vue)855 : écrasée par
la force de la politique, elle accouche du lyssenkisme ; excommuniée par la religion,
nous la retrouvons en procès devant la Bible pour ses théories darwiniennes.
La science, décidée à se défendre coûte que coûte, a de tout temps dû faire appel
à un discours de légitimation au sein de la société et s’en convaincre elle-même, rôle par
ailleurs souvent dévolu aux philosophes, aux épistémologues et non aux scientifiques
eux-mêmes. Avec le développement des techniques, c’est la performativité de la science
qui tient essentiellement lieu aujourd’hui de justification à ce pouvoir absolu. Ce que
Lyotard nomme une « autolégitimation de la science » se fait sur le modèle d’un
« système réglé sur l’optimisation de ses performances », et se définit de la sorte : « En
renforçant [les techniques], on ‘renforce’ la réalité, donc les chances d’être juste et
d’avoir raison. Et, réciproquement, on renforce d’autant mieux les techniques que l’on
peut disposer du savoir scientifique et de l’autorité décisionnelle »856.
Mais, à l’ère des mutations informationnelles et communicationnelles et de
l’effondrement des grands récits, le discours de la science est devenu suspect. Par
ailleurs, les résultats de la science et l’emballement du système technico-économique
occidental, avec l’apparition de la légitimation par la puissance et le fait, et non plus par
la morale et la loi, ont abouti à la crise environnementale que nous connaissons857.
855 Serres, Le Contrat naturel, Paris, François Bourin, 1992, p. 125.
856 Lyotard, La Condition postmoderne, Paris, éditions de minuit, 1979, p. 77.
857 Ibid., p. 76-77 : « Le ‘contrôle du contexte’, c’est-à-dire l’amélioration des performances réalisées
contre les partenaires qui constituent ce dernier (que ce soit la ‘nature’ ou les hommes) pourrait valoir
comme une sorte de légitimation. Ce serait une légitimation par le fait ». Voir aussi la note 161 au bas
de la page. La société post-moderne ou post-industrielle supporte la légitimation par le fait du contrôle
et des atteintes à la ‘nature’ ; il ne fait aucun doute, suite à la crise environnementale, qu’on doit en
404
La science est donc aujourd’hui prise dans un match entre légitimation par la
puissance et délégitimation à la fois par les conséquences malheureuses de son
entreprise et par la suspicion sur ses récits de légitimation.
N$ ,
A
De nos jours, le scientifique qui parle au public ne peut le faire sans que
consciemment ou non, il se replace dans le contexte complexe du discours de la science
dans la société. Cela est d’autant plus vrai pour un biologiste de la conservation parlant
des extinctions d’espèces dans la mesure où il se trouve en porte-à-faux par rapport à la
science, la discipline qu’il défend étant elle-même subversive !
Ainsi, on retrouvera tout d’abord dans le discours d’un écologiste, le fantôme du
mythe de la caverne, à savoir le fait qu’il puisse prendre la parole au nom du monde
qu’il étudie et que le public lui attribue autorité et compétence sur son sujet, sans
remettre en question son accès à la « réalité » telle qu’elle est. Il n’omettra pas non plus
de bien distinguer ce qui relève des faits objectifs et ce qui relève d’un ordre plus
personnel et subjectif : on retrouve ainsi dans le plan du livre des Ehrlich une structure
binaire typique : d’un côté les chapitres et les paragraphes traitant des questions morales
(chap. II ‘Why should we care ?’) et de l’autres les faits (chap. III ‘How are species
endangered by humanity ?’)858.
Par ailleurs, le scientifique obéit souvent à la trame du méta-récit qui justifie sa
place dans la société ; c’est le rapport à la performativité et à l’utilité de la science :
voilà pourquoi les scientifiques ne peuvent s’empêcher de donner des valeurs
instrumentales pour justifier leurs recherches et la sauvegarde des espèces. Quoi que
pense le biologiste de la valeur intrinsèque des espèces, ne pas insister sur leur valeur
instrumentale constituerait une double erreur, presque fatale : en effet, cela
décrédibiliserait ses recherches en les situant hors du discours de légitimation
performatif, avec pour effet de perdre à la fois la considération de son auditoire et aussi
l’intérêt des bâilleurs de fond, publics ou privés. Il n’est pas difficile de prévoir qu’à
plus ou moins long terme, c’est non seulement le scientifique, mais aussi les espèces en
danger qui pâtiraient de la situation.
sortir rapidement et revenir en partie à la légitimation par la morale, et dans ce but développer avant
toute chose une éthique environnementale !
858 Ehrlich, Extinction…, op. cit., p. ix, x.
405
En fin de compte, se pose la question de savoir pourquoi la société se tourne vers
les scientifiques pour entendre des arguments moraux. Et s’il est nécessaire d’être
scientifique pour avancer des faits scientifiques, est-ce suffisant pour posséder une
autorité morale ? Autrement dit, pourquoi devrait-on écouter un simple scientifique
lorsqu’il dit « je pense que X est bon, ou que Y est juste » ?
On
a
d’abord
remarqué
que
la
séparation
faits/valeurs,
discours
dénotatif/discours prescriptif, si elle était logiquement justifiée, était en pratique
irréalisable. Le discours scientifique est toujours empreint de valeurs et a toujours servi
des fins humaines. C’était déjà ce que notait John Dewey, pour qui la coupure entre faits
et valeurs était basée sur une « abstraction » de la conscience humaine859.
Cette remarque entraîne deux implications majeures : comme les constructivistes
sociaux l’ont montré, il est important de débusquer ces valeurs cachées afin de ne pas se
laisser influencer passivement par cet abus de pouvoir des scientifiques. Mais d’un autre
côté, si les scientifiques ont un message évaluatif et prescriptif à faire passer, autant
l’écouter en tant que tel, avec les faits qu’ils avancent.
Néanmoins, ce dernier point ne constitue pas un argument valable en faveur de
l’autorité des arguments moraux produits par les scientifiques. On pourrait en effet
écouter leurs prescriptions comme on écoute les condoléances ou les souhaits de tout
citoyen anonyme du corps social ; c’est d’ailleurs ce que revendique Pierre-Henri
Gouyon. En définitive, ce qui rend la parole des hommes de science si intéressante en
termes d’éthique est son rapport riche et particulier à la « réalité ». Non pas la réalité au
sens platonicien des Idées, mais plutôt une idée de réalité telle que Latour la défend, une
réalité au sens matérialiste, connue par des « propositions articulées » grâce à de la
« référence en circulation »860.
Car, la réalité, nous rappelle aussi Lyotard, étant dans le discours de la puissance
« ce qui fournit les preuves pour l’argumentation scientifique et les résultats pour les
prescriptions et les promesses d’ordre juridique, éthique et politique, on se rend maître
des unes et des autres en se rendant maître de la ‘réalité’. »861. Selon Luhmann, dans les
sociétés postmodernes où la normativité des lois est remplacée par la performativité des
procédures
862
, la puissance des faits qui légitime la science, s’accompagne
automatiquement d’une valeur de prescription. Qui donc mieux que le scientifique peut
entrevoir les horizons éthiques ouverts par ses résultats ? Personne, car personne n’est
859 Dewey, Reconstruction in Philosophy, Boston, Beacon Press, 1948, p. 174.
860 Latour, L’Espoir de Pandore, op. cit.
861 Lyotard, La Condition…, op. cit., p. 77.
406
plus puissant ou performant que lui dans le domaine des faits. Mais cette puissance ne
va pas sans une contrepartie équivalente.
Si la morale ou l’éthique n’ont plus valeur de contrainte et si la légitimation se
réalise par le fait, on ne doit pas oublier que « le fait est fait » comme le disait
Bachelard. L’éthique ne disparaît pas, mais s’intègre dans le processus de construction
des faits et le contraint à son tour. Si le scientifique gagne un droit de facto à parler de
morale et d’éthique, symétriquement, il lui sera demandé par la société de mieux juger
de la valeur éthique de son entreprise de construction des faits et de la réalité. D’où
l’émergence de courants moraux comme l’éthique de la science, la bioéthique, l’éthique
environnementale, etc., qui ne constituent en rien des barrières « anti-science » érigées
par les défenseurs aux aguets de l’humanisme et de la société, mais qui sont là pour
mettre au jour le jeu des valeurs au sein de la science et pour en clarifier les règles.
Dans un système de légitimation de la science par le discours performatif, faits
et valeurs sont plus intriqués que jamais comme produits de la puissance ; par
conséquent, oui, il est tout à fait légitime d’attendre des scientifiques des
éclaircissement moraux tout autant qu’il est légitime que ceux-ci reconnaissent à leur
tour les valeurs à l’œuvre dans leurs sciences et qu’ils agissent en conséquence !
Mais ce n’est pas tout, l’écologie et la conservation doivent plus
particulièrement faire ressortir le questionnement moral. En effet, les abus de
légitimation de la puissance et les effets pervers de l’amélioration des performances du
système ont abouti à la désorganisation de son environnement, qu’il soit humain ou
naturel. (Pour reprendre une analogie thermodynamique, la baisse d’entropie dans le
sous-système ‘science-technique-capital’ a provoqué une hausse supérieure d’entropie,
donc de désordre, dans le système environnant). La surévaluation des techniques a
abouti à une sous-évaluation des contraintes qui pouvaient leur faire obstacle. Dans le
cadre du discours performatif, il revient donc logiquement au biologiste la tâche de
réévaluer l’objet de ses recherches afin de compenser les excès antérieurs. Ou, pourquoi
pas, essayer tout simplement de sortir du discours de légitimation performatif…
Conscient du paradoxe auquel ont conduit les excès et les échecs du grand Récit
de la science, le scientifique peut décider d’arrêter de se leurrer et de leurrer la société.
Il peut essayer enfin de parler franchement, d’avouer ses ignorances, d’analyser le
mélange des faits et des valeurs dans les sciences (surtout biologiques), d’appeler à la
862 Luhmann, Legitimation durch Verfahren, Neuwied, Luchterhand, 1969. Cité par Lyotard, Ibid.
407
prudence, de redevenir sage… C’est sur cette voie que nous conduisent les réflexions
d’un scientifique comme Michael Soulé ou d’un philosophe comme Michel Serres. Il
s’agit enfin, comme pour Bruno Latour de réinventer un monde commun, de « faire
entrer les sciences en démocratie ».
A' 9
$
#
Nous aimerions d’abord souligner que cette étude du discours scientifique sur les
extinctions d’espèces et l’éthique n’est pas du tout exhaustive. Le discours des
protecteurs de l’environnement mérite d’être analysé et décortiqué plus en profondeur,
tâche qui revient aux linguistes et aux sociologues863. Nous n’avons fait ici que replacer
le discours des biologistes de la conservation par rapport à ses conditions de genèse,
internes et externes. Nous n’avons pas pu analyser tous les arguments fournis par des
auteurs scientifiques. Nous reconnaissons aussi un biais marqué en faveur des auteurs
américains, notamment pour leur prolixité et parce qu’ils ont déjà fait l’objet d’analyses
approfondies.
Le danger d’une telle analyse est de ne pas non plus trop affaiblir la position des
scientifiques environnementalistes (nous reconnaissons là aussi la partialité de notre
propre point de vue et notre sympathie envers les thèses que ces derniers défendent. Ce
travail d’analyse évidemment, n’est pas non plus « value-free » lui-même, mais nous
l’affirmons comme hypothèse de travail). Souvent, en effet, les critiques des
constructivistes sociaux et autres postmodernes affaiblissent les arguments scientifiques
et donnent ainsi du grain à moudre à leurs opposants, ce qui dans le cadre de la crise
environnementale paraît fortement indésirable.
Une des solutions à ce dilemme, comme l’affirme Soulé, est d’être honnête avec
ses propres biais ; il faut prendre la science pour ce qu’elle est : une entreprise faite par
des hommes, qui vise par des procédures à rendre le mieux compte possible de la
réalité. Il ne faut pas prendre le scientifique seulement comme un connaisseur de la
nature, au sens vulgaire de sujet cognitif du monde extérieur, mais comme un « conaisseur », celui qui naît en même temps que cette nature (nascere=naître) qui renaît
sans cesse, celui qui la fait accéder à la lumière de l’esprit.
863 Cf. par exemple Harré, Brockmeier et Mülhäusle, Greenspeak : a Study of Environmental Discourse,
Thousand Oaks, Calif., Sage publications, 1999.
408
Les scientifiques ont donc fait preuve d’intuitions déterminantes et ont fourni
des arguments riches et variés pour soutenir leur discours. Mais la diversité des
arguments, leur désordre au sein même d’un même ouvrage ont montré la nécessité
d’un travail de clarification, de classification et d’explication des mots et des concepts
employés. Les idées et les suggestions des scientifiques ne sont que des points de
départs qui doivent être repris par une entreprise de légitimation plus précise, par un
travail philosophique et éthique de justification en profondeur des idées avancées.
409
@
Cette présentation est construite sur le schéma courant de description des
éthiques environnementales utilisé par Bryan Norton864 ou encore J. Baird Callicott
dans son article « Environnement » du Dictionnaire d’éthique et de philosophie
morale865 et repris ensuite par Catherine Larrère dans Les philosophies de
l’environnement866. Les théories sont discriminées en fonction de l’entité naturelle
valorisée : L’homme pour les anthropocentristes, la vie et les individus pour les
biocentristes, la communauté biotique pour les écocentristes.
D’autres types de classifications peuvent être établis : Holmes Rolston privilégie
la structurations des débats par les références axiologiques : valeurs esthétiques,
scientifiques, vitales, historiques, etc867. Paul Taylor de son côté propose des règles de
conduite (règle de non-malfaisance, règle de non-interférence,…) qui se rapprochent
d’une éthique de la vertu868.
Notre choix se justifie cependant par la simplicité et les nombreuses occurrences
de ce modèle ainsi que par son adéquation avec notre principal intérêt, les extinctions
d’espèces ; nous évoquerons néanmoins et intégrerons dans cette analyse des
perspectives alternatives sur l’éthique environnementale. En particulier, nous
reprendrons certaines idées de Rolston ou de ceux qui abordent cette discipline sous
l’angle de ses rapports avec des disciplines concomitantes comme la philosophie
politique, le droit, l’économie, etc.
,
&
@
B
&
=
Le but de la perspective anthropocentrique, représentée par SchraderFrechette869 et Norton870 en particulier, est d’appliquer les théories éthiques modernes,
864 Norton, Why Preserve Natural Variety ?, Princeton, Princeton University Press, 1987.
865 Callicott, « Environnement » in Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Sous la direction de
Canto-sperber, Paris, PUF, 1996.
866 Larrère, Les Philosophies de l’environnement, Paris, PUF, 1997.
867 Cf. Rolston, Environmental Ethics, Philadelphy, Temple Univ. Press, 1988.
868 Taylor, Respect for Nature, Princeton, Princeton University Press, 1986.
869 Schrader-Frechette, Environmental Ethics, Pacific Grove (Cal.), Boxwood, 1981.
870 Norton, Toward Unity among Environmentalists, New York, Oxford Univ. Press, 1991
410
théories déontologiques kantiennes ou utilitaristes aux problèmes écologiques et
environnementaux posés par les techniques destructrices du XXe siècle871.
L’anthropocentrisme, aussi dénommé « homocentrisme », « chauvinisme humain » ou
encore parfois « humanisme »872 comme chez Ehrenfeld, est équivalent à la thèse
traditionnelle de la domination de l’Homme sur la Nature. Richard et Val Routley
l’expriment ainsi : « La vue selon laquelle la Terre et tout ce qu’elle contient de nonhumains existent ou sont disponibles pour le bénéfice de l’homme et pour servir ses
intérêts ; par voie de conséquence, l’homme est autorisé à manipuler le monde et ses
systèmes comme il le veut, c’est-à-dire, dans son intérêt »873.
D’un point de vue anthropocentrique, l’humanité reconnaît dans la nature toutes
sortes d’intérêts qu’elle doit transcrire, en vertu d’impératifs moraux ou de la
maximisation du bien-être, en valeurs et normes morales. Ces intérêts peuvent être de
plusieurs types : économique, esthétique, récréatif, médical, éducatif, etc… Ils ont tous
la caractéristique d’être attribués par l’homme (subjectifs et anthropogéniques) et pour
l’homme (anthropocentriques). Nous verrons plus loin que des éthiques nonanthropocentriques
peuvent
cependant
être
anthropogéniques.
Le
système
anthropocentrique repose sur le postulat que moralité et humanité sont strictement
coextensives (position défendue en France notamment par Luc Ferry874). La généalogie
de cette position remonte à Kant et plus loin dans le temps aux philosophes mécanistes
qui excluaient l’animal de toute considération morale. Dans les Fondements de la
métaphysique des mœurs, Kant institue clairement la raison comme nécessaire à tout
sujet moral : « Les êtres dont l’existence dépend, à vrai dire, non pas de la volonté, mais
de la nature, n’ont cependant, quand ce sont des êtres dépourvus de raison, qu’une
valeur relative, celle de moyens, et voilà pourquoi on les nomme des choses ; au
contraire, les êtres raisonnables sont appelés des personnes, parce que leur nature les
désigne déjà comme des fins en soi »875.
Considérer les êtres de nature comme des choses revient à leur attribuer
seulement une valeur instrumentale. Ce terme, opposé ici à intrinsèque876, est congruent
871 Callicott, Article « Environnement », op. cit.
872 Cf. supra : Ehrenfeld, The Arrogance of Humanism, op. cit.
873 R. Routley (aussi connu sous son vrai nom : Sylvan) and V. Routley (aussi connue sous le nom de
Plumwood), « Against the Inevitability of Human Chauvinism » in Goodpaster and Sayre, Ethics and
the Problems of the 21st Century, University of Notre-Dame Press, 1979, p. 56.
874 Ferry, Le Nouvel ordre écologique, Paris, Seuil, 1992
875 Kant, Fondement de la métaphysique des mœurs, section II, Paris, Delagrave, 1993, p. 149.
876 Kant ne qualifie jamais les valeurs attribuées au choses d’instrumentales. Néanmoins, cette
extrapolation semble largement justifiée dans la mesure où il parle de « valeur relative, celle de
411
à la définition de l’anthropocentrisme et signifie pour reprendre Norton que : « seuls les
humains sont les récipiendaires de la valeur intrinsèque, et que la valeur de tous les
autres
objets
dérive
de
leur
contribution
aux
valeurs
humaines »877.
L’anthropocentrisme est donc principiellement construit sur des bases kantiennes : les
êtres de nature ne sauraient avoir de valeur intrinsèque.
Mais ce n’est pas tout, la relation nécessaire entre humains et non-humains
s’établira sur la reconnaissance de valeurs instrumentales. Or, comment mieux gérer
l’ordonnancement et la priorité de ce type de valeur que par une approche utilitariste ?
D’un point de vue pratique, un être de nature a une valeur utilitaire s’il constitue un
moyen pour les hommes d’augmenter la satisfaction de leurs besoins et donc leur
bonheur. Dans ce cadre, selon Rolston, nous n’avons pas directement de devoir envers
les espèces ; par contre nous avons des « devoirs envers les personnes s’agissant des
espèces »878 ; ou encore, pour citer Feinberg : « Nous avons le devoir de protéger les
espèces menacées ; ce ne sont pas des devoirs pour les espèces elles-mêmes en tant que
telles, mais plutôt des devoirs pour les futurs êtres humains, des devoirs dérivés de notre
rôle de gardiens en tant qu’habitants temporaires de cette planète. »879.
Notons cependant que la nature utilitariste de l’anthropocentrisme ne va pas sans
problèmes comme l’a remarqué Norton : l’utilitarisme pose en norme le plus grand
bonheur pour le plus grand nombre. Mais, ne peut-on pas imaginer que les animaux (au
moins les plus « évolués ») prétendent aussi à la maximisation de leur bonheur ?
Qu’entend-on également par bonheur ? plaisir, non-souffrance, intérêts, etc. ? Enfin
quelle est la relation entre le bonheur et la satisfaction des préférences ? Ne trouvant pas
de réponses satisfaisantes à ces questions, Norton dévie de l’utilitarisme orthodoxe pour
s’intéresser plutôt aux préférences et aux valeurs qui les satisfont. Il reste cependant
théoriquement relié à une problématique utilitariste au sens large, car il s’agit encore de
maximisation d’un critère pragmatique individuel, la satisfaction des préférences, qui
plus est, concept étroitement associé aux analyses économiques.
moyens » ; or, l’instrument a pour fonction d’être un moyen en vue d’une fin : moyen et instrument
sont presque synonyme dans ce sens-là. De même Kant ne parle pas de valeur intrinsèque, mais de
valeur absolue. Là encore, le rapprochement ne semble poser guère de problème, même si la notion de
valeur intrinsèque semble située dans un système de valeurs déjà défini, alors que l’idée de valeur
absolue souligne plutôt, en amont, l’idée de fondement de ce système de valeurs, de ce principe moral
suprême.
877 Norton, Why Preserve…, op. cit. p. 135.
878 « Duties to persons concerning species ». Rolston, Environmental Ethics, op. cit., p. 126. Je souligne.
879 Feinberg, « The Rights of Animals and Unborn Generations » in Blackstone, Philosophy and
Environmental Crisis, Athens, University of Georgia Press, 1974, p. 56.
412
Ainsi adossée à une méta-éthique ou fondement kantien et à une perspective
utilitariste, la question des limites de l’action humaine sur l’environnement en termes
anthropocentriques se définit plus comme une « éthique de la gestion de la nature » que
comme une réelle éthique environnementale, « une éthique de l’environnement ».
Nous allons, dans les paragraphes qui suivent, présenter les arguments en faveur
de l’approche anthropocentrique et les critiquer. Nous nous intéresserons dans un
second temps aux sources de l’anthropocentrisme.
Nous avons choisi d’examiner une à une les valeurs qui supportent une
conception anthropocentrique. Cependant, il existe dans la littérature une prolifération
anarchique de valeurs, avec des nuances parfois très ténues et des systèmes de
classification propres à chaque auteur, si bien que nous ne prétendrons pas être
exhaustifs mais seulement rendre compte de la teneur générale des débats.
/
'
Dans une perspective environnementaliste et utilitariste, la première valeur qui
surgit à l’esprit lorsqu’il est question de nature est la valeur économique. L’homme, à la
différence de la plupart des espèces, adapte son environnement à ses besoins plutôt que
l’inverse. Il doit ainsi fournir labeur et temps à cette tâche de nature culturelle, ce que
lui permettent ses remarquables capacités d’adaptation. Il transforme ainsi son
environnement en ressources, tout comme l’écureuil qui stocke ses noisettes, l’oiseau
qui fait son nid ou encore la fourmi qui « élève » des pucerons. Cette plasticité de la
nature comme ressource constitue la valeur économique de celle-ci au sens premier et
étymologique du terme : « quelque chose que nous pouvons arranger afin d’en
constituer une maison. »880. Notons aussi la différence entre source et ressource. Pour
Rolston, le re- de res-source signifie que la nature en tant que source (de nourriture,
d’énergie, de matériaux, etc.) peut être r-affinée, améliorée (re-fined) par le travail
humain. En ce sens la valorisation de la nature ne peut se faire que par le travail. En
poursuivant le raisonnement par une analyse marxiste, les sources naturelles de biens et
de services n’ont pas de valeur économique en elles-mêmes, mais servent de support
880 Rolston, Environmental ethics, op. cit., p. 6. Rappelons que le préfixe ‘éco’, identique dans
‘écologie’ et ‘économie’ provient du grec ‘oikos’ qui signifie ‘maison’, ‘demeure’.
413
aux valeurs humaines881. pénicillium n’a aucune valeur économique en soi, mais c’est
l’utilisation de ce produit dans la lutte contre les maladies qui lui a permis d’acquérir de
la part des humains une valeur économique inestimable.
Mais ce que nous venons de dire est aussi vrai de l’écureuil. Les noisettes
n’auront de valeur éco(-nomique ou -logique) pour lui que dans la mesure où elles
constitueront des ressources de nourriture stockées pour l’hiver grâce à sa vaillance882.
Ce qui différencie catégoriquement l’espèce humaine des autres espèces, réside dans sa
capacité à échanger les biens ou les services au sein d’un marché. Les valeurs
économiques au sens de « marchandes » naissent ainsi du marché comme valeurs
d’usage et surtout comme valeurs d’échange.
D’un point de vue historique, le fonctionnement des marchés a rapidement
débouché, dès le début de l’antiquité, avant même l’écriture, sur l’abandon du troc et sur
la création de monnaies qui permirent de matérialiser les valeurs économiques par des
prix. L’avantage du prix est de réifier les valeurs subjectives associées aux ressources et
de permettre la comparaison « objective » des valeurs, et ainsi le calcul économique.
Par ailleurs, si les ressources sont limitées par l’investissement en temps et
travail nécessaire à leur mise à disposition et transformation, elles sont aussi limitées
par la disponibilité de la source. Ainsi, un service ou une chose dont la source est
illimitée ou quasi-illimitée n’aura aucune valeur économique car il faut de la rareté pour
pouvoir instituer un marché, donc des prix. L’air n’a aucune valeur économique (si on
n’intègre pas le coût de la pollution…) car il est en quantité largement suffisante pour
tout le monde et ne nécessite aucun travail pour être mis à disposition des êtres vivants.
À l’opposé, la viande de dodo n’a aucune valeur, car la source en est à jamais tarie. Il
est absurde de fixer un prix à un objet qui n’existera jamais. Lorsqu’enfin une ressource
est disponible, mais rare (dans le sens où elle n’est pas en quantité illimitée pour tout le
monde), des prix peuvent être fixés et des analyses économiques conduites.
Pour en revenir plus précisément à la valeur économique des espèces, il existe
depuis une quarantaine d’années une branche des sciences économiques qui s’intéresse
au rôle de l’environnement et des ressources naturelles dans l’économie au sens large :
c’est l’économie de l’environnement. La tâche générale de l’économiste est de
comprendre comment et dans quelle mesure l’activité économique peut augmenter le
881 Ibid., p. 5.
414
bien-être des individus qui composent la société. Pour cela, on suppose que chaque
individu sait ce qu’il désire et qu’il lui est possible de satisfaire ses préférences parmi
tout un choix de biens et de services. Et parmi ces biens et ces services, se trouve tout ce
qui est en relation avec l’environnement, ressources en nourritures, matériaux, énergie,
médicaments et aussi tourisme, zones récréatives, activités de plein air, etc.
La méthode classique d’analyse économique est l’analyse des coûts et bénéfices
(Benefit-Cost Analysis, BCA en anglais). Par exemple, en termes environnementaux, si
une société souhaite optimiser l’emploi de ses ressources en quantité limitante, elle doit
comparer ce qu’elle reçoit de ses activités de contrôle des pollutions et de protection des
espèces, avec ce qu’elle perd en temps, travail et emploi de ressources de substitutions.
La BCA s’occupe exclusivement d’efficience économique en termes de somme de coûts
et de bénéfices au niveau des préférences et du bien-être des individus qui composent
les sociétés.
Une analyse « coûts-bénéfice » peut être employée pour calculer la valeur
économique d’une espèce qui est utilisée comme une ressource, qui constitue un
« stock », une espèce de poisson pélagique ou une essence d’arbre tropical, par
exemple, dont la surexploitation entraînerait la disparition. Les choses se compliquent
lorsqu’il est question, non pas de ressources facilement quantifiables, mais de la valeur
esthétique, symbolique ou d’agrément d’une espèce. Pour ces situations, où les valeurs
ne peuvent faire l’objet d’un marché, les économistes ont fixé les prix en se référant
directement aux préférences des individus : quel prix seraient-ils prêt à payer pour
assurer la protection d’une espèce en danger par exemple ou quel compensation
seraient-ils prêts à accepter si cette espèce devaient disparaître883 ? Quoi qu’il en soit, si
au bout du compte les coûts excèdent les bénéfices, on estimera alors que l’espèce ne
doit pas être sauvée !
Évidemment, cette technique d’analyse a été remise en question, en particulier
dans son application au calcul de la valeur des espèces. Un des biais de cette méthode
est que les préférences des individus sont exprimées en fonction de leurs propres
revenus et de leur situation économique. Par ailleurs, il est difficile d’accorder un crédit
à l’expression de préférences subjectives par les individus : pourquoi un individu
882 Comme l’indique le Lalande à l’article ‘Valeur’ : « le sens primitif [de valeur] paraît avoir été celui
de vaillance, courage (« La valeur n’attend pas le nombre des années », Corneille, Le Cid, II, 2) ».
(valour et value en anglais).
883 Randall, « Human Preferences, Economics and the Preservation of Species », in Norton (ed.), The
Preservation of Species, op. cit.
415
quelconque saurait mieux évaluer le prix d’un service tel que la beauté d’une espèce, si
les économistes eux-mêmes l’ignorent ?
En ce qui concerne l’espèce elle-même, plusieurs critiques peuvent être menées :
d’abord, il semble irréalisable de vouloir déterminer la valeur des espèces, espèce par
espèce. Celles-ci font en effet partie de la biodiversité, laquelle possède des valeurs
utilitaires à un niveau supérieur. L’espèce ne doit pas être considérée seulement par
elle-même, mais en relation avec les autres espèces et avec l’écosystème. Ainsi,
l’analyse BCA tendra à ignorer les services économiques indirects fournis par l’espèce à
l’écosystème. Une plante sauvage pourra ainsi aider à soutenir une population d’abeilles
qui à leur tour iront polliniser des arbres fruitiers. Ensuite, les bénéfices des espèces
sont sous-estimés par la méconnaissance que nous avons de leur propriétés potentielles.
Selon Anthony Fisher, seulement un pour cent des espèces connues ont été passées au
crible pour la recherche de potentialités économiques884. Dans le même ordre d’idée,
l’analyse BCA ne prend pas en considération les gains qui pourront être tirés d’une
espèce dans le futur, lorsque la science aura découvert de nouvelles propriétés à
certaines substances ou lorsque les goûts et les préférences humaines auront changé. Il
existe bien une extension de la théorie BCA pour essayer d’intégrer cette incertitude
quand
aux
bénéfices potentiels
qui pourront
être
tirés d’une
espèce,
le
« discounting »885, mais elle pose le problème difficile du droit des générations futures
et est sur le long terme de peu de secours. Enfin, l’analyse BCA n’intègre pas ce que
Fisher nomme « la valeur d’existence » d’une espèce en danger. L’irréversibilité de
l’extinction d’une espèce est difficile à quantifier. Surtout, le fait qu’on ne puisse
attribuer de valeur à un objet inexistant (comme la viande de dodo ou le cri du
mammouth) se réduit à attribuer arbitrairement une valeur nulle. Or, si on compare cette
situation avec la mort d’un homme, on mesure tout de suite les limites de la théorie886.
Le calcul cynique et controversé du coût que peut représenter la disparition d’un
individu pour la société fait souvent bondir les humanistes et montre l’abjection d’une
science économique poussée à l’absurde. Pourquoi le calcul du coût de l’extinction
d’une espèce ne ferait pas autant bondir les environnementalistes et les éthiciens ?
884 Fisher, « Economic Analysis and the Extinction of Species », Report No. ERG-WP-81-4, Berkeley,
Energy and Resources Group, University of California, Nov. 1981. Cité par Norton, Why Preserve…,
op. cit., p. 37.
885 Freeman, « Economics » in Jamieson (ed.), A Companion to Environmental Philosophy, Blackwell
publishers, 2001, p. 285.
886 Cf. Pierce et Van De Veer (eds.), People, Penguins and Plastic Trees : Basic Issues in Environmental
Ethics, Wadsworth, 1995, p. 240.
416
Différentes modifications ont été apportées à la BCA, mais en fin de compte
elles ont toutes montré leur limites conceptuelles. L’approche SMS (Safe Minimum
Standard) est basée sur l’idée qu’on ne peut pas quantifier les bénéfices dus à la survie
d’une espèce en danger, mais qu’on peut par contre calculer le coût de sa protection887.
On doit alors sauver une espèce aussi longtemps que le coût en est supportable pour la
société. Mais, on en est réduit à déterminer ce que signifie « supportable pour la
société ».
Il subsiste enfin des problèmes théoriques ardus qui rendent improbables une
solution claire aux calculs. Au delà des contraintes sur la collecte des informations
économiques pour une prise en compte exhaustive des coûts et des bénéfices, le risque
environnemental associé aux extinctions d’espèces est très difficile à modéliser. Si nous
reprenons le modèle des Ehrlichs et du « rivet-popper », il arrivera un moment où pour
une espèce-rivet de trop enlevée, nous aboutirons à une catastrophe écologique majeure.
En terme d’analyse des risques, cette situation est désignée par le nom de « zero-infinity
dilemma »888. Le risque d’une extinction ayant des effets catastrophiques est très faible
(~ zéro), mais les conséquences de la catastrophes seront énormes (~ infinies), ce qui
rend l’évaluation économique du risque associé à la disparition d’une seule espèce
extrêmement difficile. D’un point de vue théorique, l’approche quantitative et
réductionniste de l’économie classique, qui conduit à une discrétisation de la valeur des
espèces n’est pas adaptée à la complexité des systèmes écologiques et des rapports entre
espèces. Elle butte en particulier sur l’évaluation économique des propriétés émergentes
des écosystèmes.
En fait, les difficultés pratiques et théoriques rencontrées dans la quantification
du coût des espèces semblent appeler à une remise en cause radicale des fondements de
l’économie. L’économie de l’environnement, « externalités » qu’on a vainement essayé
d’internaliser, conduit ainsi à un dépassement du paradigme néo-classique. Pourquoi
supposer l’économie neutre éthiquement et pourquoi ne pas parler d’équité au sein de la
société et surtout d’équité intergénérationnelle ? Pourquoi ne pas affirmer la valeur
d’existence bien particulière des êtres vivants et abolir la règle de substitution avec des
produits manufacturés ? Pourquoi enfin continuer à parler de maximisation du rapport
coûts/bénéfices lorsqu’on constate que c’est la course au développement industriel et
économique qui est à la base de la crise environnementale ? N’est il pas temps
887 Norton, Why preserve…, op. cit., p. 38.
888 Ibid., p. 64-72.
417
d’abandonner tout simplement le critère d’«efficience » économique et de le remplacer,
proposition parmi d’autres, par celui de « sustainability » (durabilité) ?
À toutes ces questions, le courant récent de l’« ecological economics » a essayé
de répondre en fournissant des concepts nouveaux et des notions adaptées à l’écologie.
Mais il est encore trop tôt pour en mesurer les effets889. D’autre part, des philosophes
ont réfléchi aux droits des générations futures et à des systèmes économiques
permettant d’en tenir compte. Mais face au degré important d’incertitude qui surgit
lorsqu’on s’éloigne dans le futur, une évaluation rationnelle et quantifiable d’une mise
en œuvre de la considération des générations futures devient très problématique890.
Enfin, pour terminer cet examen de la valeur économique des espèces, il est
souhaitable de clarifier ce que la théorie économique entend par « espèce ». Il semble
que nous puissions à ce sujet dégager deux modèles : le modèle additif où la valeur
économique de l’espèce équivaut à la somme des valeurs des individus qui la
composent, et le modèle ‘unitaire’ où l’espèce est considérée comme une unité ayant
une valeur indépendamment de la valeur et du nombre de ses individus.
Suivant le premier modèle, à la suite d’une BCA classique, on calcule la
différence coût/bénéfice pour chaque individu ou population d’individus d’une espèce
considérée et on somme le tout pour juger de la valeur brute de l’espèce. Cependant,
cela se passe rarement aussi facilement ; pour les espèces exploitées comme les
poissons pélagiques, on calcule en fait la valeur du stock maximum qui peut être péchée
annuellement sans compromettre les capacités de renouvellement. Les stratégies de
valorisation de l’espèce reposent dans cette optique sur la maximisation du rapport
bénéfices/coûts de production et de protection. Dans ce modèle, les individus des
espèces étudiées ont clairement valeur de bien.
Au contraire, le modèle unitaire s’intéresse à la valeur des propriétés
caractéristiques des espèces. Là, l’espèce est considérée dans la mesure où elle peut
procurer un service. À l’heure du développement des biotechnologies, la valeur d’une
espèce pourra ainsi être fonction de la valeur économique de ses ressources génétiques.
Les techniques de réplication et d’amplification géniques autorisent ainsi l’utilisation à
grande échelle d’un seul gène. Que l’espèce soit populeuse ou non est en théorie peu
important. Par exemple, on a découvert à la fin des années 70 au Mexique, quelques
889 Freeman, « economics », op. cit., p. 289.
890 Cf. Birnbacher, La Responsabilité envers les générations futures, Paris, PUF, 1994, chap 7
« Problèmes d’application », p. 225.
418
pieds d’une plante, la téosinte (Zea diploperennis), qui n’est autre qu’une variété
sauvage et primitive du maïs (Zea mais). Cette découverte fut certes importante pour
comprendre l’évolution des plantes cultivées et l’histoire de l’agriculture, mais surtout
cette variété qui est résistante aux sept maladies virales les plus importantes du maïs fut
à l’origine de progrès considérables en agronomie. La valeur des ressources génétiques
issues de ces quelques pieds de téosinte se chiffrent aujourd’hui en milliards d’euros,
grâce à l’introduction dans les cultivars de maïs des gènes de résistance aux maladies
que cette plante contient891.
Les ressources génétiques ne sont pas les seules qui peuvent fournir un service
inestimable aux hommes ; on peut aussi signaler les propriétés esthétiques ou
scientifiques d’une espèce. La quantification de ces valeurs est presque indépendante du
nombre d’individus, même si en pratique, les populations doivent dépasser un minimum
démographique pour être viables et garder intactes leurs propriétés. Par ailleurs la rareté
d’une espèce peut interférer et être positivement corrélée avec la valeur esthétique qu’on
lui attribue par exemple.
Enfin, on peut considérer l’espèce, non pas par rapport à ses propriétés, mais
comme élément de la diversité biologique globale. Il s’agit là d’une valorisation
indirecte de l’espèce qui est, comme nous l’avons vu, mal évaluée par les théories
économiques classiques.
Quoi qu’il en soit, l’anthropocentrisme utilitariste réducteur à la base de la
théorie économique classique considère qu’il n’y a aucune obligation à sauver toutes les
espèces en voie de disparition et que le choix doit se faire en fonction de la contribution
de ces espèces au bien-être de l’humanité. Mais faire un tel tri entre les espèces est
apparu à plus d’un problématique. Sans parler de la difficulté à évaluer objectivement
les intérêts et les valeurs en question, n’est-ce pas d’abord, comme le remarque
Warwick Fox892, aux industriels de démontrer le bien fondé de leur démarche ? Car si
les projets industriels ou de développement peuvent être reportés dans le temps,
l’extinction d’une espèce est définitive. « C’est à ceux qui font, non à ceux qui
empêchent de faire, que la charge de la preuve revient. »893.
891 Iltis et al., « Zea diploperennis (graminae) : a New Teosinte from Mexico », Science, 203, 1979, p.
186-88.
892 Fox, Toward a Transpersonal Ecology, Boston, Shambala, 1991.
893 Callicott, article « Environnement », op. cit., p. 498.
419
Les anthropocentristes, Norton en tête, conscients des limites de l’évaluation
économique classique ont depuis tenté d’étendre leur position à la prise en compte
d’intérêts plus généraux et ainsi d’« affaiblir » l’anthropocentrisme894. Selon lui, en
effet, l’intérêt que les êtres humains ont à conserver des écosystèmes intacts et en bon
état n’a pas encore été suffisamment mesuré et reconnu. Nous allons ainsi établir une
revue des valeurs susceptibles de
supporter une éthique environnementale
anthropocentrique faible. La plupart de ces valeurs peuvent aussi être évaluées de façon
économique ; nous chercherons justement à les présenter pour elles-mêmes et expliquer
leur importance pour l’homme indépendamment de leur intérêt économique.
/
On a trop tendance aujourd’hui à subordonner l’activité scientifique à des fins
économiques et lucratives, alors qu’historiquement et encore aujourd’hui dans le for
intérieur de la plupart des chercheurs, l’aspect économique n’est que marginal. Nous
avons vu plus haut que la légitimation de la science par son efficience et le cercle
vicieux entre puissance matérielle, puissance économique et puissance de la preuve
étaient récents. Heureusement, les scientifiques et les naturalistes continuent à travailler
pour le plaisir de savoir, pour le bonheur de la découverte et des idées.
En ce sens, les espèces possèdent évidemment une valeur inestimable aux yeux
de tous les scientifiques comme matériau de base de leurs investigations : biologistes
moléculaires et cellulaires, physiologistes, naturalistes, généticiens, écologistes,
éthologistes, paléontologues, agronomes, pharmaciens, etc. ne peuvent exercer leur
profession sans le concours essentiel des espèces et de leur diversité. Nous ne ferons
que renvoyer ici à la métaphore du livre précieux à protéger des flammes de
l’ignorance.
Mais les espèces peuvent aussi avoir valeur d’inspiration895 pour ces
scientifiques et leur permettre de faire de nouvelles découvertes. Elles peuvent aussi
avoir valeur de modèle : ici, les exemples sont légions : on peut citer entre autres le
copiage des formes hydrodynamiques ou aérodynamiques des animaux aquatiques et
aériens pour la réalisation d’engins de transports. Enfin, la variété des espèces
continuera sans doute longtemps à engendrer et entretenir la curiosité, qualité essentielle
du chercheur.
894 Norton, « Environmental Ethics and Weak Anthropocentrism », Environmental Ethics, 6, 1984, p.
131-148.
420
$/
I
J
La valeur écologique des espèces est évidemment essentielle, presque
tautologique, puisque l’écologie est justement la science qui étudie les interactions entre
les espèces et leur environnement. Nous entendons ici par « écologique » ce qui permet
le support et le développement de la vie sur Terre. Cette valeur peut être comprise
comme importante en elle-même et non centrée sur les humains ou comme relevant
d’une perspective anthropocentrique ; c’est dans cette dernière acception que nous
allons l’envisager quoique nous présentions plus loin des justifications en faveur de la
première interprétation.
Aucune culture humaine, aussi évoluée soit-elle ne peut se passer des services
procurés par l’environnement, les écosystèmes et les espèces. Pour reprendre Takacs,
« parmi ses nombreux talents, on attribue à la biodiversité la création du sol et la
maintenance de sa fertilité, le contrôle global du climat, la réduction des fléaux
agricoles, la maintenance de l’équilibre des gaz atmosphériques, la décomposition des
matières organiques, la pollinisation des fleurs et des cultures, le recyclage des
nutriments. »896. Au niveau même de l’espèce, il est difficile de dire si celles-ci ne sont
que les rivets qui permettent de faire fonctionner la biosphère (interprétation mécaniste
réductionniste) ou si elles représentent les parties dont émergent des propriétés
écologiques comme le contrôle des gaz atmosphériques ou la purification des eaux
(interprétation holiste émergentiste). La deuxième solution nous semble la plus
intéressante, mais quoi qu’il en soit, il semble suicidaire de ne pas valoriser au plus haut
point les espèces pour ce service irremplaçable qu’elles rendent à l’humanité.
,/
Nous pouvons aussi valoriser les espèces pour les services qu’elles rendent aux
êtres humains d’un point de vue médical. Cette valeur peut se rattacher à la valeur
scientifique dans le monde occidental, mais la médecine a existé bien avant le
développement des sciences. Les propriétés médicinales de nombreuses espèces (de
plantes en particulier) sont venues au secours de nombreux maux dont souffre l’homme,
et, dans toutes les civilisations, elles ont suscité la constitution d’un savoir foisonnant et
précieux.
895 « Inspirational value ». Cf. Takacs, The Idea…, op. cit., p. 197.
896 Ibid., p. 199.
421
Nous nous tournons maintenant vers une variété de valeurs qui peuvent paraître
moins sérieuses que les précédentes, mais qui n’en sont pas moins déterminantes. En
effet, l’homme est une espèce sociale et culturelle qui a autant besoin de la diversité des
expériences et des produits naturels pour fonder sa culture que pour satisfaire à ses
besoins biologiques primaires, que ce soit sur un plan culinaire, récréatif, esthétique,
religieux, symbolique, etc.
7/
Les espèces domestiques constituent évidemment une source prépondérante de
valeurs récréatives : l’agrément des animaux de compagnie, les chevaux pour les sports
équestre, etc. Les plantes constituent aussi une source de loisir pour les férus de
jardinage et de décoration. Mais, ce qui nous intéresse ici au premier chef est la valeur
des espèces sauvages. Celles-ci sont certes à l’origine des espèces domestiquées, mais
elles représentent aussi une source irremplaçable de services pour les loisirs ou la
détente. Notons par exemple l’observation naturaliste de la nature et des animaux
sauvages, l’ornithologie, la randonnée à pied, en canoë ou à cheval ; ajoutons aussi la
joie de la découverte ou encore l’expérience roborative de la solitude au milieu de la
nature. Enfin, nous allons être moins pointilleux que Norton897, et inclure de plein droit
la chasse et la pêche au nom des activités récréatives qui valorisent directement les
espèces sauvages, bien que ce point génère de nombreux conflits entre les différentes
catégories d’usagers de la nature, notamment entre écologistes et chasseurs.
Le mouvement de retour à la nature auquel nous assistons ne s’exprime pas
seulement comme un loisir, mais aussi comme un besoin profond d’échapper à l’univers
construit des hommes et des cités, comme un besoin de « re-création »898. Les services
récréatifs que fournissent les espèces peuvent être estimés de façon économique,
quoique cela pose des problèmes comme nous l’avons vu. Cependant, la valeur la plus
importante qui réside dans cette propriété ré-créative des espèces est sans conteste la
possibilité de re-ssourcement et de re-naturalisation de l’homme.
&/
Les raisons de cette attirance qu’exercent sur nous les espèces et les milieux
sauvages résident en grande partie dans des émotions ou des sentiments que nous
897 Norton, Why preserve…, op. cit., p. 99.
898 Je reprends une fois de plus l’analyse de Rolston (Environmental ethics, op. cit., p. 7-8.), qui après la
décomposition du mot « re-ssource », s’attaque cette fois au mot « ré-créatif ». Cette façon de
décortiquer et de réarranger le sens des mots se retrouve très fréquemment chez Rolston, qui, pour
reprendre une expression de E. Hargrove, est un « hyphen-philosopher » (un philosophe à tirets)!
422
pouvons qualifier d’esthétiques. La question à se poser ici avant tout est de savoir si la
valeur esthétique est bien anthropocentrique ou s’il s’agit en fait d’une valeur
intrinsèque aux objets. Cela revient s’interroger sur la place de la beauté dans la nature :
est-elle uniquement dans l’œil de l’observateur ou fait-elle partie de l’essence des objets
naturels ? Est-elle objective ou subjective ?
Il a souvent été affirmé justement que les qualités esthétiques sont subjectives et
donc arbitraires ; et plus encore, comme l’affirme Norton, que « l’expérience esthétique
de la nature est plus arbitraire que l’expérience artistique »899. La nature subjective de
l’expérience esthétique confirmerait la nature anthropocentrique de cette valeur
esthétique d’un côté, mais d’un autre côté, en affaiblirait la force, la rendant purement
contingente et arbitraire. Il faut cependant relativiser cette dernière assertion dans la
mesure où être fermement subjectiviste n’implique pas dénier toute valeur à l’art. Que
la valeur esthétique des espèces satisfasse à des préférences ou à des penchants
purement subjectifs ne leur ôte aucune prétention à une considération morale.
Mais qu’entend-on en vérité par esthétique d’une espèce ? Dans un article
classique sur la question, Lilly-Marlene Russow nous prévient que quellle que soit notre
conception de l’espèce, « en aucun cas nous ne percevons, admirons et apprécions une
espèce […]. Ce que nous valorisons est l’existence d’individus avec certaines
caractéristiques. »900. Russow affirme par exemple que nous n’admirons pas l’esthétique
de l’espèce Panthera tigris, mais bien la grâce et la beauté des tigres du Bengale
individuels que nous rencontrons.
Cet argument convoie deux aspects positifs : d’abord, il combat l’idée d’essence
propre et inhérente à chaque espèce. La valeur esthétique d’une espèce n’est pas une
eidos, une idée au sens platonicien, mais bien la résultante de la valeur esthétique de ses
individus. Rien n’empêche ainsi d’écarter de la sauvegarde un individu qui posséderait
une mutation délétère qui modifierait et endommagerait ses qualités esthétiques.
Ensuite, ce raisonnement permet de justifier la priorité de protection accordée aux
espèces en danger, dans la mesure où celles-ci deviennent rares avant de s’éteindre et où
la rareté augmente largement la valeur esthétique des individus. En effet, on valorise
plus l’observation ou la rencontre avec un individu d’une espèce rare, par exemple un
ours des Pyrénées, par rapport à une espèce plus abondante, le Grizzly ou l’ours noir du
Canada. De fait, l’ours des Pyrénées nécessite plus de protection et de soins que le
Grizzly.
899 Norton, Why preserve…, op. cit., p. 114.
900 Russow, « Why do species matter ? », Environmental ethics, 3, 1981, p. 110.
423
Mais cette vision de l’espèce nous semble trop réductrice. Elle correspond trop à
celle d’un naturaliste ou d’un amateur de cabinets de curiosités. Elle considère l’espèce
détachée de son environnement, sans prendre en compte les propriétés émergentes qui
résultent de la diversité des individus et de la biodiversité en général. Cette critique est
notamment illustrée par le travail d’un artiste américain contemporain d’influence
postmoderne, Mark Dion901. Dion est un artiste à la fois naturaliste et écologiste qui
remet en cause par son travail les notions d’animal, de classification biologique,
d’exposition muséographique,902 et qui cherche à alerter le public sur le phénomène
d’extinction d’espèces. Dans « The great Munich bug hunt »(1993) ou dans « A meter of
Jungle » (1992), Dion collecte des échantillons d’insectes sur un tronc d’arbre mort ou
sur un sol tropical, et expose aux yeux du public ses découvertes classées dans des
boîtes ou des fioles,. Il est clair que la valeur esthétique du ‘mètre’ de jungle est
totalement différente avant et après le travail de Dion, bien qu’en théorie, on retrouve
exactement les mêmes éléments. Les qualités esthétiques des espèces vivantes, dans leur
milieu, ne peuvent ainsi se résumer à la somme des qualités des individus qui les
constituent. Il s’agit d’une sorte de holisme esthétique.
Mais d’aucuns affirmeront, s’ils suivent les arguments de Russow, que si ce sont
les qualités esthétiques des individus qui comptent, les humains peuvent très bien
trouver des qualités esthétiques dans les espèces éteintes : « Il est possible que les
humains puissent dériver une valeur esthétique d’une espèce éteinte, à travers la lecture
de livres et en reconstituant leur physiologie et leur écologie grâce aux données
fossiles. »903. N’accorde-t-on pas, en effet, une grande valeur esthétique aux
impressionnants squelettes de dinosaures conservés dans les muséums, ou encore
mieux, aux individus naturalisés d’espèces disparues depuis peu (Thylacine, zèbre
quagga, etc…) ?
À ces interrogations, Eugene Hargrove, fondateur de la revue Environmental
Ethics, et partisan d’une version « faible » de l’anthropocentrisme fondée sur
l’esthétique (« Les fondements historiques ultimes de la préservation de la nature sont
d’ordre esthétique »904), a avancé une réponse décisive en faveur de la supériorité de la
901 Voir la très belle présentation de ses œuvres par : Corrin, Kwon et Bryson (eds.), Mark Dion,
Phaidon, 1997.
902 Baker, The Postmodern Animal, London, Reaktion books, 2000.
903 Norton, Why preserve…, op. cit., note 34, p. 115.
904 Hargrove, Foundations of environmental ethics, Denton, Environmental Ethics Books, 1996, p. 168.
424
valeur esthétique des espèces vivantes905. Il prend pour référent la grotte de Lascaux
dans le Périgord. Découverte à la fin de la deuxième guerre mondiale et ouverte pendant
plusieurs années au public durant les années 50 et 60, la grotte dut être fermée à cause
des maladies vertes et blanches, qui détruisaient petit à petit les peintures, maladies dues
à la lumière et au CO2 apporté par les visiteurs. Le projet d’en construire la réplique
exacte à quelques centaines de mètres fut alors adopté. Grâce à des méthodes de
triangulation la grotte fut recréée à l’identique et les dessins furent reproduits le plus
fidèlement possible grâce à des techniques préhistoriques originales par des artistes
spécialisés. Depuis le début des années 80, il est ainsi possible de visiter Lascaux II, la
réplique exacte de Lascaux. Bien qu’il soit indéniable que visiter la copie n’a pas la
même valeur que visiter l’original, Hargrove affirme que l’expérience est néanmoins
rehaussée par le fait qu’on sache que les peintures originales existent encore et sont
préservées pour des milliers d’années encore à quelques dizaines de mètres de la grotte
factice.
De même, l’expérience esthétique suscitée par l’observation d’une photo ou d’un
animal naturalisé d’une espèce en danger est rehaussée par le fait de savoir qu’un
animal similaire existe encore vivant, à l’état sauvage. L’existence de l’original
rehausse toujours la valeur esthétique de la copie. La valeur esthétique passe donc aussi
par une expérience cognitive (savoir que l’original existe) et plus largement, les
connaissances sur un objet d’art, naturel ou artificiel, nous aident à en apprécier la
valeur. Ceci explique peut-être pourquoi Leopold était si sensible à la beauté de la
nature et des espèces qu’il décrivait, lui l’excellent écologiste906.
Cette appréciation de la copie rehaussée par l’idée que l’original est préservé
s’oppose à l’appréciation de l’original en sachant qu’il sera bientôt détruit pour toujours.
Hargrove relate l’anecdote d’une jeune femme qui s’enthousiasme lors de la visite
touristique de peintures rupestres à l’idée que ces fresques vont bientôt être détruites par
la mise en eau d’un barrage. Alors que la plupart des touristes expriment fortement leur
désapprobation à l’égard de ce vandalisme culturel, la jeune femme se réjouit à la
pensée que dans de nombreuses années, elle sera peut-être l’une des dernières personnes
vivantes à avoir vu ces peintures en vrai. Le caractère unique et rare de sa propre
905 Ibid, p. 90.
906 Cf. Callicott, « The Land Aesthetic » in Callicott, In Defense of the Land Ethic, SUNY Press, 1989,
p. 239-47.
425
expérience esthétique augmentera notablement la valeur qu’elle pourra attribuer
subjectivement et a posteriori à celle-ci907.
Ce type de raisonnement est certes très peu commun, sans doute à cause de son
caractère ouvertement égoïste. Néanmoins, il ne doit pas être balayé d’un revers de
main, car si la valeur d’une copie est valorisée à hauteur d’une expérience cognitive,
l’existence de l’original, la valeur du manque de l’original sera aussi valorisée à la
hauteur d’une autre expérience cognitive : celle de la reconnaissance de la rareté d’une
expérience qui restera à jamais impossible dans le futur. Évidemment, la solution de
Lascaux préserve une expérience esthétique remarquable pour les générations futures,
ce qui n’est pas le cas lorsque l’original est détruit. Pourtant, d’un point de vue
subjectif, l’absence d’une expérience esthétique est-elle aussi dramatique qu’il le
semble ? Le manque risque en effet de décroître rapidement avec le temps. Comment
calculer d’ailleurs la valeur négative du manque, de l’absence ? Est-elle si importante,
tant on accepte fort bien que les objets qui possèdent une valeur « inestimable » soient
eux aussi détruits ? Ne s’agit-il pas en effet d’une simple image de rhétorique vite
détrompée par un travail de « deuil » ? Tout passe, « une génération s’en va, une autre
vient, et la terre subsiste toujours » nous enseigne l’Ecclésiaste...
Plutôt que de se lancer dans une évaluation fort téméraire de cette valeur du
« manque », essayons de voir en quoi l’ingérence humaine dans le fonctionnement des
espèces en modifie la valeur esthétique, problématique qui rejoint la question du naturel
et de l’artificiel et celle de la valeur des espèces « non-naturelles » et « recréées ».
David Quammen908 explicite ce point par l’image du « tapis persan » :
comparons l’espèce à un tapis persan de très grande valeur. Supposons maintenant que
nous découpions consciencieusement le tapis en 16 morceaux d’égale surface sans
perdre un seul bout de tapis. On devrait alors pouvoir affirmer que la valeur des 16
morceaux est égale à la valeur du tapis original ; or bien évidemment, il n’en est rien, le
tapis n’a désormais presque plus aucune valeur. Il en est de même pour l’espèce : la
valeur d’une espèce découpée en plusieurs petites populations par l’action de l’homme
n’est plus égale à la valeur de l’espèce originale indemne.
Enfin, nous pouvons nous tourner de nouveau vers l’œuvre et la pensée de Mark
Dion. Dans l’une de ses expositions, qui est de la plus grande importance pour notre
907 Hargrove, Foundations…, op. cit., p. 165-166.
908 Quammen, The Song of the Dodo : Island Biogeography in an Age of Extinctions, London,
Scribnercop, 1996, préface.
426
sujet, celle qu’il réalisa en 1990 à la galerie Sylvana Lorenz à Paris, Dion mit en scène
des peluches de Mickey et autres personnages de dessins animés dans la situation du
cabinet et du bureau de Georges Cuvier ! Le dessein explicite de cette exposition était
de critiquer et de condamner la politique autoritaire et expansionniste du groupe Disney
(qui inaugurait alors EuroDisney) par le biais des théories de Cuvier. Le Mickey-Cuvier
dénonçait le monde factice de l’industrie du divertissement par un jeu de miroirs avec
l’image construite et ordonnée du monde véhiculée par les taxinomies ; en parallèle,
Dion insistait sur ce qu’il considérait comme « la plus grande contribution de Cuvier au
monde de la science […] l’établissement du fait de l’évolution. »909.
Dion remarquait que si les espèces animales s’éteignaient - il s’agit même de la
règle, puisque 99% de celles-ci ont déjà disparu de la surface du globe - les « espèces »
créées pour le divertissement ne mouraient pas et envahissaient au contraire la planète :
c’est le sens de « The fixity of a rodent species »910 et « Taxonomy of non-endangered
species »911 (Cf. figure 19).
Finalement, nous hésitons sur le sens que Dion assigne à l’histoire naturelle à
travers son œuvre : s’agirait-il d’une activité sérieuse et grave, débouchant sur des
vérités peu plaisantes à accepter (l’extinction des espèces) ou au contraire, ne s’agirait-il
que d’une forme de divertissement, futile et folâtre, qui valoriserait simplement, comme
dans le monde de Disney, l’ordre et la beauté de la nature ?
C’est justement pour dénoncer cette inclination naturelle et marquée des
scientifiques et des opinions publiques, que Dion crée Survival of the cutest (Who gets
on the Ark ?)912 (Cf. figure 20 ). Dans une brouette où sont écrits les faits les plus
dramatiques sur les extinctions d’espèces, l’artiste a empilé tout un tas de peluches
d’animaux pour enfants (ours, panda, éléphant, toucan, caribou, dauphin, zèbre, etc…).
Le message de Dion est clair : va-t-on sauver toutes les espèces ou seulement celles qui
ont la plus grande valeur esthétique pour les hommes, les plus « mignonnes » (cutest) ?
Toute l’ambiguïté de la valeur esthétique anthropocentrique est là, dans ces quelques
peluches, qui rappellent la distance grandissante des pôles de la nature et de la culture.
909 Corrin et al., Mark Dion, op. cit., p. 114.
910 Ibid., p. 56.
911 Ibid., p. 113.
427
Figure 19 : Mark Dion, The fixity of a rodent species.
912 Ibid., p. 13.
428
Figure 20 : Mark Dion, The survival of the cutest
429
-/
I
8
8!
J
Aussi étrange que cela puisse paraître à première vue, les espèces sauvages
peuvent aussi avoir une valeur sociale, en prise directe avec le cœur de nos institutions
politiques.
Dan Janzen, écologiste spécialiste de la biodiversité au Costa-Rica, affirme que
faire prendre conscience aux populations locales de la valeur des espèces qui existent
dans leur pays et leur faire retrouver les usages ancestraux de celles-ci est un bien. Cela
permet aux autochtones d’améliorer leur niveau de vie, les rend fiers et les conduit à
une vie plus riche en significations et en implications913. Les programmes de sauvegarde
des espèces ont ainsi pour but de réduire la pauvreté et la dépendance des populations
humaines des pays du sud qui vivent dans des zones où une forte biodiversité est
menacée. Il faut cependant observer que ce type de valeur que Takacs nomme « social
amenity », qu’on pourrait traduire par « social-intégratrice », est secondaire. Par
secondaire, nous entendons qu’il faut que la diversité soit déjà menacée et que des
hommes aient jugé bon prima facie de la sauver sur la base d’autres valeurs, pour que ce
type de valeur apparaisse et catalyse les forces déjà en jeu.
Les espèces ont aussi une valeur historique dans la mesure où leurs existences
sont coextensives de l’histoire humaine depuis quelques milliers d’années. Les espèces
qui ont contribué au façonnement de l’histoire humaine méritent de ce fait autant notre
respect que les monuments historiques. Ainsi, s’élèvent en France des voix pour le
retour naturel du Loup dans le parc naturel du Mercantour. Il se trouve déjà qu’il
rencontre naturellement un habitat à sa convenance dans certaines parties des alpes
méridionales, mais surtout, son retour est souhaité par les gens qui estiment que les
loups ont de tout temps fait partie de l’environnement humain et qu’ils ont participé à
l’imaginaire collectif de notre nation de façon indéniable914 : « le loup semble incarner
plusieurs des traits des sociétés européennes de jadis et d'
aujourd'
hui »915. Dans la même
veine, on essaie de sauvegarder les espèces européennes traditionnelles de légumes
(courge, panais, navets, rave, etc.), avec lesquelles se nourrissaient nos ancêtres avant
l’arrivée des fruits et légumes du Nouveau Monde.
913 Takacs, The Idea…, op. cit., p. 212-13.
914 Larrère, « Ours des Pyrénées et loup du Mercantour : un problème d’éthique appliquée » in FagotLargeault et Acot, L’Éthique environnementale, op. cit., p. 143-166.
915 Delort et Walter, Histoire…, op. cit., p. 165.
430
Enfin, nombre d’espèces possèdent une valeur symbolique. La valeur
symbolique ne peut être quantifiée économiquement, mais elle est d’une grande
importance sur les mentalités humaines. On ne peut faire un décompte exhaustif des
espèces qui servent de symbole à des entités sociales humaines (familles, tribus,
associations, équipes sportives, régions, pays, etc.). Bon nombre d’entre elles sont en
voie de disparition et sont ainsi d’autant plus protégées (un homme qui tue un panda
peut même être condamné à mort en Chine !). Le cas le plus connu est le pyrargue ou
aigle à tête blanche américain, représenté sur tous les blasons des USA. Citons aussi le
panda en Chine, l’ours de Californie, le macareux de la Ligue de Protection des Oiseaux
(LPO), etc…
Les humains ou associations d’humains peuvent ainsi se rassembler autour des
attributs d’un être de nature (liberté, force, courage, ruse, etc.) ou simplement en faire
une bannière de ralliement. Ces éléments de nature sauvages associées à une culture
nous rappellent en quelque sorte la nature sur laquelle tout a été construit. Comme
l’annonce Rolston, la présence des symboles naturels est une constante des cultures
humaines : « la capacité de la nature en termes de symbolisme culturel n’est pas un
accident, mais constitue un point d’ancrage toujours présent au sein des myriades de
cultures humaines »916. L’extinction de l’aigle américain rejaillirait sûrement sur tous
les citoyens américains comme une honte et une indignité. Que serait ou sera en France
l’impact symbolique de la disparition des cigognes d’Alsace ou des ours des Pyrénées ?
Autant un symbole peut susciter fierté et reconnaissance, autant sa disparition pourrait
entraîner un vide et une honte dans l’esprit des populations humaines ainsi désorientées.
?/
La nature a toujours suscité l’émerveillement et la crainte, donnant lieu à des
expressions de poésie, de philosophie ou encore de religion. La religion est née de la
recherche spirituelle des hommes confrontés à un monde dont les phénomènes les
dépassent. Depuis les origines de la pensée humaine, le divin est là pour expliquer la
nature, à travers des mythes et des cosmogonies. Avec l’émergence de la science
grecque et de la physique, comme nous l’avons déjà souligné, l’univers devient un
cosmos, un ordre réglé par les lois divines. Pour Pythagore, il relève du nombre, pour
Platon il est plutôt de nature géométrique ou encore, pour Aristote, le monde obéit à une
finalité qui est de tendre vers l’excellence : « Entrons sans dégoût dans l’étude de
916 Rolston, Environmental Ethics, op. cit., p. 14. Cf. l’analyse primitiviste de la première partie de ce
travail.
431
chaque espèce animale : en chacune, il y a de la nature et de la beauté. Ce n’est pas le
hasard mais la finalité qui règne dans les œuvres de la nature, et à un haut degré. »917.
Par ailleurs, la diversité des êtres et des espèces vivantes ne cesse d’étonner. La
variété des espèces supposées immuables est intégrée dans une vision du monde et
expliquée par les mythes dans les traditions anciennes ou par la Genèse dans le
christianisme : Dieu forma les animaux et les oiseaux et dit à l’homme et à la femme
« dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel et sur tout animal qui
rampe sur la Terre. »918.
Avec la modernité, deux grandes pensées s’opposent sur les rapports entre Dieu
et la nature : nous avons d’abord l’image d’une nature comme objet, comme étendue et
matière, créée par une pensée organisatrice suprême, dont elle se distingue
complètement. Cette conception de la nature naturée, la natura naturata, cette Création
obéissant aveuglément aux lois divines instituées dès l’origine, prend chez Descartes la
forme d’un assemblage mécanique plus ou moins compliqué de « figures, grandeurs et
mouvements » : « J’ai décrit cette Terre et généralement tout le monde visible, comme
si c’était seulement une machine en laquelle il n’y eût rien du tout à considérer que les
figures et les mouvements des parties. »919. Le grand philosophe abolit par là même la
distinction entre artefact et nature : « toutes les choses qui sont artificielles, sont avec
cela naturelles »920. Dieu a créé la nature et l’a animée. Le mouvement se transmet ainsi
de façon mécanique depuis l’origine : la nature vivante ne possède aucun principe actif
autonome, aucun finalisme non plus, et en cela Descartes se démarque complètement de
la pensée aristotélicienne.
Mais cette extériorité entre Dieu et la nature est remise en cause rapidement
après Descartes par Spinoza. L’idée de nature qu’il propose, une nature se produisant
elle-même, s’identifiant à Dieu dans son immanence, se résume au célèbre aphorisme :
Deus sive natura. La nature devient « naturante », natura naturans. Mais tout en
s’autonomisant, en se produisant elle-même, la nature entre dans le cadre divin de la
nécessité. Rien n’est extérieur à la nature et à Dieu, tout devient donc nécessaire : « Les
choses n’ont pu être produites par Dieu d’aucune manière autre et dans aucun ordre
autre, que de la manière et dans l’ordre où elles ont été produites. »921.
917 Aristote, Parties des animaux, I, v, 645a21-25.
918 Genèse, 1. 28.
919 Descartes, Les Principes de la philosophie, Paris, 1647, 4e partie, § 188.
920 Ibid., § 203.
921 Spinoza, Éthique, 1677, I, 33.
432
Ce ne sont là que quelques exemples tirés de la pensée occidentale qui affirment
le lien entre le divin et la nature. On pourrait tout aussi bien citer les religions orientales
(Hindouisme, Bouddhisme, etc.) ou faire référence au cosmogonies de nombreux
peuples indigènes de la planète.
À partir du rapport métaphysique entre le divin et le naturel surgit l’idée d’une
valeur religieuse propre à la nature et aux espèces, produite par le renversement de
perspective qui s’opère à l’égard du lien Dieu-Nature. Une fois la religion ou le mythe
solidement ancrés dans l’esprit du peuple, et affirmée la nécessité de l’assujettissement
des phénomènes naturels au divin, la nature devient l’image du Dieu. Tout ce que
ressent alors l’individu à l’égard de la nature, beauté, émerveillement, angoisse,
surprise, amour, méditation est mis au crédit du divin et de la religion. Le mouvement
qui s’est le plus évertué à mettre en relief la beauté et les merveilles de la nature et à
leur attribuer une valeur religieuse est sans conteste la théologie naturelle. Nous
pouvons citer dans ce courant particulièrement en vogue au 18ème siècle et jusqu’aux
théories évolutionnistes de Darwin, le Spectacle de la nature de l’abbé Pluche922 et
surtout la fameuse Histoire naturelle de Selborne de Gilbert White, curé de Selborne923.
Mais les espèces ne présentent pas seulement une valeur religieuse au sens strict,
une valeur pour une religion. En effet, une enquête récente a montré qu’en moyenne,
ceux qui n’assistent pas à des offices religieux valorisent plus la nature que les croyants
pratiquants924. Les espèces sont aussi le lieu d’une valeur spirituelle indéniable qui
touche tous les amoureux de la nature, qu’ils soient panthéistes, monothéistes ou
agnostiques. Sans être rattachées à une religion instituée, les capacités d’étonnement et
d’émerveillement de l’âme humaine conduisent également à attribuer une valeur
inestimable à la beauté et à la spontanéité de la nature sauvage. En réaction aux abus de
la modernité et à la logique performative et économique qui la domine, certains
professent à travers cette contemplation spirituelle de la nature l’institution d’une sorte
de religion naturaliste, qui transcenderait et fonderait ainsi l’éthique environnementale.
Mais nous touchons là aux limites de la valeur spirituelle des espèces. Définie
comme une valeur anthropocentrique, car reliée aux capacités d’abstraction et
d’émerveillement de l’esprit humain, la valeur spirituelle conduit paradoxalement à la
922 Pluche, Le Spectacle de la nature ou entretiens sur les particularités de l'
histoire naturelle..., A Paris,
chez la veuve Estienne, 1735.
923 White, The Natural History of Selborne, London, T. Bensley, 1788.
433
reconnaissance d’une valeur intrinsèque chez les autres espèces et les autres animaux !
En effet, une fois engagé sur la pente glissante de la spiritualité naturaliste, qui ne serait
rapidement tenté d’attribuer au vivant et à la biodiversité un caractère sacré925 ? Or, ce
serait là une façon indirecte de détruire toute l’argumentation anthropocentrique,
puisque le sacré relève de considérations opposées à l’utilitarisme.
La question qui s’impose dès lors à l’anthropocentriste est de savoir comment
garder la valeur spirituelle du monde vivant et des espèces sans risquer de glisser
subrepticement dans le mysticisme et le sacré ? La réponse de Wilson à ce problème est
bien connue, c’est le concept matérialiste et anthropocentrique de biophilia.
M/
P
Le néologisme « valeur biophilique » (biophilic value) a été repris à David
926
Takacs
, qui désigne par là, en référence au concept explicité par Wilson, la
dépendance spirituelle d’origine génétique des hommes envers la nature. Il s’agit en
quelque sorte d’une valeur spirituelle particulière. Alors que la valeur spirituelle répond
à la satisfaction d’un penchant général de l’esprit humain pour le mystique et le
théologique, la valeur biophilique répond plus spécifiquement aux besoins naturels
créés par les gènes pour assurer la survie de l’espèce humaine. Être entouré par du
vivant et de la biodiversité permet d’assurer l’équilibre psychique et physique pour
lequel nos gènes sont programmés après les centaines de milliers d’années d’évolution
dans les écosystèmes les plus divers. Bien que le mot soit nouveau, l’idée ne l’est pas. Il
s’agit en quelque sorte d’une extension du concept classique de zoophilie, compris
comme amour sentimental (et non physique !) des animaux927 ; Hugh Iltis affirmait déjà
en 1970 : « Un environnement monotone produit des types d’ondes favorisant un état de
fatigue […] La diversité biotique, aussi bien que culturelle, peut être fondamentale d’un
point de vue neurologique à la santé en général, qui constitue un des enjeux majeurs des
discussions sur la qualité environnementale. »928. Une étude a par exemple montré que
les patients des hôpitaux qui avaient des chambres avec vue sur jardin récupéraient en
moyenne plus rapidement que les autres malades929.
924 Cf. Rolston, Environmental Ethics, op. cit., p. 25.
925 Cf. Takacs, The Idea…, op. cit., p. 254 : Spiritual value.
926 Takacs, The Idea…, op. cit., p. 217.
927 Cf. Chapouthier, Au bon vouloir de l’homme, l’animal, Paris, Denoël, 1990.
928 Iltis, Loucks et Andrews, « Criteria for an Optimum Human Nature », Bulletin of the Atomic
Scientists, 1970, Jan., 4.
929 Ulrich, « View through a Window May Influence Recovery from Surgery », Science, 224, 1984, p.
420-21.
434
L’intérêt de cette valeur biophilique quant à la protection de la nature repose sur
l’espoir que la satisfaction de ce besoin contribue directement à la protection de la Terre
et de la diversité des espèces - et de notre espèce en particulier. Mais, rétorquerons les
sceptiques, si cette biophilia est déterminée génétiquement et s’il s’agit d’un héritage de
notre passé évolutif commun à tous, comment se fait-il que bon nombre de personnes,
voire la plupart ne ressentent pas ce sentiment ? Pourquoi existe-t-il alors tant de
destructions environnementales ? Cette hypothèse biophilique ne serait-elle qu’une
« just-so-story », explication ad hoc dont l’évolutionnisme regorge ? Quoi qu’il en soit,
que ce penchant psychologique biophilique soit déterminé génétiquement ou qu’il soit
avancé par les naturalistes, sorte de nouveaux prêtres de la religion naturalisteconservationniste, pour diffuser leur message au plus grand nombre, il semble qu’on ne
puisse que gagner en termes de conservation à être plus réceptif à la valeur spirituelle de
la nature.
>
L’explicitation les différentes valeurs promues par l’anthropocentrisme doit être
maintenant complétée par l’analyse des arguments philosophiques à l’œuvre derrière
cette position. De plus, la critique de cette pensée pointera certaines insuffisances que
nous avons déjà entrevues et dont le comblement a conduit aux éthiques nonanthropocentriques. Les arguments exposés ici sont en grande partie inspirés du chapitre
7 de l’ouvrage Why preserve natural variety ? de Bryan Norton.
Nous avons vu au début de cette partie que l’anthropocentrisme reposait sur des
fondements kantiens, à savoir que seuls les humains étaient doués de raison et que par
conséquent seuls les humains, en tant qu’êtres rationnels, pouvaient se voir attribuer une
valeur intrinsèque. Pour Norton, les arguments anthropocentriques n’affirment pas tant
la valeur intrinsèque des humains par rapport à sa raison, mais plutôt par rapport à sa
conscience, ou plutôt à la conscience qu’il a de lui-même (self-conscious)930.
L’argument anthropocentrique par excellence devient le suivant, une fois réduit : la
conscience de soi conduit à l’être moral et seul un être moral peut avoir une valeur
intrinsèque. Cette présentation de l’argument est valide, mais on peut en questionner les
prémisses.
930 Norton, Why Preserve…, op. cit., p. 137.
435
D’abord, au niveau de la moralité, il est possible de distinguer le fait d’être un
« agent » moral (moral agency) de celui de pouvoir être « considéré » moralement
(moral considerability). L’agent moral est celui qui possède la capacité de se conduire
de façon morale envers autrui, en suivant par exemple certains principes. Mais bien
qu’il soit nécessaire de posséder une conscience réflexive pour accéder au statut d’agent
moral, de nombreux êtres, qui ne sont pas des agents moraux parce qu’ils ne peuvent
s’imposer à eux-mêmes de règle morale, ont cependant droit à une considération morale
en fonction de leurs intérêts. Il suffit pour s’en convaincre de se référer aux Droits de
l’Homme. De nombreux humains ne sont pas des agents moraux, mais ont néanmoins
droit à une considération morale (les jeunes enfants, les vieillards séniles, les
handicapés mentaux, etc.).
Il n’est pas non plus clair que seuls les êtres moraux possèdent une valeur
intrinsèque. Norton cite par exemple le cas des œuvres d’art qui, aux yeux des esthètes,
possèdent bien une valeur intrinsèque alors qu’elles ne sont ni des agent moraux, ni
considérables moralement931. Au delà du plaisir qu’elle peut procurer à un amateur
d’art, l’œuvre possèderait une valeur par le seul fait qu’elle existe, comme témoignage
du génie créatif humain en particulier. Par ailleurs la notion de valeur intrinsèque n’est
pas univoque non plus en éthique environnementale, si bien que l’on peut aussi parler
de valeur « inhérente » (inherent worth), qui possède une signification voisine comme
nous allons le voir un peu plus loin.
L’argument selon lequel seul des êtres possédant une conscience réflexive ont
une valeur intrinsèque est donc inconclusif et ses manques ouvrent ainsi la voie à la
valorisation intrinsèque d’espèces non-humaines.
=
Historiquement, il s’agit de l’argument qui a peut-être eu le plus d’influence en
faveur de l’anthropocentrisme. Nous l’avons déjà vu, il est écrit dans la Genèse que
Dieu créa l’homme à son image et le fit dominer les poissons, les oiseaux et les animaux
qui rampent. On a par la suite déduit de cet argument de la « domination » que seuls les
hommes ont une valeur intrinsèque. L'
argument a été repris par Francis Bacon dans une
perspective prométhéenne et par Descartes dans le fameux « nous rendre comme
maîtres et possesseurs de la nature »932. Cependant, dans un article récent, Cecilia Wee
conteste que le projet cartésien fût d’asservir la nature tel que cela ressort du projet
931 Ibid., p. 138.
932 Descartes, Discours de la méthode, 6e partie.
436
moderne communément admis ; au contraire, elle montre que Descartes se rapprochait
plus de ce qu’on nomme aujourd’hui l’écocentrisme : ainsi, au niveau de la quatrième
Méditation, lorsque Descartes essaie de comprendre l’origine de ses erreurs tout en
s’assurant que Dieu ne le trompe jamais, il conclue qu’il n’est qu’une partie de l’univers
et que ses erreurs font partie des desseins de Dieu, lesquels le dépassent. De plus, il
ressort des Passions de l’âme que la passion de l’amour proprement régulée est dirigée
vers la préservation du tout formé par l’individu et l’objet désiré. L’individu place ainsi
ses intérêts en deçà des intérêts du tout
933
. Par conséquent, l’amour de Descartes pour
l’univers en entier dont il n’est qu’une partie laisse la possibilité d’un respect véritable
pour les plantes et les animaux. On peut - et on doit même - comprendre l’aphorisme de
Descartes comme une incitation au « bon usage » de la nature934 et non à son
exploitation.
Ceci dit, c’est bien la thèse de la domination associée à la foi en la technique qui
a permis à l’homme d’utiliser la nature à son gré, comme un moyen, et de s’en justifier
(quoique cet argument ne puisse rendre compte de la destruction de la nature perpétrée
par les modernes car domination ne signifie pas destruction).
Cependant, examiné philosophiquement et non historiquement, cet argument de
l’autorité des Écritures ne tient pas. En effet, il s’agit d’abord, comme son nom
l’indique, d’un argument d’autorité, forme invalide d’argumentation en philosophie s’il
en est. Par ailleurs, la valeur des Écritures vient de leur origine : ce serait les mots de
Dieu qui seraient retranscrits. Or, comment les commandements divins pourraient-ils
aboutir à des actions négatives sur sa propre création (la disparition des espèces), ces
commandements divins conduisant au pire à la destruction de la Création elle-même ?
Notre but n’est pas d’écrire une théodicée environnementale, et ces arguments suffisent
pour
entrevoir
ici
les
contradictions
des
arguments
religieux
soutenant
l’anthropocentrisme.
$
De nos jours, les justifications théologiques des arguments éthiques ont perdu de
leur force, mais l’anthropocentrisme n’en est pas moins florissant. Il a en effet trouvé un
de ses arguments les plus puissants dans les théories évolutives darwiniennes. Darwin
lui-même aurait soutenu que « la sélection naturelle ne peut absolument pas produire la
933 Wee, « Cartesian Environmental Ethics », Env. Ethics, 23, 2001, p. 275-286.
934 Larrère et Larrère, Du bon usage…, op. cit., p. 59.
437
moindre modification dans une espèce pour le bien d’une autre »935. Comme W. H.
Murdy l’a suggéré, le but d’une espèce est de survivre et de se reproduire, sinon, elle
s’éteint. Par conséquent, « être antropocentriste revient à affirmer que le genre humain
doit être plus grandement valorisé que les autres choses dans la nature - par l’homme.
Suivant la même logique, les araignées doivent être plus valorisées que les autres choses
dans la nature - par les araignées »936. On peut répliquer à Murdy que si les araignées
sont capables d’arachnocentrisme, il ne s’agit là que d’un instinct aveugle que l’homme
domine du haut de plusieurs niveaux de conscience, et que par ailleurs,
l’arachnocentrisme n’a jamais menacé l’équilibre de la Terre et des espèces. Réduire
l’anthropocentrisme à un instinct de conservation primaire et déterministe issu de la
sélection naturelle n’a aucun intérêt et est même en contradiction avec l’idée d’éthique
qui requiert la possibilité d’une liberté morale à sa base, d’un arrachement à la
prédominance de l’instinct.
Cependant Murdy avance une position assez déconcertante et non dépourvue
d’une certaine subtilité à la lumière des débats précédents sur l’anthropocentrisme : « Je
peux affirmer que toutes les espèces ont une valeur intrinsèque, mais je vais agir comme
si je valorisais ma propre survie et celle de mon espèce plus prioritairement que la
survie des autres animaux et plantes »937. La croyance en la valeur intrinsèque des êtres
vivants ou des espèces est en réalité un stratagème par lequel les humains se trompent
eux-mêmes, de la sorte qu’ils sont finalement amenés à agir pour l’intérêt à long terme
de l’humanité. Les arguments moraux qui n’apparaissent pas au premier degré, en
théorie, anthropocentriques (l’affirmation de la valeur intrinsèque des autres espèces par
exemple) relèveraient bien en pratique d’un anthropocentrisme élargi.
La difficulté principale de l’argumentation de Murdy réside dans son emploi
d’un argument qui commet le fameux paralogisme naturaliste, qui déduit un devoir être
d’un fait. En effet, il suppose tacitement que si les hommes, comme tous les membres
des autres espèces, ne s’évertuaient pas à perpétuer leur espèce, la sélection cesserait
d’exister ; or le fait qu’elle continue étant une bonne chose, il faut que les hommes
agissent pour le bien de leur espèce. Certains verront dans cet argument une
réminiscence du darwinisme social et s’empresseront de montrer que la sélection n’est
935 Murdy, « Anthropocentrism : A Modern Version », Science, 187, 1975, p. 1168. Cité par Norton,
Why Preserve…, op. cit., p. 144.
936 Ibid.
937 Ibid., p. 1169.
438
pas toujours souhaitable et bonne conseillère938. Il me semble plus judicieux de noter
qu’en réalité la sélection naturelle s’exerce toujours au niveau des individus ou au
mieux, au niveau des groupes apparentés (parentèles), et qu’il s’agit d’un processus
aveugle qui opère pour le gain immédiat des individus et de leur gènes. Parler d’une
espèce qui cherche à se perpétuer, et qui pour cela élabore des stratégies à long terme,
revient à tenir une argumentation finaliste. Or sans même critiquer l’existence
hypothétique d’une théorie de l’évolution finaliste des espèces, cette vision de
l’évolution s’oppose directement au darwinisme sur lequel justement Murdy se base.
On peut cependant reconnaître que la raison humaine, avec sa possibilité
d’anticiper le futur et de modifier le monde, a conduit aux désastres environnementaux
que nous constatons, et que seule cette même raison pourra justement nous permettre
d’anticiper de futures catastrophes et de les éviter. D’un point de vue global, comme
l’écrit Norton, cela nous conduit à reconnaître qu’« on doit attendre de chaque espèce
qu’elle utilise au mieux le répertoire des talents et des comportements dont elle
dispose ; les humains possèdent une conscience rationnelle et ils devraient aussi
l’utiliser. »939. Mais comme le note Norton, rien ne nous dit pourquoi un individu
devrait choisir par idéal de protéger le futur de la race humaine au détriment de ses
propres intérêts. D’autres arguments, non darwiniens, doivent être invoqués, si bien que
l’hypothèse de Murdy, selon laquelle le darwinisme promeut la survie de l’espèce
humaine comme un but central et que les idéaux altruistes doivent être interprétés
comme des moyens en vue de cette fin, est sans fondement.
,
Nous allons maintenant nous pencher, non pas sur un argument fallacieux en
faveur de l’anthropocentrisme, mais sur l’un de ses inconvénients les plus rédhibitoires.
Si, comme nous venons de le voir, l’anthropocentrisme peut grâce à quelques pirouettes
philosophiques s’accommoder de valeurs non-anthropocentriques, telles que les valeurs
sacrées ou intrinsèques des autres espèces, il ouvre aussi une voie royale à une
dévalorisation radicale des êtres de nature et à l’argumentation des opposants à la
protection de la nature. En ce sens, l’anthropocentrisme peut conduire à sa propre
condamnation de l’éthique !
Déjà, intégrer dans une éthique des valeurs économiques et rapporter
l’évaluation des faits à un calcul coût/bénéfices peut apparaître à plus d’un
938 Norton, Why Preserve…, op. cit., p. 148.
939 Ibid, p. 149.
439
problématique en tant que morale. Il a par exemple été reproché à John Stuart Mill de
baser sa morale utilitariste sur l’égoïsme et donc de n’être pas une morale véritable, ce
qu’il a essayé de réfuter, mais sans vraiment y parvenir, dans L’utilitarisme (1863).
Mais il y a pire…
La première des erreurs à ne pas commettre en suivant le réquisitoire des
scientifiques et des philosophes qui prônent le développement de l’éthique
environnementale est de croire que l’idée de sauver la biodiversité ou les espèces en
danger ne pose pas de problème, ne se discute pas ; que seuls les bases éthiques, la
nature de cette norme se discutent et non son existence même.
Ce présupposé est souvent implicitement ou explicitement assumé comme le
montre cette sentence de Norton : « À un certain niveau, ce but [la protection de la
biodiversité] n’est pas controversé - il n’existe pas d’avocats de la destruction des
espèces ou de l’accélération de la perte des espèces. »940 ; ou encore les deux premières
phrases de l’ouvrage de Rolston, Environmental Ethics : « Que l’on puisse douter du
fait qu’il faille une éthique de l’environnement ne peut venir que de la part de ceux qui
ne croient en aucune éthique du tout. Car les humains sont évidemment aidés ou blessés
par les conditions de leur environnement »941. Malheureusement, l’évidence ne plaide
pas en faveur de l’optimisme de Norton ou Rolston. S’il est compréhensible que les
naturalistes, les biologistes ou les philosophes de l’environnement ressentent de façon
violente et indignée les atteintes faites à la nature, ils devraient plus prêter attention aux
comportements et aux sentiments des autres humains, qui pour des raisons sociales ou
éducatives ne perçoivent pas les dégradations de l’environnement avec la même
sensibilité.
L’analyse historique que nous avons menée montre clairement qu’au contraire
l’idée de protection des espèces ne va pas du tout d’elle-même. Il suffit de se référer à la
position de Cuvier qui refuse d’accepter les atteinte faites au milieu et les extinctions
d’origine humaine. Il n’est pas non plus possible de tout mettre sur le dos de
l’ignorance, comme l’illustre le cas typique d’Auguste Comte, qui en son temps
n’hésitait pas à promouvoir l’extermination d’espèces non utiles942, justement sur la
base d’un utilitarisme réducteur.
940 Cf. Norton, Searching for Sustainability, Cambridge University Press, 2003, chap. 7 : « Biological
Resources and Endangered Species : History, Values and Policy ».
941 Rolston, Environmental Ethics, op. cit., p. 1. Italiques rajoutées par moi.
942 Cf. supra, première partie, chapitre 6. 5. 3.
440
Dans un deuxième temps, on constatera qu’il subsiste encore de nos jours une
frange de scepticisme par rapport au catastrophisme affiché des écologistes. Témoin, le
débat qui eut lieu à l’occasion de la conférence de Rio (1992), sur la nature de la crise
environnementale. Catherine et Raphaël Larrère ont tenu compte dans l’appel à
communication de leur colloque sur la crise environnementale des opposants au
catastrophisme ambiant, qui, comme les signataires de l’Appel de Heidelberg, y
voyaient une menace pour la rationalité et la science moderne943.
Le manque de données et les extrapolations parfois hasardeuses des scientifiques
pro-conservation ont aussi servi de faire-valoir à des opposants à l’idée de biodiversité
et de crise environnementale, l’économiste Julian Simon944 ou encore Björn
Lomborg945.
Enfin, citons le cas de Luc Ferry qui dans un essai-pamphlet946, aux figures
rhétoriques certes très affinées mais aux données et aux analyses très lacunaires et
inexactes, s’emploie à démolir les projets d’éthique environnementale au nom d’une
pseudo « écologie humaniste ».
Les quatre exemples cités (Auguste Comte, l’Appel de Heidelberg, Julian Simon
et Luc Ferry) ont tous en commun une prise de position au nom de la défense de
l’humanité ou de l’humanisme contre l’idée d’un obscurantisme écologiste. C’est donc
au nom des mêmes valeurs que celles qui régissent l’anthropocentrisme (l’utilitarisme,
la raison) et des mêmes méthodes (l’économie, la science, etc.) que ces auteurs peuvent
nier l’importance de la crise écologique ou de l’éthique, ce qui, indéniablement, leur
facilite le travail. Christopher Stone a suggéré que la crise environnementale était due
justement à une position anthropocentrique forte. L’anthropocentrisme porte par
conséquent cette contradiction interne d’être à la fois l’origine de la crise et de s’en
réclamer le remède.
Au contraire, les éthiques non-anthropocentriques n’autorisent pas un tel terrain
d’entente, propice aux glissement anti-environnementaux. Ces éthiques font des
sceptiques ou des opposants à la crise environnementale de vrais « ennemis » dans toute
leur altérité, au sens de Karl Schmitt. Il n’y a dès lors plus simple discussion mais bien
confrontation. Le choix d’une éthique environnementale doit être basé sur une part
d’arbitraire : soit on possède des sentiments altruistes envers les espèces en danger, soit
on n’en possède pas. Le terme « ennemi » peut ici être entendu dans l’acception utilisée
943 Larrère et Larrère, La Crise environnementale, op. cit.
944 Simon et Wildavsky, « Facts, not Species, Are Imperiled », New York Times, 13 May 1993, p. A23.
945 Lomborg, The Skeptical Environmentalist, Cambridge University Press, 2000.
441
par Latour947, à savoir comme celui qui est exclu momentanément des débats, non celui
qui est menaçant ou criminel. En effet, il est nécessaire de garder un contrepoids à la
perspective environnementale afin de ne pas sombrer dans ce que d’aucuns dénoncent
comme « l’écofascisme », danger certes possible, mais qui pour l’heure reste un
épouvantail bien hypothétique, brandi seulement par quelques thuriféraires de
l’orthodoxie morale.
Finalement,
on
peut
tout
simplement
aller
jusqu’à
douter
que
l’anthropocentrisme soit une véritable éthique dans la mesure où il n’implique pas un
choix déterminant dans l’exercice des libertés et la contrainte des pratiques, mais une
gestion des intérêts humains a minima.
Justement, les critiques de la part de mouvements émergents nonanthropocentrés ne se sont pas faîtes attendre à ce niveau-là. Arne Naess948, leader
historique de la Deep Ecology, ou Richard Routley949 ont recherché une éthique
totalement nouvelle, en rupture avec « le chauvinisme humain ». Partisans d’une vision
révolutionnaire des rapports homme-nature, il prônent l’abandon pur et simple de nos
cadres de pensées humanistes modernes, qui, dans la mesure où ils nous ont conduit à la
crise actuelle ne peuvent dès lors prétendre nous sortir de l’ornière.
En fin de compte, quels que soient les dommages qu’entraînent pour la vie
humaine la disparition des espèces, l’idée qu’il y a là un tort direct fait à la nature, un
mal en soi est omniprésente. Bien qu’il ne soit pas évident de rendre raison de cette
idée, les penseurs qui se réclament du courant biocentriste se sont néanmoins attelés à
cette tâche.
Dans ce qui suit, seront présentés les deux courants principaux des éthiques nonanthropocentriques que l’ont peut rassembler sous les termes de biocentrisme et
d’écocentrisme. Nous y intégrerons aussi plus de nuances en suivant la classification de
Baird Callicott qui distingue dans un de ses articles trois (voire quatre) théories
différentes parmi les éthiques non-anthropocentiques950 :
946 Ferry, Le Nouvel ordre écologique, Paris, Grasset & Fasquelle, 1992.
947 Latour, Les Politiques de la nature, op. cit., Cf. par ex. p. 273-75.
948 Naess, « The Shallow and the Deep, Long-Range Ecology Movement. A Summary », Inquiry, 16,
1973, p 95-100.
949 Routley, « Is there a Need for a New Environmental Ethics ? », in Bulgarian Organizing Commitee
(ed.), Proceeding of the XVth World Congress of Philosophy, Vol 1, 1973, Varna, Bulgaria, p. 205210.
950 Callicott, « The Case against Moral Pluralism », in Callicott, Beyond the Land Ethic, op. cit.
442
- La théorie néo-kantienne (ou biocentrique stricte) dont les représentants
principaux sont Paul Taylor, Robin Attfield et Holmes Rolston.
- La théorie des défenseurs de la « libération animale » (ou pathocentrisme) avec
pour leaders Peter Singer ou encore Tom Regan.
- La théorie leopoldienne (ou écocentrique) dont la figure emblématique est
Aldo Leopold et dont John Baird Callicott est le représentant essentiel avec aussi W.
Godfrey-Smith, Richard et Val Routley.
-La théorie de l’auto-réalisation (Self-realized ou encore Deep Ecology) fondée
par Arne Naess, avec pour disciples Georges Sessions, Michael Zimmerman, Warwick
Fox, etc.
,
@
$
&
=
À quoi revient le fait d’attribuer une valeur aux individus vivants en euxmêmes ? J. Baird Callicott951 cite le cas de Edwin P. Pister952, biologiste américain, qui
mit toute son énergie dans une entreprise fort originale : sauver le « Devil’s Hole
pupfish », poisson endémique des trous d’eau du désert californien, pas plus gros que le
pouce et sans intérêt pour les pêcheurs. Las de devoir sans cesse justifier l’objet de son
combat, Pister finit par trouver la réponse à ceux qui lui demandaient à propos de son
espèce de poisson : « En quoi est-il bon ? ». Il leur retournait simplement la réponse :
« Et vous, en quoi êtes-vous bon ? ». Ici est sans doute résumée l’ambition de l’éthique
environnementale biocentrique, attribuer aux entités naturelles une valeur intrinsèque
qui était jusque là réservée aux seuls humains. Mais alors, de nombreuses questions
surgissent : comment attribuer une valeur intrinsèque et sur quels critères ? Quelles
entités peuvent y prétendre : individus, espèces, écosystèmes, etc. ? Et d’abord, qu’est
ce qu’une valeur intrinsèque ?
951 Cf. Larrère, Les Philosophies…, op. cit., p 19.
952 Pister, « Species in a Bucket », Natural History, January 1993. Le titre de l’article est un clin d’œil à
l’une des expéditions de Pister, dans laquelle il se retrouva avec deux seaux d’eau dans les mains
contenant les derniers survivants d’une espèce de poissons qu’il sauva ainsi de l’extinction !
443
Mais avant d’examiner en détail les réponses aux questions précédentes
formulées dans le cadre du biocentrisme, une remarque s’impose. Nous avons d’abord
commencé notre présentation des théories éthiques par l’anthropocentrisme. Or ce choix
n’est pas neutre. Il se retrouve quasiment dans tous les exposés d’éthique
environnementale ; par ailleurs, il est aussi le premier historiquement, du moins dans le
monde occidental ; culturellement enfin, il nous semble également instinctif de lier les
problèmes environnementaux aux intérêts humains.
Comme le constate Norton953, c’est l’échec des tentatives successives à fonder
clairement l’anthropocentrisme qui conduisit à la recherche de bases alternatives, nonanthropocentriques. Il faut donc considérer, à la suite d’Anthony Weston, que
l’élaboration de ces éthiques reste très dépendante du contexte globalement
anthropocentrique du débat : « C’est parce que nous percevons désormais la nature
comme globalement réduite à une collection de ‘moyens’ en vue de fins humaines que
l’insistance sur l’idée de nature comme ‘fin en elle-même’ semble la seule réponse
possible. »954.
'
Le problème de la valeur montre bien que l’anthropocentrisme reste à la source
des débats environnementaux. Une valeur, d’un point de vue moderne et kantien, ne
peut être conférée que par un individu doué de raison, un sujet, donc ipso facto un
humain. Elle ne constitue en rien une propriété de l’objet ; toute valorisation exprime
donc un acte intentionnel par lequel le sujet attribue une qualité (seconde comme dans
la terminologie de Locke, et non-naturelle pour Moore955) utilitaire, esthétique ou
morale à un objet. Kant écrit ainsi que « sans les hommes, la création toute entière ne
serait qu’un simple désert, inutile et sans but final »956.
L’homme peut justifier sa valeur, comme l’écrit Catherine Larrère, en se
représentant « nécessairement lui-même comme étant au principe de ses actions, comme
un ‘principe subjectif d’actions humaines’, une fin en soi »957. Le fondement de ce
principe, nous rappelle Kant, est le suivant :
« Les êtres raisonnables sont appelés des personnes, parce que leur nature les
désigne déjà comme des fins en soi, c’est-à-dire comme quelque chose qui ne peut pas
953 Norton, Why Preserve…, op. cit., p. 151.
954 Weston, « Before Environmental Ethics », Env. Ethics, 14, 1992, p. 323.
955 Cf. Moore, Principia Ethica (1903), Paris, PUF, 1998.
956 Kant, Critique de la faculté de juger, op. cit., « Méthodologie du jugement téléologique », § 86.
957 Larrère, Les Philosophies…, op. cit., p. 24.
444
être employé simplement comme moyen, quelque chose qui par suite limite d’autant
toute faculté d’agir comme bon nous semble […]. Ce ne sont donc pas là des fins
simplement subjectives […] ce sont des fins objectives, c’est-à-dire des choses dont
l’existence est une fin en soi-même. »958.
Par conséquent, les êtres qui ne sont que des moyens en vue d’une fin, laquelle
découle d’inclinations ou de besoins, n’ont qu’une valeur relative ou conditionnelle.
Seuls les êtres qui sont une fin en soi, c’est-à-dire qui sont capables de se représenter
eux-mêmes en tant que fin par un jugement réfléchissant, possèdent une valeur absolue
ou objective, car seuls les êtres raisonnables font, par leur raison, partie d’un monde
intelligible959. C’est cette valeur que nous nommons aussi valeur « intrinsèque ».
Nous avons cependant vu dans la critique de l’anthropocentrisme qu’on pouvait
remettre en question le fait qu’il fallait nécessairement être un agent moral pour être un
patient moral en nous référant par exemple aux cas d’humains incapables de jugement
moral. Bien que ce soit théoriquement en accord avec la théorie kantienne, car ils ne
devraient être considérés que comme des moyens en vue de fin plus élevées, le fait de
tuer des handicapés mentaux dénués de raison ou d’utiliser un nouveau-né dans des
expériences médicales mortelles n’est heureusement, mais hypocritement, pas accepté
par les « ethical humanists »960 ou humanistes kantiens. Il est donc possible de briser la
réciprocité morale à la base de la valeur intrinsèque, et de reconnaître à des êtres qui
possèdent une fin en eux-mêmes cette même valeur intrinsèque indépendamment de
leurs capacités réflexives ou rationnelles et de la conscience qu’ils pourraient en avoir.
Dès lors, en modifiant et en élargissant la notion de patient moral afin d’inclure
des êtres non doués de raison, il est envisageable de conférer aux animaux et aux
plantes une valeur « intrinsèque ». Ainsi, deux philosophes en particulier, Paul Taylor et
Holmes Rolson, ont cherché à étendre le schéma kantien aux entités naturelles. Mais en
quoi les êtres vivants peuvent-ils relever du domaine des fins ?
9
3
Selon Rolston, il suffit d’observer la nature pour se laisser convaincre qu’il
s’agit en réalité d’un univers entier de finalités concurrentes en conflit permanent :
958 Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs (1785), Paris, Delagrave, 1993, IIe section, p. 149.
959 Ibid.
960 Je tire cette expression et ces arguments de l’article polémique de Callicott, « Animal Liberation : a
Triangular Affair » in Callicott, In Defense…, op. cit., p. 18.
445
« Les organismes sont des systèmes qui s’auto-entretiennent ; ils grandissent et
sont irritables en réponse à des stimuli. Ils se reproduisent et le développement de
l’embryon est particulièrement remarquable. Ils résistent à la mort. Ils établissent une
barrière prudente et aussi semi-perméable entre eux-mêmes et le reste de la nature ; ils
assimilent les matériaux de leur environnement en fonction de leurs besoins. Ils
produisent et maintiennent un ordre interne à l’encontre des tendance désorganisatrices
de la nature extérieure. »961.
Les êtres vivants en tant que tels montrent des stratégies adaptatives et une fin
ultime : se conserver afin de transmettre leurs gènes. Ces stratégies sont des moyens mis
au service de fins. Tout être vivant est donc une fin en soi. « Il s’agit, par le fait même,
d’une valeur, à la fois au sens biologique et philosophique du terme, d’une valeur
intrinsèque parce qu’elle est inhérente, ou intérieure, à l’organisme. »962.
Cette valeur que Rolston qualifie d’« objective », car elle n’est pas l’objet d’une
expérience mentale, est simplement découverte dans la nature, et non inférée par un
raisonnement. Par conséquent, les individus de toutes les espèces ayant des intérêts à
réaliser leurs fins, ceux-ci perçoivent le monde en fonction de ce qui est bon ou non
pour ces fins. Dans le but de promouvoir leur réalisation, ils possèdent leurs propres
standards qui obéissent à certaines normes biologiques. Comme le dit Rolston, « every
organism has a good-of-its-kind »963, un « bien-pour-soi ». Ainsi, en montrant que tous
les organismes valorisent, Rolston évite de dériver le moral du biologique. Il
universalise simplement la notion de fin en soi, et ce faisant, il fait glisser le sens de la
notion de fin, ce qui est aussi sujet à controverse.
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À la suite de Rolston, Paul Taylor a aussi insisté sur la valeur que conférait la
propriété d’avoir un bien pour soi, valeur qu’il nomme « inherent worth » (valeur ou
dignité inhérente). Certains auteurs comme Callicott font une différence entre valeur
intrinsèque et valeur inhérente (pour Callicott, intrinsèque correspond à une valeur
objective et indépendante de toute valuation ; inhérente signifie que la valeur est
attribuée par un évaluateur extérieur, mais pour l’objet en lui-même, et non pour sa
961 Rolston, Environmental Ethics, op. cit., p. 97.
962 Rolston, Conserving Natural Value, NewYork, Columbia University Press, 1994, p. 173. Cité par
Larrère, Les Philosophies…, op. cit.
963 Rolston, Environmental Ethics, op. cit., p. 101.
446
valeur instrumentale par exemple964) ; cependant, il semble que pour Taylor ces deux
termes soient complètement synonymes.
Cependant, Taylor développe une version du biocentrisme légèrement différente
de celle de Rolston, et certainement plus radicale. En effet, une fois plongé dans les
débats biocentriques, on oublie très souvent de considérer la valeur de l’homme en tant
qu’individu, car comme nous l’avons vu, le débat s’instaure sur la base d’un rejet de
l’anthropocentrisme. Rolston pourtant, essaie d’intégrer toutes les valeurs intrinsèques
en un seul système et propose une vision hiérarchique du biocentrisme où l’homme
occupe toutefois la plus haute place. Rolston qualifie ce système de « bio-systemic and
anthropo-apical »965.
Au contraire, Taylor rejette violemment tout « chauvinisme humain ». La
philosophie qu’il développe, l’éthique du respect pour la nature insiste sur le point
suivant : « [la vue selon laquelle nous] regardons les humains comme étant supérieurs
en valeur inhérente par rapport à toutes les autres espèces est complètement sans
fondements, à la base, rien de plus que l’expression d’un biais irrationnel en notre
faveur. »966.
Taylor souhaite ainsi développer un biocentrisme offrant une valeur forte et
égale à tous les individus vivants indépendamment de leur classification biologique, de
leur conscience, de leur sensibilité ou de leur expérience du plaisir ou de
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