Financement de l'innovation culturelle

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Financement de l'innovation culturelle
INTERVIEW DE PHILIPPE HENRY
<< Si l'on veut financer une économie de la créativité,
de l'innovation, du savoir, il faut aller vers une plus forte
socialisation non seulement des risques liés à la
production, mais aussi des résultats financiers obtenus
à l'aval des filières >>.
Tag(s) : Modèle économique, Culture, Finance, Crowdfunding
Maître de conférences HDR à la retraite de
l'Université Paris 8 - Saint-Denis (Département
Théâtre).
Date : 28/02/2013
Entretien réalisé pour la revue M3 n°5Avec la contraction des dépenses publiques, le champ culturel doit
refonder son modèle économique. Le recours au mécénat d’entreprise est une option, alors que le financement
participatif offre des perspectives prometteuses. Jean-Pascal Quilès et Philippe Henry livrent leur point de vue
sur
un
domaine
en
mutation
Philippe HENRY poursuit ses recherches sur la spécificité de l’économie du domaine artistique, sur les tentatives de
coopération
renforcée
et
sur
les
démarches
artistiques
partagées
qui
s’y
développent.
Publications récentes : "Spectacle vivant et culture d’aujourd’hui. Une filière artistique à reconfigurer" (Presses
Universitaires de Grenoble, 2009) ; avec Daniel Urrutiaguer, Territoires et ressources des compagnies en France (DEPS
–
Ministère
de
la
Culture
et
de
la
Communication,
2012).
On parle beaucoup d'un assèchement du financement public pour la culture, est-ce une réalité, ou une manière
cynique de s'appuyer sur "la crise" pour réduire l'intervention publique culturelle ?
Plus que d’un assèchement, je parlerais d’une contraction des dépenses publiques. C’est évidemment un problème pour
les secteurs qui sont plus nettement dépendants de la subvention. Localement, il y a eu quelques coupes nettes, mais ça
n’est pas général. Et même si Jean-Marc Ayrault n’a pas sanctuarisé le budget du Ministère de la culture, le financement
public de ce domaine, notamment en raison des contributions des collectivités locales, perdure. Par ailleurs, malgré ses
difficultés, le champ culturel ne cesse d’attirer de nouveaux entrants, on forme toujours plus d’étudiants, il y a toujours
plus d’artistes. On assiste donc à un effet de ciseau entre les demandes et les capacités financières du système actuel
d’aide publique. Tout cela fait que les acteurs du domaine artistique et culturel ont désormais le net sentiment d’être pris
à la gorge.
À mes yeux, la question n’est pas seulement là. Car il s’agit de savoir s’il ne faut pas modifier radicalement notre logiciel
d’appréhension de ce qui se passe. Nous sommes en train de basculer dans une société où l’immatériel devient
prépondérant. On passe du côté d’une société du savoir. Mais nous avons toujours une économie qui repose sur la
production de biens matériels. On sait chercher de l’argent pour produire des biens matériels, alors que la production et
la diffusion de biens immatériels, plus incertaines et foisonnantes, reposent sur des leviers différents. Ça n’est pas la
première fois que le monde change et que les conditions de production peinent à suivre. Aujourd’hui, si l’on veut financer
une économie de la créativité, de l’innovation, du savoir, il faut aller vers une plus forte socialisation non seulement des
risques liés à la production, mais aussi des résultats financiers obtenus à l’aval des filières.
Si je prends l’exemple de la recherche, on sait bien que les entreprises doivent mutualiser leurs efforts de recherche. Car
il faut financer de très nombreuses idées pour en avoir une qui fonctionne effectivement. Si une entreprise restreint trop
son département recherche et innovation, elle va avoir tendance à prendre moins de risques et à favoriser ce qui
fonctionne dès le premier essai. Mais ce faisant, elle se coupe de nombreuses autres pistes, qui semblent au premier
abord plus risquées, plus aléatoires, mais dont une minorité peut s’avérer au contraire extrêmement porteuse.
Quelles sont les possibilités offertes aux acteurs culturels pour trouver d'autres sources de financement privé ?
Que pensez vous du mécénat ?
Le mécénat n’est pas une alternative. C’est un système qui a été mis au point dans une économie classique mais qui est
peu pertinent pour une économie de l’innovation telle qu’elle se dessine de plus en plus nettement pour l’art et la culture.
C’est une stratégie de fonds de tiroir, une manière de repousser une échéance, mais ça n’est pas en privatisant les «
subventions » que l’on parviendra à faire fonctionner un domaine comme celui des arts et plus largement une société du
savoir. Une économie créative est une économie risquée : ça ne peut donc pas être en privatisant les découvertes et les
profits qui y sont liés, tout en refusant de mutualiser les risques et les résultats, qu’on peut parvenir à la faire fonctionner.
J’ajoute que le mécénat artistique va essentiellement aux grandes institutions, aux grandes expositions, aux opéras. Le
mécénat ne va jamais, ou très peu, vers les structures innovantes ou qui prennent vraiment des risques. On trouvera
toujours des exemples à m’opposer, il y aura toujours une fondation, un mécène sur le terrain, qui va agir pertinemment
sur des projets risqués portés par des groupes émergents, mais ça ne constitue aujourd’hui que des exceptions.
Peut-être y aurait-il une alternative plus efficace pour le mécénat, à partir du moment où il serait encadré et piloté par de
grandes fondations qui auraient les capacités pour évaluer la pertinence de projets artistiques et culturels audacieux et
une réelle volonté de s’y engager. Ayant aussi pour mission de prendre des risques et de mutualiser les réussites, on ne
pourrait pas leur reprocher les inévitables et toujours nombreuses « non réussites » propres aux productions du champ
artistique et culturel. Pour l’instant, le mécénat reste un système d’appoint, qui ne parviendra pas, en l’état, à faire face à
la mutation systémique à laquelle nous sommes pourtant déjà confrontés.
N'y-a-t-il pas sur le mécénat une très forte concurrence avec d’autres secteurs comme l’humanitaire, la santé, le
sport et maintenant les universités ?
Oui, c’est vrai aussi. Il est en effet bien plus complexe pour le secteur artistique et culturel de dire « voilà, vous allez nous
aider pour réaliser ceci ou cela ». Alors que pour l’humanitaire, on peut mobiliser des arguments beaucoup plus directs :
« Vous donnez trente Euros et cinq enfants seront vaccinés ». C’est plus clair, il y a un rapport immédiat de cause à
effet. Alors que le champ du savoir et de l’art propose des formes pour lesquelles il n’y a bien souvent pas de besoins
prédéfinis. La seule manière, pour un mécène, de limiter les risques, sera de miser sur une tête d’affiche, et encore
n’est-il pas sûr de gagner à tous les coups.
En fait, ne raisonner qu’en termes monétaires est une mauvaise piste. Il faut raisonner sur une mutualisation des
moyens, sur des systèmes qui permettent d’associer une compétence, de trouver un local, de bénéficier d’un apport en
nature, d’un réseau d’alliés… Une compagnie par exemple n’a pas seulement des besoins monétaires, c’est tout un
environnement qu’il faut mettre en place. Il faut favoriser un véritable éco-système relationnel et qualitatif, qui ne se base
pas seulement sur des échanges monétaires, même si les capacités de financement demeurent un élément important.
A-t-on sur ces questions des études fiables, des données sérieuses, des recherches parlantes ?
Actuellement, le système français de soutien par la fiscalité au mécénat est très ouvert, très généreux. Mais on a peu
d’études. Bercy sait sans doute combien coûte au budget de l’État le système d’exonération sur les dons aux
associations, sans pour autant savoir quelle est la part faite au domaine artistique ou culturel. Pour l’instant, on n’a pas
de données fines suffisamment fiables (au-delà de celles de l’ Admical – Association pour le développement du mécénat
industriel et commercial) et en effet, il serait intéressant que des chercheurs soient autorisés à en produire à partir des
différentes sources disponibles.
Cela dit, l’intérêt de ce type de mesure d’incitation fiscale pour les arts et la culture est réel – quoique mesuré comme je
l’ai dit – et surtout quand il permet une réelle démarche relationnelle et coopérative. Localement, quantité de petites
associations sont ainsi aidées par des contributions individuelles ou collectives qui sont souvent modestes. Je vais
prendre l’exemple des Amacca1 (Associations pour le maintien des alternatives en matière de culture et de création
artistique), qui reprennent le principe des Amap (Association pour le maintien d’une agriculture paysanne). Ce type de
micro-mécénat fonctionne sur une relation de confiance et de proximité, entre le producteur et le consommateur, entre
l’artiste et le spectateur. La question première n’est pas forcément celle de l’argent, mais de la possibilité de créer les
conditions d’une relation de confiance pour que des personnes acceptent d’entrer dans un jeu contributif réciproque. On
s’éloigne en fait d’une économie avec d’un côté des producteurs et de l’autre des consommateurs. On tend plutôt vers un
système coopératif, où les frontières entre le rôle des uns et des autres s’estompent ou au moins se redéfinit de manière
plus interactive.
Il ne s’agit pas d’une économie d’abord monétaire, mais d’une économie fondamentalement relationnelle et
hyperdécentralisée. Pour l’instant, c’est une économie en émergence qui est encore hors des radars de l’analyse
économique traditionnelle. C’est donc embryonnaire, mais il y a tout de même un début de repérage, il y a par exemple
un blog qui relaie l’activité des Amacca, ce dispositif est répertorié par l’agenda 21 de la culture. Rien ne dit que dans
quelques années, il n’y aura pas une fédération des Amacca !… On est dans une forme économique naissante, où le
monétaire est en tout cas encastré dans le social et le relationnel. Il faudrait à mon sens soutenir davantage ces formes
nouvelles et innovantes qui veulent faire fonctionner autrement le domaine artistique et culturel.
Comment analysez vous les dispositions relatives au mécénat des particuliers ? Peut-on y voir une ouverture
démocratique, qui donne à chacun la possibilité de financer "sa culture" ou les œuvres qui l'intéressent ?
Oui, c’est une forme d’ouverture démocratique, qui permet aux individus d’aller sur des secteurs qui ne sont pas
couverts, ou pas comme ils le souhaiteraient, par les interventions des grandes organisations comme le Ministère de la
culture ou la Fondation de France. Ce processus est utile pour suppléer aux carences des grands oligopoles. Pour me
faire comprendre, je vous propose de faire un parallèle avec la production d’énergie : l’essentiel est assuré par de
grandes entreprises, publiques ou privées. En autorisant la production « individuelle » et en garantissant le rachat de
l’énergie produite, on met en place une économie qui peut progressivement, lentement, compléter sinon se substituer à
ces grandes organisations. Chacun est ainsi incité à produire selon ses besoins, à optimiser son toit ou son jardin. Et ça
n’est pas parce que je deviens auto-suffisant, qu’ensuite je vais couvrir tout mon jardin pour devenir un producteur
d’électricité… Simplement, je soulage le système général, et si j’ai un excédent de production, je le reverse dans le
fonctionnement plus global.
Se développe depuis quelques années un appel au financement privé individuel. Est-ce que le champ culturel
est en train de s'en saisir, au-delà de quelques exemples sur la production de disques via un site comme
MyMajorCompany ?
Je pense que cela concerne encore le système économique de production de biens et services classiques et surtout les
secteurs industrialisés. Ces plateformes fonctionnent essentiellement pour les producteurs de CD et pour la production
de vidéos ou de films. Cela dit, ce sont des initiatives qui sont comparables au fonctionnement des Amacca, dans la
mesure où ces sites proposent des dispositifs de coproduction décentralisés. Ils peuvent aider à la bascule nécessaire
dans cette nouvelle économie où l’on socialise les risques (et où il faudrait aussi socialiser davantage les bénéfices),
pour démultiplier les possibilités de produire et de diffuser, puisque ce sont des conditions d’échange diversifié dont a
besoin une économie créative.
Par ailleurs, je ne crois pas qu’il faille parler pour ces dispositifs de mécénat. Il ne s’agit pas non plus d’une prise de
participation de type capitalistique, car on sait très bien qu’on a peu de chance d’avoir un réel retour sur investissement
ou qu’il risque pour le moins d’être le plus souvent modeste. Il s’agit plutôt d’une forme d’économie contributive. Sur des
projets particuliers, je m’engage, avec d’autres, pour mettre en réseau des moyens et pas seulement des moyens
financiers. C’est d’abord un regroupement de personnes et pas de capitaux, qui met ensemble des capacités, pour aller
jusqu’au bout d’une idée. On est alors proche aussi des principes de l’économie sociale et solidaire.
Qu'est-ce qui retient encore les acteurs culturels et notamment les compagnies du spectacle vivant à faire appel
au financement participatif ?
La question porte davantage me semble-t-il sur la capacité de disposer d’un réseau en tant que capital social de départ.
Là, il y a une vraie difficulté pour les acteurs qui débutent. Les choses ne se font que de proche en proche, petit à petit,
sur le mode de la confiance interpersonnelle. Aujourd’hui, 85% des compagnies par exemple n’ont pas accès au
mécénat privé quel qu’il soit. Celles qui y parviennent sont aussi souvent celles qui ont un capital social qui leur permet
de connaître des responsables d’organisation et par là de bénéficier d’un appui relationnel. Là aussi, on sera souvent
dans une logique de coopération et de contribution, bien plus que de rentabilité et d’investissement au sens strictement
monétaire de ces termes.
Quelles pourraient-être les conséquences du crowdfunding en terme de fréquentation, de public, de relais
d'opinion ?
Je ne crois pas que le but soit, comme dans une économie classique de type capitaliste, de convaincre sans cesse des
gens nouveaux ou de croître indéfiniment. Il s’agit plutôt de convaincre suffisamment de personnes pour mener à bien
mon projet, sans forcément grossir. Je peux être une association de boulistes, avoir besoin d’un terrain parce que j’ai 12
équipes et pas forcément me dire, bon maintenant, il me faut un deuxième terrain pour 12 nouvelles équipes…
1- Inspirée des Amap, les Amacca cherchent à développer un nouveau modèle économique fondé sur le micro-mécénat de «
citoyens-spectateurs- producteurs » et, au-delà, à repositionner le champ culturel dans la société autour de ce qui fait sens
commun. Constituées en associations, les Amacca peuvent aussi solliciter, en termes de soutien à une initiative citoyenne, les
collectivités territoriales et les entreprises locales (source : Arteca, centre de ressources de la culture en Lorraine, www.arteca.fr).
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