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LE THÈME
Ç
Paradoxes
migratoires
a devait arriver
un jour. Dans un
univers mondialisé,
où tout circule
sans entraves – les
marchandises,
les capitaux et, surtout,
l’information –, il était
inévitable que les êtres
humains soient totalement
absorbés par cette tornade et
qu’aucune frontière ne soit
en mesure d’y résister. Mais
aujourd’hui, la crise syrienne
dégorge des millions d’hommes,
de femmes et d’enfants, sur
notre continent, mettant en
péril sa fragile construction
politique.
À la recherche
d’une solution globale
Cette évidence logique fut
longtemps refoulée. En 1974,
date de fin d’une immigration
de travail bien maîtrisée,
l’Europe a officiellement
fermé ses frontières tout en y
aménageant quelques soupapes
pour faire baisser la pression
qui s’accumule à partir du
monde extérieur : regroupement
familial, asile, régularisation…
En permanence, le modèle
s’ajustait entre la forteresse
et la passoire. Les États
européens ne contrôlaient
pas tout, mais ils « géraient »
pragmatiquement. Et voilà
qu’une guerre civile meurtrière
vient bousculer ce bricolage.
Elle vient aussi bousculer des
hypothèses, des certitudes,
des postures. Personne n’en
sort indemne. Ici s’exprime
librement une nouvelle
xénophobie d’État : « pas de
ça chez nous ! ». Là on cherche
à adapter aux contingences
le vieil utilitarisme de
l’immigration choisie – on
prend ceux-là, on rejette les
autres. Désespérément, on
cherche la formule du « triple
win » d’une politique migratoire
qui serait gagnante pour les
pays de départ et d’arrivée
ainsi que pour les migrants
eux-mêmes. Une politique sans
perdants. Un rêve ?
26
POLITIQUE 94 | mars-avril 2016
POLITIQUE 94 | mars-avril 2016
entre migrants. Pour François
Gemenne, cette distinction est
’
L
utilitarisme est
bien la constante
des politiques
migratoires
européennes
depuis qu’elles
existent. Il s’est simplement
modulé sur les besoins
fluctuants de main-d’œuvre,
comme le montrent bien
Hassan Bousetta, JeanMichel Lafleur et Marco
Martiniello. Dans deux articles
en miroir, Gregory Mauzé
met en évidence un paradoxe
troublant : s’il existe bien
une « gauche humanitaire »
accueillante et une droite
populiste xénophobe, c’est
beaucoup plus complexe
quand on examine les camps
sociaux traditionnels, dont
les politiques en la matière
s’adaptent au gré des
circonstances. De fait, le
patronat est généralement
favorable à la liberté
migratoire dont un des
effets est d’agrandir l’armée
de réserve des travailleurs
disponibles, tandis que le
mouvement ouvrier défend
traditionnellement la fermeture
du marché du travail pour
préserver son rapport de forces,
tout en promouvant l’égalité
des droits afin de ne pas
importer le dumping social.
Les Syriens sont-ils de simples
migrants ou faut-il les
désigner par le statut auquel
ils aspirent : des demandeurs
d’asile ? Pour Andrea Rea,
établir une distinction entre
nécessité (de la protection)
et liberté (de la migration
non contrainte) est nécessaire
pour ne pas faire totalement
dépendre la sélection
migratoire de la compétition
artificielle, car la misère est
autant une contrainte que la
répression.
Une solution globale ? Pour
Caroline Intrand, du Ciré,
il faut tendre vers une
véritable liberté migratoire
incluant l’établissement, car
les pratiques de refoulement
sont forcément criminelles
et attentatoires aux droits
humains. Mais elle convient
que cette liberté exige des
préalables qui ne sont pas
rencontrés. Philippe Van Parijs
revisite son « trilemme » :
La crise syrienne dégorge des millions
d’hommes, de femmes et d’enfants,
sur notre continent, mettant en péril sa
fragile construction politique.
pour aborder la migration, il
y a trois attitudes possibles,
et aucune n’est satisfaisante.
Il faut impérativement tracer
une perspective à plus long
terme qui rendra la migration
d’autant plus supportable que
beaucoup moins de personnes
tenteront l’aventure. Pour
François De Smet, il faut en
finir avec la stigmatisation
des migrants « économiques » :
c’est justement à travers leur
apport économique – comme
travailleurs, entrepreneurs,
créateurs, consommateurs –
que les migrants sont utiles
à notre société qui a tout à
gagner à les accueillir.
Enfin, Carlo Caldarini nous
explique que, chaque jour
un peu plus, on expulse des
Européens que la citoyenneté
européenne ne protège plus. n
Ce THÈME a été coordonné par
Henri Goldman.
27
LE THÈME
Paradoxes migratoires
U
ne politique n’est
pas forcément
« proactive ». Elle
peu aussi être
« réactive ». L’absence d’une politique en ce qui concerne l’admission et le recrutement de travailleurs et l’immigration de travailleurs non européens est en soi
une politique1.
Classiquement, on peut considérer que la gestion des phénomènes migratoires continue
à se jouer essentiellement sur
deux versants : la régulation de
l’admission sur le territoire et au
séjour, d’une part, et l’intégration
au sein des sociétés de destination, d’autre part. Dans le cadre
de cette contribution, notre intérêt porte davantage sur le premier
volet de la politique migratoire, à
savoir la politique d’immigration.
En revisitant les évolutions législatives et réglementaires que cette
politique a connues au cours des
deux dernières décennies, nous
tenterons d’identifier les facteurs
de continuité et de changement
au sein de ces politiques.
« NOUS VOULONS DES
TRAVAILLEURS PRODUCTIFS »
En Belgique comme ailleurs en
Europe, une approche essentiellement utilitariste préside depuis
sa naissance à l’élaboration de la
politique d’immigration. Il s’agit
1
Cependant, il faut aussi reconnaitre
qu’une politique de gestion de l’immigration
s’étend au delà de la question du recrutement
et de l’admission. Par ailleurs, s’il n’existe pas
de politique relative à l’entrée des travailleurs non européens, il existe en revanche
un ensemble de normes du droit de l’Union
européenne qui réglent les entrées et sorties
des travailleurs européens d’un État membre
à l’autre.
28
Permanence de
l’utilitarisme
Depuis 1974, la Belgique ne dispose plus d’une politique
d’immigration proactive basée sur l’admission et le
recrutement de travailleurs étrangers. Est-ce à dire que la
Belgique n’a pas de politique d’immigration comme on
l’entend parfois ? Pas si vite…
HASSAN BOUSETTA, JEAN-MICHEL LAFLEUR
ET MARCO MARTINIELLO
chercheurs permanents du FNRS-Cedem-Fass-Université de Liège
d’un facteur de continuité central
dans la gestion de l’immigration
en Belgique. L’immigration se justifie et est légitime si – et seulement si – les migrants rapportent
plus qu’ils ne coûtent à l’économie et à la société. Cette approche
avait présidé au recrutement des
travailleurs italiens dès 1947 ainsi
qu’au recrutement des travailleurs
turcs et marocains dans les années 60 via l’ouverture de bureaux de recrutements par la Fédération des charbonnages (Fedechar) en Turquie et au Maroc. Les
migrants étaient exclusivement
perçus comme une force de travail
mobilisable à faible coût en fonction des besoins conjoncturels du
système industriel dans les décennies d’après-guerre. À l’époque, il
est donc insensé d’être à la fois
immigré et chômeur. L’immigré
ne peut-être qu’un travailleur productif. S’il cesse de l’être, les raisons d’être de sa présence temporaire dans le pays disparaissent.
Or, avec l’essoufflement du modèle industriel dès la seconde partie des années 1960, le chômage
va globalement augmenter. Le
monde économique et politique
en vient à dresser le constat suivant : les travailleurs immigrés
sont de moins en moins des facteurs de développement et de profit économique et de plus en plus
des coûts pour l’économie et la
société belge. Leur présence ne
trouve plus de justification économique évidente. De même, le
recrutement de nouveaux travailleurs immigrés à l’étranger n’a
plus de raison économique d’être
poursuivi. C’est dans ce contexte
qu’il sera officiellement décidé en
1973, lors du premier choc pétrolier qui va accélérer la crise économique, de mettre un terme à
toute nouvelle immigration à des
fins premières de travail. En réalité, la même approche utilitariste de l’immigration a présidé à
l’époque industrielle tant à la fermeture qu’à l’ouverture du pays
en matière de recrutement de travailleurs immigrés. Il n’est guère
surprenant qu’à cette époque la
politique d’immigration ne soit
formellement qu’un appendice de
la politique de l’emploi.
L’arrêt officiel de toute nouvelle
immigration de travail marque
l’essor de la doctrine de l’immigration-zéro : d’une manière générale, l’immigration ne répond
plus aux besoins des économies
des pays industrialisés. Une politique de recrutement organisée ne
se justifie plus. Certes, l’immigration n’a jamais réellement cessé
mais elle va de plus en plus se développer dans le cadre du regroupement familial.
POLITIQUE 94 | mars-avril 2016
FIN DE L’IMMIGRATION-ZÉRO
Il faudra attendre la fin des années 1990 pour que la doctrine
de l’immigration-zéro commence
à être remise en question au niveau politique, d’abord européen
puis national, notamment sous
l’impulsion du patronat. Les nouvelles perspectives économiques
et le nouveau développement européen reposeraient notamment
sur la mobilisation d’une maind’œuvre hautement qualifiée trop
souvent indisponible chez nous.
En dépit d’un taux de chômage
constamment élevé, de nombreux
emplois ne sont pas pourvus et
le patronat, qu’il soit flamand,
bruxellois, wallon ou belge, va
souvent se plaindre de cette situation et plaider en faveur d’un
recrutement à l’étranger de ces
« talents » hautement recherchés.
La logique utilitariste n’a pas
changé, le profil des immigrés
bien. Il s’agit moins aujourd’hui de
recruter des travailleurs peu qualifiés pour l’industrie et plus d’attirer des « talents » pour l’économie
numérique et post-industrielle. Le
recrutement de travailleurs étrangers non qualifiés ou spécialisés
continue de s’effectuer dans les
secteurs de l’économie non délocalisables comme l’aide aux personnes, la construction, le secteur
horeca et l’agriculture. Le principe
est toujours le même : recruter et
accepter les travailleurs immigrés
dont nous avons économiquement
besoin et tenter de nous débarrasser des autres. Sans explicitement
l’énoncer, la Belgique a, d’une certaine manière, toujours tenté de
pratiquer une politique d’immigration choisie même si les modalités de sélection des travailleurs
POLITIQUE 94 | mars-avril 2016
migrants n’ont jamais atteint le
caractère systématique et proactif des politiques d’immigration
au Canada, par exemple.
La nouveauté dans les débats
et les politiques d’immigration
en Belgique ne réside pas dans
l’abandon de la logique utilitariste mais bien dans son transfert au domaine de l’asile. D’une
certaine manière, elle se généralise à l’ensemble des dossiers relatifs aux mouvements de population. Traditionnellement, les politiques d’asile renvoient à des justifications de types humanitaires
renvoyant aux Conventions de Genève et pas à des justifications de
type économique et utilitariste.
Les demandeurs d’asile doivent
être protégés et aidés en vertu du
respect d’engagements internationaux de la Belgique en faveur des
droits de la personne humaine.
Or, un glissement notable s’est
opéré à la faveur de la « crise des
réfugiés » qui a attiré l’attention
médiatique en 2015. Angela Merkel a montré la voie en expliquant
que les « réfugiés » allaient contribuer à l’économie allemande. Chez
nous, la stratégie du patronat et
en particulier de la FEB dans le
cadre de la crise de l’accueil des réfugiés syriens et irakiens de l’automne 2015 qui consistait à enquêter sur l’employabilité de ces
groupes va dans le même sens :
n’aidons pas tous les demandeurs
d’asile qui en ont besoin mais aidons en priorité ceux qui pourront contribuer à notre économie en fonction de leurs compétences mobilisables sur le marché
du travail. Certes, par le passé,
des réfugiés hongrois et yougoslaves avaient déjà été mis au travail en Belgique, notamment dans
les années 1950. Mais les années
suivantes avaient vu l’installation
d’un discours fort sur les droits de
l’Homme. Ce qui aujourd’hui est
parfois interprété comme de la
générosité du patronat et de ses
relais politiques n’est en fait que
l’instauration de critères économiques dans la politique d’asile
qui est ainsi sortie du champ humanitaire. Pour le gouvernement
actuel, les droits humains, c’est
bien, la profitabilité économique,
c’est beaucoup mieux.
RÉAFFIRMER SON AUTORITÉ
Durant la première décennie du
XXIe siècle, l’élaboration des politiques publiques en Belgique – en
ce compris les politiques d’immigration et d’intégration – est indubitablement marquée par un
Ces réformes n’affectent toutefois
pas l’objectif principal des politiques
migratoires belges depuis 1974 : limiter
l’accès au territoire aux seuls migrants
jugés économiquement productifs.
contexte permanent de crise. Durant cette période, la politique migratoire occupe une place croissante aux yeux du personnel politique puisqu’on adopte plus de
réformes durant la période 20082014 que durant les 20 années précédentes. Malgré leur nombre, ces
réformes n’affectent toutefois pas
l’objectif principal des politiques
migratoires belges depuis 1974 : limiter l’accès au territoire aux seuls
migrants jugés économiquement
productifs. Pour comprendre l’impact des crises sur les politiques
d’immigration et d’intégration
belges au XXIe siècle, il est tou-
29
LE THÈME
Paradoxes migratoires
Permanence de l’utilitarisme HASSAN BOUSETTA, JEAN-MICHEL LAFLEUR ET MARCO MARTINIELLO
tefois nécessaire de différencier
les effets des crises politiques de
2007 et 2011 des effets de la crise
économique et financière de 2008.
Les crises politiques marquées par
de longues périodes sans gouvernement ont chacune sensiblement
érodé la confiance des citoyens en
la capacité du personnel politique
à répondre à leurs préoccupations.
Après chacune de ces crises, l’action du politique dans le champ
des migrations et de l’intégration
doit donc également être comprise
comme autant de tentatives de
rétablir un certain crédit auprès
de la population car elles présentent deux caractéristiques essentielles. D’une part, elles touchent
aux pouvoirs régaliens de l’État
(ex. accès au territoire) et aux
prérogatives de l’État-Providence
(ex. accès aux droits sociaux) et
permettent donc aux au personnel
politique de réaffirmer son autorité dans ces champs à forte valeur
symbolique. D’autre part, les politiques d’immigration et d’intégration concernent par définition
des populations privées (en tout
ou en partie) de droits politiques.
Le coût électoral d’un durcissement de ces politiques est donc
faible tandis que les gains auprès
des électeurs traditionnellement
tentés par l’extrême droite sont
quant à eux élevés.
La crise économique de 2008,
quant à elle, a constitué une opportunité pour une partie du personnel politique de transformer le
discours et les représentations sur
l’immigration en Belgique. En effet, les réformes adoptées durant
cette période présentent la particularité d’insister sur le poids supposé des migrants sur le système
social du pays. Cette généralisation du discours stigmatisant sur
les coûts de l’immigration est visible à la fois dans la réforme des
politiques existantes mais égale-
30
sances linguistiques ou l’obligation d’avoir été économiquement
actifs constituent un changement
de paradigme : l’intégration (dont
les contours continuent à être vaguement définis) est désormais
un préalable à l’acquisition de la
nationalité. Dans sa volonté de
rendre plus restrictive les conditions d’accès à la qualité de Belge,
la loi fédérale réformant la nationalité vise explicitement à en neutraliser les effets migratoires.
Il n’est ainsi plus possible
pour un enfant majeur résidant
à l’étranger d’un nouveau Belge
d’obtenir la nationalité par déclaration. De la même
manière, la loi prive
les personnes disposant d’attaches
Le coût électoral d’un durcissement de
véritables avec la
ces politiques est donc faible tandis
Belgique mais ne
que les gains auprès des électeurs
traditionnellement tentés par l’extrême résidant plus sur
le territoire de la
droite sont quant à eux élevés.
possibilité de solliciter la nationalité
belge. La mise en
tant mettre un terme à la poli- œuvre en Wallonie et à Bruxelles
tique de laissez-faire qui caracté- de parcours d’intégration partielrisait selon lui la politique migra- lement obligatoires et contenant
des sanctions en cas de non-restoire belge jusqu’alors.
pect est un autre exemple. Alors
LES POLITIQUES D’INTÉGRATION
que l’adoption d’une telle poliDANS LE VISEUR
tique politique en Flandre flaLes liens entre politiques d’im- mande dix ans plus tôt avait soumigration et politiques d’intégra- levé de vives critiques de la classe
tion évoluent. De plus en plus, les politique francophone, ces sancmesures visant à favoriser l’inté- tions sont aujourd’hui généraligration des migrants et des per- sées à l’ensemble du pays.
sonnes d’origine étrangère s’insCes quelques exemples (auxcrivent comme des outils subor- quels on pourrait ajouter les rédonnés de la politique d’immigra- formes de la procédure d’asile et
tion. À cet égard, la réforme du l’accès à l’aide sociale des demandroit de la nationalité en 2012 est deurs) montrent à quel point les
éclairante. Elle marque un tour- citoyens non européens ont été
nant dans les politiques d’intégra- particulièrement ciblés par les rétion en Belgique. Alors que l’ac- formes des dix dernières années.
cès à la nationalité était jusque-là Toutefois, une particularité imconsidéré comme un élément per- portante de la vague de réformes
mettant l’intégration, l’introduc- des politiques d’immigration est
tion de clauses telles les connais- qu’elles tentent de façon croisment dans l’adoption de nouvelles
politiques publiques. Dans les
deux cas, ce discours justifie une
plus grande fermeté à l’égard des
étrangers, l’introduction de sanctions ainsi que la généralisation
du principe de conditionnalité
dans les politiques d’immigration
et d’intégration. À cet égard, différents exemples méritent d’être
soulignés. Tout d’abord, la réforme
de loi sur le regroupement familial en 2011 a fait de la Belgique
un des États européens où celuici est le plus difficile. Son adoption fut défendue, à l’époque, par
le député Théo Francken souhai-
POLITIQUE 94 | mars-avril 2016
sante à limiter également l’accès des citoyens de l’Union européenne au territoire belge2. Avec
l’élargissement de l’Union européenne vers l’Europe centrale et
orientale et la crise économique,
les migrants européens se sont eux
aussi progressivement désignés
comme « indésirables » et couteux pour le système social. Pour
tenter de limiter l’accès aux territoires de ces citoyens dont la liberté de mouvement est traditionnellement mieux protégée que celles
des ressortissants des états tiers,
la Belgique, comme d’autres États,
instaurera des mesures transitoires limitant la libre circulation
des nouveaux citoyens européens.
Toutefois, c’est par le biais des
politiques sociales que la volonté de limiter les flux des migrants
européens deviendra le plus visible. Dès 2012, l’accès aux droits
sociaux fut donc retiré aux nouveaux migrants européens durant
2 Voir « Quand on expulse des Européens… » dans ce numéro.
POLITIQUE 94 | mars-avril 2016
les trois premiers mois de leur séjour. Plus révélateur encore, la secrétaire d’État à la Migration Maggie De Block autorise une nouvelle
lecture de la directive 2004/38
afin de retirer leur permis de résidence à des citoyens européens
au titre qu’ils représentent une
charge déraisonnable pour le système social de leur pays d’accueil.
Alors que cette disposition réglementaire n’avait donné lieu qu’à
une dizaine d’expulsions en 2008,
les nouvelles procédures administratives mises en œuvre par la ministre ont fait grimper le total des
retraits annuels de permis de résidence à des citoyens européens
à plus de 2000 depuis 2012. Dans
un contexte de crise économique
marqué par une compétition croissante pour les ressources en déclin de l’État-providence entre migrants et autochtones précaires, la
politique sociale s’est donc progressivement imposée comme un
nouvel instrument des politiques
migratoires en Belgique.
S’il existe une politique belge
d’immigration, celle-ci consiste
Dans un contexte de crise économique
marqué par une compétition croissante
pour les ressources en déclin de
l’État-providence entre migrants et
autochtones précaires, la politique
sociale s’est progressivement imposée
comme un nouvel instrument des
politiques migratoires en Belgique.
avant tout à maximiser l’utilité économique des nouveaux entrants dans une perspective utilitariste. Le corolaire de cette approche a consisté à durcir progressivement les conditions d’accès au territoire. Vue dans la longue durée, le facteur de continuité prédomine sur les facteurs de
changement conjoncturels. Si la
question de l’immigration a évolué vers une très grande centralité politique au cours des dernières
années, on peut également faire
le constat que le caractère défensif qui prédominait dans les politiques d’immigration s’est étendu aux politiques d’intégration. À
bien des égards, l’enjeu de la politique d’intégration est tout entier subordonné à la préoccupation d’un meilleur contrôle de l’accès au territoire. n
31
LE THÈME
Paradoxes migratoires
L
es préférences migratoires du patronat
peuvent présenter
quelque chose d’insaisissable. Les fédérations d’employeurs rechignent d’ordinaire à prendre position sur cette thématique quand
elle n’engage pas directement leur
core business. Lorsqu’elles le font,
leur communication officielle ne
traduit que partiellement les intérêts réellement poursuivis. Parvenir à en déceler la cohérence nécessite dès lors de comprendre plus
en avant les mécanismes qui lient
la mobilité internationale des travailleurs au processus d’accumulation du capital.
La crise de l’asile qui a connu son
paroxysme à l’été 2015 aura permis d’étaler au grand jour le fossé
qui sépare le patronat et ses relais
politiques traditionnels sur cette
question. En Flandre, l’allégeance
mainte fois proclamée de la N-VA
aux employeurs du nord du pays
semble avoir pris du plomb dans
l’aile. Alors que la première érigeait la surenchère xénophobe au
rang de ligne de conduite face à
l’afflux de réfugiés, les fédérations
d’entreprises se sont très tôt positionnées en faveur de leur accueil.
L’Unizo ajouta même l’injure à la
blessure en tenant un point d’information au camp du parc Maximilien, pourtant qualifié de « repère d’extrême gauche » par les
nationalistes
Déconcertant ? Sans doute, en
particulier pour les militants de la
cause des réfugiés et sans-papiers,
pas forcément habitués à compter
le patronat dans le rang de leurs
soutiens. Étonnant ? Pas vraiment,
ces prises de positions s’inscrivant dans la droite ligne de celles
des fédérations d’employeurs européennes. De Berlin à Bruxelles,
celles-ci n’ont pas hésité à prôner un infléchissement de la politique restrictive qui prévaut actuellement.
Cette mobilisation serait-elle
symptomatique d’une cassure mo-
32
Le choix
du capital
Idée reçue : la droite n’aime pas les étrangers, et
encore moins les migrants, tandis que la gauche, c’est
le contraire. Idée fausse : en matière migratoire aussi,
les intérêts bien compris du capital le pousse vers la
dérégulation, pas vers le contrôle. Mais pour les électeurs
de droite, c’est différent.
GREGORY MAUZÉ
rale qui opposerait le patronat à
ses relais politiques pétris d’une
xénophobie dictée par des enjeux
électoralistes ? Répondre à cette
question nécessite de revenir sur
les fondamentaux qui guident les
uns et les autres en terme de la
mobilité internationale des travailleurs.
DIVISER POUR RÉGNER
Si l’idée que les migrations internationales se feraient toujours
au service des possédants ne résiste pas à l’analyse (voir encadré),
il n’en demeure pas moins que
celles-ci ont été activement mobilisées par les employeurs dans
Les migrations ne sont pas toujours
au service du capital
P
enser que le patronat chercherait, de tout temps et en tous
lieux, à favoriser la mobilité de la main-d’œuvre procède
d’une étroitesse de vue et d’un tropisme eurocentré. « Si l’on
désire jouer au jeu du travailleur indien ou polonais, opposé à
son homologue français ou allemand, et c’est évidemment de
cette manière que les économies libérales procèdent, il n’est
nullement désirable que les travailleurs migrent », note Érik
Rydberg, du Groupe de recherche pour une stratégie économique
alternative (Gresea). Ceux-ci sont profitables là où ils résident :
ils représentent des “actifs immobilisés”, semblables à des biens
immobiliers, des pièces inamovibles dans un jeu dont le but ultime
consiste in fine à tirer les salaires vers le bas, et ceci partout dans
le monde »1.
Les vagues migratoires auxquels on a assisté lors de
l’élargissement à l’Est de l’espace Schengen ont ainsi conduit
à des pénuries de main-d’œuvre dans différents secteurs
économiques. Si la multiplication des emplois vacants a
indéniablement freiné la croissance, elle a également renforcé
le rapport de force en faveur des salariés face aux employeurs.
Dans plusieurs pays d’Europe centrale et orientale, ceux-ci ont
dû revaloriser les salaires dans les secteurs en pénurie : hausse
de 21% du salaire moyen dans le secteur de la santé en Estonie ;
revalorisation de 12,9% dans le secteur privé en Bulgarie ;
relèvement du salaire minimum de 20% en Pologne en 2008,
pour ne citer que ces exemples. n
1 E. Rydberg, Mobilité et restructuration du travail, mai 2006, gresea.be
POLITIQUE 94 | mars-avril 2016
le centre de l’économie-monde.
D’abord parce que la hausse du
nombre de travailleurs en concurrence pour le même poste tend
à grossir ce que Karl Marx nommait « l’armée industrielle de réserve » et, donc, à infléchir le rapport de force en faveur du capital. Ensuite parce qu’ils permettent de contourner le mouvement
ouvrier. Peu au fait des garanties
sociales et salariales progressivement arrachées par les luttes sociales naissantes, les nouveaux arrivants se montraient en effet nettement moins revendicatifs que le
prolétariat local. L’importation de
main-d’œuvre étrangère constitue
ainsi l’occasion de renforcer l’atomisation de la classe ouvrière, et
de fait, de freiner son unification1.
En imposant des lois sociales assurant une égalité salariale progressive, et en s’adjoignant, non
sans peine2, les nouveaux arrivants, le mouvement syndical est
parvenu, dans une certaine mesure, à contrecarrer la stratégie
migratoire patronale. Pour autant,
la question de la venue ou non de
nouveaux travailleurs continuera à susciter d’âpres débats entre
employeurs et syndicats. Les premiers souhaiteront répondre aux
pénuries en faisant venir de la
main d’œuvre depuis l’étranger, quand les seconds réclameront plutôt une revalorisation des
conditions de travail pour pourvoir aux postes vacants.
En Belgique, la question fera
l’objet de fréquentes passes
d’armes qui ponctueront l’histoire de l’exploitation des principaux bassins charbonniers3. L’importation consacrera l’emprise des
thèses patronales en la matière sur
les décideurs politiques. Les syndicats se rallieront bon gré mal gré
à la venue de larges contingents
de travailleurs issus du pourtour
méditerranéen durant les Trente
Glorieuses, dans un contexte ou
la « bataille du charbon » conditionnait la reprise de l’ensemble
de l’économie.
vent être comblées sur place, à savoir la main-d’œuvre hautement
qualifiée. Au niveau européen, la
demande de fluidifier les déplacements des migrants hautement
qualifiés sera-t-elle rencontrée
par la directive européenne instaurant la « carte bleue », entrée
en vigueur en 2011 ? Fidèle aux
objectifs de compresser autant
que faire se peut les coûts salariaux, les étrangers hautement diplômés sont la plupart du temps
LE PATRONAT FACE À LA
FERMETURE DES FRONTIÈRES
La montée du sentiment xénophobe
et la percée de l’extrême droite vont
amener les partis de droite et de centredroit à restreindre les flux migratoires à
des fins électoralistes, avec un certain
succès.
Si l’apparition d’un chômage durable a profondément réorienté le
rapport de force en faveur du capital, elle signera également le
glas de l’immigration économique.
Pour le patronat, la revendication
de politiques migratoires proactives cesse de constituer une priorité en période de récession : l’« armée de réserve » de sans-emplois
peut en effet jouer allègrement le
rôle, jusqu’alors dévolu à la maind’œuvre étrangère, de frein à une
hausse des salaires trop rapides
pour les postes les moins qualifiés. De surcroît, la montée du sentiment xénophobe et la percée de
l’extrême droite vont amener les
partis de droite et de centre-droit
à restreindre les flux migratoires
à des fins électoralistes, avec un
certain succès.
Cette double dynamique va
conduire les employeurs et leurs
relais politiques à orienter leur
utilitarisme migratoire4 vers les
secteurs dont les pénuries ne peu-
1
M.-Th. Coenen, Les syndicats et les immigrés. Du rejet à l’intégration, EVO-Carhop
-FEC, 1999, Bruxelles.
3
2 Voir « Le défi des syndicats » à la suite
de cet article.
4 Voir « Permanence de l’utilitarisme »
dans ce numéro.
POLITIQUE 94 | mars-avril 2016
M.-T. Coenen, op.cit.
soumis à des contraintes administratives qui les condamnent à un
niveau de rémunération inférieur
eu égard à leur compétence.
En période de relance et de diminution du chômage, les pénuries dans les secteurs moins qualifiés refont néanmoins surface, relançant la demande pour une immigration économique. Si celleci peut alors connaître un certain
écho au sein des partis et des institutions sensibles aux intérêts
du big business, elle fait généralement long feu, les postures sécuritaires et anti-immigrées constituant des marqueurs électoraux
profondément ancrés.
Dès lors, l’appel à l’accueil des
réfugiés fuyant le Proche-Orient
doit être interprété comme une façon de remettre à l’ordre du jour
l’immigration économique. L’arrière-pensée du patronat consiste
à profiter du niveau de détresse
33
LE THÈME
Paradoxes migratoires
Le choix du capital GREGORY MAUZÉ
des nouveaux arrivants, qu’ils
soient ou non qualifiés, pour les
conduire à accepter des offres de
travail au rabais. Toutefois, la
Willkommen Politik de la chancelière allemande Angela Merkel
mise à part, les exhortations des
employeurs se sont, pour l’heure,
révélées d’un succès limité. À ce
stade, on pourrait donc penser
qu’un antagonisme structurel opposerait les émanations politiques
du néolibéralisme à ses avatars du
secteur privé sur la question de
l’ouverture migratoire.
Toutefois, cette opposition apparente présente elle-même un
caractère fonctionnel dans la dynamique du capitalisme. D’abord
parce que le discours hostile aux
immigrés alimente le racisme institutionnalisé, qui comprend luimême un effet dépréciateur sur
les salaires. Comme toutes discrimination, le racisme « justifie
que soit attribuée une rémunération de loin inférieure à celle que
le critère méritocratique pourrait
jamais justifier », analyse l’historien et sociologue américain Immanuel Wallerstein5. L’ethnostratification du marché de l’emploi,
encore récemment épinglée par le
Centre interfédéral pour l’égalité des chances, est là pour le rappeler6.
Ensuite parce que la logique
de « forteresse assiégée » répond
à une fonction parfaitement établie dans la dynamique du capitalisme : assurer la présence durable
d’une main d’œuvre « illégalisée ».
5 I. Wallerstein, Comprendre le monde. Introduction à l’analyse des système-monde, La
Découverte, Paris, 2006.
6 « Plus d’emplois, salaires plus bas : 1
personne d’origine étrangère sur 2 a un emploi faiblement rémunéré », 17 septembre
2015, diversite.be.
34
Le défi
des syndicats
Les organisations de travailleurs ne peuvent se limiter à
combattre l’instrumentalisation patronale de l’immigration.
Elles doivent anticiper, en combinant la solidarité
internationale avec l’indispensable unité des travailleurs.
Pas facile dans le climat actuel.
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les moyens colossaux
consacrés à la lutte contre l’immigration clandestine ne visent pas
à imperméabiliser complètement
les frontières. En réalité, « les infinies dispositions mises en place
à l’égard des migrants ne servent
peut-être pas tant à les immobiliser
qu’à faire de leur migration un état
sensible permanent », explique le
philosophe Denis Pierret7.
Batterie de mesures répressives
vent ainsi maximiser leurs profits en compressant les coûts salariaux et en s’affranchissant du
droit du travail.
Cette stratégie n’est évidemment pas assumée telle quelle
par le patronat. Il n’est toutefois
pas anodin de constater la remarquable réserve de ces derniers
lors des débats sur l’immigration
clandestine. Certes, des fédérations ont pu prendre parti pour
des régularisations lorsque cellesci offrent des perspectives pour pallier aux pénuries
La logique de « forteresse assiégée »
dans l’économie
répond à une fonction parfaitement
formelle (à l’insétablie dans la dynamique du
tar de l’Unizo en
capitalisme : assurer la présence
2007)9. De la même
durable d’une main d’œuvre
façon, les grèves de
« illégalisée ».
2009-2011 des travailleurs sans-papiers dans le secassurant le maintien du migrant teur de la restauration en France
dans une « vulnérabilité adminis- ont reçu le soutien de certaines
trative » le privant de toute pro- petites structures d’employeurs10.
Mais, de manière générale, la
tection et de tout droit ; application souple de la loi de façon hiérarchie patronale tient surà conserver un nombre suffisant tout à exonérer de leurs responde travailleurs irréguliers le ter- sabilités ceux qui se trouvent au
ritoire : telles sont les conditions sommet des chaînes de la sousqui permettent aux employeurs traitance en cascade qui permetde réaliser ce qu’Emmanuel Ter- tent le travail informel. « Le paray nomme la « délocalisation sur tronat s’est toujours refusé à replace »8. Les entreprises des sec- joindre un front réclamant le resteurs non externalisables (hôtel- pect des droits fondamentaux des
lerie, construction, restauration, sans-papiers sous prétexte qu’il
services à la personne…) peu- n’était pas de leur rôle de faire de
l’humanitaire » note un cadre de
la Fédération générale du travail
de Belgique (FGTB). Un signe par7
D. Pieret, Les frontières de la mondiami d’autres montrant que les prolisation. Gestion des flux migratoires en régime néolibéral, Université de Liège, 21 janvier 2014.
8
E. Terray, « Le travail des étrangers en
situation irrégulière ou la délocalisation sur
placeé, dans E. Balibar, M. Chemillier Gendreau, J. Costa-Lascoux, E. Terray, Sans-papiers, l’archaïsme fatal, Paris, La Découverte,
1999.
9
« Débats belges pour une politique migratoire », février 2008, diversite.be.
10 L. Van Eeckhout, « Une partie du patronat veut traiter la question des travailleurs
sans papiers », Le Monde, 6 avril 2010.
POLITIQUE 94 | mars-avril 2016
GREGORY MAUZÉ
fessions de foi humanistes exprimées lors de la crise des réfugiés
sont loin de présenter une tendance lourde dans l’attitude des
employeurs sur cette question…
LA FLEXIBILITÉ FACE
AUX CONTINGENCES
De ce tour d’horizon partiel,
qui ne prend évidemment pas en
compte la complexité des différentes formes d’entrepreneuriat,
se dessine l’image d’un rapport du
patronat aux migrations qui n’a
guère changé dans le temps. Le
modèle idéal d’une main-d’œuvre
étrangère séparée du reste de la
classe ouvrière n’a fait que s’adapter aux contingences du moment :
l’implication des nouveaux arrivants dans l’organisation syndicale réduisant leur isolement dans
un premier temps ; la croissance
et l’entretien du sentiment xénophobe au sein de la population hypothéquant certaines préférences
migratoires du patronat ensuite.
Cette contradiction apparente
entre ce dernier et ses relais politiques joue elle-même un rôle dans
le processus visant à faire des immigrés un instrument dans la rentabilité du capital. Qu’importe si,
en fin de compte cet état de fait ne
relève pas forcément d’une stratégie ourdie en connaissance de
cause par ceux-ci : le propre d’un
système bien rodé n’est-il pas précisément de fonctionner indépendamment de la volonté consciente
de ses acteurs ? n
POLITIQUE 94 | mars-avril 2016
C
omme celle du patronat, la position
des syndicats tient en
certains invariants,
qui évoluent au gré
des aléas socio-économiques. À une différence majeure :
contrairement à ces derniers, les employeurs ne sont pas dépendants de
leur antagoniste de classe pour définir leur propre approche en la matière. De fait, l’histoire du rapport
du mouvement ouvrier à l’immigration peut être résumée à un travail
de longue haleine pour s’adapter à
l’instrumentalisation de la maind’œuvre étrangère par les forces du
capital.
S’OPPOSER À L’IMMIGRATION,
SOUTENIR LES IMMIGRÉS
Consubstantielle au capitalisme1,
la mobilité internationale des travailleurs a, de prime abord, suscité la
méfiance du mouvement ouvrier. Au
laisser-faire migratoire, puis aux politiques d’importation volontaristes,
les syndicats opposaient le contrôle
de l’arrivée de main-d’œuvre étrangère. Parallèlement, le même objectif de lutter contre la stratégie patronale va les conduire à tenter de
limiter la concurrence résultant de
l’inégalité de statut. La revendication pour une égalité des droits sociaux et salariaux entre nationaux
et immigrés constituera, dès lors,
l’autre constante de l’approche syndicale.
Outre les aspects pratiques tels
que la barrière de la langue, les
étrangers auront du mal à se sentir représentés par une organisation
qui semble s’opposer à leurs intérêts
1
Voir « Le choix du capita l », ci-contre.
à court terme. En période de récession ou de crise économique, le climat xénophobe ambiant n’a pas toujours épargné les directions et bases
syndicales. C’est notamment un ministre socialiste et ancien syndicaliste, Achille Delattre, qui sera chargé d’une refonte de la législation sur
les étrangers en 1936 qui instaurera la priorité à l’emploi pour les salariés belges et poussera de nombreux immigrés au chômage. Le patronat ne lésinait d’ailleurs pas sur
les moyens pour multiplier les barrières à l’intégration des nouveaux
arrivants au prolétariat local.
La question a néanmoins fait l’objet d’intenses débats dans le mouvement syndical. La tension inhérente
à l’organisation ouvrière opposant
les tenants d’une approche gestionnaire aux partisans de la transformation sociale anticapitaliste s’est
retrouvée dans le rapport aux migrations. Arc-boutés sur la seule défense de leurs affiliés, les premiers
n’hésiteront pas à brader les intérêts de la main-d’œuvre étrangère
– mais aussi, cela vaut la peine de
le souligner, des femmes déjà présentes sur le marché du travail. Les
seconds, à l’instar du socialiste Jean
Jaurès, insisteront au contraire sur
le danger d’une division de la classe
ouvrière, et sur la nécessité d’apporter des solutions qui s’attaquent au
pouvoir de nuisance du capital (voir
encadré page 36).
Progressivement, la prise en
compte croissante des intérêts des
travailleurs étrangers a facilité leur
syndicalisation. La fin officielle de
l’immigration économique en 1974
va également changer la donne.
Cette question étant écartée, l’insistance syndicale pour un contrôle
des flux migratoires tend alors à s’es-
35
LE THÈME
Paradoxes migratoires
Le défi des syndicats GREGORY MAUZÉ
tomper, de même que la tentation
pour la préférence nationale. Resteront alors les deux piliers que
constituent l’égalité des droits et
la volonté de rallier les nouveaux
arrivants au monde syndical.
UN « ALLIÉ DE CLASSE »
Aujourd’hui, la défense des migrants fait incontestablement partie du répertoire d’action des principaux syndicats. Ceux-ci n’en
sont pas pour autant débarrassés
des défis inhérents au casse-tête
migratoire.
Il s’agit d’abord de changer la
perception globalement négative
du migrant, pour le réhabiliter
dans son rôle d’« allié de classe ».
« La place du syndicalisme en Belgique est incontestablement une
force pour réaliser un travail de
sensibilisation sur cette question,
mais il ne faut pas oublier que la
base reflète globalement l’état de
l’opinion sur la question », note
Myriam Djegham, du Mouvement
ouvrier chrétien. La méconnaissance des réalités migratoires2
conduit nombre de citoyens à réclamer des solutions aux anti-
« Par la Justice »
Dans l’édition du 8 janvier 1908 de l’Humanité, Jean Jaurès
consacra un éditorial aux tensions générées par l’arrivée en
masse de travailleurs japonais sur la côte ouest des États-Unis.
Aux solutions national-protectionnistes en vogue, le socialiste
oppose l’extension des droits, dans une optique authentiquement
internationaliste.
« La cause immédiate de la tension entre le Japon et les États-Unis
est dans l’immigration japonaise. Les ouvriers nippons menacent,
par leur travail au rabais, les ouvriers américains. De là, les colères
populaires. […] La vraie solution serait de ne pas interdire ou
de ne pas gêner l’immigration, mais d’établir un minimum de
salaire. De la sorte, aucun employeur n’aurait intérêt à s’adresser
particulièrement aux immigrés japonais. En outre, l’assurance
sociale contre le chômage, avec contribution obligatoire des
employeurs, détournerait ceux-ci d’encombrer le marché du travail
d’une main d’œuvre surabondante. […] Le Japon ne pourrait pas
se plaindre, puisque les États-Unis ne lui appliqueraient aucun
régime spécial, aucun traitement de défaveur. Au contraire,
ses nationaux, dans la mesure où ils trouveraient aux ÉtatsUnis l’emploi de leur force de travail, seraient protégés contre
l’exploitation et contre les bas salaires. » n
Jaurès, Jean, « Par la Justice », L’Humanité, 8 janvier 1908
gentée par le patronat ? Le travail
d’éducation populaire, mené notamment par les syndicats socialistes et chrétiens, semble d’autant plus essentiel.
Il s’agit ensuite de parvenir à
faire du syndicat le relais naturel des travailleurs
immigrés, en particulier des sansFaire du syndicat le relais naturel des
papiers qui reprétravailleurs immigrés, en particulier
sentent la quintesdes sans-papiers qui représentent
sence de l’atomila quintessence de l’atomisation du
sation du prolétaprolétariat souhaitée par le patronat.
riat souhaitée par
le patronat. Les organisations syndicales accusent en
podes de leurs intérêts de classe effet un certain retard dans ce
objectifs. Quel sens, en effet, y domaine, et ne se sont pas toua-t-il à prôner un durcissement jours montrées à la hauteur des
des conditions individuelles d’ac- enjeux. Il a notamment fallu atcès au territoire comme au temps tendre 2008 pour qu’un comité de
révolu ou l’immigration était dili- travailleurs sans-papiers voie le
jour à la section bruxelloise de la
CSC. Elle tarde à faire des émules
2
J. Héricourt, et G. Spielvogel, « Percepailleurs dans le pays. Moins dispotion publique de l’immigration et discours
sée à la reconnaissance de groupes
médiatique », 18 décembre 2012, laviedesispécifiques, la FGTB n’offre pas,
dées.fr.
36
à l’heure actuelle, de tels mécanismes d’organisation des travailleurs irréguliers. « Le problème
n’est pas tant politique que logistique, car cette question n’est pas
toujours abordée à sa juste importance », déplore le secrétaire fédéral du syndicat socialiste JeanFrançois Tamellini.
En outre, il s’agit de trouver un
moyen de créer du sens commun à
même de fédérer l’ensemble de la
classe ouvrière, y compris ses segments délaissés. Une tâche guère
aisée dans un contexte de disparition générale des idéologies.
Loin d’être un simple enjeu d’intérêts bien compris, prendre la défense des migrants constitue, pour
le mouvement ouvrier, un objectif éminemment politique. Il s’agit
de montrer sa capacité à porter
concrètement les frontières de la
solidarité. Dans un contexte où
la multiplicité des formes d’oppression du régime néolibéral génère un émiettement des luttes,
la question ne semble pas superflue. n
POLITIQUE 94 | mars-avril 2016
“Migrants”
ou “demandeurs
d’asile” ?
Pour désigner les Syriens fuyant en masse la guerre civile qui ravage leur
pays, le débat sémantique a fait rage : comment fallait-il les nommer ?
Le débat a opposé des militants et des chercheurs qui se retrouvent
pourtant sur l’essentiel : les pays riches ont bien un devoir d’accueil à
l’égard de populations poussées à la migration pour des raisons dont ils
ne sont pas innocents.
Le dialogue qui suit tentera d’expliciter les désaccords qui sous-tendent
ce débat, en donnant successivement la parole à deux chercheurs :
ANDREA REA (sociologue, Germe, Université libre de Bruxelles) et
FRANÇOIS GEMENNE (politologue, Cedem, Université de Liège).
q Éviter la confusion ANDREA REA
L
es Syriens arrivés en Europe en
2015 sont-ils des demandeurs
d’asile ou des migrants ? La différence n’est pas que sémantique.
Le terme de migrant constitue un
mot générique regroupant tous les
motifs de déplacement enfermant
une connotation négative. Il est
associé à la pauvreté, à la dépendance et à la suspicion. C’est pour
cette raison qu’on ne qualifie pas
de migrants les personnes de pays
occidentaux allant dans les pays
du Sud ou du Nord. Ce sont des
expatriés. Ils cumulent l’attribution a priori d’un motif légitime
de mobilité1 et l’appartenance aux
classes supérieures. Pour cette
raison, les personnes provenant
des pays de l’Union européenne
s’installant à Bruxelles ne sont
jamais qualifiées de migrants. Ce
sont des expats. Il existe ainsi
un système de classement des
mobiles : les mobiles incontestés
disposant a priori d’un motif légitime de mobilité (essentiellement
1
J. Torpey, L’invention du passeport,
Paris, Belin, 2002.
POLITIQUE 94 | mars-avril 2016
les « occidentaux », hommes d’affaires, scientifiques, artistes, sportifs, touristes…) et les mobiles
contestables soumis à démontrer
la preuve de la légitimité de leur
motif de mobilité (personnes
des pays soumis au visa Schengen, pauvres…). Ce système de
classement existe depuis que les
États disposent du monopole de
la définition des motifs légitimes
et droits de mobilité, à savoir
depuis le début du XIXe siècle. La
catégorie de demandeur d’asile
est un des motifs légitimes de
mobilité. Il est un droit universel
et inconditionnel reconnu par la
Déclaration universelle des droits
de l’Homme, garanti par le droit
international, la Convention de
Genève de 1951 et le Protocole
de 1967, par des directives européennes et par des législations
nationales. Pour rappel, toute personne qui a des raisons de croire
qu’elle est persécutée en raison
de sa race, sa religion, sa nationalité, son appartenance sociale ou
ses opinions politiques a le droit
d’être protégé par un État qui
n’est pas celui dont il dispose de
la nationalité. Le droit d’asile est
ainsi le droit de toute personne de
ne pas être obligée de retourner
dans un pays où elle serait en
danger.
Migration volontaire
ou forcée ?
Quelle est l’origine de la distinction entre migrant et demandeur
d’asile ? Très longtemps, cette distinction a été soutenue en raison
de la cause de la migration. Ainsi,
les migrants peuvent être considérés comme des personnes ayant
entrepris une migration volontaire
(travail, regroupement familial,
études) alors que les demandeurs
d’asile subissent une migration
forcée. Cependant, fuir la misère
peut également relever de la nécessité. Dès lors, cette distinction
volontaire/forcée n’est pas toujours suffisamment discriminante.
La distinction entre migrant/
demandeur d’asile est maintenue
parce que ce ne sont pas les
mêmes dispositions juridiques et
les mêmes procédures qui organi-
37
LE THÈME
Paradoxes migratoires
“Migrants” ou “demandeurs d’asile” ? ANDREA REA ET FRANÇOIS GEMENNE
w Trier, c’est condamner FRANÇOIS GEMENNE
D’
¦¦¦BOESFB!SFB
sent les migrations économiques
et familiales et le droit d’asile. S’il
existe un droit à demander l’asile
dans un autre pays que le sien, il
n’existe pas de droit international
d’immigrer bien qu’il existe un
droit d’émigrer.
Certains soutiennent que cette
distinction est obsolète. Deux
raisons sont souvent mobilisées à
l’appui de la thèse de l’effacement
de la distinction entre le migrant
et le réfugié. La première raison
tient surtout à l’appréciation de la
carrière migratoire de la personne
mobile. Il est souvent extrêmement difficile de pouvoir déterminer de manière précise si ce sont
des conditions socio-économiques
qui poussent des personnes à
migrer ou des causes liées à de la
persécution, des vexations, des
discriminations. La complexité
et l’imbrication des causes des
migrations sont telles qu’il est
souvent impossible d’identifier
avec précision une cause unique.
En outre, pour les réfugiés, la
définition de l’état de danger
est définie par les organismes
étatiques et secondairement par
l’histoire singulière du demandeur
d’asile. Ainsi, la Belgique peut déterminer que dorénavant Bagdad
est sûre alors que les personnes
qui en proviennent peuvent ne
pas avoir vécu cette expérience.
La deuxième raison de l’abandon
de la pertinence de la distinction
tient à l’inefficacité de la politique du contrôle des frontières.
Pour les tenants de cette thèse,
la politique restrictive d’immigration empêche la circulation des
migrants qui cherchent à s’inscrire
dans des pratiques de circulation migratoire. Par ailleurs, ils
constatent que cette politique
38
de contrôle est, d’une part, extrêmement coûteuse financièrement (contrôles, incarcérations,
expulsions) pour les budgets de
l’État et à l’Union européenne
et, d’autre part, excessivement
répressive et mortelle (3300 morts
en 2015 selon l’Organisation
internationale des migrations).
Enfin, la politique d’immigration
restrictive contribue à alimenter
l’économie criminelle de la migration. Ceux qui soutiennent l’abandon de la distinction migrant/
demandeur d’asile appellent à une
politique d’ouverture des frontières2. S’ils ont raison sur le bilan
des effets désastreux de la politique restrictive d’immigration, la
solution proposée ne va certainement pas augmenter le droit des
migrants/demandeurs d’asile. Si
nous sommes nombreux à espérer
un monde sans frontières, un
monde où l’égale répartition des
richesses serait une réalité, la
dissolution de la distinction des
catégories juridiques de migrant
et de demandeur d’asile ne peut
conduire qu’à une vaste compétition mondiale sans aucune garantie de préserver les plus faibles.
D’une certaine manière, le projet
de l’ouverture des frontières est
à la politique migratoire ce que
l’allocation universelle est à la
protection sociale. Il s’agit d’un
scénario fondé sur l’extension d’un
droit des personnes, un projet
libéral, mais qui ne prévoit aucun
dispositif de régulation des inégalités que la compétition de tous
contre tous engendrerait, sans
compter une inévitable construction d’une frontière intérieure
2
Michel Agier et François Gemenne,
« Migrants : voici dix raisons d’ouvrir les
frontières », La Libre, 27 août 2015.
entre des nationaux qui auraient
tous les droits et des étrangers
retournant au statut de potentiels
barbares.
Renforcer le droit d’asile
Pourquoi maintenir cette distinction entre ces deux termes – « migrant » et « demandeur d’asile » ?
Deux raisons principales peuvent
être avancées.
La première consiste à ne pas
annihiler le droit d’asile. Celuici doit être maintenu, préservé
et renforcé dans les États ayant
signé la Convention de Genève.
Cette dernière devrait même être
signée par davantage d’États.
Dans un monde qui connaît de
très nombreuses guerres et où
sévissent de nombreux régimes
autoritaires, il n’est pas pensable
de dissoudre le droit d’asile.
Cette cause de mobilité doit être
séparée de toute autre forme de
mobilité. Le droit d’asile consiste
en ce sens un devoir d’hospitalité
de la part de l’État accueillant.
Dans une période aussi incertaine,
on peut comprendre toute la valeur ajoutée de ce droit universel,
en ce compris en Europe. Au sein
de l’Union européenne, la demande d’asile n’est plus possible
pour un ressortissant européen.
Avec la droitisation de la société
européenne, toute personne qui
serait persécutée en raison de ses
opinions, sa religion, son appartenance ethnique doit pouvoir demander asile dans un autre État…
non européen.
La deuxième raison tient à la
légitimité d’un État et sa communauté politique, dans un monde
gouverné par des États nationaux,
à décider de qui peut en faire
partie. Si le droit d’asile consiste
POLITIQUE 94 | mars-avril 2016
en un devoir d’hospitalité, je pense
qu’il n’en va pas de même des
autres migrations (travail, famille,
étude). Kant, dans son Projet de
paix perpétuelle (1795), inscrit le
droit à la mobilité dans une vision
universaliste et individuelle. Et il
conviendrait de supprimer les visas
de tourisme pour permettre à tout
le monde d’être des voyageurs et
des touristes légitimes. Néanmoins,
le droit de voyager sans entrave,
à savoir sans visa, n’inclut pas le
droit de s’installer définitivement.
Cette distinction est ici utile entre
le voyageur de courte durée (touriste, étudiant…) et le migrant qui
projette une installation définitive
dans un pays qui n’est pas le sien.
Comment justifier l’absence de
droit à immigrer ? Michael Walzer3 a
repris la proposition kantienne en
considérant que si l’État a un devoir
d’assistance envers les demandeurs
d’asile et les réfugiés, la communauté politique doit pouvoir exercer
deux contrôles : celui de l’entrée sur
son territoire et celui des conditions
d’acquisition de la nationalité. Les
migrants qui sont admis temporairement sur un territoire doivent soit
pouvoir renter chez eux, ce qui n’est
pas le cas des réfugiés, soit devenir
des citoyens par naturalisation.
Cette position conduit évidemment
à des exclusions en raison du fait
que la communauté politique a un
droit à la définition des frontières.
Toutefois, ces dernières constituent
aussi des conditions nécessaires
au développement de politiques et
de droits à visée tendanciellement
égalitaire entre nationaux et étrangers. n
3
Michael Walzer, Sphères de justice. Une
défense du pluralisme et de l’égalité, Paris,
Le Seuil, 1997.
POLITIQUE 94 | mars-avril 2016
où vient cette distinction,
devenue aujourd’hui le mantra
de toute la classe politique, entre
migrants et demandeurs d’asile ?
Dans le contexte de la crise actuelle,
le débat est lancé pour la première
fois par une note du blog de Barry
Malone, producteur pour la chaîne
d’informations en continu Al Jazeera. Malone y explique, dans un
texte remarquable et émouvant, que
le terme générique de « migrants »
n’est plus adéquat lorsqu’il s’agit
de décrire la tragédie en cours en
Méditerranée. Que le mot a dérivé de
sa définition originelle pour devenir
un terme qui déshumanise et distancie, un grossier péjoratif. « Migrant,
écrit-il, est un terme qui enlève leur
voix à ceux et celles qui souffrent. »
L’émission Inside Story1, diffusée
le lendemain sur la même chaîne,
confirme la décision de la chaîne de
substituer au terme de « migrant »
celui de « réfugié », déclenchant ainsi une chaîne de réactions similaires
dans de nombreux médias.
Que s’est-il passé pour que le terme
de « migrant » soit aujourd’hui considéré comme une quasi-insulte pour
ceux et celles qu’il désigne ? Que
s’est-il passé pour que la migration,
jadis synonyme de la promesse
d’une vie meilleure, soit désormais
assimilée à un problème généralisé,
à une crise à résoudre ? L’un de premiers théoriciens de la migration,
Ravenstein, n’écrivait-il pas en 1885
que la migration signifiait la vie et
le progrès, tandis qu’une population
sédentaire était condamnée à la stagnation2 ?
Si nous avons accepté, médias et
chercheurs, de ne plus utiliser le
vocable de « migrant », c’est avant
tout parce que nous nous sommes
résolus à cette idée que le terme
était devenu péjoratif, et pouvait
nuire aux intérêts de ceux et celles
qu’il désignait. Je ne me résous pas
à cette défaite. Je n’accepte pas
cette capitulation face à un débat
public kidnappé par le racisme et la
xénophobie. La condition de migrant
1
Par souci de transparence, je précise
que j’ai participé à cette émission.
2
E.G. Ravenstein, « The Laws of
Migration », Journal of the Royal Statistical
Society, XLVIII(2), 1885, pp. 167–227.
n’a rien de honteux et elle n’est pas
consubstantielle de l’identité d’un
individu comme on voudrait le faire
croire. Et, pour le débat qui nous
occupe, il n’est pas plus honorable
(ni moins, d’ailleurs), d’être réfugié
que migrant.
Bons réfugiés,
mauvais migrants
Or c’est pourtant une hiérarchisation
de cet ordre qui est en train d’opérer. Sitôt le débat amorcé dans les
médias, les politiques de tous bords
– à commencer par la gauche – s’en
sont emparés pour imposer une logique de tri : il s’agissait d’éviter à
tout prix la confusion. Cette distinction entre migrants et réfugiés est
rapidement devenue la clé de voûte
de l’indigente réponse européenne à
la crise : les « bons » réfugiés seront
accueillis, en vertu des obligations
du droit international, tandis que les
« mauvais » migrants seront renvoyés
chez eux. Et l’on va même installer,
aux confins du continent, des hot
spots pour s’assurer que ne franchissent la frontière que ceux et celles
qui ont des « motifs légitimes de
mobilité », comme l’écrit Andrea Rea.
Qui sommes-nous pour juger que les
motifs de mobilité des uns sont plus
légitimes que ceux des autres ? Qui
nous arroge le droit de décider de
la légitimité des uns et des autres ?
Au nom de quoi décrétons-nous que
ceux qui fuient la famine, le froid,
la pauvreté, la catastrophe ou le
changement climatique n’ont pas
la légitimité de ceux qui fuient les
guerres et les persécutions ? Ce n’est
pas juste une question rhétorique :
décréter que les motifs de mobilité
d’un(e) migrant(e) sont illégitimes,
c’est aussi le/la condamner à l’illégalité.
Alors, au nom de quoi ? Andrea Rea
mentionne la Convention de Genève
de 1951 et son Protocole additionnel
de 1967. Cette convention préhistorique, devenue aujourd’hui la pierre
angulaire du droit international des
réfugiés, n’est au départ qu’un arrangement temporaire entre grandes
puissances pour régler la question
des réfugiés de la Seconde Guerre
mondiale sur le continent européen.
Si elle exclut les motifs économiques
comme « motifs légitimes de mobi-
39
LE THÈME
Paradoxes migratoires
“Migrants” ou “demandeurs d’asile” ? ANDREA REA ET FRANÇOIS GEMENNE
r Un privilège
de naissance
insupportable
FRANÇOIS GEMENNE
e Ouvrir sans conditions,
c’est condamner les plus démunis
ANDREA REA
¦¦¦GSBOƒPJT!HFNFOOF
lité », c’est simplement parce que
les États-Unis, la Grande-Bretagne
et la France n’ont pas voulu
faire cette concession à l’Union
soviétique d’alors. Les travaux
préparatoires de la Convention le
stipulent clairement : la Convention n’a vocation qu’à s’occuper
des réfugiés actuels et ne saurait
s’appliquer aux réfugiés futurs.
C’est pourtant ce qui s’est passé.
Et si nous refusons d’élargir cette
convention vieille de soixante
ans, si nous refusons de l’adapter aux réalités des migrations
contemporaines, c’est avant tout
parce que nous sommes tétanisés
par la peur que les gouvernements
ne saisissent cette occasion pour
tailler en pièces le droit d’asile
existant. Cette peur est absolument fondée. Mais c’est aussi un
autre renoncement.
S’il faut maintenir cette distinction entre migrants et réfugiés,
c’est avant tout pour ne pas
dissoudre le droit d’asile, qui
constitue un devoir d’hospitalité,
écrit Andrea Rea. Or, quelle est la
réalité du droit d’asile aujourd’hui
en Europe ? C’est celle d’un système inhumain et en faillite, qui
est devenu bien davantage un
instrument de contrôle des migrations, plutôt qu’un instrument
de protection des migrants. C’est
celle d’un système où l’immense
majorité de celles et ceux qui
demandent asile et protection se
les voit refuser. C’est celle d’un
système dévoyé, qui est devenu la
seule porte d’entrée légale dans
l’Union européenne, puisqu’on a
fermé toutes les autres.
Des migrants
« économiques » ?
Et, dans les faits, au-delà de
la question morale, comment
d’ailleurs distinguer entre les
motifs « légitimes » de mobilité et
ceux qui n’en sont pas ? Andrea
40
Rea le reconnaît : la distinction
entre les migrations forcées et
volontaires est largement artificielle. Nul ne quitte sa terre
natale sans un déchirement dans
le cœur. La distinction entre les
motifs de migration est également largement artificielle : les
facteurs politiques, économiques
et environnementaux s’imbriquent
aujourd’hui les uns dans les autres
et vouloir à tout prix les isoler les
uns des autres n’a aucun sens. Les
quatre millions et demi de Syriens
qui se sont réfugiés en Turquie,
en Jordanie, au Liban et en Irak
ont fui les bombes du régime de
Bachar el-Assad, et (dans une
moindre mesure) les atrocités de
Daesh. Ceux parmi eux qui tentent aujourd’hui, parfois au prix
de leur vie, de rejoindre l’Europe
dans des embarcations de fortune
le font parce que leurs conditions
de vie deviennent intenables
et que l’Europe représente pour
eux la seule possibilité d’une
vie meilleure. Qui oserait, pourtant, les qualifier de « migrants
économiques » ? C’est pourtant
cette même ignominie qui pousse
aujourd’hui nos gouvernements à
prôner le renvoi des bateaux, et à
essayer de convaincre la Turquie
de les empêcher de prendre la
mer.
Notre obsession à vouloir enfermer les gens dans les cases
étriquées d’un droit international
obsolète nous a conduits à oublier
que toutes les migrations, quelles
qu’en soient la nature, l’origine et
le motif, étaient avant tout des
projets d’hommes et de femmes,
tous portés par la promesse d’une
vie meilleure, par l’espoir que demain soit meilleur qu’aujourd’hui.
Et notre responsabilité dans ce
renoncement, notre responsabilité à nous, chercheurs, n’est pas
anodine.
Dans ce contexte, c’est l’ouver-
ture des frontières qui permet
de reconnaître la légitimité du
projet migratoire de chacun et
qui permet de garantir le droit à
la mobilité reconnu par la Déclaration universelle des droits de
l’Homme. Oui, c’est un projet de
liberté, parce qu’il permet la mise
en œuvre d’un droit fondamental.
Mais l’ouverture des frontières
n’amène nullement à la disparition de l’asile : au contraire,
en reconnaissant la légitimité
de la migration de chacun, en
abolissant cette distinction
honteuse entre motifs légitimes
et illégitimes de migration, elle
permet aussi de désengorger le
processus d’asile, et de le rendre
à sa fonction première : garantir
une protection à ceux et celles
dont la vie est en danger. Ce n’est
pas non plus la porte ouverte
à une gigantesque compétition
mondiale dans laquelle les plus
faibles seraient massacrés : c’est
bien la fermeture des frontières
qui empêche les plus faibles
d’avoir accès à la migration, en
raison des coûts démesurés qu’elle
implique pour les franchir, et c’est
aussi la fermeture des frontières
qui maintient les plus faibles dans
des situations de précarité et d’illégalité.
C’est pour cela que l’ouverture
des frontières est aussi un projet
d’égalité. Faire croire qu’il s’agirait d’un infâme projet néolibéral
au bénéfice des nantis est infondé
et malhonnête. Au contraire, face
à la tragédie qui se joue chaque
jour en Méditerranée, et dont
nous sommes tous complices,
c’est aussi, simplement, un projet
humanitaire. Car les trois termes
de la devise de la République
française ne sont pas antinomiques les uns des autres. Il ne
s’agit pas de choisir : chacun est
la condition de la réalisation des
autres. n
POLITIQUE 94 | mars-avril 2016
B
ien que je partage une bonne
partie de l’analyse de François
Gemenne, je m’oppose à la solution
qu’il préconise parce que, telle que
formulée, elle ne prévoit aucune
mesure visant à prévenir le risque
d’accroissement des inégalités.
François Gemenne soutient que
l’ouverture des frontières n’équivaut pas à une « une gigantesque
compétition mondiale dans laquelle
les plus faibles seraient massacrés ».
Sur ce point, c’est mal connaître
les migrations contemporaines.
L’ouverture des frontières sans
mesures de transition ou de protection équivaut à instaurer un processus de darwinisme social globalisé sur le marché du travail. Aujourd’hui, ce sont majoritairement
les individus les plus dotés, ceux
des classes moyennes et supérieures, qui partent des pays d’émigration alors que les déshérités ou
les plus pauvres sont condamnés
à rester sur place. Toutes les enquêtes sur le profil des migrants
indiquent que les nouveaux migrants ont des niveaux d’étude
élevés, souvent du capital qui leur
permet de faire le trajet migratoire,
sont des urbains globalisés, etc.
Les plus pauvres sont coincés sur
place. Ceci conduira inévitablement
à ce que les pauvres ici et là-bas
restent en marge de l’accès et au
partage des ressources, condamnés
à l’immobilité spatiale et sociale.
Une « communauté
de rivaux » ?
Par ailleurs, l’ouverture des frontières sans condition dans une
économie capitaliste débridée et
un marché du travail hyperconcurrentiel conduit à réaliser le rêve
du libéralisme économique : créer
un marché du travail unique où les
travailleurs plus que jamais constitueront une « communauté de rivaux », selon l’expression de Marx,
pendant que les sociétés continueront à faire toujours plus de profit.
POLITIQUE 94 | mars-avril 2016
Il suffit pour s’en convaincre de
voir les effets négatifs du détachement du personnel dans le cadre de
la libre circulation des services, un
exemple d’ouverture des frontières
à l’échelle intra-européenne.
Cette politique a pour conséquence
une diminution des salaires et des
protections sociales des travailleurs
étrangers engagés. L’ouverture des
frontières aux travailleurs non ressortissants d’un État de l’UE s’accompagnera obligatoirement d’un
durcissement des conditions d’accès aux droits sociaux et politiques
pour les nouveaux migrants. Dans
un environnement politique toujours plus conservateur, il est fort
à parier que certains proposeront
de conditionner l’accès aux droits
sociaux, comme cela est déjà un
peu le cas en Allemagne et en Autriche ou pour les travailleurs immigrés saisonniers, en les réservant
aux seuls nationaux. Quant aux
droits politiques, ils risquent d’être
réservés aux citoyens nationaux.
Ceci étant, le scénario proposé
par François Gemenne est très
stimulant intellectuellement et
politiquement, ouvrant à un vrai
droit cosmopolitique. Toutefois, il
ne suffit pas de proclamer « l’ouverture des frontières est aussi un
projet d’égalité » pour que ceci
advienne. L’histoire du mouvement
ouvrier nous a montré que la création de l’État social s’est fait par
la lutte dans le cadre des États-nations et des frontières nationales.
À défaut de porter et soutenir
un mouvement social global de
défense des travailleurs permettant l’unification des luttes et la
création d’une protection sociale
globale, ce que revendiquent certains mouvements sociaux, le scénario de l’ouverture des frontières
risque d’être un piège pour les plus
démunis et les classes populaires
mondiales. n
A
ndrea Rea a raison de pointer
le risque que l’ouverture des
frontières conduise à une augmentation des discriminations
pour l’accès aux droits politiques
et sociaux des nouveaux arrivants
– qui, du reste, sont déjà une
réalité aujourd’hui. C’est un risque
réel : l’ouverture des frontières
« géographiques » pourrait renforcer les frontières sociales et politiques. Mais cette lutte contre une
xénophobie d’État constitue aussi
un défi essentiel de toute société
multiculturelle. Et je suis d’avis
que le risque en vaut la chandelle.
Si j’assume une vision plus libérale
de l’économie (et de la société)
que celle que défend Andrea Rea,
je réfute par contre l’idée que l’ouverture des frontières conduise à
un « darwinisme social globalisé » :
bien sûr, ce sont aujourd’hui les
plus privilégiés qui ont la possibilité de migrer, tandis que les
plus vulnérables sont condamnés à
l’immobilité. Le principal obstacle
à la mobilité, c’est le manque de
ressources. Mais pourquoi en estil ainsi ? Parce que la fermeture
des frontières a fait exploser les
coûts de la migration, et rendu
nécessaire l’usage de passeurs
hors de prix ! Migrer du Vietnam au
Japon coûte l’équivalent de 6 ans
et 5 mois de salaire moyen pour
un migrant vietnamien1 ! Depuis
2000, les migrants à destination
de l’Europe ont dépensé plus de
15 milliards d’euros pour franchir
la frontière extérieure de l’espace
Schengen ! Ce ne sont pas les plus
riches qui bénéficieront en premier
de l’ouverture des frontières : ce
sont les plus pauvres, pour qui la
migration représente trop souvent
un luxe inaccessible. Aujourd’hui,
le destin des uns et des autres est
trop souvent déterminé par la rive
de la Méditerranée sur laquelle ils
ou elles sont né-e-s : elle est là,
l’injustice fondamentale, le privilège de naissance. n
1
J. Klugman (dir.), Human
Development Report 2009. Overcoming
barriers: Human mobility and development.
New York: UNDP, 2009.
41
c SKENDER
LE THÈME
Paradoxes migratoires
D
epuis quelques
mois, tout se précipite en matière
migratoire. La
question n’a jamais figuré aussi haut dans l’agenda européen :
un million de réfugiés, fuyant des
conflits que l’on connait depuis
longtemps (et dont l’exode n’est
pas une surprise) remettraient en
question un des acquis les plus importants de l’Union européenne :
la libre circulation entre États
membres de l’espace Schengen.
De nombreuses frontières se sont
déjà refermées et des murs s’érigent même entre États de l’Union
européenne. Pour certains, le système Schengen serait déjà mort.
La seule façon de maintenir
malgré tout cette libre circulation serait de rétablir la confiance
entre États membres, en s’assurant que les frontières extérieures
sont bien gardées. Le prix de la
libre circulation, c’est donc une
fermeture, la plus étanche possible des frontières extérieures
de cet espace protégé. Dans les
plans des dirigeants européens,
cela consiste, à l’heure actuelle,
à renforcer considérablement les
pouvoirs de l’agence Frontex , en
communautarisant la frontière et
en créant une équipe européenne
de gardes-frontières. Cela permettrait de mettre en commun
des moyens de contrôle pour pallier les insuffisances des mauvais
élèves comme la Grèce et l’Italie
qui laissent passer beaucoup trop
de migrants au goût de certains.
Bien évidemment, cela aura des
conséquences : renforcer ce que
l’Union est depuis longtemps, un
espace clôturé, meurtrier et hostile. Les logiques en cours ne sont
pas nouvelles : il s’agit de renforcer les moyens communautaires
pour contrôler, intercepter, inter-
42
De la liberté
de circulation à
l’égalité
des droits
Seule une ouverture totale des frontières permettrait
d’éviter les drames liés à la migration clandestine et à
l’expulsion des migrants non désirés. Mais les conditions
pour accompagner la liberté d’installation des migrants
d’un accès égal aux droits sociaux ne sont pas réunies.
CAROLINE INTRAND
codirectrice du Ciré (Coordination et initiaves pour réfugiés et étrangers)
roger et faire le tri entre les bons et
les mauvais migrants pour expulser ceux que l’on n’accepte pas. Parallèlement, les pays voisins sont
requis de participer à la sélection
et sont même payés pour cela. Les
critères appliqués ne sont plus du
ressort de l’Union européenne et
déjà la Turquie arrête, détient et
expulse dans des conditions tout
à fait inhumaines des centaines
de personnes en quête de protection sur son territoire et en route
vers l’Europe.
NOUS FERMONS LES YEUX…
Cette logique renforcée s’accompagne de changements législatifs en matière de séjour des
étrangers et des réfugiés dans de
plusieurs pays européens : réduction de la durée du séjour des réfugiés reconnus dans plusieurs États
membres (le projet de loi danois le
réduit à un an, le belge à cinq ans) ;
interdiction du regroupement familial pour les protégés subsidiaires, confiscation des biens personnels pour financer l’accueil au
Danemark et en Allemagne, autorisation de tirer sur les migrants en
Hongrie… Ces réformes radicales
donnent le ton de ce que nous vivons actuellement. Dans les discours, il apparait que nous ne pouvons pas accueillir ces réfugiés et
migrants qui nous menacent d’une
façon ou d’une autre (terrorisme,
viols et agressions sexuelles, dumping social, crise et chômage), ils
doivent rester dans les pays limitrophes qui en feront ce qu’ils en
veulent, nous fermons les yeux.
La logique de la fermeture des
frontières et du renforcement de
celle-ci au nom de la préservation des acquis des citoyens européens – la liberté de circulation à
l’intérieur de Schengen étant parmi ceux-ci – provoque à l’inverse
une insécurité grandissante pour
nos démocraties : en plus de la
catastrophe humanitaire qu’elle
engendre, avec les refoulements,
les morts en mer, les camps qui
s’érigent face aux murs et barbelés de l’Union, ce sont des situations explosives qui sont en train
de se développer tout autour de
l’Europe et qui sont renforcées par
les déplacements de population,
en Turquie, en Libye, en Égypte
Là, les migrants deviennent une
monnaie d’échange pour des régimes non scrupuleux, voire guerriers. L’insécurité augmente le niveau de nationalisme et de xénophobie : responsables de tous les
maux alors qu’ils en sont simplement victimes, on peut les enfermer au nom de la fermeture des
frontières, voire même les laisser
mourir. Les droits et libertés individuelles sont grandement menacés par ces dérives qui touchent
petit à petit chaque citoyen.
Dans ce contexte, la liberté
de circulation apparait à la fois
comme une parfaite utopie et
comme le seul antidote au poison
de la fermeture des frontières :
c’est l’opposé radical de ces politiques, radicales elles-mêmes.
Mais que signifie vraiment la li-
POLITIQUE 94 | mars-avril 2016
berté de circulation ? Il semble évident que les atrocités commises au
nom de la fermeture des frontières
pourraient être rapidement stoppées en laissant entrer ceux qui
ont besoin de se réfugier en Europe : il n’y aurait plus de mort, il
n’y aurait plus de trafic. Permettre
à ceux qui veulent venir en Europe
de le faire sans contrainte, sans
visa et sans contrôle supprime
d’emblée l’immigration clandestine et la lutte contre celle-ci. Il
pourrait aussi être concevable de
continuer les contrôles aux frontières – par le biais du visa par
exemple – pour poursuivre la lutte
contre le terrorisme mais non pour
des raisons de gestion des flux migratoires.
Tout ceci perdrait son sens si à
l’issue de l’entrée sur le territoire
nous n’étions pas capables d’offrir
à ceux qui fuient les conflits et la
misère les mêmes droits d’installation que les nationaux : accès
au marché du travail, accès aux
soins... dans les mêmes conditions
que les citoyens européens ont accès à cette installation. S’il devait
encore y avoir une sélection parmi eux : d’un côté ceux qui peuvent rester et de l’autre ceux qui
ne le peuvent pas, quels que soient
les raisons et les critères qui auraient été fixés, alors il faudrait
encore créer des moyens de coercition pour contraindre ceux-ci à
quitter le territoire ou convaincre
ceux-là que leurs privilèges sont
garantis. Encore des contrôles et
des arrestations, des centres de
détention, des avions d’expulsion,
des familles séparées et une inégalité latente, sous-jacente, permanente qui ouvre la voie aux
pires exploitations mais surtout
qui entretient l’illusion d’une catégorie d’êtres humains plus méritante parce que bien née, au bon
endroit de la planète.
POLITIQUE 94 | mars-avril 2016
QUESTIONS SANS RÉPONSE
Le 18 juin 2013, le Ciré adoptait un texte : « Pourquoi sommesnous pour la liberté de circulation
et d’installation » ? Voici ce que
nous disions à propos de la liberté de circulation seule : « Cela apporterait certes de notables améliorations, notamment en termes de
sécurité et de droits des migrants,
mais conserverait l’inégalité au
centre même de la politique migratoire et ne protégerait pas les migrants contre l’irrégularité. C’est
pourquoi nous estimons que, partant d’un régime de libre circulation, il est important de viser à instaurer un régime de libre installation ». Il est évident que la liberté
de circulation, en ce qu’elle résout
l’équation sordide de la répression
aux frontières n’est tenable que
lorsqu’elle s’accompagne de la liberté d’installation.
En réalité, la liberté de circulation et d’installation est une application de la notion d’égalité en
matière migratoire. Dans le monde
dans lequel nous vivons, foncièrement inégalitaire, on opère une
distinction entre nationaux et
étrangers en termes d’accession
aux droits. Cette inégalité de départ, qui découle de la souveraineté des États à décider qui entre
sur leur territoire pour y séjourner ou s’y installer, est à la base
de toutes les violations des droits
humains dont nous sommes actuellement témoins. Au nom de
l’exercice de cette souveraineté,
défini par des impératifs soit politiques, soit économiques, soit
les deux, les États peuvent verser
dans leurs penchants les plus xénophobes pour préserver les intérêts de quelques-uns.
À partir de là, de nombreuses
questions restent sans réponse.
Comment envisager que les frontières s’ouvrent, toutes choses
égales par ailleurs, et que l’on permette à tous de s’installer en Europe ? Par quelle révolution fautil passer pour en arriver là ? Car la
liberté de circulation, prise isolément ou dans un cadre inadéquat,
pourrait s’avérer un outil de précarisation. Elle peut contribuer à
l’affaiblissement du droit du travail et des droits sociaux et économiques en général en favorisant
le dumping social. C’est pourquoi
il est nécessaire que l’instauration de
la liberté de circulation soit précédée
d’avancées notables en matière de
garantie d’accès égale et effective
des nationaux, des Européens et des
migrants aux droits économiques et
sociaux.
il est nécessaire que l’instauration
de la liberté de circulation soit
précédée d’avancées notables en
matière de garantie d’accès égale
et effective des nationaux, des Européens et des migrants aux droits
économiques et sociaux et d’application plus efficace et uniforme du
droit du travail. Il y a donc des préalables, et pas des moindres, à la
mise en place de la liberté de circulation et d’installation.
Ainsi, la liberté de circulation
et d’installation, telle qu’elle est
défendue par le Ciré, est un outil
pour penser le futur, un outil utile
au changement social. Elle permet
de se projeter dans un monde où
tout est à redéfinir pour que l’égalité soit effective. Elle ouvre des
horizons pour permettre à chacun
de sortir de l’enfermement dans lequel nous a précipités le système
actuel. n
43
LE THÈME
Paradoxes migratoires
Partie 1 :
Accueillir tous
ceux qui fuient
la misère ?
Le trilemme
de la politique
migratoire
L’auteur reprend ici et actualise une réflexion publiée en
2005 dans cette revue. Les multiples crises migratoires ne
peuvent se satisfaire d’une réponse simplement morale.
Il faut repenser la solidarité entre les humains à l’échelle
planétaire.
PHILIPPE VAN PARIJS
Chaire Hoover, Université catholique de Louvain
publié dans Politique, Hors-série
n° 1, janvier 2005, pp. 94-95
N
i aujourd’hui ni
demain, dans un
monde comme le
nôtre où l’inégalité inter-nationale est bien
plus profonde que l’inégalité intra-nationale, on n’échappera au
trilemme suivant :
– Soit on ferme les portes aux
étrangers, ou on les entrebâille
très chichement, laissant ainsi s’accumuler sur le pas de nos
portes une pression de moins en
moins soutenable.
– Soit on les ouvre franchement mais en n’accordant à ceux
qui s’y engouffrent qu’une fraction des droits des natifs, instaurant ainsi un régime permanent
d’inégalité certes moindre qu’aujourd’hui mais combien plus visible et donc insupportable que
quand les pauvres sont loin.
– Soit enfin on ouvre franchement les portes en accordant
à tous ceux qui s’y engouffrent
les mêmes droits qu’aux natifs,
contraignant par là tout système
généreux de protection sociale à
se rabougrir d’urgence pour ne pas
s’effondrer.
Pour rendre ce trilemme moins
inconfortable, il n’y a pas d’autre
stratégie concevable que la réduction des inégalités entre les nations. Au service de cette stratégie, il existe potentiellement un
instrument très puissant. Il porte
un vilain nom, parce qu’il fait souvent mal à bien des citoyens des
pays riches qui ne l’ont pas mérité : « délocalisations ». Mais hélas,
si l’on prend au sérieux l’objectif
44
de réduire l’inégalité mondiale, il
faudra bien passer par l’investissement au Sud d’une richesse qui
était, ou aurait pu être, investie
là où elle est aujourd’hui le plus
concentrée, le Nord. D’une manière plus régulée peut-être, plus
responsabilisante certainement,
mais aussi plus massive qu’aujourd’hui, on ne peut vouloir sérieusement plus d’égalité entre
les nations du monde sans vouloir
plus de délocalisations.
Pour être efficace, cependant,
pour que la mondialisation puisse
aider au lieu de détruire, ce processus aura besoin d’être accompagné. Par des organisations supranationales et des coopérations
inter-étatiques qui se focalisent
sur les biens publics — état de
droit, éducation, santé publique.
Et par des ONG entreprenantes et
vigilantes, susceptibles d’être plus
innovatrices et plus sensibles aux
nécessités et potentialités locales
que ne le sont les multinationales
et les bureaucraties. Mais cela
ne suffira pas pour diffuser pouvoir d’achat et capacité d’action
jusqu’aux recoins les plus démunis de la planète.
Il y faudra aussi un dispositif redistributif planétaire simple
et puissant : une allocation universelle vraiment universelle. Par
exemple financée, en tout cas initialement, par la vente au plus offrant des permis de pollution compatibles avec les objectifs de Kyoto : nous avons tous droit à un dividende égal sur la capacité d’absorption dont l’atmosphère entourant notre planète a la chance
d’être dotée. Et par exemple distribuée, en tout cas initialement, sur
le modèle du dispositif redistributif le plus performant d’Afrique,
le revenu garanti à toutes les personnes âgées d’Afrique du Sud :
tout être humain né sur la planète aura la garantie de percevoir
par cette voie une pension de base
suffisante en tout cas pour vivre
décemment dans les pays les plus
pauvres.
GÉNÉREUX DES DEUX CÔTÉS
Dans cinquante ans, ce processus sera peut-être suffisamment
avancé pour qu’on puisse ouvrir
largement les portes sans que ce
ne soit la bousculade. Même si on
donne à tous ceux qui entrent les
mêmes droits qu’à ceux qui sont
déjà là. Même sans devoir réduire
d’un pouce la solidarité préexistante. Mais en attendant, il nous
sera très difficile, si nous refusons
d’instituer une inégalité permanente sur notre territoire, d’être
des deux côtés aussi généreux que
nous souhaiterions l’être : généreux à l’égard de tous ceux qui se
pressent à la porte de nos sociétés
ou s’y sont subrepticement faufilés, et généreux à l’égard des plus
démunis, des moins bien équipés
parmi leurs membres.
Ce n’est pas en niant ce conflit
qu’on l’abordera le mieux. C’est
en en identifiant la racine qu’on
se tournera vers la seule stratégie
qui peut l’éliminer : un cocktail où
entreprises multinationales, organisations supranationales, ONG et
redistribution transnationale ont
toutes leur place. Dans le monde
POLITIQUE 94 | mars-avril 2016
drastiquement moins inégal que
seul ce cocktail est susceptible
de produire, il sera enfin possible
d’adopter une attitude qui soit responsable à l’égard des plus faibles
parmi les « nôtres » sans pour autant devoir adopter à l’égard des
« étrangers » une politique dont, à
juste titre, nous ayons honte. Dans
ce monde moins inégal, il sera enfin réaliste de reconnaître à tous
ceux qui en sont aujourd’hui scandaleusement privés le droit fondamental de migrer, précisément
parce que très peu parmi eux en
feront usage.
Partie 2 :
Accueillir tous
ceux qui fuient
la violence ?
E
Janvier 2016
ntrebâiller chichement nos portes en
laissant s’accumuler
la pression migratoire à nos portes,
les ouvrir à tout qui
veut entrer avec des droits indéfiniment réduits qui instaurent
de facto un régime d’apartheid,
les ouvrir à égalité de droits au
prix d’un effondrement de notre
solidarité sociale : au moins autant qu’il y a dix ans, nous restons confrontés à ce trilemme.
Mais avec l’afflux massif des réfugiés syriens et irakiens, il demande à être reformulé et la stratégie requise pour le rendre moins
inconfortable doit être significativement élargie. Car si l’inégalité entre les nations reste la cause
principale des pressions migratoires, elle n’est plus la seule à
avoir un impact massif chez nous.
POLITIQUE 94 | mars-avril 2016
Si on cherche à bouger, ce n’est
pas que pour échapper à la misère. C’est aussi pour échapper à
la violence.
Dès la toute première formulation systématique des obligations des pouvoirs publics en matière de solidarité, une distinction est faite entre migrants selon laquelle de ces deux causes
explique leur migration. Dans son
De Subventione Pauperum (1526),
Juan Luis Vives, juif converti espagnol installé à Bruges et recruté
par Érasme pour enseigner à Louvain, l’exprime comme suit : « S’il
se rencontre des mendiants bien
portants, que les étrangers soient
remis à leurs cités ou bourgades,
mais en leur donnant un viatique.
Car ce serait inhumain que de
renvoyer les nécessiteux sans ressources pour le voyage ; et qui agirait de la sorte, que ferait-il d’autre
que de pousser au vol ? Cependant,
s’ils sont de villages ou de petites
localités affligées ou ravagées par
la guerre, alors on les considérera comme des concitoyens, tenant
compte de ce qu’enseigne Saint
Paul, à savoir : que parmi les baptisés par le Saint Sang du Christ, il
n’y a ni Grec ni barbare, ni Français ni Flamand, mais une nouvelle
créature. »
L’IDÉE SOUS-JACENTE À GENÈVE
Même s’il n’y est heureusement
plus question de baptême, la distinction opérée par la Convention
de Genève est fondamentalement
la même. De Vives à Genève, l’idée
sous-jacente est sans doute à la
fois qu’on a le devoir de se montrer plus accueillant pour les réfugiés parce que la violence tue plus
vite que la misère et qu’on peut
se le permettre parce qu’on peut
Pour que le droit de migrer librement
sur la planète puisse être viablement
conféré à chacun, il faut en outre que
la violence soit suffisamment contenue.
Comment ?
espérer que la violence sera moins
répandue que la misère et qu’elle
durera moins longtemps.
Cependant, lorsque la violence
touche une population vaste et
proche et qu’elle promet de s’éterniser, l’option consistant à « considérer comme des concitoyens »
ceux qui cherchent à y échapper
tend à devenir aussi problématique que celle qui consiste à accepter sur pied d’égalité tous ceux
qui cherchent à échapper à la misère. Le trilemme, alors se reforme.
Et pour le rendre moins inconfortable, la stratégie ne peut se réduire à faire fondre l’inégalité internationale. Pour que le droit de
migrer librement sur la planète
puisse être viablement conféré à
chacun, il faut en outre que la violence soit suffisamment contenue.
Comment ?
Dans The Better Angels of Our
Nature (2011), le psychologue de
Harvard Steven Pinker s’efforce
d’expliquer pourquoi la violence
perpétrée par des êtres humains
a connu, au fil des siècles et des
millénaires, une tendance systématique à la baisse : la probabilité pour un être humain d’être tué
intentionnellement par un autre
être humain est plus faible aujourd’hui, et même au cours d’une
année moyenne de la première
moitié du XXe siècle, qu’elle ne
l’était au Moyen Âge ou dans la
préhistoire.
Pour expliquer cette baisse, Pinker fait appel à deux mécanismes.
45
LE THÈME
Paradoxes migratoires
Le trilemme de la politique migratoire PHILIPPE VAN PARIJS
Il y a d’abord la pacification. C’est
le Leviathan de Hobbes, l’État répressif qui prend le contrôle d’un
territoire en soumettant les seigneurs et en arrêtant les brigands.
La violence perpétrée par l’État
peut être arbitraire et féroce. Elle
n’en réduit pas moins massivement le volume global de la violence. Le second mécanisme n’est
pas politico-militaire mais socioculturel. C’est ce que Pinker, s’inspirant du sociologue allemand
Norbert Elias, appelle la civilisation, le lent déploiement de deux
facultés humaines : le contrôle de
soi et l’empathie.
Ces deux « meilleurs anges de
notre nature » (une formule que
le titre de Pinker emprunte à un
discours de Lincoln) sont des dispositions innées qui s’épanouissent très inégalement en fonction
de contingences historiques. En
ce qui concerne le contrôle de soi
– antipode de la violence impulsive –, Pinker accorde par exemple
un rôle important, dans le cas de
l’Europe occidentale, à la diffusion
des règles d’étiquette à partir de
la noblesse du bas Moyen Âge. En
ce qui concerne l’empathie – antipode de l’indifférence, voire de
la jouissance face à la souffrance
d’autres êtres humains plus ou
moins différents de soi –, il accorde un rôle crucial au remplacement de l’épopée par le roman
populaire comme genre littéraire
dominant.
Plus ces deux dispositions sont
répandues au sein d’une société,
moins la pacification répressive
par la puissance étatique est requise pour contenir la violence.
Si, par soif de pétrole ou vénération des droits de l’Homme, on
ébranle ou décapite cette puissance étatique avant que le double
processus de civilisation culturelle soit suffisamment avancé, on
ne doit pas s’étonner que la violence éclate, comme elle le fait aujourd’hui en Irak, en Libye, en Syrie ou ailleurs.
Dans ces pays, hélas, ce double
46
jouent leur rôle et s’assurent que
ce ne soient pas que les paroles,
mais aussi les actes qui soient, en
ce sens, « civilisés ».
Dans des entités politiques
ethniquement divisées, comme
l’Irak, la Belgique ou l’Union européenne, cela exige que les institutions politiques soient intelligemment façonnées de manière à tenir
compte de cette division – minimalement sous la forme de garantie de présence au sein de l’exécutif. L’ingénierie démocratique ne
peut pas faire de miracles, mais
elle peut réduire la probabilité des
catastrophes et leur durée. Si son
LA FORCE DES INSTITUTIONS
impact est moins profond et parNon, heureusement, parce qu’il tant plus fragile que celui des deux
n’y a pas que la culture qui peut ci- processus civilisateurs mis en luviliser. Il y a aussi les institutions, mière par Pinker, elle a l’avantage
et plus précisément la « force ci- de se prêter un peu plus à une
vilisatrice de l’hypocrisie » inhé- action volontariste et, peut-être,
rente à toute démocratie qui ne d’être plus servi que desservi par
fonctionne pas trop mal. Une dé- les potentialités nouvelles créées
mocratie qui fonctionne bien, ce par l’internet.
n’est pas un dispositif de décision
Espoir bien abstrait et bien
collective qui permet aux préfé- ténu ? Peut-être pas. Il n’est pas
farfelu de penser
que si le dispositif
démocratique iraSi le dispositif démocratique irakien
kien avait garanti
avait garanti à la minorité sunnite une
à la minorité sunprotection aussi robuste que celle que
nite une protection
la constitution belge offre à la minorité aussi robuste que
francophone, l’État islamique ne serait
celle que la constijamais né.
tution belge offre à
la minorité francophone, l’État islarences de la majorité de s’impo- mique ne serait jamais né. En tout
ser. C’est un dispositif qui conduit cas, ce n’est que si une stratégie
à des décisions collectives qui institutionnelle de ce type parsoient justifiables, acceptables vient à être suffisamment efficace
comme justes par l’ensemble des qu’on pourra se passer de la poigne
personnes affectées. Pour y arri- des Saddam Hussein et El Sissi
ver, fût-ce très imparfaitement, il pour nous permettre d’échapper,
importe que ceux qui détiennent ne fût-ce qu’en ce qui concerne les
le pouvoir ou y aspirent soient réfugiés, à notre cruel trilemme.
forcés de défendre publiquement Ce n’est qu’alors qu’on pourra se
ce qu’ils proposent ou mettent en passer de cette répression honnie
place en en appelant à l’intérêt gé- pour pouvoir accueillir au titre
néral, ou à l’intérêt des plus mal plein de concitoyens, comme le
lotis. Peu importe qu’ils soient sin- voulait Vives, tous ceux qui nous
cères, pourvu que l’ensemble des viennent « de villages ou de peautres acteurs – opposition, mé- tites localités affligées ou ravadias, universités, société civile – gées par la guerre ». n
processus ne semble guère en
bonne voie. Le terreau dans lequel murissent les attentats-suicides n’est pas près d’être irrigué
par la déférence aux règles d’étiquette et le genre littéraire auquel l’internet expose les jihadistes en puissance est fort éloigné des romans invitant des bourgeois à s’identifier avec des prolétaires, ou des catholiques avec des
protestants. Pour tarir la source de
la violence, faut-il donc placer indéfiniment nos espoirs dans les Erdogan et El-Sissi – tout en regrettant Saddam et Khadafi ?
POLITIQUE 94 | mars-avril 2016
Migration
économique :
sortir du
refoulement
POurquoi ne pas réhabiliter l’approche utilitariste en
matière migratoire ? Même s’ils empruntent des chemins
de traverse, les migrants s’insèrent dans l’économie
FRANÇOIS DE SMET
philosophe, directeur de Myria
E
n 1795, dans son
opuscule Vers une
paix perpétuelle, le
philosophe Emmanuel Kant fait dériver de la rotondité
de la Terre l’existence nécessaire
d’un droit cosmopolitique. Celuici se définit comme une liberté
universelle de circulation – mais
non d’établissement – et au droit
de tout être humain de se déplacer sur la surface de la planète
sans avoir à être traité comme un
étranger, pouvant bénéficier des
lois de l’hospitalité. C’est l’un des
rares exemples de postures philosophiques sur la migration – et
pour cause ; si la migration est évidemment un phénomène séculaire
et universel, sa perception comme
telle est récente et concomitante
d’une mondialisation dont elle est
devenue l’un des paramètres.
La migration économique
constitue une carence majeure
des politiques migratoires. Cet
impensé est le fruit d’un refoulement devenu transparent : le
manque d’intérêt pour les motivations des migrants et pour la
POLITIQUE 94 | mars-avril 2016
velléité d’adapter ces motivations
à nos politiques. La répartition
des flux entre « bons réfugiés politiques » et « méchants migrants
économiques », ou tout simplement entre vrais et faux réfugiés,
défendue par la plupart des responsables politiques, constitue
une simplification de la réalité qui
renforce cette transparence des
causes. Ce discours a deux objectifs : d’une part, tenter de rassurer le citoyen en instillant l’idée
selon laquelle les nouveaux arrivants, dûment triés, ne seront
pas trop nombreux. D’autre part,
parvenir à réellement trier le flux
migrant et asséner vers l’extérieur
des messages de dissuasion. Nous
savons que la réalité est bien plus
complexe : au-delà des réfugiés de
guerre classiques, une large partie des migrants n’entreprend pas
le voyage pour une raison, mais
pour une multitude. Distinguer
motivations politiques et économiques relève bien souvent d’une
gageure ; la complexité des motifs
de migration est bien plus forte
que les voies d’entrées proposées par les pays d’accueil. Celles-
ci, aujourd’hui, laissent peu de
place à une migration économique
franche. Bien sûr, le canal migratoire de l’emploi existe, mais il est
bien plus ardu à entreprendre depuis 1974 et la fermeture des frontières à la migration de travail bilatérale. Or, si un tel canal existait
d’une manière large et accessible,
il concentrerait à coup sûr une
grande part des migrants souhaitant échapper au désœuvrement,
et ne demandant pas mieux que
de mener une existence digne sans
avoir nécessairement à venir de là
où éclatent les bombes.
Si les critères de la Convention
de Genève peuvent ainsi aisément
servir, aujourd’hui, à trier le flux
des migrants en fonction des peurs
Distinguer motivations politiques et
économiques relève bien souvent d’une
gageure ; la complexité des motifs de
migration est bien plus forte que les
voies d’entrées proposées par les pays
d’accueil.
des citoyens et des intérêts des
gouvernants, c’est parce que l’intérêt économique d’une large partie des flux a été longtemps refoulé. Par peur d’une instrumentalisation de la migration, certes. Mais
par blocage idéologique, aussi : à
droite, parce qu’on estime qu’ouvrir un nouveau canal migratoire
supplémentaire est impossible à
justifier vis-à-vis d’une opinion
publique déjà frileuse envers la
47
LE THÈME
Paradoxes migratoires
MIgration économique : sortir du refoulement FRANÇOIS DE SMET
figure de l’étranger en général.
À gauche, parce qu’on craint une
pression des nouveaux arrivants
sur les bas salaires, même s’il ne
faut pas le dire trop haut. Car il
faudrait dès lors assumer en plein
jour une difficile schizophrénie,
entre une gauche associative et
politique qui loue les étrangers
comme porteurs de diversité et
scande que « personne n’est illégal », et une gauche syndicale
qui ne veut pas entendre parler
de l’ouverture de canaux qui permettrait à ces mêmes étrangers de
pouvoir migrer pour des motifs en
lien avec leurs réelles aspirations.
Dès lors, une double paralysie
idéologique empêche le monde
politique, et l’opinion publique
avec elle, de s’emparer de la migration par un autre prisme que
et réseaux sociaux, et qui rendent, en son et en image, un eldorado européen plus proche encore.
Tout cela constitue une force d’attraction difficilement résistible, et
qui enjoint nombre de candidats à
prendre des risques inconsidérés,
jusqu’à celui de leur vie, pour atteindre l’Europe.
HYPOCRISIE
Malgré cela, avant 2008, certains responsables politiques
– essentiellement libéraux néerlandophones – avançaient pourtant l’idée d’une migration économique. Depuis la crise économique et bancaire, l’idée est tombée aux oubliettes générales. Se
dessine pourtant, aujourd’hui, un
espace dans lequel un tel débat
pourrait se déployer. Car la crise de
l’asile qui a surgi au
cœur de l’été 2015,
au-delà des drames
Tout cela constitue une force
qu’elle a charriés,
d’attraction difficilement résistible,
a eu au moins un
et qui enjoint nombre de candidats
avantage : elle a
à prendre des risques inconsidérés,
forcé le débat mijusqu’à celui de leur vie, pour atteindre gratoire plus que
l’Europe.
jamais, et dans une
mesure qui dépasse
de bien loin les précelui d’une actualité la présentant mices des flux actuels charriés
comme un phénomène subi, avec par les conflits au Proche-Orient.
tout ce que cela charrie comme Pressés de demandes d’éclaircisangoisses, craintes identitaires, sements, de recherches d’inforpeurs matérielles et finalement mations, les médias ont plus que
haines. Il faut pourtant le rappe- jamais amené – et globalement
ler : plus que la guerre, et sans avec qualité – les enjeux migradoute plus que la faim, ce qui toires sur la table. Pour le dire auanime une large partie de la migra- trement, une porte est aujourd’hui
tion est le désœuvrement, c’est-à- entr’ouverte pour parler sérieudire la conviction que, si on reste sement de migration. Non seulesur le territoire où l’on se trouve, ment de ses effets, mais aussi de
on n’a guère de perspective de me- ses causes et du défi qui est le
ner une vie digne, ou simplement nôtre de la considérer non comme
intéressante. Cet esseulement est un phénomène désagréable dont il
fantastiquement renforcé par les faut gérer les conséquences, mais
récits de migrants ayant réussi à comme une donnée inhérente à
s’établir, et par les images déver- la civilisation humaine qu’il faut
sées par les télévisions, internet pouvoir utiliser au-delà des pos-
48
tures idéologiques respectives.
C’est donc le moment d’oser parler de migration économique avec
une chance d’être entendu.
D’abord, c’est l’un des rares dossiers positifs en migration, l’une
des seules opportunités que nous
avons de donner un sens positif au phénomène migratoire de
nous en emparer pour en faire un
choix proactif et non un phénomène subi.
Ensuite, bon nombre de données indiquent que la migration
économique constitue, déjà aujourd’hui, une réalité contribuant
à l’économie du monde. C’est pour
cela qu’il est adéquat de parler
de refoulement.Le monde économique n’a pas attendu que de véritables canaux de travail existent pour tourner avec la migration – et grâce à elle. Ainsi, pour
ne prendre que ce seul exemple,
le montant des « rémittences »1
est notoirement très élevé (plusieurs centaines de milliards d’euros), et est sans commune mesure
avec les sommes engagées par le
biais de la coopération au développement. Officialiser davantage
de canaux migratoires axés sur le
travail, ce serait mettre au jour
cette hypocrisie souterraine, par
laquelle des migrants, contraints
de se déguiser en d’autres catégories ou d’être clandestins, participent à la richesse de nos pays et
des leurs. Ce serait aussi démocratiser un accès qui, pour l’instant,
par manque de courage collectif, charrie une réalité des choses
plutôt néolibérale : ce sont les
plus débrouillards et ceux qui ont
un peu d’argent qui parviennent
jusqu’ici, et non nécessairement
les plus pauvres ou ceux qui en
auraient le plus besoin.
1 De l’anglais remittances : sommes envoyées par les diverses diasporas auprès de
leurs familles
POLITIQUE 94 | mars-avril 2016
Campagne australienne à l’attention des potentiels migrants… et sa réplique.
TRIPLE WIN
Il ne faut toutefois pas sousestimer les difficultés. Car parler sérieusement de migrations,
c’est faire le deuil de la simplicité et des solutions idéales. Ainsi,
imaginer une politique migratoire
économique est un défi à l’avenir,
parce qu’elle ne peut se déployer
que dans un univers mondialisé,
dans lequel la nature même de ce
qu’est le travail évolue constamment. L’affaiblissement du travail
manufacturier au profit du secteur tertiaire, en Europe, annonce
de fortes difficultés. Ainsi, force
est de reconnaître, devant l’imprévisibilité de ce que sera la nature de l’emploi demain, qu’il n’est
pas possible d’assurer que chacun
y trouvera sa place. Cela n’est pas
une raison suffisante pour se dispenser de penser une migration
économique un peu plus juste,
qui envisage l’ouverture de canaux nouveaux. Car de toute façon, que l’on se rassure : si l’Europe
devient un désert économique, les
migrants ne viendront plus, tout
simplement.
Quels seraient les principaux
axes de cette ouverture ? Il n’est
pas déraisonnable de parier sur
un « triple win » : une politique
migratoire économique pourrait,
enfin, permettre de mieux concilier les intérêts des pays d’origine,
ceux des pays de destination et
les droits et intérêt des migrants
eux-mêmes. En ouvrant un canal
supplémentaire à la migration de
travail, accessible aux hauts diplômés comme aux statuts plus précaires, nous apporterions un peu
plus de justice, en faisant mieux
POLITIQUE 94 | mars-avril 2016
correspondre les motivations
réelles des migrants avec les catégories administratives des flux.
Nous reconnaitrions le rôle des rémittences dans le développement
des pays. Nous œuvrerions, enfin,
à un redéploiement économique
assumé dans les pays du Nord. Inévitablement, cela induirait de parler – comme cela se fait déjà aujourd’hui – d’estimation des types
d’emplois disponibles. De quotas
de migrants par type de fonction.
De tests de qualification. De migration définitive, mais aussi circulaire. D’ouverture à différentes
catégories de migrants, selon les
formations, en ouvrant délibérément un accès aux plus faibles
formations. De promouvoir l’esprit d’entreprise chez ces nouveaux venus.
Cela demande évidemment d’admettre que l’on peut envisager les
migrations sous l’angle de l’utilité sans perdre son âme. Dès que
l’on tente de parler de migration
économique, le procès en utilitarisme n’est jamais loin, selon une
logique de classe qui, aussi louable
peut-elle paraître pour s’être ancrée dans l’empathie pour des populations précarisées, pourrait
nous faire perdre des opportunités de progrès pour tous si on
ne parvient pas à s’en émanciper.
Qu’il naît bien vite, le soupçon envers celui qui ose considérer aussi le migrant comme une force de
travail : si des migrants deviennent une force de travail, si d’aucuns se proposent de les employer
– Angela Merkel, ou la FEB en Belgique – n’est-ce pas un signe montrant qu’il faut s’éloigner de cette
voie ? Ce serait oublier combien la
situation ne pourrait pas être davantage injuste qu’aujourd’hui :
non seulement les migrants dits
économiques ne disposent pas de
la possibilité de migrer pour une
raison en adéquation avec leurs
souhaits ; mais en plus ce sont,
malgré tout, les plus riches ou
les plus débrouillards d’entre eux
qui peuvent se permettre de tenter l’aventure. Continuer à refouler la nature aussi économique de
la migration, c’est accepter le développement d’un néolibéralisme
particulièrement cruel : celui qui
donne un avantage, ou un droit
supplémentaire, à celui qui parvient à imposer sa présence sur le
sol du Nord, au détriment de celui qui n’a pas les moyens, financiers ou psychologiques, de réaliser cette transgression.
Répondre du tac au tac à tous les
populismes ambiants par une assertion
évidente : l’étranger ne prend pas
seulement une part du gâteau. Il
l’agrandit.
Dès lors, en effet, il faudra sans
doute intégrer au débat une dimension d’utilitarisme – et ce
n’est pas grave. Cela induit d’admettre qu’une migration est, déjà
aujourd’hui, une sorte d’entreprise : avec des risques, un budget, un objectif, des menaces, des
opportunités. Transformer le migrant non seulement en citoyen,
mais aussi en travailleur, entrepreneur, contributeur, consommateur. Et permettre de répondre du
tac au tac à tous les populismes
ambiants par une assertion évidente : l’étranger ne prend pas
seulement une part du gâteau. Il
l’agrandit. n
49
LE THÈME
Paradoxes migratoires
E
ntre janvier 2008 et
juin 2015, 10 228 citoyens européens résidant en Belgique
ont reçu un « ordre
de quitter le territoire ». En d’autres mots, ils se sont
fait expulser par l’Office des étrangers comme des sans-papiers ordinaires. Motif : ces citoyens représenteraient une « charge déraisonnable » pour ce pays de onze millions d’habitants1.
Eh oui : les Européens ne sont
pas à l’abri d’une expulsion. En
tout cas ceux qui ont déjà exercé leur droit de se déplacer librement dans l’espace européen, qui
sont sur le point de le faire ou qui
ont un enfant qui certainement le
fera. Se déplacer en tant qu’étudiant, stagiaire, artiste, demandeur d’emploi, travailleur salarié,
indépendant, retraité, amoureux
ou sans aucune raison autre que
l’envie d’aller voir ailleurs.
On s’étonne : cette libre circulation n’est-elle pas garantie par
la citoyenneté européenne ? Oui
jusqu’à trois mois, comme pour les
touristes. Au-delà, il faut un titre
de séjour permanent pour bénéficier d’une vraie sécurité. Tant
qu’on n’en dispose pas, le sésame
de la carte d’identité européenne
n‘est qu’une protection très relative. Surtout si son titulaire est
bénéficiaire d’une aide sociale ou
demandeur d’emploi. Même certaines catégories de travailleurs,
1
Une progression record a été enregistrée entre 2010 et 2013, lorsque le nombre
d’expulsions à l’encontre d’Européens est passé de 347 à 2712 (+700%), pour se stabiliser ensuite au rythme de 2200 éloignements
par an environ.
50
Quand on
expulse
des Européens…
OK, l’Europe a un problème avec la migration extraeuropéenne. Faut-il ouvrir, fermer, entre les deux… Mais
au moins, au sein de l’Union européenne, c’est réglé,
non ? La libre circulation des travailleurs n’est-elle pas un
des piliers de la construction européenne ? Pas si sûr…
CARLO CALDARINI
sociologue, Observatoire des politiques sociales en Europe de l’Inca-CGIL, Bruxelles
moins bien lotis sur le plan du
droit du travail, sont aujourd’hui
dans le collimateur de l’Office des
étrangers2. Justification de ces
expulsions : ces gens-là viennent
ici faire du « tourisme social ». Or
la Belgique est en crise et sa générosité a des limites. D’ailleurs,
en agissant ainsi, elle ne fait que
se conformer aux règles européennes. L’alibi parfait.
« Mettre fin au tourisme social »
Qu’elle est loin, la belle utopie européenne3.
IL ÉTAIT UNE FOIS L’EUROPE
Mars 1958. Le « Traité de Rome »
instituant la Communauté économique européenne entre en vigueur. Juste après avoir établi
les langues officielles et le statut
2
Par exemple, jusqu’il y a quelques années, on expulsait des travailleurs engagés
sous article 60.
3
Il faut rappeler ici les grandes affiches
colorées à l’en-tête de la Fédération des charbonnages, vantant en détail les alléchants salaires, les allocations familiales, pensions et
congés offerts en Belgique, placardés dans les
années 1950 et 1960 dans toute l’Italie pour
attirer des travailleurs transalpins. N’étaitce pas une incitation au « tourisme social »
tellement décrié aujourd’hui ? Voir A. Morelli, « L’appel a la main d’œuvre italienne pour
les charbonnages et sa prise en charge a son
arrivée en Belgique dans l’immédiat aprèsguerre », BTNG-RBHC, XIX, 1-2, pp. 83-130,
1988.
des fonctionnaires, le tout jeune
Conseil de la CEE – limité à cette
époque aux gouvernements des six
pays fondateurs – se penche sur
son premier acte véritablement
politique : un règlement européen
contraignant, concernant « la sécurité sociale des travailleurs migrants »4.
Avec les trois autres libertés de
circulation des marchandises, des
services et des capitaux , la libre
circulation de la main-d’œuvre allait ainsi devenir l’un des piliers du
nouveau marché commun5. Si la
mobilité géographique des forces
de travail est aussi ancienne que
l’humanité, cette nouvelle liberté incorpore un droit fondamental à la sécurité sociale pour tout
travailleur se déplaçant d’un État
membre à l’autre.
Malgré les apparences, il ne
s’agissait pas d’une mesure véritablement sociale. L’objectif était
plutôt de favoriser la mobilité d’un
4
Règlement n° 3/1958 du 25 septembre
1958 du Conseil, concernant la sécurité sociale des travailleurs migrants.
5
Le Traité de Rome prévoyait déjà dans
son article 48 que « la libre circulation des
travailleurs est assurée à l’intérieur de la Communauté ». Les articles 48 à 51, portant sur
la libre circulation des travailleurs, ont été
repris presque sans modification dans le traité de Lisbonne.
POLITIQUE 94 | mars-avril 2016
des facteurs de production (le travail) en neutralisant les dispositions discriminatoires sur base de
la nationalité présentes dans les
différents systèmes nationaux de
sécurité sociale. Ces dispositions
constituaient une entrave aux libertés économiques que la CEE
avait pour objet de protéger.
Ce premier règlement sur la sécurité sociale des travailleurs migrants posait ainsi les fondations
d’un tout nouveau système supranational, dit de « coordination »,
visant à faire dialoguer les différents régimes nationaux au niveau européen. Des pays comme
la Belgique, alors en pénurie de
main d’ œuvre, en ont largement
bénéficié.
Faire dialoguer, et non harmoniser. Et pourtant, d’une véritable
harmonisation, unifiant progressivement les régimes nationaux de
sécurité sociale dans un cadre juridique commun, il fut bien question6. La France en fut une ardente
avocate, mais les autres pays ne
voulaient pas renoncer à ce que
nous qualifierions aujourd’hui de
« dumping social » : bénéficier
de l’avantage concurrentiel d’un
moindre coût du travail. Bref, malgré l’insistance française, l’harmonisation fut jugée prématurée d’un
point de vue politique7. Ce point ne
fut plus jamais mis à l’ordre du jour
et, depuis, ce sont d’autres pays qui
6
S. Roberts, « Bref historique de la coordination de la sécurité sociale », dans Commission européenne, 50 ans de coordination
de la sécurité sociale, Luxembourg, Office des
publications de l’Union européenne, 2010.
7 P. Watson, Loi sur la sécurité sociale des
Communautés européennes, Londres, Mansell,
1980.
POLITIQUE 94 | mars-avril 2016
profitent de ce « dumping social ».
Depuis lors, les régimes de sécurité sociale ont pu varier considérablement d’un État membre à l’autre
et les dispositions européennes
n’ont eu aucun pouvoir réel de les
harmoniser. Cette harmonisation
est bien évoquée dans tel ou tel
pays, mais toujours à la baisse, sous
prétexte de s’aligner sur le coût du
travail de ses voisins pour améliorer sa compétitivité.
Le phénomène qu’on qualifie aujourd’hui de « tourisme social » se
résume à quelques chiffres. Si l’investissement public dans la protection sociale, mesuré bien entendu
en parité de pouvoir d’achat, est
par exemple de 15 000 euros par habitant au Luxembourg et de 9300
euros en Belgique, celui-ci ne dépasse pas le seuil de 2200 euros en
Roumanie et Bulgarie.
Le revers de ce « tourisme social », à savoir le « dumping social », représente une menace majeure pour les travailleurs, car il
sape leurs droits de manière fondamentale. Pour s’en tenir aux mêmes
pays, le salaire minimum légal, qui
est aujourd’hui de 1922 euros au
Luxembourg et de 1500 euros en
Belgique, est de 235 euros à peine
en Roumanie, et sous la barre des
200 euros en Bulgarie.
L’Europe de la libre circulation
des travailleurs n’existera pleinement que lorsqu’elle disposera d’une sécurité sociale unifiée
et, plus généralement, de normes
sociales identiques partout. La liberté migratoire des Européens ne
sera vraiment acquise que lorsque
leur mobilité cessera d’avoir des
effets directs sur la rentabilité du
capital. n
« Ce sont mes films qui me
sauvèrent. Mes films et la
culture, cette somme d’idées et
d’expériences sociales vécues
dans ma jeunesse. Je persiste à
croire que la révolution se fera,
que c’est la démocratie elle-même
qui suggère ce genre de mutation.
La démocratie n’existe pas quand
les institutions n’évoluent plus.
Couplée au développement de la
pensée et de la réflexion critique,
elle suppose des transformations
profondes initiées et acceptées
par la collectivité. Si celles-ci
ne se font pas, ce sera le choc
révolutionnaire. La révolution en
faveur de l’émancipation et de la
justice vaut mieux que la contrerévolution, celle du fascisme, née
de l’abattement et de la désolation
d’une partie de la population qui
accuse la démocratie d’être la cause
de son désarroi. Je pense que la
découverte de nouvelles utopies
mène à une nouvelle vision de la
société. »
Les Mémoires ont toujours des failles,
parfois elles peuvent être injustes. Celles
d’André Dartevelle ne font pas exception
mais le document qu’il nous laisse est
exceptionnel. Pour la compréhension
de l’homme et de l’œuvre évidemment
mais aussi sur la signification profonde
du cinéma documentaire qu’incarnait ce
« cinéaste résistant ».
(Extrait de la préface de Hugues Le Paige)
Col. Place publique
ISBN 978-2-87267-192-2 | Prix : 16 EUR
Éditions du Cerisier
20 rue du Cerisier | 7033 Cuesmes
065 31 34 44
www.editions-du-cerisier
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