Bulletin d’analyse phénoménologique XI 2, 2015 (Recensions 3) ISSN 1782-2041

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Bulletin d’analyse phénoménologique XI 2, 2015 (Recensions 3)
ISSN 1782-2041 http://popups.ulg.ac.be/1782-2041/
Recensions (janvier 2015)
Edmund Husserl, Sur l’histoire de la philosophie. Choix de textes,
présentation et traduction de L. Perreau, Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque des
Textes Philosophiques », 2014, 120 pages. Prix : 10 €. ISBN : 978-2-71162534-5.
Les textes ici rassemblés et traduits par L. Perreau — rédigés par Husserl
entre juin 1936 et l’été 1937 et repris dans le tome XXIX des Husserliana —
constituent, selon le mot de l’éditeur, « le véritable testament du fondateur de
la phénoménologie ». Si le sens de cette expression n’est pas très clair — (1)
tant on peut douter que le testament de Husserl ait attendu d’être rédigé pour
que l’héritage puisse être partagé, (2) de même que l’on ne voit pas très bien
pourquoi il ne devrait y avoir qu’une seule phénoménologie et, (3) a fortiori,
dont Husserl serait l’unique fondateur : quid, par exemple, de l’école de
Brentano ? —, on peut cependant y discerner déjà beaucoup de ce dont
retourne la téléologie à l’œuvre dans l’histoire de la philosophie esquissée
par Husserl dans l’article central du recueil. C’est en effet une philosophie de
l’histoire de la philosophie « par testament » que développe Husserl dans ce
texte, dans le droit fil d’un rationalisme issu des Lumières dont il fut
probablement l’un des derniers représentants au XXe siècle. Selon cette
conception, la philosophie consiste « en l’idée d’une tâche unitaire se
perpétuant par héritage inter-subjectivement dans l’histoire de la philosophie,
une idée qui a fait irruption dans l’histoire européenne par l’intermédiaire
d’une “institution originaire” due à quelques-uns des premiers philosophes,
des hommes qui les premiers, ont conçu le projet “philosophie” et ont
consacré leur vie à sa réalisation » (p. 22). On sait comment les principes
fondamentaux de cette téléologie rationaliste qui, suivant le vœu de Husserl,
devait conduire l’humanité, dans le progrès de son « auto-méditation » sur
1
elle-même par la grâce de « l’auto-effectuation de la raison » 1 , à rien de
moins que l’idéalisme phénoménologique transcendantal, ont depuis bien
longtemps été critiqué par tout un courant de Gegenaufklärung — en ce qui
concerne Husserl, je pense en particulier aux critiques de Gérard Granel — et
l’on serait en peine de trouver aujourd’hui quelqu’un pour les défendre.
Toutefois, comme le note L. Perreau dans sa riche introduction, le
registre de la téléologie, auquel Husserl fait appel dans sa philosophie de
l’histoire de la philosophie, est inséparable de la phénoménologie génétique,
c’est-à-dire de la réflexion sur la formation des objets de la conscience. Dans
cette perspective, il s’agit d’être attentif aux arguments avancés par Husserl
pour expliciter le parcours de l’esprit qui advient à la phénoménologie
idéaliste transcendantale : un mouvement spirituel qui semble se réaliser,
dans la reprise consciente par les sujets-philosophes de l’idéal de la philosophie, par-devers cette reprise consciente. On retrouve de cette façon, dans
ces textes de Husserl sur la tâche du philosophe, une variation de ce qui se
joue dans la sphère de la pure passivité — quoiqu’ici non plus simplement
dans le cadre d’une théorie « empiriste » de la connaissance, qui s’occupe de
l’émergence des objets de connaissance à partir de l’expérience sensible —,
mais dans le cadre d’une « philosophie de la culture » tentant de comprendre
le rôle de l’inscription sociale, politique, culturelle dans le processus d’émergence des productions philosophiques. En s’intéressant à la tâche du philosophe, Husserl donne à sa philosophie de l’histoire — sur la base de sa
philosophie de l’histoire de la philosophie — un tour concret que peut-être la
Krisis n’avait pu, sur certains plans, lui offrir. Cela est d’autant plus vrai de
la question relative à l’institution originaire de la philosophie, qui est ici mise
en lumière d’une façon tout à fait originale. J’en dirai brièvement un mot.
Au niveau de la vie pré-scientifique, c’est-à-dire pré-philosophique, il
existe déjà des questions portant sur le sens du monde, une curiosité intellectuelle, mais encore enclose dans le monde d’une tradition nationale, « au
sein duquel le mythique représente une strate générale, s’étendant jusqu’à la
quotidienneté la plus quotidienne » (p. 61). La configuration historique,
politique, nationale particulière des Grecs va néanmoins conduire cette curiosité pré-scientifique à devenir un intérêt cosmologique d’un genre entièrement nouveau « en ce qu’il questionne l’étant en soi, l’"étant" complètement
irrelatif et au-delà de la tradition » (p. 61). Un intérêt strictement théorique
était donc né — et, avec lui, une humanité européenne qui atteint à cette
raison universelle qui veut connaître comment les choses sont en soi, au lieu
1
E. Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. fr. G. Granel, Paris, Gallimard, 1976, p. 298.
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de se laisser distraire par leur simple apparence. On découvre alors pour
quelles raisons, d’après Husserl, la fondation radicale de la scientificité en
Grèce n’a rien d’un miracle : si l’éclosion de la philosophie marque sans
doute une rupture par rapport aux modes de pensées qui entouraient (temporellement et spatialement) les Grecs et auxquels eux-mêmes ont pu
appartenir, elle constitue malgré tout un événement participant aux courants
multiples de la vie, car « la vie est essentiellement intrication et juxtaposition
de toutes sortes d’actes se transformant les uns les autres […] en fonction de
modifications possibles par essence » (p. 32). L’ego émerge de la sorte d’un
flux ; il est la cristallisation, depuis un bouillon de phénomènes « hétérologiques » et « hétérophilosophiques » (p. 46), d’une forme de caractère
spécifiquement scientifique, qui persistera alors à l’identique tout au long de
son histoire européenne. La (toute) dernière philosophie de Husserl revient,
comme on le voit, à la vie, dans ses aspects les plus concrets et les plus
triviaux (on se rappellera la comparaison du métier de philosophe avec celui
de cordonnier), non pas en réalité, comme une certaine phénoménologie se
plait aujourd’hui à le faire, pour exhumer le sens depuis les profondeurs,
mais bien plutôt pour montrer en quoi ce sens qui l’innerve se trouve toujours
à la surface des choses.
Aurélien Zincq
Charles-Édouard Niveleau (dir.), Vers une philosophie scientifique : Le
programme de Brentano, préface de Jocelyn Benoist, Paris, Éditions
Démopolis, coll. « Quaero », 2014, 448 pages. Prix : 29€. ISBN : 978-235457-063-7.
Le recueil dirigé par Charles-Édouard Niveleau est à la hauteur des espérances qu’il place dans la renaissance du programme d’une philosophie
scientifique chère à Brentano et à ses prestigieux et féconds étudiants. Les
études qui composent ce fort volume sont en effet bel et bien les premiers
jalons, durablement plantés, d’un tel renouvellement du projet brentanien. Si
l’on assiste, depuis plusieurs années déjà dans les pays anglo-saxons, mais
aussi en Allemagne, en Autriche, de façon exemplaire en Italie et tout
récemment dans le monde francophone, notamment grâce aux travaux de
Jocelyn Benoist et de Denis Fisette, à un intérêt marqué pour Brentano et son
école, les études sont cependant restées le plus souvent cloisonnées à une
conception de la psychologie qui, tout autant originale qu’elle soit, n’en reste
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pas moins héritée d’une certaine conception philosophique assez étroite de ce
qu’il faut entendre par l’étude de l’esprit. En bref, on s’est très peu intéressé
à ce qui constitue l’un des piliers de la psychologie brentanienne ou d’inspiration brentanienne : l’expérimentation — et il s’agit de comprendre par là
non pas simplement l’expérience interne, mais en fait son essentielle conjugaison à des études menées au sein de laboratoires de psychologie
expérimentale. Comme on le sait, Brentano n’a jamais dirigé lui-même un
laboratoire de recherche en psychologie expérimentale — et c’est à la
création de l’un de ceux-ci qu’il appelait dans ses Derniers vœux pour
l’Autriche de 1895. Comme on le sait aussi, bien que cela fut en fait assez
peu étudié, ce souhait était en passe de se réaliser (notamment grâce à
Stumpf et Twardowski) ou l’était en réalité déjà à Graz, chez Meinong et ses
étudiants prolifiques.
L’expérimentation constitue l’indispensable corollaire de la méthode
introspective d’étude de la conscience développée par Brentano. Si seule la
psychologie descriptive peut réussir à fixer la nature (l’essence) du vécu
psychique, et si c’est seulement sur cette base que se fonde toute étude
psychologique expérimentale, il n’en reste pas moins que seule l’expérimentation réussit à décrire pleinement les contenus mentaux, car elle les
soumet à toute une série de mesures qui, les faisant varier, font émerger ce
qu’ils sont effectivement. L’expérimentation n’est donc pas ce que le psychologue pourrait mobiliser selon son bon vouloir : elle est avant tout une contrainte qui pèse sur lui, ce qui donne à son travail la légitimité d’un travail
scientifique et, plus fondamentalement encore, la possibilité de sa réussite.
En ce sens, faire varier expérimentalement les phénomènes est la seule
manière de les étudier. S’il est du registre de la psychologie descriptive de
fournir les bases de l’étude expérimentale des phénomènes mentaux (pour
savoir ce qui constitue tel ou tel phénomène mental), il revient à l’expérimentation de poursuivre et d’achever ce travail d’analyse des états psychiques.
Comme cela est bien souligné par C.-É. Niveleau dans son introduction, « en
paramétrant et en variant [expérimentalement] avec précision les conditions
d’apparition [interne] d’un phénomène, il est possible de développer une
connaissance toujours plus approfondie de la nature de ce phénomène
psychique » (p. 37). C’est précisément par cette exigence de l’expérimentation que l’école de Brentano put tenir une place de choix dans l’ensemble
des travaux qui procédèrent à la naissance de la psychologie scientifique.
Comme Brentano l’avait compris — sans pouvoir le mettre lui-même en
pratique —, la philosophie de la conscience ne doit pas uniquement être
rigoureuse : elle peut et doit aussi atteindre à la scientificité par le biais du
travail expérimental.
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On opposera sans doute à l’expérimentation l’argument que la philosophie ne peut aujourd’hui faire retour, en raison d’un manque de moyens —
théoriques, disciplinaires et, comme déjà du temps de Brentano, financiers… — au programme d’une philosophie scientifique ou expérimentale.
Or, comme le suggère intelligemment Liliana Albertazzi dans un très bel
article sur les laboratoires de psychologie expérimentale de Florence et de
Padoue, il serait possible de s’appuyer sur les nombreux travaux expérimentaux déjà menés au sein des divers laboratoires d’inspiration brentanienne,
tant autrichiens qu’allemands ou italiens, pour réussir à élaborer des
réflexions sur les actes mentaux intégrant un versant expérimental. Une
attention soutenue à ces nombreux travaux déjà existant fournirait un matériau expérimental d’ampleur et surtout de qualité. En effet, les problèmes
étudiés par Meinong, Stumpf, De Sarlo, Benussi, Bonaventura, Calabresi,
Musatti, etc., sont toujours d’actualité « et n’ont toujours pas trouvé de
solution [au sein de la philosophie de l’esprit contemporaine], alors que la
recherche, au début du siècle dernier, y était presque parvenue » (p. 250). On
sait par ailleurs à quel point la recherche interdisciplinaire est encouragée
aujourd’hui : s’intéresser aux travaux de psychologie expérimentale de
l’époque permettra sans doute une prise en compte des travaux dans cette
voie menés à l’heure actuelle. C’est alors une possibilité nouvelle pour la
philosophie d’élargir son champ de recherche, hors des approches canoniques de l’étude de l’esprit, qui offrent (à mon avis) souvent peu d’espoirs
concrets de recherche, tout autant que la possibilité d’entrer dans un dialogue
constructif et fécond avec la psychologie expérimentale en acte. Ces perspectives constituent probablement l’une des voies les plus prometteuses des
« études brentaniennes ».
Outre les articles consacrés plus spécifiquement à la psychologie de
Brentano, dont on ne pouvait oublier de rappeler les vues (voir les belles
mises au point de D. Fisette et de C. Ierna), le volume comprend des textes
fort originaux sur Brentano lui-même : sa théorie des couleurs (largement
étudiée par O. Massin et M. Haemerli), son dialogue possible avec la psychologie freudienne (V. Aucouturier), sa théorie de l’intensité psychique en
dialogue avec celle de Stumpf (R. Martinelli) ou encore sa conception de la
psychologie empirique, dans sa radicale différence avec celle de Mach
(S. Plaud). On notera également la présence de trois textes extrêmement
documentés sur « la conception brentanienne de l’explication de l’esprit
exposée dans les cours d’Anton Marty « (R. Rollinger), sur l’influence
pragoise de Brentano (F. Toccafondi) ou encore sur le laboratoire de psychologie expérimentale de Lvov (W. Miskiewicz, peut-être un peu trop diserte).
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Quatre textes retiennent particulièrement l’attention. (1) Tout
d’abord celui de Liliana Albertazzi qui, synthétisant toute une série de
recherches approfondies sur la psychologie expérimentale d’inspiration brentanienne en Italie à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, présente au
public francophone des auteurs (essentiellement De Sarlo, Benussi, Bonaventura, Calabresi, Musatti) dont on parle très peu, et dont pourtant les
recherches psychologiques, en plus d’être de premier plan, s’avèrent très
fécondes et innovantes. Il s’agit là, vraisemblablement, d’un nouveau champ
d’études encore inédites en français. (2) Toujours dans la veine d’une
présentation synoptique d’un ensemble de travaux, l’article de Guillaume
Fréchette expose les origines de la théorie de l’objet depuis l’émergence de la
notion de Gestalt chez Mach, sa résurgence chez Ehrenfels et son devenir
chez Meinong. Est ainsi mis en lumière un pan peu étudié de l’origine de la
théorie de l’objet 1 . Enfin, deux substantiels articles consacrés à Wundt et à
Brentano viennent enrichir considérablement un recueil déjà riche et varié.
(3) Dans « Deux théories de l’analyse psychique : Wundt et Brentano »,
Arnaud Dewalque suggère que, pour Brentano, le procédé expérimental de
variation et de comparaison des phénomènes psychiques ne sert pas
seulement les fins de la psychologie explicative « à la » Wundt, mais qu’il
constitue aussi (et peut-être d’abord) un instrument indispensable au travail
psychognosique (p. 114). On retrouvera donc là, selon ce qui a été dit, un
propos en faveur d’une réhabilitation des recherches expérimentales. (4)
Denis Seron propose quant à lui la reconstruction des critiques adressées par
E.B. Titchener, élève de Wundt, à l’intentionnalisme brentanien. S’il ne
s’agit pas de revenir ici dans le détail sur la portée de celles-ci, on relèvera
cependant, à la suite de Denis Seron, l’exigence à laquelle la psychologie
brentanienne se doit de répondre : produire ses lettres de créances empiriques
(p. 401). Or, à nouveau, quelle est plus forte exigence empirique que celle
d’établir l’analyse expérimentale comme support nécessaire à toute analyse
intentionnaliste de la conscience ?
Aurélien Zincq
1
On pourra désormais compléter les recherches de G. Fréchette par l’exposé de S.
Richard dans De la forme à l’être. Sur la genèse philosophique du projet husserlien
d’ontologie formelle (Montreuil-sous-Bois, Ithaque, 2014), dont on trouvera un
compte rendu dans le présent numéro.
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Sébastien Richard, De la forme à l’être. Sur la genèse philosophique du
projet husserlien d’ontologie formelle, Montreuil-sous-Bois, Ithaque, coll.
« Science et Métaphysique », 2014, 446 pages. Prix : 25€. ISBN : 978-2916120-39-3.
L’ouvrage de Sébastien Richard constitue une analyse précise et originale (et
en cela précieuse) du projet husserlien d’ontologie formelle et de sa genèse.
La réflexion philosophique et historique proposée par l’auteur se déploie sur
deux niveaux. (1) Premièrement, l’ouvrage ressaisit, au fil d’une analyse
limpide, les premières thématisations médiévale et moderne de ce qui
deviendra pleinement, à partir de l’école de Brentano, la théorie de l’objet.
De la forme à l’être permet de la sorte que se forme une bonne idée du
difficile parcours qu’a rencontré la « pure forme » pour, de temps à autre,
réussir à émerger en tant que telle, avant de s’épanouir au sein de la
philosophie autrichienne. (2) C’est ensuite au développement autrichien de
l’ontologie formelle — qui ne devient véritablement telle que chez Husserl — qu’est consacrée la suite des analyses menées par Sébastien Richard.
Ce sont ces derniers développements qui occupent la majeure partie de
l’ouvrage. Si l’on adapte cette présentation à deux niveaux au découpage en
chapitres, c’est dans le premier chapitre que l’auteur esquisse l’histoire,
depuis la fin du Moyen Âge jusqu’à Kant, du développement d’une conception de l’ontologie comme théorie de l’objet. Après une sorte d’ellipse,
l’auteur reprend, au deuxième chapitre, cette histoire de la théorie de l’objet
en se focalisant cette fois-ci sur sa réémergence dans la tradition autrichienne
vers la fin du XIXe siècle. Bolzano sert en quelque sorte d’auteur de transition, mais S.R. se concentre rapidement sur Brentano et son école, au sein de
laquelle vont effectivement apparaître deux théories de l’objet majeures et
concurrentes — la Gegenstandstheorie de Meinong et l’ontologie formelle de
Husserl. Les chapitres 2 à 6 vont élaborer une présentation de ces deux
réflexions ontologiques novatrices — avec, bien sûr, une attention plus
grande pour le projet husserlien, bien qu’il soit toujours étudié en tension
avec le discours ontologique des autres membres de l’école brentanienne,
particulièrement ceux de Meinong et de Twardowski.
Grâce à sa forme de présentation originale, l’ouvrage de S.R. permet
au lecteur, autant averti que novice, d’acquérir une vue synoptique du développement du projet d’ontologie formelle. L’ouvrage s’inscrit par conséquent
aussi bien dans la tradition des grandes monographies qui ont été consacrées,
ces dernières années, à l’école de Brentano, à l’école de Meinong et plus
généralement à la « philosophie autrichienne » (éditées par Albertazzi,
Chisholm, Chrudzimski, Jacquette, Poli, Rollinger, Simons, Smith, etc.), que
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dans le cadre plus étroit d’une réflexion philosophique sur les sources de
l’une des thématiques les plus étudiées au sein de la métaphysique analytique
contemporaine. Nous sommes ainsi plongé au cœur d’une large fresque
historique dépeignant la genèse philosophique de ce qui constitue à l’heure
actuelle un champ de recherche fondamental et prolifique. Pour réussir à
donner vie à ce large panorama historique, S.R. n’en reste jamais au stade de
la simple présentation consécutive des auteurs auxquels il consacre son
propos. Il travaille bien plutôt à composer un agencement des auteurs les uns
avec les autres, de telle sorte qu’émerge un dialogue critique et comparatif.
Cela est particulièrement le cas des chapitres 2 à 6, qui offrent une belle
confrontation entre la théorie de l’objet de Meinong et l’ontologie formelle
de Husserl.
L’ouvrage de S.R. possède plusieurs qualités et mérites. Tout d’abord,
on retiendra de ceux-ci en particulier le style concis et la grande clarté du
propos, associés à une érudition qui n’est jamais là par hasard ou à titre
édifiant : les problématiques guident le propos de façon vivante, sans que
l’on ne s’appesantisse jamais sur des points de détails ou des critiques
stériles. La lecture de l’ouvrage est tout simplement agréable. Ensuite, on
pointera la grande capacité de synthétisation dont fait preuve l’auteur, qui
indique une proximité avec les auteurs abordés, ainsi qu’une connaissance de
première main de ceux-ci. La synthèse n’est jamais ici le signe d’une absence
de profondeur. Enfin, S.R. met en lumière les sources des débats les plus
contemporains en métaphysique analytique — un geste qui permet alors
d’éclairer rétrospectivement le sens et la tâche de ce qu’étudie aujourd’hui la
métaphysique analytique.
Aurélien Zincq
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Alain Gallerand, Husserl et le phénomène de la signification, Paris, Vrin,
coll. « Bibliothèque d’Histoire de la Philosophie », 2014, 239 pages. Prix :
29 €. ISBN : 978-2-7116-2552-9.
On peut d’emblée s’interroger sur la pertinence et la nécessité d’un ouvrage
consacré exclusivement à l’évolution de la théorie husserlienne de la signification dans l’ensemble du corpus, en particulier quand on sait la façon dont
cette théorie a été l’enjeu des plus âpres débats, toutes traditions confondues,
et à quel point on a pu gloser à son sujet. Mais c’est précisément pour cette
raison que, selon le mot de Hegel, « ce qui est bien connu est en général,
pour cette raison qu’il est bien connu, non connu » 1 , qu’il est permis de se
réjouir de la proposition d’Alain Gallerand de consacrer une étude historique
et critique extrêmement complète de ce qui constitue sans doute l’un des
piliers de la phénoménologie husserlienne. Le travail d’A.G. est de la sorte
plus que le bienvenu dans les études phénoménologiques, où il vient —
étonnamment, pourrait-on dire — combler une lacune.
Se concentrant exclusivement sur la lettre du texte husserlien, A.G. ne
laisse jamais passer la moindre surinterprétation, qui témoignerait d’une
orientation d’école, dans le cours de son ouvrage. Bien sûr, cela ne signifie
pas qu’il ne pointe pas les difficultés inhérentes à l’établissement de la
théorie husserlienne de la signification, ou qu’il tente de masquer ce qui pose
problème au sein du texte husserlien. Au contraire, les différentes parties du
livre s’articulent selon les problématiques internes soulevées par la réflexion
husserlienne sur la signification. On peut aller jusqu’à avancer que c’est ce
traitement herméneutique par lequel le texte husserlien vient à poser de luimême ses propres embûches et difficultés qui fait toute l’originalité de la
lecture proposée par A.G.
L’étude d’A.G. est composée de quatre parties : (1) la première est
consacrée aux prémices de la théorie phénoménologique de la signification,
(2) la deuxième au concept noétique de la signification mis en place par
Husserl à partir des Recherches logiques, (3) la troisième traite, quant à elle,
du processus de « noématisation » de la signification à partir des Leçons sur
la théorie de la signification de 1908, enfin (4) la quatrième et dernière partie
est dédiée à un éclaircissement de la théorie husserlienne de la signification
du point de vue de la phénoménologie transcendantale-constitutive. Ces
1
G.W.F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, Préface, § 31, trad. fr. B. Bourgeois,
Paris, Vrin, 2006, p. 79.
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quatre grandes articulations correspondent bien évidemment aux étapes-clefs
du parcours philosophique de Husserl, depuis l’émergence de sa pensée au
sein de l’école de Brentano jusqu’aux développements théoriques de l’idéalisme transcendantal. On notera à cet égard la prise en compte détaillée, par
l’auteur, de l’arrière-plan historique brentanien duquel va se détacher la
phénoménologie husserlienne : bien que l’école de Brentano dans son ensemble, et l’appartenance de Husserl à celle-ci, sont aujourd’hui des thématiques bien connues et bien documentées, il est toujours intéressant de mettre
en lumière cette dimension originelle de l’œuvre de Husserl pour en saisir la
spécificité.
C’est en effet contre la théorie « psychologique-descriptive » de la
signification, défendue entre autres par Brentano et Twardowski, que va
s’affirmer la théorie husserlienne de la signification dès les Recherches
logiques, à partir desquelles la signification sera pensée comme « une espèce
dont les actes qui veulent dire la même chose sont les individuations »
(p. 207). Comme le montre A.G., cette conception résolument noétique de la
signification va progressivement être secondée, à partir des Leçons sur la
théorie de la signification de 1908 et plus franchement encore dans Ideen I,
par une conception noématique de la signification, qui prête attention au
corrélat de l’acte de signifier, l’objet sur lequel il est dirigé. Apparaît alors
une distinction entre l’objet qui est visé et l’objet en tant que tel, l’approche
noématique de la signification s’attachant à la première de ces deux
distinctions. Cette indépendance de la conception noématique par rapport à la
conception noétique va graduellement se renforcer jusqu’à ce que le processus de constitution de la signification devienne l’un des enjeux fondamentaux
de la phénoménologie transcendantale-constitutive et amène alors à une
révision de son statut ontologique. D’unité dans la multiplicité des actes
réels, la signification va être redéfinie, dans la perspective transcendantale,
comme une entité omni-temporelle et intersubjective.
Il est difficile de faire le reproche à un ouvrage qui limite réellement sa
prétention à être une étude d’histoire de la philosophie — d’autant plus
quand cette étude est interne à la pensée d’un seul auteur —, de ne pas
dégager des vues philosophiques plus larges. C’est pourtant à de telles
investigations philosophiques que l’ouvrage prétendait faire droit dans son
introduction et sa quatrième de couverture. Si cette promesse avait été tenue,
on aurait de la sorte pu imaginer la prise en compte, par exemple pour les
récuser, les modifier ou simplement y faire droit, d’interprétations existantes,
mais purement exégétiques, de la théorie husserlienne de la signification. De
même, la mise à plat du sujet traité dans l’ouvrage aurait pu permettre à
l’auteur de faire entendre sa voix dans les multiples débats qui se sont tenus
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autour de la notion husserlienne de signification. Toutefois, comme j’y ai
insisté, je crois que cette neutralité constitue probablement le meilleur atout
de l’ouvrage : le lecteur est plongé au cœur d’un thème aussi difficile que
passionnant, auquel A.G. offre une belle, solide et fidèle introduction.
Aurélien Zincq
Benoît Timmermans, Histoire philosophique de l’algèbre moderne. Les
origines romantiques de la pensée abstraite, Paris, Classiques Garnier, coll.
« Histoire et Philosophie des Sciences », 2012, 349 pages. Prix : 37 €. ISBN
978-2-8124-0383-5.
L’ambition de cette Histoire philosophique de l’algèbre moderne consiste à
retracer les étapes fondamentales de la formation des concepts majeurs de la
théorie des groupes, depuis le début du XIXe siècle jusqu’aux travaux
fondamentaux de Hermann Weyl. La particularité de cette histoire est de
mettre en lumière, à côté des grands noms qui ont fait l’algèbre depuis deux
siècles, toute une série d’auteurs, le plus souvent considérés comme mineurs
(C.A. Eschenmayer, P. Ruffini, H.A. Rothe, A. Bravais, etc.), ainsi que des
disciplines connexes (la cristallographie, la chimie, la botanique, etc.), qui
sont rarement rapportées de façon directe à l’algèbre, de manière à insister
sur leur inscription au sein de l’histoire de cette discipline. On voit par là se
profiler un autre récit du développement de l’algèbre moderne, ne se limitant
plus à apprécier les seules avancées mathématiques majeures pour ellesmêmes, dans leur forme déjà « prête à l’emploi » (p. 14) mais, au contraire,
incluant les sources les plus diverses qui participent à leur émergence. À titre
d’illustration, on se référera au processus par lequel la recherche sur « l’importance et les enjeux (mathématiques) d’opération et de transformation »,
déjà bien amorcée chez certains romantiques et Naturphilosophen allemands,
a pu servir les travaux concrets des mathématiciens (p. 16).
Offrir un résumé succinct des recherches originales présentées dans
cette Histoire philosophique de l’algèbre moderne ne serait toutefois pas
rendre entièrement justice à ces recherches, dont la prétention dépasse le
cadre de l’histoire des sciences. Leur pertinence concerne également, et peutêtre avant tout, la visée méthodologique générale dans laquelle elles s’inscrivent. Pour le dire en un mot, l’ouvrage de Benoît Timmermans constitue
une contribution de premier plan à la phénoménologie d’orientation idéaliste
et transcendantale, plus exactement au champ de recherche portant sur la
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genèse passive du sens noématique. Bien que l’auteur ne relie pas son projet
à l’entreprise inaugurée par Husserl, on peut dégager un lien de parenté
méthodologique entre le programme husserlien de mise au jour des lois de la
genèse universelle de toutes les objectivités existant pour l’ego et la tentative
de l’auteur de proposer une entrée dans les mathématiques abstraites par ce
qui ne relève pas explicitement des mathématiques, à savoir l’histoire, la
culture, la philosophie, les sciences de la nature ou, pour le dire dans les
termes phénoménologiques ad hoc, cette « infinité de formes, de types a
priori d’actualités possibles et de potentialités de la vie » 1 ou ce que Husserl
appelle aussi des « motifs hétérophilosophiques » 2 .
Cette mise en correspondance est tout d’abord justifiée par l’orientation historiographique à laquelle l’auteur souscrit : l’histoire de l’algèbre moderne dont B.T. entreprend la réalisation est, comme il l’indique d’emblée,
philosophique : il s’agit « de savoir dans quelle mesure la théorie des groupes
ou la pensée abstraite des opérations qui y est associée s’est nourrie de la
réflexion et de l’observation de différents aspects de la nature » (p. 19). Si,
par de telles réflexions et observations, B.T. entend bien sûr, comme l’annonce le sous-titre de l’ouvrage, faire référence à la tradition romantique et
idéaliste allemande, l’influence dont l’histoire philosophique tend ici à rendre
compte n’est pas de type purement logique ou déductif. « Aborder quelquesuns des grands ressorts de l’algèbre moderne à travers l’histoire de leur
émergence c’est suggérer, selon B.T., que cette algèbre a quelque chose à
voir avec l’imagination créatrice, avec l’effort de la pensée pour construire
symboliquement le monde et que, par conséquent, une pensée non mathématique peut non seulement se nourrir de la raison abstraite des algébristes,
mais la nourrir aussi » (p. 11). L’enjeu consiste, en bref, à « repérer ce qui,
pour ainsi dire, anime de l’intérieur la genèse des choses, aussi bien que des
concepts » (p. 14). Comme on le constate, il s’agit bien, dans l’ouvrage de
B.T., de réaliser une genèse, et qui plus est une genèse passive, qui ne
s’occupe pas des étapes par lesquelles « le je agit selon des actes qui lui sont
spécifiques » 3 , mais qui se focalise sur le processus de constitution de « ce
qui, dans la vie, vient au-devant de nous comme étant pour ainsi dire ache1
E. Husserl, Médiations cartésiennes et Les Conférences de Paris, trad. fr. M. de
Launay, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Épiméthée », 2007, p. 122.
2
E. Husserl, Sur l’histoire de la philosophie. Choix de textes, présentation et
traduction de L. Perreau, Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque des Textes Philosophiques », 2014, p. 46.
3
E. Husserl, Médiations cartésiennes et Les Conférences de Paris, op. cit., p. 125.
Les actes dont Husserl parle ici sont ceux qui relèvent d’une activité logicosémantique, discursive ou judicative.
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vé » 1 — et que l’on retrouve dans les manuels de science les plus récents
(p. 14).
L’histoire philosophique constitue une généalogie ou, peut-être mieux,
une archéologie 2 , qui s’occupe de ces influences cachées, de ces jeux de
correspondances qui ne sont jamais proprement thématisés, de ce qui, pour
l’histoire des sciences, n’est généralement pas considéré comme pertinent et
significatif, mais qui participe de façon directe au processus qui permet de
procurer à la saisie active ses objets (p. 19). C’est parce que ce dont je
m’occupe, par exemple en tant que mathématicien, possède sa genèse propre,
que je peux précisément en avoir l’expérience. Cette genèse — à laquelle
s’attache B.T. — n’est pas seulement une genèse active, composée des actes
de la raison logique au sens large, et dont la discipline chargée d’en rendre
compte pourrait être, dans ce cas, l’histoire des idées, mais aussi, et surtout,
une genèse passive qui, appartenant bel et bien au « contenu intentionnel des
phénomènes mêmes de l’expérience », est formée par « les renvois intentionnels qui conduisent à une histoire » 3 — en un sens, à l’Histoire 4 . L’histoire
philosophique consiste de cette manière en une histoire secrète, qui recherche
l’instauration originaire — l’archè ou les archaï 5 — de ce qui n’est jamais
légalement instauré, de ce qui, pour reprendre la belle expression de B.T., ne
désigne pas « un titre de naissance unique qui viendrait se substituer aux
autres filiations » (p. 20). Tout ce que nous connaissons renvoie à un apprentissage originaire 6 , sans que pour autant nous n’ayons, du point de vue de la
genèse passive, jamais rien appris explicitement. L’histoire philosophique
fait retour à la donation de sens pluriforme et complexe, à ces multiples im-
1
Ibid., p. 126.
« Archéologie phénoménologique : excaver (aufgraben) les édifices constitutifs
cachés dans les éléments bâtis, les constructions des opérations de sens aperceptives
qui achèvent notre édification comme monde d’expérience » (E. Husserl, « Archéologie phénoménologique » (1932), trad. fr. J.-C. Monod, dans Les Études philosophiques, n° 3, 2013, p. 369).
3
E. Husserl, Médiations cartésiennes et Les Conférences de Paris, op. cit., p. 127.
4
« L’histoire du sujet constituant est une histoire de la vie absolue. Et en outre cette
histoire est d’abord une histoire du savoir. Le savoir vaut comme le phénomène historique par excellence. L’histoire du savoir est pour Husserl l’histoire fondamentale » (E. Fink, Proximité et distance. Essais et conférences phénoménologiques,
trad. fr. J. Kessler, Grenoble, J. Millon, coll. « Krisis », 1994, p. 136).
5
E. Husserl, « Archéologie phénoménologique » (1932), art. cit., p. 369.
6
E. Husserl, Médiations cartésiennes et Les Conférences de Paris, op. cit., p. 128.
2
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plications cachées, et qui procèdent à l’émergence, à la cristallisation des
objets de connaissance 1 .
Quand B.T. s’inspire du mot de Novalis, « associer sans confondre »,
pour expliciter sa propre démarche consistant « à relier différents domaines
de la réalité trop souvent séparés sans pour autant les uniformiser ni les
rendre équivalents » (p. 20), le phénoménologue ne peut s’empêcher de
penser au principe d’association, qui constitue, pour Husserl, « le principe
universel de la genèse passive gouvernant la constitution de toutes les
objectivités finalement prédonnées aux formations actives » 2 . Tâchant de
mettre en évidence l’influence de Carl August Eschenmayer sur le développement du concept mathématique de transformation, B.T. explique de la
sorte les raisons qui motivent son choix d’inclure dans sa généalogie de
l’algèbre et de la théorie des groupes un auteur dont aujourd’hui l’influence
sur le développement des mathématiques apparaît comme dérisoire : « Le but
de cette histoire n’est pas de retracer l’exact lien causal par lequel le concept
de groupe est ou serait devenu ce qu’il est mais de retrouver les réflexions,
idées ou images qui, à certains moments décisifs, pourraient l’avoir nourri »
(p. 27). Cet extrait fait écho à la définition du principe d’association telle que
Husserl l’expose dans Expérience et jugement : « L’association vient ici en
cause exclusivement en tant qu’elle est le lien purement immanent du : “ceci
rappelle cela”, “l’un renvoie à l’autre”. Nous ne pouvons envisager concrètement ce phénomène que là où nous avons des éléments singuliers qui se
détachent, des données singulières qui se détachent par rapport à un champ :
l’un rappelle l’autre » 3 . Le principe d’association dont il est ici question n’a
rien à voir, comme y insiste Husserl, avec le principe empiriste classique ou
naturaliste du même nom, pas plus qu’il ne désigne un principe de
synthétisation qui ressortit à « un pouvoir de l’entendement et de la conscience logico-éidétique » 4 . Du point de vue phénoménal, il y va de quelque
chose telle qu’une analogie qui vient frapper l’esprit du savant, comme par
1
Sur cette tentative de « réincorporation des sciences à la totalité de la praxis en
articulant phénoménologie et archéologie des savoirs », je me permets de renvoyer à
Andrea Cavazzini, « Généalogie du symbolique et archéologie de la théorie. La
trajectoire d’Enzo Melandri », dans Revue de Synthèse, Tome 132, 6e série, n° 2,
2011, p. 255-275.
2
E. Husserl, Médiations cartésiennes et Les Conférences de Paris, op. cit., p. 128.
3
E. Husserl, Expérience et jugement. Recherches en vue d’une généalogie de la
logique, trad. fr. D. Souche-Dagues, Paris, Presses Universitaires de France, coll.
« Épiméthée », 20114, p. 88. C’est moi qui souligne.
4
B. Bégout, La généalogie de la logique. Husserl, l’antéprédicatif et le catégorial,
Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque d’Histoire de la Philosophie », 2000, p. 141.
14
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exemple lorsque l’historien, occupé à établir des connexions entre des
auteurs que tout semble éloigner, est soudainement saisi par une similitude
qui vient éclairer d’un jour nouveau son travail. Il s’agit par conséquent d’un
principe dynamique et cinétique, fonctionnant dans les termes de la ressemblance et de la similitude, du contraste et de l’écart, qui se déploie dans un
champ qui n’est ni celui d’une « gravitation intrapsychique » 1 ni celui de la
seule expérience sensible, mais qui s’épanouit bien plutôt au sein de ce que
Husserl appelle le monde de la vie ou encore le « flux de l’expérience du
monde » 2 .
L’ouvrage de B.T. offre une illustration parfaite, en même temps que
sa mise à l’épreuve, de la conception husserlienne de l’association comme
principe le plus universel du champ de la conscience transcendantale. Je
prendrai pour exemple la façon dont B.T. conçoit le rapport de Hermann
Weyl au romantisme et à l’idéalisme — un auteur bien sûr incontournable,
tant du point de vue de la thématique de la théorie des groupes, que du point
de vue de la conscience que Weyl avait de son propre travail de mathématicien. Comme y insiste B.T., le lien de Weyl à la philosophie, et plus
particulièrement au romantisme et à l’idéalisme, relève de la ressource
culturelle (p. 304). « Pour découvrir les conditions techniques de la
représentation des groupes de Lie semi-simples, Weyl n’a pas eu besoin de
Fichte », mais il a puisé dans cette ressource culturelle l’inspiration lui
permettant de penser sa propre découverte (p. 304). On remarquera toute
l’ambivalence de l’expression « pour penser sa découverte », qui indique que
la découverte avait déjà été faite quand Weyl s’est intéressé à Fichte et, par
conséquent, que cet intérêt pour Fichte aurait seulement fourni à Weyl, a
posteriori, un nouvel éclairage sur ses propres travaux. Mais quel type
d’éclairage si Fichte et la théorie des groupes n’ont rien à faire ensemble ?
Quel type de réinscription du travail mathématique appelle la lecture de
Fichte ? D’un autre côté, cette expression insiste sur la présence « souterraine » — parce qu’elle n’appartient pas de plein droit à la démonstration
mathématique — d’un auteur qui, par un travail d’analogies, aurait pu
1
E. Husserl, Médiations cartésiennes et Les Conférences de Paris, op. cit., p. 122.
E. Husserl, Expérience et jugement, op. cit., p. 74. Il y aurait ici beaucoup à dire sur
ce concept de « monde de la vie », qui semble échapper à la définition logiciste de
Husserl, et faire droit à des formes d’expérience qui ne respectent pas la logique
binaire du « ou bien A ou bien B » (cf. E. Melandri, La linea e il circolo. Studio
logico-filosofico sull’analogia, Macerata, Quodlibet, 20042 et G. Agamben,
Signatura rerum. Sur la méthode, trad. fr. J. Gayraud, Paris, Vrin, coll. « Textes
Philosophiques », 2008, p. 20). À cet égard, on pourrait citer en exemple les travaux
« métaphorologiques » menés par Hans Blumenberg.
2
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suggérer, évoquer, éveiller le travail purement mathématique de Weyl sur la
théorie des groupes. Par ce double mouvement, dont on ne saisit pas très bien
la temporalité propre, mais dont on sait cependant qu’elle échappe au temps
linéaire de la causalité, ce que les travaux de Weyl mettent en évidence est
que la mathématique n’est pas « un accomplissement technique isolé, mais
une partie de l’existence humaine dans sa totalité » (citation de Weyl,
p. 307). Les mathématiques sont ainsi reliées à des ressources culturelles qui,
pour filer la métaphore avec B.T., forment une trame, un tissu constitué des
fils les plus divers (p. 306) — « une matière possible pour des formations
intentionnelles » 1 .
J’ai dit en commençant que l’ouvrage de B.T. constitue une contribution essentielle à l’idéalisme phénoménologique transcendantal. J’ai tenté
jusqu’à présent de faire ressortir l’air de famille husserlien présent dans
l’Histoire philosophique de l’algèbre moderne. Je souhaiterais maintenant
montrer en quoi l’ouvrage n’est pas exclusivement une illustration et un
éclaircissement pénétrant de la phénoménologie génétique, mais comment il
constitue aussi une avancée dans ce champ de recherche phénoménologique
précis. À de nombreuses reprises, B.T. valorise l’empirisme actif de Goethe,
à la fois comme source d’inspiration méthodologique pour les auteurs
auxquels il se consacre dans son ouvrage et comme méthode qu’il s’agirait
précisément de réhabiliter, de réapprendre. Pour rappel, le but de cet
empirisme « n’est pas de chercher des lois fixées une fois pour toutes, valant
pour une série d’observations plus ou moins semblables, mais de saisir dans
certains phénomènes singuliers, dans certaines expériences décisives “ce que
la nature contient de secrète énergie et de semences éternelles” » (p. 85). Il
s’agit de respecter la diversité phénoménale de la nature, de réussir à inclure
dans la théorie l’insolite et le différent. Il nous faut apprendre à repérer ce
qui, dans l’expérience est décisif ou primitif : « Les phénomènes apparaissent
soumis à des règles et à des lois supérieures qui se révèlent non par des mots
et des hypothèses à notre entendement, mais par des phénomènes à notre voie
intuitive. Nous nommons ceux-ci phénomènes primitifs (Urphänomene) »
(citation de Goethe, p. 85). Qu’est-ce qu’un phénomène originaire ? C’est ce
qui tient lieu de paradigme, ce qui met en évidence la structure commune des
1
E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. fr. P. Ricœur, Paris,
Gallimard, 1950, p. 298. Les mathématiques participent à la vie, à sa « structure
essentielle et englobante », car « la vie est essentiellement intrication et juxtaposition
de toutes sortes d’actes se transformant les uns les autres […] en fonction de
modifications possibles par essence » (E. Husserl, Sur l’histoire de la philosophie,
op. cit., p. 32).
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phénomènes, tout en étant de même nature que ceux-ci (p. 85). Le type, la
forme, ce qui fait saillie des phénomènes, n’est pourtant pas à part des
phénomènes ; le phénomène originaire « ne peut jamais être isolé, mais se
montre à travers une série continuelle d’apparitions » 1 . Tenter de saisir les
Urphänomene revient à procéder par analogie 2 . Le phénomène originaire est
le produit d’une formation ni déductive ni inductive, mais purement
analogique. On se retrouve à nouveau dans la logique du principe selon
lequel « l’un rappelle l’autre » 3 , qui se déploie admirablement dans le
présent ouvrage : « Il n’y a pas d’un côté les transformations qui ne
livreraient que l’apparence, la part superficielle des choses, et de l’autre côté
les invariants, lois ou rapports immuables pour ainsi dire inaccessibles aux
transformations. […] Ce qu’on cherche à penser, c’est une certaine
souplesse, une “fluidité” des invariants, non au sens où ceux-ci se mettraient
à varier, mais au sens où ils devraient pouvoir s’exprimer différemment selon
les contextes, s’adapter, se glisser d’un domaine ou d’un monde, à d’autres
différents » (p. 86).
On comprend par là comment tend à se résoudre le problème de la
temporalité des influences, dont il a été question plus haut quand le rapport
de Weyl à Fichte a été abordé. Le temps de l’analogie est celui de la suspension d’un temps linéaire, et peut-être aussi de toute forme de temporalité qui
se figerait sur les catégories de la consécution temporelle passé-présent-futur.
Quand Weyl découvre chez Fichte ce qui lui permet de penser sa découverte,
il aperçoit chez Fichte ce qui, en un sens, était déjà présent au sein de sa
découverte. Weyl ne découvre pas, a posteriori, un lien possible entre Fichte
et la théorie des groupes ; plus exactement, Weyl ne semble pas se dire qu’il
y a peut-être, effectivement, « quelque chose » entre certaines propositions
fichtéennes et la théorie des groupes. Il y va plutôt d’un mouvement
d’insistance, d’obstination (au sens de la basse obstinée ou de la basse
contrainte, comme elle peut être utilisée par Bach dans sa célèbre chaconne
pour violon ou encore dans les Variations « Goldberg »). En Fichte pouvait
déjà être entendue l’idée de Weyl — mais, bien évidemment, pas comprise et
objectivée, car c’est là le propre du travail du mathématicien —, et quand le
mathématicien mobilise le philosophe allemand pour penser sa découverte, il
en élargit le champ d’action et d’opération, c’est-à-dire l’ensemble des
phénomènes dont sa théorie est à la fois l’exemplarité et la singularité 4 .
1
G. Agamben, Signatura rerum. Sur la méthode, op. cit., p. 33.
Ibid., p. 34 sq.
3
E. Husserl, Expérience et jugement, op. cit., p. 88.
4
Idem.
2
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Ainsi, la conception de la temporalité adéquate est celle qui revient à
considérer ce qui n’est pas encore comme déjà là (Weyl dans Fichte), et ce
qui est déjà passé comme n’étant pas encore (Fichte dans Weyl).
L’événement, déjà attendu, et donc aussi toujours inopiné, que constituent les
travaux de Weyl, est le lieu de ce croisement. La temporalité n’est plus cette
suite d’instants qui se déploie selon des rapports causaux, elle devient un
espace, un territoire parcouru de multiples traces et empreintes qui correspondent l’une avec l’autre. L’Histoire philosophique de l’algèbre moderne
nous enseigne à nous repérer sur cette contrée nouvelle, et pourtant déjà bien
connue.
Aurélien Zincq
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