Bulletin d’analyse phénoménologique XI 2, 2015 (Recensions 3) ISSN 1782-2041

Bulletin d’analyse phénoménologique XI 2, 2015 (Recensions 3)
ISSN 1782-2041 http://popups.ulg.ac.be/1782-2041/
Recensions (janvier 2015)
Edmund Husserl, Sur l’histoire de la philosophie. Choix de textes,
présentation et traduction de L. Perreau, Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque des
Textes Philosophiques », 2014, 120 pages. Prix : 10 €. ISBN : 978-2-7116-
2534-5.
Les textes ici rassemblés et traduits par L. Perreau — rédigés par Husserl
entre juin 1936 et l’été 1937 et repris dans le tome XXIX des Husserliana
constituent, selon le mot de l’éditeur, « le véritable testament du fondateur de
la phénoménologie ». Si le sens de cette expression n’est pas très clair — (1)
tant on peut douter que le testament de Husserl ait attendu d’être rédigé pour
que l’héritage puisse être partagé, (2) de même que l’on ne voit pas très bien
pourquoi il ne devrait y avoir qu’une seule phénoménologie et, (3) a fortiori,
dont Husserl serait l’unique fondateur : quid, par exemple, de l’école de
Brentano ? —, on peut cependant y discerner déjà beaucoup de ce dont
retourne la téléologie à l’œuvre dans l’histoire de la philosophie esquissée
par Husserl dans l’article central du recueil. C’est en effet une philosophie de
l’histoire de la philosophie « par testament » que développe Husserl dans ce
texte, dans le droit fil d’un rationalisme issu des Lumières dont il fut
probablement l’un des derniers représentants au XXe siècle. Selon cette
conception, la philosophie consiste « en l’idée d’une tâche unitaire se
perpétuant par héritage inter-subjectivement dans l’histoire de la philosophie,
une idée qui a fait irruption dans l’histoire européenne par l’intermédiaire
d’une “institution originaire” due à quelques-uns des premiers philosophes,
des hommes qui les premiers, ont conçu le projet “philosophie” et ont
consacré leur vie à sa réalisation » (p. 22). On sait comment les principes
fondamentaux de cette téléologie rationaliste qui, suivant le vœu de Husserl,
devait conduire l’humanité, dans le progrès de son « auto-méditation » sur
1
elle-même par la grâce de « l’auto-effectuation de la raison »1, à rien de
moins que l’idéalisme phénoménologique transcendantal, ont depuis bien
longtemps été critiqué par tout un courant de Gegenaufklärungen ce qui
concerne Husserl, je pense en particulier aux critiques de Gérard Granel — et
l’on serait en peine de trouver aujourd’hui quelqu’un pour les défendre.
Toutefois, comme le note L. Perreau dans sa riche introduction, le
registre de la téléologie, auquel Husserl fait appel dans sa philosophie de
l’histoire de la philosophie, est inséparable de la phénoménologie génétique,
c’est-à-dire de la réflexion sur la formation des objets de la conscience. Dans
cette perspective, il s’agit d’être attentif aux arguments avancés par Husserl
pour expliciter le parcours de l’esprit qui advient à la phénoménologie
idéaliste transcendantale : un mouvement spirituel qui semble se réaliser,
dans la reprise consciente par les sujets-philosophes de l’idéal de la philo-
sophie, par-devers cette reprise consciente. On retrouve de cette façon, dans
ces textes de Husserl sur la tâche du philosophe, une variation de ce qui se
joue dans la sphère de la pure passivité — quoiqu’ici non plus simplement
dans le cadre d’une théorie « empiriste » de la connaissance, qui s’occupe de
l’émergence des objets de connaissance à partir de l’expérience sensible —,
mais dans le cadre d’une « philosophie de la culture » tentant de comprendre
le rôle de l’inscription sociale, politique, culturelle dans le processus d’émer-
gence des productions philosophiques. En s’intéressant à la tâche du philo-
sophe, Husserl donne à sa philosophie de l’histoire — sur la base de sa
philosophie de l’histoire de la philosophie — un tour concret que peut-être la
Krisis n’avait pu, sur certains plans, lui offrir. Cela est d’autant plus vrai de
la question relative à l’institution originaire de la philosophie, qui est ici mise
en lumière d’une façon tout à fait originale. J’en dirai brièvement un mot.
Au niveau de la vie pré-scientifique, c’est-à-dire pré-philosophique, il
existe déjà des questions portant sur le sens du monde, une curiosité intel-
lectuelle, mais encore enclose dans le monde d’une tradition nationale, « au
sein duquel le mythique représente une strate générale, s’étendant jusqu’à la
quotidienneté la plus quotidienne » (p. 61). La configuration historique,
politique, nationale particulière des Grecs va néanmoins conduire cette curio-
sité pré-scientifique à devenir un intérêt cosmologique d’un genre entière-
ment nouveau « en ce qu’il questionne l’étant en soi, l’"étant" complètement
irrelatif et au-delà de la tradition » (p. 61). Un intérêt strictement théorique
était donc né — et, avec lui, une humanité européenne qui atteint à cette
raison universelle qui veut connaître comment les choses sont en soi, au lieu
1 E. Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendan-
tale, trad. fr. G. Granel, Paris, Gallimard, 1976, p. 298.
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de se laisser distraire par leur simple apparence. On découvre alors pour
quelles raisons, d’après Husserl, la fondation radicale de la scientificité en
Grèce n’a rien d’un miracle : si l’éclosion de la philosophie marque sans
doute une rupture par rapport aux modes de pensées qui entouraient (tempo-
rellement et spatialement) les Grecs et auxquels eux-mêmes ont pu
appartenir, elle constitue malgré tout un événement participant aux courants
multiples de la vie, car « la vie est essentiellement intrication et juxtaposition
de toutes sortes d’actes se transformant les uns les autres […] en fonction de
modifications possibles par essence » (p. 32). L’ego émerge de la sorte d’un
flux ; il est la cristallisation, depuis un bouillon de phénomènes « hétéro-
logiques » et « hétérophilosophiques » (p. 46), d’une forme de caractère
spécifiquement scientifique, qui persistera alors à l’identique tout au long de
son histoire européenne. La (toute) dernière philosophie de Husserl revient,
comme on le voit, à la vie, dans ses aspects les plus concrets et les plus
triviaux (on se rappellera la comparaison du métier de philosophe avec celui
de cordonnier), non pas en réalité, comme une certaine phénoménologie se
plait aujourd’hui à le faire, pour exhumer le sens depuis les profondeurs,
mais bien plutôt pour montrer en quoi ce sens qui l’innerve se trouve toujours
à la surface des choses.
Aurélien Zincq
Charles-Édouard Niveleau (dir.), Vers une philosophie scientifique : Le
programme de Brentano, préface de Jocelyn Benoist, Paris, Éditions
Démopolis, coll. « Quaero », 2014, 448 pages. Prix : 29€. ISBN : 978-2-
35457-063-7.
Le recueil dirigé par Charles-Édouard Niveleau est à la hauteur des espé-
rances qu’il place dans la renaissance du programme d’une philosophie
scientifique chère à Brentano et à ses prestigieux et féconds étudiants. Les
études qui composent ce fort volume sont en effet bel et bien les premiers
jalons, durablement plantés, d’un tel renouvellement du projet brentanien. Si
l’on assiste, depuis plusieurs années déjà dans les pays anglo-saxons, mais
aussi en Allemagne, en Autriche, de façon exemplaire en Italie et tout
récemment dans le monde francophone, notamment grâce aux travaux de
Jocelyn Benoist et de Denis Fisette, à un intérêt marqué pour Brentano et son
école, les études sont cependant restées le plus souvent cloisonnées à une
conception de la psychologie qui, tout autant originale qu’elle soit, n’en reste
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pas moins héritée d’une certaine conception philosophique assez étroite de ce
qu’il faut entendre par l’étude de l’esprit. En bref, on s’est très peu intéressé
à ce qui constitue l’un des piliers de la psychologie brentanienne ou d’inspi-
ration brentanienne : l’expérimentation — et il s’agit de comprendre par là
non pas simplement l’expérience interne, mais en fait son essentielle con-
jugaison à des études menées au sein de laboratoires de psychologie
expérimentale. Comme on le sait, Brentano n’a jamais dirigé lui-même un
laboratoire de recherche en psychologie expérimentale — et c’est à la
création de l’un de ceux-ci qu’il appelait dans ses Derniers vœux pour
l’Autriche de 1895. Comme on le sait aussi, bien que cela fut en fait assez
peu étudié, ce souhait était en passe de se réaliser (notamment grâce à
Stumpf et Twardowski) ou l’était en réalité déjà à Graz, chez Meinong et ses
étudiants prolifiques.
L’expérimentation constitue l’indispensable corollaire de la méthode
introspective d’étude de la conscience développée par Brentano. Si seule la
psychologie descriptive peut réussir à fixer la nature (l’essence) du vécu
psychique, et si c’est seulement sur cette base que se fonde toute étude
psychologique expérimentale, il n’en reste pas moins que seule l’expéri-
mentation réussit à décrire pleinement les contenus mentaux, car elle les
soumet à toute une série de mesures qui, les faisant varier, font émerger ce
qu’ils sont effectivement. L’expérimentation n’est donc pas ce que le psycho-
logue pourrait mobiliser selon son bon vouloir : elle est avant tout une con-
trainte qui pèse sur lui, ce qui donne à son travail la légitimité d’un travail
scientifique et, plus fondamentalement encore, la possibilité de sa réussite.
En ce sens, faire varier expérimentalement les phénomènes est la seule
manière de les étudier. S’il est du registre de la psychologie descriptive de
fournir les bases de l’étude expérimentale des phénomènes mentaux (pour
savoir ce qui constitue tel ou tel phénomène mental), il revient à l’expérimen-
tation de poursuivre et d’achever ce travail d’analyse des états psychiques.
Comme cela est bien souligné par C.-É. Niveleau dans son introduction, « en
paramétrant et en variant [expérimentalement] avec précision les conditions
d’apparition [interne] d’un phénomène, il est possible de développer une
connaissance toujours plus approfondie de la nature de ce phénomène
psychique » (p. 37). C’est précisément par cette exigence de l’expérimen-
tation que l’école de Brentano put tenir une place de choix dans l’ensemble
des travaux qui procédèrent à la naissance de la psychologie scientifique.
Comme Brentano l’avait compris — sans pouvoir le mettre lui-même en
pratique —, la philosophie de la conscience ne doit pas uniquement être
rigoureuse : elle peut et doit aussi atteindre à la scientificité par le biais du
travail expérimental.
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On opposera sans doute à l’expérimentation l’argument que la philo-
sophie ne peut aujourd’hui faire retour, en raison d’un manque de moyens —
théoriques, disciplinaires et, comme déjà du temps de Brentano, finan-
ciers… — au programme d’une philosophie scientifique ou expérimentale.
Or, comme le suggère intelligemment Liliana Albertazzi dans un très bel
article sur les laboratoires de psychologie expérimentale de Florence et de
Padoue, il serait possible de s’appuyer sur les nombreux travaux expérimen-
taux déjà menés au sein des divers laboratoires d’inspiration brentanienne,
tant autrichiens qu’allemands ou italiens, pour réussir à élaborer des
réflexions sur les actes mentaux intégrant un versant expérimental. Une
attention soutenue à ces nombreux travaux déjà existant fournirait un maté-
riau expérimental d’ampleur et surtout de qualité. En effet, les problèmes
étudiés par Meinong, Stumpf, De Sarlo, Benussi, Bonaventura, Calabresi,
Musatti, etc., sont toujours d’actualité « et n’ont toujours pas trouvé de
solution [au sein de la philosophie de l’esprit contemporaine], alors que la
recherche, au début du siècle dernier, y était presque parvenue » (p. 250). On
sait par ailleurs à quel point la recherche interdisciplinaire est encouragée
aujourd’hui : s’intéresser aux travaux de psychologie expérimentale de
l’époque permettra sans doute une prise en compte des travaux dans cette
voie menés à l’heure actuelle. C’est alors une possibilité nouvelle pour la
philosophie d’élargir son champ de recherche, hors des approches cano-
niques de l’étude de l’esprit, qui offrent (à mon avis) souvent peu d’espoirs
concrets de recherche, tout autant que la possibilité d’entrer dans un dialogue
constructif et fécond avec la psychologie expérimentale en acte. Ces perspec-
tives constituent probablement l’une des voies les plus prometteuses des
« études brentaniennes ».
Outre les articles consacrés plus spécifiquement à la psychologie de
Brentano, dont on ne pouvait oublier de rappeler les vues (voir les belles
mises au point de D. Fisette et de C. Ierna), le volume comprend des textes
fort originaux sur Brentano lui-même : sa théorie des couleurs (largement
étudiée par O. Massin et M. Haemerli), son dialogue possible avec la psycho-
logie freudienne (V. Aucouturier), sa théorie de l’intensité psychique en
dialogue avec celle de Stumpf (R. Martinelli) ou encore sa conception de la
psychologie empirique, dans sa radicale différence avec celle de Mach
(S. Plaud). On notera également la présence de trois textes extrêmement
documentés sur « la conception brentanienne de l’explication de l’esprit
exposée dans les cours d’Anton Marty « (R. Rollinger), sur l’influence
pragoise de Brentano (F. Toccafondi) ou encore sur le laboratoire de psycho-
logie expérimentale de Lvov (W. Miskiewicz, peut-être un peu trop diserte).
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