LE THÈME Ç Paradoxes migratoires a devait arriver un jour. Dans un univers mondialisé, où tout circule sans entraves – les marchandises, les capitaux et, surtout, l’information –, il était inévitable que les êtres humains soient totalement absorbés par cette tornade et qu’aucune frontière ne soit en mesure d’y résister. Mais aujourd’hui, la crise syrienne dégorge des millions d’hommes, de femmes et d’enfants, sur notre continent, mettant en péril sa fragile construction politique. À la recherche d’une solution globale Cette évidence logique fut longtemps refoulée. En 1974, date de fin d’une immigration de travail bien maîtrisée, l’Europe a officiellement fermé ses frontières tout en y aménageant quelques soupapes pour faire baisser la pression qui s’accumule à partir du monde extérieur : regroupement familial, asile, régularisation… En permanence, le modèle s’ajustait entre la forteresse et la passoire. Les États européens ne contrôlaient pas tout, mais ils « géraient » pragmatiquement. Et voilà qu’une guerre civile meurtrière vient bousculer ce bricolage. Elle vient aussi bousculer des hypothèses, des certitudes, des postures. Personne n’en sort indemne. Ici s’exprime librement une nouvelle xénophobie d’État : « pas de ça chez nous ! ». Là on cherche à adapter aux contingences le vieil utilitarisme de l’immigration choisie – on prend ceux-là, on rejette les autres. Désespérément, on cherche la formule du « triple win » d’une politique migratoire qui serait gagnante pour les pays de départ et d’arrivée ainsi que pour les migrants eux-mêmes. Une politique sans perdants. Un rêve ? 26 POLITIQUE 94 | mars-avril 2016 POLITIQUE 94 | mars-avril 2016 entre migrants. Pour François Gemenne, cette distinction est ’ L utilitarisme est bien la constante des politiques migratoires européennes depuis qu’elles existent. Il s’est simplement modulé sur les besoins fluctuants de main-d’œuvre, comme le montrent bien Hassan Bousetta, JeanMichel Lafleur et Marco Martiniello. Dans deux articles en miroir, Gregory Mauzé met en évidence un paradoxe troublant : s’il existe bien une « gauche humanitaire » accueillante et une droite populiste xénophobe, c’est beaucoup plus complexe quand on examine les camps sociaux traditionnels, dont les politiques en la matière s’adaptent au gré des circonstances. De fait, le patronat est généralement favorable à la liberté migratoire dont un des effets est d’agrandir l’armée de réserve des travailleurs disponibles, tandis que le mouvement ouvrier défend traditionnellement la fermeture du marché du travail pour préserver son rapport de forces, tout en promouvant l’égalité des droits afin de ne pas importer le dumping social. Les Syriens sont-ils de simples migrants ou faut-il les désigner par le statut auquel ils aspirent : des demandeurs d’asile ? Pour Andrea Rea, établir une distinction entre nécessité (de la protection) et liberté (de la migration non contrainte) est nécessaire pour ne pas faire totalement dépendre la sélection migratoire de la compétition artificielle, car la misère est autant une contrainte que la répression. Une solution globale ? Pour Caroline Intrand, du Ciré, il faut tendre vers une véritable liberté migratoire incluant l’établissement, car les pratiques de refoulement sont forcément criminelles et attentatoires aux droits humains. Mais elle convient que cette liberté exige des préalables qui ne sont pas rencontrés. Philippe Van Parijs revisite son « trilemme » : La crise syrienne dégorge des millions d’hommes, de femmes et d’enfants, sur notre continent, mettant en péril sa fragile construction politique. pour aborder la migration, il y a trois attitudes possibles, et aucune n’est satisfaisante. Il faut impérativement tracer une perspective à plus long terme qui rendra la migration d’autant plus supportable que beaucoup moins de personnes tenteront l’aventure. Pour François De Smet, il faut en finir avec la stigmatisation des migrants « économiques » : c’est justement à travers leur apport économique – comme travailleurs, entrepreneurs, créateurs, consommateurs – que les migrants sont utiles à notre société qui a tout à gagner à les accueillir. Enfin, Carlo Caldarini nous explique que, chaque jour un peu plus, on expulse des Européens que la citoyenneté européenne ne protège plus. n Ce THÈME a été coordonné par Henri Goldman. 27 LE THÈME Paradoxes migratoires U ne politique n’est pas forcément « proactive ». Elle peu aussi être « réactive ». L’absence d’une politique en ce qui concerne l’admission et le recrutement de travailleurs et l’immigration de travailleurs non européens est en soi une politique1. Classiquement, on peut considérer que la gestion des phénomènes migratoires continue à se jouer essentiellement sur deux versants : la régulation de l’admission sur le territoire et au séjour, d’une part, et l’intégration au sein des sociétés de destination, d’autre part. Dans le cadre de cette contribution, notre intérêt porte davantage sur le premier volet de la politique migratoire, à savoir la politique d’immigration. En revisitant les évolutions législatives et réglementaires que cette politique a connues au cours des deux dernières décennies, nous tenterons d’identifier les facteurs de continuité et de changement au sein de ces politiques. « NOUS VOULONS DES TRAVAILLEURS PRODUCTIFS » En Belgique comme ailleurs en Europe, une approche essentiellement utilitariste préside depuis sa naissance à l’élaboration de la politique d’immigration. Il s’agit 1 Cependant, il faut aussi reconnaitre qu’une politique de gestion de l’immigration s’étend au delà de la question du recrutement et de l’admission. Par ailleurs, s’il n’existe pas de politique relative à l’entrée des travailleurs non européens, il existe en revanche un ensemble de normes du droit de l’Union européenne qui réglent les entrées et sorties des travailleurs européens d’un État membre à l’autre. 28 Permanence de l’utilitarisme Depuis 1974, la Belgique ne dispose plus d’une politique d’immigration proactive basée sur l’admission et le recrutement de travailleurs étrangers. Est-ce à dire que la Belgique n’a pas de politique d’immigration comme on l’entend parfois ? Pas si vite… HASSAN BOUSETTA, JEAN-MICHEL LAFLEUR ET MARCO MARTINIELLO chercheurs permanents du FNRS-Cedem-Fass-Université de Liège d’un facteur de continuité central dans la gestion de l’immigration en Belgique. L’immigration se justifie et est légitime si – et seulement si – les migrants rapportent plus qu’ils ne coûtent à l’économie et à la société. Cette approche avait présidé au recrutement des travailleurs italiens dès 1947 ainsi qu’au recrutement des travailleurs turcs et marocains dans les années 60 via l’ouverture de bureaux de recrutements par la Fédération des charbonnages (Fedechar) en Turquie et au Maroc. Les migrants étaient exclusivement perçus comme une force de travail mobilisable à faible coût en fonction des besoins conjoncturels du système industriel dans les décennies d’après-guerre. À l’époque, il est donc insensé d’être à la fois immigré et chômeur. L’immigré ne peut-être qu’un travailleur productif. S’il cesse de l’être, les raisons d’être de sa présence temporaire dans le pays disparaissent. Or, avec l’essoufflement du modèle industriel dès la seconde partie des années 1960, le chômage va globalement augmenter. Le monde économique et politique en vient à dresser le constat suivant : les travailleurs immigrés sont de moins en moins des facteurs de développement et de profit économique et de plus en plus des coûts pour l’économie et la société belge. Leur présence ne trouve plus de justification économique évidente. De même, le recrutement de nouveaux travailleurs immigrés à l’étranger n’a plus de raison économique d’être poursuivi. C’est dans ce contexte qu’il sera officiellement décidé en 1973, lors du premier choc pétrolier qui va accélérer la crise économique, de mettre un terme à toute nouvelle immigration à des fins premières de travail. En réalité, la même approche utilitariste de l’immigration a présidé à l’époque industrielle tant à la fermeture qu’à l’ouverture du pays en matière de recrutement de travailleurs immigrés. Il n’est guère surprenant qu’à cette époque la politique d’immigration ne soit formellement qu’un appendice de la politique de l’emploi. L’arrêt officiel de toute nouvelle immigration de travail marque l’essor de la doctrine de l’immigration-zéro : d’une manière générale, l’immigration ne répond plus aux besoins des économies des pays industrialisés. Une politique de recrutement organisée ne se justifie plus. Certes, l’immigration n’a jamais réellement cessé mais elle va de plus en plus se développer dans le cadre du regroupement familial. POLITIQUE 94 | mars-avril 2016 FIN DE L’IMMIGRATION-ZÉRO Il faudra attendre la fin des années 1990 pour que la doctrine de l’immigration-zéro commence à être remise en question au niveau politique, d’abord européen puis national, notamment sous l’impulsion du patronat. Les nouvelles perspectives économiques et le nouveau développement européen reposeraient notamment sur la mobilisation d’une maind’œuvre hautement qualifiée trop souvent indisponible chez nous. En dépit d’un taux de chômage constamment élevé, de nombreux emplois ne sont pas pourvus et le patronat, qu’il soit flamand, bruxellois, wallon ou belge, va souvent se plaindre de cette situation et plaider en faveur d’un recrutement à l’étranger de ces « talents » hautement recherchés. La logique utilitariste n’a pas changé, le profil des immigrés bien. Il s’agit moins aujourd’hui de recruter des travailleurs peu qualifiés pour l’industrie et plus d’attirer des « talents » pour l’économie numérique et post-industrielle. Le recrutement de travailleurs étrangers non qualifiés ou spécialisés continue de s’effectuer dans les secteurs de l’économie non délocalisables comme l’aide aux personnes, la construction, le secteur horeca et l’agriculture. Le principe est toujours le même : recruter et accepter les travailleurs immigrés dont nous avons économiquement besoin et tenter de nous débarrasser des autres. Sans explicitement l’énoncer, la Belgique a, d’une certaine manière, toujours tenté de pratiquer une politique d’immigration choisie même si les modalités de sélection des travailleurs POLITIQUE 94 | mars-avril 2016 migrants n’ont jamais atteint le caractère systématique et proactif des politiques d’immigration au Canada, par exemple. La nouveauté dans les débats et les politiques d’immigration en Belgique ne réside pas dans l’abandon de la logique utilitariste mais bien dans son transfert au domaine de l’asile. D’une certaine manière, elle se généralise à l’ensemble des dossiers relatifs aux mouvements de population. Traditionnellement, les politiques d’asile renvoient à des justifications de types humanitaires renvoyant aux Conventions de Genève et pas à des justifications de type économique et utilitariste. Les demandeurs d’asile doivent être protégés et aidés en vertu du respect d’engagements internationaux de la Belgique en faveur des droits de la personne humaine. Or, un glissement notable s’est opéré à la faveur de la « crise des réfugiés » qui a attiré l’attention médiatique en 2015. Angela Merkel a montré la voie en expliquant que les « réfugiés » allaient contribuer à l’économie allemande. Chez nous, la stratégie du patronat et en particulier de la FEB dans le cadre de la crise de l’accueil des réfugiés syriens et irakiens de l’automne 2015 qui consistait à enquêter sur l’employabilité de ces groupes va dans le même sens : n’aidons pas tous les demandeurs d’asile qui en ont besoin mais aidons en priorité ceux qui pourront contribuer à notre économie en fonction de leurs compétences mobilisables sur le marché du travail. Certes, par le passé, des réfugiés hongrois et yougoslaves avaient déjà été mis au travail en Belgique, notamment dans les années 1950. Mais les années suivantes avaient vu l’installation d’un discours fort sur les droits de l’Homme. Ce qui aujourd’hui est parfois interprété comme de la générosité du patronat et de ses relais politiques n’est en fait que l’instauration de critères économiques dans la politique d’asile qui est ainsi sortie du champ humanitaire. Pour le gouvernement actuel, les droits humains, c’est bien, la profitabilité économique, c’est beaucoup mieux. RÉAFFIRMER SON AUTORITÉ Durant la première décennie du XXIe siècle, l’élaboration des politiques publiques en Belgique – en ce compris les politiques d’immigration et d’intégration – est indubitablement marquée par un Ces réformes n’affectent toutefois pas l’objectif principal des politiques migratoires belges depuis 1974 : limiter l’accès au territoire aux seuls migrants jugés économiquement productifs. contexte permanent de crise. Durant cette période, la politique migratoire occupe une place croissante aux yeux du personnel politique puisqu’on adopte plus de réformes durant la période 20082014 que durant les 20 années précédentes. Malgré leur nombre, ces réformes n’affectent toutefois pas l’objectif principal des politiques migratoires belges depuis 1974 : limiter l’accès au territoire aux seuls migrants jugés économiquement productifs. Pour comprendre l’impact des crises sur les politiques d’immigration et d’intégration belges au XXIe siècle, il est tou- 29 LE THÈME Paradoxes migratoires Permanence de l’utilitarisme HASSAN BOUSETTA, JEAN-MICHEL LAFLEUR ET MARCO MARTINIELLO tefois nécessaire de différencier les effets des crises politiques de 2007 et 2011 des effets de la crise économique et financière de 2008. Les crises politiques marquées par de longues périodes sans gouvernement ont chacune sensiblement érodé la confiance des citoyens en la capacité du personnel politique à répondre à leurs préoccupations. Après chacune de ces crises, l’action du politique dans le champ des migrations et de l’intégration doit donc également être comprise comme autant de tentatives de rétablir un certain crédit auprès de la population car elles présentent deux caractéristiques essentielles. D’une part, elles touchent aux pouvoirs régaliens de l’État (ex. accès au territoire) et aux prérogatives de l’État-Providence (ex. accès aux droits sociaux) et permettent donc aux au personnel politique de réaffirmer son autorité dans ces champs à forte valeur symbolique. D’autre part, les politiques d’immigration et d’intégration concernent par définition des populations privées (en tout ou en partie) de droits politiques. Le coût électoral d’un durcissement de ces politiques est donc faible tandis que les gains auprès des électeurs traditionnellement tentés par l’extrême droite sont quant à eux élevés. La crise économique de 2008, quant à elle, a constitué une opportunité pour une partie du personnel politique de transformer le discours et les représentations sur l’immigration en Belgique. En effet, les réformes adoptées durant cette période présentent la particularité d’insister sur le poids supposé des migrants sur le système social du pays. Cette généralisation du discours stigmatisant sur les coûts de l’immigration est visible à la fois dans la réforme des politiques existantes mais égale- 30 sances linguistiques ou l’obligation d’avoir été économiquement actifs constituent un changement de paradigme : l’intégration (dont les contours continuent à être vaguement définis) est désormais un préalable à l’acquisition de la nationalité. Dans sa volonté de rendre plus restrictive les conditions d’accès à la qualité de Belge, la loi fédérale réformant la nationalité vise explicitement à en neutraliser les effets migratoires. Il n’est ainsi plus possible pour un enfant majeur résidant à l’étranger d’un nouveau Belge d’obtenir la nationalité par déclaration. De la même manière, la loi prive les personnes disposant d’attaches Le coût électoral d’un durcissement de véritables avec la ces politiques est donc faible tandis Belgique mais ne que les gains auprès des électeurs traditionnellement tentés par l’extrême résidant plus sur le territoire de la droite sont quant à eux élevés. possibilité de solliciter la nationalité belge. La mise en tant mettre un terme à la poli- œuvre en Wallonie et à Bruxelles tique de laissez-faire qui caracté- de parcours d’intégration partielrisait selon lui la politique migra- lement obligatoires et contenant des sanctions en cas de non-restoire belge jusqu’alors. pect est un autre exemple. Alors LES POLITIQUES D’INTÉGRATION que l’adoption d’une telle poliDANS LE VISEUR tique politique en Flandre flaLes liens entre politiques d’im- mande dix ans plus tôt avait soumigration et politiques d’intégra- levé de vives critiques de la classe tion évoluent. De plus en plus, les politique francophone, ces sancmesures visant à favoriser l’inté- tions sont aujourd’hui généraligration des migrants et des per- sées à l’ensemble du pays. sonnes d’origine étrangère s’insCes quelques exemples (auxcrivent comme des outils subor- quels on pourrait ajouter les rédonnés de la politique d’immigra- formes de la procédure d’asile et tion. À cet égard, la réforme du l’accès à l’aide sociale des demandroit de la nationalité en 2012 est deurs) montrent à quel point les éclairante. Elle marque un tour- citoyens non européens ont été nant dans les politiques d’intégra- particulièrement ciblés par les rétion en Belgique. Alors que l’ac- formes des dix dernières années. cès à la nationalité était jusque-là Toutefois, une particularité imconsidéré comme un élément per- portante de la vague de réformes mettant l’intégration, l’introduc- des politiques d’immigration est tion de clauses telles les connais- qu’elles tentent de façon croisment dans l’adoption de nouvelles politiques publiques. Dans les deux cas, ce discours justifie une plus grande fermeté à l’égard des étrangers, l’introduction de sanctions ainsi que la généralisation du principe de conditionnalité dans les politiques d’immigration et d’intégration. À cet égard, différents exemples méritent d’être soulignés. Tout d’abord, la réforme de loi sur le regroupement familial en 2011 a fait de la Belgique un des États européens où celuici est le plus difficile. Son adoption fut défendue, à l’époque, par le député Théo Francken souhai- POLITIQUE 94 | mars-avril 2016 sante à limiter également l’accès des citoyens de l’Union européenne au territoire belge2. Avec l’élargissement de l’Union européenne vers l’Europe centrale et orientale et la crise économique, les migrants européens se sont eux aussi progressivement désignés comme « indésirables » et couteux pour le système social. Pour tenter de limiter l’accès aux territoires de ces citoyens dont la liberté de mouvement est traditionnellement mieux protégée que celles des ressortissants des états tiers, la Belgique, comme d’autres États, instaurera des mesures transitoires limitant la libre circulation des nouveaux citoyens européens. Toutefois, c’est par le biais des politiques sociales que la volonté de limiter les flux des migrants européens deviendra le plus visible. Dès 2012, l’accès aux droits sociaux fut donc retiré aux nouveaux migrants européens durant 2 Voir « Quand on expulse des Européens… » dans ce numéro. POLITIQUE 94 | mars-avril 2016 les trois premiers mois de leur séjour. Plus révélateur encore, la secrétaire d’État à la Migration Maggie De Block autorise une nouvelle lecture de la directive 2004/38 afin de retirer leur permis de résidence à des citoyens européens au titre qu’ils représentent une charge déraisonnable pour le système social de leur pays d’accueil. Alors que cette disposition réglementaire n’avait donné lieu qu’à une dizaine d’expulsions en 2008, les nouvelles procédures administratives mises en œuvre par la ministre ont fait grimper le total des retraits annuels de permis de résidence à des citoyens européens à plus de 2000 depuis 2012. Dans un contexte de crise économique marqué par une compétition croissante pour les ressources en déclin de l’État-providence entre migrants et autochtones précaires, la politique sociale s’est donc progressivement imposée comme un nouvel instrument des politiques migratoires en Belgique. S’il existe une politique belge d’immigration, celle-ci consiste Dans un contexte de crise économique marqué par une compétition croissante pour les ressources en déclin de l’État-providence entre migrants et autochtones précaires, la politique sociale s’est progressivement imposée comme un nouvel instrument des politiques migratoires en Belgique. avant tout à maximiser l’utilité économique des nouveaux entrants dans une perspective utilitariste. Le corolaire de cette approche a consisté à durcir progressivement les conditions d’accès au territoire. Vue dans la longue durée, le facteur de continuité prédomine sur les facteurs de changement conjoncturels. Si la question de l’immigration a évolué vers une très grande centralité politique au cours des dernières années, on peut également faire le constat que le caractère défensif qui prédominait dans les politiques d’immigration s’est étendu aux politiques d’intégration. À bien des égards, l’enjeu de la politique d’intégration est tout entier subordonné à la préoccupation d’un meilleur contrôle de l’accès au territoire. n 31 LE THÈME Paradoxes migratoires L es préférences migratoires du patronat peuvent présenter quelque chose d’insaisissable. Les fédérations d’employeurs rechignent d’ordinaire à prendre position sur cette thématique quand elle n’engage pas directement leur core business. Lorsqu’elles le font, leur communication officielle ne traduit que partiellement les intérêts réellement poursuivis. Parvenir à en déceler la cohérence nécessite dès lors de comprendre plus en avant les mécanismes qui lient la mobilité internationale des travailleurs au processus d’accumulation du capital. La crise de l’asile qui a connu son paroxysme à l’été 2015 aura permis d’étaler au grand jour le fossé qui sépare le patronat et ses relais politiques traditionnels sur cette question. En Flandre, l’allégeance mainte fois proclamée de la N-VA aux employeurs du nord du pays semble avoir pris du plomb dans l’aile. Alors que la première érigeait la surenchère xénophobe au rang de ligne de conduite face à l’afflux de réfugiés, les fédérations d’entreprises se sont très tôt positionnées en faveur de leur accueil. L’Unizo ajouta même l’injure à la blessure en tenant un point d’information au camp du parc Maximilien, pourtant qualifié de « repère d’extrême gauche » par les nationalistes Déconcertant ? Sans doute, en particulier pour les militants de la cause des réfugiés et sans-papiers, pas forcément habitués à compter le patronat dans le rang de leurs soutiens. Étonnant ? Pas vraiment, ces prises de positions s’inscrivant dans la droite ligne de celles des fédérations d’employeurs européennes. De Berlin à Bruxelles, celles-ci n’ont pas hésité à prôner un infléchissement de la politique restrictive qui prévaut actuellement. Cette mobilisation serait-elle symptomatique d’une cassure mo- 32 Le choix du capital Idée reçue : la droite n’aime pas les étrangers, et encore moins les migrants, tandis que la gauche, c’est le contraire. Idée fausse : en matière migratoire aussi, les intérêts bien compris du capital le pousse vers la dérégulation, pas vers le contrôle. Mais pour les électeurs de droite, c’est différent. GREGORY MAUZÉ rale qui opposerait le patronat à ses relais politiques pétris d’une xénophobie dictée par des enjeux électoralistes ? Répondre à cette question nécessite de revenir sur les fondamentaux qui guident les uns et les autres en terme de la mobilité internationale des travailleurs. DIVISER POUR RÉGNER Si l’idée que les migrations internationales se feraient toujours au service des possédants ne résiste pas à l’analyse (voir encadré), il n’en demeure pas moins que celles-ci ont été activement mobilisées par les employeurs dans Les migrations ne sont pas toujours au service du capital P enser que le patronat chercherait, de tout temps et en tous lieux, à favoriser la mobilité de la main-d’œuvre procède d’une étroitesse de vue et d’un tropisme eurocentré. « Si l’on désire jouer au jeu du travailleur indien ou polonais, opposé à son homologue français ou allemand, et c’est évidemment de cette manière que les économies libérales procèdent, il n’est nullement désirable que les travailleurs migrent », note Érik Rydberg, du Groupe de recherche pour une stratégie économique alternative (Gresea). Ceux-ci sont profitables là où ils résident : ils représentent des “actifs immobilisés”, semblables à des biens immobiliers, des pièces inamovibles dans un jeu dont le but ultime consiste in fine à tirer les salaires vers le bas, et ceci partout dans le monde »1. Les vagues migratoires auxquels on a assisté lors de l’élargissement à l’Est de l’espace Schengen ont ainsi conduit à des pénuries de main-d’œuvre dans différents secteurs économiques. Si la multiplication des emplois vacants a indéniablement freiné la croissance, elle a également renforcé le rapport de force en faveur des salariés face aux employeurs. Dans plusieurs pays d’Europe centrale et orientale, ceux-ci ont dû revaloriser les salaires dans les secteurs en pénurie : hausse de 21% du salaire moyen dans le secteur de la santé en Estonie ; revalorisation de 12,9% dans le secteur privé en Bulgarie ; relèvement du salaire minimum de 20% en Pologne en 2008, pour ne citer que ces exemples. n 1 E. Rydberg, Mobilité et restructuration du travail, mai 2006, gresea.be POLITIQUE 94 | mars-avril 2016 le centre de l’économie-monde. D’abord parce que la hausse du nombre de travailleurs en concurrence pour le même poste tend à grossir ce que Karl Marx nommait « l’armée industrielle de réserve » et, donc, à infléchir le rapport de force en faveur du capital. Ensuite parce qu’ils permettent de contourner le mouvement ouvrier. Peu au fait des garanties sociales et salariales progressivement arrachées par les luttes sociales naissantes, les nouveaux arrivants se montraient en effet nettement moins revendicatifs que le prolétariat local. L’importation de main-d’œuvre étrangère constitue ainsi l’occasion de renforcer l’atomisation de la classe ouvrière, et de fait, de freiner son unification1. En imposant des lois sociales assurant une égalité salariale progressive, et en s’adjoignant, non sans peine2, les nouveaux arrivants, le mouvement syndical est parvenu, dans une certaine mesure, à contrecarrer la stratégie migratoire patronale. Pour autant, la question de la venue ou non de nouveaux travailleurs continuera à susciter d’âpres débats entre employeurs et syndicats. Les premiers souhaiteront répondre aux pénuries en faisant venir de la main d’œuvre depuis l’étranger, quand les seconds réclameront plutôt une revalorisation des conditions de travail pour pourvoir aux postes vacants. En Belgique, la question fera l’objet de fréquentes passes d’armes qui ponctueront l’histoire de l’exploitation des principaux bassins charbonniers3. L’importation consacrera l’emprise des thèses patronales en la matière sur les décideurs politiques. Les syndicats se rallieront bon gré mal gré à la venue de larges contingents de travailleurs issus du pourtour méditerranéen durant les Trente Glorieuses, dans un contexte ou la « bataille du charbon » conditionnait la reprise de l’ensemble de l’économie. vent être comblées sur place, à savoir la main-d’œuvre hautement qualifiée. Au niveau européen, la demande de fluidifier les déplacements des migrants hautement qualifiés sera-t-elle rencontrée par la directive européenne instaurant la « carte bleue », entrée en vigueur en 2011 ? Fidèle aux objectifs de compresser autant que faire se peut les coûts salariaux, les étrangers hautement diplômés sont la plupart du temps LE PATRONAT FACE À LA FERMETURE DES FRONTIÈRES La montée du sentiment xénophobe et la percée de l’extrême droite vont amener les partis de droite et de centredroit à restreindre les flux migratoires à des fins électoralistes, avec un certain succès. Si l’apparition d’un chômage durable a profondément réorienté le rapport de force en faveur du capital, elle signera également le glas de l’immigration économique. Pour le patronat, la revendication de politiques migratoires proactives cesse de constituer une priorité en période de récession : l’« armée de réserve » de sans-emplois peut en effet jouer allègrement le rôle, jusqu’alors dévolu à la maind’œuvre étrangère, de frein à une hausse des salaires trop rapides pour les postes les moins qualifiés. De surcroît, la montée du sentiment xénophobe et la percée de l’extrême droite vont amener les partis de droite et de centre-droit à restreindre les flux migratoires à des fins électoralistes, avec un certain succès. Cette double dynamique va conduire les employeurs et leurs relais politiques à orienter leur utilitarisme migratoire4 vers les secteurs dont les pénuries ne peu- 1 M.-Th. Coenen, Les syndicats et les immigrés. Du rejet à l’intégration, EVO-Carhop -FEC, 1999, Bruxelles. 3 2 Voir « Le défi des syndicats » à la suite de cet article. 4 Voir « Permanence de l’utilitarisme » dans ce numéro. POLITIQUE 94 | mars-avril 2016 M.-T. Coenen, op.cit. soumis à des contraintes administratives qui les condamnent à un niveau de rémunération inférieur eu égard à leur compétence. En période de relance et de diminution du chômage, les pénuries dans les secteurs moins qualifiés refont néanmoins surface, relançant la demande pour une immigration économique. Si celleci peut alors connaître un certain écho au sein des partis et des institutions sensibles aux intérêts du big business, elle fait généralement long feu, les postures sécuritaires et anti-immigrées constituant des marqueurs électoraux profondément ancrés. Dès lors, l’appel à l’accueil des réfugiés fuyant le Proche-Orient doit être interprété comme une façon de remettre à l’ordre du jour l’immigration économique. L’arrière-pensée du patronat consiste à profiter du niveau de détresse 33 LE THÈME Paradoxes migratoires Le choix du capital GREGORY MAUZÉ des nouveaux arrivants, qu’ils soient ou non qualifiés, pour les conduire à accepter des offres de travail au rabais. Toutefois, la Willkommen Politik de la chancelière allemande Angela Merkel mise à part, les exhortations des employeurs se sont, pour l’heure, révélées d’un succès limité. À ce stade, on pourrait donc penser qu’un antagonisme structurel opposerait les émanations politiques du néolibéralisme à ses avatars du secteur privé sur la question de l’ouverture migratoire. Toutefois, cette opposition apparente présente elle-même un caractère fonctionnel dans la dynamique du capitalisme. D’abord parce que le discours hostile aux immigrés alimente le racisme institutionnalisé, qui comprend luimême un effet dépréciateur sur les salaires. Comme toutes discrimination, le racisme « justifie que soit attribuée une rémunération de loin inférieure à celle que le critère méritocratique pourrait jamais justifier », analyse l’historien et sociologue américain Immanuel Wallerstein5. L’ethnostratification du marché de l’emploi, encore récemment épinglée par le Centre interfédéral pour l’égalité des chances, est là pour le rappeler6. Ensuite parce que la logique de « forteresse assiégée » répond à une fonction parfaitement établie dans la dynamique du capitalisme : assurer la présence durable d’une main d’œuvre « illégalisée ». 5 I. Wallerstein, Comprendre le monde. Introduction à l’analyse des système-monde, La Découverte, Paris, 2006. 6 « Plus d’emplois, salaires plus bas : 1 personne d’origine étrangère sur 2 a un emploi faiblement rémunéré », 17 septembre 2015, diversite.be. 34 Le défi des syndicats Les organisations de travailleurs ne peuvent se limiter à combattre l’instrumentalisation patronale de l’immigration. Elles doivent anticiper, en combinant la solidarité internationale avec l’indispensable unité des travailleurs. Pas facile dans le climat actuel. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les moyens colossaux consacrés à la lutte contre l’immigration clandestine ne visent pas à imperméabiliser complètement les frontières. En réalité, « les infinies dispositions mises en place à l’égard des migrants ne servent peut-être pas tant à les immobiliser qu’à faire de leur migration un état sensible permanent », explique le philosophe Denis Pierret7. Batterie de mesures répressives vent ainsi maximiser leurs profits en compressant les coûts salariaux et en s’affranchissant du droit du travail. Cette stratégie n’est évidemment pas assumée telle quelle par le patronat. Il n’est toutefois pas anodin de constater la remarquable réserve de ces derniers lors des débats sur l’immigration clandestine. Certes, des fédérations ont pu prendre parti pour des régularisations lorsque cellesci offrent des perspectives pour pallier aux pénuries La logique de « forteresse assiégée » dans l’économie répond à une fonction parfaitement formelle (à l’insétablie dans la dynamique du tar de l’Unizo en capitalisme : assurer la présence 2007)9. De la même durable d’une main d’œuvre façon, les grèves de « illégalisée ». 2009-2011 des travailleurs sans-papiers dans le secassurant le maintien du migrant teur de la restauration en France dans une « vulnérabilité adminis- ont reçu le soutien de certaines trative » le privant de toute pro- petites structures d’employeurs10. Mais, de manière générale, la tection et de tout droit ; application souple de la loi de façon hiérarchie patronale tient surà conserver un nombre suffisant tout à exonérer de leurs responde travailleurs irréguliers le ter- sabilités ceux qui se trouvent au ritoire : telles sont les conditions sommet des chaînes de la sousqui permettent aux employeurs traitance en cascade qui permetde réaliser ce qu’Emmanuel Ter- tent le travail informel. « Le paray nomme la « délocalisation sur tronat s’est toujours refusé à replace »8. Les entreprises des sec- joindre un front réclamant le resteurs non externalisables (hôtel- pect des droits fondamentaux des lerie, construction, restauration, sans-papiers sous prétexte qu’il services à la personne…) peu- n’était pas de leur rôle de faire de l’humanitaire » note un cadre de la Fédération générale du travail de Belgique (FGTB). Un signe par7 D. Pieret, Les frontières de la mondiami d’autres montrant que les prolisation. Gestion des flux migratoires en régime néolibéral, Université de Liège, 21 janvier 2014. 8 E. Terray, « Le travail des étrangers en situation irrégulière ou la délocalisation sur placeé, dans E. Balibar, M. Chemillier Gendreau, J. Costa-Lascoux, E. Terray, Sans-papiers, l’archaïsme fatal, Paris, La Découverte, 1999. 9 « Débats belges pour une politique migratoire », février 2008, diversite.be. 10 L. Van Eeckhout, « Une partie du patronat veut traiter la question des travailleurs sans papiers », Le Monde, 6 avril 2010. POLITIQUE 94 | mars-avril 2016 GREGORY MAUZÉ fessions de foi humanistes exprimées lors de la crise des réfugiés sont loin de présenter une tendance lourde dans l’attitude des employeurs sur cette question… LA FLEXIBILITÉ FACE AUX CONTINGENCES De ce tour d’horizon partiel, qui ne prend évidemment pas en compte la complexité des différentes formes d’entrepreneuriat, se dessine l’image d’un rapport du patronat aux migrations qui n’a guère changé dans le temps. Le modèle idéal d’une main-d’œuvre étrangère séparée du reste de la classe ouvrière n’a fait que s’adapter aux contingences du moment : l’implication des nouveaux arrivants dans l’organisation syndicale réduisant leur isolement dans un premier temps ; la croissance et l’entretien du sentiment xénophobe au sein de la population hypothéquant certaines préférences migratoires du patronat ensuite. Cette contradiction apparente entre ce dernier et ses relais politiques joue elle-même un rôle dans le processus visant à faire des immigrés un instrument dans la rentabilité du capital. Qu’importe si, en fin de compte cet état de fait ne relève pas forcément d’une stratégie ourdie en connaissance de cause par ceux-ci : le propre d’un système bien rodé n’est-il pas précisément de fonctionner indépendamment de la volonté consciente de ses acteurs ? n POLITIQUE 94 | mars-avril 2016 C omme celle du patronat, la position des syndicats tient en certains invariants, qui évoluent au gré des aléas socio-économiques. À une différence majeure : contrairement à ces derniers, les employeurs ne sont pas dépendants de leur antagoniste de classe pour définir leur propre approche en la matière. De fait, l’histoire du rapport du mouvement ouvrier à l’immigration peut être résumée à un travail de longue haleine pour s’adapter à l’instrumentalisation de la maind’œuvre étrangère par les forces du capital. S’OPPOSER À L’IMMIGRATION, SOUTENIR LES IMMIGRÉS Consubstantielle au capitalisme1, la mobilité internationale des travailleurs a, de prime abord, suscité la méfiance du mouvement ouvrier. Au laisser-faire migratoire, puis aux politiques d’importation volontaristes, les syndicats opposaient le contrôle de l’arrivée de main-d’œuvre étrangère. Parallèlement, le même objectif de lutter contre la stratégie patronale va les conduire à tenter de limiter la concurrence résultant de l’inégalité de statut. La revendication pour une égalité des droits sociaux et salariaux entre nationaux et immigrés constituera, dès lors, l’autre constante de l’approche syndicale. Outre les aspects pratiques tels que la barrière de la langue, les étrangers auront du mal à se sentir représentés par une organisation qui semble s’opposer à leurs intérêts 1 Voir « Le choix du capita l », ci-contre. à court terme. En période de récession ou de crise économique, le climat xénophobe ambiant n’a pas toujours épargné les directions et bases syndicales. C’est notamment un ministre socialiste et ancien syndicaliste, Achille Delattre, qui sera chargé d’une refonte de la législation sur les étrangers en 1936 qui instaurera la priorité à l’emploi pour les salariés belges et poussera de nombreux immigrés au chômage. Le patronat ne lésinait d’ailleurs pas sur les moyens pour multiplier les barrières à l’intégration des nouveaux arrivants au prolétariat local. La question a néanmoins fait l’objet d’intenses débats dans le mouvement syndical. La tension inhérente à l’organisation ouvrière opposant les tenants d’une approche gestionnaire aux partisans de la transformation sociale anticapitaliste s’est retrouvée dans le rapport aux migrations. Arc-boutés sur la seule défense de leurs affiliés, les premiers n’hésiteront pas à brader les intérêts de la main-d’œuvre étrangère – mais aussi, cela vaut la peine de le souligner, des femmes déjà présentes sur le marché du travail. Les seconds, à l’instar du socialiste Jean Jaurès, insisteront au contraire sur le danger d’une division de la classe ouvrière, et sur la nécessité d’apporter des solutions qui s’attaquent au pouvoir de nuisance du capital (voir encadré page 36). Progressivement, la prise en compte croissante des intérêts des travailleurs étrangers a facilité leur syndicalisation. La fin officielle de l’immigration économique en 1974 va également changer la donne. Cette question étant écartée, l’insistance syndicale pour un contrôle des flux migratoires tend alors à s’es- 35 LE THÈME Paradoxes migratoires Le défi des syndicats GREGORY MAUZÉ tomper, de même que la tentation pour la préférence nationale. Resteront alors les deux piliers que constituent l’égalité des droits et la volonté de rallier les nouveaux arrivants au monde syndical. UN « ALLIÉ DE CLASSE » Aujourd’hui, la défense des migrants fait incontestablement partie du répertoire d’action des principaux syndicats. Ceux-ci n’en sont pas pour autant débarrassés des défis inhérents au casse-tête migratoire. Il s’agit d’abord de changer la perception globalement négative du migrant, pour le réhabiliter dans son rôle d’« allié de classe ». « La place du syndicalisme en Belgique est incontestablement une force pour réaliser un travail de sensibilisation sur cette question, mais il ne faut pas oublier que la base reflète globalement l’état de l’opinion sur la question », note Myriam Djegham, du Mouvement ouvrier chrétien. La méconnaissance des réalités migratoires2 conduit nombre de citoyens à réclamer des solutions aux anti- « Par la Justice » Dans l’édition du 8 janvier 1908 de l’Humanité, Jean Jaurès consacra un éditorial aux tensions générées par l’arrivée en masse de travailleurs japonais sur la côte ouest des États-Unis. Aux solutions national-protectionnistes en vogue, le socialiste oppose l’extension des droits, dans une optique authentiquement internationaliste. « La cause immédiate de la tension entre le Japon et les États-Unis est dans l’immigration japonaise. Les ouvriers nippons menacent, par leur travail au rabais, les ouvriers américains. De là, les colères populaires. […] La vraie solution serait de ne pas interdire ou de ne pas gêner l’immigration, mais d’établir un minimum de salaire. De la sorte, aucun employeur n’aurait intérêt à s’adresser particulièrement aux immigrés japonais. En outre, l’assurance sociale contre le chômage, avec contribution obligatoire des employeurs, détournerait ceux-ci d’encombrer le marché du travail d’une main d’œuvre surabondante. […] Le Japon ne pourrait pas se plaindre, puisque les États-Unis ne lui appliqueraient aucun régime spécial, aucun traitement de défaveur. Au contraire, ses nationaux, dans la mesure où ils trouveraient aux ÉtatsUnis l’emploi de leur force de travail, seraient protégés contre l’exploitation et contre les bas salaires. » n Jaurès, Jean, « Par la Justice », L’Humanité, 8 janvier 1908 gentée par le patronat ? Le travail d’éducation populaire, mené notamment par les syndicats socialistes et chrétiens, semble d’autant plus essentiel. Il s’agit ensuite de parvenir à faire du syndicat le relais naturel des travailleurs immigrés, en particulier des sansFaire du syndicat le relais naturel des papiers qui reprétravailleurs immigrés, en particulier sentent la quintesdes sans-papiers qui représentent sence de l’atomila quintessence de l’atomisation du sation du prolétaprolétariat souhaitée par le patronat. riat souhaitée par le patronat. Les organisations syndicales accusent en podes de leurs intérêts de classe effet un certain retard dans ce objectifs. Quel sens, en effet, y domaine, et ne se sont pas toua-t-il à prôner un durcissement jours montrées à la hauteur des des conditions individuelles d’ac- enjeux. Il a notamment fallu atcès au territoire comme au temps tendre 2008 pour qu’un comité de révolu ou l’immigration était dili- travailleurs sans-papiers voie le jour à la section bruxelloise de la CSC. Elle tarde à faire des émules 2 J. Héricourt, et G. Spielvogel, « Percepailleurs dans le pays. Moins dispotion publique de l’immigration et discours sée à la reconnaissance de groupes médiatique », 18 décembre 2012, laviedesispécifiques, la FGTB n’offre pas, dées.fr. 36 à l’heure actuelle, de tels mécanismes d’organisation des travailleurs irréguliers. « Le problème n’est pas tant politique que logistique, car cette question n’est pas toujours abordée à sa juste importance », déplore le secrétaire fédéral du syndicat socialiste JeanFrançois Tamellini. En outre, il s’agit de trouver un moyen de créer du sens commun à même de fédérer l’ensemble de la classe ouvrière, y compris ses segments délaissés. Une tâche guère aisée dans un contexte de disparition générale des idéologies. Loin d’être un simple enjeu d’intérêts bien compris, prendre la défense des migrants constitue, pour le mouvement ouvrier, un objectif éminemment politique. Il s’agit de montrer sa capacité à porter concrètement les frontières de la solidarité. Dans un contexte où la multiplicité des formes d’oppression du régime néolibéral génère un émiettement des luttes, la question ne semble pas superflue. n POLITIQUE 94 | mars-avril 2016 “Migrants” ou “demandeurs d’asile” ? Pour désigner les Syriens fuyant en masse la guerre civile qui ravage leur pays, le débat sémantique a fait rage : comment fallait-il les nommer ? Le débat a opposé des militants et des chercheurs qui se retrouvent pourtant sur l’essentiel : les pays riches ont bien un devoir d’accueil à l’égard de populations poussées à la migration pour des raisons dont ils ne sont pas innocents. Le dialogue qui suit tentera d’expliciter les désaccords qui sous-tendent ce débat, en donnant successivement la parole à deux chercheurs : ANDREA REA (sociologue, Germe, Université libre de Bruxelles) et FRANÇOIS GEMENNE (politologue, Cedem, Université de Liège). q Éviter la confusion ANDREA REA L es Syriens arrivés en Europe en 2015 sont-ils des demandeurs d’asile ou des migrants ? La différence n’est pas que sémantique. Le terme de migrant constitue un mot générique regroupant tous les motifs de déplacement enfermant une connotation négative. Il est associé à la pauvreté, à la dépendance et à la suspicion. C’est pour cette raison qu’on ne qualifie pas de migrants les personnes de pays occidentaux allant dans les pays du Sud ou du Nord. Ce sont des expatriés. Ils cumulent l’attribution a priori d’un motif légitime de mobilité1 et l’appartenance aux classes supérieures. Pour cette raison, les personnes provenant des pays de l’Union européenne s’installant à Bruxelles ne sont jamais qualifiées de migrants. Ce sont des expats. Il existe ainsi un système de classement des mobiles : les mobiles incontestés disposant a priori d’un motif légitime de mobilité (essentiellement 1 J. Torpey, L’invention du passeport, Paris, Belin, 2002. POLITIQUE 94 | mars-avril 2016 les « occidentaux », hommes d’affaires, scientifiques, artistes, sportifs, touristes…) et les mobiles contestables soumis à démontrer la preuve de la légitimité de leur motif de mobilité (personnes des pays soumis au visa Schengen, pauvres…). Ce système de classement existe depuis que les États disposent du monopole de la définition des motifs légitimes et droits de mobilité, à savoir depuis le début du XIXe siècle. La catégorie de demandeur d’asile est un des motifs légitimes de mobilité. Il est un droit universel et inconditionnel reconnu par la Déclaration universelle des droits de l’Homme, garanti par le droit international, la Convention de Genève de 1951 et le Protocole de 1967, par des directives européennes et par des législations nationales. Pour rappel, toute personne qui a des raisons de croire qu’elle est persécutée en raison de sa race, sa religion, sa nationalité, son appartenance sociale ou ses opinions politiques a le droit d’être protégé par un État qui n’est pas celui dont il dispose de la nationalité. Le droit d’asile est ainsi le droit de toute personne de ne pas être obligée de retourner dans un pays où elle serait en danger. Migration volontaire ou forcée ? Quelle est l’origine de la distinction entre migrant et demandeur d’asile ? Très longtemps, cette distinction a été soutenue en raison de la cause de la migration. Ainsi, les migrants peuvent être considérés comme des personnes ayant entrepris une migration volontaire (travail, regroupement familial, études) alors que les demandeurs d’asile subissent une migration forcée. Cependant, fuir la misère peut également relever de la nécessité. Dès lors, cette distinction volontaire/forcée n’est pas toujours suffisamment discriminante. La distinction entre migrant/ demandeur d’asile est maintenue parce que ce ne sont pas les mêmes dispositions juridiques et les mêmes procédures qui organi- 37 LE THÈME Paradoxes migratoires “Migrants” ou “demandeurs d’asile” ? ANDREA REA ET FRANÇOIS GEMENNE w Trier, c’est condamner FRANÇOIS GEMENNE D’ ¦¦¦BOESFB!SFB sent les migrations économiques et familiales et le droit d’asile. S’il existe un droit à demander l’asile dans un autre pays que le sien, il n’existe pas de droit international d’immigrer bien qu’il existe un droit d’émigrer. Certains soutiennent que cette distinction est obsolète. Deux raisons sont souvent mobilisées à l’appui de la thèse de l’effacement de la distinction entre le migrant et le réfugié. La première raison tient surtout à l’appréciation de la carrière migratoire de la personne mobile. Il est souvent extrêmement difficile de pouvoir déterminer de manière précise si ce sont des conditions socio-économiques qui poussent des personnes à migrer ou des causes liées à de la persécution, des vexations, des discriminations. La complexité et l’imbrication des causes des migrations sont telles qu’il est souvent impossible d’identifier avec précision une cause unique. En outre, pour les réfugiés, la définition de l’état de danger est définie par les organismes étatiques et secondairement par l’histoire singulière du demandeur d’asile. Ainsi, la Belgique peut déterminer que dorénavant Bagdad est sûre alors que les personnes qui en proviennent peuvent ne pas avoir vécu cette expérience. La deuxième raison de l’abandon de la pertinence de la distinction tient à l’inefficacité de la politique du contrôle des frontières. Pour les tenants de cette thèse, la politique restrictive d’immigration empêche la circulation des migrants qui cherchent à s’inscrire dans des pratiques de circulation migratoire. Par ailleurs, ils constatent que cette politique 38 de contrôle est, d’une part, extrêmement coûteuse financièrement (contrôles, incarcérations, expulsions) pour les budgets de l’État et à l’Union européenne et, d’autre part, excessivement répressive et mortelle (3300 morts en 2015 selon l’Organisation internationale des migrations). Enfin, la politique d’immigration restrictive contribue à alimenter l’économie criminelle de la migration. Ceux qui soutiennent l’abandon de la distinction migrant/ demandeur d’asile appellent à une politique d’ouverture des frontières2. S’ils ont raison sur le bilan des effets désastreux de la politique restrictive d’immigration, la solution proposée ne va certainement pas augmenter le droit des migrants/demandeurs d’asile. Si nous sommes nombreux à espérer un monde sans frontières, un monde où l’égale répartition des richesses serait une réalité, la dissolution de la distinction des catégories juridiques de migrant et de demandeur d’asile ne peut conduire qu’à une vaste compétition mondiale sans aucune garantie de préserver les plus faibles. D’une certaine manière, le projet de l’ouverture des frontières est à la politique migratoire ce que l’allocation universelle est à la protection sociale. Il s’agit d’un scénario fondé sur l’extension d’un droit des personnes, un projet libéral, mais qui ne prévoit aucun dispositif de régulation des inégalités que la compétition de tous contre tous engendrerait, sans compter une inévitable construction d’une frontière intérieure 2 Michel Agier et François Gemenne, « Migrants : voici dix raisons d’ouvrir les frontières », La Libre, 27 août 2015. entre des nationaux qui auraient tous les droits et des étrangers retournant au statut de potentiels barbares. Renforcer le droit d’asile Pourquoi maintenir cette distinction entre ces deux termes – « migrant » et « demandeur d’asile » ? Deux raisons principales peuvent être avancées. La première consiste à ne pas annihiler le droit d’asile. Celuici doit être maintenu, préservé et renforcé dans les États ayant signé la Convention de Genève. Cette dernière devrait même être signée par davantage d’États. Dans un monde qui connaît de très nombreuses guerres et où sévissent de nombreux régimes autoritaires, il n’est pas pensable de dissoudre le droit d’asile. Cette cause de mobilité doit être séparée de toute autre forme de mobilité. Le droit d’asile consiste en ce sens un devoir d’hospitalité de la part de l’État accueillant. Dans une période aussi incertaine, on peut comprendre toute la valeur ajoutée de ce droit universel, en ce compris en Europe. Au sein de l’Union européenne, la demande d’asile n’est plus possible pour un ressortissant européen. Avec la droitisation de la société européenne, toute personne qui serait persécutée en raison de ses opinions, sa religion, son appartenance ethnique doit pouvoir demander asile dans un autre État… non européen. La deuxième raison tient à la légitimité d’un État et sa communauté politique, dans un monde gouverné par des États nationaux, à décider de qui peut en faire partie. Si le droit d’asile consiste POLITIQUE 94 | mars-avril 2016 en un devoir d’hospitalité, je pense qu’il n’en va pas de même des autres migrations (travail, famille, étude). Kant, dans son Projet de paix perpétuelle (1795), inscrit le droit à la mobilité dans une vision universaliste et individuelle. Et il conviendrait de supprimer les visas de tourisme pour permettre à tout le monde d’être des voyageurs et des touristes légitimes. Néanmoins, le droit de voyager sans entrave, à savoir sans visa, n’inclut pas le droit de s’installer définitivement. Cette distinction est ici utile entre le voyageur de courte durée (touriste, étudiant…) et le migrant qui projette une installation définitive dans un pays qui n’est pas le sien. Comment justifier l’absence de droit à immigrer ? Michael Walzer3 a repris la proposition kantienne en considérant que si l’État a un devoir d’assistance envers les demandeurs d’asile et les réfugiés, la communauté politique doit pouvoir exercer deux contrôles : celui de l’entrée sur son territoire et celui des conditions d’acquisition de la nationalité. Les migrants qui sont admis temporairement sur un territoire doivent soit pouvoir renter chez eux, ce qui n’est pas le cas des réfugiés, soit devenir des citoyens par naturalisation. Cette position conduit évidemment à des exclusions en raison du fait que la communauté politique a un droit à la définition des frontières. Toutefois, ces dernières constituent aussi des conditions nécessaires au développement de politiques et de droits à visée tendanciellement égalitaire entre nationaux et étrangers. n 3 Michael Walzer, Sphères de justice. Une défense du pluralisme et de l’égalité, Paris, Le Seuil, 1997. POLITIQUE 94 | mars-avril 2016 où vient cette distinction, devenue aujourd’hui le mantra de toute la classe politique, entre migrants et demandeurs d’asile ? Dans le contexte de la crise actuelle, le débat est lancé pour la première fois par une note du blog de Barry Malone, producteur pour la chaîne d’informations en continu Al Jazeera. Malone y explique, dans un texte remarquable et émouvant, que le terme générique de « migrants » n’est plus adéquat lorsqu’il s’agit de décrire la tragédie en cours en Méditerranée. Que le mot a dérivé de sa définition originelle pour devenir un terme qui déshumanise et distancie, un grossier péjoratif. « Migrant, écrit-il, est un terme qui enlève leur voix à ceux et celles qui souffrent. » L’émission Inside Story1, diffusée le lendemain sur la même chaîne, confirme la décision de la chaîne de substituer au terme de « migrant » celui de « réfugié », déclenchant ainsi une chaîne de réactions similaires dans de nombreux médias. Que s’est-il passé pour que le terme de « migrant » soit aujourd’hui considéré comme une quasi-insulte pour ceux et celles qu’il désigne ? Que s’est-il passé pour que la migration, jadis synonyme de la promesse d’une vie meilleure, soit désormais assimilée à un problème généralisé, à une crise à résoudre ? L’un de premiers théoriciens de la migration, Ravenstein, n’écrivait-il pas en 1885 que la migration signifiait la vie et le progrès, tandis qu’une population sédentaire était condamnée à la stagnation2 ? Si nous avons accepté, médias et chercheurs, de ne plus utiliser le vocable de « migrant », c’est avant tout parce que nous nous sommes résolus à cette idée que le terme était devenu péjoratif, et pouvait nuire aux intérêts de ceux et celles qu’il désignait. Je ne me résous pas à cette défaite. Je n’accepte pas cette capitulation face à un débat public kidnappé par le racisme et la xénophobie. La condition de migrant 1 Par souci de transparence, je précise que j’ai participé à cette émission. 2 E.G. Ravenstein, « The Laws of Migration », Journal of the Royal Statistical Society, XLVIII(2), 1885, pp. 167–227. n’a rien de honteux et elle n’est pas consubstantielle de l’identité d’un individu comme on voudrait le faire croire. Et, pour le débat qui nous occupe, il n’est pas plus honorable (ni moins, d’ailleurs), d’être réfugié que migrant. Bons réfugiés, mauvais migrants Or c’est pourtant une hiérarchisation de cet ordre qui est en train d’opérer. Sitôt le débat amorcé dans les médias, les politiques de tous bords – à commencer par la gauche – s’en sont emparés pour imposer une logique de tri : il s’agissait d’éviter à tout prix la confusion. Cette distinction entre migrants et réfugiés est rapidement devenue la clé de voûte de l’indigente réponse européenne à la crise : les « bons » réfugiés seront accueillis, en vertu des obligations du droit international, tandis que les « mauvais » migrants seront renvoyés chez eux. Et l’on va même installer, aux confins du continent, des hot spots pour s’assurer que ne franchissent la frontière que ceux et celles qui ont des « motifs légitimes de mobilité », comme l’écrit Andrea Rea. Qui sommes-nous pour juger que les motifs de mobilité des uns sont plus légitimes que ceux des autres ? Qui nous arroge le droit de décider de la légitimité des uns et des autres ? Au nom de quoi décrétons-nous que ceux qui fuient la famine, le froid, la pauvreté, la catastrophe ou le changement climatique n’ont pas la légitimité de ceux qui fuient les guerres et les persécutions ? Ce n’est pas juste une question rhétorique : décréter que les motifs de mobilité d’un(e) migrant(e) sont illégitimes, c’est aussi le/la condamner à l’illégalité. Alors, au nom de quoi ? Andrea Rea mentionne la Convention de Genève de 1951 et son Protocole additionnel de 1967. Cette convention préhistorique, devenue aujourd’hui la pierre angulaire du droit international des réfugiés, n’est au départ qu’un arrangement temporaire entre grandes puissances pour régler la question des réfugiés de la Seconde Guerre mondiale sur le continent européen. Si elle exclut les motifs économiques comme « motifs légitimes de mobi- 39 LE THÈME Paradoxes migratoires “Migrants” ou “demandeurs d’asile” ? ANDREA REA ET FRANÇOIS GEMENNE r Un privilège de naissance insupportable FRANÇOIS GEMENNE e Ouvrir sans conditions, c’est condamner les plus démunis ANDREA REA ¦¦¦GSBOPJT!HFNFOOF lité », c’est simplement parce que les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France n’ont pas voulu faire cette concession à l’Union soviétique d’alors. Les travaux préparatoires de la Convention le stipulent clairement : la Convention n’a vocation qu’à s’occuper des réfugiés actuels et ne saurait s’appliquer aux réfugiés futurs. C’est pourtant ce qui s’est passé. Et si nous refusons d’élargir cette convention vieille de soixante ans, si nous refusons de l’adapter aux réalités des migrations contemporaines, c’est avant tout parce que nous sommes tétanisés par la peur que les gouvernements ne saisissent cette occasion pour tailler en pièces le droit d’asile existant. Cette peur est absolument fondée. Mais c’est aussi un autre renoncement. S’il faut maintenir cette distinction entre migrants et réfugiés, c’est avant tout pour ne pas dissoudre le droit d’asile, qui constitue un devoir d’hospitalité, écrit Andrea Rea. Or, quelle est la réalité du droit d’asile aujourd’hui en Europe ? C’est celle d’un système inhumain et en faillite, qui est devenu bien davantage un instrument de contrôle des migrations, plutôt qu’un instrument de protection des migrants. C’est celle d’un système où l’immense majorité de celles et ceux qui demandent asile et protection se les voit refuser. C’est celle d’un système dévoyé, qui est devenu la seule porte d’entrée légale dans l’Union européenne, puisqu’on a fermé toutes les autres. Des migrants « économiques » ? Et, dans les faits, au-delà de la question morale, comment d’ailleurs distinguer entre les motifs « légitimes » de mobilité et ceux qui n’en sont pas ? Andrea 40 Rea le reconnaît : la distinction entre les migrations forcées et volontaires est largement artificielle. Nul ne quitte sa terre natale sans un déchirement dans le cœur. La distinction entre les motifs de migration est également largement artificielle : les facteurs politiques, économiques et environnementaux s’imbriquent aujourd’hui les uns dans les autres et vouloir à tout prix les isoler les uns des autres n’a aucun sens. Les quatre millions et demi de Syriens qui se sont réfugiés en Turquie, en Jordanie, au Liban et en Irak ont fui les bombes du régime de Bachar el-Assad, et (dans une moindre mesure) les atrocités de Daesh. Ceux parmi eux qui tentent aujourd’hui, parfois au prix de leur vie, de rejoindre l’Europe dans des embarcations de fortune le font parce que leurs conditions de vie deviennent intenables et que l’Europe représente pour eux la seule possibilité d’une vie meilleure. Qui oserait, pourtant, les qualifier de « migrants économiques » ? C’est pourtant cette même ignominie qui pousse aujourd’hui nos gouvernements à prôner le renvoi des bateaux, et à essayer de convaincre la Turquie de les empêcher de prendre la mer. Notre obsession à vouloir enfermer les gens dans les cases étriquées d’un droit international obsolète nous a conduits à oublier que toutes les migrations, quelles qu’en soient la nature, l’origine et le motif, étaient avant tout des projets d’hommes et de femmes, tous portés par la promesse d’une vie meilleure, par l’espoir que demain soit meilleur qu’aujourd’hui. Et notre responsabilité dans ce renoncement, notre responsabilité à nous, chercheurs, n’est pas anodine. Dans ce contexte, c’est l’ouver- ture des frontières qui permet de reconnaître la légitimité du projet migratoire de chacun et qui permet de garantir le droit à la mobilité reconnu par la Déclaration universelle des droits de l’Homme. Oui, c’est un projet de liberté, parce qu’il permet la mise en œuvre d’un droit fondamental. Mais l’ouverture des frontières n’amène nullement à la disparition de l’asile : au contraire, en reconnaissant la légitimité de la migration de chacun, en abolissant cette distinction honteuse entre motifs légitimes et illégitimes de migration, elle permet aussi de désengorger le processus d’asile, et de le rendre à sa fonction première : garantir une protection à ceux et celles dont la vie est en danger. Ce n’est pas non plus la porte ouverte à une gigantesque compétition mondiale dans laquelle les plus faibles seraient massacrés : c’est bien la fermeture des frontières qui empêche les plus faibles d’avoir accès à la migration, en raison des coûts démesurés qu’elle implique pour les franchir, et c’est aussi la fermeture des frontières qui maintient les plus faibles dans des situations de précarité et d’illégalité. C’est pour cela que l’ouverture des frontières est aussi un projet d’égalité. Faire croire qu’il s’agirait d’un infâme projet néolibéral au bénéfice des nantis est infondé et malhonnête. Au contraire, face à la tragédie qui se joue chaque jour en Méditerranée, et dont nous sommes tous complices, c’est aussi, simplement, un projet humanitaire. Car les trois termes de la devise de la République française ne sont pas antinomiques les uns des autres. Il ne s’agit pas de choisir : chacun est la condition de la réalisation des autres. n POLITIQUE 94 | mars-avril 2016 B ien que je partage une bonne partie de l’analyse de François Gemenne, je m’oppose à la solution qu’il préconise parce que, telle que formulée, elle ne prévoit aucune mesure visant à prévenir le risque d’accroissement des inégalités. François Gemenne soutient que l’ouverture des frontières n’équivaut pas à une « une gigantesque compétition mondiale dans laquelle les plus faibles seraient massacrés ». Sur ce point, c’est mal connaître les migrations contemporaines. L’ouverture des frontières sans mesures de transition ou de protection équivaut à instaurer un processus de darwinisme social globalisé sur le marché du travail. Aujourd’hui, ce sont majoritairement les individus les plus dotés, ceux des classes moyennes et supérieures, qui partent des pays d’émigration alors que les déshérités ou les plus pauvres sont condamnés à rester sur place. Toutes les enquêtes sur le profil des migrants indiquent que les nouveaux migrants ont des niveaux d’étude élevés, souvent du capital qui leur permet de faire le trajet migratoire, sont des urbains globalisés, etc. Les plus pauvres sont coincés sur place. Ceci conduira inévitablement à ce que les pauvres ici et là-bas restent en marge de l’accès et au partage des ressources, condamnés à l’immobilité spatiale et sociale. Une « communauté de rivaux » ? Par ailleurs, l’ouverture des frontières sans condition dans une économie capitaliste débridée et un marché du travail hyperconcurrentiel conduit à réaliser le rêve du libéralisme économique : créer un marché du travail unique où les travailleurs plus que jamais constitueront une « communauté de rivaux », selon l’expression de Marx, pendant que les sociétés continueront à faire toujours plus de profit. POLITIQUE 94 | mars-avril 2016 Il suffit pour s’en convaincre de voir les effets négatifs du détachement du personnel dans le cadre de la libre circulation des services, un exemple d’ouverture des frontières à l’échelle intra-européenne. Cette politique a pour conséquence une diminution des salaires et des protections sociales des travailleurs étrangers engagés. L’ouverture des frontières aux travailleurs non ressortissants d’un État de l’UE s’accompagnera obligatoirement d’un durcissement des conditions d’accès aux droits sociaux et politiques pour les nouveaux migrants. Dans un environnement politique toujours plus conservateur, il est fort à parier que certains proposeront de conditionner l’accès aux droits sociaux, comme cela est déjà un peu le cas en Allemagne et en Autriche ou pour les travailleurs immigrés saisonniers, en les réservant aux seuls nationaux. Quant aux droits politiques, ils risquent d’être réservés aux citoyens nationaux. Ceci étant, le scénario proposé par François Gemenne est très stimulant intellectuellement et politiquement, ouvrant à un vrai droit cosmopolitique. Toutefois, il ne suffit pas de proclamer « l’ouverture des frontières est aussi un projet d’égalité » pour que ceci advienne. L’histoire du mouvement ouvrier nous a montré que la création de l’État social s’est fait par la lutte dans le cadre des États-nations et des frontières nationales. À défaut de porter et soutenir un mouvement social global de défense des travailleurs permettant l’unification des luttes et la création d’une protection sociale globale, ce que revendiquent certains mouvements sociaux, le scénario de l’ouverture des frontières risque d’être un piège pour les plus démunis et les classes populaires mondiales. n A ndrea Rea a raison de pointer le risque que l’ouverture des frontières conduise à une augmentation des discriminations pour l’accès aux droits politiques et sociaux des nouveaux arrivants – qui, du reste, sont déjà une réalité aujourd’hui. C’est un risque réel : l’ouverture des frontières « géographiques » pourrait renforcer les frontières sociales et politiques. Mais cette lutte contre une xénophobie d’État constitue aussi un défi essentiel de toute société multiculturelle. Et je suis d’avis que le risque en vaut la chandelle. Si j’assume une vision plus libérale de l’économie (et de la société) que celle que défend Andrea Rea, je réfute par contre l’idée que l’ouverture des frontières conduise à un « darwinisme social globalisé » : bien sûr, ce sont aujourd’hui les plus privilégiés qui ont la possibilité de migrer, tandis que les plus vulnérables sont condamnés à l’immobilité. Le principal obstacle à la mobilité, c’est le manque de ressources. Mais pourquoi en estil ainsi ? Parce que la fermeture des frontières a fait exploser les coûts de la migration, et rendu nécessaire l’usage de passeurs hors de prix ! Migrer du Vietnam au Japon coûte l’équivalent de 6 ans et 5 mois de salaire moyen pour un migrant vietnamien1 ! Depuis 2000, les migrants à destination de l’Europe ont dépensé plus de 15 milliards d’euros pour franchir la frontière extérieure de l’espace Schengen ! Ce ne sont pas les plus riches qui bénéficieront en premier de l’ouverture des frontières : ce sont les plus pauvres, pour qui la migration représente trop souvent un luxe inaccessible. Aujourd’hui, le destin des uns et des autres est trop souvent déterminé par la rive de la Méditerranée sur laquelle ils ou elles sont né-e-s : elle est là, l’injustice fondamentale, le privilège de naissance. n 1 J. Klugman (dir.), Human Development Report 2009. Overcoming barriers: Human mobility and development. New York: UNDP, 2009. 41 c SKENDER LE THÈME Paradoxes migratoires D epuis quelques mois, tout se précipite en matière migratoire. La question n’a jamais figuré aussi haut dans l’agenda européen : un million de réfugiés, fuyant des conflits que l’on connait depuis longtemps (et dont l’exode n’est pas une surprise) remettraient en question un des acquis les plus importants de l’Union européenne : la libre circulation entre États membres de l’espace Schengen. De nombreuses frontières se sont déjà refermées et des murs s’érigent même entre États de l’Union européenne. Pour certains, le système Schengen serait déjà mort. La seule façon de maintenir malgré tout cette libre circulation serait de rétablir la confiance entre États membres, en s’assurant que les frontières extérieures sont bien gardées. Le prix de la libre circulation, c’est donc une fermeture, la plus étanche possible des frontières extérieures de cet espace protégé. Dans les plans des dirigeants européens, cela consiste, à l’heure actuelle, à renforcer considérablement les pouvoirs de l’agence Frontex , en communautarisant la frontière et en créant une équipe européenne de gardes-frontières. Cela permettrait de mettre en commun des moyens de contrôle pour pallier les insuffisances des mauvais élèves comme la Grèce et l’Italie qui laissent passer beaucoup trop de migrants au goût de certains. Bien évidemment, cela aura des conséquences : renforcer ce que l’Union est depuis longtemps, un espace clôturé, meurtrier et hostile. Les logiques en cours ne sont pas nouvelles : il s’agit de renforcer les moyens communautaires pour contrôler, intercepter, inter- 42 De la liberté de circulation à l’égalité des droits Seule une ouverture totale des frontières permettrait d’éviter les drames liés à la migration clandestine et à l’expulsion des migrants non désirés. Mais les conditions pour accompagner la liberté d’installation des migrants d’un accès égal aux droits sociaux ne sont pas réunies. CAROLINE INTRAND codirectrice du Ciré (Coordination et initiaves pour réfugiés et étrangers) roger et faire le tri entre les bons et les mauvais migrants pour expulser ceux que l’on n’accepte pas. Parallèlement, les pays voisins sont requis de participer à la sélection et sont même payés pour cela. Les critères appliqués ne sont plus du ressort de l’Union européenne et déjà la Turquie arrête, détient et expulse dans des conditions tout à fait inhumaines des centaines de personnes en quête de protection sur son territoire et en route vers l’Europe. NOUS FERMONS LES YEUX… Cette logique renforcée s’accompagne de changements législatifs en matière de séjour des étrangers et des réfugiés dans de plusieurs pays européens : réduction de la durée du séjour des réfugiés reconnus dans plusieurs États membres (le projet de loi danois le réduit à un an, le belge à cinq ans) ; interdiction du regroupement familial pour les protégés subsidiaires, confiscation des biens personnels pour financer l’accueil au Danemark et en Allemagne, autorisation de tirer sur les migrants en Hongrie… Ces réformes radicales donnent le ton de ce que nous vivons actuellement. Dans les discours, il apparait que nous ne pouvons pas accueillir ces réfugiés et migrants qui nous menacent d’une façon ou d’une autre (terrorisme, viols et agressions sexuelles, dumping social, crise et chômage), ils doivent rester dans les pays limitrophes qui en feront ce qu’ils en veulent, nous fermons les yeux. La logique de la fermeture des frontières et du renforcement de celle-ci au nom de la préservation des acquis des citoyens européens – la liberté de circulation à l’intérieur de Schengen étant parmi ceux-ci – provoque à l’inverse une insécurité grandissante pour nos démocraties : en plus de la catastrophe humanitaire qu’elle engendre, avec les refoulements, les morts en mer, les camps qui s’érigent face aux murs et barbelés de l’Union, ce sont des situations explosives qui sont en train de se développer tout autour de l’Europe et qui sont renforcées par les déplacements de population, en Turquie, en Libye, en Égypte Là, les migrants deviennent une monnaie d’échange pour des régimes non scrupuleux, voire guerriers. L’insécurité augmente le niveau de nationalisme et de xénophobie : responsables de tous les maux alors qu’ils en sont simplement victimes, on peut les enfermer au nom de la fermeture des frontières, voire même les laisser mourir. Les droits et libertés individuelles sont grandement menacés par ces dérives qui touchent petit à petit chaque citoyen. Dans ce contexte, la liberté de circulation apparait à la fois comme une parfaite utopie et comme le seul antidote au poison de la fermeture des frontières : c’est l’opposé radical de ces politiques, radicales elles-mêmes. Mais que signifie vraiment la li- POLITIQUE 94 | mars-avril 2016 berté de circulation ? Il semble évident que les atrocités commises au nom de la fermeture des frontières pourraient être rapidement stoppées en laissant entrer ceux qui ont besoin de se réfugier en Europe : il n’y aurait plus de mort, il n’y aurait plus de trafic. Permettre à ceux qui veulent venir en Europe de le faire sans contrainte, sans visa et sans contrôle supprime d’emblée l’immigration clandestine et la lutte contre celle-ci. Il pourrait aussi être concevable de continuer les contrôles aux frontières – par le biais du visa par exemple – pour poursuivre la lutte contre le terrorisme mais non pour des raisons de gestion des flux migratoires. Tout ceci perdrait son sens si à l’issue de l’entrée sur le territoire nous n’étions pas capables d’offrir à ceux qui fuient les conflits et la misère les mêmes droits d’installation que les nationaux : accès au marché du travail, accès aux soins... dans les mêmes conditions que les citoyens européens ont accès à cette installation. S’il devait encore y avoir une sélection parmi eux : d’un côté ceux qui peuvent rester et de l’autre ceux qui ne le peuvent pas, quels que soient les raisons et les critères qui auraient été fixés, alors il faudrait encore créer des moyens de coercition pour contraindre ceux-ci à quitter le territoire ou convaincre ceux-là que leurs privilèges sont garantis. Encore des contrôles et des arrestations, des centres de détention, des avions d’expulsion, des familles séparées et une inégalité latente, sous-jacente, permanente qui ouvre la voie aux pires exploitations mais surtout qui entretient l’illusion d’une catégorie d’êtres humains plus méritante parce que bien née, au bon endroit de la planète. POLITIQUE 94 | mars-avril 2016 QUESTIONS SANS RÉPONSE Le 18 juin 2013, le Ciré adoptait un texte : « Pourquoi sommesnous pour la liberté de circulation et d’installation » ? Voici ce que nous disions à propos de la liberté de circulation seule : « Cela apporterait certes de notables améliorations, notamment en termes de sécurité et de droits des migrants, mais conserverait l’inégalité au centre même de la politique migratoire et ne protégerait pas les migrants contre l’irrégularité. C’est pourquoi nous estimons que, partant d’un régime de libre circulation, il est important de viser à instaurer un régime de libre installation ». Il est évident que la liberté de circulation, en ce qu’elle résout l’équation sordide de la répression aux frontières n’est tenable que lorsqu’elle s’accompagne de la liberté d’installation. En réalité, la liberté de circulation et d’installation est une application de la notion d’égalité en matière migratoire. Dans le monde dans lequel nous vivons, foncièrement inégalitaire, on opère une distinction entre nationaux et étrangers en termes d’accession aux droits. Cette inégalité de départ, qui découle de la souveraineté des États à décider qui entre sur leur territoire pour y séjourner ou s’y installer, est à la base de toutes les violations des droits humains dont nous sommes actuellement témoins. Au nom de l’exercice de cette souveraineté, défini par des impératifs soit politiques, soit économiques, soit les deux, les États peuvent verser dans leurs penchants les plus xénophobes pour préserver les intérêts de quelques-uns. À partir de là, de nombreuses questions restent sans réponse. Comment envisager que les frontières s’ouvrent, toutes choses égales par ailleurs, et que l’on permette à tous de s’installer en Europe ? Par quelle révolution fautil passer pour en arriver là ? Car la liberté de circulation, prise isolément ou dans un cadre inadéquat, pourrait s’avérer un outil de précarisation. Elle peut contribuer à l’affaiblissement du droit du travail et des droits sociaux et économiques en général en favorisant le dumping social. C’est pourquoi il est nécessaire que l’instauration de la liberté de circulation soit précédée d’avancées notables en matière de garantie d’accès égale et effective des nationaux, des Européens et des migrants aux droits économiques et sociaux. il est nécessaire que l’instauration de la liberté de circulation soit précédée d’avancées notables en matière de garantie d’accès égale et effective des nationaux, des Européens et des migrants aux droits économiques et sociaux et d’application plus efficace et uniforme du droit du travail. Il y a donc des préalables, et pas des moindres, à la mise en place de la liberté de circulation et d’installation. Ainsi, la liberté de circulation et d’installation, telle qu’elle est défendue par le Ciré, est un outil pour penser le futur, un outil utile au changement social. Elle permet de se projeter dans un monde où tout est à redéfinir pour que l’égalité soit effective. Elle ouvre des horizons pour permettre à chacun de sortir de l’enfermement dans lequel nous a précipités le système actuel. n 43 LE THÈME Paradoxes migratoires Partie 1 : Accueillir tous ceux qui fuient la misère ? Le trilemme de la politique migratoire L’auteur reprend ici et actualise une réflexion publiée en 2005 dans cette revue. Les multiples crises migratoires ne peuvent se satisfaire d’une réponse simplement morale. Il faut repenser la solidarité entre les humains à l’échelle planétaire. PHILIPPE VAN PARIJS Chaire Hoover, Université catholique de Louvain publié dans Politique, Hors-série n° 1, janvier 2005, pp. 94-95 N i aujourd’hui ni demain, dans un monde comme le nôtre où l’inégalité inter-nationale est bien plus profonde que l’inégalité intra-nationale, on n’échappera au trilemme suivant : – Soit on ferme les portes aux étrangers, ou on les entrebâille très chichement, laissant ainsi s’accumuler sur le pas de nos portes une pression de moins en moins soutenable. – Soit on les ouvre franchement mais en n’accordant à ceux qui s’y engouffrent qu’une fraction des droits des natifs, instaurant ainsi un régime permanent d’inégalité certes moindre qu’aujourd’hui mais combien plus visible et donc insupportable que quand les pauvres sont loin. – Soit enfin on ouvre franchement les portes en accordant à tous ceux qui s’y engouffrent les mêmes droits qu’aux natifs, contraignant par là tout système généreux de protection sociale à se rabougrir d’urgence pour ne pas s’effondrer. Pour rendre ce trilemme moins inconfortable, il n’y a pas d’autre stratégie concevable que la réduction des inégalités entre les nations. Au service de cette stratégie, il existe potentiellement un instrument très puissant. Il porte un vilain nom, parce qu’il fait souvent mal à bien des citoyens des pays riches qui ne l’ont pas mérité : « délocalisations ». Mais hélas, si l’on prend au sérieux l’objectif 44 de réduire l’inégalité mondiale, il faudra bien passer par l’investissement au Sud d’une richesse qui était, ou aurait pu être, investie là où elle est aujourd’hui le plus concentrée, le Nord. D’une manière plus régulée peut-être, plus responsabilisante certainement, mais aussi plus massive qu’aujourd’hui, on ne peut vouloir sérieusement plus d’égalité entre les nations du monde sans vouloir plus de délocalisations. Pour être efficace, cependant, pour que la mondialisation puisse aider au lieu de détruire, ce processus aura besoin d’être accompagné. Par des organisations supranationales et des coopérations inter-étatiques qui se focalisent sur les biens publics — état de droit, éducation, santé publique. Et par des ONG entreprenantes et vigilantes, susceptibles d’être plus innovatrices et plus sensibles aux nécessités et potentialités locales que ne le sont les multinationales et les bureaucraties. Mais cela ne suffira pas pour diffuser pouvoir d’achat et capacité d’action jusqu’aux recoins les plus démunis de la planète. Il y faudra aussi un dispositif redistributif planétaire simple et puissant : une allocation universelle vraiment universelle. Par exemple financée, en tout cas initialement, par la vente au plus offrant des permis de pollution compatibles avec les objectifs de Kyoto : nous avons tous droit à un dividende égal sur la capacité d’absorption dont l’atmosphère entourant notre planète a la chance d’être dotée. Et par exemple distribuée, en tout cas initialement, sur le modèle du dispositif redistributif le plus performant d’Afrique, le revenu garanti à toutes les personnes âgées d’Afrique du Sud : tout être humain né sur la planète aura la garantie de percevoir par cette voie une pension de base suffisante en tout cas pour vivre décemment dans les pays les plus pauvres. GÉNÉREUX DES DEUX CÔTÉS Dans cinquante ans, ce processus sera peut-être suffisamment avancé pour qu’on puisse ouvrir largement les portes sans que ce ne soit la bousculade. Même si on donne à tous ceux qui entrent les mêmes droits qu’à ceux qui sont déjà là. Même sans devoir réduire d’un pouce la solidarité préexistante. Mais en attendant, il nous sera très difficile, si nous refusons d’instituer une inégalité permanente sur notre territoire, d’être des deux côtés aussi généreux que nous souhaiterions l’être : généreux à l’égard de tous ceux qui se pressent à la porte de nos sociétés ou s’y sont subrepticement faufilés, et généreux à l’égard des plus démunis, des moins bien équipés parmi leurs membres. Ce n’est pas en niant ce conflit qu’on l’abordera le mieux. C’est en en identifiant la racine qu’on se tournera vers la seule stratégie qui peut l’éliminer : un cocktail où entreprises multinationales, organisations supranationales, ONG et redistribution transnationale ont toutes leur place. Dans le monde POLITIQUE 94 | mars-avril 2016 drastiquement moins inégal que seul ce cocktail est susceptible de produire, il sera enfin possible d’adopter une attitude qui soit responsable à l’égard des plus faibles parmi les « nôtres » sans pour autant devoir adopter à l’égard des « étrangers » une politique dont, à juste titre, nous ayons honte. Dans ce monde moins inégal, il sera enfin réaliste de reconnaître à tous ceux qui en sont aujourd’hui scandaleusement privés le droit fondamental de migrer, précisément parce que très peu parmi eux en feront usage. Partie 2 : Accueillir tous ceux qui fuient la violence ? E Janvier 2016 ntrebâiller chichement nos portes en laissant s’accumuler la pression migratoire à nos portes, les ouvrir à tout qui veut entrer avec des droits indéfiniment réduits qui instaurent de facto un régime d’apartheid, les ouvrir à égalité de droits au prix d’un effondrement de notre solidarité sociale : au moins autant qu’il y a dix ans, nous restons confrontés à ce trilemme. Mais avec l’afflux massif des réfugiés syriens et irakiens, il demande à être reformulé et la stratégie requise pour le rendre moins inconfortable doit être significativement élargie. Car si l’inégalité entre les nations reste la cause principale des pressions migratoires, elle n’est plus la seule à avoir un impact massif chez nous. POLITIQUE 94 | mars-avril 2016 Si on cherche à bouger, ce n’est pas que pour échapper à la misère. C’est aussi pour échapper à la violence. Dès la toute première formulation systématique des obligations des pouvoirs publics en matière de solidarité, une distinction est faite entre migrants selon laquelle de ces deux causes explique leur migration. Dans son De Subventione Pauperum (1526), Juan Luis Vives, juif converti espagnol installé à Bruges et recruté par Érasme pour enseigner à Louvain, l’exprime comme suit : « S’il se rencontre des mendiants bien portants, que les étrangers soient remis à leurs cités ou bourgades, mais en leur donnant un viatique. Car ce serait inhumain que de renvoyer les nécessiteux sans ressources pour le voyage ; et qui agirait de la sorte, que ferait-il d’autre que de pousser au vol ? Cependant, s’ils sont de villages ou de petites localités affligées ou ravagées par la guerre, alors on les considérera comme des concitoyens, tenant compte de ce qu’enseigne Saint Paul, à savoir : que parmi les baptisés par le Saint Sang du Christ, il n’y a ni Grec ni barbare, ni Français ni Flamand, mais une nouvelle créature. » L’IDÉE SOUS-JACENTE À GENÈVE Même s’il n’y est heureusement plus question de baptême, la distinction opérée par la Convention de Genève est fondamentalement la même. De Vives à Genève, l’idée sous-jacente est sans doute à la fois qu’on a le devoir de se montrer plus accueillant pour les réfugiés parce que la violence tue plus vite que la misère et qu’on peut se le permettre parce qu’on peut Pour que le droit de migrer librement sur la planète puisse être viablement conféré à chacun, il faut en outre que la violence soit suffisamment contenue. Comment ? espérer que la violence sera moins répandue que la misère et qu’elle durera moins longtemps. Cependant, lorsque la violence touche une population vaste et proche et qu’elle promet de s’éterniser, l’option consistant à « considérer comme des concitoyens » ceux qui cherchent à y échapper tend à devenir aussi problématique que celle qui consiste à accepter sur pied d’égalité tous ceux qui cherchent à échapper à la misère. Le trilemme, alors se reforme. Et pour le rendre moins inconfortable, la stratégie ne peut se réduire à faire fondre l’inégalité internationale. Pour que le droit de migrer librement sur la planète puisse être viablement conféré à chacun, il faut en outre que la violence soit suffisamment contenue. Comment ? Dans The Better Angels of Our Nature (2011), le psychologue de Harvard Steven Pinker s’efforce d’expliquer pourquoi la violence perpétrée par des êtres humains a connu, au fil des siècles et des millénaires, une tendance systématique à la baisse : la probabilité pour un être humain d’être tué intentionnellement par un autre être humain est plus faible aujourd’hui, et même au cours d’une année moyenne de la première moitié du XXe siècle, qu’elle ne l’était au Moyen Âge ou dans la préhistoire. Pour expliquer cette baisse, Pinker fait appel à deux mécanismes. 45 LE THÈME Paradoxes migratoires Le trilemme de la politique migratoire PHILIPPE VAN PARIJS Il y a d’abord la pacification. C’est le Leviathan de Hobbes, l’État répressif qui prend le contrôle d’un territoire en soumettant les seigneurs et en arrêtant les brigands. La violence perpétrée par l’État peut être arbitraire et féroce. Elle n’en réduit pas moins massivement le volume global de la violence. Le second mécanisme n’est pas politico-militaire mais socioculturel. C’est ce que Pinker, s’inspirant du sociologue allemand Norbert Elias, appelle la civilisation, le lent déploiement de deux facultés humaines : le contrôle de soi et l’empathie. Ces deux « meilleurs anges de notre nature » (une formule que le titre de Pinker emprunte à un discours de Lincoln) sont des dispositions innées qui s’épanouissent très inégalement en fonction de contingences historiques. En ce qui concerne le contrôle de soi – antipode de la violence impulsive –, Pinker accorde par exemple un rôle important, dans le cas de l’Europe occidentale, à la diffusion des règles d’étiquette à partir de la noblesse du bas Moyen Âge. En ce qui concerne l’empathie – antipode de l’indifférence, voire de la jouissance face à la souffrance d’autres êtres humains plus ou moins différents de soi –, il accorde un rôle crucial au remplacement de l’épopée par le roman populaire comme genre littéraire dominant. Plus ces deux dispositions sont répandues au sein d’une société, moins la pacification répressive par la puissance étatique est requise pour contenir la violence. Si, par soif de pétrole ou vénération des droits de l’Homme, on ébranle ou décapite cette puissance étatique avant que le double processus de civilisation culturelle soit suffisamment avancé, on ne doit pas s’étonner que la violence éclate, comme elle le fait aujourd’hui en Irak, en Libye, en Syrie ou ailleurs. Dans ces pays, hélas, ce double 46 jouent leur rôle et s’assurent que ce ne soient pas que les paroles, mais aussi les actes qui soient, en ce sens, « civilisés ». Dans des entités politiques ethniquement divisées, comme l’Irak, la Belgique ou l’Union européenne, cela exige que les institutions politiques soient intelligemment façonnées de manière à tenir compte de cette division – minimalement sous la forme de garantie de présence au sein de l’exécutif. L’ingénierie démocratique ne peut pas faire de miracles, mais elle peut réduire la probabilité des catastrophes et leur durée. Si son LA FORCE DES INSTITUTIONS impact est moins profond et parNon, heureusement, parce qu’il tant plus fragile que celui des deux n’y a pas que la culture qui peut ci- processus civilisateurs mis en luviliser. Il y a aussi les institutions, mière par Pinker, elle a l’avantage et plus précisément la « force ci- de se prêter un peu plus à une vilisatrice de l’hypocrisie » inhé- action volontariste et, peut-être, rente à toute démocratie qui ne d’être plus servi que desservi par fonctionne pas trop mal. Une dé- les potentialités nouvelles créées mocratie qui fonctionne bien, ce par l’internet. n’est pas un dispositif de décision Espoir bien abstrait et bien collective qui permet aux préfé- ténu ? Peut-être pas. Il n’est pas farfelu de penser que si le dispositif démocratique iraSi le dispositif démocratique irakien kien avait garanti avait garanti à la minorité sunnite une à la minorité sunprotection aussi robuste que celle que nite une protection la constitution belge offre à la minorité aussi robuste que francophone, l’État islamique ne serait celle que la constijamais né. tution belge offre à la minorité francophone, l’État islarences de la majorité de s’impo- mique ne serait jamais né. En tout ser. C’est un dispositif qui conduit cas, ce n’est que si une stratégie à des décisions collectives qui institutionnelle de ce type parsoient justifiables, acceptables vient à être suffisamment efficace comme justes par l’ensemble des qu’on pourra se passer de la poigne personnes affectées. Pour y arri- des Saddam Hussein et El Sissi ver, fût-ce très imparfaitement, il pour nous permettre d’échapper, importe que ceux qui détiennent ne fût-ce qu’en ce qui concerne les le pouvoir ou y aspirent soient réfugiés, à notre cruel trilemme. forcés de défendre publiquement Ce n’est qu’alors qu’on pourra se ce qu’ils proposent ou mettent en passer de cette répression honnie place en en appelant à l’intérêt gé- pour pouvoir accueillir au titre néral, ou à l’intérêt des plus mal plein de concitoyens, comme le lotis. Peu importe qu’ils soient sin- voulait Vives, tous ceux qui nous cères, pourvu que l’ensemble des viennent « de villages ou de peautres acteurs – opposition, mé- tites localités affligées ou ravadias, universités, société civile – gées par la guerre ». n processus ne semble guère en bonne voie. Le terreau dans lequel murissent les attentats-suicides n’est pas près d’être irrigué par la déférence aux règles d’étiquette et le genre littéraire auquel l’internet expose les jihadistes en puissance est fort éloigné des romans invitant des bourgeois à s’identifier avec des prolétaires, ou des catholiques avec des protestants. Pour tarir la source de la violence, faut-il donc placer indéfiniment nos espoirs dans les Erdogan et El-Sissi – tout en regrettant Saddam et Khadafi ? POLITIQUE 94 | mars-avril 2016 Migration économique : sortir du refoulement POurquoi ne pas réhabiliter l’approche utilitariste en matière migratoire ? Même s’ils empruntent des chemins de traverse, les migrants s’insèrent dans l’économie FRANÇOIS DE SMET philosophe, directeur de Myria E n 1795, dans son opuscule Vers une paix perpétuelle, le philosophe Emmanuel Kant fait dériver de la rotondité de la Terre l’existence nécessaire d’un droit cosmopolitique. Celuici se définit comme une liberté universelle de circulation – mais non d’établissement – et au droit de tout être humain de se déplacer sur la surface de la planète sans avoir à être traité comme un étranger, pouvant bénéficier des lois de l’hospitalité. C’est l’un des rares exemples de postures philosophiques sur la migration – et pour cause ; si la migration est évidemment un phénomène séculaire et universel, sa perception comme telle est récente et concomitante d’une mondialisation dont elle est devenue l’un des paramètres. La migration économique constitue une carence majeure des politiques migratoires. Cet impensé est le fruit d’un refoulement devenu transparent : le manque d’intérêt pour les motivations des migrants et pour la POLITIQUE 94 | mars-avril 2016 velléité d’adapter ces motivations à nos politiques. La répartition des flux entre « bons réfugiés politiques » et « méchants migrants économiques », ou tout simplement entre vrais et faux réfugiés, défendue par la plupart des responsables politiques, constitue une simplification de la réalité qui renforce cette transparence des causes. Ce discours a deux objectifs : d’une part, tenter de rassurer le citoyen en instillant l’idée selon laquelle les nouveaux arrivants, dûment triés, ne seront pas trop nombreux. D’autre part, parvenir à réellement trier le flux migrant et asséner vers l’extérieur des messages de dissuasion. Nous savons que la réalité est bien plus complexe : au-delà des réfugiés de guerre classiques, une large partie des migrants n’entreprend pas le voyage pour une raison, mais pour une multitude. Distinguer motivations politiques et économiques relève bien souvent d’une gageure ; la complexité des motifs de migration est bien plus forte que les voies d’entrées proposées par les pays d’accueil. Celles- ci, aujourd’hui, laissent peu de place à une migration économique franche. Bien sûr, le canal migratoire de l’emploi existe, mais il est bien plus ardu à entreprendre depuis 1974 et la fermeture des frontières à la migration de travail bilatérale. Or, si un tel canal existait d’une manière large et accessible, il concentrerait à coup sûr une grande part des migrants souhaitant échapper au désœuvrement, et ne demandant pas mieux que de mener une existence digne sans avoir nécessairement à venir de là où éclatent les bombes. Si les critères de la Convention de Genève peuvent ainsi aisément servir, aujourd’hui, à trier le flux des migrants en fonction des peurs Distinguer motivations politiques et économiques relève bien souvent d’une gageure ; la complexité des motifs de migration est bien plus forte que les voies d’entrées proposées par les pays d’accueil. des citoyens et des intérêts des gouvernants, c’est parce que l’intérêt économique d’une large partie des flux a été longtemps refoulé. Par peur d’une instrumentalisation de la migration, certes. Mais par blocage idéologique, aussi : à droite, parce qu’on estime qu’ouvrir un nouveau canal migratoire supplémentaire est impossible à justifier vis-à-vis d’une opinion publique déjà frileuse envers la 47 LE THÈME Paradoxes migratoires MIgration économique : sortir du refoulement FRANÇOIS DE SMET figure de l’étranger en général. À gauche, parce qu’on craint une pression des nouveaux arrivants sur les bas salaires, même s’il ne faut pas le dire trop haut. Car il faudrait dès lors assumer en plein jour une difficile schizophrénie, entre une gauche associative et politique qui loue les étrangers comme porteurs de diversité et scande que « personne n’est illégal », et une gauche syndicale qui ne veut pas entendre parler de l’ouverture de canaux qui permettrait à ces mêmes étrangers de pouvoir migrer pour des motifs en lien avec leurs réelles aspirations. Dès lors, une double paralysie idéologique empêche le monde politique, et l’opinion publique avec elle, de s’emparer de la migration par un autre prisme que et réseaux sociaux, et qui rendent, en son et en image, un eldorado européen plus proche encore. Tout cela constitue une force d’attraction difficilement résistible, et qui enjoint nombre de candidats à prendre des risques inconsidérés, jusqu’à celui de leur vie, pour atteindre l’Europe. HYPOCRISIE Malgré cela, avant 2008, certains responsables politiques – essentiellement libéraux néerlandophones – avançaient pourtant l’idée d’une migration économique. Depuis la crise économique et bancaire, l’idée est tombée aux oubliettes générales. Se dessine pourtant, aujourd’hui, un espace dans lequel un tel débat pourrait se déployer. Car la crise de l’asile qui a surgi au cœur de l’été 2015, au-delà des drames Tout cela constitue une force qu’elle a charriés, d’attraction difficilement résistible, a eu au moins un et qui enjoint nombre de candidats avantage : elle a à prendre des risques inconsidérés, forcé le débat mijusqu’à celui de leur vie, pour atteindre gratoire plus que l’Europe. jamais, et dans une mesure qui dépasse de bien loin les précelui d’une actualité la présentant mices des flux actuels charriés comme un phénomène subi, avec par les conflits au Proche-Orient. tout ce que cela charrie comme Pressés de demandes d’éclaircisangoisses, craintes identitaires, sements, de recherches d’inforpeurs matérielles et finalement mations, les médias ont plus que haines. Il faut pourtant le rappe- jamais amené – et globalement ler : plus que la guerre, et sans avec qualité – les enjeux migradoute plus que la faim, ce qui toires sur la table. Pour le dire auanime une large partie de la migra- trement, une porte est aujourd’hui tion est le désœuvrement, c’est-à- entr’ouverte pour parler sérieudire la conviction que, si on reste sement de migration. Non seulesur le territoire où l’on se trouve, ment de ses effets, mais aussi de on n’a guère de perspective de me- ses causes et du défi qui est le ner une vie digne, ou simplement nôtre de la considérer non comme intéressante. Cet esseulement est un phénomène désagréable dont il fantastiquement renforcé par les faut gérer les conséquences, mais récits de migrants ayant réussi à comme une donnée inhérente à s’établir, et par les images déver- la civilisation humaine qu’il faut sées par les télévisions, internet pouvoir utiliser au-delà des pos- 48 tures idéologiques respectives. C’est donc le moment d’oser parler de migration économique avec une chance d’être entendu. D’abord, c’est l’un des rares dossiers positifs en migration, l’une des seules opportunités que nous avons de donner un sens positif au phénomène migratoire de nous en emparer pour en faire un choix proactif et non un phénomène subi. Ensuite, bon nombre de données indiquent que la migration économique constitue, déjà aujourd’hui, une réalité contribuant à l’économie du monde. C’est pour cela qu’il est adéquat de parler de refoulement.Le monde économique n’a pas attendu que de véritables canaux de travail existent pour tourner avec la migration – et grâce à elle. Ainsi, pour ne prendre que ce seul exemple, le montant des « rémittences »1 est notoirement très élevé (plusieurs centaines de milliards d’euros), et est sans commune mesure avec les sommes engagées par le biais de la coopération au développement. Officialiser davantage de canaux migratoires axés sur le travail, ce serait mettre au jour cette hypocrisie souterraine, par laquelle des migrants, contraints de se déguiser en d’autres catégories ou d’être clandestins, participent à la richesse de nos pays et des leurs. Ce serait aussi démocratiser un accès qui, pour l’instant, par manque de courage collectif, charrie une réalité des choses plutôt néolibérale : ce sont les plus débrouillards et ceux qui ont un peu d’argent qui parviennent jusqu’ici, et non nécessairement les plus pauvres ou ceux qui en auraient le plus besoin. 1 De l’anglais remittances : sommes envoyées par les diverses diasporas auprès de leurs familles POLITIQUE 94 | mars-avril 2016 Campagne australienne à l’attention des potentiels migrants… et sa réplique. TRIPLE WIN Il ne faut toutefois pas sousestimer les difficultés. Car parler sérieusement de migrations, c’est faire le deuil de la simplicité et des solutions idéales. Ainsi, imaginer une politique migratoire économique est un défi à l’avenir, parce qu’elle ne peut se déployer que dans un univers mondialisé, dans lequel la nature même de ce qu’est le travail évolue constamment. L’affaiblissement du travail manufacturier au profit du secteur tertiaire, en Europe, annonce de fortes difficultés. Ainsi, force est de reconnaître, devant l’imprévisibilité de ce que sera la nature de l’emploi demain, qu’il n’est pas possible d’assurer que chacun y trouvera sa place. Cela n’est pas une raison suffisante pour se dispenser de penser une migration économique un peu plus juste, qui envisage l’ouverture de canaux nouveaux. Car de toute façon, que l’on se rassure : si l’Europe devient un désert économique, les migrants ne viendront plus, tout simplement. Quels seraient les principaux axes de cette ouverture ? Il n’est pas déraisonnable de parier sur un « triple win » : une politique migratoire économique pourrait, enfin, permettre de mieux concilier les intérêts des pays d’origine, ceux des pays de destination et les droits et intérêt des migrants eux-mêmes. En ouvrant un canal supplémentaire à la migration de travail, accessible aux hauts diplômés comme aux statuts plus précaires, nous apporterions un peu plus de justice, en faisant mieux POLITIQUE 94 | mars-avril 2016 correspondre les motivations réelles des migrants avec les catégories administratives des flux. Nous reconnaitrions le rôle des rémittences dans le développement des pays. Nous œuvrerions, enfin, à un redéploiement économique assumé dans les pays du Nord. Inévitablement, cela induirait de parler – comme cela se fait déjà aujourd’hui – d’estimation des types d’emplois disponibles. De quotas de migrants par type de fonction. De tests de qualification. De migration définitive, mais aussi circulaire. D’ouverture à différentes catégories de migrants, selon les formations, en ouvrant délibérément un accès aux plus faibles formations. De promouvoir l’esprit d’entreprise chez ces nouveaux venus. Cela demande évidemment d’admettre que l’on peut envisager les migrations sous l’angle de l’utilité sans perdre son âme. Dès que l’on tente de parler de migration économique, le procès en utilitarisme n’est jamais loin, selon une logique de classe qui, aussi louable peut-elle paraître pour s’être ancrée dans l’empathie pour des populations précarisées, pourrait nous faire perdre des opportunités de progrès pour tous si on ne parvient pas à s’en émanciper. Qu’il naît bien vite, le soupçon envers celui qui ose considérer aussi le migrant comme une force de travail : si des migrants deviennent une force de travail, si d’aucuns se proposent de les employer – Angela Merkel, ou la FEB en Belgique – n’est-ce pas un signe montrant qu’il faut s’éloigner de cette voie ? Ce serait oublier combien la situation ne pourrait pas être davantage injuste qu’aujourd’hui : non seulement les migrants dits économiques ne disposent pas de la possibilité de migrer pour une raison en adéquation avec leurs souhaits ; mais en plus ce sont, malgré tout, les plus riches ou les plus débrouillards d’entre eux qui peuvent se permettre de tenter l’aventure. Continuer à refouler la nature aussi économique de la migration, c’est accepter le développement d’un néolibéralisme particulièrement cruel : celui qui donne un avantage, ou un droit supplémentaire, à celui qui parvient à imposer sa présence sur le sol du Nord, au détriment de celui qui n’a pas les moyens, financiers ou psychologiques, de réaliser cette transgression. Répondre du tac au tac à tous les populismes ambiants par une assertion évidente : l’étranger ne prend pas seulement une part du gâteau. Il l’agrandit. Dès lors, en effet, il faudra sans doute intégrer au débat une dimension d’utilitarisme – et ce n’est pas grave. Cela induit d’admettre qu’une migration est, déjà aujourd’hui, une sorte d’entreprise : avec des risques, un budget, un objectif, des menaces, des opportunités. Transformer le migrant non seulement en citoyen, mais aussi en travailleur, entrepreneur, contributeur, consommateur. Et permettre de répondre du tac au tac à tous les populismes ambiants par une assertion évidente : l’étranger ne prend pas seulement une part du gâteau. Il l’agrandit. n 49 LE THÈME Paradoxes migratoires E ntre janvier 2008 et juin 2015, 10 228 citoyens européens résidant en Belgique ont reçu un « ordre de quitter le territoire ». En d’autres mots, ils se sont fait expulser par l’Office des étrangers comme des sans-papiers ordinaires. Motif : ces citoyens représenteraient une « charge déraisonnable » pour ce pays de onze millions d’habitants1. Eh oui : les Européens ne sont pas à l’abri d’une expulsion. En tout cas ceux qui ont déjà exercé leur droit de se déplacer librement dans l’espace européen, qui sont sur le point de le faire ou qui ont un enfant qui certainement le fera. Se déplacer en tant qu’étudiant, stagiaire, artiste, demandeur d’emploi, travailleur salarié, indépendant, retraité, amoureux ou sans aucune raison autre que l’envie d’aller voir ailleurs. On s’étonne : cette libre circulation n’est-elle pas garantie par la citoyenneté européenne ? Oui jusqu’à trois mois, comme pour les touristes. Au-delà, il faut un titre de séjour permanent pour bénéficier d’une vraie sécurité. Tant qu’on n’en dispose pas, le sésame de la carte d’identité européenne n‘est qu’une protection très relative. Surtout si son titulaire est bénéficiaire d’une aide sociale ou demandeur d’emploi. Même certaines catégories de travailleurs, 1 Une progression record a été enregistrée entre 2010 et 2013, lorsque le nombre d’expulsions à l’encontre d’Européens est passé de 347 à 2712 (+700%), pour se stabiliser ensuite au rythme de 2200 éloignements par an environ. 50 Quand on expulse des Européens… OK, l’Europe a un problème avec la migration extraeuropéenne. Faut-il ouvrir, fermer, entre les deux… Mais au moins, au sein de l’Union européenne, c’est réglé, non ? La libre circulation des travailleurs n’est-elle pas un des piliers de la construction européenne ? Pas si sûr… CARLO CALDARINI sociologue, Observatoire des politiques sociales en Europe de l’Inca-CGIL, Bruxelles moins bien lotis sur le plan du droit du travail, sont aujourd’hui dans le collimateur de l’Office des étrangers2. Justification de ces expulsions : ces gens-là viennent ici faire du « tourisme social ». Or la Belgique est en crise et sa générosité a des limites. D’ailleurs, en agissant ainsi, elle ne fait que se conformer aux règles européennes. L’alibi parfait. « Mettre fin au tourisme social » Qu’elle est loin, la belle utopie européenne3. IL ÉTAIT UNE FOIS L’EUROPE Mars 1958. Le « Traité de Rome » instituant la Communauté économique européenne entre en vigueur. Juste après avoir établi les langues officielles et le statut 2 Par exemple, jusqu’il y a quelques années, on expulsait des travailleurs engagés sous article 60. 3 Il faut rappeler ici les grandes affiches colorées à l’en-tête de la Fédération des charbonnages, vantant en détail les alléchants salaires, les allocations familiales, pensions et congés offerts en Belgique, placardés dans les années 1950 et 1960 dans toute l’Italie pour attirer des travailleurs transalpins. N’étaitce pas une incitation au « tourisme social » tellement décrié aujourd’hui ? Voir A. Morelli, « L’appel a la main d’œuvre italienne pour les charbonnages et sa prise en charge a son arrivée en Belgique dans l’immédiat aprèsguerre », BTNG-RBHC, XIX, 1-2, pp. 83-130, 1988. des fonctionnaires, le tout jeune Conseil de la CEE – limité à cette époque aux gouvernements des six pays fondateurs – se penche sur son premier acte véritablement politique : un règlement européen contraignant, concernant « la sécurité sociale des travailleurs migrants »4. Avec les trois autres libertés de circulation des marchandises, des services et des capitaux , la libre circulation de la main-d’œuvre allait ainsi devenir l’un des piliers du nouveau marché commun5. Si la mobilité géographique des forces de travail est aussi ancienne que l’humanité, cette nouvelle liberté incorpore un droit fondamental à la sécurité sociale pour tout travailleur se déplaçant d’un État membre à l’autre. Malgré les apparences, il ne s’agissait pas d’une mesure véritablement sociale. L’objectif était plutôt de favoriser la mobilité d’un 4 Règlement n° 3/1958 du 25 septembre 1958 du Conseil, concernant la sécurité sociale des travailleurs migrants. 5 Le Traité de Rome prévoyait déjà dans son article 48 que « la libre circulation des travailleurs est assurée à l’intérieur de la Communauté ». Les articles 48 à 51, portant sur la libre circulation des travailleurs, ont été repris presque sans modification dans le traité de Lisbonne. POLITIQUE 94 | mars-avril 2016 des facteurs de production (le travail) en neutralisant les dispositions discriminatoires sur base de la nationalité présentes dans les différents systèmes nationaux de sécurité sociale. Ces dispositions constituaient une entrave aux libertés économiques que la CEE avait pour objet de protéger. Ce premier règlement sur la sécurité sociale des travailleurs migrants posait ainsi les fondations d’un tout nouveau système supranational, dit de « coordination », visant à faire dialoguer les différents régimes nationaux au niveau européen. Des pays comme la Belgique, alors en pénurie de main d’ œuvre, en ont largement bénéficié. Faire dialoguer, et non harmoniser. Et pourtant, d’une véritable harmonisation, unifiant progressivement les régimes nationaux de sécurité sociale dans un cadre juridique commun, il fut bien question6. La France en fut une ardente avocate, mais les autres pays ne voulaient pas renoncer à ce que nous qualifierions aujourd’hui de « dumping social » : bénéficier de l’avantage concurrentiel d’un moindre coût du travail. Bref, malgré l’insistance française, l’harmonisation fut jugée prématurée d’un point de vue politique7. Ce point ne fut plus jamais mis à l’ordre du jour et, depuis, ce sont d’autres pays qui 6 S. Roberts, « Bref historique de la coordination de la sécurité sociale », dans Commission européenne, 50 ans de coordination de la sécurité sociale, Luxembourg, Office des publications de l’Union européenne, 2010. 7 P. Watson, Loi sur la sécurité sociale des Communautés européennes, Londres, Mansell, 1980. POLITIQUE 94 | mars-avril 2016 profitent de ce « dumping social ». Depuis lors, les régimes de sécurité sociale ont pu varier considérablement d’un État membre à l’autre et les dispositions européennes n’ont eu aucun pouvoir réel de les harmoniser. Cette harmonisation est bien évoquée dans tel ou tel pays, mais toujours à la baisse, sous prétexte de s’aligner sur le coût du travail de ses voisins pour améliorer sa compétitivité. Le phénomène qu’on qualifie aujourd’hui de « tourisme social » se résume à quelques chiffres. Si l’investissement public dans la protection sociale, mesuré bien entendu en parité de pouvoir d’achat, est par exemple de 15 000 euros par habitant au Luxembourg et de 9300 euros en Belgique, celui-ci ne dépasse pas le seuil de 2200 euros en Roumanie et Bulgarie. Le revers de ce « tourisme social », à savoir le « dumping social », représente une menace majeure pour les travailleurs, car il sape leurs droits de manière fondamentale. Pour s’en tenir aux mêmes pays, le salaire minimum légal, qui est aujourd’hui de 1922 euros au Luxembourg et de 1500 euros en Belgique, est de 235 euros à peine en Roumanie, et sous la barre des 200 euros en Bulgarie. L’Europe de la libre circulation des travailleurs n’existera pleinement que lorsqu’elle disposera d’une sécurité sociale unifiée et, plus généralement, de normes sociales identiques partout. La liberté migratoire des Européens ne sera vraiment acquise que lorsque leur mobilité cessera d’avoir des effets directs sur la rentabilité du capital. n « Ce sont mes films qui me sauvèrent. Mes films et la culture, cette somme d’idées et d’expériences sociales vécues dans ma jeunesse. Je persiste à croire que la révolution se fera, que c’est la démocratie elle-même qui suggère ce genre de mutation. La démocratie n’existe pas quand les institutions n’évoluent plus. Couplée au développement de la pensée et de la réflexion critique, elle suppose des transformations profondes initiées et acceptées par la collectivité. Si celles-ci ne se font pas, ce sera le choc révolutionnaire. La révolution en faveur de l’émancipation et de la justice vaut mieux que la contrerévolution, celle du fascisme, née de l’abattement et de la désolation d’une partie de la population qui accuse la démocratie d’être la cause de son désarroi. Je pense que la découverte de nouvelles utopies mène à une nouvelle vision de la société. » Les Mémoires ont toujours des failles, parfois elles peuvent être injustes. Celles d’André Dartevelle ne font pas exception mais le document qu’il nous laisse est exceptionnel. Pour la compréhension de l’homme et de l’œuvre évidemment mais aussi sur la signification profonde du cinéma documentaire qu’incarnait ce « cinéaste résistant ». (Extrait de la préface de Hugues Le Paige) Col. Place publique ISBN 978-2-87267-192-2 | Prix : 16 EUR Éditions du Cerisier 20 rue du Cerisier | 7033 Cuesmes 065 31 34 44 www.editions-du-cerisier [email protected] 51