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POLITIQUE 94 | mars-avril 2016
Ça devait arriver
un jour. Dans un
univers mondialisé,
où tout circule
sans entraves – les
marchandises,
les capitaux et, surtout,
l’information –, il était
inévitable que les êtres
humains soient totalement
absorbés par cette tornade et
qu’aucune frontière ne soit
en mesure d’y résister. Mais
aujourd’hui, la crise syrienne
dégorge des millions d’hommes,
de femmes et d’enfants, sur
notre continent, mettant en
péril sa fragile construction
politique.
Cette évidence logique fut
longtemps refoulée. En 1974,
date de fin d’une immigration
de travail bien maîtrisée,
l’Europe a officiellement
fermé ses frontières tout en y
aménageant quelques soupapes
pour faire baisser la pression
qui s’accumule à partir du
monde extérieur : regroupement
familial, asile, régularisation…
En permanence, le modèle
s’ajustait entre la forteresse
et la passoire. Les États
européens ne contrôlaient
pas tout, mais ils « géraient »
pragmatiquement. Et voilà
qu’une guerre civile meurtrière
vient bousculer ce bricolage.
Elle vient aussi bousculer des
hypothèses, des certitudes,
des postures. Personne n’en
sort indemne. Ici s’exprime
librement une nouvelle
xénophobie d’État : « pas de
ça chez nous ! ». Là on cherche
à adapter aux contingences
le vieil utilitarisme de
l’immigration choisie – on
prend ceux-là, on rejette les
autres. Désespérément, on
cherche la formule du « triple
win » d’une politique migratoire
qui serait gagnante pour les
pays de départ et d’arrivée
ainsi que pour les migrants
eux-mêmes. Une politique sans
perdants. Un rêve ?
Lutilitarisme est
bien la constante
des politiques
migratoires
européennes
depuis qu’elles
existent. Il s’est simplement
modulé sur les besoins
fluctuants de main-d’œuvre,
comme le montrent bien
Hassan Bousetta, Jean-
Michel Lafleur et Marco
Martiniello. Dans deux articles
en miroir, Gregory Mauzé
met en évidence un paradoxe
troublant : s’il existe bien
une « gauche humanitaire »
accueillante et une droite
populiste xénophobe, c’est
beaucoup plus complexe
quand on examine les camps
sociaux traditionnels, dont
les politiques en la matière
s’adaptent au gré des
circonstances. De fait, le
patronat est généralement
favorable à la liberté
migratoire dont un des
effets est d’agrandir l’armée
de réserve des travailleurs
disponibles, tandis que le
mouvement ouvrier défend
traditionnellement la fermeture
du marché du travail pour
préserver son rapport de forces,
tout en promouvant l’égalité
des droits afin de ne pas
importer le dumping social.
Les Syriens sont-ils de simples
migrants ou faut-il les
désigner par le statut auquel
ils aspirent : des demandeurs
d’asile ? Pour Andrea Rea,
établir une distinction entre
nécessité (de la protection)
et liberté (de la migration
non contrainte) est nécessaire
pour ne pas faire totalement
dépendre la sélection
migratoire de la compétition
entre migrants. Pour François
Gemenne, cette distinction est
artificielle, car la misère est
autant une contrainte que la
répression.
Une solution globale ? Pour
Caroline Intrand, du Ciré,
il faut tendre vers une
véritable liberté migratoire
incluant l’établissement, car
les pratiques de refoulement
sont forcément criminelles
et attentatoires aux droits
humains. Mais elle convient
que cette liberté exige des
préalables qui ne sont pas
rencontrés. Philippe Van Parijs
revisite son « trilemme » :
pour aborder la migration, il
y a trois attitudes possibles,
et aucune n’est satisfaisante.
Il faut impérativement tracer
une perspective à plus long
terme qui rendra la migration
d’autant plus supportable que
beaucoup moins de personnes
tenteront l’aventure. Pour
François De Smet, il faut en
finir avec la stigmatisation
des migrants « économiques » :
c’est justement à travers leur
apport économique – comme
travailleurs, entrepreneurs,
créateurs, consommateurs –
que les migrants sont utiles
à notre société qui a tout à
gagner à les accueillir.
Enfin, Carlo Caldarini nous
explique que, chaque jour
un peu plus, on expulse des
Européens que la citoyenneté
européenne ne protège plus. n
Ce TME a été coordonné par
Henri Goldman.
La crise syrienne dégorge des millions
dhommes, de femmes et d’enfants,
sur notre continent, mettant en péril sa
fragile construction politique.
LE THÈME
Paradoxes
migratoires
À la recherche
d’une solution globale
POLITIQUE 94 | mars-avril 2016
LE THÈME
Paradoxes migratoires
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POLITIQUE 94 | mars-avril 2016
Une politique n’est
pas forcément
« proactive ». Elle
peu aussi être
« réactive ». L’ab-
sence d’une po-
litique en ce qui concerne l’ad-
mission et le recrutement de tra-
vailleurs et l’immigration de tra-
vailleurs non européens est en soi
une politique1.
Classiquement, on peut con-
sidérer que la gestion des phé-
nomènes migratoires continue
à se jouer essentiellement sur
deux versants : la régulation de
l’admission sur le territoire et au
séjour, d’une part, et l’intégration
au sein des sociétés de destina-
tion, d’autre part. Dans le cadre
de cette contribution, notre inté-
rêt porte davantage sur le premier
volet de la politique migratoire, à
savoir la politique d’immigration.
En revisitant les évolutions légis-
latives et réglementaires que cette
politique a connues au cours des
deux dernières décennies, nous
tenterons d’identifier les facteurs
de continuité et de changement
au sein de ces politiques.
« NOUS VOULONS DES
TRAVAILLEURS PRODUCTIFS »
En Belgique comme ailleurs en
Europe, une approche essentiel-
lement utilitariste préside depuis
sa naissance à l’élaboration de la
politique d’immigration. Il s’agit
1 Cependant, il faut aussi reconnaitre
qu’une politique de gestion de l’immigration
s’étend au delà de la question du recrutement
et de l’admission. Par ailleurs, s’il n’existe pas
de politique relative à l’entrée des travail-
leurs non européens, il existe en revanche
un ensemble de normes du droit de l’Union
européenne qui réglent les entrées et sorties
des travailleurs européens d’un État membre
à l’autre.
d’un facteur de continuité central
dans la gestion de l’immigration
en Belgique. L’immigration se jus-
tifie et est légitime si – et seule-
ment si – les migrants rapportent
plus qu’ils ne coûtent à l’écono-
mie et à la société. Cette approche
avait présidé au recrutement des
travailleurs italiens dès 1947 ainsi
qu’au recrutement des travailleurs
turcs et marocains dans les an-
nées 60 via l’ouverture de bu-
reaux de recrutements par la Fé-
dération des charbonnages (Fede-
char) en Turquie et au Maroc. Les
migrants étaient exclusivement
perçus comme une force de travail
mobilisable à faible coût en fonc-
tion des besoins conjoncturels du
système industriel dans les décen-
nies d’après-guerre. À l’époque, il
est donc insend’être à la fois
immigré et chômeur. L’immigré
ne peut-être qu’un travailleur pro-
ductif. S’il cesse de l’être, les rai-
sons d’être de sa présence tempo-
raire dans le pays disparaissent.
Or, avec l’essoufflement du mo-
dèle industriel dès la seconde par-
tie des années 1960, le chômage
va globalement augmenter. Le
monde économique et politique
en vient à dresser le constat sui-
vant : les travailleurs immigrés
sont de moins en moins des fac-
teurs de développement et de pro-
fit économique et de plus en plus
des coûts pour l’économie et la
société belge. Leur présence ne
trouve plus de justification éco-
nomique évidente. De même, le
recrutement de nouveaux tra-
vailleurs immigrés à l’étranger n’a
plus de raison économique d’être
poursuivi. C’est dans ce contexte
qu’il sera officiellement décidé en
1973, lors du premier choc pétro-
lier qui va accélérer la crise éco-
nomique, de mettre un terme à
toute nouvelle immigration à des
fins premières de travail. En réa-
lité, la même approche utilita-
riste de l’immigration a présidé à
l’époque industrielle tant à la fer-
meture qu’à l’ouverture du pays
en matière de recrutement de tra-
vailleurs immigrés. Il n’est guère
surprenant qu’à cette époque la
politique d’immigration ne soit
formellement qu’un appendice de
la politique de l’emploi.
L’arrêt officiel de toute nouvelle
immigration de travail marque
l’essor de la doctrine de l’immi-
gration-zéro : d’une manière gé-
nérale, l’immigration ne répond
plus aux besoins des économies
des pays industrialisés. Une poli-
tique de recrutement organisée ne
se justifie plus. Certes, l’immigra-
tion n’a jamais réellement cessé
mais elle va de plus en plus se dé-
velopper dans le cadre du regrou-
pement familial.
FIN DE L’IMMIGRATION-ZÉRO
Il faudra attendre la fin des an-
nées 1990 pour que la doctrine
de l’immigration-zéro commence
à être remise en question au ni-
veau politique, d’abord européen
puis national, notamment sous
l’impulsion du patronat. Les nou-
velles perspectives économiques
et le nouveau développement eu-
ropéen reposeraient notamment
sur la mobilisation d’une main-
d’œuvre hautement qualifiée trop
souvent indisponible chez nous.
En dépit d’un taux de chômage
constamment élevé, de nombreux
emplois ne sont pas pourvus et
le patronat, qu’il soit flamand,
bruxellois, wallon ou belge, va
souvent se plaindre de cette si-
tuation et plaider en faveur d’un
recrutement à l’étranger de ces
« talents » hautement recherchés.
La logique utilitariste n’a pas
changé, le profil des immigrés
bien. Il s’agit moins aujourd’hui de
recruter des travailleurs peu quali-
fiés pour l’industrie et plus d’atti-
rer des « talents » pour l’économie
numérique et post-industrielle. Le
recrutement de travailleurs étran-
gers non qualifiés ou spécialisés
continue de s’effectuer dans les
secteurs de l’économie non délo-
calisables comme l’aide aux per-
sonnes, la construction, le secteur
horeca et l’agriculture. Le principe
est toujours le même : recruter et
accepter les travailleurs immigrés
dont nous avons économiquement
besoin et tenter de nous débarras-
ser des autres. Sans explicitement
l’énoncer, la Belgique a, d’une cer-
taine manière, toujours tenté de
pratiquer une politique d’immi-
gration choisie même si les moda-
lités de sélection des travailleurs
migrants n’ont jamais atteint le
caractère systématique et proac-
tif des politiques d’immigration
au Canada, par exemple.
La nouveauté dans les débats
et les politiques d’immigration
en Belgique ne réside pas dans
l’abandon de la logique utilita-
riste mais bien dans son trans-
fert au domaine de l’asile. D’une
certaine manière, elle se généra-
lise à l’ensemble des dossiers re-
latifs aux mouvements de popula-
tion. Traditionnellement, les poli-
tiques d’asile renvoient à des jus-
tifications de types humanitaires
renvoyant aux Conventions de Ge-
nève et pas à des justifications de
type économique et utilitariste.
Les demandeurs d’asile doivent
être protégés et aidés en vertu du
respect d’engagements internatio-
naux de la Belgique en faveur des
droits de la personne humaine.
Or, un glissement notable s’est
opéré à la faveur de la « crise des
réfugiés » qui a attiré l’attention
médiatique en 2015. Angela Mer-
kel a montré la voie en expliquant
que les « réfugiés » allaient contri-
buer à l’économie allemande. Chez
nous, la stratégie du patronat et
en particulier de la FEB dans le
cadre de la crise de l’accueil des ré-
fugiés syriens et irakiens de l’au-
tomne 2015 qui consistait à en-
quêter sur l’employabilité de ces
groupes va dans le même sens :
n’aidons pas tous les demandeurs
d’asile qui en ont besoin mais ai-
dons en priorité ceux qui pour-
ront contribuer à notre écono-
mie en fonction de leurs compé-
tences mobilisables sur le marché
du travail. Certes, par le passé,
des réfugiés hongrois et yougos-
laves avaient déjà été mis au tra-
vail en Belgique, notamment dans
les années 1950. Mais les années
suivantes avaient vu l’installation
d’un discours fort sur les droits de
l’Homme. Ce qui aujourd’hui est
parfois interprété comme de la
générosité du patronat et de ses
relais politiques n’est en fait que
l’instauration de critères écono-
miques dans la politique d’asile
qui est ainsi sortie du champ hu-
manitaire. Pour le gouvernement
actuel, les droits humains, c’est
bien, la profitabilité économique,
c’est beaucoup mieux.
RÉAFFIRMER SON AUTORITÉ
Durant la première décennie du
XXIe siècle, l’élaboration des poli-
tiques publiques en Belgique en
ce compris les politiques d’immi-
gration et d’intégration est in-
dubitablement marquée par un
contexte permanent de crise. Du-
rant cette période, la politique mi-
gratoire occupe une place crois-
sante aux yeux du personnel po-
litique puisqu’on adopte plus de
réformes durant la période 2008-
2014 que durant les 20 années pré-
cédentes. Malgré leur nombre, ces
réformes n’affectent toutefois pas
l’objectif principal des politiques
migratoires belges depuis 1974 : li-
miter l’accès au territoire aux seuls
migrants jugés économiquement
productifs. Pour comprendre l’im-
pact des crises sur les politiques
d’immigration et d’intégration
belges au XXIe siècle, il est tou-
Permanence de
l’utilitarisme
Depuis 1974, la Belgique ne dispose plus dune politique
dimmigration proactive basée sur l’admission et le
recrutement de travailleurs étrangers. Est-ce à dire que la
Belgique na pas de politique dimmigration comme on
l’entend parfois ? Pas si vite…
HASSAN BOUSETTA, JEAN-MICHEL LAFLEUR
ET MARCO MARTINIELLO
chercheurs permanents du FNRS-Cedem-Fass-Université de Liège
Ces réformes n’affectent toutefois
pas l’objectif principal des politiques
migratoires belges depuis 1974 : limiter
laccès au territoire aux seuls migrants
jugés économiquement productifs.
LE THÈME
Paradoxes migratoires
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POLITIQUE 94 | mars-avril 2016
tefois nécessaire de différencier
les effets des crises politiques de
2007 et 2011 des effets de la crise
économique et financière de 2008.
Les crises politiques marquées par
de longues périodes sans gouver-
nement ont chacune sensiblement
érodé la confiance des citoyens en
la capacité du personnel politique
à répondre à leurs préoccupations.
Après chacune de ces crises, l’ac-
tion du politique dans le champ
des migrations et de l’intégration
doit donc également être comprise
comme autant de tentatives de
rétablir un certain crédit auprès
de la population car elles présen-
tent deux caractéristiques essen-
tielles. D’une part, elles touchent
aux pouvoirs régaliens de l’État
(ex. accès au territoire) et aux
prérogatives de l’État-Providence
(ex. accès aux droits sociaux) et
permettent donc aux au personnel
politique de réaffirmer son autori-
té dans ces champs à forte valeur
symbolique. D’autre part, les po-
litiques d’immigration et d’inté-
gration concernent par définition
des populations privées (en tout
ou en partie) de droits politiques.
Le coût électoral d’un durcisse-
ment de ces politiques est donc
faible tandis que les gains auprès
des électeurs traditionnellement
tentés par l’extrême droite sont
quant à eux élevés.
La crise économique de 2008,
quant à elle, a constitué une op-
portunité pour une partie du per-
sonnel politique de transformer le
discours et les représentations sur
l’immigration en Belgique. En ef-
fet, les réformes adoptées durant
cette période présentent la parti-
cularité d’insister sur le poids sup-
posé des migrants sur le système
social du pays. Cette généralisa-
tion du discours stigmatisant sur
les coûts de l’immigration est vi-
sible à la fois dans la réforme des
politiques existantes mais égale-
ment dans l’adoption de nouvelles
politiques publiques. Dans les
deux cas, ce discours justifie une
plus grande fermeté à l’égard des
étrangers, l’introduction de sanc-
tions ainsi que la généralisation
du principe de conditionnalité
dans les politiques d’immigration
et d’intégration. À cet égard, dif-
férents exemples méritent d’être
soulignés. Tout d’abord, la réforme
de loi sur le regroupement fami-
lial en 2011 a fait de la Belgique
un des États européens celui-
ci est le plus difficile. Son adop-
tion fut défendue, à l’époque, par
le député Théo Francken souhai-
tant mettre un terme à la poli-
tique de laissez-faire qui caracté-
risait selon lui la politique migra-
toire belge jusqu’alors.
LES POLITIQUES D’INTÉGRATION
DANS LE VISEUR
Les liens entre politiques d’im-
migration et politiques d’intégra-
tion évoluent. De plus en plus, les
mesures visant à favoriser l’inté-
gration des migrants et des per-
sonnes d’origine étrangère s’ins-
crivent comme des outils subor-
donnés de la politique d’immigra-
tion. À cet égard, la réforme du
droit de la nationalité en 2012 est
éclairante. Elle marque un tour-
nant dans les politiques d’intégra-
tion en Belgique. Alors que l’ac-
cès à la nationalité était jusque-là
considéré comme un élément per-
mettant l’intégration, l’introduc-
tion de clauses telles les connais-
sances linguistiques ou l’obliga-
tion d’avoir été économiquement
actifs constituent un changement
de paradigme : l’intégration (dont
les contours continuent à être va-
guement définis) est désormais
un préalable à l’acquisition de la
nationalité. Dans sa volon de
rendre plus restrictive les condi-
tions d’accès à la qualité de Belge,
la loi fédérale réformant la natio-
nalité vise explicitement à en neu-
traliser les effets migratoires.
Il n’est ainsi plus possible
pour un enfant majeur résidant
à l’étranger d’un nouveau Belge
d’obtenir la nationalité par décla-
ration. De la même
manière, la loi prive
les personnes dis-
posant d’attaches
véritables avec la
Belgique mais ne
résidant plus sur
le territoire de la
possibilité de solli-
citer la nationalité
belge. La mise en
œuvre en Wallonie et à Bruxelles
de parcours d’intégration partiel-
lement obligatoires et contenant
des sanctions en cas de non-res-
pect est un autre exemple. Alors
que l’adoption d’une telle poli-
tique politique en Flandre fla-
mande dix ans plus tôt avait sou-
lede vives critiques de la classe
politique francophone, ces sanc-
tions sont aujourd’hui générali-
sées à l’ensemble du pays.
Ces quelques exemples (aux-
quels on pourrait ajouter les ré-
formes de la procédure d’asile et
l’accès à l’aide sociale des deman-
deurs) montrent à quel point les
citoyens non européens ont été
particulièrement ciblés par les ré-
formes des dix dernières années.
Toutefois, une particularité im-
portante de la vague de réformes
des politiques d’immigration est
qu’elles tentent de façon crois-
sante à limiter également l’ac-
cès des citoyens de l’Union euro-
péenne au territoire belge2. Avec
l’élargissement de l’Union euro-
péenne vers l’Europe centrale et
orientale et la crise économique,
les migrants européens se sont eux
aussi progressivement désignés
comme « indésirables » et cou-
teux pour le système social. Pour
tenter de limiter l’accès aux terri-
toires de ces citoyens dont la liber-
de mouvement est traditionnel-
lement mieux protégée que celles
des ressortissants des états tiers,
la Belgique, comme d’autres États,
instaurera des mesures transi-
toires limitant la libre circulation
des nouveaux citoyens européens.
Toutefois, c’est par le biais des
politiques sociales que la volon-
de limiter les flux des migrants
européens deviendra le plus vi-
sible. Dès 2012, l’accès aux droits
sociaux fut donc retiré aux nou-
veaux migrants européens durant
2 Voir « Quand on expulse des Euro-
péens… » dans ce numéro.
les trois premiers mois de leur sé-
jour. Plus révélateur encore, la se-
crétaire d’État à la Migration Mag-
gie De Block autorise une nouvelle
lecture de la directive 2004/38
afin de retirer leur permis de ré-
sidence à des citoyens européens
au titre qu’ils représentent une
charge déraisonnable pour le sys-
tème social de leur pays d’accueil.
Alors que cette disposition régle-
mentaire n’avait donné lieu qu’à
une dizaine d’expulsions en 2008,
les nouvelles procédures adminis-
tratives mises en œuvre par la mi-
nistre ont fait grimper le total des
retraits annuels de permis de ré-
sidence à des citoyens européens
à plus de 2000 depuis 2012. Dans
un contexte de crise économique
marqué par une compétition crois-
sante pour les ressources en dé-
clin de l’État-providence entre mi-
grants et autochtones précaires, la
politique sociale s’est donc pro-
gressivement imposée comme un
nouvel instrument des politiques
migratoires en Belgique.
S’il existe une politique belge
d’immigration, celle-ci consiste
avant tout à maximiser l’utili-
économique des nouveaux en-
trants dans une perspective utili-
tariste. Le corolaire de cette ap-
proche a consisté à durcir pro-
gressivement les conditions d’ac-
cès au territoire. Vue dans la lon-
gue durée, le facteur de continui-
prédomine sur les facteurs de
changement conjoncturels. Si la
question de l’immigration a évo-
lué vers une très grande centrali-
politique au cours des dernières
années, on peut également faire
le constat que le caractère défen-
sif qui prédominait dans les poli-
tiques d’immigration s’est éten-
du aux politiques d’intégration. À
bien des égards, l’enjeu de la po-
litique d’intégration est tout en-
tier subordonné à la préoccupa-
tion d’un meilleur contrôle de l’ac-
cès au territoire. n
Dans un contexte de crise économique
marqué par une compétition croissante
pour les ressources en clin de
lÉtat-providence entre migrants et
autochtones pcaires, la politique
sociale sest progressivement imposée
comme un nouvel instrument des
politiques migratoires en Belgique.
Le coût électoral dun durcissement de
ces politiques est donc faible tandis
que les gains auprès des électeurs
traditionnellement tentés par lextme
droite sont quant à eux élevés.
Permanence de lutilitarisme HASSAN BOUSETTA, JEAN-MICHEL LAFLEUR ET MARCO MARTINIELLO
LE THÈME
Paradoxes migratoires
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POLITIQUE 94 | mars-avril 2016
Les préférences mi-
gratoires du patronat
peuvent présenter
quelque chose d’insai-
sissable. Les fédéra-
tions d’employeurs re-
chignent d’ordinaire à prendre po-
sition sur cette thématique quand
elle n’engage pas directement leur
core business. Lorsqu’elles le font,
leur communication officielle ne
traduit que partiellement les inté-
rêts réellement poursuivis. Parve-
nir à en déceler la cohérence -
cessite dès lors de comprendre plus
en avant les mécanismes qui lient
la mobilité internationale des tra-
vailleurs au processus d’accumula-
tion du capital.
La crise de l’asile qui a connu son
paroxysme à l’été 2015 aura per-
mis d’étaler au grand jour le fossé
qui sépare le patronat et ses relais
politiques traditionnels sur cette
question. En Flandre, l’allégeance
mainte fois proclamée de la N-VA
aux employeurs du nord du pays
semble avoir pris du plomb dans
l’aile. Alors que la première éri-
geait la surenchère xénophobe au
rang de ligne de conduite face à
l’afflux de réfugiés, les fédérations
d’entreprises se sont très tôt posi-
tionnées en faveur de leur accueil.
L’Unizo ajouta même l’injure à la
blessure en tenant un point d’in-
formation au camp du parc Maxi-
milien, pourtant qualifié de « re-
père d’extrême gauche » par les
nationalistes
Déconcertant ? Sans doute, en
particulier pour les militants de la
cause des réfugiés et sans-papiers,
pas forcément habitués à compter
le patronat dans le rang de leurs
soutiens. Étonnant ? Pas vraiment,
ces prises de positions s’inscri-
vant dans la droite ligne de celles
des fédérations d’employeurs eu-
ropéennes. De Berlin à Bruxelles,
celles-ci n’ont pas hésité à prô-
ner un infléchissement de la po-
litique restrictive qui prévaut ac-
tuellement.
Cette mobilisation serait-elle
symptomatique d’une cassure mo-
rale qui opposerait le patronat à
ses relais politiques pétris d’une
xénophobie dictée par des enjeux
électoralistes ? Répondre à cette
question nécessite de revenir sur
les fondamentaux qui guident les
uns et les autres en terme de la
mobilité internationale des tra-
vailleurs.
DIVISER POUR RÉGNER
Si l’idée que les migrations in-
ternationales se feraient toujours
au service des possédants ne ré-
siste pas à l’analyse (voir encadré),
il n’en demeure pas moins que
celles-ci ont été activement mo-
bilisées par les employeurs dans
le centre de l’économie-monde.
D’abord parce que la hausse du
nombre de travailleurs en concur-
rence pour le même poste tend
à grossir ce que Karl Marx nom-
mait « l’armée industrielle de ré-
serve » et, donc, à infléchir le rap-
port de force en faveur du capi-
tal. Ensuite parce qu’ils permet-
tent de contourner le mouvement
ouvrier. Peu au fait des garanties
sociales et salariales progressive-
ment arrachées par les luttes so-
ciales naissantes, les nouveaux ar-
rivants se montraient en effet net-
tement moins revendicatifs que le
prolétariat local. L’importation de
main-d’œuvre étrangère constitue
ainsi l’occasion de renforcer l’ato-
misation de la classe ouvrière, et
de fait, de freiner son unification1.
En imposant des lois sociales as-
surant une égalité salariale pro-
gressive, et en s’adjoignant, non
sans peine2, les nouveaux arri-
vants, le mouvement syndical est
parvenu, dans une certaine me-
sure, à contrecarrer la stratégie
migratoire patronale. Pour autant,
la question de la venue ou non de
nouveaux travailleurs continue-
ra à susciter d’âpres débats entre
employeurs et syndicats. Les pre-
miers souhaiteront répondre aux
pénuries en faisant venir de la
main d’œuvre depuis l’étran-
ger, quand les seconds réclame-
ront plutôt une revalorisation des
conditions de travail pour pour-
voir aux postes vacants.
En Belgique, la question fera
l’objet de fréquentes passes
1 M.-Th. Coenen, Les syndicats et les im-
migrés. Du rejet à l’intégration, EVO-Carhop
-FEC, 1999, Bruxelles.
2 Voir « Le défi des syndicats » à la suite
de cet article.
d’armes qui ponctueront l’his-
toire de l’exploitation des princi-
paux bassins charbonniers3. L’im-
portation consacrera l’emprise des
thèses patronales en la matière sur
les décideurs politiques. Les syn-
dicats se rallieront bon gré mal gré
à la venue de larges contingents
de travailleurs issus du pourtour
méditerranéen durant les Trente
Glorieuses, dans un contexte ou
la « bataille du charbon » condi-
tionnait la reprise de l’ensemble
de l’économie.
LE PATRONAT FACE À LA
FERMETURE DES FRONTIÈRES
Si l’apparition d’un chômage du-
rable a profondément réorienté le
rapport de force en faveur du ca-
pital, elle signera également le
glas de l’immigration économique.
Pour le patronat, la revendication
de politiques migratoires proac-
tives cesse de constituer une prio-
rité en période de récession : l’« ar-
mée de réserve » de sans-emplois
peut en effet jouer allègrement le
rôle, jusqu’alors dévolu à la main-
d’œuvre étrangère, de frein à une
hausse des salaires trop rapides
pour les postes les moins quali-
fiés. De surcroît, la montée du sen-
timent xénophobe et la percée de
l’extrême droite vont amener les
partis de droite et de centre-droit
à restreindre les flux migratoires
à des fins électoralistes, avec un
certain succès.
Cette double dynamique va
conduire les employeurs et leurs
relais politiques à orienter leur
utilitarisme migratoire4 vers les
secteurs dont les pénuries ne peu-
3 M.-T. Coenen, op.cit.
4 Voir « Permanence de l’utilitarisme »
dans ce numéro.
vent être comblées sur place, à sa-
voir la main-d’œuvre hautement
qualifiée. Au niveau européen, la
demande de fluidifier les dépla-
cements des migrants hautement
qualifiés sera-t-elle rencontrée
par la directive européenne ins-
taurant la « carte bleue », entrée
en vigueur en 2011 ? Fidèle aux
objectifs de compresser autant
que faire se peut les coûts sala-
riaux, les étrangers hautement di-
plômés sont la plupart du temps
soumis à des contraintes adminis-
tratives qui les condamnent à un
niveau de rémunération inférieur
eu égard à leur compétence.
En période de relance et de di-
minution du chômage, les pénu-
ries dans les secteurs moins quali-
fiés refont néanmoins surface, re-
lançant la demande pour une im-
migration économique. Si celle-
ci peut alors connaître un certain
écho au sein des partis et des ins-
titutions sensibles aux intérêts
du big business, elle fait généra-
lement long feu, les postures sécu-
ritaires et anti-immigrées consti-
tuant des marqueurs électoraux
profondément ancrés.
Dès lors, l’appel à l’accueil des
réfugiés fuyant le Proche-Orient
doit être interprété comme une fa-
çon de remettre à l’ordre du jour
l’immigration économique. L’ar-
rière-pensée du patronat consiste
à profiter du niveau de détresse
Les migrations ne sont pas toujours
au service du capital
Penser que le patronat chercherait, de tout temps et en tous
lieux, à favoriser la mobilité de la main-d’œuvre procède
d’une étroitesse de vue et d’un tropisme eurocentré. « Si l’on
désire jouer au jeu du travailleur indien ou polonais, opposé à
son homologue français ou allemand, et c’est évidemment de
cette manière que les économies libérales procèdent, il n’est
nullement désirable que les travailleurs migrent », note Érik
Rydberg, du Groupe de recherche pour une stratégie économique
alternative (Gresea). Ceux-ci sont profitables là où ils résident :
ils représentent des “actifs immobilisés”, semblables à des biens
immobiliers, des pièces inamovibles dans un jeu dont le but ultime
consiste in fine à tirer les salaires vers le bas, et ceci partout dans
le monde »1.
Les vagues migratoires auxquels on a assisté lors de
l’élargissement à l’Est de l’espace Schengen ont ainsi conduit
à des pénuries de main-d’œuvre dans différents secteurs
économiques. Si la multiplication des emplois vacants a
indéniablement freiné la croissance, elle a également renforcé
le rapport de force en faveur des salariés face aux employeurs.
Dans plusieurs pays d’Europe centrale et orientale, ceux-ci ont
dû revaloriser les salaires dans les secteurs en pénurie : hausse
de 21% du salaire moyen dans le secteur de la santé en Estonie ;
revalorisation de 12,9% dans le secteur privé en Bulgarie ;
relèvement du salaire minimum de 20% en Pologne en 2008,
pour ne citer que ces exemples. n
1 E. Rydberg, Mobilité et restructuration du travail, mai 2006, gresea.be
La montée du sentiment nophobe
et la percée de lextrême droite vont
amener les partis de droite et de centre-
droit à restreindre les flux migratoires à
des fins électoralistes, avec un certain
sucs.
Le choix
du capital
Idée reçue : la droite n’aime pas les étrangers, et
encore moins les migrants, tandis que la gauche, cest
le contraire. Idée fausse : en matière migratoire aussi,
les intérêts bien compris du capital le pousse vers la
dérégulation, pas vers le contrôle. Mais pour les électeurs
de droite, c’est différent.
GREGORY MAUZÉ
LE THÈME
Paradoxes migratoires
34 34
POLITIQUE 94 | mars-avril 2016
35 35
POLITIQUE 94 | mars-avril 2016
des nouveaux arrivants, qu’ils
soient ou non qualifiés, pour les
conduire à accepter des offres de
travail au rabais. Toutefois, la
Willkommen Politik de la chan-
celière allemande Angela Merkel
mise à part, les exhortations des
employeurs se sont, pour l’heure,
révélées d’un succès limité. À ce
stade, on pourrait donc penser
qu’un antagonisme structurel op-
poserait les émanations politiques
du néolibéralisme à ses avatars du
secteur privé sur la question de
l’ouverture migratoire.
Toutefois, cette opposition ap-
parente présente elle-même un
caractère fonctionnel dans la dy-
namique du capitalisme. D’abord
parce que le discours hostile aux
immigrés alimente le racisme ins-
titutionnalisé, qui comprend lui-
même un effet dépréciateur sur
les salaires. Comme toutes dis-
crimination, le racisme « justifie
que soit attribuée une rémunéra-
tion de loin inférieure à celle que
le critère méritocratique pourrait
jamais justifier », analyse l’histo-
rien et sociologue américain Im-
manuel Wallerstein5. L’ethnostra-
tification du marché de l’emploi,
encore récemment épinglée par le
Centre interfédéral pour l’égali-
des chances, est là pour le rap-
peler6.
Ensuite parce que la logique
de « forteresse assiégée » répond
à une fonction parfaitement éta-
blie dans la dynamique du capita-
lisme : assurer la présence durable
d’une main d’œuvre « illégalisée ».
5 I. Wallerstein, Comprendre le monde. In-
troduction à l’analyse des système-monde, La
Découverte, Paris, 2006.
6 « Plus d’emplois, salaires plus bas : 1
personne d’origine étrangère sur 2 a un em-
ploi faiblement rémunéré », 17 septembre
2015, diversite.be.
Contrairement à ce que l’on pour-
rait penser, les moyens colossaux
consacrés à la lutte contre l’immi-
gration clandestine ne visent pas
à imperméabiliser complètement
les frontières. En réalité, « les in-
finies dispositions mises en place
à l’égard des migrants ne servent
peut-être pas tant à les immobiliser
qu’à faire de leur migration un état
sensible permanent », explique le
philosophe Denis Pierret7.
Batterie de mesures répressives
assurant le maintien du migrant
dans une « vulnérabilité adminis-
trative » le privant de toute pro-
tection et de tout droit ; appli-
cation souple de la loi de façon
à conserver un nombre suffisant
de travailleurs irréguliers le ter-
ritoire : telles sont les conditions
qui permettent aux employeurs
de réaliser ce qu’Emmanuel Ter-
ray nomme la « délocalisation sur
place »8. Les entreprises des sec-
teurs non externalisables (hôtel-
lerie, construction, restauration,
services à la personne…) peu-
7 D. Pieret, Les frontières de la mondia-
lisation. Gestion des flux migratoires en ré-
gime néolibéral, Université de Liège, 21 jan-
vier 2014.
8 E. Terray, « Le travail des étrangers en
situation irrégulière ou la délocalisation sur
placeé, dans E. Balibar, M. Chemillier Gen-
dreau, J. Costa-Lascoux, E. Terray, Sans-pa-
piers, l’archaïsme fatal, Paris, La Découverte,
1999.
vent ainsi maximiser leurs pro-
fits en compressant les coûts sa-
lariaux et en s’affranchissant du
droit du travail.
Cette stratégie n’est évidem-
ment pas assumée telle quelle
par le patronat. Il n’est toutefois
pas anodin de constater la remar-
quable réserve de ces derniers
lors des débats sur l’immigration
clandestine. Certes, des fédéra-
tions ont pu prendre parti pour
des régularisations lorsque celles-
ci offrent des pers-
pectives pour pal-
lier aux pénuries
dans l’économie
formelle (à l’ins-
tar de l’Unizo en
2007)9. De la même
façon, les grèves de
2009-2011 des tra-
vailleurs sans-pa-
piers dans le sec-
teur de la restauration en France
ont reçu le soutien de certaines
petites structures d’employeurs10.
Mais, de manière générale, la
hiérarchie patronale tient sur-
tout à exonérer de leurs respon-
sabilités ceux qui se trouvent au
sommet des chaînes de la sous-
traitance en cascade qui permet-
tent le travail informel. « Le pa-
tronat s’est toujours refusé à re-
joindre un front réclamant le res-
pect des droits fondamentaux des
sans-papiers sous prétexte qu’il
n’était pas de leur rôle de faire de
l’humanitaire » note un cadre de
la Fédération générale du travail
de Belgique (FGTB). Un signe par-
mi d’autres montrant que les pro-
9 « Débats belges pour une politique mi-
gratoire », février 2008, diversite.be.
10 L. Van Eeckhout, « Une partie du patro-
nat veut traiter la question des travailleurs
sans papiers », Le Monde, 6 avril 2010.
La logique de « forteresse assiégée »
répond à une fonction parfaitement
établie dans la dynamique du
capitalisme : assurer la présence
durable dune main dœuvre
« illégalisée ».
Le choix du capital GREGORY MAUZÉ
Le dé
des syndicats
Les organisations de travailleurs ne peuvent se limiter à
combattre linstrumentalisation patronale de l’immigration.
Elles doivent anticiper, en combinant la solidarité
internationale avec l’indispensable unité des travailleurs.
Pas facile dans le climat actuel.
GREGORY MAUZÉ
Comme celle du pa-
tronat, la position
des syndicats tient en
certains invariants,
qui évoluent au gré
des aléas socio-écono-
miques. À une différence majeure :
contrairement à ces derniers, les em-
ployeurs ne sont pas dépendants de
leur antagoniste de classe pour dé-
finir leur propre approche en la ma-
tière. De fait, l’histoire du rapport
du mouvement ouvrier à l’immigra-
tion peut être résumée à un travail
de longue haleine pour s’adapter à
l’instrumentalisation de la main-
d’œuvre étrangère par les forces du
capital.
S’OPPOSER À L’IMMIGRATION,
SOUTENIR LES IMMIGRÉS
Consubstantielle au capitalisme1,
la mobilité internationale des tra-
vailleurs a, de prime abord, suscité la
méfiance du mouvement ouvrier. Au
laisser-faire migratoire, puis aux po-
litiques d’importation volontaristes,
les syndicats opposaient le contrôle
de l’arrivée de main-d’œuvre étran-
gère. Parallèlement, le même objec-
tif de lutter contre la stratégie pa-
tronale va les conduire à tenter de
limiter la concurrence résultant de
l’inégalité de statut. La revendica-
tion pour une égalité des droits so-
ciaux et salariaux entre nationaux
et immigrés constituera, dès lors,
l’autre constante de l’approche syn-
dicale.
Outre les aspects pratiques tels
que la barrière de la langue, les
étrangers auront du mal à se sen-
tir représentés par une organisation
qui semble s’opposer à leurs intérêts
1 Voir « Le choix du capita l », ci-contre.
à court terme. En période de réces-
sion ou de crise économique, le cli-
mat xénophobe ambiant n’a pas tou-
jours épargné les directions et bases
syndicales. C’est notamment un mi-
nistre socialiste et ancien syndica-
liste, Achille Delattre, qui sera char-
d’une refonte de la législation sur
les étrangers en 1936 qui instaure-
ra la priorité à l’emploi pour les sa-
lariés belges et poussera de nom-
breux immigrés au chômage. Le pa-
tronat ne lésinait d’ailleurs pas sur
les moyens pour multiplier les bar-
rières à l’intégration des nouveaux
arrivants au prolétariat local.
La question a néanmoins fait l’ob-
jet d’intenses débats dans le mouve-
ment syndical. La tension inhérente
à l’organisation ouvrière opposant
les tenants d’une approche gestion-
naire aux partisans de la transfor-
mation sociale anticapitaliste s’est
retrouvée dans le rapport aux mi-
grations. Arc-boutés sur la seule dé-
fense de leurs affiliés, les premiers
n’hésiteront pas à brader les inté-
rêts de la main-d’œuvre étrangère
mais aussi, cela vaut la peine de
le souligner, des femmes déjà pré-
sentes sur le marché du travail. Les
seconds, à l’instar du socialiste Jean
Jaurès, insisteront au contraire sur
le danger d’une division de la classe
ouvrière, et sur la nécessité d’appor-
ter des solutions qui s’attaquent au
pouvoir de nuisance du capital (voir
encadré page 36).
Progressivement, la prise en
compte croissante des intérêts des
travailleurs étrangers a facilité leur
syndicalisation. La fin officielle de
l’immigration économique en 1974
va également changer la donne.
Cette question étant écartée, l’in-
sistance syndicale pour un contrôle
des flux migratoires tend alors à s’es-
fessions de foi humanistes expri-
mées lors de la crise des réfugiés
sont loin de présenter une ten-
dance lourde dans l’attitude des
employeurs sur cette question…
LA FLEXIBILITÉ FACE
AUX CONTINGENCES
De ce tour d’horizon partiel,
qui ne prend évidemment pas en
compte la complexité des diffé-
rentes formes d’entrepreneuriat,
se dessine l’image d’un rapport du
patronat aux migrations qui n’a
guère changé dans le temps. Le
modèle idéal d’une main-d’œuvre
étrangère séparée du reste de la
classe ouvrière n’a fait que s’adap-
ter aux contingences du moment :
l’implication des nouveaux arri-
vants dans l’organisation syndi-
cale réduisant leur isolement dans
un premier temps ; la croissance
et l’entretien du sentiment xéno-
phobe au sein de la population hy-
pothéquant certaines préférences
migratoires du patronat ensuite.
Cette contradiction apparente
entre ce dernier et ses relais poli-
tiques joue elle-même un rôle dans
le processus visant à faire des im-
migrés un instrument dans la ren-
tabilité du capital. Qu’importe si,
en fin de compte cet état de fait ne
relève pas forcément d’une stra-
tégie ourdie en connaissance de
cause par ceux-ci : le propre d’un
système bien rodé n’est-il pas pré-
cisément de fonctionner indépen-
damment de la volonconsciente
de ses acteurs ? n
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