des nouveaux arrivants, qu’ils
soient ou non qualifiés, pour les
conduire à accepter des offres de
travail au rabais. Toutefois, la
Willkommen Politik de la chan-
celière allemande Angela Merkel
mise à part, les exhortations des
employeurs se sont, pour l’heure,
révélées d’un succès limité. À ce
stade, on pourrait donc penser
qu’un antagonisme structurel op-
poserait les émanations politiques
du néolibéralisme à ses avatars du
secteur privé sur la question de
l’ouverture migratoire.
Toutefois, cette opposition ap-
parente présente elle-même un
caractère fonctionnel dans la dy-
namique du capitalisme. D’abord
parce que le discours hostile aux
immigrés alimente le racisme ins-
titutionnalisé, qui comprend lui-
même un effet dépréciateur sur
les salaires. Comme toutes dis-
crimination, le racisme « justifie
que soit attribuée une rémunéra-
tion de loin inférieure à celle que
le critère méritocratique pourrait
jamais justifier », analyse l’histo-
rien et sociologue américain Im-
manuel Wallerstein5. L’ethnostra-
tification du marché de l’emploi,
encore récemment épinglée par le
Centre interfédéral pour l’égali-
té des chances, est là pour le rap-
peler6.
Ensuite parce que la logique
de « forteresse assiégée » répond
à une fonction parfaitement éta-
blie dans la dynamique du capita-
lisme : assurer la présence durable
d’une main d’œuvre « illégalisée ».
5 I. Wallerstein, Comprendre le monde. In-
troduction à l’analyse des système-monde, La
Découverte, Paris, 2006.
6 « Plus d’emplois, salaires plus bas : 1
personne d’origine étrangère sur 2 a un em-
ploi faiblement rémunéré », 17 septembre
2015, diversite.be.
Contrairement à ce que l’on pour-
rait penser, les moyens colossaux
consacrés à la lutte contre l’immi-
gration clandestine ne visent pas
à imperméabiliser complètement
les frontières. En réalité, « les in-
finies dispositions mises en place
à l’égard des migrants ne servent
peut-être pas tant à les immobiliser
qu’à faire de leur migration un état
sensible permanent », explique le
philosophe Denis Pierret7.
Batterie de mesures répressives
assurant le maintien du migrant
dans une « vulnérabilité adminis-
trative » le privant de toute pro-
tection et de tout droit ; appli-
cation souple de la loi de façon
à conserver un nombre suffisant
de travailleurs irréguliers le ter-
ritoire : telles sont les conditions
qui permettent aux employeurs
de réaliser ce qu’Emmanuel Ter-
ray nomme la « délocalisation sur
place »8. Les entreprises des sec-
teurs non externalisables (hôtel-
lerie, construction, restauration,
services à la personne…) peu-
7 D. Pieret, Les frontières de la mondia-
lisation. Gestion des flux migratoires en ré-
gime néolibéral, Université de Liège, 21 jan-
vier 2014.
8 E. Terray, « Le travail des étrangers en
situation irrégulière ou la délocalisation sur
placeé, dans E. Balibar, M. Chemillier Gen-
dreau, J. Costa-Lascoux, E. Terray, Sans-pa-
piers, l’archaïsme fatal, Paris, La Découverte,
1999.
vent ainsi maximiser leurs pro-
fits en compressant les coûts sa-
lariaux et en s’affranchissant du
droit du travail.
Cette stratégie n’est évidem-
ment pas assumée telle quelle
par le patronat. Il n’est toutefois
pas anodin de constater la remar-
quable réserve de ces derniers
lors des débats sur l’immigration
clandestine. Certes, des fédéra-
tions ont pu prendre parti pour
des régularisations lorsque celles-
ci offrent des pers-
pectives pour pal-
lier aux pénuries
dans l’économie
formelle (à l’ins-
tar de l’Unizo en
2007)9. De la même
façon, les grèves de
2009-2011 des tra-
vailleurs sans-pa-
piers dans le sec-
teur de la restauration en France
ont reçu le soutien de certaines
petites structures d’employeurs10.
Mais, de manière générale, la
hiérarchie patronale tient sur-
tout à exonérer de leurs respon-
sabilités ceux qui se trouvent au
sommet des chaînes de la sous-
traitance en cascade qui permet-
tent le travail informel. « Le pa-
tronat s’est toujours refusé à re-
joindre un front réclamant le res-
pect des droits fondamentaux des
sans-papiers sous prétexte qu’il
n’était pas de leur rôle de faire de
l’humanitaire » note un cadre de
la Fédération générale du travail
de Belgique (FGTB). Un signe par-
mi d’autres montrant que les pro-
9 « Débats belges pour une politique mi-
gratoire », février 2008, diversite.be.
10 L. Van Eeckhout, « Une partie du patro-
nat veut traiter la question des travailleurs
sans papiers », Le Monde, 6 avril 2010.
La logique de « forteresse assiégée »
répond à une fonction parfaitement
établie dans la dynamique du
capitalisme : assurer la présence
durable d’une main d’œuvre
« illégalisée ».
Le choix du capital GREGORY MAUZÉ
Le défi
des syndicats
Les organisations de travailleurs ne peuvent se limiter à
combattre l’instrumentalisation patronale de l’immigration.
Elles doivent anticiper, en combinant la solidarité
internationale avec l’indispensable unité des travailleurs.
Pas facile dans le climat actuel.
GREGORY MAUZÉ
Comme celle du pa-
tronat, la position
des syndicats tient en
certains invariants,
qui évoluent au gré
des aléas socio-écono-
miques. À une différence majeure :
contrairement à ces derniers, les em-
ployeurs ne sont pas dépendants de
leur antagoniste de classe pour dé-
finir leur propre approche en la ma-
tière. De fait, l’histoire du rapport
du mouvement ouvrier à l’immigra-
tion peut être résumée à un travail
de longue haleine pour s’adapter à
l’instrumentalisation de la main-
d’œuvre étrangère par les forces du
capital.
S’OPPOSER À L’IMMIGRATION,
SOUTENIR LES IMMIGRÉS
Consubstantielle au capitalisme1,
la mobilité internationale des tra-
vailleurs a, de prime abord, suscité la
méfiance du mouvement ouvrier. Au
laisser-faire migratoire, puis aux po-
litiques d’importation volontaristes,
les syndicats opposaient le contrôle
de l’arrivée de main-d’œuvre étran-
gère. Parallèlement, le même objec-
tif de lutter contre la stratégie pa-
tronale va les conduire à tenter de
limiter la concurrence résultant de
l’inégalité de statut. La revendica-
tion pour une égalité des droits so-
ciaux et salariaux entre nationaux
et immigrés constituera, dès lors,
l’autre constante de l’approche syn-
dicale.
Outre les aspects pratiques tels
que la barrière de la langue, les
étrangers auront du mal à se sen-
tir représentés par une organisation
qui semble s’opposer à leurs intérêts
1 Voir « Le choix du capita l », ci-contre.
à court terme. En période de réces-
sion ou de crise économique, le cli-
mat xénophobe ambiant n’a pas tou-
jours épargné les directions et bases
syndicales. C’est notamment un mi-
nistre socialiste et ancien syndica-
liste, Achille Delattre, qui sera char-
gé d’une refonte de la législation sur
les étrangers en 1936 qui instaure-
ra la priorité à l’emploi pour les sa-
lariés belges et poussera de nom-
breux immigrés au chômage. Le pa-
tronat ne lésinait d’ailleurs pas sur
les moyens pour multiplier les bar-
rières à l’intégration des nouveaux
arrivants au prolétariat local.
La question a néanmoins fait l’ob-
jet d’intenses débats dans le mouve-
ment syndical. La tension inhérente
à l’organisation ouvrière opposant
les tenants d’une approche gestion-
naire aux partisans de la transfor-
mation sociale anticapitaliste s’est
retrouvée dans le rapport aux mi-
grations. Arc-boutés sur la seule dé-
fense de leurs affiliés, les premiers
n’hésiteront pas à brader les inté-
rêts de la main-d’œuvre étrangère
– mais aussi, cela vaut la peine de
le souligner, des femmes déjà pré-
sentes sur le marché du travail. Les
seconds, à l’instar du socialiste Jean
Jaurès, insisteront au contraire sur
le danger d’une division de la classe
ouvrière, et sur la nécessité d’appor-
ter des solutions qui s’attaquent au
pouvoir de nuisance du capital (voir
encadré page 36).
Progressivement, la prise en
compte croissante des intérêts des
travailleurs étrangers a facilité leur
syndicalisation. La fin officielle de
l’immigration économique en 1974
va également changer la donne.
Cette question étant écartée, l’in-
sistance syndicale pour un contrôle
des flux migratoires tend alors à s’es-
fessions de foi humanistes expri-
mées lors de la crise des réfugiés
sont loin de présenter une ten-
dance lourde dans l’attitude des
employeurs sur cette question…
LA FLEXIBILITÉ FACE
AUX CONTINGENCES
De ce tour d’horizon partiel,
qui ne prend évidemment pas en
compte la complexité des diffé-
rentes formes d’entrepreneuriat,
se dessine l’image d’un rapport du
patronat aux migrations qui n’a
guère changé dans le temps. Le
modèle idéal d’une main-d’œuvre
étrangère séparée du reste de la
classe ouvrière n’a fait que s’adap-
ter aux contingences du moment :
l’implication des nouveaux arri-
vants dans l’organisation syndi-
cale réduisant leur isolement dans
un premier temps ; la croissance
et l’entretien du sentiment xéno-
phobe au sein de la population hy-
pothéquant certaines préférences
migratoires du patronat ensuite.
Cette contradiction apparente
entre ce dernier et ses relais poli-
tiques joue elle-même un rôle dans
le processus visant à faire des im-
migrés un instrument dans la ren-
tabilité du capital. Qu’importe si,
en fin de compte cet état de fait ne
relève pas forcément d’une stra-
tégie ourdie en connaissance de
cause par ceux-ci : le propre d’un
système bien rodé n’est-il pas pré-
cisément de fonctionner indépen-
damment de la volonté consciente
de ses acteurs ? n