Hoesli Matthieu 3M5 13.11.2006 M. Eric Chevalley Cicéron Contre les Triumvirs "Urbem, urbem mi Rufe, cole et in ista luce viva" Cicéron, Correspondance, IV, CCLXV à Caelius, 2. 2 Cicéron contre les triumvirs Table des matières 1. Introduction, Hommage à Marcus Tullius 2. Prologue Historique 3. L’Apparition du Triumvirat Cicéron, du Capitole à la Roche Tarpéienne 4. Le Triumvirat au Pouvoir Exil et soumission de Cicéron 5. La Guerre Civile Le face à face entre César et Pompée, le choix de Cicéron 6. César à la Tête de l’Etat Cicéron dans l’opposition 7. Pour la République ! Cicéron contre Antoine, le dernier combat du grand orateur 8. Conclusion, L’Héritage de l’Histoire 9. Annexes 10. Chronologie, Bibliographie et Sources Statue de Cicéron située devant le palais de justice de Rome. 3 Cicéron contre les triumvirs 1. Introduction Hommage à Marcus Tullius Le premier siècle avant JC. est sans doute la période la plus intéressante de toute l’histoire romaine. Alliances, traîtrises, corruption, actes de bravoure, jeux politiques et dictatures, marquèrent Rome et transformèrent progressivement l’antique République du Sénat en un Empire de pouvoir absolu. J’avoue, avoir mis du temps à choisir dans cette époque le sujet précis, passionnant, le thème qui saurait m’enivrer et me plongerait véritablement dans la Ville du Ier siècle. Je voulais également développer une recherche nouvelle, qui n’ait pas encore été traitée exhaustivement. Se questionner, et questionner le lecteur sur la vie de personnages comme César, Auguste ou même Pompée m’apparaissait comme désuet et indigne d’intérêt, tant leurs destinées et leurs œuvres avaient déjà subi les critiques d’autres historiens en herbe si ce n’est expérimentés. Etant de nature un peu difficile, je me perdais en conjectures, m’enorgueillissant de mes choix et de mes trouvailles pour aussitôt les relâcher. Je finis par choisir donc Cicéron, personnage sur lequel je m’interrogeais depuis longtemps. Le sujet était cependant bien trop vaste et je le réduisis à une étude sur la relation entre le célèbre orateur et les triumvirs, Crassus, César et Pompée, qui prirent le contrôle de la cité entre 60 et 49. Malgré tout je n’abandonnai jamais mes premières ambitions d’atteindre une certaine complétude, ne pouvant m’empêcher de jeter quelques regards vers des horizons passionnants. Durant la conception de ce travail, j’ai plusieurs fois butté sur des obstacles qu’il me fut plus ou moins aisé de surmonter. L’élément positif quand vous faites un travail sur l’antiquité, c’est que vous pouvez vous servir des textes antiques, qui sont indéniablement les plus partisans et les plus passionnants. Le revers de la médaille, c’est qu’il n’existe pas, ou presque pas de bons travaux analytiques en français. Les ouvrages rédigés sur Cicéron dans la langue de Molière sont plus souvent à mi-chemin entre le récit historique romancé et la thèse philosophique que des travaux synthétiques détaillés. J’ai pesté face à la mauvaise habitude qu’ont certains auteurs francophone de ne pas citer précisément leurs sources, quand seulement ils le font, ce qui rend beaucoup plus ardu le travail de leurs successeurs. Certes, l’anglais ne m’est pas totalement inaccessible, mais les publications universitaires sont tout de même ardue. Mon plus farouche adversaire fut le temps. N’ayant pu m’acharner sur ma tâche qu’une seule semaine durant la pause estivale, je me trouvai au début quand mes camarades touchaient à la fin de leur épopée. S’en suivit de longues semaines de travail. En effet, je m’étais pris au jeu et commençait à éprouver un intérêt dévorant, si ce n’est de l’admiration pour le héros principal du présent opuscule. Je peux désormais écrire avec certitude que le choix d’étudier la vie du grand avocat fut le bon. J’ai pris grand plaisir à mettre mon grain de sel dans les controverses qui agitent depuis longtemps les cercles d’historiens au sujet de l’homme d’Arpinum. J’ai beaucoup appris en rédigeant ce travail, à mon avis le but est donc atteint mais je vous en laisse seuls juges. 4 Cicéron contre les triumvirs Des tourments et des remous qui agitèrent l’Etat lors de ce siècle, Cicéron ne fut pas l’un des acteurs les moins importants. Au même titre que César, Pompée ou Octave, il sut tirer son épingle du jeu politique. L’orateur se posa comme défenseur de la légalité face aux grands ambitieux de son époque, ils les affronta pour sauvegarder l’Etat légal et donna sa vie pour ses idéaux. L’avocat fut cependant un homme à deux visages. Partagé tout d’abord entre sa vie publique, où il prenait soin d’apparaître comme un personnage inébranlable au même titre que Caton l’ancien ou Scipion Emilien, vie qui nous est parvenue au travers de ses plaidoyers ou ses traités, et sa vie privée révélée par sa correspondance, où il apparaît avec un visage humain, forgé par les tristesses comme par les joies. Hésitant entre sa charge d’avocat et ses tâches politiques et sa qualité de philosophe et d’écrivain. Toute sa vie il jongla entre ses talents les unissant parfois pour le meilleur, comme dans le De republica. Dans mon travail, j’ai préféré me focaliser sur le premier aspect de sa vie, plus connu mais moins exploité que le second à propos duquel nombre d’études sont parues récemment. Il ne faudrait cependant pas minimiser l’intérêt de son corpus philosophique. On a longtemps considéré les écrits de l’orateur comme de simples transcriptions de la philosophie grecque, rien de plus faux ! Cicéron possède son style propre mélangeant agréablement théorie politique et philosophie humaniste. Il est nécessaire de prendre l’œuvre de l’avocat pour ce qu’elle est : le legs d’idée d’un homme aux générations futures. Rien que pour cette raison, elle mérite le respect. Personnage controversé enfin par les historiens qui le considèrent pour certains, Grimal et Plutarque en tête, comme un héros, les autres, représenté par Carcopino ou Salluste comme un politicien opportuniste. Bien peu de ces avis sont objectifs. Salluste, par exemple était l’un des meilleurs amis du dictateur et l’un des plus farouche opposant politique de l’avocat autant dire que son récit « Sur la conjuration de Catilina » est loin d’être un pamphlet à la gloire de son adversaire. Il me paraissait important de laisser le lecteur seul juge, de m’écarter de tout esprit partisan. J’expose donc les points de vues des deux camps tout en restituant les faits et en donnant mon avis personnel. Je ne sais pas si j’ai toujours réussi à être objectif, ou même si j’ai réussi à l’être une seule et unique fois, mais j’aurais du moins essayé. Mes pérégrinations m’ont conduit à poser au lecteur autant qu’à moi-même, des questions sur la vie de Cicéron. J’ai tenté de les traiter avec la même franchise et impartialité que le thème dans son entier. La série à succès américaine parue récemment, « Rome », présente l’orateur comme un extrémiste conservateur, poussant le pays dans la guerre et prêt à la trahison. Existe-il un fondement de vérité dans le personnage que fait transparaître l’acteur ? On peut aussi se demander s’il existe quelque justification à la fuite de Cicéron après la défaite pompéienne à Pharsale ? Certains estiment également que Cicéron, dans son combat contre Catilina et plus tard contre Antoine, fit passer son intérêt personnel avant l’intérêt de l’Etat. Qu’en est-il réellement ? Ce sont de telles interrogations auxquelles j’ai tenté de répondre dans mon travail. Celui-ci portant également sur les triumvirs, il m’a semblé juste de m’interroger aussi à des problématiques touchant Pompée, César et même Crassus. Le vainqueur de Mithridate était-il un lâche général ou un défenseur de la patrie et César était-il un bienfaiteur du peuple ou un tyran ? Je me suis également frotté à ces énigmes-là. J’ai adopté la démarche suivante : après un prologue, destiné à rappeler le contexte historique, les chapitre 3 à 6 sont consacrés au combat de Cicéron contre le premier triumvirat tandis que le chapitre 7 aborde la période de l’affrontement avec le second triumvirat. Sur ce je vous laisse poursuivre en compagnie de l’orateur. 5 Cicéron contre les Triumvirs 2. Prologue Avant les Triumvirs, l’Agonie de la République Les causes du mal, pourquoi la guerre sociale ? Avant de parler de Cicéron lui-même, il convient, de résumer et plus encore d’expliquer les causes des troubles que la société romaine eut à subir pendant le 1er siècle avant JC. Historiquement, la société romaine assura toujours sa stabilité grâce à son système de citoyenneté très restrictif. Grâce également aux rites et traditions communs à tous qui créeraient des liens fondamentaux entre chaque Romain et son prochain ; par rites et traditions, on pense aussi bien aux cérémonies religieuses qu’au service militaire « obligatoire », la langue ou encore les célèbre légendes romaines se transmettant de générations en générations. Grâce finalement, aux lois romaines assurant la stabilité de la société, notamment aux lois créées après la crise du 5ème siècle av.JC quand la plèbe se retira sur le Palatin. Néanmoins, les fins connaisseurs de l’antiquité argueront que si toutes les caractéristiques ci-dessus s’appliquent à l’Urbs il en va de même pour d’autres célèbres cités antiques, notamment Athènes qui possédait également nombre de rites, coutumes et lois unissant les citoyens et l’Etat et les gouvernants aux gouvernés. Cela n’empêcha pas sa puissance de s’estomper beaucoup plus rapidement que celle de Rome. Le connaisseur n’aura donc cesse de demander… pourquoi ? En fait la plus grande différence est certainement le fait que Rome regardait les autres cultures d’un œil beaucoup plus ouvert. Pour les Athéniens tout ce qui n’était pas grec était barbare (onomatopée inventée par ces derniers pour désigner les langues étrangères) au mieux inférieur, et les cités prises par la métropole étaient considérées comme lui appartenant jusqu’à la dernière pierre de leur muraille. Alors que les Romains ne considéraient pas, du moins officiellement, les territoires conquis comme vassaux, la Cité essayait plutôt « de les transformer d’ennemis potentiels en amis et en alliés1 ». Rome s’adaptait aux coutumes locales, ou plutôt se transformait au fil de ses conquêtes. Et si la conquête de l’Italie n’affecta pas d’une façon majeure la cité, celle de la Grèce puis de l’Asie et de territoires toujours plus éloignés modifièrent la société romaine en de nombreux points. Bien sûr il y eut de la résistance de la part des plus vieilles familles aristocratiques romaines représentées au Sénat qui, par exemple, chassèrent les philosophes grecs de la cité au 3ème siècle av. JC. Mais la tendance générale fut incontestablement à l’ouverture. Grâce à cette politique intelligente, la République puis l’Empire allaient assurer leurs fonctionnements pendant presque 1000 ans2. Les conflits sociaux et les guerres civiles entre 133 et 27 av. JC, qui allaient transformer l’antique République en un Empire, furent causés par plusieurs problèmes majeurs. Premièrement, la disparition petit à petit de la classe « moyenne » romaine constituée de petits propriétaires terriens. Ces derniers formaient la majeure partie de l’armée de milice, constituaient la base des institutions de la cité et liaient entre eux les plus pauvres et les plus riches des Romains. En effet, et il en va de même dans nos démocraties modernes, la stabilité d’une société dépend en grande partie de la proportion qu’occupe la classe moyenne parmi tous les citoyens. Plus la proportion est forte, plus la société sera stable 1 2 Pierre Grimal, la civilisation romaine, p.295. Elizabeth Deniaux, Rome de la Cité-Etat à l’Empire, p.37. 6 Cicéron contre les Triumvirs . Or à Rome, les guerres puniques portèrent à cette dernière un coup très dur ; car alors que le temps de mobilisation avait auparavant rarement été supérieur à quelques mois (du moins en moyenne), les guerres puniques mobilisèrent les armes pendant de longues années et ravagèrent l’Italie à tel point qu’à la fin du conflit nombreux furent les hommes, qui en revenant sur leurs terres hésitèrent à repartir de zéro et préférèrent tenter leur chance à Rome pour former une grande classe sociale de gens très pauvres, la plèbe. Au fil du temps et des conquêtes, cette dernière ne cessera pas de s’accroître ce qui finira par séparer la Ville en deux grandes classes distinctes, les riches patriciens et les pauvres plébéiens. Car si de fait les mobilisations intensives nécessaires aux conquêtes affaiblissaient les petits paysans, les nobles et les commerçants multipliaient leurs fortunes de façon exponentielle. L’homme avisé pouvait alors voir sa fortune facilement doubler. On citera Crassus qui, ayant formé une brigade de pompiers, patrouillait dans la ville à la recherche de flammes et qui, après avoir éteint l’incendie, proposait d’acheter le terrain sinistré à bon prix faisant ainsi fructifier son parc immobilier. Les mauvaises langues ajoutèrent qu’au vu de la fortune de Crassus, ce dernier ne se contentait pas d’éteindre le brasier. La situation est telle qu’à la fin du IIème siècle av. JC, le Sénat doit assurer la distribution de nourriture dans les quartiers populaires et simultanément promulguer des lois pour empêcher les sénateurs de remplir les navires de l’Etat plus avec des bien commerciaux qu’avec des parchemins, ceci, bien évidemment, dans le but de s’enrichir.1 Les deux groupes sociaux ne pouvaient, à long terme, qu’en arriver à l’affrontement. Ainsi en 133 un patricien, Tiberius Grachus, décida de s’associer à la cause plébéienne. Il proposa des lois afin de distribuer la terre de l’Etat qui était alors exploitée par les plus riches, aux plus pauvres dans le but de recréer un classe moyenne paysanne. Pour faire aboutir sa réforme il alla même jusqu’à déposer un tribun de la plèbe acquis à l’aristocratie. Son idée fut-elle trop ambitieuse ou les patriciens furent-ils trop intransigeants, toujours est-il que ces derniers firent assassiner Tiberius et qu’ils récidivèrent dix ans plus tard quand Caius Grachus, frère du précédent, tenta de remettre l’ouvrage sur le métier2. « Ce fut, à ce qu'on rapporte, la première sédition à Rome, depuis l'abolition de la royauté, qui fut étouffée dans le sang et par le meurtre des citoyens. 3» Après la disparition des institutions Républicaines, nombreux furent les aristocrates à reprocher aux Gracques d’avoir été cause de la chute du régime pour lequel ils s’étaient battus et avaient souffert. On peut néanmoins penser que, au vu de la répartition sociale du peuple romain, les tensions auraient, de quelque manière que ce fût, fini par éclater. Une autre grande cause des guerres civiles fut la professionnalisation de l’armée. Celle-ci sera réformée par Caius Marius, sept fois consul dont cinq entre 104 et 100, cela même en violant les lois républicaines interdisant à la même personne de posséder deux fois le pouvoir consulaire de suite. Il est vrai que Rome se trouvait alors dans une situation délicate (guerre contre Jugurtha 107, puis guerres contre les Cimbres et les Teutons en 104). Néanmoins cela créa un précédent. Petite anecdote intéressante, Marius est né dans la petite ville d’Arpinum située non loin de Rome de même qu’un certain… Cicéron. 1 Deniaux, Rome de la Cité-Etat à l’Empire, p.26. Plutarque, Vie des Gracques, XIX / XXXVIII. 3 Ibidem, XX. 2 7 Cicéron contre les triumvirs Marius donc, grand général, s’était rendu compte des difficultés auxquelles faisait face l’armée de milice romaine, notamment dans les guerres de conquête. Il entreprit alors de larges réformes, faisant disparaître les paysans-soldats traditionnels, pour une armée de métier, mieux entraînée, mobilisable plus longtemps et portant moins préjudice à l’économie. Les auxiliaires étrangers devinrent beaucoup plus importants (plus tard ils composeront plus de 50% des troupes). Cependant ces réformes comportaient également de nombreux défauts. L’armée de milice, en effet, savait alors presque toujours pourquoi elle se battait ; si elle était moins entraînée, elle compensait cette faiblesse par sa fidélité, sa ténacité et son grand courage ; qualités ayant compté pour beaucoup dans la victoire sur Carthage. Un soldat qui se bat pour protéger ceux qu’il aime et ses biens aura toujours l’avantage sur un soldat se battant pour le butin et son salaire. Bien sûr l’armée romaine ne passera pas en quelques années d’une armée de fidèles citoyens romains courageux à des mercenaires hirsutes prompts au pillage autant qu’à la fuite ; mais entre l’armée romaine qui vainquit à Zama et celle qui se fit battre par les Goths plus de 600 ans lors de la bataille d’Andrinople, la différence est énorme. Malgré tout il y eut une chose dans l’armée romaine qui changea très rapidement : le bénéficiaire de la fidélité des soldats. Les soldats de métier de Marius étaient plus attachés à leurs généraux et à leurs intérêts personnels qu’au Sénat et à la République. Celle-ci allait en faire l’amère expérience quelques années plus tard. 8 Cicéron contre les Triumvirs Naissance et jeunesse de Cicéron Cicéron naquit le 3 janvier 106 avant JC à Arpinum. Son cognomen était plutôt loufoque, cicer signifiant pois chiche en latin. La famille1 étant de rang équestre, elle avait de fait le droit de présenter ses membres aux élections. Du côté du père de Cicéron, la famille apparaissait comme résolument conservatrice. Le grand-père de Cicéron s’était même opposé à son beau-frère qui s’était rangé dans le camp populaire, les populares. Ces derniers, le plus souvent des jeunes hommes de nobles familles, se faisaient porte-parole du peuple qui les soutenait dans la majorité des cas. Le consul de l’époque, félicitant l’aïeul pour sa prise de position, s’attrista qu’il n’eût pu faire profiter le Sénat romain de son énergie. Cependant comme le dit Grimal : « les conditions étaient remplies pour l’élévation des Tullius d’Arpinum 2». Il faudra malgré tout attendre encore deux générations pour qu’elle se réalise. En effet, la nature fragile de Marcus (le père de Cicéron) l’empêcha de faire carrière dans l’administration. Et malheureusement, son frère (l’oncle de Cicéron) Lucius qui semblait promis à une glorieuse carrière militaire, mourut jeune. Le père de Cicéron se fera néanmoins un devoir de réaliser pour ses fils ce qui lui fut impossible, notamment en louant les services des meilleurs précepteurs pour ses enfants et en achetant une maison de fonction sur l’Esquilin. Quant à la mère de Cicéron, Helvia, on sait qu’elle faisait partie d’une des meilleures familles d’Arpinum et que, selon Plutarque, sa conduite fut louable. On sait également qu’elle veillait sur la maisonnée à la manière d’une vraie femme romaine en surveillant notamment les rentrées et les sorties. La jeunesse de Cicéron fut heureuse ; excellent à l’école (où il était considéré comme le chef de bande par ses petits camarades), pas ou peu de problèmes familiaux, sans prendre en compte la solidarité qui soudait ensemble les habitants des petites villes, qui rendait l’ambiance très agréable. « C’était comme un peu de l’esprit qui s’obstinait à vivre sur ces collines 3». C’est pourquoi Cicéron considéra toujours Arpinum comme son refuge et ses habitants ne cessèrent pas de le soutenir tout au long de sa vie. Ces liens entre l’Arpinate et sa cité souvent critiqués par ses adversaires politiques plus tard furent, sans conteste, un élément majeur dans la vie de ce dernier. Le 17 mars 91 av. JC, Cicéron prit la toge virile. Bien que passionné de littérature et fervent d’art oratoire, Cicéron était pourvu comme son père d’une faible robustesse physique. Afin de parfaire son éducation, son père l’envoya chez une connaissance à Rome, Q. Mucius Scaevola dit l’augure qui, alors âgé de plus de 80 ans, était considéré comme l’un des personnages les plus sages de la cité. Jeune Cicéron entrain de lire. Peinture de Vincenzo Foppa 1427-1515. 1 Pour vous faire une idée de la composition de la famille de notre héros voir l’annexe 1. Grimal, Cicéron, p. 28. 3 Grimal, Cicéron, p. 31. 2 9 Cicéron contre les Triumvirs Formation de Cicéron et premiers succès Cicéron étudia durant un an avec Scaevola, puis éclata la guerre des Marses. Cicéron s’engagea alors dans l’état-major du père du grand Pompée (en effet il fallait avoir fait une carrière militaire, même de courte durée, pour pouvoir briguer un poste politique). Ce dernier était aussi présent et ils devinrent camarades, lien qui sera mis plus tard à contribution par l’un ou par l’autre avec souvent peu de réussite. L’année suivante, il rejoint l’armée du général Sylla autrefois chef de cavalerie de Marcus, et participa à la prise de la ville samnite de Nola. Enfin la guerre étant terminée, il quitta les armes pour la toge sans trop de regrets. A Rome la lutte entre les partisans de Marius et ceux de Sylla faisait rage, le premier faisant partie des populares et le second optimates (patricien). Marius et ses amis ayant rusé pour voler à Sylla la direction de la guerre venant d’éclater contre Mithridate (roi du Pont), guerre qui promettait, entre autre, une grande popularité à son général. Sylla peu enclin à se laisser marcher sur les pieds, arriva à convaincre ses soldats d’entrer dans Rome et, faisant un coup d’Etat, proscrit Marius, reprit le contrôle des opérations militaires, puis satisfait, partit en Asie1. Cicéron fut frappé autant par la violence du coup d’Etat de Sylla que par l’évasion rocambolesque de Marius son compatriote. Il décida alors de ce tenir à l’écart de la politique ce qui apparaît comme une sage décision. C’est à cette époque que l’Arpinate se forma à la pratique oratoire et à la philosophie, grâce notamment à M. Pupius Piso, Philon de Larissa, Diodote (qui restera toujours un des meilleurs amis de Cicéron), L. Aelius Stilo, Molon, Licinius Anchias et encore beaucoup d’autres. A cette époque il savait déjà parfaitement le grec et s’exerçait à déclamer également dans cette langue. C’est aussi à cette époque que Cicéron fit la connaissance d’Atticus, son meilleur ami, avec lequel il échangera une grande partie de sa célèbre correspondance. Cicéron écrivit alors son premier traité (de inventione) et ses premiers poèmes, ayant décidé d’être à la fois orateur et poète. Cicéron n’était pas un jeune homme dissipé et il passait la majeure partie de son temps à travailler. Pendant ce temps, et depuis le départ de Sylla en 88, les partisans de Marius avaient repris la ville par la force et éliminaient tous ceux qui ne étaient pas favorables. Cicéron dut se faire discret pour ne pas faire figure de cible. L’orateur rédigea néanmoins son premier traité : de inuentione, traité théorique sur la pratique oratoire. Plus tard, il jugera sévèrement ce premier essai quand il ne le reniera pas totalement2. Il commença à avoir de sérieux doutes sur l’intégrité de Marius qu’il considérait auparavant comme un modèle. Sylla revint d’Orient en 83 et en 82 il vainquit les marianistes lors de la bataille de la porte Colline ; mais sans s’emparer de son vieil adversaire car ce dernier était mort quatre années auparavant. Contrairement à ce que pensaient Cicéron et son entourage, Sylla, loin de rendre les pouvoirs au peuple devint dictateur. Il renforça les pouvoirs du Sénat et affaiblit ceux des tribuns de la plèbe, non sans s’être débarrassé au préalable de ses adversaires politiques lors des proscriptions. Ce changement de pouvoir permit à Cicéron d’enfin lancer sa carrière d’avocat. 1 2 L’Asie romaine est constituée aujourd’hui de la Turquie moderne et du Proche-Orient. Cicéron, De oratore, I, I, 5. 10 Cicéron contre les Triumvirs Nous ne savons pas exactement de quand date le 1er plaidoyer de Cicéron mais nous possédons quelques discours qu’il prononça durant la période qui suivit le retour de Sylla. Il s’occupa, entre autre, d’une affaire d’héritage, le Pro quinto, qu’il gagna et qui fit grandement augmenter sa renommée. Il serait inutile de narrer tous les procès connus de cette époque auxquels Cicéron prit part ; il convient malgré tout de citer celui de Sextus Roscius. Cicéron affronta là un des affranchis de Sylla qui se considérait bien sûr comme intouchable. Le succès de son discours fut tel que lui-même dira plus tard : « Aussi mon premier plaidoyer dans une affaire, celle de Sextus Roscius, eut-il tant de succès que désormais il n’y eut pas une seule cause qui parût être au-dessus de mes capacités 1». Durant les deux années 80 et 79 il assura sa réputation et sa survie financière. En 78 Sylla mourut de maladie après s’être retiré de la vie publique2 et les citoyens retrouvèrent leur liberté d’action, Pompée ayant tout juste remporté ses premiers succès et César n’étant pas encore présent sur l’échiquier politique. Quant à Crassus, après la mort de son leader il se fit discret. Cicéron décida alors d’accomplir un grand voyage en Grèce afin d’améliorer ses connaissances en philosophie et en rhétorique. Il leva l’ancre en direction de Corinthe en 79 avec, pour compagnons, son frère Quintus, son cousin Lucius et M. Pupius Piso, une occasion pour le jeune philosophe de méditer et de s’attrister sur le terrible destin de l’antique cité3. Leur route les mena à Athènes où ils passèrent des mois à vivre au rythme des disciples de Platon et d’Aristote. Cicéron y suivit notamment les leçons d’Antioches. Ayant accompli ce qu’il voulait faire, Cicéron constata qu’il lui restait encore un an avant de pouvoir se présenter à la questure (30 ans), première étape de la carrière politique. Il décida alors de se diriger vers l’Asie puis Rhodes afin d’apprendre à plaider sans gesticuler ce qui lui coûtait beaucoup d’énergie. Il s’exerça notamment avec Molon dont il avait fait connaissance quelques années plus tôt. Il revint à Rome en 77 prêt à conquérir une place dans l’histoire romaine. Lucius Cornélius <- Sylla Caius Marius -> 1 Cicéron, Brutus, XC, 312. Plutarque, Vie de Sylla, XXXVII. 3 Corinthe avait en effet détruite par les armées romaines en 146 lors de la tentative de rébellion des cités achéennes. 2 11 Cicéron contre les Triumvirs Le procès contre Verrès Les historiens possèdent de nombreux indices qui nous permettent de penser que Cicéron s’est marié en 77 juste à son retour de Grèce. Sa fille serait, quant à elle, née le 5 août 761. Toujours est-il qu’à son retour à Rome la situation était plus explosive que jamais. Les syllaniens et les marianistes s’affrontaient par les armes en Italie et en Espagne où Pompée dut aller restaurer l’ordre. C’est en ces temps troublés que Cicéron fut élu questeur et envoyé en Sicile. Le 5 décembre 76 il entra en fonction à Lilybée. « C’est le début d’une magnifique carrière d’homme nouveau qui doit l’essentiel de sa réussite au mérite personnel et non au jeu des clientèles.2 » Or il faut savoir que la Sicile se trouvait également dans une situation périlleuse ; car si les riches Siciliens s’étaient toujours bien entendus avec la métropole, il n’en allait plus de même pour le peuple qui, longtemps exploité par des magistrats peu scrupuleux et composé d’une forte population d’hommes serviles, était prompt à la révolte. Une aubaine pour les ennemis de Rome qui auraient vu d’un bon œil des troubles dans la province empêcher les vitales livraisons de blé à l’Urbs. Cicéron n’étant que questeur, il ne pouvait s’opposer militairement à ces actions, mais grâce à ses talents et à ses fonctions financières « il lui était possible de faire que les Siciliens ne considèrent pas Rome comme une ennemie 3». Durant son année de fonction, et grâce à sa bonne gestion des comptes, il allait nouer des liens étroits avec le peuple sicilien d’une part et les riches siciliens d’autre part. Les deux allaient souvent soutenir Cicéron dans le futur. Avant de partir il alla se recueillir devant le tombeau d’Archimède, le célèbre inventeur et savant, qui décédé plus de 130 années auparavant lors de la deuxième guerre punique4 Après être rentré à Rome en 74, il dut attendre l’âge légal de 37 ans pour se présenter à l’édilité5. Entre-temps un sinistre propréteur, Verrès, avait pris ses fonctions en Sicile. De 73 à 70 av. JC, il pilla la province de fond en comble, profitant du fait qu’une révolte d’esclaves eût éclaté en Campanie (la célèbre révolte de Spartacus) pour rester en fonction plus longtemps que la durée de sa charge. A peine avait-il quitté son poste que toutes les cités siciliennes, ou presque, envoyèrent des messagers à Cicéron lui demandant des les aider à se faire restituer leurs biens. Cicéron leur conseilla d’intenter à Verrès un procès de repetundis qui le forcerait, au cas où sa culpabilité serait établie, à rendre ce qu’il avait perçu illégalement. Les cités siciliennes lui demandant d’être l’accusateur du procès, Cicéron ne put qu’accepter, alors qu’en règle générale, l’accusation était l’apanage des plus jeunes des avocats6. 1 La date de naissance de Tullia est sujette à polémique. Néanmoins la date du 5 août 76 est la plus probable car ainsi Tullia aurait été fiancée puis mariée aux âges traditionnels de huit et treize ans. Vu l’attachement que portait Cicéron aux traditions romaines, cela ne peut être un hasard. 2 Claude Nicolet, In Encyclopédia Universalis, Article Cicéron. 3 Grimal, Cicéron p. 92. 4 Il s’agit de la célébrissime histoire du soldat qui tua le savant parce que ce dernier, trop concentré sur la manière de mettre au point une nouvelle invention, n’avait pas répondu à ses injonctions. 5 Les âges légaux pour se présenter aux élections sont respectivement de 30 ans pour la questure, 37 pour l’édilité, 40 pour la préture et 43 pour le consulat. 6 Grimal, Cicéron, p. 106. / Cependant, dans le cas d’un meurtre, c’était souvent un jeune membre de la famille du défunt qui présentait l’accusation. Il en fut ainsi plus tard pour l’ennemi juré de Cicéron, Clodius. 12 Cicéron contre les Triumvirs La tâche s’annonçait ardue, Cicéron n’avait que 110 jours pour rassembler des preuves car audelà de cet ultimatum, les amis de Verrès, élus consuls pendant l’été, se chargeraient de faire échouer toute tentative d’attaque à son encontre. Sans compter que l’avocat s’était opposé à son plus grand rival au barreau, Hortensius : le seul qui pût encore voler la vedette à notre Arpinate à cette époque. Malgré les tentatives multiples de la défense pour ajourner le procès, celui-ci finit par avoir bel et bien lieu dans les temps. « Je veux opposer ici à Verrès la douceur et l'équité de Scipion. Les Carthaginois avaient pris autrefois Himère, une des villes de la Sicile les plus célèbres et les mieux décorées. Scipion, qui croyait digne du peuple romain qu'aussitôt la guerre finie, notre victoire rendît à nos alliés ce qui leur appartenait, fit restituer ce qu'il put à tous les Siciliens, après la prise de Carthage… Ces ouvrages, et d'autres semblables, Scipion ne les avait pas négligés et dédaignés pour que Verrès, profond connaisseur, pût les enlever. 1» Les preuves étaient tellement accablantes que Verrès s’enfuit à Marseille avant que Cicéron n’eût eu le temps de réciter toutes ses Verrines. Le triomphe de Cicéron fut total. Désormais, il était devenu le plus grand avocat de la cité et l’un des plus célèbres de son histoire. « En même temps que l’édilité il avait atteint la gloire2 ». Les temps étaient alors aux changements. Pompée et Crassus3 élus consuls en dépit de leur âge, promulguèrent des lois rendant caduques celles de Sylla. Les tribuns de la plèbe qui avaient vu leurs pouvoirs sensiblement diminués par le vieux dictateur retrouvent toute leur puissance. Ce qui avantage grandement les populares. Bien que cette réforme semblât juste à première vue, tant les lois de Sylla avantageaient les patriciens, elle ne pouvait que faire éclater de nouveaux troubles dans la cité. Pompée se vit alors confier un commandement extraordinaire pour vaincre Mithridate qui avait repris les hostilités. Commandement qui allait, sans qu’on pût en douter, lui apporter richesse et gloire. Au moment où le Sénat s’apprêtait à décider si, oui ou non, il allait confier des pouvoirs supplémentaires à Pompée, deux sénateurs plaidèrent farouchement pour. L’un était César, jeune homme récemment entré à la curie, mais plein d’ambition. L’autre était Cicéron, dont on se souvient qu’il était un vieil ami du général. Ce fut à ce moment4 que l’homme d’Arpinum, qui en 67 avait été élu préteur, débuta son illustre correspondance avec Atticus, dont nous avons déjà parlé, et dont la sœur a entre-temps épousé le frère de Cicéron. Après une tentative de coup d’Etat de la part de Crassus avortée à cause de César, ce dernier étant chargé de déclencher l’insurrection et ayant, volontairement, oublié de le faire, les élections consulaires de 64 (donc pour élire les consuls de 63) pouvaient enfin avoir lieu. Les populares et les optimates présentant, évidemment, chacun leurs candidats, seul Cicéron fait figure d’indépendant. Et alors même que « la machine Cicéron est désormais bien en route5 », un célèbre adversaire lui fit face, un adversaire qui, quelque temps plus tard, allait essayer de renverser la République : Catilina. 1 Cicéron, Verrines, II, 35. Grimal, Cicéron, p.113. 3 Crassus, jeune ambitieux comme Pompée, était déjà connu dans la cité. Homme de Sylla, il s’était en effet énormément enrichi lors des proscriptions. 4 En novembre 68 plus précisément, du moins c’est à cette date que remonte la première lettre connue de l’orateur. Il est possible qu’il y en ait eu de nombreuses auparavant. 5 Pierre-François Mourier, Cicéron avocat de la République, p.53. 2 13 Cicéron contre les Triumvirs Le combat contre Catilina, le consulat Catilina était un homme au comportement douteux. Ayant, par exemple, échappé de justesse à une condamnation en 73 av. JC par l’intervention d’un consul, il avait bâti la majeure partie de sa fortune sur les proscriptions. « Lucius Catilina, né d'une famille noble, avait une grande force d'âme et de corps mais son esprit était mauvais et dépravé. Depuis son adolescence, les guerres civiles, les meurtres, les pillages, les désordres politiques lui furent agréables et c'est au milieu de tout cela qu'il passa sa jeunesse. Un corps supportant la faim, le froid, le manque de sommeil à un point qu'on ne peut imaginer. Un esprit audacieux, rusé, versatile, pouvant tout feindre et tout dissimuler, recherchant le bien d'autrui, prodigue du sien, ardent dans ses désirs, assez d'éloquence, peu de sagesse . Son esprit ravagé désirait des choses démesurées et incroyables, au-delà des limites. 1» Pourtant, alors qu’il était l’exacte représentation de tout ce que Cicéron, homme de valeurs, traditions et lois, exécrait, ce dernier lui proposa de le défendre lors de son second procès pour concussion (il était accusé d’avoir abusé de son pouvoir administratif lors de sa propréture en Afrique). Cicéron agissait plus pour désamorcer une crise que par générosité. Las ! Catilina refusa ses services pour lui montrer ouvertement son hostilité. Après ces événements, il était évident que la campagne serait d’une rare férocité de part et d’autre. Revenons-en aux élections consulaires. La noblesse avançait quatre candidats ; deux sénateurs peu connus, un autre dont il était dit « qu’il ne s’était fait remarquer par aucune malhonnêteté 2», ce qui n’était pas particulièrement glorieux, et un dernier qui avait la réputation d’être très peu scrupuleux. En face d’eux, les populares présentaient Catilina et Antonius, tous deux fort peu recommandables. Et pour compléter le tableau : Cicéron, candidat indépendant certes, mais au bénéfice d’une bonne cote de popularité, tant dans le peuple qu’au Sénat. Crassus ayant financé une importante campagne électorale pour les deux représentants de la plèbe, ces derniers étaient donnés largement favoris. On dit que la somme fut tellement énorme que les Pères tentèrent de voter une loi pour restreindre les dons consentis aux candidats. Bien entendu, un des tribuns de la plèbe y opposa son veto et alors que ce dernier annonçait qu’il utilisait son droit de faire objection aux propositions sénatoriales, Cicéron, à l’autre bout de la salle, se leva, rendu furieux par cette ultime bravade, prononça à l’encontre des deux candidats un discours improvisé d’une telle violence qu’aucun des sénateurs les soutenant n’osa faire objection. La haine entre l’Arpinate et la marionnette de Crassus avait atteint son point culminant. Le 29 juillet 64, Cicéron fut élu par les comices à une très forte majorité3. Il fut suivi de peu par Antonius. La grosse surprise étant évidemment l’éviction de Catilina qui devrait, au minimum, attendre une année supplémentaire. Les candidats optimates ayant été recalés, ces derniers furent forcés de s’allier avec Cicéron pour faire obstacle à « tous ceux qui ne rêvaient que de bouleverser la République 4». Un dur coup pour les nobles, en effet : « Jusque-là en effet, la noblesse, en général, était dévorée de jalousie, et aurait considéré le consulat comme pollué par l’élection d’un homme nouveau, si distingué qu’il fut. 5» 1 Salluste, De la conjuration de Catilina, V. Asconius, Commentaire à des discours de Cicéron, CLX. 3 Grimal parle de 35 centuries, or les comices centuriates qui élisaient les consuls en comptaient 193. Ce sont les comices tributes, qui votaient les lois et élisaient les tribuns de la plèbe qui étaient divisées en 35 tribus. Il est probable que ce soit une faute de l’auteur car je n’ai remarqué dans mes lectures, aucun signe de changement majeur de la procédure électorale au 1er siècle avant JC. 4 Grimal, Cicéron, p.136 5 Salluste, De la conjuration de Catilina, XXIII. 2 14 Cicéron contre les Triumvirs L’année 63 s’annonçait d’ailleurs particulièrement difficile. Les deux tribuns de la plèbe sortants ayant bien l’intention de ranimer les troubles. Or comme Cicéron se trouvait être le consul le mieux élu, il devait assumer la gestion des affaires courantes durant les mois impairs et notamment en janvier. Durant six longs mois, les deux tribuns vont tenter par tous les moyens de saper le pouvoir du Sénat et des consuls. Quand ils furent enfin mis en échec, le temps des élections consulaires était déjà arrivé. Malheureusement pour Catilina, les comices l’écartèrent une nouvelle fois du pouvoir. Il décida alors de prendre par la force ce qu’il n’avait pu obtenir par les urnes. Réunissant autour de lui aussi bien ses amis, des jeunes gens ambitieux, des désœuvrés, des grands propriétaires endettés, des déclassés, des malfaiteurs, des débauchés et des assassins ; de fait, « tous ceux qui avaient quelque chose à reprocher à l’ordre établi 1», il prépara une insurrection dans la ville et en même temps envoya des hommes recruter des soldats en Campanie et en Toscane où s’étaient installés les vétérans de Sylla, dans le but de former une armée pouvant marcher sur la Ville en cas de coup dur. Alors que les agents de l’insurrection parcouraient villes et campagnes afin d’augmenter le nombre de leurs partisans, le destin prit parti pour le consul par l’entremise d’une maîtresse de l’un des conjurés Q. Curius, une certaine Fluvie. En effet ce dernier, par excès de vanité, révéla le complot à sa bien-aimée. Celle-ci courut séance tenante chez Cicéron pour l’en informer. L’orateur convoqua aussitôt le Sénat et l’avertit de la menace. Mais les sénateurs doutèrent de la véracité de ses dires. Coïncidence, ce fut ce jour-là que naquit le futur empereur Auguste. Le Sénat ne bougeant pas et Antonius alors en charge des affaires courantes, ne lui faisant point obstacle, Catilina se décida à déclancher la rébellion. Heureusement pour la République, il prit auparavant l’initiative d’avertir quelques uns de ses amis qui, n’étant pas encore au courant de ses plans, risquaient de se trouver à Rome quand auraient lieu les massacres. Il prévint notamment Crassus qui, avec plusieurs autres, avertit Cicéron lui fournissant cette fois la preuve écrite du complot. Aux premières lueurs de l’aube celui-ci réunit le Sénat et, lui montrant le critérium formel de la conspiration, l’enjoignit d’agir au plus vite. Au même moment un messager s’annonça aux Pères ; il leur dit qu’il venait d’Etrurie ou des troubles sérieux viennent d’éclater. Il est possible que César soit à l’origine de ce message2. Ainsi Crassus, comme César, pourtant farouches opposants du pouvoir en place, répugnant à renverser la République par le sang et les armes, se mettaient en travers de la route d’un Catilina qui avait manifestement perdu tout sens des réalités en même temps que ses valeurs romaines. Le vingt-deux octobre Cicéron obtint le senatus consultum ultimum, il avait désormais le devoir de défendre la République par tous les moyens. Aussitôt il entra en action, envoyant des armées stopper la progression des troupes rebelles en Italie et, dans le même temps, faisant avorter la tentative de soulèvement des gladiateurs de Capoue fomentée par les conjurés. 1 2 Mourier, Cicéron avocat de la République, p.63. Grimal, Cicéron, p. 155, 156. 15 Cicéron contre les Triumvirs Parallèlement, des sénateurs attaquèrent Catilina en justice. Ce dernier s’en sortit de justesse, mais il se sut découvert et décida de quitter la ville pour rejoindre son armée. Réunissant les conjurés, il les avertit de son départ mais auparavant décida d’envoyer des émissaires assassiner le consul qui avait jusque là mit ses plans en échec. « Les rôles avaient été, dit-on, distribués comme suit : Statilius et Gabinius avec une forte troupe incendieraient simultanément douze quartiers de Rome… Céthégus assiégerait la porte de Cicéron, et attaquerait le consul à main armée ; les autres avaient chacun leur victime désignée… 1» Heureusement prévenu, Cicéron en réchappe. Ce dernier réunit une nouvelle fois le Sénat et récite sa première catilinaire « Jusques à quand abuseras-tu de notre patience, Catilina ? Combien de temps encore serons-nous ainsi le jouet de ta fureur ? Où s'arrêteront les emportements de cette audace effrénée ? Ni la garde qui veille la nuit sur le mont Palatin, ni les postes répandus dans la ville, ni l'effroi du peuple, ni le concours de tous les bons citoyens, ni le choix, pour la réunion du Sénat, de ce lieu le plus sûr de tous, ni les regards ni le visage de ceux qui t'entourent, rien ne te déconcerte ? Tu ne sens pas que tes projets sont dévoilés ? Tu ne vois pas que ta conjuration reste impuissante, alors que nous en avons déjà tous le secret ? Penses-tu qu'un seul de nous ignore ce que tu as fait la nuit dernière et la nuit précédente, où tu es allé, quels hommes tu as réunis, quelles résolutions tu as prises ? O temps ! O moeurs ! Le Sénat connaît tous ces complots, le consul les voit ; et Catilina vit encore. Il vit ? Que dis-je ? Il vient au Sénat ; il prend part aux conseils de la République ; son oeil choisit et désigne tous ceux d'entre nous qu'il veut immoler. Et nous, hommes pleins de courage, nous croyons assez faire pour la République, si nous échappons à sa fureur et à ses poignards. Il y a longtemps, Catilina, que le consul aurait dû t'envoyer à la mort, et faire tomber sur ta tête le coup fatal dont tu menaces les nôtres. 2» « La patrie, qui est notre mère commune, te hait; elle te craint; depuis longtemps elle a jugé les desseins parricides qui t'occupent tout entier. Eh quoi! Tu mépriseras son autorité sacrée ! Tu te révolteras contre son jugement ! Tu braveras sa puissance! Je crois l'entendre en ce moment t'adresser la parole. "Catilina," semble-t-elle te dire, "depuis quelques années il ne s'est pas commis un forfait dont tu ne sois l'auteur, pas un scandale où tu n'aies pris part. Toi seul as eu le privilège d'égorger impunément les citoyens, de tyranniser et de piller les alliés… Tant d'outrages méritaient toute ma colère ; je les ai dévorés en silence. Mais être condamnée à de perpétuelles alarmes à cause de toi seul… c'est un sort auquel je ne peux me soumettre. 3» S’en suivit un violent affrontement verbal entre les deux hommes. Le consul eut finalement le dessus et Catilina quitta Rome sous les cris hostiles des sénateurs et de la foule. Le seize décembre fut choisi comme jour du déclanchement de l’insurrection. Mais, une nouvelle fois, les conjurés firent preuve d’une étonnante naïveté et en informent des ambassadeurs Allobroges, qui étaient venus à Rome en mission diplomatique. Espérant pouvoir compter sur leur soutien ils leur promirent des avantages multiples en cas de succès. Pesant le pour et le contre, ceux-ci décidèrent qu’il était finalement plus avantageux d’avertir les consuls. 1 Salluste, De la conjuration de Catilina, XLIII. Cicéron, Catilinaires, I, 1. 3 Cicéron, Catilinaires, I, 7. 2 16 Cicéron contre les Triumvirs « Cependant les Allobroges hésitèrent longtemps sur le parti à prendre. Ils mettaient en balance d’un côté leurs dettes, leur amour de la guerre, les grands avantages que laissait espérer la victoire ; de l’autre, la supériorité des forces, l’absence de risques, et au lieu d’une espérance douteuse des récompenses assurées. Après mûres réflexions, ce fut la bonne Fortune de la République qui finit par l’emporter. 1» Grâce à un plan astucieux2, ils purent remettre à Cicéron des lettres ou étaient mentionnés les noms des conjurés et tous les détails concernant le soulèvement. Cicéron les fait immédiatement arrêter. Puis, sortant de chez lui et montant sur les Rostres, il s’adressa au peuple lui révélant les dessous de l’affaire. Il avertit les citoyens de rentrer chez eux et de se préparer à des jours sombres. Enfin, réunissant le Sénat, il lui demanda ce qu’il convient de faire des prisonniers. César et Caton s’affrontèrent alors verbalement, le premier optant pour la clémence, le second pour la mort. Finalement la sévérité l’emporta et les conjurés furent exécutés, ceci contre l’avis du consul3. Pire : « Lorsque César sortit du Sénat, plusieurs des jeunes Romains qui servaient alors de gardes à Cicéron coururent sur lui l'épée nue à la main ; mais Curion le couvrit de sa toge, et lui donna le moyen de s'échapper. Cicéron lui-même, sur qui ces jeunes gens jetèrent les yeux, les arrêta, soit qu'il craignît le peuple, soit qu'il crût ce meurtre tout à fait injuste et contraire aux lois… Par la suite il fut blâmé de n'avoir pas saisi une occasion si favorable de se défaire de César, et d'avoir trop redouté l'affection singulière du peuple pour ce jeune Romain. 4» La condamnation à mort des conjurés était pourtant contraire aux lois ancestrales de Rome qui interdisaient de verser, sans procès, le sang des citoyens sur le pomerium. Les adversaires de Cicéron l’attaqueront à maintes reprises sur ce point dans le futur. Mais pour l’instant ce dernier est porté en triomphe dans les rues par les citoyens, et le Sénat lui décerne le titre de père de la patrie, un des titres les plus honorifiques. En Etrurie, les troupes de la République livrèrent bataille contre l’armée de Catilina sur le champ de bataille de Pistoia. Ce dernier comprenant que la défaite était inéluctable, décida de mourir dans l’honneur et se jeta courageusement au milieu de la mêlée. Ainsi s’acheva le consulat de Cicéron. Ce dernier était alors au sommet de sa gloire. Meilleur avocat de la Ville, père de la patrie, l’avenir semblait plein de promesses. Et pourtant la République vivait là son dernier triomphe. En effet, « Il est vrai qu’il avait sauvé la République. Mais peut-être, ce soir-là, la République était morte puisqu’elle avait dépendu d’un seul homme. 5» 1 Salluste, De la conjuration de Catilina, XLII. / Ils furent en remerciement annexé par César. Ils se font en effet volontairement arrêter à la frontière par un émissaire des consuls qui trouva sur eux les promesses écrites des conjurés. Ils échappaient à tout soupçon tout en ayant marqué des points auprès des autorités romaines. 3 Plutarque, Vie de Cicéron, XXI. 4 Plutarque, Vie de César, VIII. 5 Claude Nicolet et Alain Michel, Cicéron, p.41. 2 17 Cicéron contre les Triumvirs 3. L’Apparition du Triumvirat Cicéron, du capitole à la roche Tarpéienne Après ce résumé, englobant les premières années de la vie de l’Arpinate, il me semble temps d’aborder le thème principal de ce travail. La situation à la fin du consulat de Cicéron Bien qu’en apparence les maux qui rongeaient la République eussent été vaincus, la racine du mal n’avait pas été coupée par les actions des consuls de 63. En effet le déclin de l’ordre républicain n’était pas foncièrement attaché à des personnalités comme Catilina, Sylla ou Marius, bien que tous y eussent leur part de responsabilité. Non, ce sont les circonstances de l’époque (sur lesquelles nous nous sommes déjà longuement attardés) et les changements de mentalités qui ont permis à l’Empire de prendre la place de l’Etat « démocratique ». Car le bon fonctionnement de l’Etat romain, comme celui de toute démocratie, incombe à ses citoyens et, plus généralement, aux meilleurs d’entre eux, du moins l’espère-t-on ! Or si, aux temps anciens, les citoyens avaient, comme le répète Cicéron tout au long du De republica, préféré la grandeur de la cité à leur bien-être personnel, cette époque était révolue. De fait, au premier siècle avant JC. « Les grands personnages furent incapables d’accepter la vieille règle de la République, que chaque citoyen, quelque service qu’il eût rendu à l’Etat, de quelque gloire qu’il fût chargé, devait rentrer dans le rang 1». Alors que l’on se trouvait toujours durant la période où Cicéron exerçait sa magistrature, des attaques étaient déjà portées contre son consulat. Metellus Nepos, tribun de la plèbe, s’en était pris à l’orateur dès son entrée en fonction le 10 décembre 63, lui reprochant d’avoir fait exécuter des citoyens romains sans jugement, ce qui était interdit par la loi. Ce dernier, associé à César, demanda le rappel de Pompée pour « rétablir l’ordre » comptant bien obtenir un quelconque avantage lors du retour du grand général. « Cependant il se tramait des intrigues contre Cicéron ; on parlait mal de lui ; et des hommes mécontents de ce qu'il avait fait formaient le dessein de le perdre. À leur tête étaient César, Métellus et Bestia, désignés l'un préteur, et les deux autres tribuns, pour l'année suivante… ils proposèrent une loi qui rappelait Pompée avec ses troupes, afin de détruire le pouvoir presque absolu de Cicéron. 2» Mal lui en prit, car Cicéron réussit à convaincre les Pères que cette proposition n’avait pour but que de troubler l’ordre public et ces derniers punirent les deux fautifs en les destituant de leur magistrature. César fut cependant assez vite pardonné, contrairement à Nepos qui partit rejoindre Pompée en Orient. On le voit, la politique romaine n’était pas sortie de ses troubles avec la disparition de Catilina et les ambitieux n’attendaient qu’un moment de relâchement des serviteurs de l’Etat pour prendre le pouvoir. 1 2 Grimal, Cicéron, p. 165. Plutarque, Vie de Cicéron, XXIII. 18 Cicéron contre les Triumvirs Les meneurs du jeu politique Ce fut à cette période que l’on commença vraiment à distinguer deux hommes comme meneurs du jeu politique. Le premier, et le plus important, était Pompée qui avait pour lui ses succès militaires et sa réputation de serviteur de la République.Le second était Crassus, possédant une richesse à toute épreuve, de nombreux clients et qui dirigeait en grande partie les actions populaires en Ville. Enfin le dernier, et peut-être le moins influent à cette époque, était César qui bénéficiait d’une forte cote de popularité auprès du peuple. Cicéron faisant dans l’immédiat face aux attaques des populares, se décida à envoyer une lettre à Pompée afin de forger une alliance qui, au vu du retour imminent de ce dernier, pourrait lui être bientôt d’une grande utilité. Lettre qui malheureusement n’est pas en notre possession. Nous savons néanmoins grâce à une lettre postérieure que Pompée refusa l’alliance. Au vu du ton assez orgueilleux que prenait Cicéron dans cette dernière, on peut imaginer que le refus de Pompée n’avait pas été étranger au peu de modestie de Cicéron quand il parlait de ses propres succès. Cicéron, n’ayant pu forger une entente concrète avec l’un des principaux acteurs de l’échiquier politique, se rabattit sur des alliances avec des personnalités de second plan. Il se construisit ainsi petit à petit un véritable réseau d’amis qui, il l’espérait, serait décisif politiquement dans les années à venir. Certains insinuaient notamment qu’il avait conclu un pacte secret avec Antonius, son ancien collègue, qui stipulait que ce dernier devait verser à Cicéron une partie des sommes perçues par sa charge de propréteur en Macédoine1, province obtenue grâce au soutien de l’orateur, pour aider l’Arpinate à acheter sa nouvelle maison sur le Palatin ou du moins c’était le bruit que faisait courir le gouverneur de Macédoine2. Entre remboursement de prêt et association frauduleuse les historiens hésitent. Je pencherais plutôt pour l’indulgence, du fait qu’un accord d’argent serait contraire à tous les préceptes auxquels nous avons vu Cicéron adhérer depuis sa plus tendre jeunesse ; de plus l’orateur écrivit à Atticus pour l’enjoindre d’aller marquer à son ancien collègue son mécontentement : « Antoine dit à qui veut l’entendre que dans les sommes d’argent qu’il lève il y a une part qui est pour moi, que j’ai envoyé un affranchi pour surveiller nos bénéfices communs. J’ai été vivement ému, quoique je n’en veuille rien croire ; mais il est certain que des bruits ont couru. Cherche, enquête, scrute à fond toute cette histoire 3». Ce fut à cette même époque que l’Arpinate maria sa fille adorée Tullia. S’agissait-il d’une tentative d’alliance avec une grande famille romaine ou d’une simple coïncidence ? Sachant que l’époux de Tullia naquit aux alentours de 88, la différence d’âge n’est pas un indice majeur4. Mais la date à laquelle elle fut fiancée à son futur époux, en décembre 67, nous ferait plutôt pencher pour la seconde possibilité. Quoi qu’il en soit, Pompée débarqua à Brindes à la fin de l’année 62 ayant, il semble, fait la paix avec Cicéron comme l’atteste une lettre à Atticus datée du premier janvier 615. Le général était au sommet de sa gloire. Acclamé par le peuple en tant que vainqueur de Mithridate et conquérant de l’Asie, il était vu par la majorité du Sénat comme une personne intègre, sage et qui n’avait pas abusé des pouvoirs extraordinaires qu’on lui avait confiés pour satisfaire sa gloire personnelle6. 1 A cette époque la province de Macédoine englobait non seulement la Macédoine mais aussi l’Epire et l’Achaïe. Grimal, Cicéron, p. 170. 3 Cicéron, Correspondance, I, XVII à Atticus, 2 et XVIII à Atticus, 2. 4 Tullia est née environ en 76. 5 Cicéron, Correspondance, I, XVII à Atticus, 3. 6 Nicolet et Michel, Cicéron, p. 33. 2 19 Cicéron contre les Triumvirs Il semblerait qu’à ce moment, Crassus et César étaient déjà associés dans la conquête du pouvoir. Sur tous les sujets politiques majeurs des dernières années, ils avaient fait cause commune ; sans compter la somme énorme de 25'000'000 sesterces que devait César à Crassus1, ce qui faisait que ce dernier « avait désormais le plus grand intérêt à ce que la carrière de César suive un cours heureux2 ». Mais même si ensemble ils disposaient de nombreux atouts, ils ne seraient pas en mesure de rivaliser avec une association des grands sénateurs -Cicéron, Caton- et de Pompée si elle se concrétisait. Ils allaient donc tenter de se rallier le vainqueur de Mithridate le plus tôt possible après son arrivée en Italie. Il semblerait également que celui que l’on surnommait Magnus n’avait pas beaucoup hésité avant de répondre positivement à leur offre. Il est certain qu’il commit là une grande erreur. Car, à cette époque, il était incontestablement le plus influent des trois conjurés et n’avait pas un aussi grand bénéfice à tirer de cette alliance que ses deux compères. Le général réfléchit ici plus comme un militaire que comme un politicien. Mais ce triumvirat naissant n’était encore qu’une idée dans la tête de ses futurs membres et aucune alliance officielle n’était en vigueur lorsque éclata l’affaire Clodius. L’affaire Clodius Durant la nuit du 3 au 4 décembre 62, alors que César était préteur, se produisit un événement qui allait mettre en ébullition la vie politique et mondaine à Rome. Lors de la fête de la Bonne Déesse, cérémonie exclusivement réservée aux femmes, P. Clodius Pulcher3, un jeune aristocrate ambitieux et habile démagogue qui avait fait partie des amis de Catilina, pénétra chez César déguisé en harpiste pour venir rencontrer discrètement la femme du maître de la maison qui était sa maîtresse. Malheureusement pour lui, il croisa dans les couloirs une suivante de la mère de César qui lui demanda son nom. L’inconscient répondit d’une voix grave qu’il cherchait une des femmes de Pompéia4 qui se nommait Abra. La servante s’étant rendu compte qu’il s’agissait d’une voix masculine déclencha à grands cris une chasse à l’homme5 et Clodius n’arriva à s’en sortir que par l’intervention providentielle d’une esclave6. « Tu as su, je crois, que P.Clodius fils d’Appius a été surpris déguisé en femme dans la maison de César, pendant qu’on offrait un sacrifice officiel et qu’il a pu se sauver grâce à une petite esclave ; le scandale, on te l’a dit, est considérable7. » A Rome la nouvelle fit l’effet d’une bombe. Les sénateurs ultras –entendez les sénateurs les plus fervents défenseurs de la cause patricienne- entendaient profiter un maximum de la situation pour écarter de la politique Clodius, qui risquait de devenir rapidement dangereux pour leur cause. Le Sénat consulta donc les vestales et les pontifes qui déclarèrent qu’il y avait bien eu sacrilège. Après mains rebondissements, Clodius fut traduit en justice et personne ne doutait de sa condamnation prochaine. 1 En faisant des recherches j’ai établi que la valeur d’un sesterce à cette époque était d’environ quatre francs suisses. Ce qui donne une idée de l’énormité de la dette de César. Pour faire une comparaison d’époque la nouvelle maison de Cicéron située au milieu du quartier aristocratique lui coûta 3'500'000 sesterces. 2 Grimal, Cicéron, p. 177. 3 Pulcher signifie beau en latin, on peut donc imaginer que Clodius n’était pas une personne particulièrement horrible. 4 Pompéia est la femme de César. 5 Plutarque, Vie de César, X. 6 Plutarque, Vie de Cicéron, XXVIII. 7 Cicéron, Correspondance, I, XVII à Atticus, 3. 20 Cicéron contre les Triumvirs Mais il était soutenu par un grande majorité de la plèbe grâce à ses initiatives populistes et bénéficiait également de l’appui de Crassus et de son immense fortune et plus l’instruction du procès avançait moins le verdict semblait sûrement défini. La défense de Clodius se basait sur des témoignages selon lesquels, au moment où il était accusé d’avoir pénétré dans la maison de César, il se trouvait en réalité à Interamna en Ombrie. Malheureusement pour lui alors que le jury lui semblait acquis, Cicéron fut appelé à témoigner. Cicéron étant un ami du jeune politicien cela ne semblait pas poser problème. Mais au moment où le célèbre orateur déclara avoir vu le jeune politicien en Ville quelques heures avant qu’il commît l’acte sacrilège la stupeur puis la rage s’empara des rangs des partisans du fautif. La déclaration de l’Arpinate était accablante et le sort de Clodius semblait scellé alors que le verdict devait être rendu le lendemain. « Mais durant la nuit, les tractations se multiplièrent, on versa aux uns plus d’argent encore, à d’autres on assura les faveurs de certaines dames et même de jeunes gens de bonne famille si bien que sur 56 juges dont se composait le tribunal 25 seulement votèrent pour la condamnation et 31 pour l’acquittement1. » Clodius à la sortie du tribunal se moqua du témoignage de Cicéron arguant que les juges n’y avaient pas ajouté foi. A quoi celui-ci répondit : « Au contraire, il y en a eu vingt-cinq qui m'ont cru, puisqu'ils vous ont condamné : et trente qui n'ont pas voulu vous croire, puisqu'ils ne vous ont absous qu'après avoir reçu votre argent 2». Le procès fut une étape majeure dans la carrière de Cicéron car Clodius ne lui pardonnera jamais son témoignage et désormais il ne cessera de le poursuivre de sa haine. Cicéron avait trouvé là un ennemi bien plus dangereux et puissant que Catilina. On peut donc se demander ce qui incita Cicéron à parler comme il le fit. En effet il aurait été bien plus simple pour lui de se ranger aux déclarations de Clodius ce qui, de plus, se serait avéré utile dans le futur et aurait semblé logique du point de vue politique. Lui-même assura à Atticus qu’il semblait de jour en jour plus enclin à pardonner à Clodius. « Moi-même, qui au début avais la rigueur d’un Lycurgue3, chaque jour je me radoucis4 » Certains pensent que le choix de Cicéron fut motivé par le désir de se distinguer dans un procès qui semblait gagné d’avance. D’autres que c’est la jalousie de Terentia pour Clodia5, sœur de Clodius, qui avait déclaré désirer devenir la femme de l’orateur, qui le fit agir d’une façon si contraire à ses intérêts6. Cela peut paraître pertinent car on ne doute pas que Terentia possédait des arguments percutants pour influencer ainsi le sauveur de la République. Enfin une dernière piste voudrait que l’Arpinate, qui n’avait jamais beaucoup apprécié les anciens amis de Catilina, ait voulu porter un rude coup à celui qui se profilait déjà comme l’héritier du conspirateur et des marianistes les plus extrémistes. C’est, pour ma part, la raison que je juge comme étant la plus logique au vu des actes antérieurs de Cicéron. Nous ne saurons cependant jamais la réponse exacte, ce dernier n’en parlant ni dans ses lettres, ni dans ses ouvrages postérieurs. 1 Grimal, Cicéron, p. 175. Plutarque, Vie de Cicéron, XIX. 3 Spartiate ayant rédigé les lois particulièrement dures qui réglèrent la vie de ses concitoyens pendant les années d’or de la Grèce et jusqu’à la disparition de la cité antique. 4 Cicéron, Correspondance, I, XIX à Atticus, 3. 5 La célèbre Lesbia tant chantée par Catulle dans ses Poèmes et qui l’abandonna après s’être servie de lui 6 Plutarque, Vie de Cicéron, XIX. 2 21 Cicéron contre les triumvirs Du moins savons-nous que César, mis en situation délicate par l’affaire s’en tira pour sa part en répudiant sa femme, arguant que même si elle n’avait point été convaincue d’adultère : « la femme de César devait être exempte, non seulement de toute action criminelle, mais encore de tout soupçon 1». La décision de l’Arpinate Quoi qu’il en soit, l’affaire avait une nouvelle fois séparé la Ville en deux camps. Or il n’était rien que Cicéron ne redoutait plus ; le démembrement de la Cité lui remémorant les terribles affrontements fratricides du début du siècle. Il accentua donc sa recherche d’alliés potentiels, misant surtout sur les boni, dont nous avons déjà parlé, pour former un troisième parti qui serait chargé de ramener le calme dans l’Urbs et de réunir la cité divisée. Cicéron possédait déjà un fort soutien du côté des sénateurs et, comme lui-même symbolisait la possibilité pour les chevaliers de gagner les plus hautes fonctions de l’ordre social, il jouissait d’un appui particulier de leur part. La foule, elle aussi, ne lui était point hostile. Il lui restait cependant à se concilier les puissants et, si possible, les plébéiens. Durant un court laps de temps, Cicéron crut avoir réussi. Mais il allait vite devoir déchanter. Le triumvirat, qui en cette fin de l’année 60 était désormais officieusement constitué, avec pour premier but l’élection de César au consulat lors des prochaines comices, s’était rendu compte que Cicéron ne serait pas un ennemi facile à abattre. Aussi les triumvirs allaient-ils tenter de se le rallier avec l’idée de former une « tétrarchie ». César envoya donc l’un de ses amis, Cornelius Balbus, offrir à Cicéron la proposition d’alliance des puissants. Son offre dit explicitement qu’à eux quatre ils seraient les maîtres de la République et qu’ils pourraient se dispenser de la permission du Sénat pour établir les réformes qui leur semblaient nécessaires dans tous les domaines de l’Etat2. Cicéron réfléchit longuement à cette proposition et finalement en accord avec les vers du poème sur son consulat qui l’exhortaient à ne pas dévier de la voie qu’il avait choisie « que les armes cèdent à la toge, que le laurier s’efface devant l’estime 3» et se remémorant tout ce qu’il avait déjà accompli pour la République4, répondit à César qu’il refusait de s’associer à un projet qui lui apparaissait comme contraire aux intérêts de l’Etat sinon illégal. Dès lors il était devint un obstacle pour les triumvirs qui décidèrent de se débarrasser de lui par tous les moyens y compris les plus infâmes. Le consulat de César Vers le milieu de l’année 60, le retour de Pompée en Italie avait commencé à poser problème. En effet, les milliers de vétérans qu’il avait ramenés exigeaient de recevoir des terres en échange de leurs services. Pompée se tourna donc vers le Sénat. Un de ses amis, tribun de la plèbe, L. Flavius, présenta une loi aux Pères. Celle-ci proposait que les terres du domaine public qui étaient alors « empruntées » par de riches propriétaires, et d’autres lots qui seraient achetés avec une partie du butin des guerres en Asie, fussent distribuées aux soldats ayant accompli fidèlement leur devoir et aux plus pauvres d’entre tous les citoyens. 1 Ibidem, XIX. Grimal, Cicéron, p. 185. 3 Cicéron, Sur son consulat, Chant 3, la plus grande partie du poème étant perdue on ne peut situer exactement le passage 4 Grimal, Cicéron, p. 185. 2 22 Cicéron contre les triumvirs Cette loi, qui n’était pourtant pas aussi populiste que celle des Gracques, rencontra une forte opposition au Sénat et surtout auprès des ultras qui soupçonnèrent Pompée de vouloir se rendre populaire auprès du peuple et de désirer accroître son pouvoir, ce qui, si l’on s’en remet à Cicéron1, était une crainte infondée. Entre le triumvirat sur le point d’être formé2 et qui s’acharnait à faire passer la proposition de Flavius, et le Sénat qui voulait à tout prix qu’elle fût rejetée, Cicéron était dans une situation difficile. Ne pouvant choisir un parti ni rester neutre, ce qui eut été la pire des solutions, car cela aurait déclanché l’ire des deux camps à son égard, Cicéron adopta une position floue. Il s’en expliqua cependant à Atticus. « Pour la situation intérieure, elle est la suivante. Flavius, tribun de la plèbe, se démène pour faire passer une loi agraire dont Pompée est l’inspirateur ; elle n’a rien qui plaise à l’opinion populaire, à part la personnalité de celui qui l’a inspirée… le seul article de loi que je ne rejette pas, c’est celui qui prévoit l’achat de terres à l’aide du supplément de revenu qu’on retirera, pendant une période de cinq ans, des nouveaux états tributaires. Le Sénat est hostile à l’ensemble de la loi, parce qu’il soupçonne Pompée d’y chercher quelque nouvel accroissement de puissance. Quand à Pompée, il veut que la loi aboutisse, il y met de l’acharnement.3 » Conformément aux plans des triumvirs, César fut élu consul pour l’année 59 avec pour « second » Bibulus, un sénateur ultra, lié d’amitié avec Caton. Dès son entrée en charge il présenta deux lois agraires qui étaient, cette fois-ci, de nature très populiste. « Il était à peine entré en exercice de sa charge, qu'il publia des lois dignes, non d'un consul, mais du tribun le plus audacieux. Il proposa, par le seul motif de plaire au peuple, des partages de terres et des distributions de blé. Les premiers et les plus honnêtes d'entre les sénateurs s'élevèrent contre ces lois ; et César, qui depuis longtemps ne cherchait qu'un prétexte pour se déclarer, protesta hautement qu'on le poussait malgré lui vers le peuple. 4» L’illustre Bibulus qui était farouchement opposé aux initiatives de son collègue, lui interdit de sortir de chez lui durant les mois où lui-même était à la tête du gouvernement. César, avec l’appui des deux autres triumvirs, passa outre l’interdiction. Le second consul, voyant cela, se précipita sur le forum pour se plaindre et manqua de s’y faire tuer. Dès lors, renonçant à la lutte, il accepta la domination du triumvir et ne sortit plus guère de chez lui jusqu’à la fin de son mandat5. Ce dernier, après avoir fait passer ses propositions de lois, décida d’un commun accord avec Pompée et Crassus de commencer à agir contre Cicéron. Ils entreprirent de s’attaquer en premier à ses collègues et à ses amis. Le premier visé fut Antonius qui, revenu de son proconsulat en Macédoine, se fit intenter un procès pour concussion qu’il perdit malgré une défense assurée par l’Arpinate. Vint ensuite le tour de L.Valerius Flaccus accusé de concussion en vertu d’une loi venant d’être promulguée par César. C’était l’un des meilleurs alliés de l’avocat et un grand défenseur de la République6. Heureusement pour ce dernier l’orateur et Hortensius arrivèrent à le tirer d’affaire. Cicéron, se sachant visé, décida, en avril, de s’éclipser de la politique pour une durée indéterminée. Cet otium volontaire ne dura que quatre mois, le consul de 63 ne pouvant rester trop longtemps éloigné de l’échiquier politique. 1 Cicéron, Correspondance, I, XXV à Atticus, 4. Le mois retenu par les historiens pour la création du premier triumvirat est juin 60. 3 Cicéron, Correspondance, I, XXV à Atticus, 4. 4 Plutarque, Vie de César, XIV. 5 Dion Cassius, XXXVIII, 6. // Plutarque, Vie de César, XIV. 6 Il avait notamment aidé Cicéron dans l’affaire des Allobroges lors de la conjuration de Catilina. 2 23 Cicéron contre les triumvirs Cicéron n’avait pas attendu pour répondre aux attaques des puissants. Dans son plaidoyer en faveur d’Antonius il s’était livré à une violente attaque contre la politique de César. Lequel avait, à charge de revanche, permis l’adoption de Clodius par des plébéiens, ce qui permettait désormais à ce dernier d’être élu tribun de la plèbe. La manœuvre était rusée car non seulement Clodius n’allait pas manquer de s’en prendre à Cicéron et à Caton qui résistaient toujours aux triumvirs, mais il pourrait également protéger César des attaques contre son consulat qui fuseraient certainement dès qu’il aurait rendu sa charge. Nous possédons une lettre de Cicéron datant de juillet 59 dans laquelle il exprimait particulièrement clairement son avis sur les changements politiques à Rome depuis que les triumvirs avaient pris le pouvoir : « Pourquoi te décrire par le menu la situation politique ? Tout est perdu, et la condition où se trouve la République est plus misérable encore que celle où tu l’as laissée : car alors on la voyait soumise à une tyrannie qui était capable de plaire à la masse, et qui, tout en étant pénible aux bons citoyens, n’était cependant pas de nature à causer leur perte ; aujourd’hui, cette tyrannie est devenue soudain si odieuse à tous, qu’on frémit en se demandant quels éclats elle nous prépare. Nous avons pu voir combien ces genslà sont irascibles et emportés : parce que Caton les avait irrités, ils ont ruiné tout l’ordre légal. 1» Le triumvirat confisque le pouvoir Cependant l’année 59 touchait à sa fin. Les triumvirs avaient déjà pris leurs dispositions pour l’année suivante : leurs candidats avaient été élus consuls, ils détenaient des tribuns de la plèbe acquis à leur cause et César avait réussi à obtenir les deux Gaules2 pour cinq ans comme provinces proconsulaires et comptait bien y déclencher de grandes opérations militaires. En effet, les Helvètes avaient quitté leurs terres d’origine sans cesse menacées par les Germains, et se dirigeaient vers l’ouest. Ils avaient notamment battu les Eduens, alliés des Romains, et semé un grand trouble dans la province romaine de Gaule narbonnaise. Afin, officiellement, d’aller au secours des alliés de Rome et, officieusement, de lancer une vaste conquête, César rassemblait une grande armée sur le champ de Mars. Anecdote fort intéressante, les légats qui étaient chargés d’accompagner César furent tirés au sort par le Sénat. Or si Grimal nous dit que le nom de Cicéron fut tiré au sort en premier et que les sénateurs s’opposèrent à son départ3, Plutarque, au contraire, explique que Cicéron ayant compris la menace que représentait Clodius demanda à César la permission de l’accompagner. César accepta avec joie, et ce fut Clodius qui, rassurant l’Arpinate sur ses intentions, réussit à garder celui-ci à Rome où il pourrait lui porter un coup fatal4. « Clodius voyant que Cicéron allait échapper à son tribunal, feignit de vouloir se réconcilier avec lui : et, rejetant sur Terentia tous les sujets de plainte que Cicéron lui avait donnés, il ne parla plus de lui que dans les termes les plus honnêtes et les plus doux. Il protestait qu'il n'avait contre lui aucun sentiment de haine, et qu'il ne s'en plaignait qu'avec la modération qu'on doit à un ami. 5» L’historien grec écrivit également que ce fut à cause de ce refus de l’orateur que César aida Clodius dans sa haine de Cicéron, 1 Cicéron, Correspondance, XLVIII à Atticus, 1. Narbonnaise et transalpine 3 Grimal, Cicéron, p. 191. 4 Plutarque, Vie de Cicéron, XXX. 5 Ibidem, XXX. 2 24 Cicéron contre les triumvirs Clodius, dès son élection en décembre 59, commença à créer des troubles au Sénat et sur le forum. Ceux qui n’acceptaient pas ses initiatives étaient pris à parti dans les rues par ses bandes armées et finissaient le plus souvent par plier l’échine. Le tribun promulgua des lois pénalisant les ennemis des triumvirs. Il s’assura également d’éloigner Caton en l’envoyant en mission à Chypre. Ensuite, malgré la promesse qu’il avait faite à Pompée de ne pas attaquer de front l’Arpinate, il déposa fin février une ordonnance « sur la tête des citoyens » qui condamnait, certes pas encore nominativement, bien que tout le monde sût de quoi il retournait, les exécutions des conjurés à la fin du consulat de l’orateur. « There was no need to mention names. Everyone knew its target. With this deft push, Cicero was sent slithering and slipping towards the brink 1» Ce dernier, bouleversé, abandonna, geste symbolique, son habit de sénateur pour son habit de chevalier. Dès cet instant, tous les boni, sénateurs, chevaliers comme hommes du peuple se précipitèrent chez les consuls pour leur demander de faire obstacle à Clodius. En effet, ces derniers étaient seuls à pouvoir demander le vote par le Sénat de la proposition de Clodius, vote durant lequel les amis tribuns de Cicéron pourraient faire usage de leur veto. Mais les marionnettes des triumvirs se gardèrent bien d’intervenir et allèrent même jusqu’à interdire aux sénateurs de porter l’habit de deuil, comme ceux-ci l’avaient décidé afin de faire part de leur mécontentement à tous les citoyens. « Clodius étant venu assiéger le lieu du conseil avec ses satellites armés, la plupart des sénateurs sortirent en poussant de grands cris, et déchirant leurs robes. Un spectacle si triste n'excitant ni la compassion ni la honte de ces scélérats 2». Tels étaient les hommes qui étaient chargés de diriger la République. Des hommes au mieux incompétents et lâches, au pire nuisibles. Comment auraient-ils pu servir les intérêts des citoyens ? Une fois de plus les troubles s’emparèrent de la Cité. L’élimination de la résistance Parmi les triumvirs, il en était deux qui soutenaient plus ou moins ouvertement la loi de Clodius. Quand au dernier, Pompée, il tergiversait, réconfortant Cicéron en lui promettant d’agir auprès de Clodius, puis fuyant par la porte de derrière quand celui-ci vint lui demander de l’aide. « Il implora le secours de Pompée, qui s'était éloigné à dessein, et se tenait à la campagne, dans sa maison d'Albe… Mais, prévenu de son arrivée, Pompée n'osa soutenir sa vue… et étant sorti par une porte de derrière, il évita cette entrevue. 3» Les triumvirs, s’ils ne furent pas officiellement impliqués dans les manœuvres contre Cicéron, laissèrent de fait toute liberté à Clodius pour persécuter son ennemi et effrayer le Sénat. Les bandes que Clodius avait commencé à recruter quelques années auparavant, composées de désoeuvrés et de bandits de toutes sortes s’attaquaient à quiconque ne partageait pas les vues de leur chef sur les affaires récentes. Jusqu’au 12 mars, jour où la loi fut votée, elle firent de Cicéron leur cible préférée. Il ne se passa pas un jour sans que l’orateur ou sa femme ne fussent pris à parti par des moqueries ou des jets de pierres. « Clodius’ gangs dogged him, hurling abuse, stones and shit. Hortensius, trying to rally to his old rival’s support, was cornered and almost lynched 4». 1 Tom Holland, Rubicon, p. 239. Plutarque, Vie de Cicéron, XXXI. 3 Ibidem, XXXI. 4 Holland, Rubicon, p. 239. 2 25 Cicéron contre les triumvirs Finalement, alors qu’il se rendait une fois de plus chez les consuls pour implorer leur soutien, ceux-ci lui conseillèrent de quitter Rome, lui affirmant que la loi n’avait aucune chance d’être repoussée. « Gabinius le traita toujours avec beaucoup de dureté ; mais Pison, lui parlant avec douceur, lui conseilla de se retirer, de céder pour quelque temps à la fougue de Clodius, de supporter patiemment ce revers de fortune, et d'être une seconde fois le sauveur de sa patrie, qui se trouvait, à son occasion, agitée de séditions et menacée des plus grands maux 1». On voit cependant que le principal intéressé avait un avis différent sur la question : « Te souviens-tu, âme de boue, que le jour où j’allai te trouver, tu sortais alors de je ne sais quelle taverne, la tête couverte et en sandales ; que nous ayant exhalé les vapeurs infectes et de ta bouche et de ton estomac, tu t’excusas sur une indisposition qui t’obligeait, disais-tu, de te purger avec des remèdes où il entrait du vin ? Après avoir reçu cette excuse, car enfin que pouvions-nous faire ? Nous restâmes quelque temps exposés à l’odeur et aux fumées de ta crapule, jusqu’à ce que l’insolence de tes réponses, autant que les exhalaisons de ton intempérance, nous forçassent de quitter la place 2». Enfin, pour ne pas faire subir à la République une guerre civile entre ses partisans et ceux de Clodius, Cicéron décida de se retirer. Il séjourna d’abord dans ses villas en Italie, espérant encore que la loi de César rendant possible l’adoption de Clodius fût déclarée caduque et que ce dernier verrait ainsi ses actes frappé d’annulation. Mais le 6 avril, ayant appris que le tribun allait faire promulguer une loi Lex Claudia de exsilio Ciceronis- le déclarant officiellement privé d’eau et de feu3, le désespoir l’envahit. « Je sais que c’est un pénible voyage, mais dans le malheur qui me frappe il n’y a que des peines, toutes les peines possibles. Je ne puis t’en écrire d’avantage : j’ai le cœur brisé, je suis à bas.4 » Il décida peu après de se suicider, et ce fut l’arrivée, in extremis, d’Atticus qui permit à l’histoire d’être ce qu’elle est. Ayant été renseigné du succès de la loi le jetant en exil, mais point informé sur son contenu exact, Cicéron décida de s’établir en Sicile. Malheureusement, alors qu’à son passage tous les citoyens lui témoignaient leur soutien, Caïus Virginus, préteur en Sicile, lui écrivit de ne pas venir demander refuge dans sa province. Quoi qu’il en fût, il apprit, alors qu’il était en chemin, que la loi de Clodius l’empêchait de résider à moins de 500 miles de l’Italie et que la Sicile était donc une destination qui lui était de toute façon interdite. Le 29ème jour du mois d’avril 58 Cicéron débarqua en Grèce. Il était toujours aussi déprimé car ni Atticus, ni Terentia n’avaient pu l’accompagner. En effet, la maison de Cicéron à Rome et plusieurs de ses villas avaient été pillées par les gens de Clodius. Et les proches de Cicéron étaient trop occupés à essayer de sauver ce qu’ils pouvaient des biens de l’orateur. L’Arpinate mit tous ses espoirs dans sa femme et ses enfants qui étaient désormais sont seul réconfort. « C’est vrai, je vous écris moins souvent que je ne le pourrais : c’est qu’il n’est pas une heure de ma vie qui ne soit misérable ; et puis, quand je vous écris ou que je lis vos lettres, j’entre dans des crises de larmes à ne plus pouvoir tenir… Je veux te voir, ma chère âme, le plus tôt possible et achever de mourir dans tes bras… 1 Plutarque, Vie de Cicéron, XXXI. Cicéron, Contre Pison, VI. 3 Etre privé d’eau et de feu revient, à Rome, à être proscrit, le condamné perd tous ses droits civiques et on peut le tuer dans la rue sans risquer de poursuites judiciaires. 4 Cicéron, Correspondance, II, LVIII à Atticus, 1. 2 26 Cicéron contre les triumvirs Prends soin, autant que possible, de ta santé, et crois bien que je suis plus sensible à ton malheur qu’au mien. Ma Terentia, la plus fidèle et la meilleure des épouses, et toi, ma fille, mon enfant chérie, et toi, Cicéron, le seul espoir qui me reste, adieu. 1» On peine à imaginer la souffrance du grand orateur lorsqu’il tient de tels propos. Si toutes ses années de réflexion philosophique n’ont pas suffi à prévenir ce désespoir, c’est dire comme il est immense. Dans cette affaire, la chose la plus choquante est certainement la lâcheté dont le Sénat fit preuve en sacrifiant Cicéron pour maintenir le « calme ». Il refusa un affrontement direct avec Clodius qui aurait, certes, plongé la ville dans le chaos mais un chaos dont il aurait pu sortir vainqueur et par là même, restaurer son autorité. Au lieu de cela, la toge plia devant les armes. Ce fut cette soumission face à la violence conduite en secret par les triumvirs qui fit chuter la République. Cette fois, le pouvoir réel avait définitivement quitté la curie. 1 Cicéron, Correspondance, II, LXIII à sa femme et à ses enfants, 1, 6. 27 Cicéron contre les triumvirs 4. Le Triumvirat au Pouvoir L’exil, la soumission de Cicéron Clodius fait feu de tout bois Cicéron était désormais un proscrit. Les manœuvres de Clodius avaient parfaitement réussi et celui-ci ne put que se satisfaire du succès de sa vengeance qui, non seulement avait repoussé son ennemi mortel hors des frontière de l’Italie, mais mieux encore, avait fortement intimidé le Sénat. Sénat qui, sans Caton et Cicéron, semblait bien peu apte désormais à résister aux attaques des triumvirs. Mais le tribun ne put s’arrêter en si bon chemin et commença à rechercher d’autres victimes. Il resta d’abord dans l’optique de ses premiers succès et s’en prit à Quintus Cicéron. Attaqué pour concussion, ce dernier s’en tira cependant sans dommage, son frère lui ayant prodigué, depuis son exil, de précieux conseils. « Malgré tout cela, je t’ai écrit comme j’ai pu, et j’ai remis une lettre pour toi à Philogone, ton affranchi : elle se sera, je pense, croisée avec la tienne. Je t’y adresse le même conseil, la même prière que mes esclaves t’on transmis oralement de ma part : que tu ailles à Rome en toute hâte. 1» Rassuré sur son sort, Quintus, avec l’aide des nombreux amis chevaliers et sénateurs de l’orateur, commença à manœuvrer pour obtenir au plus vite le rappel de l’exilé. Clodius était parallèlement toujours en quête de bonnes affaires à réaliser que ce fût sur le dos de ses alliés ou mieux encore sur celui du Sénat. Or se trouvait alors à Rome un jeune prince arménien que Pompée avait capturé en Orient. Celui-ci était à la garde de L. Flavius préteur de son état. L’agitateur qui voyait moult façons de s’enrichir en Arménie invita l’hôte de Flavius à souper, et quand les convives et les gardiens du jeune prince furent suffisamment rassasiés et divertis pour ne plus porter attention au prisonnier le fit sortir par une porte dérobée et l’emmenant sur la plage toute proche lui fournit un navire et un équipage pour rentrer en Asie, espérant bien que le prince se souviendrait du service qu’il lui avait rendu dans le futur. Heureusement pour L. Flavius qui, prévenu, s’était lancé à la poursuite du fugitif, ce dernier subit une tempête et fut contraint d’accoster. Mais, alors que Flavius rentrait à Rome avec son prisonnier, sa caravane fut attaquée par les bandes de Clodius et le captif parvint à prendre la fuite. Pompée apprenant toute l’affaire entra dans une grande colère et afin de se venger, commença à manœuvrer dans le but de ramener d’exil le pire ennemi du tribun. Cicéron lui-même, apprenant les dessous de l’affaire, conseilla à ses partisans de se servir judicieusement du cas Tigrane, du nom du jeune prince oriental2. Quoiqu’il en soit, les partisans du consul avaient repris l’offensive des mains du tribun, désormais sur la défensive. Peu après le 27 juillet se produisit un événement si singulier qu’il mérite d’être cité : Clodius, qui pour mémoire avait été soutenu de tous temps par César et Crassus, et qui, on le sait, était un farouche opposant au Sénat, interrogea Bibulus, co-consul de César et sénateur ultra3. 1 Cicéron, Correspondance, II, LXVI à Quintus, 4. Cicéron, Correspondance, II, LXIV à Atticus, 3. 3 Grimal, Cicéron, p. 203. 2 28 Cicéron contre les triumvirs Devant les Pères il affirma, poussé par les questions de Clodius, que César avait accompli tous ses actes consulaires sans tenir compte des présages défavorables. Certes cette déclaration n’avait aucune chance d’aboutir à l’annulation de tous les lois promulguées par César en 59, mais elle constituait néanmoins un dangereux précédent. Clodius avait-il été pris d’une folie soudaine pour attaquer ainsi l’un de ses principaux soutiens ? Non, en fait il faut savoir que César venait de donner à Pompée son accord à un rappel rapide de Cicéron. « Clodius recourait au chantage1 ». Le tribun voulait montrer qu’il pouvait faire obstacle au triumvir des Gaules si ce dernier se mettait à s’opposer à ses vues personnelles à Rome. Clodius avait tout simplement oublié qui il était et qui détenait le pouvoir au sein de la République. Grave méprise ! En se mettant à dos les triumvirs l’agitateur avait tout à perdre. Et si seulement ce dernier s’en était tenu aux faits énoncé ci-dessus… Le tribun déclara quelques temps plus tard qu’il était prêt à tout faire pour ramener Cicéron de son exil, exil injustement prononcé par les triumvirs2. Bien entendu Clodius n’était pas sincère et il se garda bien de tout acte pouvant aboutir au rappel de l’Arpinate. Cependant le tribun allait aller plus loin encore. Comme Pompée, depuis l’affaire Tigrane, se surpassait pour lui nuire, il nourrissait envers ce dernier une grande rancœur. Le 11 août, alors que le général se rendait au Sénat un esclave maladroit laissa tomber un poignard sur le sol. Capturé, il révéla qu’il avait agi dans le but de tuer Pompée sur ordre de son maître… Clodius. Or le conquérant de l’Asie s’il ne craignait ni les Pirates, ni les Espagnols, ni les Parthes et encore moins les ex-sujets de Mithridate, avait une peur maladive des assassins. Il se réfugia donc dans sa villa et n’en sortit plus. Il faut dire que cette dernière était assiégée par les gangs de Clodius qui prévoyaient de la piller, de la brûler et enfin de construire un autel de la liberté à sa place afin que le propriétaire ne puisse reconstruire, méthode qui avait déjà été appliquée à la maison de Cicéron sur le Palatin. Et tandis que le triumvir était enfermé dans sa propre maison, les bandes de Clodius le diffamaient sur le forum en criant : « What’s the name of the sex-mad general ? Who touches the side of his head with his finger ? », et après un moment d’attente, « POMPEY !3». Ce dernier peu enclin à se laisser humilier en public, chargea un de ses amis politiciens Milon alors préteur, ainsi que « son » consul Gabinius de faire obstacle à l’agitateur. Ces derniers ayant recruté des gladiateurs et des anciens soldats du général formèrent des bandes armées bien mieux entraînées que les brigands de Clodius. Les combats firent rages dans la cité mais le tribun vit le champ d’action de ses bandes se réduire progressivement. Quoi qu’il en soit cette fois Clodius avait dépassé les bornes de ce que les puissants pouvaient accepter. En mettant en danger la stabilité du triumvirat, la crédibilité de César et la vie même de Pompée, il avait prouvé qu’il était incontrôlable ou du moins qu’on ne pouvait lui faire confiance. Pompée avec l’accord des deux autres triumvirs décida donc de le remettre à sa place une bonne fois pour toute. Or quelle plus grosse défaite pour le tribun que le retour de son ennemi mortel qu’il avait mis tant d’efforts à exiler, quoi de pire pour cet agitateur que de voir la voix de la sagesse et de la loi revenir à Rome, quoi de plus insupportable pour lui que le retour de Cicéron. Pompée rejoignit donc le camp des défenseurs de l’Arpinate. Chevaliers, sénateurs, tribuns de la plèbe, tous étaient désormais prêts à lancer une grande offensive contre le « beau » pour obtenir le retour de leur champion. 1 Ibidem, p. 203. Ibidem, p. 203. 3 Holland, Rubicon, p. 251. 2 29 Cicéron contre les triumvirs Le combat commença le 29 octobre lorsque huit des dix tribuns qui allaient entrer en fonction le 10 décembre demandèrent le rappel de l’exilé. Clodius cependant possédait encore son tribunat et avec lui son droit de veto. Aussi Pompée décida-t-il que stratégiquement il fallait mieux attendre janvier, l’entrée en fonction des nouveaux consuls et tribuns pour agir de manière sérieuse. Clodius n’étant plus alors qu’un simple citoyen, ce fut par la force qu’il dut s’opposer à la demande de rappel des partisans du célèbre orateur. Cette fois la violence fut telle que Quintus Cicéron faillit être tué et que le forum fut recouvert de sang1. Milon parvint cependant à chasser une nouvelle fois les gangs de l’ancien tribun du forum, mais trop tard. Malgré tout les exactions de l’agitateur avaient fini par retourner contre lui la majorité des citoyens romains et Milon put donc pour la première fois depuis l’affaire Pompéia tenter de traduire Clodius en justice. « Sous le consulat de Lentulus2, la sédition fut poussée si loin, qu'il y eut des tribuns du peuple blessés sur la place publique, et que Quintus, frère de Cicéron, fut laissé pour mort parmi beaucoup d'autres. Ces excès commencèrent à ramener le peuple3 ». Pompée, changeant de tactique, appela alors à Rome les citoyens des autres cités italiennes pour les votations de juillet, espérant bien qu’au vu de leur nombre et de leur soutien au consul de 63, elles parviendraient à rendre muets les partisans de Clodius en Ville. L’exil de l’arpinate Revenons cependant un peu en arrière afin de faire lumière sur ce qu’avait fait Cicéron durant les douze premiers mois de son exil. Les lettres de cette époque que nous possédons sont dédiées à sa famille qui, disait-il, était son principal soutien dans son malheur, et à Atticus et Quintus qui luttaient pour annuler la loi de Clodius. Il prenait régulièrement des nouvelles des progrès de leur combat espérant pouvoir revenir à Rome avant la fin de l’année. L’orateur avait en premier lieu pensé à se réfugier à Athènes cité de la philosophie et également une des deux principales cités de la rhétorique4. Mais primo la ville était remplie d’anciens camarades et partisans de Catilina qui ne portaient pas particulièrement le consul de 63 dans leur cœur. Et secundo la cité était située à moins de 400 miles de l’Italie ce qu’interdisait la lex Clodia de exsilio Ciceronis. L’exilé fit donc voile vers Dyrrachium puis marcha vers Thessalonique dont le gouverneur était l’un de ses nombreux amis. Dans ses lettres apparaît l’alternance entre l’espoir au vu des agissements de tous ceux qui le soutenaient et le désespoir en voyant que toutes leurs actions étaient réduites à néant par les partisans de Clodius. « Tu argumentes consciencieusement sur ce que j’ai lieu d’espérer, et en particulier par l’intervention du Sénat… Tu fais briller un espoir à mes yeux immédiatement après les comices. Quel espoir, du moment qu’il y aura toujours le même tribun de la plèbe…?5 ». La fin de l’année arrivant, il était devenu urgent de quitter Thessalonique. Car Pison, le consul de 58 qui portait une lourde responsabilité dans l’exil de l’Arpinate, allait bientôt quitter sa fonction et venir occuper son poste de proconsul en Macédoine, province frontière où il était facile de s’enrichir6. 1 Dion Cassius, XXXXIX, 7. Lentulus est l’un des deux consuls de l’année 57. 3 Plutarque, Vie de Cicéron, XXXIII. 4 Les deux grandes cités de la rhétorique sont historiquement Rhodes et Athènes. 5 Cicéron, Correspondance, II, à Atticus, LXX, 1. 6 Thessalonique se trouve en Macédoine, c’était même que la capitale de la province. 2 30 Cicéron contre les triumvirs Cicéron plus tard l’attaqua férocement sur ce point, arguant qu’il avait reçu cette province grâce à l’appui de Clodius, son dû pour avoir laissé le tribun mettre notre orateur en exil1. La fin de l’année 58 fut certainement la période la plus douloureuse que Cicéron eût à vivre durant son exil. Les espoirs d’un retour avant la fin de l’hiver dans la métropole s’étaient évanouies, balayées par les veto de Clodius. « Aussi, accablé de douleur, je le suis encore de honte. Oui, j’ai honte de n’avoir pas mis au service de mon épouse si parfaite, de mes enfants si délicieux, le courage et l’activité nécessaires. Jour et nuit j’ai devant les yeux l’image de vos habits de deuil, et de votre affliction, et de ta santé chancelante ; en revanche je n’aperçois qu’une bien faible lueur d’espoir. Mes ennemis sont nombreux, et presque tout le monde me jalouse ; on aurait du mal à me chasser, mais il est facile de m’empêcher de rentrer. 2» Il hésita longuement entre la proposition d’Atticus qui l’enjoignait de venir séjourner en Epire dans l’une de ses villas, solution qui le rapprocherait de la Ville, et entre un départ pour Cyzique en Asie si son exil devait se prolonger pendant encore de longues années. Finalement la proposition d’Atticus prévalait et Cicéron fit marche au mois d’avril 57 vers Dyrrachium située non loin de la propriété de son ami. Ce fut là-bas qu’il revit pour la première fois Atticus depuis son départ d’exil. En effet celui-ci s’était rendu en ville en province pour traiter une affaire urgente. Au départ de son ami Cicéron décida de rester à Dyrrachium prêt à rentrer au plus vite à Rome si son rappel était voté par le Sénat. Le retour triomphal A Rome Pompée avait finalement réussi à retourner la situation. Le 1er Mai3 le Sénat vota une loi supprimant l’interdiction « de feu et d’eau ». La loi étant considérée, grâce à une habile manœuvre du général, comme relative aux relations entre Rome et les provinces, les deux tribuns4 à la solde de Clodius ne pouvaient y appliquer leur veto. Ce dernier, furieux, lança une fois de plus ses hommes sur la Ville. Mais Milon veillait. Ses gladiateurs sur le qui-vive engagèrent de violentes bagarres de rues contre les sous-fifres de l’agitateur. La situation était devenue si violente que plus personne ne s’occupait des affaires courantes ni de la justice « Day after day, across the public places of Rome, the tides of anarchy ebbed and flowed. 5» Malgré tout, des citoyens défilèrent dans les rues pour manifester leur soutien à Cicéron. En juillet Pompée décida d’en finir avec les troubles. Rétablissant l’ordre grâce à des soldats appelés en renforts, il convoqua le Sénat le 9 juillet. Là, les Pères rétablirent Cicéron dans ses titres, ses biens et son honneur. Ils lui décernèrent également un nouveau titre de « sauveur de la patrie » et votèrent un projet de loi visant le rappel de l’exilé. Le 4 août la loi fut votée. « Jamais décret ne fut rendu avec autant d'unanimité. Le Sénat, rivalisant de zèle avec le peuple, arrêta qu'on décernerait des remerciements aux villes qui avaient recueilli Cicéron dans son exil, et que sa maison de Rome et ses maisons de campagne, que Clodius avait détruites, seraient rebâties aux dépens du public6. » 1 Cicéron, Contre Pison, XXIV. Cicéron, Correspondance, II, LXXXIV, Aux Siens, 2. 3 A noter qu’au début de son exil Cicéron aurait eu un rêve prophétique selon lequel il serait rappelé lorsque le sénat tiendrait séance dans le temple d’honos et virtus ce qui fut justement le cas ce jour-là. / Il est également possible que cela soit le 2 Mai. 4 Sur les dix tribuns huit soutenaient Cicéron et deux Clodius, mais le veto d’un seul suffisait pour annuler une procédure ou une proposition de loi. 5 Holland, Rubicon, p. 253. 6 Plutarque, Vie de Cicéron, XXXIII. 2 31 Cicéron contre les triumvirs L’afflux massif des habitants de toute l’Italie avait fait barrage aux tentatives de Clodius pour empêcher le succès du vote. Le 5 Cicéron, prévenu, débarqua à Brindes. Le 8 il reçut l’acte officiel de son rappel dans sa patrie. Il fit alors le tour de toutes les cités italiennes pour remercier tous ceux, magistrats, aristocrates ou plébéiens, qui l’avaient soutenu. « Cicéron fut rappelé seize mois après son exil ; toutes les villes qui se trouvèrent sur son passage montrèrent tant de joie et d'empressement à aller au-devant de lui, que Cicéron était encore au-dessous de la vérité, lorsqu'il disait dans la suite que l'Italie entière l'avait porté dans Rome sur ses épaules. Crassus même, son ennemi mortel avant son exil, sortit à sa rencontre, et se réconcilia avec lui ; voulant, disait-il, faire ce plaisir à son fils, un des plus zélés partisans de Cicéron 1». Le 4 septembre dans la soirée l’orateur entra à pied dans Rome. Le peuple l’acclama alors qu’il traversait la Ville pour se rendre au forum. « Arrivé à la porte Capène, je trouvai les degrés des temples couverts d’une foule de petites gens : elle me manifesta sa joie par les applaudissements les plus vifs ; et ce fut jusqu’au Capitole semblable affluence et mêmes applaudissements : sur le forum et au Capitole même, c’était un merveilleux concours du peuple. 2» Clodius n’avait cependant pas encore dit son dernier mot. Cicéron s’attaque aux triumvirs « Mais, à son retour d’exil, l’orateur, sentit promptement sa faiblesse. Désormais l’on aurait parfois besoin de lui mais il ne gouvernerait plus les événements. Il ressentait la tentation de la retraite, du repos. Il n’y céda pas et voulu encore faire face… car l’orateur ajoutait : La République est toujours plus attaquée qu’elle n’est défendue. » Claude Nicolet et Alain Michel, Cicéron, p.46. A son retour Cicéron était certain d’avoir retrouvé toute sa gloire et toute son influence. Mais après quelques temps il se rendit compte que rien n’avait vraiment changé depuis son départ en exil. Les triumvirs étaient toujours au pouvoir, les sénateurs étaient toujours divisés, malgré leur vote unanime pour son rappel, et la vie de la cité était plus rythmée par les bruits de batailles entre hommes de main de Clodius et de Milon que par les habituels cris des marchands. L’orateur, fidèle à son idée de la République, entreprit alors le tout pour le tout en misant sur une rupture du triumvirat à brève échéance. Rupture qu’il comptait naturellement aider à provoquer, tout en essayant cependant de ne pas s’aliéner César et Pompée. Réussir un tel coup de poker semblait inimaginable, qui plus est pour un homme seul3. Il eut fallu avoir le sort de son côté pour réussir. Mais le vainqueur de Catilina se devait tout d’abord de régler ses comptes et plus précisément ceux des deux consuls l’ayant poussé à l’exil. Un jour après son arrivée dans l’Urbs, l’orateur parlant devant les Pères, et après les avoir remercié pour tout ce qu’ils avaient accompli pour lui pendant son exil –oubliant volontairement que il avait été « désigné » comme victime expiatoire- , attaqua férocement Pison et Gabinus. « Ils sont devenus ses ennemis et il s’est juré de les abattre 4». Il n’allait pas s’arrêter là puisque quelques temps plus tard il réciterait ses discours « Contre Pison » et « Sur les provinces consulaires » dont les titres sont explicites. Il est intéressant de remarquer que Cicéron face à l’attaque qu’il avait subie ne réagit pas différemment de son ennemi agitateur ; on peut se targuer d’être supérieur en paroles mais les faits sont têtus ! 1 Plutarque, Vie de Cicéron, XXXIV. Cicéron, Correspondance, II, XC, à Atticus, 5. 3 Rappelons que Caton « conscience du sénat » était à cette époque toujours en mission à Chypre. 4 Grimal, Cicéron, p.193. 2 32 Cicéron contre les triumvirs L’Arpinate mit également en pièces les tablettes où étaient inscrites toutes les lois que Clodius avait promulguées durant son tribunat. Cela brouilla Cicéron et Caton, le second, qui avait été envoyé en mission à Chypre1 grande partie du fait du tribun, ayant peu apprécié que tout ce qu’il avait accompli durant plusieurs années de sa vie soit remis en cause2. Une fois cette petite affaire réglée, l’orateur tenta de trouver un moyen de réduire l’efficacité du triumvirat. L’idéal eut été d’arriver à éloigner de la Ville un second triumvir afin de pouvoir utiliser les erreurs de Clodius pour créer des tensions entre Pompée et César. Le Sénat aurait alors été l’arbitre entre les deux grands politiciens et de ce fait aurait gardé le pouvoir réel. Et justement l’agitateur qui n’était jamais à court d’idées pour nuire à son ennemi, déclancha le 7 septembre des manifestations populaires qui clamaient que Cicéron était responsable des attaques de pirates rendant difficile la livraison de blé à la métropole. L’orateur, saisissant l’opportunité que lui offrait son rival, proposa alors qu’on décerne à Pompée un commandement exceptionnel pour lutter contre la piraterie dans la mare nostrum afin d’assurer le bon fonctionnement du commerce de blé. Le Sénat, ayant reconnu une tentative de leur champion pour éloigner le général, s’empressa d’accepter. Pompée ne fut pas dupe mais il se soumit à la volonté des sénateurs et s’embarqua peu de temps après. Cicéron continuant alors sur sa lancée fit voter aux Pères quinze jours de supplication pour honorer les victoires de César en Gaule. Ainsi paraissait-il aux yeux de tous que le triumvirat était moribond et que la vieille assemblée était le réel arbitre de la vie politique de la Cité. Ayant laissé quelques mois s’écouler, l’orateur jugea que le temps était venu de porter au triumvirat le coup de grâce. Une fois de plus ce fut son ennemi qui fut la clé de voûte de son plan. Ralliant à lui la plèbe et les chevaliers, il s’engagea dans une forte campagne de soutien au vainqueur de Mithridate. Sachant bien que Clodius ne manquerait pas de contre-attaquer pour nuire à ceux qu’il considérait comme ses deux plus grands ennemis. L’agitateur étant, au su de tous, l’homme de César. Cela ne devait pas manquer de provoquer une rupture entre les deux principaux triumvirs3. L’idée était ingénieuse. En effet Pompée avait toujours été la faille dans le bloc que formaient les triumvirs. Il était moins populaire auprès du peuple que ses homologues mais bénéficiait d’une plus forte cote de popularité au Sénat. Enfin il s’était mis en porte-à-faux avec les populares depuis ses litiges avec Clodius. Cicéron avait donc de bonnes raisons d’espérer. Clodius, séduit à l’idée de faire d’une pierre deux coups, tomba naturellement dans le panneau. Le 7 février 56, alors que les Pères tenaient séance en présence de Pompée, afin de faire le point sur les progrès de ce dernier dans sa lutte contre les pirates, on entendit retentir les cris d’une foule insultant le général et le traitant d’affameur du peuple. Milon, qui était désormais officiellement l’homme du général, intervint et il s’en suivit un pugilat général dont le grand homme et Cicéron ne réchappèrent que de justesse. La ruse de l’orateur avait réussi. Le triumvirat semblait voué à une fin rapide. L’Arpinate et les défenseurs de la République semblaient avoir gagné la partie. « Cicéron a l’impression d’apparaître comme le grand vainqueur, d’avoir recouvré et la considération générale et la faveur de tous. 4» 1 Où il se trouvait encore à cette époque-là. Plutarque, Vie de Cicéron, XXXIV. 3 Crassus, membre très influent au début du triumvirat, est petit à petit devenue une force secondaire sur l’échiquier politique. Ses casquettes de chef des populaires et d’agitateur ayant été reprise par César et Clodius. 4 Grimal, Cicéron, p.217. 2 33 Cicéron contre les triumvirs Les accords de Lucques Un homme avait pourtant vu clair dans le jeu de l’ancien consul. César, qui fut, on ne peut le nier, le grand bénéficiaire du triumvirat, n’avait pas l’intention de laisser agir l’Arpinate sans réagir. Le 15 avril 56, il convoqua donc à Lucques, petite ville située dans une de ses provinces, les deux autres triumvirs ainsi que plus de deux cents sénateurs. Cicéron n’était pas présent. Non qu’il ait été tenu à l’écart ou qu’il n’eut pas été au courant, mais voyant que le contrôle de l’Etat allait une fois de plus être arraché au Sénat et au peuple de Rome, et cela malgré ses efforts, il en fut probablement assez écoeuré pour faire l’impasse sur l’événement1. De fait la réunion aboutit à un vrai programme dictatorial. « Quant à Crassus et à Pompée, il conclut avec eux une convention aux termes de laquelle ces hommes illustres devaient se présenter au consulat avec l’appui de César, qui enverrait un grand nombre de ses soldats voter pour eux. Aussitôt après leur élection, ils s’assureraient à eux-mêmes des gouvernements de provinces et des commandements d’armées, et feraient confirmer César dans les siens pour une autre période de cinq ans. 2» Crassus ayant prévu de partir en Orient, Pompée en guerre contre les pirates et César prévoyant déjà de franchir le Rhin puis de débarquer en Bretagne, les triumvirs ne pouvaient permettre que l’on sapât leur autorité dans la Métropole, comme venait justement de le faire, une fois de plus, Cicéron en attaquant dix jours plus tôt une des lois agraire les plus chères à César. Pour l’orateur ces accords allaient être source de grands changements pour sa vie publique, changements dont il allait très vite comprendre la teneur. Quoi qu’il en soit, il se déroula à Lucques cette année-là « un authentique partage du monde 3» qui n’est pas sans rappeler un même événement entre trois autres grands hommes à Yalta près de 2000 ans plus tard. Cicéron qui n’avait pas encore été averti des résultats du concile, continuait son attaque contre les triumvirs notamment avec le Pro Sestio dans lequel, caché derrière de belles paroles théorique, Cicéron égratignait les puissants. « Il y a toujours eu dans notre cité deux groupes de gens, parmi ceux qui ont aspiré à s’occuper des affaires publiques et à s’y distinguer ; ces deux groupes ont voulu être, de réputation et de fait, les uns, des démocrates, les autres, des aristocrates. Ceux qui, dans leurs actes et dans leurs paroles, voulaient être agréables à la masse étaient tenus pour des démocrates ; ceux qui se comportaient de manière à rencontrer, pour leur politique, l’approbation des honnêtes gens étaient tenus pour aristocrates. 4» Dans un autre discours de la même époque, « sur la réponse des haruspices », l’Arpinate, restant fidèle à ses tentatives de monter les triumvirs les uns contre les autres, critiquera violemment Clodius tout en louant Pompée et en faisant l’impasse sur César et Crassus. Mais la fortune avait finalement changé de camp. Pompée, loin de se laisser séduire, avertit en personne Quintus que son frère avait intérêt à bien vite revenir à de meilleurs sentiments. Cicéron comprenant que dans ces circonstances il n’y avait plus rien à faire et constatant accablé que tous ceux qu’il avait cru être des bons citoyens rejoignaient les triumvirs, décida alors, la mort dans l’âme, de cesser le combat. « Mais foin5 de cette politique dite de vertu, de loyauté, d’honneur ! On n’imagine pas ce qu’il y a de perfidie chez les gens qui se prétendent des chefs… 1 Grimal, Cicéron, p.218. Plutarque, Vie de Pompée, LI. 3 Mourier, Cicéron l’avocat de la République, p.75. 4 Cicéron, Pour Sextius Roscius, XLV. 5 Je précise que c’est la traduction des belles lettres, certes je suis faux mais quand même. 2 34 Cicéron contre les triumvirs En voila assez. Puisque ceux qui n’ont aucun pouvoir me refusent leur amitié, tâchons de nous faire aimer de ceux qui sont tout-puissants. 1» Les ultras tentèrent une dernière fois de contrarier les plans de César durant l’été mais leur tentative, sans le soutien d’un des plus grands hommes de la Cité échoua. Cependant cette abstention politique ne suffit pas aux triumvirs. Cicéron devait prouver son rattachement au nouveau pouvoir. Ce dernier s’exécuta en faisant passer devant les Pères les demandes de maintien en Gaule ainsi que de renforts de César. Nombreux sont les concitoyens2 et les historiens modernes3 à parler de « lâcheté de Cicéron » contraire à « ses principes fondamentaux ». Au contraire Grimal, très favorable à Cicéron, donne maints et maints exemples pour expliquer que le choix de Cicéron était humain, sage et honorable. « Il fallait peut-être plus de grandeur d’âme pour renoncer à la gloire du martyre que pour accepter de ne plus compter parmi les dirigeants mais, comme il le dit lui-même, parmi "ceux qui suivent"4. » Pour ma part, je me plais à jouer la carte de la « solution moyenne ». Certes on peut comprendre que Cicéron ne voulut pas risquer un nouvel exil tant le premier avait été douloureux, certes son choix ne le rendait pas absent de la vie politique, tout en lui laissant le temps de se mettre à la rédaction d’ouvrages théoriques et philosophiques et, sans doute, s’opposer une nouvelle fois aux triumvirs aurait certainement été vain, mais cependant un retournement de situation si rapide, avec si peu de résistance et si contraire aux doctrines tant prônées par l’orateur dans ses discours est chose à mettre son intégrité en doute. La solution à ce problème m’est apparue dans la correspondance avec cette phrase qui suit l’un des passages précédemment cités : « … tâchons de nous faire aimer de ceux qui sont toutpuissants. Tu diras : "C’est ce que j’eusse voulu depuis longtemps". Oui, je le sais, tu le voulais, et moi, j’ai été un âne bâté.5 » Ainsi donc Atticus aurait poussé son ami dans les griffes du triumvirat. Ce dernier aurait-il conclu un pacte secret avec César ou était-ce vraiment son avis personnel ? L’histoire reste muette sur ce point. Notons quand même que, après avoir accompli ce que lui demandaient les triumvirs, l’orateur n’alla pas se mettre ouvertement à leur service et préféra plutôt s’éloigner de la vie publique. De fait il se mit alors dans une sorte de repos créatif très apprécié de l’aristocratie romaine, l’otium. Le repos du philosophe Dès lors, et pour les deux ans à venir, Cicéron ne jouera pas un rôle politique majeur. La cité vivait au rythme des combats entre Clodius et Milon et des tentatives de Caton, récemment rentré de mission, pour gêner les actions du triumvirat, actions qui échouèrent la plupart du temps. L’annonce des victoires de César en Bretagne et sa traversée du Rhin en 55, année lors de laquelle, Pompée et Crassus furent consuls une seconde fois, et les déboires des élections de 54 étaient les seuls événements à même de remuer la classe politique toujours sous contrôle du triumvirat. 1 Cicéron, Correspondance, CX à Atticus, 2. Notamment Salluste qui était un ennemi déclaré de Cicéron. 3 Notamment Drumann dans son Geschichte Roms. 4 Grimal, Cicéron, 226. 5 Cicéron, Correspondance, XC à Atticus, 2-3. 2 35 Cicéron contre les triumvirs C’est à cette époque que Cicéron, tantôt en province, tantôt à Rome pour plaider, parfois à la demande des triumvirs, parfois de son propre chef, mûrit trois de ses œuvres maîtresses1. En 55, il rédigea le De oratore dans lequel il traitait de philosophie morale. En 54 ce fut au tour du célébrissime De republica développant la philosophie historique et politique. Enfin en 52, année où fut, probablement, écrit le De legibus l’avocat aborda la philosophie du droit. Dans ses ouvrages, Cicéron traite surtout de morale. De comportement à adopter. Je m’explique : pour Cicéron, le but ultime du citoyen doit être de servir sa cité2. La cité est fondée par le peuple, parce que primo elle sert ses intérêts et secundo c’est un besoin, une obligation vitale pour tout être humain de fonder une société efficace et destinée au bien de tous. Le De republica et le De legibus sont un habile mélange entre théorie politique, -les trois formes de la cité3 : monarchie, aristocratie, démocratie- récit historique du succès de Rome et philosophie « humaniste ». Ainsi c’est non seulement l’honneur mais aussi le devoir de l’homme de s’occuper du bien de l’Etat et de ses concitoyens4 : « Si il faut choisir entre deux voies, une vie tranquille toute remplie par l’étude et les soins donnés à la culture de l’esprit paraît à la vérité plus heureuse, une vie employée au service de la cité mérite plus d’éloge et a plus d’éclat : c’est d’une telle vie que se glorifient les hommes de tout premier ordre…5 ». « De même que le pilote a pour but une navigation heureuse… l’homme placé à la tête de l’Etat se propose comme fin la félicité des citoyens… cette tâche, la plus grande des tâches humaines et la meilleure je veux qu’il la remplisse entièrement 6». Cicéron présente de nombreuses preuves de ses dires dans l’histoire romaine. Dans le De officiis, il montre notamment que seule une action belle d’un point de vue moral était véritablement utile en citant l’exemple du consul Régulus fait prisonnier par les Carthaginois et ayant choisi de se sacrifier plutôt que d’être échangé contre des prisonniers carthaginois de grande importance7. Il faut faire attention cependant à ne pas considérer la pensée de Cicéron comme une politique patriotique en la comparant aux idées du début du XXème siècle. Bien qu’il considérât que Rome était en droit de dominer le monde connu, ce n’est pas parce que ses citoyens étaient « génétiquement » meilleurs mais bien parce que leur fidélité et leur dévouement envers l’Etat étaient les plus grands. Dans ses ouvrages, Cicéron, loin d’imaginer une cité idéale comme Platon8, explique pourquoi Rome était une cité « réussie ». La récompense promise aux serviteurs de l’Etat, aux boni comme il aimait à les appeler, il en informe ses lecteurs en citant un songe qu’aurait eu Scipion Emilien et, dans lequel, les ancêtres de cet illustre lui auraient révélé le futur de la République. « Afin, Scipion, poursuivit l’Africain, que tu mettes un zèle plus allègre au service de la République, sache qu’il existe au ciel un lieu réservé à tous ceux qui ont travaillé au salut de la patrie, l’ont secourue et fait grande un lieu de béatitude et de vie éternelle 9». 1 Les œuvres théoriques majeures de Cicéron, celles dont il était le plus fier, et que nous possédons, sont : le De oratore, le Brutus, l’Orator, le De republica, le De legibus, le De officiis, le De rerum naturae, le De natura deorum, le De finibus, le De diuinatione et le De fato. Ses autres écrits théoriques sont secondaires soit parceque ce sont des compléments à ceux-ci-dessus soit parceque ce sont des hommages à des personnes que l’orateur estimait, Caton ou Hortensisus par exemple. 2 Cicéron, De republica, I, IV. 3 Cicéron, De republica, I, XLV. 4 Cicéron, De republica, II, XLII. 5 Cicéron, De republica, III, III. 6 Cicéron, De republica, V, IV / V / VI. 7 Cicéron, De officiis, III, IC / C. 8 Clara Auvray-Assayas, Cicéron, p. 53. 9 Cicéron, De republica, VI, XIII. 36 Cicéron contre les triumvirs L’un des buts principaux de l’ouvrage de Cicéron restait de « rappeler aux lecteurs romains tentés de s’en remettre à la loi du plus fort que la res publica est l’affaire de tous les citoyens, que l’histoire apprend comment cette res publica n’est ni une idée ni une entité abstraite mais la « chose du peuple » res populi 1». La fin des deux rivaux Ce fut durant l’été 53 que le triumvirat commença à montrer des signes de fatigue. Crassus, qui avait toujours rêvé d’un triomphe militaire jalousant en secret ceux de ses alliés, était parti guerroyer contre les Parthes « les ennemis intimes 2» de Rome. Le 12 juin 53 il subit une lourde défaite à Carrhes. En effet, ayant envoyé une partie de sa cavalerie en éclaireur, celle-ci tomba dans une embuscade. Crassus, suivant de peu, vit que son armée courait un grand danger et ordonna à ses hommes de se replier. Ceux-ci pris sous le tir des archers et archers à cheval perses formèrent la tortue. Mal leur en prit, car ce fut ce moment-là que choisit la cavalerie lourde parthe pour charger. Réfugiés derrière leurs boucliers sous une pluie de flèche les soldats romains ne purent retenir les cavaliers ennemis malgré le soutien du reste de la cavalerie romaine arrivée en renfort. Crassus perdit la vie dans la débandade générale. Une rumeur voudrait que les Parthes l’aient capturé et lui aient fait boire de l’or. Rumeur semblant peu fondée au vu du prix qu’aurait pu rapporter l’éventuelle capture de l’homme le plus riche de Rome. Quoiqu’il en soit ce fut une sévère défaite pour Rome, qui perdit 30 000 hommes, défaite qui, avec la mort du général romain, mettait la stabilité du « triumvirat », désormais constitué de seulement deux personnes, en danger. Les populares n’avaient à présent plus qu’un seul chef : César. De ce fait la paix ou le chaos dans la cité étaient dus à son bon plaisir ou presque. Cicéron, avisé de la défaite de Crassus, retrouva alors espoir. Il lui semblait que si l’on pouvait éliminer Clodius de la vie politique et si Milon, représentant de la légalité, pouvait obtenir le consulat, la vie politique pourrait redevenir ce qu’elle était avant 60. « Tous mes désirs, mes efforts, mes soins, mon activité, mes réflexions, enfin mon âme entière sont attachés au consulat de Milon…et j’ai résolu que j’y devais chercher, outre la récompense de mon dévouement, la gloire d’un devoir d’amitié religieusement rempli. En vérité, je crois que jamais personne n’a pris tant à cœur la préservation de sa propre vie et de ses biens que je ne fais du succès de Milon : tout pour moi en dépend, j’en suis convaincu. 3» Malheureusement, malgré la dégradation des rapports entre Pompée et César qui redonnait de jour en jour plus de pouvoir à l’assemblée des Pères, l’événement du 20 janvier 52 allait enterrer les maigres espoirs d’apaisement de l’avocat. Milon qui militait alors pour son consulat rencontra, en descendant la via Appia, son ennemi qui rentrait à Rome. Tous deux étaient entourés d’une solide garde rapprochée. On ne sait qui frappa le premier mais ce que l’on sait c’est que dans l’affrontement Clodius perdit la vie. Quand les survivants de la troupe de l’agitateur arrivèrent à Rome portant le cadavre de leur maître cela déclancha une gigantesque émeute. « Le corps fut enlevé et déposé dans la curie, incendiée, pour être le bûcher funèbre de celui que la foule considérait comme la victime des sénateurs. 4» 1 C. Auvray-Assayas, Cicéron, p. 95, 96. Olivier Voizeux, Portrait de Barbares, in Science et Vie Junior Hors Série 42, Rome. 3 Cicéron, Correspondance, CLXXV à Curion, 3. 4 Grimal, Cicéron, 254. 2 37 Cicéron contre les triumvirs Ceux-ci, pris de panique, instruisirent Pompée qui venait de terminer sa guerre contre la piraterie du devoir de rétablir l’ordre dans la cité. Celui-ci fut déclaré consul unique et, après concertation de César, choisit de « sacrifier » Milon en justice pour calmer les troubles. Le général, se souvenant tout de même de ce que Milon avait fait pour lui dans le passé, demanda à Cicéron d’assurer sa défense. Ce dernier s’empressa d’accepter car qui pouvait sauver son ami si ce n’était lui, le meilleur avocat de l’Urbs. Il fut aidé dans cette tâche par son ancien rival Hortensisus. Malgré les menaces à leur encontre, ils se rendirent au tribunal. Il avait été décidé que, comme le temps de parole était réduit, seul Cicéron tenterait d’amadouer les juges. Mais : « Le jour où il défendit Milon, quand il vit, en sortant de sa litière, Pompée assis au haut de la place, environné de soldats dont les armes jetaient le plus grand éclat, il fut tellement troublé, que, tremblant de tout son corps, il ne commença son discours qu'avec peine et d'une voix entrecoupée ; tandis que Milon assistait au jugement avec beaucoup d'assurance et de courage… mais, dans Cicéron, cette frayeur semblait moins tenir à sa timidité qu'à son affection pour ses clients. 1» Milon fut condamné par 32 voix contre 14. Exilé à Marseille, il mourra quelques années plus tard dans une tentative de rébellion contre César. Quand à Cicéron, honteux de sa pitoyable prestation, il écrira quelques temps après une version remaniée pour la postérité de son plaidoyer que nous possédons et avec laquelle il aurait sûrement remporté le procès. Notons tout de même que, suite à la mort de Clodius, un augure faisait défaut et que ce fut à Cicéron que revint le titre. Cicéron aurait-il laissé l’un de ses meilleurs amis se faire condamner pour accroître sa gloire personnelle ? C’est peu probable, au vu de l’attachement qu’il portait à la candidature de Milon au consulat et du fait que le titre d’augure lui apportait certainement moins de considération qu’il en avait perdu après sa défaite au procès. Le grand vainqueur des cinq années d’affrontement entre Clodius et Milon était incontestablement Pompée. César accaparé par le soulèvement général des Gaules2, il restait seul face au Sénat. Sénat dont il allait bien vite devenir l’allié plutôt que le maître ou le rival. Depuis lors l’escalade de la crise entre le général et César était presque inévitable. Tout le monde attendant avec anxiété le jour où les deux anciens triumvirs se retrouveraient face à face. Le gouvernement de Cilicie Pompée promulgua une loi qui fixait à 5 le nombre d’années minimum entre consulat et proconsulat. Ceci dans le but de freiner l’ardeur des magistrats désireux de faire ou de refaire3 fortune sur le dos des provinciaux. L’inconvénient apparaît clairement : qui donc gouvernerait les provinces pendant les cinq années à venir ? Pour remédier au problème, on décida de réquisitionner les anciens magistrats n’ayant pas encore gouverné. Cicéron était du nombre. Manque de chance, lui qui n’appréciait guère de s’éloigner de la Métropole empocha la Silicie qui, située à l’est de l’Asie, était l’une des provinces les plus lointaines. La province englobait à peu près la partie sud-est de la Turquie et Chypre, récemment annexée par Caton. C’était une région difficile, comptant de nombreux peuples différents et un territoire essentiellement montagneux et qui était, de plus, menacée par les Parthes comptant bien se venger de la tentative d’invasion de Crassus. 1 Plutarque, Vie de Cicéron, XXXV. Ayant débuté en janvier il s’agit de la célèbre révolte de Vercingétorix. 3 Rappelons que passer toutes les étapes du cursus honorum coûtait souvent très cher, notamment l’édilité lors de laquelle le magistrat devait organiser les jeux à ses frais. 2 38 Cicéron contre les triumvirs L’orateur partit sans enthousiasme et uniquement par respect du devoir et de la loi. Il s’assura qu’on ne prolongerait pas la durée de son mandat pendant son absence et fit route très lentement. Il était accompagné d’Atticus toujours présent dans les moments difficiles. Il n’arriva à Ephèse que le 22 juillet 51 après avoir fait escale à Brinde et à Athènes. Là l’attendait un problème sérieux : la moitié d’une légion, soit plus de mille hommes sur les quatre milles que possédait la province, s’était mutinée pour une histoire de solde. Les cités siliciennes, avaient, de plus, de nombreux griefs à l’encontre de l’administration romaine. Cicéron allégea les taux d’intérêts, supprima les dettes fictives et chargea l’un de ses légats de régler le problème de mutinerie ce qui fut fait. « Il refusa les présents que les rois lui offraient, et remit à la province la dépense qu'elle était obligée de faire pour les festins des gouverneurs ; il recevait lui-même à sa table les Ciliciens les plus honnêtes, qu'il traitait sans magnificence, mais avec générosité. Sa maison n'avait point de portier, et jamais on ne le trouvait dans son lit : il se levait de très grand matin, et se promenait devant sa porte, où il recevait ceux qui venaient le voir. Sous son gouvernement, personne ne fut battu de verges et n'eut sa robe déchirée ; jamais, même dans la colère, il ne dit une parole offensante, et n'ajouta aux amendes qu'il prononçait des qualifications outrageantes. 1» Il apprit alors qu’une armée Parthe était entrée en Syrie. L’Arpinate, ayant reçu des renforts du roi allié de Cappadoce, rassembla les troupes et renforça ses frontières, se préparant à une attaque d’envergure. Cependant l’armée perse ne fit pas route vers le nord mais vers le sud, assiégeant Antioche. Cicéron marcha donc en direction de la Syrie. Alors qu’il était en chemin il apprit que C.Cassius, proquesteur de Syrie, avait défait l’ennemi sous les murs de la ville. Sa présence n’étant plus nécessaire, il décida de pacifier la région du mont Amanus dans laquelle agissaient de nombreuses bandes de pillards. Le 17 décembre 51 la mission était accomplie. « Cette victoire lui mérita le titre d'imperator. 2» Il consacra la fin de son gouvernement à améliorer l’administration. Il prit congé de sa magistrature le 30 juillet 50 et, après avoir fait de nombreuses escales en Grèce et en Italie, entra à Rome le 4 janvier 49 où il fut accueilli par une foule joyeuse. Entre-temps la situation était devenue explosive entre César, qui vainqueur séjournait avec la 13ème Légion à Ravenne en attendant que le Sénat lui offrît ce qu’il jugeait comme étant son dû, le pouvoir, et Pompée qui ne comptait pas laisser César tirer profit de sa gloire acquise en Gaule. Cicéron ne sera pas présent, quand, le 7 janvier, les sénateurs promulguèrent la loi ordonnant à César de renvoyer ses armées immédiatement sous peine d’être déclaré ennemi public. Celui-ci n’avait alors plus le choix, laisser le pouvoir total à Pompée ou déclancher la guerre civile. Le 12, ayant harangué ses hommes, il traversa le Rubicon entrant avec ses troupes en Italie. Le senatus consulte ultimum fut décrété et l’Italie fut divisée en régions militaires. Cicéron obtint celle de Capoue. La guerre civile sonna le glas de la République Désormais, quel que fût le vainqueur, il allait être le seul maître de Rome. Les valeurs et la concorde que les Scipions, les Brutus et les Tullius avaient mis tant d’ardeur à défendre semblaient cette fois avoir disparu pour de bon. 1 2 Plutarque, Vie de Cicéron, XXVI. Ibidem. 39 Cicéron contre les triumvirs 5. La Guerre Civile Le face à face entre César et Pompée, le choix de Cicéron La campagne d’Italie On dit qu’un homme de la 13ème légion de César en permission, entendant les sénateurs critiquer César et déclarer qu’ils ne donnerait aucune prolongation au mandat du général, saisit la garde de son épée et dit : « Celle-ci la lui donnera ». Plutarque, Vie de César, XXXIII. Il faut savoir que César avait proposé, au cours des premiers mois de janvier, un accord entre les deux parties dans lequel il se disait d’accord de rendre ses troupes et son commandement si Pompée faisait de même avec les forces qu’il avait rassemblées. Ainsi ils redeviendraient de simples citoyens et leur pouvoir ne dépendrait que de leur influence respective auprès de leurs concitoyens. La proposition était trompeuse, car César au vu de ses victoires en Gaule jouissait d’un prestige tel que rendre les armes et le laisser revenir à Rome c’était lui offrir la République. Le 7 janvier, le Sénat manipulé par Pompée et rassuré par des informations fausses selon lesquelles les troupes de César étaient au bord de la révolte, envoya sa réponse au conquérant des Gaules ; « Scipion, beau-père de Pompée, proposa que si, dans un jour fixé, César ne posait pas les armes, il fût traité en ennemi public. Les consuls demandèrent d'abord si l'on était d'avis que Pompée renvoyât ses troupes ; et ensuite si on voulait que César licenciât les siennes : il y eut très peu de voix pour le premier avis, et le second les eut presque toutes. 1» Antoine, le fidèle lieutenant de César, qui était alors tribun de la plèbe tenta bien d’opposer son veto à la motion mais il ne put se faire entendre à cause du chaos qui régnait dans la curie, le consul Lentulus ayant crié « que contre un brigand il fallait des armes et non pas des décrets 2». Curion et Antoine furent chassés de Rome et allèrent immédiatement vers César, qui campait pour l’hiver à Ravenne avec la 13 ème légion, pour lui apporter la « déclaration de guerre » des sénateurs. César savait sa proposition inacceptable pour Pompée et ses alliés. Son but était de parvenir à ses fins –le pouvoir absolu dans l’empire- en respectant en apparence la légalité et l’honneur afin de garder le soutien du peuple. L’expulsion des deux tribuns était un prétexte parfait. « Par ces motifs, tout se décide à la hâte et en tumulte; on ne donne pas le temps aux parents de César de l'avertir; on ne laisse pas aux tribuns du peuple le moyen de détourner le péril qui les menace, ou de faire valoir leur dernier privilège, le droit d'opposition que L. Sylla avait respecté. Ils sont forcés, dès le septième jour, de songer à leur sûreté; or, auparavant, les tribuns les plus séditieux ne rendaient aucun compte et n'étaient pas inquiétés avant le huitième mois. 3» « César rappelle les injures dont ses ennemis l'ont accablé dans tous les temps, et se plaint que les efforts d'une malignité envieuse lui aient à ce point aliéné Pompée dont il a toujours favorisé, secondé le crédit et la puissance. Il se plaint que par une nouveauté, jusqu'alors sans exemple dans la République, on en soit venu à diffamer, à étouffer, par les armes, le droit d'opposition tribunitienne, rétabli les années précédentes. 4» 1 Plutarque, Vie de César, XXXIV. Ibidem, XXXIV. 3 César, La guerre civile, I, V, 1-2. 4 César, La guerre civile, I, VII, 7. 2 40 Cicéron contre les triumvirs L’homme avait auparavant renvoyé au Sénat une autre proposition cette fois-ci très modérée. « Il offrait de tout abandonner, à condition qu'on lui laisserait le gouvernement de la Gaule cisalpine et celui de l'Illyrie, avec deux légions, jusqu'à ce qu'il eût obtenu un second consulat. 1» Cette offre n’était pas dénuée d’intérêt même si elle restait favorable au chef des populares. Pompée, encouragé par Cicéron qui tentait à tout prix d’éviter la guerre, accepta l’avance de César mais Lentulus et Caton soutenus par le Sénat refusèrent catégoriquement cette solution2. On décréta le senatus consule ultimum et l’on se prépara à défendre l’Italie. On ne peut être sûr que César avait prévu cette réaction, ses hésitations avant de franchir le Rubicon en sont la preuve. Je suis d’avis qu’il avait néanmoins parié sur une réponse négative du Sénat qui, après avoir vu son autorité bafouée durant de longues années, était prêt à réussir un coup de force. Mais je ne peux l’affirmer. Apprenant cela César harangua ses hommes, « les exhorte à défendre contre ses ennemis l'honneur et la dignité du général sous lequel ils ont, pendant neuf ans, si glorieusement servi la République, gagné tant de batailles, soumis toute la Gaule et la Germanie. À ce discours, les soldats de la treizième légion s'écrient, d'une voix unanime, qu'ils sont prêts à venger les injures de leur général et des tribuns du peuple.3» « Assuré des dispositions des soldats, César part avec cette légion pour Ariminium, et y rencontre les tribuns du peuple qui venaient se réfugier vers lui. Il tire ses autres légions de leurs quartiers d'hiver, et leur ordonne de le suivre. 4» Le conquérant des Gaules n’avait pas plus de 5’000 fantassins et 300 cavaliers avec lui à Ravenne car seule la 13ème légion était rentrée en Italie pour l’hiver. Cependant cela convenait parfaitement car une attaque rapide et hardie frapperait sûrement d’avantage les esprits que de longs préparatifs de guerre. De plus il fallait prendre Pompée et le Sénat de vitesse et les empêcher de rassembler trop de forces. Quoi qu’il en fût, les onze autres légions stationnées en Gaule n’allaient pas manquer d’arriver sous peu faisant pencher l’équilibre des forces en sa faveur. Le 11 janvier 49, le général donna donc l’ordre à ses capitaines de s’emparer d’Ariminium5, ville située sur le territoire de l’Italie, sans verser la moindre goutte de sang. Le jour, se sachant observé, il fit la fête et ripailla comme si de rien n’était puis, à la nuit tombée monta à cheval avec ses plus fidèles lieutenants et soldats et galopa en direction de la cité. Arrivé, à l’aube de 12 janvier, au Rubicon, cette petite rivière qui séparait la province de Gaule Cisalpine de l’Italie, il médita un long moment sur la grandeur et l’audace de son entreprise. Il changea de nombreuses fois d’avis, pesa longuement le pour et le contre et demanda conseil à ses amis. Il imagina tous les maux dont allaient être suivi le passage du fleuve et le jugement que porterait de lui la postérité en cas de défaite et en cas de victoire. 1 Plutarque, Vie de César, XXXV. Plutarque, Vie de Pompée, LIX. 3 César, La guerre civile, I, VII, 7-8. 4 César, La guerre civile, I, VIII, 1. / C’est un mensonge éhonté de la part de César, car si l’ordre avait été envoyé début janvier on voit mal comment les légions seraient arrivées le 17 février en Italie comme ce fut le cas. Les trajets du messager à l’aller puis des légions au retour n’auraient pas pu prendre uniquement un mois. César avait donc préparé ses troupes à l’avance pour une invasion de l’Italie. Cela il ne pouvait naturellement le dire car c’était contraire à tout ce qu’il avait toujours prétendu. On voit à quel point l’ouvrage de César est subversif pour alimenter sa propagande. http://fr.wikipedia.org/wiki/Commentaires_sur_la_Guerre_civile 5 Aujourd’hui Rimini. 2 41 Cicéron contre les triumvirs « Enfin, n'écoutant plus que sa passion, et rejetant tous les conseils de la raison, pour se précipiter aveuglément dans l'avenir, il prononça ce mot si ordinaire à ceux qui se livrent à des aventures difficiles et hasardeuses : « Le sort en est jeté ! » et, passant le Rubicon, il marcha avec tant de diligence qu'il arriva le lendemain à Ariminium avant le jour et s'empara de la ville. 1» Après la prise d’Ariminium ce fut le tour de Fanum, Pisaurum, puis Arretium. Les villes, par admiration envers le général et par crainte de ses auxiliaires germains, ouvraient toutes leurs portes à l’armée des Gaules et rien ne semblait pouvoir arrêter la marche de ses légionnaires. A Rome le chaos était total. La Ville était submergée par l’arrivée de milliers de citoyens du nord de l’Italie fuyant devant l’avancée de l’ennemi. Les partisans de César et de Pompée en vinrent aux mains dans les rues de la Cité, les premiers enorgueillis par les succès de leur champion se moquant des seconds qui restaient enfermés chez eux et clouaient des planches devant leur fenêtres et leurs portes. C’était comme si la Ville « se trouvait comme inondée d'un déluge peuples qui s'y réfugiaient de tous les environs ; et dans une agitation, dans une tempête si violente, il n'était plus possible à aucun magistrat de la contenir par la raison ni par l'autorité ; elle fut sur le point de se détruire par ses propres mains. Ce n'était partout que des passions contraires et des ni mouvements convulsifs 2». Au Sénat, on s’entredéchirait ; les uns proposaient qu’on envoyât une ambassade à César, les autres qu’on évacuât la Ville sur le champ, les derniers qu’on commençât à renforcer les murailles. L’anarchie fut à son comble quand Pompée, qui quand on lui avait demandé pourquoi il ne se trouvait aucune armée entre le Rubicon et Rome avait laconiquement répondu : « Ne vous inquiétez pas ! En quelque point de l’Italie que je frappe, moi, le sol du pied, il en sortira des armées de fantassins et de cavaliers ! 3», annonça aux Pères d’une voix mal assurée : « qu’il avait tout prêts les soldats arrivés de chez César, et qu’il croyait pouvoir rassembler promptement les nouvelles recrues, du nombre de trente mille. 4» Le grand général n’avait donc en tout et pour tout que 8000 hommes de César à opposer à ce dernier. Dans la confusion aucune décision ne put être prise ce jour-là. Pendant ce temps César marchait sur l’Urbs avec 5000 hommes à une vitesse défiant toute prédiction. Dans le marasme ambiant, seul Cicéron sut garder la tête froide. « Il n’y avait pas encore eu de combat, l’irréparable n’avait pas encore été commis. 5» un règlement précoce du conflit était donc encore possible. L’orateur proclama même qu’il était prêt à renoncer à son propre triomphe pour sa victoire au mont Amanus au profit du triomphe de César si cela impliquait le retour de la concorde civile. A son initiative César proposa une dernière tentative d’accord ; « Que Pompée se rende dans son gouvernement; que tous deux licencient leurs troupes; que chacun pose les armes en Italie; que Rome soit délivrée de ses craintes; que les comices soient libres, et les affaires publiques remises au Sénat et au peuple romain. Enfin, pour aplanir ces difficultés, pour arrêter les conditions d'un accord, et les sanctionner par un serment, que Pompée s'approche ou qu'il se laisse approcher par César: une entrevue pourra terminer leurs différends. 6» 1 Plutarque, Vie de César, XXXVII. Plutarque, Vie de César, XXXVIII. 3 Plutarque, Vie de Pompée, LVII. 4 Ibidem, LX. 5 Grimal, Cicéron, p.297. 6 César, La guerre civile, I, IX, 5-6. 2 42 Cicéron contre les triumvirs Une fois de plus les Sénateurs se montrèrent intraitable et répondirent : « Que César retournerait en Gaule, sortirait d'Ariminium, licencierait son armée: que, moyennant cela, Pompée irait en Espagne. En attendant, jusqu'à ce que César eût garanti l'exécution de ses promesses, les consuls et Pompée ne discontinueraient point les levées 1». Le marché n’étant pas équitable, César refusa de lui donner suite et rompit les négociations. La guerre civile, la plus affreuse de toutes les guerres, était désormais inévitable. Pompée, qui avait à ce moment-là plus de soldats que César sous son commandement, fut alors instruit de l’arrivée prochaine de l’arrivée des renforts de César en Italie. L’information était erronée. Les légions des Gaules n’avaient pu encore franchir les cols bloqués par la neige. Mais le général, qui, pris dans la tourmente des événements, « n'était pas le maître de suivre ses propres sentiments 2», se laissa berner. Le 17 janvier, pourvu du commandement suprême, il décida que la Ville était indéfendable et donna l’ordre à tous les sénateurs et amis de la République de se réfugier à Capoue où l’attendaient ses deux légions empruntées à César. Devant la honte de perdre la Cité sans combattre plusieurs sénateurs tel Caton s’insurgent. Mais la grande majorité des Pères fit, bien que pris par le doute, comme Cicéron, confiance au Magnus. « Ce qu’a décidé notre Gnaeus ou ce qu’il décide, je l’ignore ; il se tient encore inactif dans les bourgs, cloîtré en une sorte de stupeur. Nous serons tous avec lui, pourvu qu’il tienne bon en Italie. 3» Ce dernier leur promit qu’il ne quitterait point l’Italie et que la Ville serait reprise sous peu. De fait dès que les troupes que les émissaires du Sénat étaient entrain de lever seraient prêtes. Il se justifia de l’abandon de la Métropole en citant l’exemple de Thémistocle l’Athénien qui, lorsque les Perses marchaient sur la cité, l’avait fait évacuer4 pour mieux la reprendre après la victoire des navires grecs à Salamine le 22 septembre 480 avant JC.5 Pompée ne pouvait être sincère lorsqu’il fit la promesse de la reconquête rapide de Rome aux sénateurs. L’homme n’était certes pas un grand politicien mais c’était un grand stratège. Il ne pouvait ignorer qu’abandonner la Ville c’était abandonner l’Italie. Même en pratiquant un recrutement intensif, il ne pourrait faire face en quelques mois aux douze légions de César constituées de vétérans aguerris. Pompée misa tout sur un grand affrontement tardif en espérant écraser César par le nombre. Il fallait donc économiser un maximum de troupes avant la bataille où, pensait-il, se jouerait le sort de la République. Une telle stratégie était très risquée. Primo parce qu’en cas de défaite, l’armée légale n’aurait plus d’endroit sûr où trouver asile, secundo parce qu’abandonner l’Italie à César risquait bien de démoraliser les partisans de Pompée avant le combat décisif. Toujours est-il que le soir tombant, on vit défiler sur la via Appia des centaines de sénateurs avec leur familles et les quelques biens qu’ils avaient pu emporter attachés à eux comme « s'ils les eussent enlevés aux ennemis 6». 1 César, La guerre civile, I, X, 3-4. Plutarque, Vie de César, XXXIX. 3 Cicéron, Correspondance, V, CCC à Atticus, 1. 4 L’exemple de Pompée n’est pas tout à fait exact, en effet c’est l’assemblée du peuple qui avait fait évacuer la ville en 478, en 49 c’est le général seul qui prend cette décision et non pas le Sénat ou les comices. 5 Cicéron, Correspondance, V, CCCI à Atticus, 2. 6 Plutarque, Vie de César, XXXIX. 2 43 Cicéron contre les triumvirs « C'était un spectacle digne de pitié que de voir, dans une si terrible tempête, cette ville abandonnée, et semblable à un vaisseau sans pilote, flotter au hasard dans l'incertitude de son sort. Mais quelque déplorable que fût cette fuite, les Romains regardaient le camp de Pompée comme la patrie, et ils fuyaient Rome comme le camp de César. 1 » Très peu de sénateurs et d’aristocrates restèrent fidèle à la Cité Pompée ayant déclaré « qu’il regarderait comme du parti de César ceux d’entre eux qui resteraient à Rome 2». Dans la débandade, on vit même Lentulus s’enfuir avec une partie de l’argent public en laissant les portes du trésor ouvertes. Cicéron ne savait quel parti prendre. Rester à Rome comme l’aurait exigé une certaine conception de l’honneur, c’était se déclarer pour César. Partir à Capoue, c’était prendre le parti de Pompée. N’ayant pas encore pris sa décision formelle mais se rangeant plutôt du côté de la légalité, donc du vainqueur de Mithridate, l’orateur fit route au petit matin vers sa villa de Formies pour attendre la suite des événements. Il répugnait à être appelé Pompéien comme il aurait répugné être appelé Césarien si il était resté à Rome. Il avait conscience d’être un bonus et dans de telles circonstances, un bonus n’a recours qu’à lui-même3. Sa famille le rejoindrait un peu plus tard, moins exposée car profitant de la protection du nouveau mari de Tullia, Dolabella qui était un fidèle de César. Entre-temps le vainqueur des Gaules était entré dans Rome. Etant donné que seuls ses fidèles étaient restés en Ville, il n’y eu aucun acte de résistance. Ne s’arrêtant que peu de temps dans l’Urbs, il laissa à Antoine et à ses amis le soin de gérer les affaires courantes avec ce qui restait du Sénat. Continuant la poursuite, César entra pour la première fois en contact avec l’ennemi à Corfinium. La cité était défendue par les troupes de Domitius qui constituaient la seule et unique ligne de défense pompéienne en Italie. Domitius était un sénateur ultra et l’ennemi juré du consul de 59. C’était lui qui avait été désigné pour remplacer César dans ses provinces après le vote du 7 janvier. César parvint au pied des remparts le 15 février. Une semaine plus tard, grâce à des complicités internes, la place était prise. Domitius tenta de se suicider mais son médecin lui administra un somnifère en place du poison. Revenu à lui, il se réveilla, il se trouvait prisonnier dans le camp ennemi. Mais César, faisant preuve d’une clémence étonnante en pareille circonstance, lui rendit non seulement la liberté ainsi qu’aux autres sénateurs captifs, mais, ayant été informé qu’il avait placé six millions de sesterces destinés à ses soldats dans les coffres de la ville, il les lui remit dans leur intégralité « pour qu'on ne pensât pas qu'il avait plus de respect pour la vie des hommes que pour leur argent 4». Cette clémence du général envers l’un de ses pires adversaires politiques impressionna grandement ses ennemis. César, loin de prendre exemple sur les proscriptions de Sylla, préférait s’imposer par la « douceur ». « Il écrivit à ses amis de Rome que le fruit le plus réel et le plus doux qu'il pût retirer de sa victoire était de sauver tous les jours quelques-uns de ceux de ses concitoyens qui avaient porté les armes contre lui. 5» Politique très réfléchie car avec le nombre de sénateurs hésitant entre suivre Pompée dans sa fuite à Brindes, synonyme pour beaucoup de repli futur en Grèce, avec tous les risques que cela comportait et rejoindre le camp adverse, la générosité du conquérant des Gaules était de nature à faire pencher la balance. 1 Ibidem, XL. Plutarque, Vie de Pompée, LXI. 3 Grimal, Cicéron, p.208. 4 César, La guerre civile, I, XXIII, 4. 5 Plutarque, Vie de César, LIII. 2 44 Cicéron contre les triumvirs La peur que Cicéron et ses confrères avaient de voir le général se laisser manipuler par ses lieutenants au tempérament impulsif « Tu crains des proscriptions, non sans raison… je connais ceux qui lui dicteront sa conduite 1», avait été dissipée. César était bien seul aux commandes, sa clémence en était la preuve. Pompée, averti de la chute de Domitius, s’était donc retiré à Brindes d’où les sénateurs qui lui étaient restés fidèles avaient fait voile vers Dyrrachium. Le vainqueur de Mithridate étant resté en arrière avec vingt cohortes. On ne sait s’il comptait tenir la ville pour être certain de contrôler l’Adriatique avec sa flotte et pour garder un point d’encrage en Italie ou s’il comptait uniquement l’utiliser comme embarcadère pour fuir mais qu’il manquait de vaisseaux ; « On ne savait pas si, en restant, son intention avait été de garder cette place, afin de dominer plus facilement toute la mer Adriatique par les extrémités de l'Italie et de la Grèce, et de pouvoir ainsi diriger la guerre des deux côtés, ou s'il avait été retenu par le manque de vaisseaux.2 ». César se présenta sous les murailles le 9 mars. Nul ne se doutait alors que le siège de Brindisium allait être l’une des plus spectaculaires batailles de toute l’histoire romaine. « César, craignant que Pompée ne voulût pas quitter l'Italie, résolut de fermer la sortie du port de Brindes, et d'empêcher le service. Voici les travaux qu'il fit pour cela. Là où l'entrée du port était le plus resserrée, il jeta aux deux côtés du rivage un môle et des digues, chose que les bas-fonds rendaient facile en cet endroit. Plus loin, comme la digue ne pouvait se maintenir à cause de la profondeur des eaux, il plaça, à trente pieds des digues, deux radeaux qu'il fixa aux quatre angles par des ancres, pour que les vagues ne pussent les ébranler. Quand ces radeaux furent posés et établis, il en ajouta d'autres de pareille grandeur, et les couvrit de terre et de fascines, afin qu'on pût marcher dessus librement quand il s'agirait de les défendre. Sur le front et sur les côtés, il les garnit de parapets et de claies ; et de quatre en quatre de ces radeaux il éleva des tours à deux étages, pour les mieux garantir de l'attaque des vaisseaux et de l'incendie. À ces travaux Pompée opposa de grands vaisseaux de transport qu'il avait trouvés dans le port de Brindes. Il éleva dessus des tours à trois étages, les remplit de machines et de toute sorte de traits, et les envoya contre les ouvrages de César pour rompre les radeaux et troubler les travailleurs. Ainsi chaque jour on combattait de loin avec les frondes, les flèches et les autres traits. 3» Cependant, les vaisseaux ayant transporté les sénateurs et la première partie des troupes étaient de retour. Pompée décida alors qu’il était temps d’évacuer la cité. « Pour mieux retarder une attaque de César, pour empêcher l'ennemi d'entrer dans la ville au moment où il en sortirait, il fit murer les portes, barricader les carrefours et les places, creuser des fossés en travers des rues. On enfonça des bâtons pointus et des pieux, qu'on recouvrit légèrement de claies et de terre. Quant aux deux avenues ou chemins qui conduisaient du dehors de la ville au port, il les ferma au moyen de hautes poutres pointues. 4» Cela fait, il se décida à lancer l’évacuation pendant la nuit du 16 au 17 mars. Malheureusement pour lui, les habitants de Brindes, mécontents d’avoir été entraînés de force dans la guerre par Pompée, montèrent sur les toits et brandissant des torches, avertirent César de la fuite de son vieil ennemi. Les troupes de ce dernier escaladèrent aussitôt les murailles et, évitant les pièges grâce aux habitants, arrivèrent très rapidement au port. Le consul de 64 parvint cependant à prendre la 1 Cicéron, Correspondance, CCCXXII à Atticus, 1. César, La guerre civile, I, XXV, 3. 3 César, La guerre civile, I, XXV, 5-10 / XXVI, 1. 4 Ibidem, XXVII, 3-4. 2 45 fuite, et seuls furent capturés deux navires et leur équipage qui s’étaient échoués sur la digue de César. Cicéron contre les triumvirs Le choix de Cicéron Le dilemme de Cicéron devint alors cornélien. Fallait-il rejoindre le camp de Pompée ou celui de son ennemi ? A première vue on penserait évidemment que pour le père de la patrie c’était la légalité qui primait avant tout, donc le camp des consuls et de la majorité des sénateurs. Certes Cicéron prenait cela en compte. Mais deux éléments l’empêchaient de rejoindre les pompéiens en toute sérénité ; D’abord, il connaissait les faiblesses de leur chef. L’Arpinate n’avait pas oublié son départ en exil, quand le « grand homme » était sorti par une porte dérobée pour ne pas avoir à aider un ami contre ses intérêts, caractéristique d’un être hypocrite et peu fiable. Le vainqueur de Mithridate était certes un grand général mais les erreurs tactiques qu’il avait commises dans les jours où se jouait le sort de l’Italie laissaient à penser que le général avait un peu perdu de son talent passé. Ensuite, la fuite en Grèce était de tout évidence contraire à l’honneur. « J’avais grand espoir que nous pourrions en Italie ou rétablir la concorde…ou défendre la République d’une façon tout à fait digne de nous. 1» Une fuite stratégique après avoir défendu l’Italie jusqu’à la dernière minute n’aurait pas été contraire à l’honestum. Mais une pantalonnade dans de telles conditions était contraire aux devoirs moraux romains les plus élémentaires. Atticus, partisan de César, insista avec empressement sur ce point et Cicéron ne se montra pas insensible à ses arguments. « O la honte ! et la misère qui s’ensuit. Car, je le sens : il n’y a rien de misérable en fin de compte, ou plutôt absolument, que ce qui est honteux. 2» Face à ces constatations, César, brillant politicien et général qui saurait assurément faire preuve de clémence envers l’ancien consulaire. Se rallier aux vainqueurs lui permettrait non seulement de rester sur la terre italienne tant chérie, mais également de continuer à faire de la politique. De plus se trouvaient dans le camp de César de nombreux hommes qu’il estimait et respectait, au contraire du camp pompéien composé, dans sa grande majorité, de sénateurs et d’aristocrates prônant une politique dépassée. Sans compter que César avait la foule avec lui. « Mais dis-moi, je te prie, s’il peut y avoir de situation plus pitoyable : l’un, avec la cause la plus honteuse, s’attire les applaudissements ; l’autre, avec la meilleure, les camouflets ; le premier a la réputation de sauver ses ennemis ; l’autre d’abandonner ses amis ! 3» Bref, en tout point rejoindre le conquérant des Gaules, c’était le choix de l’intérêt, de l’intelligence et de la facilité. Cicéron savait néanmoins que, s’il n’était pas certain que Pompée voulût devenir dictateur, l’envie de César était de devenir le recteur de la République, pour ne pas dire son roi. Et s’il y avait, certes, des hommes de valeurs avec ce dernier, se trouvaient aussi à ses côtés des hommes, tel Marc Antoine, honnis du consul de 63. Des hommes qui, si on s’était trouvé quatorze ans plus tôt, auraient sûrement été vaincu par le sauveur de la République. Il répugnait à se joindre à de telles troupes. Dans cet optique, « il refusa constamment de venir à Rome siéger dans le nouveau Sénat qui regroupait ceux qui s’étaient alliés à César. 4» Et quel 1 Cicéron, Correspondance, V, CCCL à Cn. Pompée, 1. Cicéron, Correspondance, V, CCCXLV à Atticus, 1. 3 Ibidem, CCCXLVI à Atticus, 1. 4 Nicolet et Michel, Cicéron, p. 70. 2 46 déshonneur si les pompéiens parvenaient à renverser la situation et à vaincre César ! Au contraire une défaite au côté de la légalité n’était point honteuse ni contraire à l’honneur. Cicéron contre les triumvirs Sans compter que l’Arpinate, même si Pompée avait lâchement joué contre lui dans le passé, avait une dette envers lui. C’était un ami d’enfance, et il l’avait tiré de son exil. C’était encore lui qui avait restauré la paix, tant désirée par l’orateur, dans la Ville en aidant à neutraliser Clodius. Aussi l’avocat ne pouvait rejoindre les césariens en conformité avec le bien moral. « Dans le conflit entre l’intérêt et le devoir moral, Cicéron ne saurait hésiter. 1» Le 28 mars, César vint trouver Cicéron à Formies, celui-ci ne se défila pas et affronta le vainqueur. Les deux grands personnages parlèrent philosophie, littérature, stratégie, histoire, et politique. Enfin le général fit ses offres à l’orateur. Ce dernier pourrait rejoindre le nouveau Sénat dans les rangs de l’opposition, bénéficierait d’une large liberté d’action et, d’une manière générale, seconderait César dans des tâches d’importance. Cicéron accepta à une seule condition, pouvoir, lors de sa première apparition devant la nouvelle assemblée, plaider pour la paix et faire un éloge de Pompée dans le but de rétablir la concorde civile. César, mis en difficulté, refusa et, « pour s’en tirer, César donna le conseil de réfléchir 2». Notons que le célèbre julien ne fit pas mention de cette entrevue dans son ouvrage sur la guerre civile, était-ce dû à un sentiment de défaite ? Le général partit peu après -le 7 avril- combattre les pompéiens en Espagne. Il ne pouvait laisser une telle base arrière aux troupes adverses, de peur que pendant qu’il combattrait son ennemi en Grèce, elles ne reconquissent l’Italie. Pour Cicéron, l’entrevue avait été décisive. Ayant enfin entendu de ses propres oreilles les thèses de César et de ses lieutenants, thèses qui lui seront confiées d’une façon encore plus alarmiste par Curion dans une entrevue quelques jours plus tard, il convint finalement à l’idée de rejoindre la Grèce et Pompée. Malgré les lettres des amis de César le félicitant de rester en Italie et d’avoir choisi le bon camp. « Je pense, pardieu, comme toi, mon cher Cicéron, que tu ne saurais, sans manquer à ta réputation et au devoir, porter les armes contre un homme auquel tu te proclames redevable d’un si grand bienfait. 3», ou dénigrant Pompée « As-tu vu plus maladroit que ton Cn. Pompée, qui, avec son fonds de niaiseries, s’est avisé de susciter de si grands désordres ? Et de plus ardent à mener l’action que notre César, de plus modéré aussi dans la victoire, en connais-tu, dis-moi, par lecture ou ouï-dire ? 4». Et malgré les menaces de Marc Antoine, chargé par César de gérer les affaires courantes en Italie et de soutenir les campagnes militaires de son général à l’arrière. Cicéron, sachant bien qu’aucun des deux camps ne représentait vraiment la République, choisit celui qui lui permettait de remplir sa dette d’honneur. « Si je fais cela, je ne le fais pas pour l’Etat, qui, à mon avis, est complètement détruit ; je le fais pour que l’on ne me juge pas ingrat à l’égard de l’homme qui m’a tiré des malheurs où il m’avait lui-même plongé et aussi parce que je ne peux être témoin de ce qui se passe ou de ce qui, du moins, va se passer. 5» Après avoir mis ses affaires, notamment familiales, en ordre et avoir réfléchi une dernière fois aux conséquences de son choix, il s’embarqua le 7 juin avec Quintus à ses côtés pour l’Orient. 1 Grimal, Cicéron, p.301. Ibidem, p.306. 3 Cicéron, Correspondance, CCCLXXI de Balbus, 1. 4 Ibidem, CCCLXIX de M. Célius Rufus, 1. 5 Ibidem, CCCLXXV à Atticus, 1. 2 47 Cicéron contre les triumvirs Face à face en Espagne et en Afrique César avait dit à ses amis en partant: "Je vais combattre une armée sans général… A peine l’orateur était-il entré dans le camp de Pompée en Epire qu’il regretta d’être venu. La faiblesse des effectifs, le peu de volonté, de combativité et de confiance en leur chef des soldats et le comportement des officiers, qui ne valaient pas mieux que les moins honorables hommes de confiance de César, lui firent immédiatement recommander au vainqueur de Mithridate de conclure une paix avec son ennemi. Pompée, bien entendu, refusa. Pompée était d’avis de faire traîner la guerre en longueur jusqu’au jour où, ses forces étant supérieures, il pourrait se lancer dans la reconquête des territoires perdus. Sa flotte, sous le commandement de Bibulus contrôlait solidement l’Adriatique et il pensait pouvoir assemblé assez de forces du temps que César contournât la mer à pied avec ses hommes. Caton fut le seul pompéien à regretter l’arrivée de Cicéron ; il le blâma d’avoir mis en danger sa vie et son honneur dans une aventure si périlleuse alors qu’il aurait pu rester à Rome et militer dans l’opposition. «Pour moi, lui dit-il, je ne pouvais, sans me faire tort, abandonner une cause à laquelle je me suis attaché dès ma première entrée dans les affaires publiques ; mais vous, n'auriez-vous pas été plus utile à votre patrie et à vos amis en restant neutre dans Rome, pour vous conduire d'après les événements, au lieu de venir ici, sans raison et sans nécessité ; vous déclarer l'ennemi de César et vous jeter dans un si grand péril ?1» L’orateur constatant que Pompée ne se hâtait pas d’opposer une riposte contre les victoires césariennes en Espagne et en Sicile, se mit alors à se moquer ouvertement des préparatifs du général, à blâmer le moindre de ses actes et à se railler de ses alliés. De juillet 49 à août 48 il resta oisif dans le camp de Pompée « celui-ci ne sait trop quelle mission lui confier ; luimême, d’ailleurs, n’en accepterait aucune 2». Il ne manquait aucune occasion de lancer des boutades contre le commandement « Domitius, qui voulait élever au grade de capitaine un homme peu fait pour la guerre, vantait la douceur et l'honnêteté de ses moeurs, « Que ne le gardez-vous, lui dit Cicéron, pour élever vos enfants ?»… Un certain Marcius, nouvellement arrivé d'Italie, disait que le bruit courait dans Rome que Pompée était assiégé dans son camp. « Vous vous êtes donc embarqué tout exprès, lui dit Cicéron, pour venir vous en assurer par vos propres yeux ? » Après la défaite de Pompée, Nonnius portait les esprits à la confiance, parce qu'il restait encore sept aigles dans le camp. « Vous auriez raison, répliqua Cicéron, si nous avions à combattre contre des geais. » Labiénus, plein de confiance en certaines prédictions, soutenait que Pompée finirait par être vainqueur. «Cependant, lui dit Cicéron, avec cette ruse de guerre nous avons perdu notre camp. 3» « Comme quelqu’un lui disait qu’il arrivait bien tard, il dit : "Mais non, pas tard du tout, puisque je vois que rien n’est prêt ici". Pompée lui ayant demandé (sans doute ironiquement) où se trouvait son gendre4, il répondit : 1 Plutarque, Vie de Cicéron, XXXVIII. Grimal, Cicéron, p. 311. 3 Plutarque, Vie de Cicéron, XXXVIII. 4 Il s’agit de Dolabella, mari de Tullia et fervent partisan de César. 2 48 "Avec ton beau-père.1 "… Sur quoi Pompée grommelait : "Je voudrais bien que Cicéron passe à l’ennemi ; au moins il aurait peur de nous ! " 2» Cicéron contre les triumvirs Pendant ce temps les Césariens remportaient des victoires éclatantes. Marseille, qui s’était déclarée pour Pompée fut prise après un siège de plus de quatre mois. Les habitants « las enfin de tous les maux qu'ils souffraient, réduits à la dernière disette, deux fois vaincus sur mer, toujours repoussés dans leurs sorties, affligés de maladies contagieuses causées par la longueur du siège et par le changement de nourriture (car ils ne se nourrissaient plus que de millet vieilli et d'orge gâté, dont ils avaient jadis pourvu les greniers publics en cas de siège); voyant leur tour détruite, une grande partie des murs renversée, et n'espérant plus de secours ni des provinces ni des armées qu'ils savaient s'être soumises à César, ils se déterminèrent à se rendre de bonne foi. 3» César se montra magnanime laissant la liberté à ses citoyens et leur permettant de garder leurs murailles ; il leur confisqua néanmoins leurs armes et leur trésor4. En Espagne citérieure, les lieutenants de Pompée, Petreius et Afranius furent défaits à Ilerda après de durs combats. César fit une nouvelle fois preuve de clémence après sa victoire, se contentant de licencier les soldats ennemis et leurs chefs sans les punir. Cela parut particulièrement étonnant aux pompéiens étant donné qu’eux-mêmes n’avaient pas fait de quartier avec les soldats césariens capturés quand ces derniers avaient tenté d’amadouer leurs troupes quelques semaines plus tôt. « Après cela Pétréius parcourt les rangs en pleurant, exhortant les soldats, les conjurant de ne point livrer à leurs ennemis et au supplice Pompée, leur général absent, et lui-même. Aussitôt il les assemble dans le prétoire. Là il les invite à jurer tous de n'abandonner ni l'armée, ni les chefs, de ne pas trahir, et de ne faire aucun traité particulier. Il le jure le premier, Afranius prête le même serment; les tribuns militaires et tes centurions suivent cet exemple; les soldats viennent ensuite par centuries. On ordonne à tous ceux qui ont en leur pouvoir quelque soldat de César de le livrer: on les amène dans le prétoire, et là on les égorge. 5» Une fois de plus la générosité fut la bonne solution. Loin de tenter de nuire au vainqueur, les soldats et leurs généraux acceptèrent désormais César comme autorité suprême. « Depuis lors, dans tous les différends qu'ils eurent, les soldats prirent César pour arbitre. Pétréius et Afranius, refusant de payer la solde, sous prétexte que le terme n'était pas encore échu, et les soldats la réclamant d'une manière séditieuse, on pria César de prononcer: les uns et les autres s'en tinrent à son jugement. 6» En Espagne ultérieure, le dernier des lieutenants de Pompée, Varron après avoir été tenté de se joindre à César, avait finalement pris les armes. Une fois qu’il ne put plus rien ni pour ses amis en Espagne citérieure, ni pour les Marseillais, il se retrancha à Gadès espérant faire durer les combats. Ainsi César serait forcé de rentrer en Italie appelé par des affaires urgentes et luimême pourrait reprendre l’offensive. Mais « César, bien que plusieurs affaires importantes le rappelassent en Italie, avait pourtant résolu de ne laisser en Espagne aucun reste de guerre; car il savait que Pompée s'était fait, par ses bienfaits et ses grâces, de nombreux partisans 1 La fille de César avait été mariée à Pompée par alliance politique. La malheureuse mourut en enfantant, quatre ans avant le début de la guerre civile. On dit que cela rompit le dernier lien unissant Pompée et son beau-père. 2 Grimal, Cicéron, p. 311. 3 César, La guerre civile, II, XXII, 1. 4 Marseille perdit cependant sa prédominance dans le sud de la Gaule au profit d’Arles qui soutenait César depuis longtemps. 5 César, La guerre civile, I, LXXVIII, 1-4. 6 Ibidem, LXXXVII, 2, 3. 49 dans la province citérieure. 1» Le plan de Varron tourna court car les habitants de Gadès étaient, comme peu de temps auparavant ceux de Brindes, peu disposés à se laisser prendre en otages dans la guerre et à voir leur ville assiégée ce qui aurait ruiné la cité et son commerce pour de nombreuses années. Aussi prévinrent-ils Varron qu’il devait s’attendre à une forte résistance interne. Cicéron contre les triumvirs Apprenant cela, l’une des deux légions que le commandant avait sous ses ordres déposa les armes d’elle-même et « se retira à Hispalis, où elle s'établit, sans aucun désordre, sous les portiques et sur la place publique. Cette conduite fut si agréable aux citoyens romains qui faisaient partie de l'assemblée, qu'ils s'empressèrent de leur offrir l'hospitalité dans leurs maisons 2». Varron, très surpris, décida de se replier à Italica mais apprit que là aussi, les portes lui étaient fermées. Comprenant que le combat était sans issue, il se rendit à César avec sa légion et lui donna l’argent qu’il avait prélevé pour la guerre et les emplacements de ses réserves de nourriture et de ses navires. Les territoires contrôlés par le parti du conquérant des Gaules3 augmentaient de jour en jour tandis que ceux de ses adversaires étaient de plus en plus étroits et menacés. Pendant que César combattait en Espagne, l’un de ses plus fidèles lieutenants, Curion qui était autrefois un ami de Cicéron, avait repris avec quatre légions la Sicile des mains des pompéiens. Voulant faire plaisir à César et à son orgueil personnel, il continua d’avancer sans ordre et débarqua en Afrique flanqué seulement de la moitié de ses troupes. Arrivé devant la cité d’Utique, tenue par les troupes ennemies, il constata que l’entreprise allait être plus difficile qu’il ne l’avait tout d’abord pensé. Car non seulement le commandant ennemi, Varus, était loin d’être un imbécile mais il jouissait de l’aide du roi numide Juba, un ami de Pompée qui haïssait Curion, car celui-ci, quand il était tribun, avait fait confisquer son royaume4. Les premières batailles furent à l’avantage de Curion. Après avoir vaincu les premiers renforts envoyés par Juba, il parvint à vaincre, par audace, les troupes ennemies alors même qu’elles se trouvaient dans une situation bien plus favorable5, et put finalement assiéger la ville. Une tentative de ses adversaires pour gagner les soldats césariens, car c’était, à quelques hommes prêts, les troupes qui s’étaient rendues à César après sa victoire à Corfinium, échoua. L’ancien tribun dut cependant lever le siège quelques temps plus tard car Juba arrivait en renfort avec de fortes troupes. S’étant retiré dans le camp qu’il occupait au départ, Curion le fit fortifier, s’assura qu’il y avait assez de provisions pour tenir un siège d’une durée limitée et donna l’ordre aux deux légions qu’il avait laissées en arrière de venir le rejoindre. « Il quitta ses retranchements et se retira dans le camp Cornélius. Il y rassembla des vivres, y ajouta des fortifications, y fit transporter des matériaux, et envoya aussitôt en Sicile pour qu'on lui amenât les deux légions et le reste de la cavalerie. Le poste qu'il occupait était on ne peut plus commode pour traîner la guerre en longueur; il avait pour lui le terrain, les retranchements, le voisinage de la mer, de l'eau douce, et du sel que les salines des environs 1 César, La guerre civile, II, XVIII, 7. Ibidem, XX, 4, 5. 3 A cette époque de notre récit : les Gaules, l’Italie, les Espagnes, la Sardaigne et la Sicile. 4 César, La guerre civile, II, XXV, 4. 5 Les troupes de Varus se trouvaient sur une colline très escarpée, derrière de solides fortifications entourées d’un côté par Utique, de l’autre par son théâtre, il était donc impossible d’encercler le camp ou de l’attaquer par l’arrière et très difficile de l’attaquer de front. Curion réussit à vaincre en faisant sortir l’ennemi de ses défenses et en le surprenant avec sa cavalerie. 2 50 fournissaient en abondance. Les arbres du pays auraient donné autant de bois qu'on en aurait voulu, et les champs regorgeaient de blé. En conséquence Curion résolut, de concert avec tous les siens, d'attendre le reste de ses troupes et de tirer la guerre en longueur. 1» Cicéron contre les triumvirs Mais, ayant été instruit, par des informations erronées, que l’armée numide n’était en fait qu’un simple détachement, le gros des troupes étant retenu dans quelque guerre contre un voisin, il choisit de se lancer à l’offensive sans attendre les renforts. Il envoya d'abord sa cavalerie en éclaireur. Celle-ci tomba par surprise sur le camp adverse pendant la nuit et, les Numides ayant coutume de camper dispersés, obtint une large victoire. Curion, encore enhardi par ce succès, n’eut aucune peine à persuader ses troupes d’avancer sur les troupes de Juba. « Curion, avec toutes ses troupes, était parti dès la quatrième veille, laissant cinq cohortes à la garde du camp. À la distance de six mille pas, il rencontre sa cavalerie, qui lui apprend ce qui vient de se passer; il demande aux prisonniers qui commande au camp de Sagrada. Ils répondent Saburra. Là-dessus, négligeant les autres informations, pressé qu'il est d'achever sa route, et se tournant vers les plus proches enseignes: "Soldats, dit-il, voyez-vous comme le rapport des prisonniers s'accorde avec celui des transfuges? Le roi n'est pas avec son armée, et il faut qu'il ait envoyé bien peu de troupes, puisqu'elles n'ont pu tenir contre quelques cavaliers. Hâtez-vous donc; courez au butin, à la gloire; et nous ne penserons plus qu'à récompenser vos services et à vous témoigner notre reconnaissance. 2» Emportés par leur enthousiasme, Curion et ses soldats se trouvèrent finalement, le 24 août 48 aux abords de la rivière Bagrada, face à face avec l’armée ennemie qu’ils croyaient être ridiculement faible. Saburra, feignit alors de se retirer et Curion, se jetant dans le piège, lança toutes ses troupes à la poursuite des présumés fuyards. Il ne fit s’arrêter ses troupes qu’après une marche de seize milles, ses soldats étant trop épuisés pour continuer. Saburra fit alors volte face et chargea avec une forte cavalerie et soixante éléphants, l’infanterie suivant de près. Les troupes de Curion encerclées et épuisées combattirent avec courage mais ne purent éviter la débâcle. L’ancien tribun lui-même, voyant qu’il n’y avait plus d’espoir, préféra mourir plutôt que de devoir se montrer devant César après avoir perdu ses troupes. Seuls quelques cavaliers échappèrent au désastre et, arrivant au camp où étaient restées stationnées cinq cohortes, créèrent la panique chacun s’attendant à voir Juba charger d’un instant à l’autre pour finir ce qu’il avait commencé. On prit donc la décision de rentrer en Sicile. Mais encore une fois le chaos fut tel lors de l’embarquement que seul un petit nombre de soldats put rejoindre la terre amie. Les autres se rendirent à Varrus et furent massacrés par Juba alors qu’ils campaient sans armes sous les murs Utique, celui-ci prétendant que les hommes lui appartenaient parce qu’il avait mis les césariens en déroute3. La défaite de Curion resta dans l’histoire comme étant la fin précoce d’un général de talent faute d’expérience. Quoiqu’il en soit la mort du tribun fut certes un frein d’arrêt aux opérations en Afrique mais ne fut pas d’envergure à changer le cours de la guerre. César, après sa victoire en Espagne, était rentré à Rome « où Élu dictateur par le Sénat, il rappela les bannis, rétablit dans tous leurs droits les enfants de ceux qui avaient été proscrits par Sylla, et déchargea les débiteurs d'une partie des intérêts de leurs dettes. Il fit 1 César, La guerre civile, II, XXXVII, 3-6. Ibidem, XXXIX, 1-3. 3 Ibidem, XXXIXIV, 1, 2. 2 51 quelques autres ordonnances semblables, et ne garda la dictature que onze jours ; après ce terme, il déposa cette magistrature, qui tenait de la monarchie, se nomma lui-même consul avec Servilius Isauricus 1». Enfin après s’être assuré de la bonne tenue des comices, il donna l’ordre à douze légions et à toute la cavalerie de se réunir à Brindes et s’y rendit lui-même. Prêt à embarquer pour la Grèce. Cicéron contre les triumvirs Bataille pour la Grèce …pour venir ensuite combattre un général sans armée." Suétone, Vie des douze César, César, XXXIV. Pompée, quand à lui, avait réussi à rassembler des forces impressionnantes ; onze légions, dont deux seulement de vétérans endurcis, 3’000 archers, 1’200 frondeurs et plus de 7’000 cavaliers dont une partie était constituée de « la fleur de Rome et de l’Italie, tous distingués par la naissance, la fortune et le caractère 2» et l’autre de cavaliers barbares certains endurcis, certains étant juste des esclaves qu’on avait fait monter sur des chevaux, sans tenir compte des nombreuses nouvelles recrues dont le statut n’était pas encore bien réglé3. De plus, la flotte pompéienne l’emportait largement sur la flotte césarienne. César parvint néanmoins à débarquer la moitié de ses troupes en Epire et à prendre Apollonie. Mais dans l’attente du reste des troupes, confinées à Brindisium par la flotte pompéienne de Bibulus et du fils de Pompée, il ne put aller plus loin. La situation était même inquiétante car l’armée de Pompée se rapprochait sensiblement de la cité jour après jour. César tenta même une sortie seul pour voir dans quelle situation se trouvaient le reste de ses forces. « À l'entrée de la nuit, il se déguise en esclave, monte dans le bateau, se jette dans un coin, comme le dernier des passagers, et s'y tient sans rien dire. La barque descendait le fleuve Anius, qui la portait vers la mer… mais cette nuit-là il s'éleva tout à coup un vent de mer si violent, qu'il fit tomber le vent de terre…et qui étaient accompagnés d'un affreux mugissement, ne permettaient pas au pilote de gouverner sa barque et de maîtriser les flots. Il ordonna donc à ses matelots de tourner la barque, et de remonter le fleuve. César ayant entendu donner cet ordre, se fait connaître, et prenant la main du pilote, fort étonné de voir là César : "Mon ami, lui dit-il, continue ta route, et risque tout sans rien craindre ; tu conduis César et sa fortune." Les matelots, oubliant la tempête, forcent de rames et emploient tout ce qu'ils ont l'ardeur pour surmonter la violence des vagues ; mais tous leurs efforts sont inutiles. César, qui voit la barque faire eau de toutes parts, et prête à couler à fond dans l'embouchure même du fleuve, permet au pilote, avec bien du regret, de retourner sur ses pas. 4» On peut toutefois douter des dire de Plutarque, César lui-même ne parlant pas de cet incident, ô combien héroïque, dans ses propres ouvrages. Sans doute s’agit-il d’une légende peu connue au sujet du grand Jule. 1 Plutarque, Vie de César, XLII. Plutarque, Vie de Pompée, LXIV. 3 Il est intéressant de voir que, selon César, la majorité des troupes ennemies sont des troupes axillaires barbares offertes par tel ou tel roi qui soutient Pompée (comme Juba par exemple). César ne met que très rarement ses cavaliers gaulois et germains, pourtant ô combien importants dans la guerre, en avant. C’est sans doute voulu. Le consul de 59 voulant faire passer la guerre civile pour une guerre entre les vrais Romains « qui soutenaient tous César » et rebelles aristocrates aidés par les barbares. La phrase « Juba fit son entrée dans Utique, à cheval, suivi d'une foule de sénateurs, au nombre desquels se trouvaient Ser. Sulpicius et Licinius Damasippus. » en est un exemple parfait. César, La guerre civile, II, XLIV, 3. 4 Plutarque, Vie de César, XLIV. 2 52 Des troubles avaient, de plus, éclaté en Italie. Caelius Rufus, préteur ayant été déchu de sa magistrature, tenta, aidé par Milon, qui voyait là une occasion de rentrer d’exil, de fomenter un soulèvement dans la région de Capoue dans l’idée de nuire à César. Leur entreprise tourna court. Car personne, excepté quelques gladiateurs de l’ancien rival de Clodius et quelques esclaves, n’accepta de leur venir en aide. Les conjurés furent tous deux tués par les troupes de César. Cicéron contre les triumvirs Les renforts césariens, avec Antoine à leurs côtés, avaient finalement réussi à traverser la mer et avait fait jonction avec leur chef, malgré une habile manœuvre de Pompée pour les neutraliser dès qu’elles auraient débarqué sur le sol grec. Les mois suivant se passèrent en escarmouches, avancées, reculs et pourparlers qui malheureusement avortèrent tous. Le conquérant des Gaules qui, au début, avait eu l’avantage et était même parvenu à assiéger le camp de son ennemi, se faisait petit à petit damer le pion par le conquérant de l’Asie. « Une fois1 peu s’en fallut qu’il ne fût écrasé et ne perdît son armée, Pompée ayant, à la suite d’une brillante action, défait toutes ses troupes en lui tuant deux mille hommes. Mais Pompée ne put pas poursuivre son avantage en entrant dans le camp ennemi avec les fuyards ; ou peut-être la peur le retint-elle. Aussi, César dit-il à ses amis : "Aujourd’hui, la victoire aurait été du côté des ennemis, s’ils avaient un général capable de vaincre !" 2». Les césariens perdirent néanmoins près de mille hommes. Le peuple, voyant les troupes de César minées par la famine et ayant appris que Caton avait fait promettre aux pompéiens « de ne tuer aucun Romain en dehors d’une bataille et de ne pas piller de ville soumise à Rome 3», commença à se retourner vers le camp oriental. Ceux qui n’avaient rien à craindre de la guerre, étant trop faibles ou trop éloignés pour constituer un objectif stratégique, se mirent à soutenir le camp légal avec véhémence, mais uniquement en parole car ils ne possédaient justement aucune force militaire susceptible de faire pencher la balance. Après leur courte victoire tous les pompéiens, bouillant d’en finir, furent d’avis de livrer bataille. Excepté Pompée qui pensait qu’il serait plus sûr de détruire l’armée ennemie petit à petit en l’affamant et en l’encerclant. Tous étant sûr que la partie était gagnée, on délibéra pour savoir s’il fallait en finir avec César immédiatement ou si l’on débarquerait en Italie afin de reprendre toutes les provinces occidentales avant de revenir s’occuper de la Grèce. Finalement on choisit la première proposition, le général ayant affirmé que quitter la Grèce c’était abandonner les troupes se trouvant à l’arrière avec les vivres et les richesses qu’elles défendaient. Mieux valait en finir loin de Rome, pour que la capitale accueillît les vainqueurs avec joie et sans dommage. Tous étaient tellement convaincus de leur supériorité qu’on se disputait déjà les magistratures pour l’année suivante et que certains s’en allèrent même, de leur propre initiative, prévenir la femme de Pompée de la victoire prochaine. Et quand l’armée ennemie fut forcée de se replier à cause de la famine, cela créa le chaos chez les pompéiens ; « D'ordinaire, quand une armée en assiège une autre, c'est que celle-ci est affaiblie par la perte d'une bataille, ou qu'elle a essuyé quelque échec, et que la première lui est supérieure en forces: alors, en l'investissant, on a pour but de lui couper les vivres. Ici César, avec des troupes moins nombreuses, enfermait une armée encore intacte, abondamment pourvue de tout; car une foule de vaisseaux lui apportait chaque jour des subsistances de toutes parts, et, 1 C’était le 10 juillet 48 av. JC. Plutarque, Vie de Pompée, LXV. 3 Ibidem, LXV. 2 53 quelque fût le vent, il y avait toujours des vaisseaux auxquels il était favorable. César, au contraire, avait consommé tout le blé qu'il avait pu trouver dans les contrées voisines, et il était réduit à une extrême disette. 1» Les uns insultaient leur général et le traitaient de lâche puisqu’il ne voulait pas en finir immédiatement mais préférait poursuivre l’ennemi, les autres enfilaient déjà leurs tenues de combat pour en finir avec les troupes rebelles, se réjouissant déjà de la gloire qu’ils croyaient pouvoir facilement obtenir. Cicéron contre les triumvirs Les lieutenants de l’armée commencèrent de même à s’agiter ; Afranius, Labiénus, ancien compagnon d’arme de César en Gaule, le jeune Brutus, fils du grand Brutus tué jadis en Gaule et même le vieux Tidius Sextus qui arriva de Macédoine le glaive à la main alors qu’il pouvait à peine marcher. La situation était bien différente de celle qu’elle était lorsque Cicéron avait débarqué en Grèce. Tous conjuraient Pompée de déclancher la bataille, car il ne pouvait y avoir de victoire claire sans triomphe sur le champ de bataille. Cependant ils se méprenaient sur le rapport de force entre les deux armées. Certes les pompéiens avaient l’avantage du nombre et étaient en pleine forme alors que les troupes césariennes étaient affamées et épuisées. Mais une grande partie de l’armée était constituée de jeunes recrues sans expérience. Alors qu’en face se trouvait non pas un quelconque prince barbare mais « le grand César avec l’armée qui, sous ses ordres, avait pris de vive force un millier de villes, soumis plus de trois cents peuples, livré aux Germains et aux Gaulois tant de combats victorieux qu’on ne les saurait compter, fait un million de prisonniers, défait et tué un autre million en bataille rangée 2». César put finalement ravitailler son armée grâce à la prise de la cité de Gomphes en Thessalie, il fit alors volte-face et, avec ses troupes cette fois en pleine forme, se prépara à la bataille. Pompée comprenant alors qu’il ne lui restait aucun échappatoire fit placer son camp en face de celui de César. Les pompéiens étaient au bénéfice d’une position surélevée donc avantageuse. César considérant comme trop risqué de se lancer dans une bataille où il était défavorisé dès le départ s’apprêta à lever le camp pour fuir. A cette vue, ses adversaires, comprenant que leur ennemi allait une fois de plus leur échapper et bouillants de rage, descendirent de leur colline dans la plaine de Pharsale les armes à la main. Le conquérant des Gaules, voyant qu’il pouvait livrer bataille sans crainte de devoir escalader les hauteurs ennemies, marcha au combat dont l’issue désignerait le maître de Rome. On était le 9 août 48 vers le milieu de la journée. Pharsale ne ressemble point à tant d'autres batailles funestes. Là, Rome ne comptait ses pertes que par le nombre des soldats ; ici, elle compte par le nombre des peuples ; là c'était la mort des citoyens ; ici, c'est la mort d'une nation entière. Lucain, La Pharsale, VII, IX. Les forces étaient réparties ainsi : pour César, neuf légions soit 23’000 hommes, 5’000 auxiliaires et alliés et 2’000 cavaliers gaulois, germains et romains. Total, environ 30’000 hommes, uniquement des troupes d’élite, avec des soldats certes un peu fatigués, mais qui avaient l’habitude de combattre côte à côte et qui étaient tous parfaitement rompus aux manœuvres tactiques de leur général. Pour Pompée : douze légions renforcées par des nouvelles recrues, soit 45’000 hommes, 4’000 auxiliaires et alliés et 7’000 cavaliers. Total, environ 56’000 hommes, dont 5’000 troupes d’élite, 10’000 troupes de niveau moyen et 41’000 jeunes recrues. Tous déjà persuadés de la victoire3. Pompée tenta tout d’abord de 1 César, La guerre civile, III, ILVII, 2-4. Plutarque, Vie de Pompée, LXVII. 3 Chiffres en grande partie de http://fr.wikipedia.org/wiki/Bataille_de_Pharsale , ils semblent correspondre à peu près aux estimations de César et de Plutarque. 2 54 déborder l’aile droite de l’armée césarienne, commandée par le général lui-même. La cavalerie pompéienne repoussa la cavalerie adverse mais fut mise en fuite par seulement huit cohortes de fantassins tirées de l’infanterie par César. Pendant ce temps, les lignes de batailles des deux adversaires étaient entrées en contact sans qu’aucune ne pût prendre l’avantage. Les huit cohortes de soutien qui avaient chassé la cavalerie adverse et la cavalerie césarienne reformée s’élancèrent alors sur le flanc gauche de Pompée, taillant en pièce frondeurs et archers sur leur passage. Cicéron contre les triumvirs Les troupes pompéiennes attaquées sur deux fronts se trouvèrent alors en mauvaise posture. Ce fut le moment que choisit César pour jeter dans la bataille ses dernières troupes fraîches. Enfoncée de toute part l’armée pompéienne craqua et, se dispersant, fut détruite sur place. Pompée échappant à la mêlée rentra dans sa tente et quand il vit, abasourdi, les soldats ennemis envahir le camp il partit à la dérobée. Pour César la victoire fut totale. Son armée avait perdu un peu plus de 1000 soldats, Pompée dix à quinze fois plus1. De nombreux hommes d’importance avaient été capturés, dont Brutus, auquel César pardonna, soulagé qu’il ne fût pas mort dans la bataille car il le tenait en grande estime. « La résistance était désormais impossible en Epire et, plus généralement, en Europe 2». Arrivant dans le camp ennemi, « les Césariens purent constater l’inconscience et la légèreté de leurs ennemis. Toutes les tentes étaient enguirlandées de myrte, drapées de tentures fleuries, meublées de tables pleines de coupes. Il y avait des cratères remplis de vin ; enfin les apprêts et la décoration faisaient plutôt songer à un sacrifice solennel, suivi d’une fête, qu’à une veillée d’armes. Tant les Pompéiens, égarés par leurs espérances, étaient pleins d’une présomption insensée en allant à la guerre ! 3» Plus que leur manque d’expérience, c’était leur arrogance qui avait perdu les soldats du Sénat et de Pompée. Le vainqueur du jour était certes celui qui se trouvait dans l’illégalité, mais aussi celui dont le comportement, et l’armée, avait été les plus proches de ceux des généraux qui avaient vaincu Carthage pour la République moins de 200 ans auparavant. Les valeurs, courage et modération, que prétendaient défendre les vaincus étaient la raison même de leur défaite. Qu’en était-il de Cicéron ? L’Arpinate n’avait pas participé à la bataille. En effet, il était tombé malade peu avant que César eût été forcé de se replier et se trouvait donc à Dyrrachium, base arrière de Pompée, avec tous ceux qui auraient gêné Pompée s’il avait vaincu4, comme Caton et sa morale inflexible. Après la défaite à Pharsale, Labienus5, qui avait réussi à sauver sa vie arriva dans la cité et répandit la nouvelle de la défaite. Aussitôt les troupes de mutinèrent et seuls les officiers supérieurs parvinrent, sous la conduite de Caton, à prendre la mer. Ayant rejoint le gros de la flotte pompéienne à Corcyre, les survivants firent état de ce qui leur restait, réfléchirent à l’avenir de leur combat et élirent un nouveau chef, personne ne sachant ce qu’il était advenu de Pompée. Le bilan était simple : seules les provinces asiatiques, indéfendables, et l’Afrique étaient encore en mains pompéiennes. Les provinces africaines semblaient être le seul choix raisonnable. D’autant plus qu’on pourrait y bénéficier de l’aide du roi Juba. Enfin, pour nouveau chef, on choisit le plus ancien consulaire présent qui se trouvait être… Cicéron. Lorsque celui-ci refusa l’offre il manqua de se faire tuer par le fils de Pompée considérant que c’était là sinistre traîtrise. Caton le protégea et le fit 1 César parle lui de 200 soldats perdus et de 15’000 tués et 24’000 prisonniers mais ces chiffres sont trop impressionnants pour être vrais. C’est sans doute encore un effet de propagande de la part de César. 2 Grimal, Cicéron, p. 313. 3 Plutarque, Vie de Pompée, LXXII. 4 Grimal, Cicéron, p.313. 5 L’ancien lieutenant de César en Gaule qui avait rejoint le camp pompéien au début de la guerre civile. 55 sortir du camp. L’orateur se rendit alors à Patras pour attendre le retour de César d’Orient. Faut-il blâmer l’ancien consulaire de sa conduite ? Certes se rendre à son ennemi n’était pas un comportement fameux mais ce n’était pas non plus un acte répréhensible. Rappelons-nous que Cicéron n’avait pas voulu cette guerre, il avait même essayé de l’arrêter à de nombreuses reprises. Il n’avait choisi le camp de Pompée que très tardivement et sans conviction aucune. Cicéron contre les triumvirs Pour lui le combat se résumait à savoir qui dirigerait seul la République, ce qui était on ne peut plus vrai. S’il avait rejoint la Grèce, c’était uniquement par respect des services que le vainqueur de Mithridate lui avait rendus. Le général défait et disparu, plus rien ne rattachait Cicéron aux restes des troupes légales. Du moins rien qui ne put l’empêcher de rejoindre sa famille et ses amis en Italie. Gageons que si l’enjeu de la guerre avait été la survie de la République, il aurait agi avec une ferveur différente. Preuve nous en sera donnée plus tard. Plan de la bataille de Pharsale L’aventure Egyptienne Après sa victoire, César, ayant appris que Pompée avait survécu, chercha à le capturer par tous les moyens. Car tant que le vieux commandant serait en liberté la guerre ne pourrait cesser. Il n’y parvint pas et le fuyard réussit à débarquer à Chypre. Après avoir pensé se rendre en Syrie, puis en Parthie et enfin en l’Afrique, le vaincu fit voile vers l’Egypte qui était la destination la plus proche et la plus sûre, du moins le pensait-il. César traversa les provinces asiatiques afin de d’assurer de leur fidélité. En chemin il captura des sénateurs qui, ayant tenté de trouver refuge en Orient, s’était fait expulser par les autorités locales qui avaient compris où était leur intérêt. Le conquérant des Gaules ne resta que quelques jours en Asie avant de faire voile avec seulement deux légions, comptant bien être d’avantage protégé par sa renommée que par des 56 glaives, vers l’Egypte. Ayant débarqué à Alexandrie, il fut instruit de la mort de son vieil ennemi. En effet, Pompée s’était lourdement trompé en croyant trouver dans la maison de Ptolémée un asile sûr. Le roi étant trop jeune pour gouverner, c’étaient ses conseillers, notamment l’eunuque Pothin et le préfet du palais, chef des armées, Achillas qui dirigeaient le royaume. Cicéron contre les triumvirs Ceux-ci avaient décidé en secret d’éliminer Pompée à son arrivée sur le sol égyptien afin de s’assurer les faveurs de César. Même si cela apparaissait comme contraire à la loi de l’hospitalité et à la reconnaissance des services que le général avait rendu au père du jeune roi. Ce sinistre conseil envoya ainsi Achillas et un ancien soldat du fuyard, Septimius, à sa rencontre. Dès que le grand homme mit pied sur leur chaloupe, ils l’assassinèrent et lui tranchèrent la tête, pensant faire cadeau de cet abominable présent à César. « ayant tenu conseil entre eux, ils expédièrent en secret Achillas, préfet du palais, homme entreprenant et hardi, et L. Septimius, tribun militaire, avec ordre de tuer Pompée. Ceux-ci allèrent à sa rencontre avec un air de franchise, surtout Septimius qui était un peu connu de lui comme ayant eu un commandement dans son armée pendant la guerre des pirates; Pompée entra dans une chaloupe avec quelques-uns des siens, et là il fut tué par Achillas et Septimius. Pareillement L. Lentulus fut arrêté par ordre du roi, et mis à mort dans la prison. 1» « Comme aucun mot aimable ne lui venait de ses compagnons de route, il jeta un regard sur Septimius et lui dit : « N’as-tu pas été mon camarade à l’armée ? Je crois bien te reconnaître!» L’autre ne répondit que par un signe de tête, sans rien ajouter ni lui donner aucune marque de déférence. Un grand silence se fit pour la seconde fois, et Pompée, qui tenait, écrit de sa main sur un petit rouleau, le texte grec du discours qu’il comptait adresser à Ptolémée, se mit à le relire…Mais au moment où Pompée prenait la main de Philippe pour se lever plus facilement, Septimius le premier lui passa, par derrière, son épée au travers du corps ; aussitôt après, Salvius et enfin Achillas dégainèrent, et Pompée, ramenant des deux mains sa toge sur son visage, sans rien dire ni faire d’indigne de lui, poussa seulement un soupir et subit leurs coups avec fermeté. Il avait vécu cinquante-neuf ans et il mourut le lendemain du jour anniversaire de sa naissance. 2» « Cependant Magnus, sous les coups sonores frappant son dos et sa poitrine, avait conservé la noble dignité de sa beauté auguste; son visage ne marquait que de l'irritation contre les dieux; les derniers instants n'avaient rien altéré de l'expression ni des traits du héros; c'est le témoignage de ceux qui virent sa tête tranchée. Car le cruel Septimius invente, dans l'accomplissement même du crime, un crime plus grand encore : il arrache le voile qui couvrait la face auguste de Magnus expirant, il saisit la tête qui palpite encore et place en travers sur un banc de rameur le cou qui s'affaisse. Alors il tranche muscles et veines, il brise les vertèbres, longuement; ce n'était pas encore un art de couper une tête d'un coup circulaire de l'épée 3» Sa femme et ses enfants parvinrent cependant à s’échapper à la faveur d’un vent favorable. Le corps du grand homme fut abandonné sur le rivage. Philippe son affranchi et un vieux romain ayant fait ses premières armes avec Pompée, emportèrent le corps et lui firent des funérailles dignes de lui. 1 César, La guerre civile, III, CIV, 2, 3. Plutarque, Vie de Pompée, LXXIX. 3 Lucain, La Pharsale, VIII. 2 57 Quand César reçut la tête de son vieil ennemi en guise de présent de bienvenue, il entra dans une rage folle, puis « il se détourna du scélérat qui lui présentait la tête de Pompée ; mais il accepta le cachet de son rival et se prit à pleurer.1» Cicéron contre les triumvirs Il blâma les Egyptiens pour avoir osé commettre une telle traîtrise et ordonna qu’on lui livrât le meurtrier de son vieil ennemi. Puis s’immisçant dans les affaires du royaume, il réclama dix millions de sesterces dus par le père du roi à Rome. Et appela en renforts des légions qu’il avait formées avec le reste des troupes pompéiennes, « il crut qu'il appartenait au peuple romain et à lui-même, en qualité de consul, de régler les différends survenus entre les deux rois, et qu'il y était d'autant plus obligé que, sous son consulat précédent, l'alliance avec Ptolémée, leur père, avait été confirmée par une loi et un décret du Sénat. Il déclara donc qu'il jugeait convenable que le roi Ptolémée et Cléopâtre, sa soeur, licenciassent leurs armées et vinssent discuter devant lui leur querelle, au lieu d’en décider entre eux par les armes. 2» Les Egyptiens était eux aussi aux prises avec une guerre civile que livrait Cléopâtre, la fille du défunt roi à son jeune frère. L’avantage, grâce aux manœuvres d’Achillas, allait alors au second. Cependant la guerre retardait les livraisons de blé à Rome. Cela, César ne pouvait le permettre. Pothin et ses amis furieux de voir un étranger prendre le contrôle du royaume s’évertuèrent à nuire à César par tous les moyens, montant la population contre lui et donnant le coucher le moins confortable et le pain le plus rassis à ses soldats. Le vainqueur de Pharsale réussit cependant à rencontrer Cléopâtre le 1er Janvier et en tomba amoureux. « Les historiens varient sur les motifs de la guerre d'Alexandrie : les uns disent que son amour pour Cléopâtre la lui fit entreprendre avec autant de honte pour sa réputation que de danger pour sa personne ; les autres en accusent les ministres du roi, et surtout l'eunuque Pothin, qui, jouissant auprès de Ptolémée du plus grand crédit, après avoir tué Pompée, avait chassé Cléopâtre, et tendait secrètement des embûches à César. 3» Le lendemain, il se rendit au palais à ses côtés, pour essayer de mettre fin à la guerre civile. Apprenant que Pothin et Achillas étaient entrain de méditer des ruses contre lui, il les prit sur le fait et les fit tuer. Achillas réussit à s’échapper et à rejoindre son armée mais Pothin fut capturé et tué. Ayant appris que le préfet du palais marchait avec l’armée royale forte de 20’000 fantassins pour la plupart d’anciens légionnaires expérimentés qui étaient restés en Egypte après la guerre dans laquelle, des années auparavant, Pompée avait joué un rôle 4 et 2’000 cavaliers d’élite, César, ne pouvant risquer une bataille à découvert, s’enferma dans la ville. « Le premier danger auquel il se vit exposé fut la disette d'eau ; les ennemis avaient bouché tous les aqueducs qui pouvaient lui en fournir. Il courut un second péril lorsque les Alexandrins voulurent lui enlever sa flotte, et que pour se sauver il fut obligé de la brûler lui-même : le feu 1 Plutarque, Vie de Pompée, LXXX. César, La guerre civile, III, CVII, 2. / Il est amusant de voir que c’est César lui-même qui écrivit ses mots. Au vu des événements des deux années précédentes, on peut dire qu’il ne manque pas d’aplomb. 3 Plutarque, Vie de César, LIV. 4 Ptolémée XII, -117 à -51. Porté au trône par les soldats, fut obligé de payer une très forte somme à Pompée pour se prémunir contre une attaque romaine. Plus tard, il fut éjecté du trône par la population d’Alexandrie parce qu’il avait laissé Caton s’emparer de Chypre. Il revint sur le trône grâce au légions du gouverneur de Syrie Gabinius, proche de Pompée. Lequel laissa des troupes en Egypte pour que le roi puisse garder le contrôle du pays. A sa mort il laissa à son fils une très forte dette contractée envers Rome et Pompée. 2 58 prit de l'arsenal au palais, et consuma la grande bibliothèque que les rois d'Égypte avaient formée. 1» La bataille décisive eut lieu autour de l’île de Pharos où était située la célèbre tour guidant les navires. Mis en situation difficile dans la ville, César parvint à rejoindre le gros de ses troupes encerclées autour du phare et à vaincre, grâce à l’arrivée de renforts. Achillas fut tué peu après la défaite par la sœur de Cléopâtre qui lui disputait le commandement. Cicéron contre les triumvirs César, avec l’aide de Mithridate de Pergame ami de longue date arrivé par la Syrie avec de fortes troupes, affronta peu après l’armée Egyptienne. Vers la mi-mai, lors de la bataille du Nil, il obtint une nouvelle fois une écrasante victoire. Ptolémée XIII coula avec son navire en tentant de s’enfuir et disparut2. « Vainqueur, il donna le royaume d'Égypte à Cléopâtre et au plus jeune de ses frères. Il craignait, en faisant de ce pays une province romaine, qu'il ne devînt un jour, entre les mains d'un gouverneur turbulent, une cause d'entreprises séditieuses. 3» Une fois la paix revenue en Egypte, César passa quelques temps avec Cléopâtre, et fit même une descente du Nil en sa compagnie. La reine avait à peine accouché d’un petit Césarion que son père fut appelé par le devoir, et quittant l’Egypte fit route vers l’Asie avec trois légions. En effet, le fils de Mithridate, Pharnace, était entré en guerre contre César et avait vaincu l’un de ses lieutenants Domitius. Il s’était emparé de la Cappadoce et de la Bithynie, s’apprêtait à conquérir l’Arménie et menaçait la Syrie4. César, pressé de retourner à Rome mais peu enclin à laisser derrière lui de tels troubles, rétablit l’ordre dans toutes les provinces les plus orientales de l’empire. La bataille décisive eu lieu, le 2 août, dans une plaine près de la ville de Zéla dans le Pont. « Quatre heures de combat suffirent à César…pour détruire cet adversaire en une seule bataille. 5» Pharnace fut vaincu, ses armées s’éparpillèrent et son royaume lui fut confisqué. « Ce fut alors que, pour marquer la rapidité de cette victoire, il écrivit à Amintius, un de ses amis de Rome, ces trois mots seulement : "Je suis venu, j'ai vu, j'ai vaincu." 6» Derniers combats César, ayant confié le Royaume de Pharnace au jeune Mithridate, rentra, vers la fin septembre 47 couvert de gloire à Rome où l’attendaient de sérieuses difficultés. En Italie et en Espagne avaient, en effet, éclaté de sérieux troubles dans l’armée ; les légions refusaient de se préparer à une guerre en Afrique tant que les récompenses promises après Pharsale ne leur avaient pas été accordées. Même l’intervention de Salluste, qui promit 1’000 deniers de plus par homme, et d’Antoine ne put les calmer. Si bien qu’on en vint aux mains en Espagne ultérieure et que les mutins ne furent vaincus qu’après de longs combats. César, dès son arrivée, rétablit la discipline et l’ordre. Le 25 septembre, il rencontra Cicéron et lui pardonna une nouvelle fois et le fit officiellement entrer dans le cercle de ses hommes de confiance. Mais le vainqueur de Pharsale ne resta pas assez longtemps en Métropole pour entreprendre les réformes promises à ses partisans et nécessaires au bon fonctionnement du nouvel Etat césarien. 1 Plutarque, Vie de César, LV. César, La guerre d’Alexandrie, XXXI, 6. / Plutarque dit pour sa part que le roi perdit la vie lors de la bataille de Pharos le 15 avril. 3 Suétone, Vie des douze Césars, César, XXXV. 4 Ayant notamment prit la ville d’Amisus, alliée aux romains il transforma tous les garçons en eunuques et vendit ensuite la population entière aux marchants d’esclaves. 5 Ibidem, XXXV. 6 Plutarque, Vie de César, LVI. 2 59 « On lui reprochait les fureurs de Dolabella, l'avarice d'Amintius, les ivrogneries d'Antoine et l'insolence de Cornificius, qui, s'étant fait adjuger la maison de Pompée et ne la trouvant pas assez grande pour lui, en construisait sur le même terrain une plus grande. Les Romains étaient indignés de tous ces désordres ; et César, qui ne l'ignorait pas, aurait bien voulu les empêcher ; mais, pour arriver à ses fins politiques, il était obligé d'employer de pareils agents. 1» Il lui fallait avant tout vaincre les dernières forces républicaines en Afrique. Cicéron contre les triumvirs Dès l’hiver il traversa la mer avec six légions et 2’000 cavaliers. L’ennemi, pour sa part, disposait d’une forte cavalerie, de 120 éléphants, de 14 légions -10 de Scipion et 4 de Juba- d’une énorme quantité de troupes auxiliaires numides et d’un nombre considérable de navires2.César était cependant confiant. Ce n’était pas la première fois qu’il se trouvait en infériorité numérique et, dans de telles situations, il avait toujours su conquérir la victoire. Il fit donc établir un camp fortifié dans une position avantageuse et attendit la réaction de l’ennemi. Caton, Afranius et Scipion, qui avaient tous trouvé refuge sur les terres de l’antique Carthage après la défaite à Pharsale, aidés de Juba étaient bien décidés à vaincre au plus vite celui qu’ils persistaient à considérer comme un rebelle. Ils remportèrent la plus grande partie des escarmouches qui auraient pu se terminer par des désastres si César n’était pas intervenu à chaque fois. « Un jour que les cavaliers de César, n'ayant rien à faire, s'amusaient à regarder un Africain qui dansait et jouait de la flûte à ravir ; que, charmés de son talent, ils étaient assis à l'admirer, et avaient laissé les chevaux à leurs valets, tout à coup, les ennemis fondent sur eux, les enveloppent, tuent les uns, mettent les autres en fuite, et les poursuivent jusqu'à leur camp, où ils entrent pêle-mêle avec eux. Si César et Pollion n'étaient sortis des retranchements, pour courir à leur secours et les arrêter dans leur fuite, la guerre était ce jour-là terminée. Dans une seconde rencontre, où les ennemis eurent encore l'avantage, César, voyant l'enseigne qui portait l'aigle prendre la fuite, court à lui, le saisit au cou et le force de tourner la tête, en lui disant : "C'est là qu'est l'ennemi." 3» Une fois de plus le camp républicain se laissa enivrer par ses succès, même si ceux-ci n’étaient pas d’une très grande importance stratégique. Scipion, enflé par les récentes victoires, se décida à livrer bataille seul, le 6 avril, devant la ville de Thapsus, alors même qu’Afranius et Juba campaient à faible distance de ses propres troupes. Ses troupes encadrées sur les ailes par des éléphants prirent peur à la vue de l’armée ennemie. Les soldats de César, l’ayant remarqué, chargèrent sans attendre l’ordre de leur général et firent preuve d’un courage sans égal. « A l'aile gauche, un éléphant blessé, et que le mal rendait furieux, s'était jeté sur un valet d'armée, l'avait mis sous son pied, le pressait de son genou, et, tenant sa trompe haute en mugissant, il écrasait ce malheureux du poids de sa masse. Un vétéran de la 5ème légion ne put soutenir ce spectacle, et marcha sur la bête ses armes à la main. Alors l'éléphant, le voyant venir le javelot levé, quitte le cadavre, et, enveloppant le soldat de sa trompe, l'enlève tout armé. Mais le vétéran, conservant son sang-froid dans cet étrange péril, ne cesse de frapper de toutes ses forces avec son épée la trompe dont il est enveloppé, jusqu'à ce que l'animal, vaincu par la douleur, lâche 1 Ibidem, LVI. César, La guerre d’Afrique, I, 4-5 / II, 1. 3 Plutarque, Vie de César, LVII. 2 60 prise, et s'enfuie en poussant de grands cris vers les autres éléphants. 1» Les éléphants, mal dressés, effrayés par le sifflement des frondes ennemies et par les pierres, les assaillant de tout côté, firent volte-face et mettant leur propres troupes en déroute, détruisirent le camp de Scipion. Cicéron contre les triumvirs Les vétérans de César ne firent preuve d’aucune pitié et n’écoutant ni leurs chefs, ni leur général 2, massacrèrent tous les ennemis qu’ils capturèrent. Puis, tombant par surprise sur les camps de Juba et d’Afranius, ils mirent également leurs soldats en déroute. Une fois de plus César était vainqueur. Ses troupes déploraient une cinquantaine de tués. L’ennemi près de 10'000 3. Après avoir mis le siège aux villes de Thapsus et de Thysdra, le vainqueur de Pharsale se dirigea vers Utique qui était tenue par Caton. Celui-ci, ayant été instruit de la débâcle de ses amis exhorta les habitants à défendre la ville à tout prix, car elle pouvait tenir longtemps grâce aux fortifications dont il l’avait parée. Voyant que peu de citoyens étaient près à le soutenir, il se retira dans ses appartements « et, ayant emporté secrètement son épée, il s'en traversa le corps. Comme il ne mourut pas du coup et qu'il tomba par terre, le bruit de sa chute fit accourir son médecin et ses domestiques qui n'étaient pas sans pressentiments. Ils voulurent fermer et bander sa plaie; mais lui-même arracha cruellement les bandes de ses propres mains et se fit mourir en conservant toute sa présence d'esprit. Les habitants d'Utique lui rendirent les honneurs funèbres: ils le détestaient à cause du parti qu'il avait embrassé; mais ils agirent ainsi en considération de son extrême probité qui le rendait si différent des autres chefs. 4» Ainsi moururent la conscience et l’âme de l’antique République, avec la fin d’un homme intègre qui avait toujours fait passer la loi romaine et le respect des anciennes mœurs avant ses propres intérêts. « Le traité que César écrivit contre Caton, après sa mort, n'est pas d'un homme adouci à son égard, et qui fût disposé à lui pardonner. L'eût-il épargné vivant, s'il l'eût eu en sa puissance, lui qui versait sur Caton, mort depuis longtemps, tant de fiel et d'amertume ? Il est vrai que la clémence dont il usa envers Cicéron, Brutus et mille autres qui avaient porté les armes contre lui, fait conjecturer qu'il aurait aussi pardonné à Caton. 5» Juba, ne pouvant se réfugier dans une aucune cité, toutes lui fermant leurs portes, et étant sans espoir de secours, Saburra ayant été tué et ses troupes de renforts ayant été vaincues, décida quand à lui de défier en duel son ami Pétréius. Après avoir soupé, ils se battirent à mort. Juba, vainqueur, demanda à l’un de ses esclaves de le tuer et termina ainsi sa vie. Afranius fut capturé par un lieutenant de César, Sittius, et passa de vie à trépas peu après lors d’une émeute parmi les soldats. Scipion, lui, mourut dans le naufrage de son navire attaqué par les troupes ennemies alors qu’il essayait de gagner l’Espagne. 1 César, La guerre d’Afrique, LXXXIV, 1-3. C’est ce que dit César, Plutarque nous apprend qu’au contraire le général fit tuer plusieurs officiers capturés. 3 Plutarque fait Etat de 50'000 tués. Le chiffre est probablement fantaisiste et alimenté par les rumeurs sur les massacre que commirent les troupes de César après la victoire. 4 César, La guerre d’Afrique, LXXXVIII, 3-5. 5 Plutarque, Vie de César, LIX. 2 61 « César fit à Zama la vente publique des biens de Juba et de ceux des citoyens romains qui avaient porté les armes contre la République, récompensa les habitants de la ville qui avaient conseillé d'en fermer les portes au roi, et, après avoir réduit la province en royaume, il y laissa Crispus Sallustius, en qualité de proconsul. De là il se rendit à Utique où il vendit les biens de tous ceux qui avaient eu des commandements sous Juba et Pétréius. De même il imposa la ville de Thapsus à deux millions de sesterces, et son territoire à trois millions; la ville d'Hadrumète à trois millions, et à cinq son territoire: à ces conditions, ces villes et le pays furent exempts du pillage. Cicéron contre les triumvirs Ceux de Leptis, dont Juba avait, les années précédentes, ravagé les terres, et pour qui, sur leurs plaintes, le Sénat avait nommé des arbitres auxquels ils avaient dû la restitution de leurs biens, furent condamnés à fournir tous les ans trois cent mille livres d'huile, parce que, dans le principe, par suite de la division des chefs, ils s'étaient alliés à Juba et lui avaient donné des armes, des soldats et de l'argent. Quant à la ville de Thysdra, comme elle était peu considérable, elle fut seulement taxée à une certaine quantité de blé. 1» Ayant finalement pris aux pompéiens tous les territoires dont ils disposaient initialement2, le vainqueur d’Alésia, de Brindes, de Pharsale, de Zéla et de Thapsus rentra à Rome, pensant avoir clos le dernier chapitre de la guerre civile. « Dès que César fut de retour de son expédition d'Afrique, il fit une harangue au peuple, où il parla de sa victoire dans les termes les plus magnifiques ; il dit que les pays dont il venait de faire la conquête étaient si étendus que le peuple romain en tirerait tous les ans deux cent mille médimnes attiques de blé, et trois millions de livres d'huile. Il triompha trois fois : la première pour l'Égypte, la seconde pour le Pont, et la troisième pour l'Afrique. Dans ce dernier triomphe, Scipion n'était pas nommé ; il n'y était question que du roi Juba ; le fils de ce prince, qui était encore dans l'enfance, suivit le char du triomphateur ; et ce fut pour lui la captivité la plus heureuse. Né barbare et Numide, il dut à son malheur de devenir un des plus savants historiens grecs 3. Après ses triomphes, César fit de grandes largesses à ses soldats, et donna des festins et des spectacles à tout le peuple, qu'il traita sur vingt-deux mille tables de trois lits chacune. Il fit représenter à l'honneur de sa fille Julie, morte depuis longtemps 4, des combats de gladiateurs et des naumachies. Quand tous ces spectacles furent terminés, on fit le dénombrement du peuple, et au lieu de trois cent vingt mille citoyens 1 César, La guerre d’Afrique, XCVII, 1-4. En effet, César ne contrôlait que les Gaules au début de la guerre civile. 3 Il s’agit de Juba II grand ami d’Auguste. Il écrivit de nombreux écrits sur la nature et sur l’histoire de l’Afrique. 4 Mariée avec Pompée, elle était morte en enfantant quelques années avant le début de la guerre. Cf. page 9. 2 62 qu'avait donné le dernier dénombrement, il ne s'en trouva que cent trente mille 1: tant la guerre civile avait été meurtrière pour Rome ! Tant elle avait moissonné de citoyens, sans compter tous les fléaux dont elle avait affligé le reste de l'Italie et toutes les provinces. 2» Caton le jeune, dit Caton d’Utique, conscience du Sénat. Cicéron contre les triumvirs Il est intéressant de souligner que le vainqueur de Pharsale ne triompha alors point pour ses écrasantes et difficiles victoires sur les pompéiens, mais pour ses succès contre Ptolémée, Pharnace et Juba. Il agit ainsi pour conserver le soutien de l’opinion, qui appréciait fort les triomphes de ses généraux sur les barbares mais abhorrait les combats fratricides entre Romains. « Il n'avait jamais ni envoyé de courriers, ni écrit de lettres au Sénat, pour annoncer les victoires qu'il avait remportées dans les guerres civiles ; il avait toujours paru rejeter une gloire dont il était honteux. 3» Mais le général ne put se reposer sur ses lauriers bien longtemps, attendu qu’il reçut de la province d’Espagne ultérieure des nouvelles alarmantes ; les derniers pompéiens, dont Varus qui avait jadis fait face à Curion en Afrique et les deux fils du grand Pompée qui complotaient depuis longtemps pour réunir une armée, étaient finalement parvenus à leur fin4. « Malgré leur jeunesse, ils avaient mis sur pied une armée formidable par le nombre des soldats, et ils montraient une audace qui les rendait dignes du commandement. 5» César, n’avait dans un premier temps pas pris la menace au sérieux, occupé qu’il était à Rome à se ménager le soutien du peuple par ses jeux et ses triomphes. Mais alarmé par le nombre croissant de demandes d’aide envoyé par les cités espagnoles, César, ayant obtenu son 4 ème consulat 6, se décida à ouvrir une nouvelle fois les portes du temple de Janus et marcha, aux alentours de décembre, vers l’Espagne avec ses légions. Les troupes ennemies, composées surtout de brigands, de mercenaires et de novices, recrutés dans la province auxquels avait été ajoutés les restes des armées africaines et espagnoles ayant pu fuir, assiégeaient alors Ulia et Cordoue. Et elles étaient sur le point de les prendre. César, après avoir envoyé des troupes vers la première pour tenter de secourir la population prise au piège, fit route vers la seconde comptant bien délivrer la ville de l’emprise du jeune Sextus. Celui-ci, inquiet de l’arrivée imminente de l’ennemi, conjura son frère de venir à son secours. Ce dernier mit donc fin au siège d’Ulia et fonça vers Cordoue pour tenter de prendre le vainqueur de Pharsale à revers. Il parvint à lui barrer la route sur le fleuve Bétis sur lequel César venait de construire un pont. Les combats firent rage entre les deux camps pour la possession de l’ouvrage mais les césariens furent finalement obligés de rebrousser chemin. Ils se dirigèrent alors vers Atégua, la plus forte place de Pompée, pistés de près par ce dernier. Il avait, certes, avec lui treize légions, mais il se contentait de gagner des escarmouches, n’osant pas, à cause de la faiblesse 1 Ce chiffre s’explique par le grand nombre de citoyens ayant fui la guerre, par ceux ayant suivi le Sénat et Pompée dans son repli stratégique vers le sud de l’Italie et enfin par le nombre de citoyen tués dans la guerre. 2 Plutarque, Vie de César, LX. 3 Ibidem, LXII. 4 Cnaeus Pompée le plus âgé qui avait autrefois commandé la flotte pompéienne et Sextus le plus jeune qui faisait ses premières armes. 5 Ibidem, LXI. 6 César fut consul en 59, 48, 46, 45 et 44. Il fut consul également consul unique pendant une partie de l’année 45. Il fut également dictateur pendant 19 jours en 49, pendant toute l’année 47 puis élu dictateur pour dix ans à partir de 45 et dictateur à vie en 44. 63 de son armée par rapport à celle de César, engager de combat décisif. La place fut prise le 19 février 46. Le général se montra, contrairement à son habitude, particulièrement cruel1. Les prisonniers ennemis, qui avaient déjà combattu contre lui deux ans plus tôt, furent massacrés et les messagers ennemis capturés eurent les mains tranchées Quand aux esclaves ayant soutenu Pompée, ils furent brûlés vifs. Cicéron contre les triumvirs Le camp adverse ne fit pas non plus de quartier. Alors qu’ils poursuivaient le conquérant des Gaules qui marchait vers le sud, ils brûlèrent les villes se trouvant sur leur passage et massacrèrent les habitants, tout cela contre l’avis de leur général2. César se décida finalement, le 17 mars 45, à prendre l’offensive devant la ville de Munda. Cette bataille, la plus gigantesque de la guerre -40'000 césariens contre 70'000 pompéiens- fut également la plus difficile que le nouveau dirigeant de Rome eût à gagner. « Au dernier combat livré en Espagne, et où ses affaires parurent si désespérées, que César songea même à se donner la mort. 3» « Voyant ses troupes vivement pressées, n'opposer aux ennemis qu'une faible résistance, il se jeta au fort de la mêlée, en criant à ses soldats s'ils n'avaient pas honte de le livrer ainsi à des enfants. Ce ne fut que par des efforts extraordinaires qu'il parvint à repousser les ennemis : il leur tua plus de trente mille hommes, et perdit mille des siens, qui étaient les plus braves de l'armée, En rentrant dans son camp, après la bataille, il dit à ses amis qu'il avait souvent combattu pour la victoire, mais qu'il venait de combattre pour la vie. 4» Varus perdit la vie dans la bataille. Après Munda, César reprit une à une les villes occupées par les partisans du jeune Pompée. Celui-ci fut tué alors qu’il essayait de se cacher dans une grotte pour échapper aux partisans du vainqueur et sa tête fut apportée à César. Son frère lui, se rendit au vainqueur, et obtint le droit de séjourner en Espagne sans que sa vie ne fût en danger. Quant aux villes ayant soutenu le parti des vaincus, elles furent condamnées à payer d’énormes sommes aux vainqueurs. Ainsi, quatre ans et cinq jours après le passage du Rubicon, l’horrible guerre fratricide était-elle terminée. Il avait fallu quatre grandes batailles et des centaines de milliers de morts, pour désigner le vainqueur. Mais désormais César était maître unique de la Ville et de ses institutions, du moins de ce qu’il en restait ; au grand désespoir de notre Arpinate et des quelques sénateurs pompéiens survivants. Cependant, sans qu’ils le sussent, chaque jour les approchait de l’heure de la revanche, chaque instant rapprochait Cicéron de l’ultime bataille où ce jouerait le sort de la République. 1 César, était sans doute lassé de cette guerre qui n’en finissait pas et fit preuve de cruauté par agacement. César, La guerre d’Espagne, XVIII, 9. 3 Suétone, Vie des douze Césars, César, XXXVI. 4 Plutarque, Vie de César, LXI. 2 64 Cicéron contre les triumvirs 6. César à la Tête de l’État Cicéron dans l’opposition, L’après Pharsale dans la péninsule Après s’être enfui du camp pompéien à la fin de l’année 48, Cicéron séjourna avec son frère à Patras ne sachant si le vainqueur l’autorisait à rentrer en Italie, les anciens partisans de Pompée ayant été, jusqu’alors, tous privés de ce droit. Il n’y avait en effet rien que le vainqueur de Pharsale ne craignit plus qu’un soulèvement des citoyens en son absence. Il reçut heureusement très vite une lettre d’Asie l’autorisant, seul parmi tous ses anciens adversaires grecs, à quitter l’exil. L’orateur se devait, quoi qu’il en eût été, de quitter la Grèce au plus vite, car les troubles n’y étaient pas encore éteints, les lieutenants de César n’ayant, en effet, pas encore fini de pacifier toute la province. Certaines villes, comme Mégare, tentaient toujours de résister au nouveau pouvoir 1et durent être enlevées par la force. L’orateur fit donc voile vers Brindes où il fut reçu par l’un de ses anciens adversaires politique, Vatinius, autrefois partisan des triumvirs et que Cicéron avait, entre autre, défendu sur leur ordre. Ce dernier avait accepté de surveiller et de protéger l’avocat jusqu’au retour du maître de l’Italie. La surveillance, très faible, consistait seulement à empêcher l’ancien consulaire de quitter la métropole pour l’Afrique ce qui, quoi qu’il arrivât, avait peu de chance de se produire. La protection était une tâche plus sérieuse car les soldats césariens campant sur sa terre natale le considéraient, à tort, comme l’un des principaux responsables de la guerre avec tous les autres politiciens qui avaient voulu forcer César à rendre « injustement » ses légions2. Il était perçu comme une relique de l’ancien régime sénatorial qu’il valait mieux éliminer au plus vite, de peur qu’il ne s’attaquât aux nouvelles lois qui favorisaient les citoyens les plus pauvres et les vétérans de guerre. Ce fut une des raisons pour lesquelles il fut si durement traité par Lucain, le poète, dans sa Pharsale, œuvre à la gloire des républicains 3. Il y apparaissait comme un personnage avide de gloire et de combat et poussant le général à la bataille contre ce que préconisait la sagesse. 1 La malheureuse cité fut finalement investie par les césariens et ses habitants furent vendus comme esclaves. Au su du véritable déroulement de l’histoire, on voit ici comment la propagande et les petites déformations de César ont lentement, mais sûrement, porté leurs fruits. 3 La Pharsale de Lucain est une œuvre portant à controverse. Ecrite pour contester le pouvoir des empereurs, elle porte un dur jugement sur tous les politiciens et les militaires trahissant les lois de Rome et ayant laissé la République s’effondrer en sauvant leurs vies. Ainsi, il est logique que le seul homme apprécié par Lucain fût Caton. Quant à César, il est honni par le poète qui cherche à nuire le plus possible à l’empereur d’alors qui avait cherché à le censurer, Néron. 2 65 « Le plus éloquent des Romains, Tullius, qui, sous la toge consulaire, avait fait trembler le fier Catilina devant ses pacifiques faisceaux, Tullius fut chargé de porter la parole. Plein d'aversion pour une guerre qui l'éloignait de la tribune et impatient du long silence que lui imposaient les combats, il appuya de toute, son éloquence la témérité d'une mauvaise cause. "La Fortune, dit-il à Pompée, ne vous demande pour prix de sa longue faveur, que de vouloir en user encore. Les grands de Rome, les rois de la terre, le monde à vos pieds, nous vous conjurons tous de nous laisser vaincre César. César est-il fait pour tenir si longtemps tout l'univers en armes ? Il est honteux pour les nations que Pompée qui les a vaincues avec tant de rapidité soit si lent à vaincre avec elles. Cicéron contre les triumvirs Qu'est devenue cette ardeur, cette foi dans les destins ? Ingrat ! Craignez-vous que les dieux ne se rangent du côté du parti du crime ? N'osez-vous leur fier la cause du Sénat ? Vos légions, n'en doutez pas, enlèveront d'elles-mêmes leurs étendards et s'élanceront au combat. Rougissez de vaincre par contrainte. Si vous ne commandez ici qu'au nom du Sénat, si c'est pour nous que se fait la guerre, dès que nous demandons la bataille c'est à vous de la livrer. Pourquoi détourner de César tant de glaives qui le menacent ?" 1» Or nous savons que de toutes ses affirmations, aucune n’était véridique ni même ne s’approchait de la vérité. Cicéron n’avait pas assisté à la séance du 7 janvier 49 lorsque les Pères avait « déclaré la guerre » à César, il avait même tout fait pour arrêter les combats avant qu’il ne fût trop tard. Cicéron n’était pas à Pharsale au moment du choc décisif et avait avant la défaite, exhorté le vainqueur de Mithridate à la prudence. Enfin il ne comptait pas s’attaquer aux lois de César, pour la simple et bonne raison que rien n’aurait été plus imbécile de sa part dans sa situation. Malgré tout il manqua plusieurs fois de se faire tuer par des soldats d’Antoine et celuici dut le protéger personnellement étant donné que laisser l’orateur se faire tuer aurait été une grave erreur politique. « Cicéron mis à mort, c’était à nouveau Sylla et les proscriptions, l’opposition punie dans le sang. Cicéron sauvé, gagné, a force de patience, au régime qu’il faudrait bien construire, c’était un pas franchi vers une légitimité nouvelle. 2» L’Arpinate mit alors tous ses efforts à obtenir le pardon de César à Quintus. Le malheureux se trouvait, en effet, toujours en exil et blâmait son frère de l’avoir embarqué dans une aventure aussi désastreuse que son ralliement à Pompée. Ce qui n’était, somme toute, pas entièrement faux. L’orateur avait désormais presque retrouvé sa place dans la vie publique, tandis que lui Quintus était loin de sa patrie et des siens pour une durée indéterminée. L’avocat s’empressa d’envoyer à César des lettres indiquant que c’était bien lui, Marcus, qui avait entraîné son frère chez les pompéiens et pas le contraire, comme semblait le croire ce dernier. L’homme était alors en Egypte et malheureusement injoignable. Si bien que le rappel de Quintus ne fut accordé qu’une année plus tard quand le fils de l’exilé vint plaider en personne la cause de son père en Syrie. Les mois défilèrent et l’on n’avait toujours pas reçu de nouvelle de César, empêtré dans ses affaires en Egypte, si bien que les césariens commencèrent à s’inquiéter. De plus les forces pompéiennes en Afrique paraissaient être désormais assez importantes pour reprendre la péninsule et l’on avait également reçu quelques demandes d’aide d’Espagne, où le fils du grand Pompée commençait, semblait-il, à rassembler des troupes. Sur ce, Caelius et Milon tentèrent de soulever les vétérans de Pompée et les 1 2 Lucain, La Pharsale, VII, II. Grimal, Cicéron, p. 315-316. 66 esclaves de Campagnie et durent en être empêchés militairement. En janvier 47, l’anxiété fut à son paroxysme. Les forces pompéiennes avaient repris du poil de la bête et contrôlaient militairement la partie ouest de la Méditerranée. Personne ne doutait de leur débarquement prochain. Au contraire, les soldats césariens mécontents, commençaient à poser problème. Ils refusaient tout combat avant que les promesses que César leur avait faites ne se réalisassent. Même les 1'000 deniers promis par Salluste1, grand ami du général, et les promesses d’Antoine ne parvinrent pas à les calmer. Cicéron contre les triumvirs Pour notre orateur, tout allait de mal en pis. Lui qui avait, sans aucun remord, quitté le camp pompéien, aurait été couvert de honte si celui-ci était parvenu à reprendre Rome et l’Italie. Le nom de Tullius serait devenu un nom honni, et les générations futures quand on aurait évoqué son cognomen se seraient rappelées de lui plus comme d’un homme malchanceux et lâche que comme d’un sauveur de la patrie. Sa position dans le camp césarien n’était également pas des plus enviables : sans statut précis, considéré par la jeunesse comme une relique des temps passés, affaibli politiquement par les affaires de Campagnie, (Caelius et Milon étaient deux de ses vieux amis) et par Dolabella qui, par hostilité envers Antoine, tentait alors de promulguer des lois contre César, l’avocat se savait faible. Certes il avait conservé sa vie et son talent oratoire mais « il ne peut plus le mettre au service d’une République qui, pour lui, n’existe plus 2». S’il n’y avait eu que le déclin politique, l’Arpinate aurait certainement pu s’en accommoder. Mais il y avait pire. Sa vie de famille, qui avait toujours été sa base et son soutien moral dans toutes les épreuves qu’il avait dû subir, était entrain de s’écrouler. Tout d’abord son premier petit-fils, le fils que Tullia, son enfant chérie, avait eu le 19 mai 49 de son troisième mariage 3, était mort très jeune. A bientôt soixante ans4, Cicéron n’avait toujours pas de descendance à qui raconter ses aventures et léguer son nom. Ensuite, sa fille, lorsqu’elle était venue seule5 le 12 juin le réconforter à Brindes, lui avait paru attristée et malade. Son troisième mariage, avec l’agent de César, était calamiteux. Dolabella buvait beaucoup, courait les filles, entretenait une maîtresse, tout cela en dilapidant la dot de sa femme et en se couvrant de dettes. Il commençait même à ressembler par certains côtés à Clodius auquel on sait que Cicéron portait un attachement particulier… Le divorce, fin octobre 46, fut inévitable6. Mais il y avait pire. Sa femme Terentia, à laquelle il tenait énormément, nous l’avons vu dans ses lettres d’exil, lui fit, en effet, subir le même cauchemar. Les rapports entre les deux époux avaient certes commencé à s’effriter dès le retour d’exil de l’orateur. Mais ce n’étaient alors que des petits problèmes conjugaux normaux qui, au vu des caractères des deux personnages, ne pouvaient manquer de se produire après une si longue vie commune. La vraie rupture eut lieu entre le départ et le retour de Grèce. Les causes exactes du divorce nous sont inconnues 1 Il s’agit bien de l’historien Salluste, farouche adversaire de Cicéron. Mourier, Cicéron l’avocat de la République, p. 93. 3 Tullia fut mariée en premier lieu avec Gaius Calpurnius Piso Frugi de 66 à sa mort en 57, puis avec Furius Crassipes de 56 jusqu’ à leur divorce, pour des raisons inconnues, en 51. Enfin avec Publius Cornelius Dolabella de l’été 50 à fin octobre 46. 4 Né en janvier 106 av. JC. Cicéron avait donc 59 ans en 47. 5 Marcus était beaucoup plus jeune que sa sœur, (Tullia avait 29 ans en 47 contre 32 pour son frère né en 65 cf. page 11). Il partit peu après pour Athènes pour y apprendre la philosophie et la rhétorique. 6 Il est également possible que ce divorce ait eu lieu début 45. 2 67 mais l’on peut suggérer des hypothèses. On sait notamment que Terentia se trompait de plus en plus souvent dans les comptes de la maisonnée, n’envoyant, par exemple, que 10'000 sesterces sur les douze que lui avait demandés Cicéron à Brindes, gardant ainsi, par mégarde bien entendu, 2'000 piécettes pour son propre compte. Certes ce n’était pas d’une importance capitale mais l’avocat confia à Atticus que ce n’était pas la première fois et qu’il y avait eu des cas beaucoup plus graves qu’il avait passés jadis sous silence. L’Arpinate avait, à l’instar de cette tromperie, d’innombrables petits griefs à l’encontre de sa femme, sans compter que Marcus Tullius Cicéron avait trouvé son nom entaché par des dettes à son débarquement en Italie. Mais ce ne sont guère là que des causes « superficielles ». Cicéron contre les triumvirs Sur les raisons profondes de la séparation, chaque historien possède son propre avis. Ainsi Plutarque prétend que ce fut par amour d’une jeune femme, Publilia, et surtout pour son argent qui lui permettait d’épancher ses dettes que l’avocat brisa l’entente conjugale. « Cicéron lui-même…épousant, peu de temps après, une jeune personne, séduit par sa beauté, à ce que disait Terentia ; et suivant Tiron… à cause de ses richesses…. Cette fille avait en effet de très grands biens…mais comme il devait beaucoup, il se laissa persuader par ses parents et ses amis de l'épouser malgré la disproportion de l'âge, afin de trouver dans la fortune de cette femme de quoi se libérer envers ses créanciers. 1» Les Historiens modernes, notamment Nicolet et Grimal, soulignent au contraire que « En réalité on peut penser que Terentia, dont on nous dit qu’elle était souvent intervenue dans la vie publique de son mari2, estime que sa carrière politique est désormais achevée ; elle est déçue par lui, soit qu’elle lui reproche d’avoir rejoint Pompée en abandonnant César…soit qu’elle le blâme, plus simplement, mais contre toute logique, de s’être trouvé du côté des vaincus. Quoi qu’il en soit…après son divorce Terentia épousa un césarien convaincu, l’un des favoris du dictateur, l’historien Salluste. Cette fois, elle était certaine d’être du bon côté. 3» La thèse de Plutarque souffre de deux gros défauts. On sait combien la vie de famille était importante aux yeux de Cicéron. Il n’avait jamais, du moins à notre connaissance, trompé sa femme ou porté un regard passionné sur ses finances si bien que l’on voit mal pourquoi il aurait brisé l’un de ses trésors les plus précieux pour de l’argent ou pour la compagnie d’une jeune demoiselle, ce qui, de plus, aurait été contraire à tous ses principes moraux. C’est également un fait entendu que l’orateur resta seul durant une période conséquente après son divorce. Pourquoi s’il avait eu des vues sur sa nouvelle compagne depuis longtemps, n’avoir pas préparé l’union à l’avance au lieu de rester isolé dans ses villas italiennes ? Et enfin, pourquoi aurait-il choisi une période si difficile de sa vie pour quitter sa femme ? Certes Cicéron appréciait les préceptes stoïciens mais tout de même ! Non, ce fut forcément sa femme qui le força au divorce. Déception de voir son mari arriver à la fin de sa carrière d’orateur comme d’avocat et de politicien ? Désir de voir les temps glorieux des années 60 recommencer ? Lassitude de se voir soupçonner de tel ou tel larcin par l’Arpinate ? Sans doute un peu de tout cela. Quoi qu’il en soit notre avocat accusa le choc, divorça au début de l’année 46 et continua à vivre malgré ses malheurs. César regagna l’Italie le 25 septembre 47. Aussitôt le consul de 63 vint à sa rencontre, confiant sur le fait qu’il recevrait son pardon mais honteux de devoir plaider sa cause devant le cortège de courtisans qui suivaient désormais le vainqueur où qu’il se rendît. « César ne l'eut pas plutôt vu venir à lui, précédant d'assez loin ceux qui l'accompagnaient, qu'il 1 Plutarque, Vie de Cicéron, XLI. Rappelez-vous de l’affaire Clodius ! 3 Grimal, Cicéron, p. 320. 2 68 descendit de cheval, courut l'embrasser, et marcha plusieurs stades en s'entretenant tête à tête avec lui. Il ne cessa depuis de lui donner les plus grands témoignages d'estime et d'amitié ; et Cicéron ayant composé dans la suite un éloge de Caton, César, dans la réponse qu'il fit, loua beaucoup l'éloquence et la vie de Cicéron, qu'il compara à celles de Périclès et de Théramène. 1» Ainsi, l’orateur n’eut pas besoin de s’humilier et fut inconditionnellement pardonné. « Il entrait, qu’il le voulût ou non, dans la nouvelle cité, celle de César. 2» Cicéron contre les triumvirs Il put rentrer à Rome, droit dont jouissaient très peu d’anciens partisans de Pompée, et obtint même de plaider pour un adversaire du vainqueur, ce qu’il fit si brillamment que le président du tribunal et le conquérant des Gaules furent émus et gracièrent l’accusé. Cette plaidoirie, le Pro ligario fut l’une de ses dernières. Car l’Arpinate n’avait plus désormais ni la force, ni l’envie de continuer son activité d’avocat. Ainsi, plus de 30 ans après ses débuts, plus de 20 ans après l’affaire Verrès qui l’avait fait premier orateur à Rome et près de 10 ans après la mort d’Hortensius, son vieux rival, Cicéron confiait-il ses armes, la parole et la science du discours, à la jeunesse. L’apprentissage de la douleur César, on le sait, ne resta pas longtemps à Rome. Ayant calmé ses troupes, il fut appelé par la guerre en Afrique. Cicéron, s’intégrait peu à peu dans la nouvelle vie politique césarienne. Il avait encore de nombreux amis, favoris du vainqueur comme anciens compagnons du vaincu. Malgré les déboires de sa vie privée, il reprenait contact avec ses anciens alliés et essayait de travailler, comme le lui avait demandé César, à la reconstruction de l’Etat. Il ne pouvait abandonner totalement la politique pour l’écriture comme, par exemple, Varron qui, après s’être rendu à César, s’était retiré et mettait tous ses efforts à écrire des livres érudits. Avec la restriction de la liberté de parole et le déclin de l’importance et de l’influence sénatoriale au profit des hommes nommés par le dictateur à la tête de l’Etat, Cicéron, même dans son rôleclé d’opposant, bénéficiait de beaucoup de temps libre. Il se mit donc néanmoins à la rédaction des traités qu’il n’avait pu écrire dix ans plus tôt par manque de temps, qui, pour la plupart, complètent ses premières œuvres. Et d’éloges aux politiciens qu’il avait admiré et disparus alors. Durant l’année 463, il rédigea ainsi « l’éloge à Caton4 », « l’Orateur » et « le Brutus »5. En résumé, il semblait avoir presque réussi à surmonter le choc de la mort de la République d’autrefois pour laquelle il s’était tellement battu et avait tellement souffert. Il faisait contre mauvaise fortune bon coeur et se hasardait même à tenter de consoler ses amis républicains de la perte de l’ouvrage auquel ils tenaient tant. «Aussi tu ne dois pas oublier que ceux qui n’ont pas suivi ton conseil autorisé ont péri par leur folie, alors que ta prévoyance aurait pu les sauver. Tu me diras : "En quoi m’est-ce là une consolation quand la République n’est plus que ténèbres et décombres ? " Il est bien vrai que notre douleur est à peu près inconsolable, si totale est la perte que nous avons subie et inexistant l’espoir d’une restauration ; mais pourtant le jugement que César lui-même porte sur toi rejoint l’opinion de tous les citoyens : comme une lumière survivant à toutes celles qui se sont éteintes, brille 1 Plutarque, Vie de Cicéron, XXXIX. Grimal, Cicéron, p. 319. 3 L’année 46 avant JC. , est surnommée : la longue année car la réforme julienne du calendrier lui ajouta deux mois intercalaire. 4 A quoi César répondit en écrivant l’Anti-Caton ! 5 L’arpinate écrivit également un petit manuel sur l’art oratoire destiné à son fils, avant son départ pour la Grèce. 2 69 l’éclat de ta vertu, de ta sagesse et de ton honneur. Ceci doit t’être d’un grand secours pour alléger le poids de tes ennuis. 1» En Janvier 45, César, après avoir triomphé trois fois, donné des jeux d’une amplitude jamais vue et avoir été nommé consul et dictateur pour dix ans, venait à peine de partir pour mener son dernier combat en Espagne, qu’on vit l’ex-avocat entretenir avec Dolabella, qui accompagnait le futur vainqueur de Munda, une courte correspondance pour que son exgendre restât au courant de toutes les affaires se tramant dans la Capitale. Cicéron contre les triumvirs « Je n’ose manquer de donner à notre cher Salvius une lettre pour toi ; je n’ai, ma foi, rien à t’écrire, sinon que j’ai pour toi une affection étonnant ; mais je suis sûr que tu n’en doutes pas, même sans que je t’écrive. De fait, à Rome il ne se passe rien dont tu te soucies, je penses, d’être informé ; 2» Mais le destin avait visiblement des comptes à rendre au vieux consulaire. Et rien de ce qu’il avait traversé jusqu’alors ne fut comparable avec l’ultime épreuve qu’il allait devoir surmonter. En février 45, sa fille adorée, celle qu’il avait élevée avec tant de soin, celle qui l’avait soutenu à son retour de Grèce, celle qui avait été son réconfort pendant son exil, celle qui enfin avait toujours été là pour lui même dans les pires situations, mourut à 30 ans en mettant au jour le second petit fils du vieil homme. Pour Cicéron le choc fut terrible. Rien ne l’avait préparé à un tel malheur et de toute façon rien ne l’aurait pu. Il avait deux filles qu’il aimait par-dessus tout : la République romaine et Tullia, il venait de les perdre toutes deux. Cicéron était présent au moment de son décès dans sa maison de Tusculum. Il quitta immédiatement la villa pour se rendre chez Atticus à Rome, car il espérait trouver un peu de consolation auprès de son ami. Mais là-bas, la foule des gens venant lui apporter leurs condoléances était telle que l’Arpinate ne pouvait vraiment pleurer la mort de sa fille, fût-ce un seul instant. « Quand me fut parvenue la nouvelle du décès de ta fille Tullia, j’en ai été littéralement accablé, autant qu’il se devait, et j’ai considéré que ce malheur nous frappait en commun ; si j’avais été à Rome, je ne t’aurais pas fait défaut et t’aurais manifesté ma douleur devant tes yeux…cependant, j’ai décidé de t’écrire toutes les idées qui me sont venues sur le moment à l’esprit… Pour quelle raison serais-tu si profondément remué par ta douleur personnelle ? Examine de quelle façon la fortune nous a traités jusqu’à ce jour, comment elle nous a arraché ce qui doit être aussi cher à l’homme que ses enfants : patrie, considération, dignité, honneurs de toute sorte ; ce seul surcroît de disgrâce a-t-il pu ajouter grand-chose à ta douleur ? Un cœur rompu à ces épreuves-là ne doit-il pas désormais être endurci et faire moins de cas de tout le reste ?... Certaine circonstance m’a fourni une consolation non négligeable ; je veux te la faire connaître, au cas où elle pourrait atténuer aussi ta douleur. Revenant d’Asie je naviguais d’Egine vers Mégare, quand je me mis regarder circulairement l’horizon : derrière moi se trouvait Egine, devant moi Mégare, à droite Le Pirée, à gauche Corinthe ; or, ces villes, à un moment donné si florissantes, gisent aujourd’hui devant nos yeux écroulées et ruinées… "Eh quoi ! nous nous indignons, chétifs humains, si l’un d’entre nous, dont la vie doit être relativement courte, a péri ou a été tué, quand les cadavres de tant 1 2 Cicéron, Correspondance, VII, CCCCXCIX à Servius Sulpicius Rufus, 2. Ibidem, DLXXVIII à P. Cornélius Dolabella, 1. 70 de villes gisent abattus en un seul et même lieu ? Veux-tu bien te contenir Servius, et te rappeler que tu es né créature humaine ?" Crois-moi, cette méditation ne m’a pas peu raffermi ; essaie à ton tour, s’il te plaît, de te représenter ce spectacle. 1» Or l’orateur avait besoin d’être seul. Ce fut donc à grand regret qu’il quitta son ami et se retira dans la maison qu’il avait acquise peu de temps auparavant à Astura. Il se trouvait là-bas un bois profond et touffu, Cicéron s’y rendait dès le lever du jour et n’en ressortait qu’à la nuit tombée. Il passait sa journée à méditer et à lire des livres philosophiques où il espérait trouver un remède à son malheur. Cicéron contre les triumvirs Tous, amis comme ennemis, césariens convaincus comme opposants politiques respectèrent son deuil et le laissèrent en paix2. Sauf Philippus, beau-père d’Octave, qui, bavard invétéré, vint trouver Cicéron dans sa villa pour parler potins. « Rien de plus agréable que cette solitude, sauf une brève interruption due au fils d’Amyntas ; quel bavardage intarissable et insupportable! 3» Il trouva finalement en lui-même la force de surmonter cette mort. Il est écrit dans la doctrine Platonicienne que les âmes ne meurent jamais. Cicéron s’était fait partisan de cette thèse dans le De republica où il avait écrit que les âmes des grands défenseurs de la République vivaient pour toujours au paradis, surveillant et aidant ceux qui poursuivaient leur combat. Après la mort de Tullia ce qui n’était qu’une intuition devint une certitude. Les âmes comme celle de Tullia ne pouvaient mourir, il en était désormais certain. Ayant aperçu le chemin qu’il devait suivre s’il voulait continuer à vivre, il se plongea dans l’écriture et écrivit pour lui-même une consolation qui est malheureusement perdue. « Tu voudrais que je me remette de mon chagrin : cela ne te ressemble pas tout à fait ; mais tu es témoin que je ne me suis pas abandonné : il n’y a pas un seul texte, de qui que ce soit, sur l’allègement du chagrin, que je n’aie lu chez toi. Mais ma douleur est plus forte que toute consolation. J’ai même fait ce que personne, assurément, n’avait tenté avant moi : j’ai entrepris de me consoler moi-même par un écrit ; je te l’enverrai, une fois que les copistes l’auront transcrit. Je t’assure qu’il n’existe pas de meilleure consolation. J’écris toute la journée, non que je fasse des progrès, mais pendant ce temps-là je suis accaparé – pas assez, il est vrai, tant la violence de la douleur me lancine, du moins son étreinte se relâche ; et je fais tous mes efforts pour restaurer, si je le puis, mon visage à défaut de mon âme. 4» L’écriture et la philosophie furent les uniques réconforts de Cicéron pendant les mois qui suivirent. Mais petit à petit ses écrits le sortirent du deuil et de sa tristesse. Il rédigea « l’Hortensius » hommage à son vieil adversaire du même nom. En mai parurent « les Académiques », en Juillet le traité « Sur les termes extrêmes des biens et des maux 5», et en août « Les Tusculanes », puis le traité « Sur la nature des dieux ». Fin août, lorsque César, cette fois vainqueur définitivement, revint à Rome, Cicéron avait surmonté la terrible épreuve. L’idée d’un mémorial à Tullia qu’il avait prévu de 1 Cicéron, Correspondance, VIII, DXCVII de Servius Sulpicius Rufus, 1-4. On s’étonnera que sa nouvelle femme ne fût pas présente à ses côtés, mais il faut savoir que Cicéron, soupçonnant sa femme d’avoir été jalouse de Tullia et de s’être donc réjouie de sa mort, trouva sa présence insupportable et la répudia. Quand à Terentia, on sait qu’elle ne vint pas se recueillir auprès de son ancien mari. Cependant elle dut être très affectée par cette épreuve car elle avait toujours été proche de sa fille. 3 En grec dans le texte / Cicéron, Correspondance, VIII, DXCI à Atticus, 1. 4 Ibidem, DLXXXVIII à Atticus, 3. 5 Traduction très approximative De finibus bonorum et malorum. 2 71 construire aux premiers jours de son deuil, devint petit à petit plus vague, au vu des difficultés que cela devait engendrer, et disparut finalement pendant l’été. Il est intrigant de constater que si l’orateur avait si mal vécu l’épreuve de l’exil, que l’on peut considérer comme le début de la fin de la République, il réussit à surmonter celle de la mort de sa fille beaucoup plus sereinement. Autant en 58 ses lettres reflétèrent une envie de mourir, une tristesse apparente, autant en 45 la tristesse infinie de ses missives est voilée par des propos philosophiques et des commentaires sur les affaires courantes. Il ne faudrait surtout pas en déduire que Cicéron avait plus de peine de cette première perte que de la seconde. Non, si l’Arpinate surmonta mieux le choc la seconde fois, ce fut certainement parce qu’il avait gagné en maturité au cours des dix dernières années. Par maturité, entendez maturité philosophique. Les principes moraux énoncés dans les traités qu’il avait écrits depuis son exil, lui furent certainement très utiles. Cicéron contre les triumvirs D’autre part, lors de son ostracisme, il livrait ses pensées tristes à sa famille, et sa peine nous est apparente à la lecture des ses lettres. L’homme en deuil est seul. Nous déduisons de son silence qu’il est un sage surmontant les épreuves. Mais peut-être est-il en fait tout aussi malheureux, il ne l’a confié à personne, nous n’en savons donc rien. Enfin on pourrait imaginer que Cicéron, tout en disant le contraire dans ses lettres, pensait toujours qu’un rétablissement de l’Etat légal était possible et décida donc de survivre, considérant qu’il pouvait encore être utile à la République, ce qui serait la version poétique et héroïque. Néanmoins l’interprétation philosophique est la plus couramment retenue. Quand au corpus moral de l’orateur, il s’achèvera à la fin du printemps 44 avec les traités « De la divination » et « Du destin ». Réformes et projets de César. En septembre 45, César pouvait enfin se consacrer entièrement aux réformes qu’il avait commencé à entreprendre dès son retour d’Afrique. Politiquement parlant, il procéda à une nouvelle répartition des tâches afin d’augmenter son pouvoir personnel et de diminuer celui du Sénat. Les magistrats étaient désormais élus à moitié par lui et à moitié par les comices, sauf les consuls qu’il désignait seul et qui, annuellement, se trouvaient être lui-même et l’un de ses favoris ou amis1. Le nombre de sénateurs passa de 600 à 9002 ce qui permettait au dictateur de laisser une représentation légale à ses adversaires en les privant de tout pouvoir par une surreprésentation de ses partisans et non par la violence. « Il créa de nouveaux patriciens; il augmenta le nombre des préteurs, des édiles, des questeurs et des magistrats inférieurs. Il réhabilita des citoyens que les censeurs avaient dépouillés de leurs dignités, ou que les tribunaux avaient condamnés pour brigue. Il partagea avec le peuple le droit d'élection dans les comices; de sorte qu'à l'exception de ceux qui se présentaient au consulat, les candidats étaient élus, moitié par la volonté du peuple, moitié sur la désignation de César. Or, il désignait les siens au moyen de circulaires qu'il envoyait à toutes les tribus, et qui contenaient ce peu de mots: "César dictateur, à telle tribu. Je vous recommande tels et tels, afin qu'ils tiennent leur dignité de vos suffrages". Il admit 1 Antoine, qui n’aurait, à priori, jamais accédé à la charge suprême avant 49, n’ayant pas les qualités requises, fut ainsi consul en 44 avant JC. 2 Une précédente réforme de Sylla qui avait fait passé le nombre de Sénateur de 300 à 600, avait eu le même but mais pour des raisons diamétralement opposées. 72 aux honneurs également les enfants des proscrits. Il restreignit le pouvoir judiciaire à deux sortes de juges, ceux de l'ordre équestre et ceux de l'ordre sénatorial; et il supprima les tribuns du trésor, qui formaient la troisième. Il fit le recensement du peuple, non de la manière accoutumée, ni dans le lieu ordinaire, mais par quartiers, en passant par les propriétaires d'îlots. Le nombre de ceux à qui l'État fournissait du blé fut réduit, de trois cent vingt mille à cent cinquante mille; et pour que la formation de ces listes ne pût être à l'avenir l'occasion de nouveaux troubles, il établit qu'avec ceux qui n'y seraient pas encore inscrits, le préteur pourvoirait chaque année, par la voie du sort, au remplacement de ceux qui seraient morts dans l'intervalle. 1» Après ses triomphes et ses jeux à son retour d’Afrique, il fit, à son retour d’Espagne, de magnifiques présents à ses vétérans et aux citoyens démunis. « Outre les deux mille sesterces qu'il avait fait compter à chaque fantassin des légions de vétérans, à titre de butin, au commencement de la guerre civile, César leur en donna vingt-quatre mille. Cicéron contre les triumvirs Il leur assigna aussi des terres, mais non contiguës, afin de ne point dépouiller les possesseurs. Il distribua au peuple dix boisseaux de blé par tête et autant de livres d'huile, avec trois cents sesterces qu'il avait promis autrefois, et auxquels il en ajouta cent autres, pour compenser le retard2. Il remit même, pour un an, les loyers dans Rome jusque concurrence de deux mille sesterces, et dans le reste de l'Italie, jusqu'à concurrence de cinq cents. À tous ces dons, il ajouta un festin public et une distribution de viandes. 3» Il remit de l’ordre dans la Justice que les années de chaos et de guerres avaient gravement affaiblie. Il abolit nombre de privilèges des plus riches, sénateurs et chevaliers, leur interdisant, à certaines exceptions près, de parader en litière ou en vêtements de pourpre et affaiblissant leurs pouvoirs judiciaires. Il se réserva la gestion des affaires extérieures, négociant en utilisant la renommée des plus grands sénateurs sans leur demander leur avis. Cicéron reçu ainsi des remerciements de rois lointains pour des affaires dont il n’avait jamais entendu parler. Enfin il fonda sur les ruines de Carthage et de Corinthe, toutes deux détruites par Rome, des nouvelles cités pour les anciens soldats. Toutes ses actions lui conservèrent le soutien du peuple malgré de graves erreurs, qui seront mises en évidence par la suite. Sa réforme la plus connue est sans doute la réforme du calendrier qui passa d’un calendrier lunaire à un calendrier solaire. « Il imagina une correction ingénieuse de l'inégalité qui jetait dans le calcul des temps beaucoup de confusion ; et cette réforme, heureusement terminée, fut depuis d'un usage aussi commode qu'agréable. Les Romains, dans les premiers temps de leur monarchie, n'avaient pas même des périodes fixes et réglées pour accorder leurs mois avec l'année ; et il en résultait que leurs sacrifices et leurs fêtes, en reculant peu à peu, se trouvaient successivement dans des saisons entièrement opposées à celles de leur établissement...Les prêtres, qui seuls avaient la connaissance des temps, ajoutaient tout à coup, sans qu'on s'y attendît, un mois intercalaire, qu'ils appelaient Mercédonius mais qui n'était qu'un faible remède, dont l'effet avait peu d'influence sur les erreurs qui avaient lieu dans le calcul de l'année. César ayant proposé cette question aux plus savants philosophes et aux plus habiles mathématiciens de son temps, publia, d'après les méthodes déjà trouvées, une réforme particulière et exacte, dont les Romains font encore usage, et qui prévient une partie 1 Suétone, Vie des douze Césars, César, XLI. César n’utilisa dans ces circonstances pas son propre argent mais l’argent de secours du trésor public dans lequel il avait déjà puisé lorsque il avait pris Rome au début de la guerre civile. Cette ultime réserve avait été conçue dans les temps anciens pour défendre la Ville en cas d’attaque Gauloise. César prétendit avoir écarté ce désastre et donc avoir le droit d’utiliser l’argent comme bon lui semblait. 3 Ibidem, XXXVIII. 2 73 des erreurs auxquelles les autres peuples sont sujets, sur l'inégalité qui a lieu entre les mois et les années. Cependant ses envieux, et ceux qui ne pouvaient souffrir sa domination, en prirent sujet de le railler. Cicéron, si je ne me trompe, ayant entendu dire à quelqu'un que la constellation de la Lyre se lèverait le lendemain : "Oui, dit-il, elle se lèvera par édit" ; comme si ce changement même n'avait été reçu que par contrainte. 1» Ce calendrier, dit julien, remplaça donc efficacement l’ancien calendrier romain. Ce fut d’ailleurs une telle révolution qu’il fut adopté plus tard par le monde chrétien et que, même s’il fut mis à jour au 16ème siècle par le Pape Grégoire premier pour donner le calendrier grégorien qui est aujourd’hui le plus utilisé sur terre 2, il a survécu dans presque tous ses principes jusqu’à nos jours. Cicéron contre les triumvirs Il eut également de grands projets. « Il songeait à couper l'isthme de Corinthe ; il avait même chargé Aniénus de cette entreprise…Il voulait aussi dessécher les marais Pontins, dans le voisinage de Sétium, et changer les terres qu'ils inondaient en des campagnes fertiles, qui fourniraient du blé à des milliers de cultivateurs. Il avait enfin le projet d'opposer des barrières à la mer la plus voisine de Rome, en élevant sur les bords de fortes digues, et après avoir nettoyé la rade d'Ostie, que des rochers couverts par les eaux rendaient périlleuse pour les navigateurs, d'y construire des ports et des arsenaux, qui pussent contenir le grand nombre de vaisseaux qui s'y rendaient de toutes parts 3» « Il voulait dessécher les marais Pontins, ouvrir une issue aux eaux du lac Fucin, construire une route allant de la mer Supérieure au Tibre, en franchissant la crête des Apennins…Il voulait contenir les Daces, qui s'étaient répandus dans la Thrace et dans le Pont; porter ensuite la guerre chez les Parthes, en passant par l'Arménie mineure, et ne les attaquer en bataille rangée qu'après avoir éprouvé leurs forces. 4» Et il ne comptait pas s’arrêter à la Parthie. Il avait ensuite dans l’idée de remonter à travers le Hyrcanie5, de soumettre les Sythes du Caucase puis de revenir par la Russie et de conquérir la Germanie et les pays alentour. Ainsi Rome aurait-elle dominé tout le monde connu et luimême étant souverain de la Cité serait souverain du monde. Souverain, c’était là que se trouvait le nœud du problème. A force de victoires et de compliments le grand Julien était devenu un vrai dictateur, clément certes mais imposant. Et s’il avait depuis le début de la guerre civile, toujours tenté de respecter, en apparence, la légalité il s’en souciait de moins en moins. Il avait obtenu le consulat deux années de suite, de même pour la dictature qui, de 19 jours la première fois, était passée à un an, dix ans, puis à une dictature à vie. Or si le peuple ne s’insurgeait pas contre le fait que le vainqueur distribuât à ses partisans et à qui il le désirait les magistratures républicaines et les charges importantes : « C'est avec le même mépris des usages consacrés qu'il attribua des magistratures pour 1 Plutarque, Vie de César, LXV. César avait calculé que l’année solaire comptait 365,25 jours alors qu’elle en compte en fait 365,24. Le Pape Grégoire l’ayant remarqué, décida de supprimer trois jours supplémentaires tous les 400 ans. C’est pour cela que nous n’avons pas eu de 29 février en 2000. César changea également le nom du 9ème mois Quintilis en Julius. 3 Plutarque, Vie de César, LXIV. 4 Ces projets : attaquer les Daces et Les Parthes, furent réalisés bien plus tard par l’un des plus grands empereurs romains Trajan. De fait la plupart des idées qu’il avait eues au cours de sa vie et n’avait pu concrétisées par manque de temps furent accomplies plus tard par les premiers empereurs romains. / Suétone, Vie des douze Césars, César, XLIV. 5 L’Hyrcanie englobait le nord de l’Iran et toutes les terres situées à l’ouest de la mer Caspienne. 2 74 plusieurs années, qu'il accorda les insignes consulaires à dix anciens préteurs, qu'il fit entrer au Sénat des gens qu'il avait gratifiés du droit de cité et même de quelques Gaulois à demi barbares; qu'il donna l'intendance de la monnaie et des revenus publics à des esclaves de sa maison; qu'il abandonna le soin et le commandement des trois légions laissées par lui dans Alexandrie, à Rufion, fils d'un de ses affranchis. 1», il considérait la royauté avec une suprême horreur. Tous les premiers empereurs allaient d’ailleurs faire bien attention à se nommer princeps, premier citoyen, et non roi. Dans ce registre, le conquérant des Gaules avait plus que dépassé les limites de l’acceptable, les citoyens s’en étaient rendus compte et l’amour qu’ils ressentaient pour César commençait à se muer en crainte. La crainte mène à la contestation, la contestation à la colère et la colère à la violence. La machine était emballée et plus elle avançait, plus elle devenait difficile à arrêter. César, concentré sur les actions de ses adversaires politiques, ne vit pas immédiatement le danger et commit quelques graves bévues. Cicéron contre les triumvirs Tout d’abord il triompha pour sa victoire sur Gnaeus Pompée. On peut comprendre le dictateur qui voulait marquer la fin de la guerre civile. Mais triompher pour sa victoire sur un citoyen, fils de Pompée qui restait, malgré tout, une grande figure de l’histoire romaine et qui avait fini de la plus horrible des façons et pour une guerre qui avait amené la ruine à la patrie, cela fut considéré comme une ignominie. « Ce fut la dernière guerre de César, et le triomphe qui la suivit affligea plus les Romains que tout ce qu'il avait pu faire précédemment ; c'était, non pour ses victoires sur des généraux étrangers ou sur des rois barbares qu'il triomphait, mais pour avoir détruit et éteint la race du plus grand personnage que Rome eût produit, et qui avait été la victime des caprices de la fortune. On ne lui pardonnait pas de triompher ainsi des malheurs de sa patrie, et de se glorifier d'un succès que la nécessité seule pouvait excuser. 2» Il commit peu après d’autres erreurs toutes aussi graves. Lors de la fête des Lupercales, le 15 février, alors que César était assis devant les Rostres, Antoine, certainement totalement saoul, vint poser sur sa tête l’insigne de la royauté. Le dictateur le repoussa mais sans paraître offensé. Ce qui effraya tous les citoyens présents et le bruit courut dans toute la Ville : César voulait devenir roi. Celui-ci eut beau protester que ce n’était pas son intention et agir dans ce sens lors d’un incident semblable un peu plus tard, un citoyen l’ayant appelé roi, il se retourna et dit, prenant l’air offensé, qu’il se nommait César et que c’était là son seul nom. La rumeur ne cessait d’enfler. Dans ce cas précis on pourrait rejeter la faute sur Antoine, comme on pourrait le faire en pensant aux honneurs disproportionnés lui ayant été décernés par l’assemblée des Pères contre l’avis de Cicéron qui avait proposé d’offrir au vainqueur de Pharsale des titres très respectable mais restant dans les limites de l’acceptable. Mais que dire de la fois où, alors qu’ « Il rentrait dans Rome, après le sacrifice des Féries latines, lorsque, au milieu des acclamations excessives et inouïes du peuple, un homme, se détachant de la foule, alla poser sur sa statue une couronne de laurier, nouée par devant d'une bandelette blanche. Les tribuns de la plèbe Marullus et Flavus firent enlever la bandelette et conduire l'homme en prison. Mais César, voyant avec douleur que cette allusion à la royauté eût si peu de succès, ou, comme il le prétendait, qu'on lui eût ravi la gloire du refus, apostropha durement les tribuns, et les dépouilla de leur pouvoir. Jamais il ne put se laver du reproche déshonorant d'avoir ambitionné le titre de roi 3». « Et en se plaignant d'eux publiquement il ne craignit pas d'insulter le peuple lui-même en les appelant, à plusieurs reprises, 1 Suétone, Vie des douze Césars, César, LXXVI. Plutarque, Vie de César, LXII. 3 Suétone, Vie des douze Césars, César, LXXIX. 2 75 des brutes. 1» On peut aussi citer la fois où, l’un de ses courtisans lui ayant soufflé qu’il devait se montrer impérial devant le Sénat pour montrer qui détenait le pouvoir, il reçut les Pères comme de simples particuliers. « Le Sénat ne fut pas plus mortifié de cette hauteur que le peuple lui-même, qui crut voir Rome méprisée dans ce dédain affecté pour les sénateurs ; tous ceux qui n'étaient pas obligés par Etat de rester s'en retournèrent la tête baissée, et dans un morne silence. 2» Mais il fit pire encore : « Il en vint même à ce point d'arrogance, de répondre à un haruspice qui lui annonçait des présages funestes et qu'on n'avait pas trouvé de coeur dans la victime, "que les présages seraient plus favorables quand il voudrait, et que ce n'était point un prodige si une bête n'avait pas de coeur." 3» Cicéron contre les triumvirs Les médisances les plus basses commencèrent à circuler. On se moquait du dictateur. On prétendait qu’il possédait dans une des ses villas un harem de mignons, qu’il voulait modifier les lois pour pouvoir épouser toutes les femmes dont il avait envie et l’on raillait ses amours avec des femmes barbares tel Cléopâtre, qui demeurait à Rome à cette époque. On prétendit même qu’il pilla des temples de Gaule pour épancher ses dettes. Ce fut ce mépris pour les institutions traditionnelles auxquelles nombre de citoyens étaient encore attachés qui fut la cause première de sa chute. S’y ajoute son désir, réel ou supposé, d’être roi. Peu importe que ce désir ait existé ou non, ce qui est certain c’est que le peuple y croyait. De plus, comme tous les tyrans et les ambitieux de quelque époque que ce soit. César dédaignait toujours ce qu’il avait obtenu, pour envier ce qui lui manquait encore. Notons que tous les plus grands empereurs, ceux qui moururent dans leur lit (et point aux latrines !), retiendront la leçon et respecterons toujours, en apparence du moins, l’autorité du Sénat. Mais nous n’en sommes pas encore là. Le 19 décembre 45, César s’invita à dîner chez Cicéron séjournant alors dans sa villa de Cumes. Le consul de 59 n’avait plus vu depuis un long moment le consul de 63 qui, ayant atteint l’âge respectable de 60 ans, était désormais dispensé de l’obligation de se rendre à la curie. Bien entendu, l’orateur était le premier à se plaindre des excès du dictateur. Devant son impuissance il se réfugia, une fois de plus dans les ouvrages philosophiques et dans l’écriture de sa philosophie personnelle, qui était alors toujours en cours. « On ne saurait croire à quel point j’ai l’impression de me conduire honteusement en étant témoin de ce qui se passe ici. Oui, on dirait que tu as prévu longtemps à l’avance ce qui menaçait, le jour où tu t’es enfui d’ici4. Ces faits ont un goût amer même par ouï-dire, néanmoins il est plus supportable d’en entendre parler que de les voir. Ainsi du moins tu n’étais pas au Champ-de-Mars, où des comices avaient été organisées pour l’élection des questeurs, quand, à la deuxième heure, avait été mise en place la chaise curule de Q. Maximus, qui, au dire des gens en place, était consul 5; puis, sa mort ayant été annoncée, la chaise fut enlevée. Mais le grand chef, qui avait pris les auspices pour les comices tributes…proclama à la septième heure le nom du consul qui exercerait ses fonctions jusqu’au 1er janvier....qui devait commencer le lendemain matin. Sache ainsi que, pendant le consulat de Caninius, personne n’a déjeuné ; cependant, aucun malheur n’est survenu sous ce consul ; il fut en effet d’une surveillance merveilleuse, puisque, de tout son consulat, il n’a 1 Plutarque, Vie de César, LXVII. Ibidem, LXVI. 3 Suétone, Vie des douze Césars, César, LXXVII. 4 Son interlocuteur, un vieil ami homme d’affaire, se trouvait en effet à Patras à ce moment-là. 5 On voit là à quel point la politique romaine est, pour Cicéron, tombée en désuétude. 2 76 pas connu le sommeil1. Ceci te paraît risible ; c’est que tu n’es pas sur place. Si tu le voyais de tes yeux, tu ne retiendrais pas tes larmes. Et si je te disais tout le reste ! Car il y a d’innombrables faits du même genre. 2» Nommer un consul en faisant abstraction de la procédure réglementaire et des rituels sacrés était tout du moins illégal sinon sacrilège, le vieux consulaire et les sénateurs de tradition ne pouvaient évidemment le souffrir, comme la majorité des décisions que le dictateur avait prises en outrepassant les lois républicaines. Quoi qu’il en soit le dîner fut un summum d’hypocrisie. Les deux politiciens se comportant comme deux vieux amis alors que, même s’ils se respectaient, ils se détestaient cordialement. César méprisant l’attachement de Cicéron à l’ancienne République, ce dernier ayant en aversion son mépris pour les lois antiques de Rome. L’orateur resta ambigu sur le plaisir qu’il tira de cette invitation forcée Cicéron contre les triumvirs « Te voilà informé d’une réception, ou, si l’on veut, d’un cantonnement3 détestable pour moi, je te l’ai dit, mais non pas désagréable. 4» L’Arpinate avait ainsi apprécié ce dernier dîner pour ce qu’il fut, mais pas la manière dont César se comporta, notamment en apportant avec lui 2'000 personnes ! Ce qui représentait bien ce que le général était devenu. Les ides de mars Les présages de la mort du dictateur, qu’ils fussent légendaires ou qu’ils eussent un début de fondement, furent nombreux. Du moins les historiens antiques, très attachés aux faces surnaturelles de l’histoire, prirent-ils le soin de tous les décrire abondamment. Quelques jours avant sa mort, ce dernier apprit que les troupes de chevaux qu'il avait consacrés aux dieux avant de passer le Rubicon, et qu'il avait laissés errer sans maître, refusaient toute espèce de nourriture et versaient d'abondantes larmes. De son côté, l'haruspice Spurinna l'avertit, pendant un sacrifice, de prendre garde à un danger qui le menacerait jusqu'aux ides de mars. La veille de ces mêmes ides, un roitelet qui se dirigeait, portant une petite branche de laurier, vers la curie de Pompée, fut poursuivi et mis en pièces par des oiseaux de différentes espèces sortis d'un bois voisin. Enfin, la nuit qui précéda le jour du meurtre, il lui sembla, pendant son sommeil, qu'il volait au-dessus des nuages, et une autre fois qu'il mettait sa main dans celle de Jupiter. Sa femme Calpurnie rêva aussi que le faîte de sa maison s'écroulait, et qu'on perçait de coups son époux dans ses bras; et les portes de la chambre s'ouvrirent brusquement d'elles-mêmes. 5» Tous ceux-là ont certainement été inventés après l’événement, Suétone rédigea ses ouvrages une centaine d’année après la mort du dictateur, ou du moins a-t-on accru leur importance. Plus sérieux est le récit selon lequel César, fatigué et malade décida d’envoyer Antoine au Sénat pour remettre l’assemblée à un autre jour, quand Décimius Brutus6, un de ses amis les plus proches qui, ayant peur que la conjuration ne fut découverte si l’assemblée était repoussée, vint en personne l’exhorter à se rendre au Sénat malgré tout, insinuant que ce serait une nouvelle insulte à l’encontre des Pères 1 A propos du même incident, Cicéron dit aussi : « Hâtons-nous d'y aller, de peur qu'il ne sorte de charge avant qu'il ait pu recevoir notre compliment. » Plutarque, Vie de César, LXIII. 2 Cicéron, Correspondance, IX, DCCXIV à M. Curius, 1, 2. 3 En grec dans le texte. 4 Cicéron, Correspondance, IX, DCCXII à Atticus, 2. 5 Suétone, Vie des douze Césars, César, LXXXI. 6 Il s’agit d’un autre Brutus que celui dont nous avons déjà parlé qui avait été aux côtés de Pompée avec Cicéron, quoi qu’il fît également partie de la conjuration. 77 de les convoquer puis de les faire renvoyer1. Il semble également probable que l’anecdote selon laquelle Artémidore de Cnide, un amis de Brutus qui était au fait de la conspiration, intercepta César alors qu’il se dirigeait vers le théâtre de Pompée où s’étaient réunis les Pères, et lui confia un papier, lui conseillant de le lire seul et promptement car il contenait des choses d’une extrême importance2, soit une réalité historique. Le général tenta plusieurs fois de le lire mais en fut empêché par la foule de ceux qui l’apostrophaient et entra dans le théâtre, pour la séance du 15 mars 44, le papier à la main. Cicéron contre les triumvirs Le malheureux ne s’était pas rendu compte que, malgré sa clémence, ses quelques excès et la hantise de la royauté avaient fini par retourner contre lui certains de ses plus fidèles lieutenants, selon Octave dont les propos sont à prétendre avec une grande circonspection, Antoine lui-même aurait été au courant d’une conspiration mais se serait tu. Sans compter qu’une grande partie du peuple romain avait désormais retiré la confiance qu’ils avaient autrefois confiée au conquérant des Gaules. Les deux sources de méfiances s’additionnant, le dictateur aurait dû comprendre qu’il était menacé. Mais ses succès l’avaient rendu beaucoup trop sûr de lui, aussi ne s’attendait-il pas du tout à ce qui allait se produire. Il entra ainsi seul dans le Sénat, Antoine ayant été retenu par un des conjurés avec ses gardes devant le théâtre. A peine assis, il vit accourir vers lui des conjurés venus lui demander des faveurs. Il les repoussa agacé. Mais alors, Tillius Cimber l’agrippa par la toge et lui découvrit l’épaule, ce qui était le signal convenu. A peine le dictateur s’était il écrié « "C'est là de la violence" 3» que Casca, auquel le général tournait le dos, se jeta se sur lui et lui porta un coup juste en dessous de la gorge. Le coup ne fut cependant pas mortel. Aussitôt César se retourna et saisit l’épée qui venait de le frapper. Reconnaissant Casca il s’écria en latin : « "Scélérat de Casca, que fais-tu ? " Et Casca, s'adressant à son frère, lui cria, en grec : "Mon frère, au secours ! " 4» Aussitôt tous les conjurés sortirent leur glaives et le frappèrent de toutes parts. Tentant de se défendre il se jeta sur le côté en criant. Mais quand il vit arriver Brutus5 l’épée à la main « Il dit en grec: "Et toi aussi, mon fils!" 6». Lequel pour cacher son émotion hurla dans la curie le nom de Cicéron7. Puis César se couvrit le visage et supportant les coups, ne bougea plus. Il reçut vingt-trois coups dont un seul fut mortel. Une fois leur méfait accompli, les conjurés avaient pour projet de jeter son corps dans le Tibre et de confisquer immédiatement ses biens avec l’aide du Sénat. Mais la peur d’Antoine et de Lépide, maître de la cavalerie de César, et 1 Plutarque dit également que Brutus confia à César que les Sénateurs avaient décidé de le faire roi. Cela semble très improbable. Plutarque était en effet trop certain du désir royal de César, ce jugement a depuis été remis en question par les historiens modernes. 2 Suétone semble plus partisan de la version selon laquelle, c’est un inconnu qui remit à César le papier qu’Artémidore n’arrivant pas à traverser la foule, lui avait confié. Ce qui expliquerait pourquoi César ne lu pas tout de suite, non qu’il en fut empêché mais que le fait qu’il fut remis par un citoyen inconnu diminuait son importance. C’est la version la plus intéressante car elle sous-entend que c’est un ultime mépris de César pour les citoyens de Rome qui causa sa perte. 3 Suétone, Vie des douze Césars, César, LXXXII. 4 Plutarque, Vie de César, LXXI. 5 Brutus était, depuis son retour de Grèce, devenu si proche du dictateur, par lequel il avait été adopté, qu’on le considérait comme l’héritier de César à égalité avec Antoine. 6 Suétone, Vie des douze Césars, César, LXXXII. / Pour répondre à votre question ; oui, « tu quoque mi fili » c’est du bidon. 7 En effet il représentait la légalité, et la République, au nom desquelles les conjurés avaient agi. 78 la panique totale qui s’était emparée des sénateurs après l’assassinat les fit renoncer à leur projet. Les funérailles du grand julien eurent lieu cinq jours plus tard. Ainsi, le dictateur ne survit-il pas plus de quatre ans à son vieil ennemi Pompée. Son corps finit dévoré par les flammes comme son âme et sa vie avaient été dévorés par ses ambitions, fin, somme toute, digne de lui. Avec César s’était éteint le dernier membre du premier triumvirat, et sans doute le plus important. Car, quoi qu’on pût en dire, le triumvirat avait avant tout été un instrument de César pour conquérir le pouvoir suprême. Grâce à lui il était passé, en quelques années, du statut de sénateur de second rang bénéficiant du soutien du peuple, à celui de personnage de premier plan. Sa guerre des Gaules l’avait ensuite placé dans le rôle de prétendant à la régence de la République, puis la guerre civile à celui de quasi empereur. César et Cicéron étaient sans aucun doute les deux personnages les plus intelligents de cette époque. Tous deux ambitieux et tous deux conscients que la République autoritaire - à la Caton- du Sénat ne pouvait continuer. Cicéron contre les triumvirs « Cicéron comprenait la faiblesse des institutions il n’était pas, en cela, moins intelligent que César. 1» Mais chacun avait sa propre idée sur la manière d’effectuer ce changement. César en appliquant l’adage « On n’est jamais mieux servi que par soi-même ». Cicéron, prenant exemple sur le passé, en créant un nouveau parti chargé de réunir populares et optimates afin de rétablir la concorde dans la cité. Ainsi, tous deux, agirent toujours dans l’idée de servir la grandeur de Rome. Les écrits de Cicéron et la clémence de César en sont des exemples. Les circonstances avaient alors permis aux idées de César de triompher. Cependant, si la République avait perdu ses armes et sa conscience, son âme, elle, était toujours en vie. 1 Nicolet et Michel, Cicéron, p. 45. 79 Cicéron contre les triumvirs 7. Pour la République ! Cicéron contre Antoine, le dernier combat du grand orateur L’échec des conjurés Cicéron n’avait pas participé à la conjuration, il n’en avait même rien su avant qu’elle ne fût accomplie. Mais il se réjouit vivement de la disparition du dictateur «…la joie d’avoir vu de mes propres yeux la mort méritée du tyran 1». L’orateur, comme les conjurés et beaucoup d’autres, pensaient qu’avec la mort de César la vie politique reprendrait le cours normal qu’elle n’avait plus connu depuis plus de dix ans. Et c’était là le problème. Les débordements de Clodius, les réformes des triumvirs qui furent suivies de peu par celles de César, avaient profondément modifié le fonctionnement des institutions. Les changements politiques intervenus depuis les réformes des Gracques avaient rendu la République très instable et seule la dictature de César avait, en fin de compte, pu ramener l’ordre. Le peuple avait pris l’habitude de voter les propositions du conquérant sans consultation du Sénat et sans le système des comices avantageant grandement les plus riches. La plèbe n’était pas prête à rendre ce qu’elle avait acquis. Elle savait que si elle pouvait facilement faire pression sur un seul homme, il était beaucoup plus difficile d’en manœuvrer 900. En plus de cela, César, malgré la brièveté de son règne –il possédait le contrôle de la métropole italienne entre 49 et 44- avait eu le temps de placer des hommes de confiance, du moins pour certains, aux postes clés. Certes, ces derniers, tel Antoine, ne faisaient pas l’unanimité auprès du peuple ni des sénateurs. Ils avaient cependant le soutien des soldats et, surtout, le contrôle de l’argent que leur avait légué César, ce qui était déjà avoir une généreuse option sur le pouvoir. Aussi la mort du dictateur ne résolut-elle rien. Comme le dit Cicéron un mois après les événements des ides de Mars : « nous sommes libérés du roi, non de la royauté 2». Lors de la préparation du complot, certains avaient émis l’idée de supprimer Antoine en plus de César, soulignant le risque qu’il prît la succession du tyran. Brutus, qui était avec Cassius l’un des deux membres principaux de la conspiration « combattit cet avis, d'abord parce qu'il était contraire à toute justice ; en second lieu, par l'espoir qu'il leur donna du changement d'Antoine. Il ne désespérait pas qu'un homme d'un caractère élevé, ambitieux et avide de gloire, quand il verrait César mort, ne s'enflammât, à leur exemple, d'une noble émulation pour la vertu, et ne voulût contribuer à la liberté de sa patrie. 3» Les conjurés avaient donc décidé de ne tuer personne excepté le tyran. Après l’assassinat, Antoine, comprenant qu’il pouvait devenir une cible, quitta la Cité sous des habits de simple plébéien4. Sa fuite fut facilitée par la panique qui s’était emparée de la Ville. 1 Cicéron, Correspondance, IX, DCCXXXV à Atticus, 4. Ibidem, DCCXXXVIII à C. Cassius Longinus, 1. 3 Plutarque, Vie de Brutus, XXI. 4 Ibidem, XXI. A noter que dans sa Vie d’Antoine au passage XIV, 1, Plutarque parle d’un déguisement en esclave. La première version semble la plus correcte au vu du statut d’Antoine. 2 80 Cicéron contre les triumvirs En effet, les sénateurs qui n’étaient pas au fait de la conjuration, s’étaient enfuis de la curie et s’étaient réfugiés chez eux, certains pensant qu’il y aurait des représailles contre les anciens partisans de César, pour les autres que la foule quand elle allait apprendre la mort de celui qui lui avait tant apporté plongerait la ville dans le chaos. Cependant ce fut cette fuite même qui apprit à la plèbe ce qui venait de se produire. Les gens, loin de prendre les armes, n’eurent pas une réaction différente de celle des sénateurs, convaincus que des troubles allaient éclater entre partisans du Sénat et anciens lieutenants du vainqueur de Pharsale. Quant aux conjurés, assurés qu’ils allaient être la cible de représailles de la part d’Antoine et de Lépide, ils se barricadèrent dans la nouvelle curie de César. Tous les acteurs s’étant retranchés en lieu sûr, il ne se passa évidemment rien. Les premiers à tenter une sortie furent les citoyens qui, reprenant courage, marchèrent vers la curie pour savoir de quoi il en retournait exactement. Brutus se rendit alors sur le forum et fit un discours portant sur la liberté et la démocratie qui fut bruyamment applaudi. C’est alors que Cinna, trop confiant, décida d’enchaîner avec un plébiscite contre César qui fut mal accueilli. « Les plébéiens entrèrent en fureur, et vomirent contre lui tant d'injures, que les conjurés se retirèrent une seconde fois dans le Capitole. 1» Le lendemain cependant, les Pères tinrent séance et décidèrent, à l’initiative de Cicéron et Antoine, qui voyant le danger passé était rentré en Ville, d’une amnistie générale. Le consul envoya son propre fils en otage aux conjurés qui sortirent immédiatement. « Quand tout le monde fut réuni, on s'embrassa avec beaucoup de cordialité. Cassius soupa chez Antoine, et Brutus chez Lépide… Le lendemain, dès le point du jour, le Sénat s'assembla de nouveau, et remercia Antoine, dans les termes les plus honorables, d'avoir étouffé les premiers germes d'une guerre civile. On combla Brutus d'éloges, et l'on distribua les provinces : l'île de Crète fut décernée à Brutus, et l'Afrique à Cassius ; Trébonius eut l'Asie, Cimber la Bithynie, et l'on donna à l'autre Brutus la Gaule qui s'étend aux environs du Pô. 2» On confirma également la validité des actes de César, ce qui eut pour effet de calmer les vétérans craignant pour leurs privilèges. Tous les sénateurs républicains se rassurèrent en voyant la modération d’Antoine. Et effectivement on pouvait penser que les prédictions de Brutus étaient vraiment en train de se réaliser. Il n’en était rien. Antoine avait peut-être de nombreux défauts mais il n’était pas stupide. Il avait compris qu’un affrontement direct, avec l’aide des soldats qui étaient nombreux à Rome à cette époque là, car César, avant sa mort, avait commencé à rassembler sur le champ de Mars sa grande armée pour conquérir la Parthie, n’était pas souhaitable et risquait de lui aliéner ses soutiens et le support du peuple. Son plan était bien plus subtil. Il demanda, en échange de sa modération, des funérailles publiques pour César. Cassius combattit de toutes ses forces la proposition, mais Brutus, faisant pour la seconde fois preuve de faiblesse -la première ayant été d’avoir laissé un ennemi aussi puissant que le consul en liberté- accepta cette demande sans se rendre compte qu’il faisait là une terrible erreur. 1 2 Ibidem, XXII. Ibidem, XXII. / La Gaule des environs du Pô, il s’agit bien entendu de la Gaule Cisalpine. 81 Cicéron contre les triumvirs Quand on annonça que dans son testament, rendu publique par Antoine, César offrait à chaque citoyen une coquette somme1 et ses jardins de Rome, le peuple commença à regretter le vieux dictateur. Antoine qui n’attendait que cela, se lança alors dans un discours sur la modération, la générosité et les victoires du conquérant des Gaules. Puis dans un ultime geste, prit la robe ensanglantée de César et montra à la plèbe les traces laissées par les glaives des conjurés. Dès lors, la foule qui avait auparavant pardonné aux conspirateurs du fait de leur aversion pour la royauté, devint incontrôlable. Les citoyens, cassant tout ce qui leur tombait sous la main, édifièrent un gigantesque bûcher sur le forum et y brûlèrent le corps du dictateur2. Puis, des hommes ramassèrent des torches et se dirigèrent vers les maisons des conjurés pour y bouter le feu. Ceux-ci voyant qu’ils couraient un grave danger, s’étaient enfuis de la Ville. La foule massacra alors par erreur un ami poète de César qui était venu accompagner le convoi funèbre et qui avait eu le malheur d’avoir le nom de Cinna comme l’un des membres de la conjuration. La machination d’Antoine avait parfaitement réussi. Il s’appropria l’argent de son ancien chef, et fit patrouiller ses soldats dans les rues de la Ville. Le Sénat ayant déclaré valides tous les actes de César datés d’avant sa mort, il y rajouta des lois imaginaires qui le favorisait. La succession au trône semblait déjà effective. Le refus de la servitude Les funérailles de César avaient eu lieu le 20 mars et depuis Antoine possédait le contrôle total de la République. Le seul petit obstacle était l’élection, le 16, de Dolabella au consulat. Cicéron, que tout le monde considérait comme le symbole de l’Etat légal, jugea prudent de s’éloigner. Dès fin mars l’orateur fit ainsi le tour de ses propriétés en Italie, avec comme principale idée d’établir si les citoyens romains des municipes étaient favorables ou non aux conjurés. Il fut heureux de voir qu’ils se réjouissaient de la mort du dictateur. L’orateur attendait également un revirement de la foule, un élément permettant de déstabiliser Antoine, bref, la petite chose qui manquait pour s’attaquer au consul. Ce calme relatif lui permit également de terminer son De fato et de rédiger d’autres ouvrages tel les Topiques. En mai, Dolabella qui avait les faisceaux pour les mois impairs, redonna espoir aux républicains. Il fit renverser la colonne qu’on avait dressée sur les restes du bûcher de César et paver l’endroit, effaçant de cette façon toute trace des funérailles. Il promulgua une loi qui condamnait à mort tous ceux qui honoraient César comme un dieu. Cet épisode réconcilia définitivement le consul et le vieux consulaire. Certes ils n’avaient jamais été ennemis, mais d’un simple respect entre ex-beau-père et ex-gendre, à des propos tels que ceux qui suivent, il y’a quand même un gouffre assez conséquent : « J’étais déjà satisfait, mon cher Dolabella, de ta gloire personnelle et j’en tirais une allégresse et un plaisir suffisants ; cependant je suis obligé d’avouer que ce qui me comble d’une joie sans borne, c’est que l’opinion publique, dans l’ensemble m’associe à tes propres mérites. Je n’ai rencontré personne…, personne sans exception, qui, après t’avoir porté aux nues avec les plus grands éloges n’enchaîne en m’adressant ses plus vifs remerciements ; en effet, ils se disent certains que, si tu te montres un citoyen éminent et un consul hors pair, c’est parce que tu es docile à mes recommandations et mes conseils… Je suis allé à Naples rendre visite à L. César malade ; tout son corps était accablé par la douleur, mais il n’avait pas fini de me saluer qu’il me dit :…"Je félicite et je remercie Dolabella car c’est le seul consul, après toi, que nous pouvons appeler consul". 1 2 Plus exactement 75 drachmes par citoyen. Cela rappel la fin de Clodius, quand la foule avait brûlé son corps dans l’ancienne curie. 82 Cicéron contre les triumvirs Il a ensuite parlé longtemps de ton acte et même de ton « exploit » : "le plus magnifique, le plus éclatant qui ait jamais été accompli, le plus salutaire pour l’Etat". C’est d’ailleurs l’opinion unanimement exprimée 1». On peut également constater que l’orateur n’avait pas perdu sa haute estime de lui-même au fil des années. Et il ne s’en cache pas : « Je suis avide de gloire, et même à l’excès 2». Certes il faut prendre ces propos au second degré… Quoi qu’il en soit il se révéla vite que les actes de Dolabella étaient plus dirigés par l’envie de faire des coups d’éclats en nuisant au régent de la Ville, que par une véritable opposition construite à Antoine. Celui-ci, après avoir fait un tour de l’Italie pour rassembler un nombre conséquent de vétérans de César, convoqua le Sénat pour le 1er juin. Cicéron se dirigea donc vers Rome, mais ne prit pas part à la séance, car celle-ci n’eut pas lieu. Les sénateurs effrayés par les soldats du consul qui constituaient une véritable armée, s’étaient dispersés. Qu’à cela ne tienne, Antoine convoqua les comices et fit voter des lois « conformes à son bon plaisir 3». Brutus et Cassius perdirent leurs provinces et furent relégués à des tâches inférieures4. Le 8 juin Cicéron les rencontra tous deux à Antium. Les républicains déjà démoralisés par le manque de sérieux de Dolabella, étaient fatigués des attaques répétées d’Antoine, ils ne savaient que faire. L’Arpinate leur conseilla d’accepter les missions octroyées par le consul. L’essentiel c’était que les conjurés restassent en vie jusqu’à que les circonstances permissent d’abattre Antoine. Brutus se rangea à l’avis du vieux consulaire, mais Cassius refusa ardemment de se rendre en Sicile. La réunion resta stérile. Pas de projets, pas de résolution, de fait rien de concret. Cicéron triste de voir la restauration de la République au point mort alors qu’elle avait si bien débuté, se prit à l’idée d’accompagner Dolabella pour ses cinq ans de proconsulat en Syrie. Ce dernier lui ayant demandé de venir en qualité de légat, cela ne posait aucun problème. Le 21 juillet il s’embarqua donc à Pompéi en direction de la Grèce. Mais pendant le trajet, il se remémora les épisodes antérieurs de sa vie et notamment sa fuite en Grèce en 49. La fuite ne lui avait rien apporté si ce n’était la honte, et, somme toute, il n’avait comme intérêt dans son présent voyage, excepté de voir comme son fils progressait à Athènes, que la fuite. Le consul le laisserait vivre et il pourrait certainement terminer sa vie tranquillement en lisant des livres philosophiques dans ses villas et en rédigeant des illustres ouvrages sur la rhétorique. Souvenons-nous que Cicéron avait dit au commencement de sa glorieuse ascension politique qu’il voulait être poète ou orateur, philosophe ou politicien. Toute sa vie il avait suivi cette idée, mais ce jour-là, sur le pont du navire qui l’emmenait en Grèce, il se décida. Il n’était pas de ceux qui choisissent le bien-être personnel face à l’intérêt de l’Etat. L’honneur lui imposait de faire marche arrière, le devoir de rentrer en Italie et de marcher, seul, sur Rome. Il savait que s’il prenait la fuite, la République serait définitivement morte, remplacée par un royaume sous la direction d’Antoine. Seul le plus grand orateur de l’histoire romaine pouvait sauver la liberté. « J’ai voulu cependant qu’aujourd’hui ma voix laissât à la République le témoignage de mon constant dévouement envers elle. 5» Le consul de 63 ne pouvait permettre, au nom des idées et des convictions qu’il avait défendues tout au long de sa vie, qu’Antoine devint empereur. Il se retourna vers le pilote et lui donna l’ordre de faire marche arrière vers la terre italienne. Désormais il n’y avait plus d’échappatoire, c’était la victoire et la restauration de la République ou la mort et l’instauration de l’Empire. 1 Cicéron, Correspondance, IX, DCCXXXIX à P. Cornélius Dolabella, 1, 3. Ibidem, DCCXXXIX à P. Cornélius Dolabella, 2. 3 Grimal, Cicéron, p. 383. 4 Ils devaient procéder à des réquisitions de blé en Asie et en Sicile. 5 Cicéron, Philippiques, I, III, 10. 2 83 Cicéron contre les triumvirs Le 17 août, Cicéron rencontra Brutus à Vélia. Celui-ci lui apprit qu’Antoine s’était fait menaçant et condamnait ses opposants à rester chez eux. Le vieux consulaire n’avait pas l’intention de se laisser intimider. Son entrée à Rome le 31 août fut triomphale. « Il sortit audevant de lui une foule si considérable, que les compliments et les témoignages d'affection qu'il reçut depuis les portes de la ville jusqu'à sa maison consumèrent presque toute la journée. 1» Depuis son départ fin mars, la situation dans la Ville avait grandement évolué du fait d’un jeune homme de moins de vingt ans, Octave, né sous le consulat de Cicéron et fils d’Attia qui était la nièce de César. Il appartenait donc à une branche plutôt secondaire de la grande famille Julii. Il n’aurait jamais eu qu’un avenir politique mineur si César, ayant vu dans les yeux de l’enfant une intelligence prodigieuse -il discutait déjà politique avec son grand-oncle à 17 ans- ne l’avait adopté dans son testament. Antoine, lors de la lecture publique du texte, n’avait pas vu l’utilité de passer sous silence l’acte d’adoption. Mal lui en avait pris car le jeune Octave, ayant quitté ses études dans le sud de l’Italie, rentra à Rome et lui disputa l’héritage de César que le consul croyait pouvoir s’approprier sans difficulté. Il fit également célébrer les jeux de la victoire de César, en l’honneur de son grand-oncle et cela contre l’avis d’Antoine et des édiles qui s’étaient refusés à les organiser. Cicéron qui savait lui aussi reconnaître le talent, avait toujours été attaché au jeune garçon qu’il avait rencontré par hasard sur le forum alors qu’il jouait avec les autres enfants. Octave, s’était non seulement opposé à Antoine en de multiples points mais avait aussi commencé à recruter, lui aussi, des vétérans de César pour faire contrepoids aux armées du consul. Son offre, légèrement supérieure, avait même réussi à lui obtenir les faveurs d’une partie des soldats du nouveau tyran2. Cicéron était à peine rentré à Rome que Philippe, second époux d’Attia, et Marcellus son beau-frère, vinrent avec Octave le trouver. « Et tous ensemble ils convinrent que Cicéron appuierait le jeune César de son éloquence et de son crédit dans le sénat et auprès du peuple, et que le jeune César emploierait son argent et ses armes à protéger Cicéron contre ses ennemis 3.» Les deux grandes figures historiques s’entendaient bien ; Cicéron considérait en effet le jeune homme comme un disciple très doué4. Le 1er septembre, Antoine convoqua le Sénat pour voter la divinisation de César. Cicéron ne vint pas et mit son absence sur le compte de la fatigue due à son voyage. En réalité l’orateur ne pouvait aller à la curie car il n’approuvait pas la mesure et le consul avait fait comprendre à tous les sénateurs qu’il ne tolérerait plus des attaques comme celle qu’il avait subie quelques semaines auparavant de la part de Pison5. Et les sénateurs s’étaient pliés à l’injonction du tyran. Le Sénat en effet ne comptait presque plus d’hommes prêts à s’opposer à un pouvoir fort, la grande majorité ayant été tuée lors de la guerre civile ou ayant abandonné la politique. Malgré une lettre d’excuse qu’envoya Cicéron à Antoine pour le prévenir de son absence, ce dernier entra dans une grande colère et parla de le traîner de force jusqu’à la curie et de faire démolir sa maison. De tel propos étaient indignes d’un consul en charge, mais une fois de plus aucun sénateur n’osa émettre d’opposition. 1 Plutarque, Vie de Cicéron, XLIII. Octave ne pouvait disposer d’assez d’argent pour tenir les jeux et recruter une armée, il est donc probable qu’il ait été aidé dans sa tâche par des césariens hostiles à Antoine. 3 Plutarque, Vie de Cicéron, XLIV. 4 Ils échangèrent jusqu’à la fin de l’orateur, ou presque, une intense correspondance dont il ne reste, malheureusement, que des fragments. 5 Il s’agit bien du Pison qui est l’ennemi de Cicéron, mais ami de ce dernier dans leur lutte contre Antoine. 2 84 Cicéron contre les triumvirs On ne sait si ce furent ces menaces ou tout simplement la haine du vieux consulaire pour le tyran et ses allures de Clodius qui décidèrent Cicéron à agir comme il le fit. Le Sénat devait se réunir à nouveau le lendemain, mais sous la direction de Dolabella, Antoine n’ayant pas jugé utile de se rendre à la séance qui n’était pas d’une importance majeure. Les Pères qui étaient présents virent alors arriver Cicéron qui demanda à prendre la parole. Dolabella la lui ayant offerte, il commença par le remercier de sa bonne gestion du gouvernement puis, se retournant vers l’assemblée, il prononça la première de ses Philippiques1. La surprise fut totale, personne ne s’attendait à ce que quelqu’un osât encore braver le tyran. Certes le discours n’était qu’une attaque très modérée portant uniquement sur les actes illégaux du consul. Mais le courage de l’orateur fit se relever les partisans de la République et son audace effraya ses détracteurs. « Mais lui (vous l’avez entendu), il dit qu’il se rendait chez moi avec des ouvriers. Voila bien de la colère et fort peu de retenue ! Car à quel méfait s’applique un pareil châtiment, pour qu’il ait osé dire devant notre ordre sénatorial qu’avec des ouvriers de l’Etat il démolirait une maison construite aux frais de l’Etat, par décision du Sénat 2». « Eh quoi ! des autres maux politiques, est-on libre d’en parler ? Moi, je suis libre de le faire et je serai toujours libre de défendre ma dignité et de mépriser la mort ; qu’on me laisse seulement la possibilité de venir en ce lieu, je ne me dérobe pas au danger d’y parler. 3» « Ce que j’appréhende davantage, c’est que, ignorant le véritable chemin de la gloire, tu croies qu’il est glorieux pour toi d’avoir à toi seul plus de pouvoir que tous les autres et que tu aimes mieux être craint de tes concitoyens qu’être aimé d’eux. Si telle est ta pensée, tu ignores complètement le chemin de la gloire : être cher à ses concitoyens, bien servir la patrie, être loué, honoré, aimé, voila qui est glorieux ; mais être craint, être en butte à la haine, c’est une condition odieuse, exécrable, fragile et précaire. 4» La parole et le glaive La riposte d’Antoine ne se fit pas attendre. Désireux de prouver aux sénateurs son talent oratoire, il recruta un rhéteur et composa avec lui une réponse à l’attaque de l’Arpinate. Le pamphlet fut d’une rare violence. Il suivait méticuleusement toutes les époques de la vie de Cicéron en l’attaquant dans quelque épisode qu’il le pût. Rien ne fut épargné à l’avocat : son consulat, l’exécution des amis de Catilina et sa fuite en Grèce avec la chute que nous connaissons. Le consul en arriva à argumenter que le vieil orateur aurait été mêlé à l’assassinat de César quand bien même il n’en aurait pas été l’instigateur. Cicéron ne répondit pas à la convocation du tribun, moins par lâcheté personnelle que par crainte d’un assassinat ce qui, connaissant le tempérament d’Antoine et des anciens césariens affiliés à sa personne, n’était pas improbable. L’ancien tribun récidiva quelques jours plus tard5 devant le peuple, critiquant jusqu’aux membres de la conjuration -que certains se plaisaient à appeler : « les libérateurs »- et tous ceux qui lui avaient fait obstacle depuis sa prise de pouvoir, notamment le tribun de la plèbe T. Cannutius. 1 Pourquoi Philippiques et pas Antorines ou Antiniliques ? C’est en analogie avec les Philippiques prononcées par l’orateur athénien Démosthène contre le pouvoir de Philippe II de Macédoine (père d’Alexandre). 2 Cicéron, Philippiques, I, V, 12. 3 Ibidem, VI, 14. 4 Ibidem, XIV, 33. 5 Le 2 octobre 44. 85 Cicéron contre les triumvirs Mais le consul, bien que doué d’un certain talent, n’était pas de taille face au plus célèbre avocat de l’histoire romaine. Retiré dans sa villa de Pouzzoles, ce dernier mit au point la 2ème Philippique qui est certainement la plus célèbre de toutes. Cicéron, fidèle à ses habitudes oratoires, commence par se défendre. Puis, ayant démontré qu’aucun des reproches que lui avait adressés Antoine n’était justifié, il contre-attaqua avec une furie qui n’avait rien à envier à celle de son adversaire. La vie privée du tyran ne fut pas épargnée et notamment sa réputation de buveur invétéré. « Veux-tu donc que nous passions ta vie en revue depuis l’enfance ? Tel est mon avis : prenons les choses à l’origine. Te souviens-tu que tu portais encore la robe prétexte, quand tu as fait banqueroute ? C’est, vas-tu dire, la faute de ton père. Je l’admets. Voila, en effet, une excuse qu’inspire la piété filiale… Tu as pris la toge virile et, aussitôt, tu en as fait une toge féminine. D’abord prostituée offerte à tous ; prix fixe pour ton infamie, et qui n’était pas médiocre. Mais bientôt survint Curion1, qui t’enleva au métier de courtisane et qui, comme s’il t’avait donné la robe des matrones, t’a établi en un mariage stable et régulier. Jamais jeune esclave acheté pour la débauche ne fut sous la puissance de son maître aussi complètement que toi sous celle de Curion. 2» « C’est toi, oui, c’est toi Marc Antoine, qui as pris l’initiative, quand C. César voulait un bouleversement général, de lui fournir un prétexte, pour engager la guerre contre la patrie. 3» « Parlons plutôt de ce qui dénote une dissipation de la pire espèce. Toi, avec ce gosier, ces flancs, cette robustesse de tout ton corps de gladiateur, tu avais absorbé tant de vin aux noces d’Hippias qu’il t’a fallu le vomir en présence du peuple romain, le lendemain encore. Quelle chose ignoble non seulement à voir, mais même à entendre raconter ! Si c’était à table, au milieu de ces coupes énormes dont tu te sers, que cela fût arrivé, qui ne le regarderait pas comme une honte ? Mais, en pleine assemblée du peuple romain, dans l’exercice des fonctions publiques, un maître de cavalerie4, pour qui ce serait une honte de roter, vomit, en couvrant de débris d’aliments qui sentaient le vin ses vêtements et tout le tribunal. 5» « La pique des enchères fut plantée devant le temple de Jupiter Stator et les biens de Cn. Pompée mis à l’encan (malheureux que je suis ! J’ai épuisé mes larmes et cependant la douleur reste fixée dans mon cœur), les biens, dis-je, du grand Cn. Pompée ont été livrés aux aigres glapissements d’un crieur public. Cette seule fois, la cité, oubliant sa servitude, fit entendre des gémissements ; et, bien que les âmes fussent asservies, quand tout était écrasé par la terreur, les gémissements du peuple romain furent libres. Dans l’attente générale où l’on était de voir qui serait assez impie, assez fou, assez ennemi des dieux et des hommes pour participer à ces abominables enchères nul autre ne se trouva qu’Antoine… Quand il fut plongé jusqu’au cou dans les richesses de ce grand homme, il se livrait à ses transports de joie, vrai personnage de mime, hier dans l’indigence et soudain dans l’opulence. Mais, comme dit je ne sais quel poète (Cn. Naevius) "Bien mal acquis ne profite jamais" 6» 1 Il s’agit du Curion qui fut l’ « ami » de Cicéron et le lieutenant de César. Cicéron, Philippique, II, XVIII, 44, 45. 3 Ibidem, XXII, 53. / Il s’agit de l’incident avec Lentulus dans la curie et la fuite d’Antoine qui s’en suivit. César avait pris l’incident comme l’un des prétextes à son invasion. Cf. pages 39-40. 4 Le maître de cavalerie est une magistrature spéciale crée à la fin du 6ème siècle avant JC. Le maître de cavalerie est nommé par le dictateur en cas de crise. Il devient alors son second jusqu’à la fin de son mandat. 5 Cicéron, Philippique, II, XXV, 63. 6 Ibidem, XXVI, 64. 2 86 Cicéron contre les triumvirs « Précisément en ce temps où tous, moi excepté, te tenaient pour un grand homme de bien, tu as organisé de la façon la plus criminelle les funérailles du tyran –si on peut leur donner le nom de funérailles. C’est ta magnifique oraison funèbre, ce sont tes lamentations, ce sont tes exhortations, c’est toi, oui, c’est toi qui as allumé ces torches, et celles qui ne l’ont consumé qu’à demi1 et celles qui ont incendié et détruit la maison de L.Bellineus ; et c’est toi qui as lancé contre nos maisons les assauts d’hommes tarés, esclaves pour la plupart, que nous avons repoussés de vive force. 2» Le discours ne fut néanmoins jamais prononcé. Cicéron préféra une publication qu’il jugeait plus efficace à long terme. « Les échos qu’elle éveillerait seraient plus nombreux et plus durables. 3» L’effet produit par la violence du réquisitoire était irréversible. Pour l’ancien consulaire c’était la victoire ou la mort. Lui-même ne s’en cachait pas, il perdrait certainement la vie dans le combat mais il se disait prêt à accueillir la mort avec joie si elle pouvait servir au rétablissement de la République : « Bien plus : je ferai volontiers le sacrifice de ma vie, si, par ma mort, je puis réaliser pour les citoyens le rétablissement de la liberté, pour qu’enfin la douleur du peuple romain enfante ce dont elle est en travail depuis longtemps. Car si, il y a quelque vingt ans, dans ce même temple, j’ai déclaré que la mort ne pouvait être prématurée pour un consulaire, avec combien plus de vérité ne dirai-je pas aujourd’hui qu’elle ne peut l’être pour un vieillard. Pour moi, en vérité, sénateurs, la mort est désormais à désirer, après tous les honneurs que j’ai obtenus et toutes les actions que j’ai accomplies. Je ne forme plus que deux voeux : d’abord, de laisser en mourant le peuple romain libre (les dieux immortels ne peuvent m’accorder de faveur plus grande), en second lieu, que chacun ait le sort que lui auront mérité ses services envers la République. 4» La guerre était désormais officiellement déclarée entre le vieux politicien et le général. Chacun fourbissant ses armes pour une confrontation directe. Antoine fit rentrer de Macédoine quatre légions qu’il paya grassement. Le 9 octobre il partit à Brindes pour les accueillir, comptant bien les utiliser pour menacer ses opposants. Cicéron savait qu’il ne pourrait engager la véritable bataille avant l’entrée en fonction des nouveaux consul élus : C. Vibius Pensa et A. Hirtus, tous deux anciens césariens mais tous deux opposés à la prise de pouvoir d’Antoine. Jusqu’à cette date le plus important était de survivre. L’orateur quitta donc une fois de plus la Métropole pour ses villas italiennes où il composa son dernier traité : « sur les devoirs », de officiis, dans lequel il ne put s’empêcher de mettre en évidence que tous ceux qui restaient inactifs dans les circonstance d’alors, même s’ils ne soutenaient pas les partisans d’Antoine, étaient injustes car ils laissaient prospérer l’injustice. Le 1er novembre Cicéron reçut une lettre d’Octave. Celui-ci l’informait du recrutement massif qu’il avait accompli en Campagnie, ajoutant qu’il se proposait d’en accomplir de nouveaux dans d’autres colonies. Il se proposait de rejoindre le camp sénatorial et de mettre ses troupes à sa disposition. Cette alliance entre le parti d’Octave et celui de Cicéron, soutenu par le Sénat, était à même de renverser le camp d’Antoine. L’orateur l’avait parfaitement compris, cependant il tergiversa longtemps car le ralliement au jeune César 5 était un acte très risqué. 1 Cicéron veut sous-entendre que Antoine par ses actes, n’a pas fait correctement recevoir à César les honneurs de l’incinération. 2 Cicéron, Philippique, II, XXXVI, 90, 91. 3 Grimal, Cicéron, p. 392. 4 Cicéron, Philippique, II, XLVI, 119. 5 Octave avait en effet pris le nom / titre de César lors de son adoption posthume. Il bénéficiait ainsi de la popularité de ce dernier. 87 Cicéron contre les triumvirs Le jeune ambitieux voulait clairement se servir de la crise pour conquérir un grand pouvoir. Si après l’avoir aidé dans son ascension, ce que lui proposait le Sénat ne lui plaisait pas, il risquait fort d’être impossible à arrêter et de devenir le nouveau tyran dont il avait bien plus la carrure que son prédécesseur. Le jeune politicien joua cependant de bonne volonté et aligna les bons arguments, ceux-ci commencèrent à faire changer l’avis de l’Arpinate. Et quand Octave prononça devant les Pères un discours excellent accusant Antoine de nombre de maux et qu’il l’eut envoyé à Cicéron qui ne put que l’approuver, l’orateur se rangea de son côté contre l’avis d’Atticus et de Brutus. « Cicéron, n'écoutant que sa haine contre Antoine, se déclara pour le jeune César, et en fut vivement repris par Brutus, qui lui reprocha de ne pas craindre un maître, mais seulement un maître qui le haïssait ; et qu'en faisant dans ses discours et dans ses lettres l'éloge de la douceur de César, il ne cherchait qu'à se ménager une servitude moins dure. 1» Il ne pouvait laisser un « enfant » porter seul le destin de la République. Aussi, oubliant la prudence, revint-il à Rome le 9 décembre, presque un mois avant la fin du mandat d’Antoine. Il prononça le 20 décembre ses troisième et quatrième Philippiques destinées respectivement au peuple et aux Pères. Il s’expliqua de ce choix à Brutus : « Les tribuns de la plèbe ont convoqué le Sénat le 20 décembre…j’avais déjà décidé de ne pas me rendre au Sénat avant le 1er janvier ; cependant ton édit étant publié précisément ce jour, j’ai jugé sacrilège ou bien que le Sénat tînt séance sans qu’il fût question de tes bienfaits divins envers la République, ce qui aurait été le cas si je ne m’y étais pas rendu, ou encore, si l’on parlait de toi avec honneur, que je ne fusse présent. 2» En effet le gouverneur de la Gaule cisalpine, Décimius Brutus, qui avait également participé à la conjuration contre le dictateur, avait fait le même jour, encouragé par Cicéron, publier un édit qui prévenait les Pères de sa décision ; il allait tenir bon et conserver sa province à la disposition du Sénat et du peuple romain. Les sénateurs, comprenant quel camp la fortune avait choisi, ne pouvaient pas encore prendre de décisions légales contre le consul, les lois de César le protégeant. Mais ils firent cependant clairement ressentir qu’ils se joignaient au choix de Cicéron et se ralliaient à Octave contre le successeur du tyran. Entre-temps les « libérateurs » avaient rejoint leurs provinces bien que les agissements du consul leur en aient légalement enlevé le commandement. Brutus avait fait voile vers la Crète et de là s’était rendu en Grèce où il avait reçu le soutien des gouverneurs de Macédoine et d’Asie et en conséquence de leurs troupes. Antoine avait également échangé sa province proconsulaire de Macédoine contre la Gaule cisalpine bien mieux située et beaucoup plus importante stratégiquement. Antoine comprit qu’il n’avait plus rien à attendre de l’assemblée, il la plaça devant le fait accompli et mit le siège à Modène où s’était retranché Décimius. Dès l’entrée en charge des nouveaux consuls le 1er janvier les délibérations furent vives pour savoir si l’on déclarerait oui ou non Antoine ennemi public. Cicéron fut, avec Pansa dans une moindre mesure, partisan de la fermeté et prononça à cette occasion sa cinquième Philippique. En face, le beau-père de l’ancien lieutenant de César, Q. Fufius Calenus parla pour la paix, ne pouvant se résoudre à déclarer ennemi d’Etat un ancien compagnon d’armes. L’Arpinate semblait devoir l’emporter mais le vote fut reporté deux jours de suite ; la première fois car la séance avait atteint le crépuscule et la seconde parce qu’un tribun de la plèbe, Salvius, imposa à tous une nuit de réflexion. Le 3 janvier Pison parla en faveur d’une solution pacifique ce qui retourna les sénateurs, mais on ne prit toujours aucune décision concrète. 1 2 Plutarque, Vie de Brutus, XXVI. Cicéron, Correspondance, X, DCCCXXXI à Décimius Junius Brutus, 1. 88 Cicéron contre les triumvirs Le 4 on décida enfin d’envoyer une ambassade à Antoine. Il obtiendrait comme province proconsulaire la Gaule chevelue à condition de lever le siège de Modène, et de retirer son armée à plus de 200 miles de Rome. En cas de refus il serait déclaré ennemi public. En prévision de quoi Hirtus marcha vers Modène avec des troupes. On décerna également, selon une proposition de Cicéron, des honneurs à Octave ; celui-ci pourrait siéger au Sénat, on légaliserait son armée et il aurait le droit de briguer quelque magistrature que ce fût en dépit de son âge. Tout, en apparence, montrait que le consul resserrait lentement l’étau sur Antoine. Du 4 janvier au 1er Février, où l’on reçut la réponse de l’ancien tribun, Cicéron prononça la sixième et la septième Philippique, la première au peuple, la seconde au Sénat. Il combattait sur tous les fronts. Protégeant les conjurés contre des attaques césariennes, montant le peuple contre l’homme qui assiégeait Modène et ralliant à lui le plus de gouverneurs et de sénateurs possibles. Plus les jours avançaient et plus la défaite d’Antoine semblait probable. Brutus s’était débarrassé des dernières oppositions dans la majeure partie des provinces orientales et avait rassemblé une armée qu’il tenait à la disposition de la République. Ses troupes étaient l’exact opposé de celles que Pompée avait rassemblées quelques années plus tôt ; elles comptaient nombre de jeunes officiers dont Horace et le fils de Cicéron chargé d’une unité de cavalerie. De même lorsque Dolabella était arrivé en Syrie pour commencer son proconsulat, il y avait trouvé Cassius qui était déjà en place avec de nombreuses troupes. Le Sénat confirma alors la magistrature à l’ancien conjuré et ce pour six ans. Dolabella, furieux, tua par traîtrise le gouverneur d’Asie, prit sa place, et se prépara à envahir la Syrie. Il remporta bien quelques succès maritimes grâce au soutien de Cléopâtre, mais, déclaré ennemi public, il fut finalement vaincu et se suicida. L’Orient fut entièrement sous contrôle des conjurés, et donc du Sénat, à la fin du printemps 43. Restait l’Occident. La proposition d’Antoine au sénateurs : la Gaule chevelue pour six ans, six légions et les décisions qu’il avait prises en tant que consul confirmées ce que le Sénat avait déjà refusé de faire, fut jugée inacceptable par la curie. Le 2 février, on vota l’état d’urgence, les Pères se refusant encore à nommer officiellement l’ancien consul ennemi public. Cicéron continua son combat et prononça le 3 avec la huitième Philippique qui dissertait sur la décision prise la veille. L’orateur la considérait comme absurde. Mieux vaut une vraie guerre ; une guerre « larvée » n’aurait que des désavantages pour le camp républicain. « Nous ne voulons pas qu’il y ait apparence de guerre. Quel fondement donnons-nous donc aux municipes et aux colonies, pour fermer leurs portes à Antoine, pour enrôler des soldats sans contrainte ni amende, avec empressement et spontanéité, pour promettre des subsides à l’Etat ? En supprimant le mot de guerre, on supprimera le zèle des municipes ; et l’assentiment unanime du peuple romain, qui déjà s’est porté vers notre cause, si nous nous relâchons, s’affaiblira nécessairement. 1» Cette fois les arguments de l’orateur l’emportèrent. Sa proposition d’offrir l’amnistie à tous les déserteurs d’Antoine fut adoptée et l’on sous-entendit que quiconque supprimerait l’ennemi recevrait une forte récompense. Parallèlement Hirtus et Octave qui avaient reçu les pleins pouvoirs grâce à la déclaration de l’état d’urgence, annoncèrent qu’ils avaient engagé les opérations contre l’ancien vassal de César. Dès le début de la guerre, Antoine fit figure de vaincu, ce qui facilitait grandement la tâche de Cicéron car nombre de sénateurs votaient en fonction de la situation plus que par véritable dévouement à tel ou tel camp. 1 Cicéron, Philippique, VIII, II, 4. 89 Cicéron contre les triumvirs Le consul de 63, par son seul talent oratoire et son habile stratégie politique, avait, malgré la mauvaise volonté sénatoriale, passé la corde au cou de son ennemi. Il ne restait plus qu’à la tendre et la République serait sauvée. Mais cette fois Cicéron avait été joué. Dans l’ombre un homme avait, sous couvert d’une bonne cause, gravi les échelons et outrepassé les lois protégeant l’Etat des ambitieux, il était devenu l’un des plus puissants personnages de Rome. Il ne lui restait plus qu’à éliminer ses adversaires pour être l’unique maître de l’Empire romain. Le point décisif Cicéron n’avaient jamais totalement fait confiance aux deux consuls de 43 car ils avaient tous les deux été des fervents partisans du dictateur les années précédentes. Le discours de Pison lors des premiers jours de janvier pour faire preuve de clémence envers Antoine l’avait renforcé dans son doute sur leur réelle ferveur dans le combat pour le régime républicain. «… en particulier ce qui concerne les consuls désignés : ce sont des hommes que je connais à fond, pétris de la sensualité et de la mollesse propres aux âmes complètement efféminées ; s’ils ne quittent pas la barre, il y a un risque majeur de naufrage universel. 1» Les consuls cependant n’étaient pas aussi lâches que Cicéron les présente. En ce mois de février ils eurent l’occasion d’achever Antoine, de restaurer la République et pourtant ils ne le firent pas. Pourquoi ? Parce qu’ils en furent empêchés par le Sénat. Le parti de la paix, toujours influent à la curie malgré les manœuvres de l’orateur, avait en effet fait adopter à l’illustre assemblée la proposition de l’envoi d’une seconde mission diplomatique auprès d’Antoine. Cicéron avait, dans le courant du mois de février, prononcé la 9ème Philippique, éloge funèbre pour son ami Sulpicius Rufus qui était mort de maladie au cours des premières négociations avec Antoine. Choisi pour être l’un des trois membres de la mission diplomatique, il n’avait pas voulu se dérober à sa tâche et était décédé au cours de sa mission. La 10ème Philippique, rédigée un peu plus tard, appuyait une proposition faite au Sénat de donner à Brutus l’imperium sur la Macédoine et la Grèce. La 11ème Philippique avait, quant à elle, incité les Pères à confier à Cassius la mission d’éliminer Dolabella, mission initialement déléguée aux consuls. Ce fut un échec. Cependant les conjurés des ides de mars débarrassèrent tout de même l’Orient du consul de 44 peu après et cela sans l’accord du Sénat2. La 12ème Philippique, fut plus importante, au même titre que la 1ère, la 2ème ou la 8ème. Cicéron y attaqua violemment les nouvelles tractations de paix, jugeant qu’elles étaient premièrement inutiles, Antoine n’avait-il par répondu par la négative voire par le mépris aux premières, et secondement pouvaient affaiblir le camp et les troupes républicaines, fatiguées de rester inactives pendant que les aristocrates faisaient des délibérations stériles. S’il y a eu erreur, Sénateurs, sous l’effet d’un espoir faux et fallacieux, revenons sur le droit chemin. Le meilleur port, pour qui se repent, consiste à changer de dessein. En quoi peut bien servir à la République, par les dieux immortels, notre députation ? Je dis : servir ; et si elle va même nuire ? Elle va, et si déjà elle a fait du tort et nui ? Ce désir si vif et si ferme qu’avait le peuple romain de recouvrer la liberté, ne le croyez-vous pas diminué et affaibli par l’annonce d’une députation en vue de la paix ? Et les municipes ? Et les colonies ? Et l’Italie entière ? Pensez-vous qu’ils garderont la même ardeur, qui les avait enflammés contre l’incendie commun ? 1 Cicéron, Correspondance, X, DCCCXXXIV à Tiron, 1. Les dates retenues pour les 9ème, 10ème, 11ème et 12ème Philippiques furent respectivement prononcées le 4, le 15 février puis le 8 et le 10 mars mais elles sont incertaines. 2 90 Cicéron contre les triumvirs Ne croyons-nous pas qu’ils vont se repentir d’avoir déclaré et manifesté leur haine contre Antoine, ceux qui ont promis de l’argent et des armes, ceux qui se sont portés, corps et âme, au salut de la République ? Comment notre résolution présente sera-t-elle approuvée de Capoue, qui, en ces derniers temps, s’est montrée une seconde Rome ? Elle, elle a jugé, rejeté, chassé des citoyens impies ; elle, oui, cette cité, aux efforts si courageux, a vu Antoine échapper de ses mains. Et nos légions ? Nos résolutions ne leur coupent-elles pas les nerfs ? Qui donc pourrait avoir le cœur enflammé pour la guerre, si on lui offre l’espoir de la paix ? 1» On peut s’étonner de cette hargne qu’avait Cicéron de déclarer la guerre à l’ennemi en comparaison de la fougue avec laquelle il réclamait la paix lors du début de la guerre civile. L’orateur avait-il radicalement changé durant les six années séparant les deux conflits ? Sans aucun doute oui, le remplacement de la République par un régime dictatorial et la mort de sa fille l’avaient profondément transformé. Mais il faut aussi prendre en compte les circonstances. En 49 la paix était le meilleur moyen, si ce n’est le seul, de sauvegarder les institutions républicaines attaquées par les triumvirs et leur guerre. En 43, la paix conserverait le régime en place mit en place par César qui donnait le pouvoir à un seul. Seule la victoire sur les partisans du pouvoir unique pourrait, peut-être, restaurer le système « démocratique ». Sans compter que la première fois le temps jouait pour les sénateurs. La seconde, chaque minute renforçait Antoine et affaiblissait les républicains. Je ne pense pas que l’on puisse dire que Cicéron avait des opinions facilement changeantes. Sa cause, dans les deux conjonctures, il l’avait défendue farouchement, on ne peut le nier. Pendant que le Sénat lui envoyait ambassade sur ambassade, Antoine se renforçait. Il se rapprocha de Lépide, gouverneur de l’Espagne citérieure et de la Gaule narbonnaise et de Munatius Plancus qui avait sous sa juridiction la Gaule chevelue et la Gaule Transalpine. Tous deux avaient été mis en place par César et maintenus par Antoine. Là aussi les transactions du Sénat se révélèrent néfastes. Les deux gouverneurs voyant que les certitudes de la victoire de Cicéron s’effritaient petit à petit, minées par le parti de la paix, envoyèrent des lettres aux Pères pour les encourager à conclure une trêve avec Antoine. Voyant le danger, l’orateur réagit immédiatement. Il envoya des lettres aux deux hommes incriminés et prononça parallèlement, le 20 mars, sa 13ème Philippique. Incitant tous les honnêtes gens à combattre le nouveau tyran. Il fit également un éloge à Sextus Pompée pour sa collaboration dans la crise, il remémora à tous le souvenir de son illustre père. Il espérait ainsi réveiller les derniers pompéiens qui s’étaient retirés après la victoire de César. C’était un choix dangereux. Nombre de sénateurs, de puissants et de citoyens ressentaient encore du respect, sinon de l’amour pour celui qui les avait soit mis en place, soit défendus soit comblés de présents. L’orateur risquait gros. Mais il n’y eut pas de réaction supplémentaire aux propositions de paix que défendaient les anciens césariens convaincus. La haine et le mépris d’Antoine que l’Arpinate leur avait inculqués avaient, chez beaucoup, pris le dessus. Le 14 avril les troupes de Pansa qui venaient renforcer celles d’Hirtus, furent prises dans une embuscade tendue par Antoine et Pansa fut grièvement blessé mais son collègue arriva à temps et infligea une sévère défaite au consul de 44. Celui-ci parvint néanmoins à s’en sortir vivant. 1 Cicéron, Philippique, XII, II, III, 7. 91 Cicéron contre les triumvirs Le 18, Rome apprit la nouvelle de l’embuscade. Le chaos fut semblable à celui qui avait suivi l’ordre d’évacuation de Pompée quelques années plus tôt. « …l’ensemble des citoyens, comme frappé de peur, se répandait hors de la Ville, avec femmes et enfants, pour te rejoindre (Brutus en Grèce). 1» Mais tout changea quand fut connu, le 20, la véritable issue de l’affrontement. « Mais le 20 avril, réconfortés, ils aimaient mieux attendre ici ta venue qu’aller vers toi. Ce jour-là, en vérité, j’ai reçu la plus belle récompense de mes efforts laborieux et de mes veilles sans nombre, si du moins, il y a une récompense à tirer d’une gloire authentique et sans faille ; de fait, toute la population que contient notre ville accourut vers moi ; elle m’escorta jusqu’au Capitole ; et je fus installé aux Rostres au milieu d’un concert de cris et d’applaudissements. Il n’y a aucune vanité chez moi, et il ne doit pas y en avoir ; cependant l’accord unanime des ordres, les manifestations de reconnaissance et les félicitations m’émeuvent, parce qu’il est superbe de se rendre populaire en s’employant au salut du peuple. 2» Cet élan du peuple était d’avantage dû au soulagement de ne pas devoir prendre l’exil une nouvelle fois qu’à la défaite d’Antoine. L’Arpinate s’en était probablement rendu compte mais ce succès lui faisait quand même très plaisir. L’orateur cependant, savait d’expérience qu’il ne fallait pas se relâcher et vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué, il prononça donc sa 14ème Philippique3. « Si la lettre qui a été lue, Sénateurs, en m’apprenant que l’armée des ennemis les plus scélérats a été taillée en pièces et mise en déroute, m’apprenait aussi (ce que nous souhaitons et ce qui nous semble découler de la victoire acquise) que D. Brutus est maintenant sorti de Modène, j’estimerais sans aucun doute que, comme son péril nous a fait endosser la tenue militaire, son salut doit nous faire revenir au costume antérieur. Mais avant l’arrivée de la nouvelle, que la cité attend avec une telle impatience, il suffit de se réjouir d’une bataille aussi importante et glorieuse ; le retour au costume civil doit être réservé pour la victoire décisive ; or, l’achèvement de cette guerre se confond avec le salut de D. Brutus. Mais que signifie cette motion de changer de costume pour aujourd’hui, puis de reparaître demain en tenue militaire4 ? Nous, une fois revenus au costume que nous désirons et souhaitons, faisons en sorte de le conserver à perpétuité. 5» La victoire semblait totale pour les républicains et pour Cicéron. « Il n’a point d’armes. Mais sa parole lève des armées, en créant un immense courant d’union. Ce vieillard passionné retrouve ses anciennes joies. De nouveau des torches s’allument devant lui6. Il voit briller les cuirasses des chevaliers qui l’escortent. Et parce qu’il croit avoir vaincu les armes par la pensée, il salue la liberté. 7» Le seul problème que relevait l’orateur dans ses lettres était le maintient du contrôle sur le jeune ambitieux Octave. « Chez le jeune César, une étonnante supériorité naturelle ; souhaitons avoir autant de facilité à le diriger et à le contenir dans l’éclat des honneurs et de la popularité, que nous en avons eu jusqu’à présent à le contenir ! C’est là, pour tout dire, une tâche plus difficile, mais cependant je ne désespère pas ; car le jeune homme est persuadé, surtout par mes soins, que nous devons notre salut à son intervention 8». 1 Cicéron, Correspondance, X, DCCCLXVI à Brutus, 2. Ibidem, DCCCLXVI à Brutus, 2. 3 …et dernière qui nous est parvenue. Il y en aurait eu au moins 17. 4 P. Servilius Isauricus avait en effet proposé plusieurs jours de « supplications » aux dieux et le dépôt de la tenue militaire. 5 Cicéron, Philippique, XIV, I, 1, 2. 6 Référence à sa victoire sur Catilina. Après l’exécution des condamnés, les citoyens escortèrent Cicéron avec des torches jusqu’à sa maison. Il est vrai que son combat contre Antoine ressembla beaucoup à celui contre Catilina. L’expérience en plus, les circonstances en moins. 7 Nicolet et Michel, Cicéron, p. 99. 8 Cicéron, Correspondance, DCCCLXVI à Brutus, 1. 2 92 Cicéron contre les triumvirs Antoine, malgré sa défaite, décida de maintenir le siège autour de Modène. Mal lui en prit. Le 26 avril1 Hirtus et Octave le prirent à revers et il dut subir un nouveau désastre. Modène était libérée et les troupes d’Antoine défaites. Leur général en réchappa et fuit vers la Gaule où devaient arriver ses dernières troupes de réserve, espérant qu’une aide providentielle de Lépide ou de Plancus l’aiderait à rétablir la balance en sa faveur mais avec peu d’espoir de réussite. On aurait dit la fuite de Charles le Téméraire des centaines d’années plus tard, s’échappant toujours presque seul pour revenir se faire battre. Malheureusement les deux consuls en fonction avaient perdu la vie dans cette lutte pour la République. Pansa était mort des blessures reçues lors du premier affrontement et Hirtus était mort en tentant d’en finir avec Antoine dans le camp du tyran qu’il avait réussi à investir durant le second. Octave avait néanmoins réussi à récupérer le corps avant les soldats adverses. D’ailleurs tout le monde convint qu’il s’était très honorablement battu, au contraire de la première bataille où on l’avait beaucoup raillé d’être resté à surveiller le camp2. « Dans le premier, il prit la fuite, s'il faut en croire Antoine, et ne reparut que deux jours après, sans cheval et sans cotte d'armes. On convient que, dans le second, il remplit les devoirs d'un chef et d'un soldat, et que le porte-enseigne de sa légion ayant été grièvement blessé dans la mêlée, il prit l'aigle sur ses épaules et la porta longtemps. 3» Les deux grands magistrats morts, Octave devenait seul commandant des troupes républicaines. Sa fulgurante promotion en une seule année engendra nombre de rumeurs ; certains prétendirent ainsi qu’il aurait tué Hirtus et Pansa pour prendre le pouvoir. Il est probable que ces prétendues vérités appartiennent à la légende d’Auguste et qu’elles furent inventées bien après les événements mais n’anticipons pas ! « Hirtius et Pansa périrent tous deux dans cette guerre, l'un sur le champ de bataille, l'autre, peu après, des suites d'une blessure. Le bruit se répandit qu'Auguste était coupable de leur mort, parce qu'après la défaite d'Antoine, la République étant sans consuls, il était seul maître de l'armée victorieuse. La mort de Pansa excita même de tels soupçons, que Glycon, son médecin, fut détenu en prison comme accusé d'avoir empoisonné sa blessure. Aquilius Niger ajoute qu'Auguste tua lui-même Hirtius dans la mêlée. 4» Le sort de la République Après ces victoires Cicéron avait obtenu ce que le Sénat lui avait toujours refusé : la condamnation d’Antoine et de ses soldats comme ennemis du peuple romain. L’orateur entrevit la victoire définitive ; Octave et Décimius poursuivaient les fuyards, Plancus, qui était le seul avec Lépide à pouvoir sauver Antoine d’une défaite définitive se rallia au Sénat. 1 La date est incertaine, soit le 25 soit le 26 avril. J’ai jugé que Hirtus avait laissé un maximum de temps à ses soldats pour se reposer donc le 26 mais c’est néanmoins très arbitraire. 2 Il en sera souvent ainsi par la suite. Octave, au contraire de son père adoptif, était beaucoup plus un politique qu’un soldat. Il ne remet la tenue militaire que dans des circonstances exceptionnelles. Ses plus grandes batailles et conquêtes furent presque toujours gagnées pour lui par ses généraux de confiance. 3 Suétone, Vie des douze Césars, Auguste, X. / Pour le déroulement du premier combat, la version d’Antoine semble avoir été largement remaniée. Auguste n’avait pas, certes, l’âme d’un soldat. Mais il n’aurait pas compromis sa carrière politique en fuyant d’un champ de bataille à la vue de tous. 4 Ibidem, XI. 93 Cicéron contre les triumvirs « Concernant ma personne, mon cher Cicéron, puisse seulement la République se délivrer avec mon aide des maux qui la menacent ! J’apprécie les honneurs et les récompenses venant de vous, car ils sont comparables à l’immortalité, mais en leur absence je ne rabattrai rien de mon ardeur et de ma persévérance…Le 26 avril, j’ai fait passer mon armée de l’autre côté du Rhône, à grandes étapes ; j’ai envoyé mille cavaliers à Vienne en avant-garde… Je te demande ton amitié, puisque tu sais qu’ainsi tu me paieras de retour. Bonne santé. 1» D’Orient, Cassius envoya une lettre pour avertir la Ville de sa victoire sur Dolabella, et Lépide fit savoir au consul de 63 qu’il se rattachait également au camp des vainqueurs. Il est probable que si Antoine avait été capturé en cette fin du mois de mai, la dictature de César serait restée dans l’histoire comme anecdotique ou presque et que la République aurait vécu encore de longues années troublées avant de mourir. Peut-être serait-elle cependant devenue une vraie démocratie prospère grâce aux réformes de César dans une version modifiée. Quoi qu’il en soit on ne peut refaire l’histoire. Antoine ne fut pas capturé et mon travail ne s’arrête pas à cette ligne. Camp de pont d’Argens, 22 mai 43 « En tout temps nous avons rivalisé entre nous d’une ardeur extrême à nous rendre mutuellement service, eu égard à nos liens d’étroite amitié, et veillé l’un sur l’autre avec un soin approprié à préserver cette ardeur ; cependant, j’ai la certitude que, dans cet immense bouleversement si soudain de la République, des rumeurs erronées, propagées par mes détracteurs, t’ont transmis à mon sujet des informations indignes de moi, bien faites pour t’émouvoir au plus haut point, étant donné ton amour pour la République. Je sais par mes représentants que tu les as accueillies avec précautions et que tu n’as pas jugé leur devoir une confiance aveugle ; je t’en suis fort reconnaissant, comme il se doit ; de fait, je n’ai pas oublié, en particulier, ces initiatives antérieures, qui sont nées de ta volonté, pour accroître et embellir ma dignité et qui resterons à jamais gravées dans mon cœur. Je te le demande avec force, mon cher Cicéron : si tu as bien présentes à l’esprit ma vie, mon ardeur, ma vigilance, ma loyauté dans mon activité politique passée, qui sont dignes de Lépide, attends-toi, dans l’avenir, à des actes de valeur égale ou d’autant plus grande et fais-toi d’autant plis un devoir de me soutenir de ton autorité que je te suis d’avantage redevable pour les services que tu me rends. Bonne santé. 2» Lépide et Plancus encerclaient alors Antoine et ses dernières troupes devant Fréjus. Lépide informa Cicéron qu’il retardait l’assaut pour laisser le temps au maximum de déserteurs d’Antoine de venir renforcer ses troupes. En réalité, une intense correspondance s’était établie entre Plancus, Lépide et Pollion, gouverneur de l’Espagne ultérieure qui avait également, le 16 mars, fait acte d’allégeance à la République. Les trois césariens hésitaient. Choisir Cicéron c’était être certains de la victoire, mais devoir non seulement rentrer dans une large mesure dans le rang des hommes normaux, des citoyens. C’était se rallier, d’une certaine manière au camp pompéien, aspect que Cicéron n’avait rien fait pour cacher quand il ne l’avait pas accentué. En face, avec Antoine, une victoire incertaine, mais la possibilité de bénéficier bien plus de celle-ci. C’était, en quelque sorte rester fidèles à leur camp d’origine. Plancus et Pollion, contrairement aux apparences, ne faisaient aucun choix décisif. Il leur aurait été très facile à ce moment de défaire Antoine mais ils ne le firent pas. Lépide, lui, choisit son camp. Le 29 mai, alors que sept jours auparavant il assurait encore l’Arpinate de sa fidélité, il trahit le Sénat et se rallia à Antoine avec toutes ses troupes. 1 2 Cicéron, Correspondance, XI, DCCCLXVII de L. Munatius Plancus, 2, 3. Ibidem, DCCCXCVII de Lépide, 1, 2. 94 Cicéron contre les triumvirs Quand la nouvelle parvint à Cicéron, celui-ci ne pouvant y croire, écrivit à Plancus pour demander des précisions. Il les reçut plus tôt qu’il ne le pensait ; le 30 mai Lépide écrivit au Sénat pour l’informer de sa trahison. C’était, selon lui, la faute de ses soldats qui avaient refusé de se battre contre Antoine et s’étaient joints à lui. Le 6 juin, Plancus confirma que la fraternisation avait bien eu lieu. La première planche du gibet que Cicéron avait préparé pour Antoine venait de se briser. Camp de Pont d’Argens, 30 mai 43 « Si vous-mêmes et vos enfants vous portez bien, tant mieux ; moi et mon armée nous portons bien. Je prends les dieux et les hommes à témoin, Pères conscrits, de l’esprit et des sentiments que j’ai toujours eus envers la République et de la préférence que j’ai accordée au salut et à la liberté communs sur tout le reste. Et je vous l’aurais prouvé sans délai, si la Fortune ne m’avait ôté de force mon pouvoir de décision personnel ; de fait, l’armée en totalité, attachée à sa tradition de sauvegarder la vie des citoyens et la paix générale, s’est soulevée et m’a contraint, à dire vrai, à prendre en charge le salut et le maintient dans leurs droits de toute cette foule de citoyens romains. Dans une telle situation, Pères conscrits, je vous supplie instamment de laisser de côté les offenses privées, de n’avoir d’égard qu’à l’intérêt suprême de l’Etat et de ne pas faire un crime du mouvement de pitié qui nous a animés, moi et mon armée, dans ce conflit entre citoyens. Si vous tenez compte du salut et de la dignité de tous, vous servirez mieux votre propre cause et celle de la République. 1» Ainsi c’était en grande partie pour faire respecter la justice et maintenir la paix que les troupes de Lépide et leur chef s’étaient jointes à Antoine. On peut dire que sur le plan du discours de propagande l’ancien chef de la cavalerie de César avait pris là une belle avance sur les propos des dictateurs de toutes les époques futures. On peut reconnaître ses propos dans ceux de personnages tristement célèbre : Hitler, Franco ou Pol Pot et, pour faire plus moderne et plus fictif, le chancelier suprême Palpatine, dans son discours qui entérine le pouvoir de… l’Empire sur… la République et cela devant le… Sénat ! George Lucas doit apprécier les récits historiques2. La trahison d’Octave Plus les jours avançaient, plus la situation des Républicains devenait fragile. Décimius Brutus se montrait mou. Il n’osait provoquer l’affrontement avec Antoine et ne cessait de quémander des renforts. Plancus et Pollion se rapprochaient de jour en jour du consul de 44. Quant au jeune César, il traitait le Sénat avec une hauteur de plus en plus perceptible et Cicéron luimême doutait de pouvoir le contrôler encore longtemps. Face à ces maux il n’y avait qu’une seule solution : le retour de Brutus et de Cassius d’Orient avec leurs légions. Ainsi Antoine serait vaincu, ses alliés se rendraient, ses troupes se dispersaient et l’on rétablirait la République. « Il appelle au secours, comme autrefois pendant les nuits de Catilina. Il sait que le temps presse. L’instant est décisif. Les généraux de Gaules et Octave ne sont pas pour le Sénat des alliés bien sûrs. Mais si Brutus vient à la rescousse, si l’union se fait, ne serait-ce qu’un instant, contre Antoine, la balance va pencher, ceux qui hésitent se rallieront à la force. Antoine ne sera plus pareil à César, ce général tout-puissant dont les légions déferlaient sur l’Italie, mais à Catilina, ce brigand séditieux, qui fuyait avec une faible armée vers les campagnes de Toscane. 3» 1 Ibidem, DCCCCIV de Lépide, 1, 2. Non mais sérieusement, la ressemblance n’est-elle pas frappante ? C’est peut-être juste moi qui suis juste complétement imbu de Star Wars……. Mais dans ce cas qui serait Cicéron ? 3 Nicolet et Michel, Cicéron, p. 99. 2 95 Cicéron contre les triumvirs Malgré les appels au secours de Cicéron l’informant de l’urgence de la situation, Brutus ne se dépêcha point. Voulant être certain des propos de son ami, il envoya son fils, Marcus Cicéron qui servait dans l’état-major de son armée, en Italie. L’orateur fit rebrousser chemin à son fils avant même son arrivée. Brutus comprit alors que la République était en danger et fit mouvement vers Rome mais bien trop tard. « Brutus semble avoir manqué une occasion décisive. Il n’a jamais voulu se joindre à Octavien. Sa conscience stoïcienne l’en empêchait. Pendant que Cicéron se débattait à Rome, il dialoguait à Athènes avec les philosophes. Il méprisait de s’allier avec les césariens, fût-ce par ruse. 1» Octave craignait en effet que le Sénat voulût de débarrasser de lui après sa victoire sur Antoine. Il n’avait sans doute pas tort, il n’avait par exemple reçu que des honneurs inférieurs à ceux accordés à Décimius Brutus et le rang de préteur qui ne lui donnait pas le pouvoir de faire des lois. Il est probable que le Sénat aurait tenté de renvoyer à ses études le jeune ambitieux après la défaite d’Antoine. Un tel homme doté de trop de pouvoir serait un danger pour eux-mêmes et pour la République, les sénateurs en étaient conscients. Le jeune César décida d’éviter cela à tout prix. Il était déjà stupéfiant qu’il se fût allié avec Cicéron plutôt qu’avec Antoine qui avait tout pour être son allié naturel : le non-respect des lois, l’ambition démesurée et l’idée de succession à César. « Un miracle que seul le génie politique de Cicéron avait pu réaliser, mais que le jeu des factions et les manœuvres de couloir, au Sénat, rendaient bien fragile.2» Pour se prémunir contre une chute brutale, Octave demanda le consulat au Sénat. Son élection était contraire à toutes les lois républicaines. Mais, au point où les lois en étaient arrivées, rien ne s’y opposait formellement. Il s’ouvrit de son projet à Cicéron. Il lui expliqua que son désir de la charge consulaire n’avait pour but que d’obtenir pour ses soldats ce qu’il leur avait promis. Il lui faudrait un collègue fiable et expérimenté pour pouvoir gérer les affaires d’Etat. Qui de mieux placé que le vieil orateur lui-même. L’Arpinate ne s’opposa pas à cet état de fait. En prenant une seconde fois la charge consulaire il pourrait réaliser ce qu’il n’avait pu accomplir à la fin de son premier mandat par la faute de Clodius : « Reconstruire l’Etat, modifier les lois, empêcher le retour de la violence comme moyen de gouvernement. 3» Il fallait changer le système républicain pour empêcher les armées de mettre leurs chefs à la tête de l’Etat, trouver un dénouement démocratique à la crise qui agitait les institutions depuis 133. Cicéron en était convaincu, on pouvait changer la République sans la transformer en monarchie. Grâce aux hommes nouveaux comme lui-même on pouvait supprimer le gouffre béant entre plébéiens et patriciens. Il fallait cependant agir vite et avec détermination, sans quoi le système césarien transformerait l’Etat en un empire qui rétablirait la paix mais donnerait le pouvoir au bénéfice d’un seul ce qui entraînerait, certes lentement, mais inévitablement Rome à sa perte. En ce début de l’été 43, l’orateur fut proche d’y parvenir. A ce moment, ce fut la bêtise de ses dirigeants qui mena la République à sa perte. Il est probable que si ils avaient obtenu le consulat Octave et Cicéron auraient vaincu Antoine. Certes, on ne peut être certain qu’Octave aurait accepté le seul honneur d’être consul à 20 ans et qu’il aurait mis de côté ses ambitions absolutistes. 1 Ibidem, p. 101. Grimal, Cicéron, p. 424. 3 Ibidem, p. 421. 2 96 Cicéron contre les triumvirs Mais seul face à une République gouvernée par la loi, il ne serait probablement pas parvenu à ses fins1. Le destin et les sénateurs en décidèrent autrement. Quand Cicéron fit savoir à l’assemblée qu’il était utile de l’élire consul avec le jeune César, celle-ci se moqua de lui. On prit sa stratégie politique pour une ambition démesurée et mesquine de la part d’un vieil homme, aussi influent et sage fut-il. Ce dénigrement stupide allait coûter très cher aux Pères. Cependant, le Sénat n’avait pas pris sa décision de son plein gré. Il avait été une fois de plus manipulé, et cette fois-ci la faute en revenait aux « pompéiens ». Ils ne pouvaient accepter, que l’on décernât trop d’honneur au fils adoptif de leur ennemi et jalousaient Cicéron pour ses succès et pour son intelligence. Peu avant la trahison de Lépide, ce furent eux qui firent s’écrouler la tentative de sauvetage de Cicéron en refusant à l’orateur et au jeune César la plus haute des magistratures. Ils s’acharnèrent à chercher tout ce qui pouvait séparer les deux adversaires d’Antoine. Ces divergences internes et les faiblesses de ceux qui auraient dû en finir avec Antoine mais qui ne le firent pas par incompétence –pour Décimius Brutus- où par bêtise –pour Brutus qui n’appréciait pas l’entente entre Octave et Cicéron et qui donc ne se pressa point de secourir l’orateur- eurent finalement raison du camp républicain au moment même où celui-ci avait la victoire à portée de main. « Le Sénat, qui craignit ce jeune homme, dont la fortune devenait si brillante, décerna aux troupes qui le suivaient des honneurs et des récompenses, dans la vue d'abattre sa puissance, sous prétexte que depuis la défaite d'Antoine la République n'avait plus besoin d'armée. César, alarmé de cette mesure, envoya secrètement quelques personnes à Cicéron, pour l'engager, par leurs prières, à se faire nommer consul avec César ; l'assurant qu'il disposerait à son gré des affaires, et qu'il gouvernerait un jeune homme qui ne désirait que le titre et les honneurs attachés à cette dignité. César avoua depuis que, craignant de se voir abandonné de tout le monde par le licenciement de son armée, il avait mis à propos en jeu l'ambition de Cicéron, et l'avait porté à demander le consulat, en lui promettant de l'aider de son crédit et de ses sollicitations dans les comices. 2» Fin juillet le jeune César posa un ultimatum aux Pères : il obtiendrait le consulat des sénateurs, ce qui devenait critique pour sa sécurité au vu de l’arrivée prochaine de Brutus, où il s’emparerait du pouvoir par la force. Il envoya une députation de 400 soldats au Sénat demander le consulat pour leur général et le payement des sommes qui leur étaient dues sans quoi ils refuseraient de se battre contre d’autres anciennes unités du dictateur. Comme à leur habitude les sénateurs répondirent vaguement et dilatoirement. Alors –l’épisode est resté célèbre et rappel celui du début de la première guerre civile- un centurion tira son épée et dit : « Si vous ne le faites pas consul, celle-ci le fera 3». Voyant que les Pères n’avaient pas compris qu’il fallait, pour sauver la République et récupérer la force, céder cette fois à celleci ; Cicéron adressa au centurion une ultime boutade prophétique, lointain échos au "alea jacta est" de César franchissant le Rubicon : « Si vous présentez votre demande de cette manière, vous obtiendrez satisfaction 4». Les soldats revinrent début août en Gaule cisalpine et racontèrent à Octave l’issue de l’entretien. Auguste s’entendit alors avec Antoine et Lépide et, franchissant la même petite rivière qui avait plongé l’Empire dans la guerre civile quelques six ans auparavant, marcha sur Rome. Un unique mot d’ordre pouvait réunir les trois hommes : venger César ! 1 Grimal s’est également penché sur la question et selon lui le jeune César avait beaucoup d’intérêt à être consulaire dans une cité redevenue libre et à se donner une situation légale pour réaliser ses ambitions de pouvoir. 2 Plutarque, Vie de Cicéron, XLV. 3 Appien, La guerre civile, III, 88. 4 Ibidem, III, 88. 97 Cicéron contre les triumvirs Le second triumvirat était, officieusement, formé. L’Occident échappait au Sénat. Désormais la République reposait entre les mains des assassins de César qui avaient l’Orient sous leur égide. Mais pourraient-ils vaincre face aux meilleures armées commandées par des chefs ambitieux et expérimentés ? Quoi qu’il en fût la stratégie de l’orateur avait échoué, il était dès lors en danger de mort. La mort de Cicéron L’Arpinate ne fut pas présent lorsque, le 9 août, la toge et la loi se plièrent en quatre devant l’arrivée des armes1. Octave fut élu consul avec pour collègue son cousin Q. Pedius. Avant même l’arrivée du jeune César dans la Ville, les sénateurs avaient capitulé et envoyé à Auguste la somme requise au payement de ses troupes. Il y eut bien une dernière tentative de résistance menée par Cicéron, accablé d’avoir été trahi par celui qu’il considérait comme son disciple même s’il avait été conscient des risques qu’il avait pris en lui apportant son aide. Mais faute de soutien de la population, de l’immense chaos qui régnait dans la Cité, chacun mettant en sûreté ce qu’il avait de plus cher, et d’une quelconque utilité de cette dernière bravade, elle échoua2. Le titre d’ennemi public fut retiré des noms d’Antoine et de Lépide. Plancus et Pollion se rallièrent aux maîtres de l’Occident. Décimius Brutus, en tentant de rejoindre Brutus et Cassius, fut capturé par le chef barbare Camilius qui, sur l’ordre d’Antoine, l’exécuta et envoya sa tête à la Métropole où elle fut exposée sur les Rostres. Le meurtre de Dolabella fut légalisé. On distribua les sommes que César avait léguées aux citoyens et dont le paiement avait, jusqu’alors, été différé. Enfin on constitua un tribunal d’exception chargé de juger « et de condamner » tous ceux ayant participé, matériellement comme superficiellement, au meurtre de César. Quant à Auguste, il entra dans Rome en vainqueur et son adoption fut formellement acceptée par les sénateurs. Il devenait de fait le membre le plus important des Julii et obtenait le patronat sur tous les nombreux affranchis de son grand-oncle. C’était un acte stratégique autant que symbolique, image d’une lignée ayant débuté avec Anchise et Vénus et atteignant son apogée avec le nouveau maître de Rome. Déjà, Octave appuyait sa supériorité sur ses deux alliés. L’orateur comprit alors que le combat était irrémédiablement perdu. La dernière chance de rétablissement de l’ancien régime résidait en Brutus et Cassius mais un succès rapide et sans tache était désormais exclu. Dès le début, Cicéron avait présenté son combat comme une lutte à mort. C’était la victoire ou la disparition de la République. L’Arpinate avait eu raison. Il s’en ouvrit à Brutus dans une de ses dernières lettres. « Car il n’y a eu aucune guerre civile, dans notre République, parmi toutes celles qui ont eu lieu de mon temps, dans laquelle ne dût survivre, quel que fût le camp vainqueur, une certaine forme de République : dans cette guerre-ci, il n’est pas facile de dire avec certitude quelle forme de République nous aurons si nous sommes vainqueurs, il n’y en aura jamais aucune, c’est certain, si nous sommes vaincus. 3» Cependant Octave restait « officiellement » l’ennemi d’Antoine et de Lépide. Il marcha donc, avec des troupes, vers le nord à leur rencontre. Ils se rencontrèrent non loin de Bologne. Ce fut là, sur une petite île dans le cours du Reno que fut officiellement constitué le second triumvirat ainsi que son programme politique. 1 Comme elles devaient souvent le faire dans le futur. La majorité des empereurs furent mis au pouvoir par les soldats. Il arriva même que le pouvoir impérial fût mis aux enchères par l’armée. 2 Nicolet et Michel citent une rumeur selon laquelle Octave aurait rit au nez de Cicéron quand celui-ci vint devant lui plaider sa cause. Il s’agit sans doute d’une invention car le jeune César respectait le vieil orateur. 3 Cicéron, Correspondance, XI, DCCCCXXXIII à Brutus, 10. 98 Cicéron contre les triumvirs Ce dernier était plus rude encore que celui établit à Lucques quelques dix-sept années plus tôt. Contrairement à leurs prédécesseurs, les nouveaux triumvirs n’avaient que faire du respect, en apparence, de la légalité. Le triumvirat deviendrait une institution avec pour charge de diriger la Ville. La chose la plus urgente était d’éliminer tous ceux qui pouvaient encore s’opposer à leur pouvoir. Une première liste de douze noms1 fut formulée. En haut de celle-ci trônait un nom : Marcus Tullius Cicéron. La liste finale comprit deux cents noms de citoyens condamnés d’office à la peine capitale. Cependant Octave, qui avait jusqu’alors protégé l’Arpinate, ne laissa pas Antoine si facilement condamner celui que, malgré sa trahison, il continuait de regarder comme un exemple pour tout Romain, un maître, celui qui l’avait hissé au sommet, presque un parent proche. « La proscription de Cicéron donna lieu à la plus vive dispute. Antoine ne voulait se prêter à aucun accommodement, que Cicéron n'eût péri le premier. Lépide appuyait sa demande, et César résistait à l'un et à l'autre. Ils passèrent trois jours, près de la ville de Bologne, dans des conférences secrètes, et s'abouchaient dans un endroit entouré d'une rivière qui séparait les deux camps. César fit, dit-on, les deux premiers jours, la plus vive défense pour sauver Cicéron ; mais enfin il céda le troisième jour, et l'abandonna. Ils obtinrent chacun, par des sacrifices respectifs, ce qu'ils désiraient : César sacrifia Cicéron ; Lépide, son propre frère Paulus ; et Antoine, son oncle maternel Lucius César : tant la colère et la rage, étouffant en eux tout sentiment d'humanité, prouvèrent qu'il n'est point d'animal féroce plus cruel que l'homme, quand il a le pouvoir d'assouvir sa passion ! 2» Encore une fois Auguste s’était distingué de ses nouveaux alliés en étant le seul à honorer le respect, romain et humain, dû à un homme tel Cicéron. Il eut l’usage du respect de cette piété « filiale » quand ses « amis » du jour devinrent, quelques années plus tard, ses ennemis3. Le 27 novembre 43, jour où fut donnés aux triumvirs des pouvoirs constituants pour une durée de cinq ans, Cicéron se trouvait à Tusculum avec son frère et son neveu. Apprenant que leurs noms figuraient sur les listes de proscrits que Pedius avait affichées sur le forum sans l’accord d’Octave4, ils comprirent que tout était perdu et qu’ils devaient fuir en Orient. Ils se mirent en route vers la villa d’Astura où la résistance était plus facile et d’où on pouvait facilement s’échapper en navire. Quintus fit cependant remarquer à son frère qu’il n’avait aucun bagage et fit donc marche arrière vers Arpinum promettant de rejoindre son frère au plus vite. Ils ne devaient jamais se revoir. « Cette résolution prise, ils s'embrassèrent tendrement, et se séparèrent en fondant en larmes. Peu de jours après, Quintus, trahi par ses domestiques, et livré à ceux qui le cherchaient, fut mis à mort avec son fils. 5» Cicéron arriva à Astura où un navire l’attendait. Il prit immédiatement la mer et fit voile vers la Grèce. Mais l’orateur changea subitement d’avis et abordant le rivage, rentra à pied à Astura. Il prit la décision de rentrer à Rome, sans doute pour mourir en public et ainsi montrer aux citoyens de quoi était capable les successeurs de César. Mais soit qu’il ne fût pas certain d’y parvenir, soit qu’il hésitât encore à rejoindre Brutus, il rentra finalement dans sa villa. Le lendemain, il embarqua à nouveau et se dirigea vers sa propriété de Gaète où il avait choisi de passer la nuit. 1 Appien hésite entre 12 et 17 noms sur la première liste. Plutarque, Vie de Cicéron, XLVI. 3 Suétone est cependant beaucoup plus acerbe avec le jeune César. Suétone, Vie des douze Césars, Auguste, XII. 4 Peut-être parce qu’Octave comptait laisser une chance à Cicéron de s’échapper en le prévenant avant que les assassins fussent en route. Quoi qu’il en soit l’initiative de Pedius coupa court à cette solution, une fois Cicéron officiellement proscrit Auguste ne pouvait plus rien faire sans briser l’accord avec ses nouveaux alliés. 5 Plutarque, Vie de Cicéron, XLVII. 2 99 Cicéron contre les triumvirs « Il y a, dans ce lieu, un temple d'Apollon, situé près de la mer. Tout à coup il sortit de ce temple une troupe de corbeaux, qui, s'élevant dans les airs avec de grands cris, dirigèrent leur vol vers le vaisseau de Cicéron, comme il était près d'aborder, et allèrent se poser aux deux côtés de l'antenne. Les uns croassaient avec grand bruit, les autres frappaient à coups de bec sur les cordages. Tout le monde regarda ce signe comme très menaçant. Cicéron, après être débarqué, entra dans sa maison, et se coucha pour prendre du repos : mais la plupart de ces corbeaux, étant venus se poser sur la fenêtre de sa chambre, jetaient des cris effrayants. Il y en eut un qui, volant sur son lit, retira avec son bec le pan de la robe dont Cicéron s'était couvert le visage. À cette vue, ses domestiques se reprochèrent leur lâcheté. "Attendrons-nous, disaient-ils, d'être ici les témoins du meurtre de notre maître ? Et lorsque des animaux mêmes, touchés du sort indigne qu'il éprouve, viennent à son secours, et veillent au soin de ses jours, ne ferons-nous rien pour sa conservation ?" En disant ces mots, ils le mettent dans une litière, autant par prières que par force, et prennent le chemin de la mer. 1» « Ils étaient à peine sortis, que les meurtriers arrivèrent : c'était un centurion nommé Hérennius, et Popilius, tribun de soldats, celui que Cicéron avait autrefois défendu dans une accusation de parricide. Ils étaient suivis de quelques satellites. Ayant trouvé les portes fermées, ils les enfoncèrent. Cicéron ne paraissant pas, et toutes les personnes de la maison assurant qu'elles ne l'avaient point vu, un jeune homme, nommé Philologus, que Cicéron avait lui-même instruit dans les lettres et dans les sciences, et qui était affranchi de son frère Quintus, dit au tribun qu'on portait la litière vers la mer, par des allées couvertes. Popilius, avec quelques soldats, prend un détour, et va l'attendre à l'issue des allées. Cicéron ayant entendu la troupe que menait Hérennius courir précipitamment dans les allées, fit poser à terre sa litière : et portant la main gauche à son menton, geste qui lui était ordinaire, il regarda les meurtriers d'un oeil fixe. Ses cheveux hérissés et poudreux, son visage pâle et défait par une suite de ses chagrins, firent peine à la plupart des soldats mêmes, qui se couvrirent le visage pendant qu'Hérennius l'égorgeait : il avait mis la tête hors de la litière, et présenté la gorge au meurtrier ; il était âgé de soixante-quatre ans. Hérennius, d'après l'ordre qu'avait donné Antoine, lui coupa la tête, et les mains avec lesquelles il avait écrit les Philippiques. Lorsque cette tête et ces mains furent portées à Rome, Antoine, qui tenait les comices pour l'élection des magistrats, dit tout haut en les voyant : "Voilà les proscriptions finies." Il les fit attacher à l'endroit de la tribune qu'on appelle les rostres : spectacle horrible pour les Romains, qui croyaient avoir devant les yeux, non le visage de Cicéron, mais l'image même de l'âme d'Antoine.2» On dit que le traître Philologus fut livré à la femme de Quintus, Pomponia et qu’elle le punit d’une manière exemplaire pour la mort de son mari et de son beau-frère. Mais il est également possible que l’histoire du traître soit une invention, Tiron lui-même n’en ayant, après l’assassinat, jamais parlé. 1 2 Ibidem, XLVII. Ibidem, XLVIII / XLIX. 100 Cicéron contre les triumvirs « J'ai entendu dire que, plusieurs années après, César étant un jour entré dans l'appartement d'un de ses neveux, ce jeune homme, qui tenait dans ses mains un ouvrage de Cicéron, surpris de voir son oncle, cacha le livre sous sa robe. César, qui s'en aperçut, prit le livre, en lut debout une grande partie, et le rendit à ce jeune homme, en lui disant : "C'était un savant homme, mon fils ; oui, un savant homme, et qui aimait bien sa patrie." César, ayant bientôt après entièrement défait Antoine, prit pour collègue au consulat le fils de Cicéron1. Ce fut cette même année que, par ordre du Sénat, les statues d'Antoine furent abattues, les honneurs dont il avait joui révoqués ; et il fut défendu, par un décret public, que personne de cette famille portât le prénom de Marcus. C'est ainsi que la vengeance divine réserva à la famille de Cicéron la dernière punition d'Antoine. 2» 1 2 En 35 après JC. Plutarque, Vie de Cicéron, XLIX. 101 Cicéron contre les triumvirs 8. Conclusion L’Héritage de l’Histoire Moins de deux ans après la mort de l’orateur, Brutus et Cassius furent vaincus par les triumvirs à la bataille de Philippes où ils perdirent la vie. Avec eux moururent les derniers espoirs de rétablissement de l’ancien régime. L’histoire fut une dernière fois cruelle avec les républicains car, alors que la victoire était à portée de main, Cassius, voyant marcher dans sa direction de nombreuses troupes et certain qu’il s’agissaient de l’armée d’Octave ayant défait son allié, se jeta sur son épée. Octave… c’était Brutus ! Il venait annoncer sa victoire à son ami et il ne put que lui remettre les honneurs funèbres. Resté seul, il ne put résister à un second assaut des triumvirs. Moins de onze ans après ces événements, Antoine et sa maîtresse Cléopâtre furent vaincus par l’armée d’Octave dirigée par son fidèle lieutenant Agrippa. Quatre années plus tard, le jeune César recevait le titre d’Auguste et avec lui, l’Empire. Ce qui fut ne peut être changé. Il est néanmoins légitime de s’interroger sur le destin de l’Etat de droit car bien souvent une compréhension adéquate de l’histoire aide à appréhender le présent et à protéger l’avenir. La République pouvait-elle être sauvée ? A cette interrogation que l’on devine être indissociable du Ier siècle av. JC. , il n’existe aucune réponse exacte. Encore une fois je laisse le lecteur seul juge en espérant lui avoir donné tous les éléments lui permettant de statuer sur la question. Les historiens, cependant, s’accordent pour la plupart sur l’inexorabilité de la chute. « L’Empire de Rome était trop vaste pour que l’on pût confier sans danger d’immenses provinces et des armées puissantes à un homme qui devait ensuite… rentrer dans le rang, satisfait d’une gloire qui déjà s’éloignait dans le passé. C’était une autre Rome qui naissait, celle où le pouvoir appartiendrait à un seul qui assurerait la paix. 1» Ce sont les conquêtes même de Rome, le fait qu’elle n’ait jamais plus eu d’adversaire de son envergure après la chute de Carthage qui firent passer le pouvoir des mains des –riches– citoyens à celles d’un seul César. Nombreux sont les assassins de la République. Bien sûr il y a ceux que l’on désigne toujours comme responsables, les ambitieux qui furent élevés au sein de la Cité et qui tentèrent de dévorer la Ville aux sept collines avec l’aide de leurs troupes qui, de tout temps, comme toutes les armées professionnelles du monde, préfèrent les bénéfices à la liberté. Mais jamais ils n’auraient réussi sans la lâcheté et l’arrogance du Sénat, l’égoïsme de la plupart des citoyens, et les trahisons des hommes chargés de la protection de la Métropole. « Nous assistons au mécanisme implacable d’une révolution militaire, s’organisant contre la faiblesse même du pouvoir civil...Les chefs militaires se soucient peu des honneurs que leur décerne la faiblesse. Ils savent que la force leur appartient et s’entendent entre eux, puisque les civils, dont Cicéron est le porte-parole, n’ont pas su faire union. 2» Ce sont leurs erreurs qui firent chuter l’Etat. Il n’est pas étonnant que tous eussent été soulagés lorsque Auguste mit fin à la dernière guerre civile et rétablit la paix en confisquant la liberté. 1 2 Grimal, Cicéron, p. 309. Nicolet et Michel, Cicéron, p. 101. 102 Cicéron contre les triumvirs Oui ! Il est juste de parler de confiscation. On peut atténuer le choc en argumentant que la République n’était pas un véritable Etat démocratique, que la plupart des pouvoirs étaient l’apanage d’une frange réduite de la population. Cela je ne le nie pas. Mais il est injuste de prétendre que la politique était alors uniquement aristocratique. La liberté d’expression existait, ce qui ne fut pas le cas sous le règne de la majorité des princes, et Cicéron n’avait pas tort quand il disait que la République était basée à la fois sur la monarchie, sur l’aristocratie et sur la démocratie. Ce fut l’union de leurs avantages qui la porta au sommet et l’alliance de leurs défauts qui la condamna. Car, l’histoire nous l’a prouvé, même cette forme de gouvernement n’est pas protégée des attaques des ambitieux. La République romaine résista 450 ans jusqu’à que ses propres composants la détruisent. On sacrifia la liberté pour la paix, la sécurité et le profit. Comportement humain qui, de tous, est le plus honteux et méprisable. Mieux vaut mourir libre que vivre sans pouvoir s’exprimer. Ce fut la voie que choisirent Cicéron, Caton ou Brutus. Et de toutes les morts celles-ci furent les plus honorables. Il serait inique de dire que la République s’effondra d’elle-même sans résistance. Pour elle, des hommes combattirent. Pour elle, des hommes défièrent la force. Pour elle, des hommes furent traînés dans la boue. Pour elle, des hommes tombèrent en poussière… Mais valait-il la peine de sauver l’Etat, s’il ne pouvait être secouru qu’en bafouant ses lois et en trahissant ses mœurs ? Cicéron le dit explicitement dans son de officiis : seul un acte juste d’un point de vue moral est utile. Encore une fois l’orateur avait raison. Et pourtant il ne suivit pas sa propre pensée et permit au jeune César d’accéder au plus grand pouvoir pour défendre l’Etat. Le destin fit qu’il en mourut. Si votre chemin vous mène un jour à croiser quelqu’un qui affirme que « la fin justifie les moyens », rappelez-lui comment finit la République romaine. Dites-lui comment Octave devint Auguste et comment le bras armé qui défendait l’Etat se retourna contre lui et lui trancha la tête. Il est particulièrement piquant de constater que nombre de caractéristiques de cette époque, en bien comme en mal, se retrouvent aujourd’hui chez les plus grandes puissances. On dit que les idées ne meurent jamais ; l’idée républicaine, dans sa version romaine du moins, n’échappe pas à cette règle. Plus de 1700 ans plus tard, un Etat de droit fut créé qui reprit à peu près le concept des institutions romaines. Les consuls furent remplacés par un président et l’on ajouta au Sénat une chambre du peuple plus représentative de la population réelle. Mais dans l’ensemble les ressemblances sont frappantes. Tout comme Rome, les Etat-Unis d’Amérique montèrent lentement en puissance pour venir finalement se frotter à un adversaire de leur calibre. Tout comme Rome, ils eurent à lutter pour la domination du monde connu et l’emportèrent. Au temps de la République romaine, les lois résistèrent 150 ans3 avant que les affrontements entre sénateurs, l’individualisme du peuple et l’incompétence des dirigeants exécutifs en vinssent à bout. Combien de temps encore avant que les Etats-Unis d’Amérique ne soient vaincus par les mêmes maux : militaires trop puissants, droits élémentaires bafoués, non respect des lois ? La question est plus que jamais d’actualité. 3 Ou 200 ans suivant que l’on prend la fin théorique de la puissance punique ou sa fin dans les faits. 103 Cicéron contre les triumvirs Pour conclure, j’aimerais dire encore une fois combien j’ai aimé réaliser ce travail. Plus qu’une simple compilation de savoirs, cette recherche m’a permis d’acquérir des connaissances que je qualifierais d’honnêtes sur cette période troublée de l’histoire romaine, mais également sur l’usage des sources et leur recherche, sur la composition d’un travail d’une certaine ampleur. J’aimerais également exprimer ma reconnaissance par-dessus les siècles aux historiens antiques, qui, plus que les sources modernes, m’ont réellement fait ressentir l’intensité de l’époque et les sentiments de ses acteurs. Merci donc à Plutarque, César, Appien, Lucain, Suétone, Dion Cassius et bien entendu Cicéron dont la qualité des écrits atteint bien celle en vigueur de nos jours ! Quelqu’un a écrit un jour qu’il ne viendrait à l’idée d’aucun adolescent de prendre Cicéron pour modèle4. Pour ma part, après la rédaction de ce travail, je considère qu’il n’y a rien de moins certain… 4 Mourier, Cicéron l’avocat de la République, p. 11. 104 Cicéron contre les triumvirs Annexe N°1 Composition de la famille de Cicéron Marcus Tullius Cicéron Marcus Tullius Cicéron Lucius Tullius Cicéron Lucius Tullius Cicéron Helvia Marcus Tullius Cicéron Terentia / Publilia Marcus Tullius Cicéron Quintus Tullius Pomponia Tullia Quintus Tullius Pison / Furius / Dolabella Inconnu / Inconnu (Tous deux sont morts jeunes) 105 Cicéron contre les triumvirs Annexe N°2 La politique romaine au 1er siècle avant JC. Afin que le maximum de personnes puisse lire ce travail, j’ai jugé adéquat de rédiger une petite explication sur le fonctionnement de la République au 1er siècle avant JC. J’ai tâché de simplifier le plus possible les rouages complexes de la politique à cette époque, tout en conservant la matière permettant de comprendre les termes que j’ai utilisés dans les chapitres principaux. Sauf précision contraire, les informations, par exemple les âges limites, sont ceux en valeur au Ier siècle avant JC. Le fonctionnement des magistratures, le cursus honorum Afin d’être certains que seuls les meilleurs d’entre tous les citoyens recevraient le pouvoir de diriger la République, les Romains mirent au point, lors des premières années de l’Etat démocratique, un système permettant de faire le tri et de calmer les ardeurs des jeunes ambitieux tout en leur laissant la possibilité de s’améliorer. Défini très tôt, il ne fut formalisé qu’en 180 avant JC. S’il n’était, au début, pas obligatoire de franchir les étapes une à une, cela devint vite une obligation de principe puis, au Ier siècle, une obligation tout court. Le schéma du cursus romain qui prévalait pour l’ensemble de l’Etat s’appliquait également, au niveau de la ville, pour les colonies romaines et les municipes de droit romain. Chaque magistrat est élu pour une année, on peut cependant être élu plusieurs fois consul par exemple mais pas pour deux années de suite, ceci afin d’éviter une prise de pouvoir dictatoriale. Les étapes du cursus Je tiens à souligner que nombre des informations sur ce sujet viennent de Wikipédia, les articles étant relativement complets, il ne m’a pas semblé utile de réécrire certains passages. J’ai cependant introduits de nombreuses corrections et souvent composé moi-même les explications quand cela s’imposait. Les informations directement tirées de http://fr.wikipedia.org/wiki/Cursus_honorum sont en italique. A l’époque de Cicéron il était presque obligatoire d’avoir fait avant tout un séjour à l’armée. Ensuite on pouvait commencer à gravir les échelons. Théoriquement il fallait avoir fait dix ans dans l’infanterie ou six ans dans la cavalerie pour pouvoir passer à l’étape suivante. La questure Les questeurs sont les magistrats romains chargés des finances ; au début leur nombre était de 2 puis passa à 4 en -267 à 20 sous Sylla et à 40 sous César étant donné la croissance de l’Empire L’âge minimal pour briguer la préture est de 30 ans. On distingue trois sortes de questeurs : • Les questeurs urbains dit aussi questeurs de l’autel de Saturne au nombre de deux, qui ont la charge du trésor de l’Etat déposé au temple de Saturne sur le Forum. • Les questeurs de la flotte au nombre de quatre, qui sont chargés semble-t-il de la perception de la douane et de l’impôt dans les quatre villes où ils résident : Ostie, Calès, Ariminium et Lilybée. • Les questeurs ordinaires, dépendant des magistrats supérieurs pour l’administration financière hors de Rome, celle des armées et des provinces. Chaque armée en dehors de Rome comporte ainsi un questeur qui fait office de trésorier-payeur général. 106 Cicéron contre les triumvirs L’édilité L’édilité est la seconde magistrature du cursus. Les édiles furent créés en -494 en même tant que les tribuns de la plèbe. Ils sont chargés de la gestion du domaine publique, de l’organisation des jeux à leur frais, c’était sans doute la magistrature la plus ruineuse. Petit à petit le fait de donner les jeux va devenir l’unique rôle des édiles. Leur fonction traditionnelle était déjà bien consommée à l’époque de Cicéron. Les deux édiles s'occupent des bâtiments sacrés et privés : entretien des temples, surveillance des édifices privés en ruines ou se dégradant. Ils supervisent l'approvisionnement en eau de la ville ainsi que les égouts ; ils doivent aussi veiller à l'entretien des routes et à leur pavement. Les édiles contrôlent l'utilisation des terres publiques et ils peuvent infliger des amendes à des personnes utilisant illégalement des pâturages de l'État. Ils sont aussi responsables de la surveillance des marchés, des produits exposés à la vente ainsi que des poids et mesures utilisés. Ils ont enfin la charge du maintien de la paix publique, de la décence, de l’inspection des bains, des maisons closes ou des lieux de divertissement. Les édiles sont au nombre de 4, deux plébéiens, deux patriciens. César introduira deux nouveaux édiles chargés spécifiquement de la distribution de blé à Rome. L’âge requis pour briguer l’édilité est de 37 ans. La préture Les préteurs sont les magistrats chargés de la justice. Le nombre de préteurs passa de 1 à 2 puis à 8 sous Sylla et enfin à 16 sous César. Les préteurs sont chargés de la direction de l’Empire romain en cas d’indisposition des consuls, on parle alors de préture consulaire. L’âge minimal pour briguer la préture est de 40 ans. La propréture Les préteurs ont la possibilité, après leur année de fonction, de se proposer pour gouverner une province. Quand le propréteur était désigné, il partait gouverner et cela jusqu’à son rappel. On était théoriquement envoyé pour un an mais nombre de gouverneurs gardaient leurs fonctions plus longtemps. La propréture n’était pas une étape obligatoire mais très peu de politiciens la refusaient car elle permettait de se refaire une santé financière après les dépenses consenties pour grimper les échelons du pouvoir et organiser les jeux lors de l’édilité. Le consulat Les consuls, au nombre de deux, sont chargés de la direction de la République. Ils possèdent de fait durant une année des pouvoirs quasi royaux. Ils sont également les commandants suprêmes de l’armée. Les consuls conduisent les élections et convoquent le Sénat. Seuls les tribuns de la plèbes échappent à leur pouvoir. L’ensemble de leur pouvoir s’appelle l’imperium. L’âge minimal requis est de 43 ans. Si la République était en danger, le Sénat avait le pouvoir de confier le senatus consultum ultimum, qui conférait aux consuls les pleins pouvoirs pour un temps limité. 107 Cicéron contre les triumvirs Le proconsulat Le proconsulat est une magistrature qui est presque exactement la même que la propréture. Excepté le fait qu’un proconsul avait une plus forte autorité morale et que deux provinces, l’Afrique et l’Asie, ne pouvaient, de par leur importance, être confiées qu’à des proconsuls. Magistratures spéciales Tribunat de la plèbe Les tribuns de la plèbe sont au nombre de dix. Charge en théorie moins honorifique, un tribun ne possède pas de licteur garde du corps et ne peut prendre les auspices. Le tribunat est en fait la fonction la plus puissante après la charge de consul. Il faut obligatoirement être plébéien pour devenir tribun. Les tribuns sont intouchables et inviolables. Le pouvoir des tribuns est confiné à la Ville de Rome. Le tribun existe pour venir en aide à la plèbe, c'est l'auxilium. Il le fait en portant secours à un plébéien en particulier, objet d'une action légale contre sa personne ou contre ses biens, de la part d'un magistrat doté de l'imperium ; ce citoyen peut faire appel directement à la protection du tribun par l'expression tribunos appello. Le tribun peut alors faire jouer son pouvoir d'intercessio. Le tribun porte également assistance à la plèbe dans son ensemble, en utilisant de manière plus large l'intercessio. Lorsqu'il juge qu'une action d'un magistrat en exercice, quelle qu'elle soit, menace les intérêts de la plèbe, il s'y oppose grâce à son droit de veto et la suspend, l'empêchant de convoquer une assemblée, de procéder à une élection, ou au vote d'une loi, ou même d'interroger le Sénat. Le dispositif législatif est ainsi bloqué à sa source même. Les tribuns peuvent également convoquer le Sénat et rendre justice. Seul le pouvoir d’un tribun peut s’opposer à celui d’un autre tribun. La Censure Les censeurs sont les magistrats chargés du recensement. Ils sont élus parmi les anciens consuls pour 5 ans. À ce titre ils sont chargés de mettre à jour l'album, c'est-à-dire le registre des personnes admises au Sénat. Leur fonction les amène également à surveiller les mœurs. À cet effet, ils détiennent la cura morum qui leur permet de rayer de l’album sénatorial les sénateurs indignes, mais aussi de flétrir publiquement la réputation d’une personne par la nota censoria. Ils sont également chargés de la répartition de la population dans les différentes classes pour les comices. C’est de là que vient le verbe « censurer » en français, soit un contrôle des mœurs. Les censeurs sont au nombre de deux, un plébéien et un patricien. 108 Cicéron contre les triumvirs La dictature La dictature est une magistrature d’exception. En cas de troubles, les magistrats, sur proposition d’un consul, peuvent choisir parmi les citoyens, souvent les anciens consulaires, un dictateur qui bénéficiera durant 6 mois de pouvoirs absolus sur la République pour résoudre la crise. Seuls les tribuns de la plèbe échappent à son emprise. Le dictateur désigne un maître de cavalerie pour le seconder dans sa tâche. César avait par exemple Marc Antoine pour maître de cavalerie. La dictature ne pouvait être exercée par le même homme qu’une seule et unique fois et ne pouvait être prolongée. Le système électoral Schéma du fonctionnement du système romain Les comices centuriates Les comices centuriates sont les assemblées de citoyens romains chargées d’élire les préteurs, les consuls et les censeurs. Elles répartissaient également les citoyens dans les différents types d’armes avant la réforme de Marius. Les comices centuriates fonctionnent selon un système très arbitraire. Chaque classe de citoyens possède un certain nombre de voix selon ses revenus, sa fortune et ses aptitudes militaires. Ainsi sur 193 voix, 80 sont échues aux plus riches, évidemment les patriciens, 18 aux chevaliers -pour faire simple les bourgeois- 60 à la classe moyenne, 30 aux pauvres, et 5 aux artisans, artistes et prolétaires qui étaient cependant dispensés de service militaire. Autant dire qu’avec une majorité à 97 voix le système était inégal à sa base. En effet, un vote commun des patriciens et des chevaliers suffisait à remporter les élections. Bien évidemment le vote se fait des plus riches aux plus pauvres. Les plus démunis des citoyens ne votaient donc pratiquement jamais. 109 Cicéron contre les triumvirs Les comices tributes Les comices tributes suivent un fonctionnement différent des comices centuriates. Elles sont organisées selon les « tribus », séparation géographique de la population. Elles sont au nombre de 35, chaque vote d’une tribu compte pour 1 voix. Dans les tribus les votes sont comptabilisés à l’unité. Cette forme, en théorie plus démocratique que la précédentes était utilisée pour voter les lois et élire les questeurs, les édiles ainsi que les tribuns de la plèbe. Ils choisissent également les généraux des armées, les tribuns militaires. Il y a 4 tribus urbaines, soit les tribus de la Ville de Rome, et 31 tribus rurales soit tous les citoyens romains vivant hors de Rome. Les tribus proches de Rome sont de tailles très réduites tandis que la taille des tribus urbaines et éloignées de Rome est énorme. De plus tous les affranchis, où qu’ils habitent, sont inscrits sur les listes des tribus urbaines. Comme il était facile d’acheter le vote des tribus rurales, soit peu peuplées soit comportant peu de votants réels du fait de leur éloignement –les comices avaient lieu à Rome-, les votes étaient là aussi peu démocratiques. Les comices curiates Datant de l’époque des rois, elles n’ont quasiment plus d’importance au Ier siècle av. JC. Elles sont là pour confirmer l’imperium des magistrats supérieurs et interviennent dans certains cas d’adoption. Elles sont au nombre de 30 et seuls les patriciens peuvent voter. Le Sénat Les censeurs établissent la liste des sénateurs. En théorie ils peuvent choisir n’importe qui. En pratique tous les anciens magistrats sont élus. Le sénateur ne doit pas exercer de métier infamant et posséder au moins 400 000 sesterces. Les sénateurs sont triés très hiérarchiquement. D’abord le princeps senatus le plus honorable de tous les sénateurs, puis les anciens dictateurs, puis les anciens consuls, puis les anciens préteurs etc… Les sénateurs sont reconnaissables à leur toge spécifique, ils forment le plus haut gratin de la société romaine, la mémoire et la conscience de la République. Le Sénat ne peut pas se réunir seul, il doit être convoqué par un consul ou un tribun de la plèbe. La majorité du temps, la plupart des sénateurs étaient absents. En cas de décision importante, lorsque la majorité du Sénat était présente, on parlait de senatus frequens. Les sénateurs étaient 300 à l’époque de Marius, 600 sous Sylla et 900 sous César. Le Sénat n’avait pas de lieu de réunion fixe et siégeait dans différents endroits suivant la teneur de la décision à prendre. En théorie, le pouvoir des sénateurs est seulement moral. Ils donnent leur avis sur les propositions de lois, senatus consulte, mais en pratique c’était le Sénat qui décidait si la loi serait oui ou non adoptée ce qui faisait de lui le vrai organe législatif de la République. 110 Cicéron contre les triumvirs Chronologie -133* -123 -115 -107 -106 -101 -100 -90 -89 -88 -87 -86 -83 -82 -81 -79 -77 -76 -74 -73 -70 -69 -68 -66 -65 -64 -63 -62 -61 -60 -59 -58 Le premier frère Gracques Tibérius est assassiné, séparation de la Ville en deux camps Le frère de Tibérius, Caius, qui tente de reprendre les projets de son aîné est assassiné Naissance de Crassus Réformes militaires de Marius 3 janvier Naissance de Cicéron 29 septembre Naissance de Pompée 12 juillet Naissance de César Marius consul pour la sixième fois dont cinq fois de suite 17 mars Cicéron prend la toge virile Cicéron dans l’armée du père de Pompée avec Pompée Sylla consul, entre dans Rome avec son armée chasse les marianistes puis part pour l’orient Les marianistes reprennent Rome Marius consul pour la septième fois, mort de Marius De inventione Retour de Sylla en Italie 1er novembre Sylla est vainqueur à la porte Colline, reprend Rome des mains des marianistes Décembre Sylla dictateur, début des proscriptions 1er juin Fin des proscriptions 1er plaidoyer connu de Cicéron, pro Quinctio 12 mars 1er Triomphe de Pompée Abdication de Sylla Départ de Cicéron pour la Grèce Mariage probable avec Terentia 5 août Naissance probable de Tullia 5 décembre Début de la questure de Cicéron en Sicile Eté Cicéron de retour à Rome Soulèvement de Spartacus Pompée et Crassus consuls 5 août Début du procès contre Verrès, ce dernier s’enfuit avant la fin du jugement, Cicéron meilleur orateur de Rome. Cicéron édile Novembre Première lettre connue de la correspondance Cicéron préteur Conjuration de Crassus Juillet Naissance de Marcus, fils de Cicéron Mort du père de Cicéron Juillet Cicéron élu consul Mariage de Tullia Cicéron Consul 23 septembre Cicéron avertit le Sénat de la possibilité d’une conjuration 20-21 octobre Cicéron reçoit de Crassus et de ses amis les lettres de Catilina. 22 octobre Cicéron est investi du senatus consultum ultimum 8 novembre Tentative d’assassinat de Cicéron, première Catilinaire 9 novembre Seconde Catilinaire 3 décembre Arrestation des ambassadeurs allobroges, troisième Catilinaire 5 décembre Exécution des conjurés, quatrième Catilinaire Fin janvier Catilina meurt à Pistoia Fin du printemps Affaire Clodius Juin Formation du premier triumvirat César Consul 10 décembre Clodius tribun de la plèbe 10 mars Départ de César pour les Gaules 11 mars Départ en exil de Cicéron 23 mai Cicéron arrive à Thessalonique 11 août Tentative d’assassinat de Pompée 29 octobre Pétition des tribuns en faveur de Cicéron 111 Cicéron contre les triumvirs -57 -56 -55 -54 -53 -52 -51 -50 -49 -48 -47 -46 -45 -44 1er mais Le Sénat supprime l’interdiction de feu et d’eau à l’encontre de Cicéron 4 août Rappel de Cicéron 5 août Cicéron débarque en Italie 4 septembre Cicéron à Rome 7 septembre Pompée chargé de la guerre contre les pirates 15 avril Entrevue de Lucques entre les triumvirs Pompée et Crassus consuls pour la seconde fois Fin novembre Crassus part pour l’orient De oratore De republica 12 juin Défaite de Carrhes, mort de Crassus, « fin » du premier triumvirat 20 janvier Assassinat de Clodius Janvier Soulèvement général des Gaules 4 avril Procès de Milon De legibus Mars Cicéron choisi comme gouverneur de Cilicie 22 juillet Cicéron arrive à Ephèse 30 juillet Cicéron quitte la Cilicie 24 novembre Retour de Cicéron en Italie 4 janvier Retour de Cicéron à Rome 7 janvier Les sénateurs « déclarent la guerre » à César 12 janvier César franchit le Rubicon, début de la guerre civile 17 janvier Pompée donne l’ordre de quitter la Ville 9 mars Début de la bataille de Brindes 28 mars Rencontre entre César et Cicéron 19 avril Début du siège de Marseille 17 mai Naissance du premier petit-fils de Cicéron qui mourut jeune 7 juin Cicéron part rejoindre Pompée en Grèce César consul pour la seconde fois 9 août Bataille de Pharsale, Pompée fuit en Egypte et est assassiné 24 août Bataille de la rivière Bagrada Septembre Cicéron quitte les pompéiens et arrive à Patras puis à Brindes 2 octobre César arrive en Egypte César dictateur Début mai Prise d’Alexandrie, Bataille du Nil 2 août Bataille de Zéla 25 septembre Cicéron obtint le pardon officiel de César à Brindes César consul, Lépide consul 6 avril Bataille de Thapsus, suicide de Caton à Utique Octobre Divorce probable de Cicéron 25 décembre César part pour l’Afrique César consul et dictateur pour dix ans Janvier Naissance du second petit-fils de Cicéron, Mi-février Mort de Tullia 17 mars Bataille de Munda, fin de la guerre civile Octobre Cinquième triomphe de César Consolation, Académiques, De finibus, Tusculanes, De natura deorum César consul et dictateur à vie, Antoine consul 15 février Antoine offre une couronne de roi à César 15 mars Assassinat de César 16 mars Dolabella prend le consulat 17 mars Amnistie générale 20 mars Funérailles de César 8 juin Entrevue entre Cicéron, Brutus et Cassius 21 juillet Départ de Cicéron pour l’orient 28 juillet Cicéron rentre en Italie 31 août Cicéron à Rome 2 septembre Première Philippique 112 Cicéron contre les triumvirs -43 -42 -31 -30 -27 19 septembre Réponse d’Antoine 9 octobre Cicéron quitte Rome, seconde Philippique 9 décembre Cicéron rentre à Rome De divinatione, De fato, De officiis 1er janvier Cinquième Philippique 4 janvier Le Sénat envoie une ambassade à Antoine 3 février Huitième Philippique 10 mars Cicéron prononce probablement sa douzième Philippique 14 avril Première bataille de Modène, Pansa gravement blessé 21 avril Quatorzième et dernière Philippique connue 26 avril Probable date de la seconde bataille de Modène, mort d’Hirtius 29 mai Lépide rejoint Antoine Fin juillet Octave exige le consulat 19 août Octave élu consul Fin octobre Entrevue de Bologne, formation du second triumvirat 27 novembre Les triumvirs ont les pouvoirs constituants, formation officielle du second triumvirat 7 décembre Mort de Cicéron 3 octobre Première Phase de la bataille de Phillipes, mort de Cassius 23 octobre Seconde Phase de la bataille de Phillipes, mort de Brutus 2 septembre Bataille d’Actium Août Mort d’Antoine 16 janvier Octave devient Auguste, fin de la République, début de l’Empire *Toutes les dates écrites avec un "-" signifient que les événements se sont produits avant JC. 113 Cicéron contre les triumvirs Bibliographie Sources Historiques César Très connus, les récits de César ne sont pas pour autant les plus exacts. La faute au chroniqueur lui-même qui rédigeait pour servir sa propagande. Cependant il serait stupide d’écarter tout son travail pour cette seule raison. En effet, l’historien écrivait pour ses contemporains et il ne pouvait donc trop modifier son récit. J’ai cependant tenté de repérer le maximum de modifications de la part de l’auteur. Quoi qu’il en soit, il s’agit quand même d’ouvrages d’importance, notamment quand on étudie l’armée et les conquêtes romaines. La Guerre Civile, Tomes I-III, texte établi et traduit par M. Nisard, 1865. http://bcs.fltr.ucl.ac.be/CAES/BCI.html http://bcs.fltr.ucl.ac.be/CAES/BCII.html http://bcs.fltr.ucl.ac.be/CAES/BCIII.html La Guerre d’Alexandrie, texte établi et traduit par M. Nisard, 1865. http://bcs.fltr.ucl.ac.be/CAES/BA.html La Guerre d’Afrique, texte établi et traduit par M. Nisard, 1865. http://bcs.fltr.ucl.ac.be/CAES/BAFR1-48.html http://bcs.fltr.ucl.ac.be/CAES/BAFR49-98.html La Guerre d’Espagne, texte établi et traduit par M. Nisard, 1865. http://bcs.fltr.ucl.ac.be/CAES/BH.html Cicéron (Marcus) Œuvre bien entendu nécessaire quand on doit travailler sur l’orateur. La source historique la plus efficace est évidemment sa correspondance traitant les thèmes alors d’actualité avec le regard d’un politicien de l’époque. Les œuvres philosophiques sont tout aussi importantes quand on traite de la philosophie romaine. Quand aux autres écrits, ils sont très utiles historiquement suivant la période sur laquelle on travaille. Cicéron est généralement une source fiable excepté quand il parle de lui-même, il a alors tendance à exagérer quelque peu. Correspondance, Tomes I-XI, texte établi et traduit par L-A Constants, Jean Bayet, Jean Beaujeu, Paris, Les Belles Lettres, 1950-1996. Discours, Tomes III-VI, Verrines, texte établi et traduit par H. De La Ville De Mirmont puis texte établi par Henri Bornecque et traduit par Gaston Rabaud, Paris, Les Belles Lettres, 1960-1961. Discours, Tome XI, Pour L. Murena, Pour P. Sylla, texte établi et traduit par André Boulanger, Paris, Les Belles Lettres, 1957. Discours, Tomes XIX-XX, Philippiques, texte établi et traduit par André Boulanger et Pierre Wuilleumier, Paris, Les Belles Lettres, 1959-1960. De la République, texte établi et traduit par Charles Appuhn, Paris, Les Belles Lettres, 1954. Des Lois, texte établi et traduit par Charles Appuhn, Paris, Les Belles, Lettres, 1954. 114 Cicéron contre les triumvirs Brutus, texte établi et traduit par Jules Matha, Paris, Les Belles Lettres, 1973. L’Orateur, texte établi et traduit par Albert Yon, Paris, Les Belles Lettres, 1964. Cicéron (Quintus) Manuel de Campagne Electorale, suivi de « l’art de gouverner une province » de Marcus Cicéron, texte établi et traduit par Jean-Yves Boriaud, Paris, Arléa, 1996. Lucain La source à prendre avec la plus grande attention. En effet, son poème, La Pharsale, est plus une œuvre de fiction qu’un travail historique. Un peu comme si on prenait le Horace de Corneille pour comprendre la vraie légende antique. Il est donc conseillé d’utiliser ses écrits seulement pour introduire des maximes où commenter des thèmes très généraux et même là, la prudence et de mise. La Pharsale, Tome VII-VIII, texte établi et traduit par Jean-François Marontel durant son séjour à la bastille entre le 28 décembre 1759 et le 7 janvier 1760. http://remacle.org/bloodwolf/historiens/lucain/livre7.htm http://remacle.org/bloodwolf/historiens/lucain/livre8.htm Plutarque Le meilleur ! Une source historique fiable dans presque tous les cas et de très bonne qualité ; on passera surcertaines anecdotes citées par l’auteur qui sont d’origine plutôt douteuse. Un texte historique qui se lit très bien, presque comme une fiction, détaillant les faits importants et rapportant nombre d’histoires enrichissant le texte principal. Tout simplement magnifique pour un travail vieux de plus de 1900 ans ! Vie de César, texte établi et traduit par Dominique Ricard, 1830 http://ugo.bratelli.free.fr/Plutarque/PlutarqueCesar.htm Vie de Cicéron, texte établi et traduit par Dominique Ricard, 1840 http://ugo.bratelli.free.fr/Plutarque/PlutarqueCiceron.htm Vie des Gracques, texte établi et traduit par Dominique Ricard, 1840 http://remacle.org/bloodwolf/historiens/Plutarque/gracques.htm Vie de Pompée, texte établi et traduit par Bernard Latzarus, 1950 http://ugo.bratelli.free.fr/Plutarque/PlutarquePompee.htm Vie de Sylla, texte établi et traduit par Dominique Ricard, 1840 http://ugo.bratelli.free.fr/Plutarque/PlutarqueSylla.htm Salluste Œuvre plus contrastée que celle de Cicéron. Les faits historiques sont fiables…tant que Salluste ne parle pas d’un sujet pouvant être à son époque sujet à polémique. Ainsi dans le récit de la conjuration de Catilina bien que généralement correct, Salluste met en avant les sources qui discréditent Cicéron, son rival politique. Autant dire qu’il faut faire très attention aux détails. Œuvres, Catilina, Jugurtha, Fragments Des Histoires, texte établi et traduit par Alfred Ernout, Paris, Les Belles Lettres, 1974. 115 Cicéron contre les triumvirs Suétone L’œuvre de Suétone est à prendre très précautionneusement. Bien que, dans son ensemble, très utile pour comprendre le 1er siècle après JC. Suétone recopie souvent méthodiquement mais sans passion des faits et des anecdotes qu’il a entendus dans la bonne société romaine dont il faisait partie. Il est également très peu objectif sur la vie des empereurs qu’il considère comme des tyrans, les historiens contemporains mettent ainsi en doute la vision de Néron et de Domitien que fourni Suétone. Vie des douze Césars, César, texte établi et traduit par Pierre Grimal, Paris, Le Livre de Poche, 1973. Vie des douze Césars, Auguste, texte établi et traduit par Pierre Grimal, Paris, Le Livre de Poche, 1973. Ouvrages Généraux Clara Auvray-Assayas, Cicéron, Paris, Les Belles Lettres, 2006. Jérôme Carcopino, Les secrets de la correspondance de Cicéron, 2 volumes, Paris, L’artisan du Livre, 1948. Victor Cucheval, Analyse et Critique des Discours de Cicéron, tome premier, Paris, Belin Frères, 1901. Elizabeth Deniaux, Rome de la Cité-Etat à l’Empire, Paris, Hachette, 2001. Pierre Grimal, Cicéron, Paris, Fayard, 1986. Ouvrage francophone de référence sur Cicéron, il n’est néanmoins pas exempt de défauts : jugement hâtif et peu objectif, bibliographie réduite pour un ouvrage de 450 pages et surtout PAS de référence, rien, nada, le vide absolu et total. Autant dire que si l’ouvrage est intéressant à lire pour le plaisir, comme on lirait un bon roman historique, il est très difficile de s’en servir pour un travail sérieux. Un livre intéressant comme base de travail mais devant absolument être complété par des études mieux achevées. Pierre Grimal, La Civilisation romaine, Flammarion, 1981. Pierre-François Mourier, L’avocat et la République, Paris, Michalon, 1996. Claude Nicolet et Alain Michel, Cicéron, Collection « écrivains de toujours », Paris, Le Seuil, 1960. Ouvrages de Fiction Robert Harris, Imperium, Londres, A Novel, 2006. Tom Holland, Rubicon, Londres, Abacus, 2003. Steven Saylor, L’énigme de Catilina, Collection « grands détectives », Paris, Ramsay 1997. Steven Saylor, Meurtre sur la Voie Appia, Paris, Ramsay, 2001. Steven Saylor, Rubicon, Paris, Hachette, 2001. 116 Cicéron contre les triumvirs Revues et Articles Science et Vie Junior Dossier Hors Série N°42, Paris, Rome, Excelsior, Octobre 2000. Histoire Antique N°13, Jules César, Paris, Harnois, Février-Mars, 2004. Catherine Virlouvet, La Conjuration de Catilina : Rome en Danger ? in Les Collections De L’Histoire N°33, Complots, secrets et rumeurs, Paris, Société d’Edition Scientifique, Octobre-Décembre 2006. Sites Internet http://fr.wikipedia.org/wiki/Accueil Pour nombre de renseignements annexes sur les écrivains, les batailles, les lieux, les personnages secondaires etc… http://fr.wikisource.org/wiki/Accueil http://remacle.org/ Site comportant de nombreuses traductions libres ainsi que des études. Plus complet, pour l’instant, que wikisource. http://bcs.fltr.ucl.ac.be/default.htm http://www.musee-europemediterranee.org/sdap2.html Utilisé pour mieux comprendre le siège de Marseille. Vidéographie Rome, première saison, John Milius, William J. Macdonald, Bruno Heller, Benelux, HBO Entertainement et BBC, 2006. Enfin une bonne fiction historique sur l’Antiquité ! Les personnages principaux sont tous bien représentés. César, Pompée, Octave ou Marc Antoine sont particulièrement bien joués. Les personnages secondaires sont par contre plutôt biaisés. Cicéron devient un jeune naïf et Caton un affreux vieillard. De plus l’histoire et passablement simplifiée et glorifiée pour répondre aux attentes du grand public. Le puriste regrettera les trop nombreuses scènes « érotiques » et autres histoires anecdotiques qui occupent une moitié d’épisode et entrecoupent l’action principale. Mais en général tout est passablement réussi. 117 Cicéron contre les triumvirs Source des Illustrations Page de garde http://fr.wikipedia.org/wiki/Image:Senat_rom.jpg http://www.mbradtke.de/augustus/crassus.jpg http://www.memo.fr/article.asp?ID=PER_ANT_039 http://www.skene.be/CE/archeoloj/AJ09021101.html Page 2 http://www.mediterranees.net/histoire_romaine/ciceron/index.html Page 7 Elizabeth Deniaux, Rome de la Cité-Etat à l’Empire, Paris, Hachette, 2001. Page 8 http://artic.ac-besancon.fr/arachnoe/finales_2004/gradus/cejour.htm Page 10 Jacques Marseille, Au temps de la grandeur de Rome, Collection « Histoire du monde », Paris, Larousse, 1993. Page 55 http://en.wikipedia.org/wiki/Image:Battle_pharsalus.gif Page 61 Claude Nicolet et Alain Michel, Cicéron, Collection « écrivains de toujours », Paris, Le Seuil, 1960. Page 78 http://classiques.uqac.ca/classiques/ciceron/ciceron_photo/ciceron_photo.html Page 108 Elizabeth Deniaux, Rome de la Cité-Etat à l’Empire, Paris, Hachette, 2001. Remerciements Je remercie chaleureusement les personnes suivantes : M. Raphaël Bertoud, pour son aide à la réalisation de ce travail, ses conseils et ses corrections Mme Cinzia Mauron pour avoir généreusement répondu à mon appel au secours Ma Mère, pour toutes les heures passées le soir à corriger mes fautes. M. Eric Chevalley pour son soutien, ses corrections, pour m’avoir accordé chaque semaine ou presque une rallonge et enfin pour ses conseils. Travail de Maturité 2007 Hoesli Matthieu Cicéron contre les triumvirs M. Eric Chevalley Résumé Des tourments et des remous qui agitèrent l’Etat lors de ce siècle, Cicéron ne fut pas l’un des acteurs les moins importants. Au même titre que César, Pompée ou Octave, il sut tirer son épingle du jeu politique. L’orateur se posa comme défenseur de la légalité face aux grands ambitieux de son époque, ils les affronta pour sauvegarder l’Etat légal et donna sa vie pour ses idéaux. L’avocat fut cependant un homme à deux visages. Partagé tout d’abord entre sa vie publique, où il prenait soin d’apparaître comme un personnage inébranlable au même titre que Caton l’ancien ou Scipion Emilien, vie qui nous est parvenue au travers de ses plaidoyers ou ses poèmes, et sa vie privée révélée par sa correspondance, où il apparaît avec un visage humain, forgé par les tristesses comme par les joies. Hésitant entre sa charge d’avocat et ses tâches politiques et sa qualité de philosophe et d’écrivain. Toute sa vie il jongla entre ses talents les unissant parfois pour le meilleur, comme dans le De republica. Dans mon travail, j’ai préféré me focaliser sur le premier aspect de sa vie, plus connu mais moins exploité que le second à propos duquel nombre d’études sont parues récemment. Il ne faudrait cependant pas minimiser l’intérêt de son corpus philosophique. On a longtemps considéré les écrits de l’orateur comme de simples transcriptions de la philosophie grecque, rien de plus faux ! Cicéron possède son style propre mélangeant agréablement théorie politique et philosophie humaniste. Il est nécessaire de prendre l’œuvre de l’avocat pour ce qu’elle est : le legs d’idée d’un homme aux générations futures. Rien que pour cette raison, elle mérite le respect. Personnage controversé enfin par les historiens qui le considèrent pour certains, Grimal et Plutarque en tête, comme un héros, les autres, représenté par Carcopino ou Salluste comme un politicien opportuniste. Bien peu de ces avis sont objectifs. Salluste était notamment l’un des meilleurs amis du dictateur et l’un des plus farouche opposant politique de l’avocat autant dire que son récit « Sur la conjuration de Catilina » est loin d’être un pamphlet à la gloire de son adversaire. Il me paraissait important de laisser le lecteur seul juge, de m’écarter de tout esprit partisan. J’expose donc les points de vues des deux camps tout en restituant les faits et en donnant mon avis personnel. Je ne sais pas si j’ai toujours réussi à être objectif, ou même si j’ai réussi à l’être une seule et unique fois, mais j’aurais du moins essayé. Mes pérégrinations m’ont conduit à poser au lecteur autant qu’à moi-même, des questions sur la vie de Cicéron. J’ai tenté de les traiter avec la même franchise et impartialité que le thème dans son entier. La série à succès américaine parue récemment, « Rome », présente l’orateur comme un extrémiste conservateur, poussant le pays dans la guerre et prêt à la trahison. Existe-il un fondement de vérité dans le personnage que fait transparaître l’acteur ? On peut aussi se demander s’il existe quelque justification à la fuite de Cicéron après la défaite pompéienne à Pharsale ? Certains estiment également que Cicéron, dans son combat contre Catilina et plus tard contre Antoine, fit passer son intérêt personnel avant l’intérêt de l’Etat. Qu’en est-il réellement ? Ce sont de telles interrogations auxquelles j’ai tenté de répondre dans mon travail. Celui-ci portant également sur les triumvirs, il m’a semblé juste de m’interroger aussi à des problématiques touchant Pompée, César et même Crassus. Le vainqueur de Mithridate était-il un lâche général ou un défenseur de la patrie et César était-il un bienfaiteur du peuple ou un tyran ? Je me suis également frotté à ces énigmes-là.