Résumé
Pour Gilles Deleuze, la philosophie consiste à créer des concepts. Prenant le
contrepied de cette définition, la plupart de ses commentateurs se contentent soit de répéter
les propos du philosophe en les généralisant et en leur donnant de ce fait une portée
universelle, soit d’appliquer les concepts qu’il a inventés à n’importe quel phénomène qui
leur tombe sous la main, ce qui condamne irrémédiablement la philosophie à n’être qu’une
entreprise abstraite alors que Deleuze la voulait on ne peut plus concrète.
La source de ce contresens est bien simple : ils ne tiennent pas compte de la place
primordiale qu’occupe l’empirisme dans son œuvre. Ainsi, en ne portant pas une attention
toute particulière à cette attitude philosophique qui privilégie l’expérience, ils minimisent le
rôle de celle-ci dans sa pratique et, conséquemment, ils détachent les créations de concepts
des situations d’où elles tirent leur nécessité.
Contrairement à l’esprit qui anime les principales études sur la philosophie
deleuzienne, cette thèse a donc pour objectif de démontrer que c’est seulement en prenant
en compte les expériences singulières qui les ont suscitées que les concepts forgés par ce
penseur gardent un sens, tout comme c’est uniquement dans ce cadre que se comprennent
les critiques qu’il a formulées à l’égard de différentes prises de position philosophiques. Au
terme de ce parcours, ces dernières apparaîtront alors toujours partielles et redevables d’une
expérience de pensée qui a forcé cette remise en question de telle sorte que ce qui était au
départ incompréhensible d’après une certaine perspective devient soudainement accessible
quand un nouveau concept est créé.
Pour parvenir à cette fin, cette thèse a été divisée en deux parties. La première porte
sur la conception deleuzienne de l’expérience. Par une étude de deux tentatives de
renouvellement de l’empirisme au XXe siècle, soit le bergsonisme et la phénoménologie, la
position deleuzienne sur cette question se révèle comme un prolongement de la voie
ouverte par Bergson en opposition à celle dégagée par Husserl et, à sa suite, Sartre. Séparé
des préoccupations ontologiques bergsoniennes, l’empirisme transcendantal deleuzien
apparaît alors comme une recherche de la potentielle singularité d’un phénomène au
détriment de la quête d’une forme commune à toute expérience.
La seconde partie quant à elle se concentre sur quatre expériences de pensée et
montre à chaque fois le lien indissoluble qui unit la création de concept et la remise en
question qui lui est concomitante. Que ce soit avec la critique d’une philosophie de la
représentation qui découle du concept de sensation forgé au contact des œuvres du peintre
Francis Bacon, que ce soit avec la double remise en cause de la phénoménologie comme
effet de la création des concepts d’image-affection et d’image-temps à partir de Persona
d’Ingmar Bergman et Hiroshima mon amour d’Alain Resnais, que ce soit encore avec la
critique des postulats de linguistique qui dérive du concept de littérature mineure inventé
pour rendre compte du Procès de Kafka, dans tous ces cas, ce qui est mis en lumière, c’est
le rôle essentiel de l’expérience dans la pratique philosophique de Gilles Deleuze.