zia manuscrit

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Emmanuel Fandre
roman
La musique chasse la haine chez ceux qui sont sans
amour. Elle donne la paix à ceux qui sont sans repos,
elle console ceux qui pleurent.
Pablo Casals
Les anges sont faciles à apaiser, fais-en des instruments
et ils joueront ta musique à la harpe. Les êtres humains
sont plus coriaces, ils peuvent douter de tout, même de
la preuve qu’ils ont sous les yeux.
Salman Rushdie
Je venais d’obtenir ce poste de steward. J’allais enfin pouvoir
voyager gratuitement à travers le monde. Simultanément je disposerai de suffisamment de temps entre chaque voyage pour
rédiger ma thèse d’ethnomusicologie consacrée à l’espace musulman. Par chance mon premier vol m’emmenait à Karachi où je
devais rester un jour ou deux. J’espérais avoir le temps de nouer
mes premiers contacts.
J’habitais à l’époque dans un petit studio derrière le front de
Seine. J’ai pris le RER en direction de l’aéroport, avec dans mes
bagages mon bel uniforme tout neuf. Il y avait un monde raisonnable dans la rame, mais nous n’étions pas compressés les uns
contre les autres au point de ne plus pouvoir distinguer ni les
silhouettes, ni même les visages. Le public était divers : des gens
qui rentraient du travail tôt, quelques touristes, un petit groupe
d’étudiants de plusieurs nationalités plaisantant bruyamment. A
la station Luxembourg, je remarquai un couple qui montait et
s’installait debout à quelques mètres de moi, tenant fermement
la rampe verticale et chromée. L’homme devait avoir une bonne
trentaine d’année. Je distinguais au mouvement de ses lèvres qu’il
parlait anglais. Il avait une élégance subtilement négligée. Un bel
et jeune universitaire. Son long manteau en gabardine grise tombait de manière impeccable sur un pull de cachemire crème et
un jean foncé et serré qui soulignait la longueur de ses jambes.
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La femme, une africaine, éthiopienne ou somalienne, était aussi
grande que lui et peut- être même le dépassait de quelques centimètres. Elle portait un pull qui lui moulait les seins et une simple
jupe noire soulignant sa silhouette. Son visage était d’une beauté
rayonnante, ses traits réguliers s’organisant dans une posture
radieuse autour de sa bouche charnue, de ses yeux en amande et
de ses fossettes. Elle illuminait tout l’espace autour d’elle. D’évidence, ces deux-là étaient intimes. Je ne sais pas s’ils étaient
amants, mais naturellement proches et complices. Il parlait, elle
l’écoutait avec tendresse, mais cela ne l’empêchait nullement
d’être présente à tout le wagon, de scruter autour d’elle et de
regarder calmement les gens.
A un moment, son regard croisa le mien. Elle m’adressa un sourire, un vrai sourire, naturel et charmant, sans la moindre
séduction, mais qui semblait transporter une part de la tendresse
qui la liait à son ami et d’une certaine manière au monde qui l’entourait. C’est à ce moment qu’eut lieu l’explosion.
Ce visage souriant qui s’était imprimé dans mon esprit vola littéralement en éclat. Je ne sais pas si sa tête ne fut pas brusquement
séparée de son corps ou simplement déchiquetée, ou si c’est
l’éclair de l’explosion dans mes yeux qui me donna cette impression d’éclatement, de disparition. Je me souviens en revanche du
visage de son ami d’un seul coup vérolé et immonde, percuté par
une cinquantaine de clous et d’éclats de métal, puis du sang dans
mes yeux qui me rendait aveugle. Je me frottais le visage, j’étais
allongé sur le sol, projeté par le choc et d’autres corps étaient
également allongés et tordus à côté de moi. Je constatai que je
voyais encore, que je voyais l’horreur. Alors, je fermai à nouveau
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les paupières. A ce moment là je me suis rendu compte que je
n’entendais plus rien. Je voyais autour de moi les gens crier, les
regards apeurés, les lèvres bouger mais je n’entendais qu’un
immense et lancinant bourdonnement. Une sorte d’acouphène
interminable. Je pris ma tête dans mes mains et quand je les retirai, je vis qu’elles étaient pleines de sang. Pourtant je n’avais pas
mal. Je me sentis partir et quand je me réveillai, j’étais dans une
ambulance, couché sur un brancard et revêtu d’une couverture
dorée qui me dispensait partout dans le corps une intense et
agréable chaleur. Deux infirmiers au dessus de moi parlaient
entre eux, semblaient me demander quelque chose, mais je n’entendais rien. Même le grondement du moteur dont je sentais les
vibrations dans tout mon corps, je ne l’entendais pas.
Dans la tête, j’avais encore la vision du couple du métro une
seconde avant que tout bascule dans le chaos et l’effroi. C’était
le 25 juillet 1995. J’avais 25 ans.
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Le vent s’était levé très tôt ce matin-là, une heure avant l’aube.
Ce n’était pas un vent très fort. Juste une brise continue, sans
rafale, comme les enfants de ces pays espèrent qu’il va s’en former chaque jour pour faire virevolter leur cerf-volant. Le vent
avait pris son élan des contreforts du Cachemire. Glissant de plus
en plus vite, à la surface des glaciers, puis se réchauffant doucement au contact des arbres et des villages de la vallée,
contournant la jungle, il avait conservé en arrivant dans la plaine
juste un peu de la fraîcheur des dernières neiges de printemps.
Le grand domaine avec ses plantations d’arbres fruitiers à perte
de vue lui avait redonné de la vigueur. Les couloirs formés par
les rangées d’arbres favorisaient la prise de vitesse. Le vent avait
fait frémir les pêchers et les abricotiers arrachant quelques pétales
au passage. Les pommiers déjà en feuilles lui avaient opposé plus
de résistance.
Juste aux abords du Ksar, le bruissement des grands peupliers
semblait donner une voix au vent et lui faire murmurer : « Je suis
un courant d’air un rayon de lumière et je circule dans le palais,
j’entre et je sors par les fenêtres ajourées, je soulève les rideaux
flottants, m’accroche à la poussière des tapis, rebondis sur la carapace vernissée d’un insecte, agite et fait briller les feuilles de
l’oranger en pot. Je ressors après avoir caressé poutres et portails
sculptés, bas-reliefs de pierre, je prends de la vitesse entre les ran-
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gées d’arbres, fais tomber quelques pétales et fleurs fanées, en
fais éclore de nouvelles et m’élance à nouveau dans la steppe
pour rejoindre les sommets enneigés d’où je suis venu, j’emporte
avec moi les parfums et les sonorités vivantes du jour et de la
nuit ».
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Juillet 2001. Je m’appelle Simon Glacière, j’ai maintenant trente
et un ans et je conduis la ligne 2 du métro, qui va de Nation à
Porte Dauphine. C’est un métier dur et fatiguant qui comporte
néanmoins certains avantages : des horaires aménageables et limités, surtout si l’on préfère comme moi travailler de nuit, et de
vastes plages de récupération que l’on peut cumuler avec ses
congés annuels. Et puis conduire les gens sous terre, les foules
métamorphosées plusieurs fois par jour en bétail et circulant
comme une vermine dans les entrailles puantes et sonores de la
ville lumière, cela ne me déplait pas. Dans ce monde que j’exècre
chaque jour davantage, je suis le plus heureux des hommes. Capitaine de rame, pilote de souterrain, astronaute urbain, solitaire
dans ma cabine.
Je suis Conducteur de Métro.
Symphonie mécanique. Claquement des roulements à billes sur
les rails de fer. Accélération crépitante, étincelles qui jaillissent
du dessous. Descentes en roues libres. Motrice qui patine aux
remontées trop fortes, vertiges de certains virages comme à la
foire, mais sans les lumières, rien que les signaux faiblards indiquant la vitesse à suivre. Je suis le conducteur du grand huit
souterrain. Boyaux de la ville, malaxeurs d’individus. Des vieilles
pubs qui défilent et qu’aucun voyageur ne regarde plus. Sympho-
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nie visuelle qui passe de l’obscur à la clarté. Du beau, du bon,
Dubonnet…
J’ai de la chance, la ligne 2 est la plus longue et la plus variée. Elle
sort de terre pour survoler les rares quartiers que je fréquente :
Pigalle, Barbès, Stalingrad… Cinq à six heures par jour ou par
nuit. En ajoutant aux congés payés, les nombreuses heures de
repos, de récupération, et de grèves, cela me laisse au moins trois
mois par an pour rêver. Mais j’aime aussi les heures de pointes
où la compression des corps s’effectue dans les wagons et me
fait apprécier ma petite cabine sombre ouverte sur les murs du
tunnel. Je suis des yeux les câbles qui montent et qui descendent,
fixés à même la paroi. Rythmés par les cavités souterraines.
Chaque station est une pause, chaque tronçon une ligne harmonique.
Souvent, je pense aux conducteurs des trains de marchandises
qui menaient leurs victimes vers les camps de la mort. Ils
n’avaient pas trop le choix, vraisemblablement. Moi, je conduis
le train de la petite mort. Celle qui emmène les gens à leur travail
et les ramène le soir vidés de leur substance vitale toute entière
consumée par le capitalisme marchand.
Il y a près d’un an, il m’est arrivé quelque chose d’étrange. Même
si je suis à moitié sourd, il m’arrive d’avoir l’ouïe fine. J’entends
certains sons faiblement mais très distinctement, et j’apprécie la
précision d’un timbre, d’un rythme, d’un simple petit bruit
comme celui que produit le craquement d’une allumette au fond
d’un couloir, réverbéré par le carrelage blanc. Un bruit blanc sur
fond blanc. L’important c’est qu’il n’y ait pas de brouhaha autour.
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À cause d’un excès de trafic comme il en existe souvent, j’ai du
faire patienter la rame à la station Monceau. Le seul bruit dans
les wagons était celui du bourdonnement de l’alimentation électrique sous les roues immobilisées, puis ce bourdonnement s’est
tu laissant place au silence. Dans ces moments là, même les passagers s’arrêtent de parler. C’est comme s’il y avait dans l’attente,
les prémisses d’une inquiétude et je lutte à chaque fois contre les
images qui me hantent.
C’est alors que, durant ce bref silence, se fit entendre le son d’un
violon dans un couloir proche du quai, invisible depuis ma
cabine. J’étais stupéfait. Cette sonorité, je la connaissais. Je l’avais
déjà entendue, il y a quelques années : le son du même instrument sous les doigts du même violoniste. J’en étais persuadé. Je
suis incapable de dire aujourd’hui quel morceau interprétait le
musicien dans le métro, mais d’un seul coup me revenait l’épisode
de ce concert étrange auquel j’avais assisté, de manière totalement
imprévue, presque subrepticement, juste après mon accident.
Je marchais un soir d’été dans Paris. Je redescendais la rue SaintDenis vers les quais. Soudain, par le portail d’une église
entrouverte, j’entendis le timbre d’un violon. Je m’arrêtai pour
écouter. Je trouvai le morceau magnifique et me laissai bercer.
J’ai crû que mon ouïe était revenue, retrouvée grâce à cette sonorité si claire. La même avec peut-être davantage de précision, de
volonté, de tranchant… Mais n’est-ce pas ma mémoire qui est
devenue plus tranchante et plus précise que mon ouïe ? La
musique était en revanche moins sensible, moins subtile, moins
onctueuse que celle ce jour là dans le métro. Mais j’en étais sûr,
c’était bien lui, mon oreille ne me trompait pas.
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A l’époque, je poussai le portail entrouvert de l’église et j’entrai.
Le concert avait débuté depuis longtemps et je pus malgré tout
écouter le violoniste qui jouait une des grandes partitas de Bach
avec sa Chaconne finale. Mais il l’interprétait vraiment de manière
étrange. Les thèmes s’échappaient parfois de leurs rails pour flirter avec l’improvisation, ce qui est insensé tant la partition est
écrite et tant son écriture évoque déjà l’improvisation la plus libre
et la plus puissamment inventive. Les échos de la chaconne s’ouvraient grâce à cet homme sur des univers lointains et inventifs.
Les sons glissés venus de l’orient étaient parfaitement maîtrisés
et retombaient sur le classicisme des gammes et des arpèges du
vieux Jean-Sébastien. Le public était médusé. Il ne savait s’il fallait
siffler ou bien applaudir debout des deux mains. Le résultat fut
qu’à la fin, au lieu d’applaudir, il se tut, se leva et sortit lentement
l’air pensif, comme une seule entité. Je restai seul et me dirigeai
vers les coulisses de cette performance peu ordinaire, la sacristie
faisant probablement office de loge. Quand je poussais la petite
porte à droite du grand autel, je ne trouvai pas le violoniste, mais
un homme en costume qui devait être son agent et qui semblait
passablement agacé et sombre. Je lui demandai où était l’artiste,
il me répondit qu’il était parti et qu’il arrêtait illico de défendre
les intérêts de ce fou furieux.
En sortant de l’église, un peu désemparé, j’arrachai la petite affichette avec la photo et le nom du violoniste, un nom afghan ou
pakistanais je ne sais plus. Ensuite, pendant plusieurs jours j’essayai de retrouver sa trace, dans les programmes musicaux des
journaux spécialisés parisiens. Je finis par téléphoner au numéro
qui était indiqué sur l’affichette. Personne ne répondit, je me rendis à l’adresse indiquée du côté du faubourg Saint-Honoré et
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tombai sur le bureau d’un agent. Après avoir forcé quelques
portes, je retrouvai l’homme que j’avais croisé dans la sacristie.
Il avait toujours l’air aussi renfrogné.
Quand je lui parlai de son artiste, il me dit qu’il avait disparu de
la circulation, mais que ce n’était pas plus mal. Cela faisait une
demi douzaine de concerts qu’il lui avait sabotés ces derniers
temps en jouant comme un tzigane ou en annulant ses dates.
Parti où ? Probablement chez lui au Pakistan où il venait de perdre son père. Il était parti pour aller enterrer celui-ci, mais il
n’était pas rentré et ne donnait plus signe de vie. L’agent avait dû
annuler une cinquantaine de concerts prévus sur toute l’année :
à Paris, mais aussi à Londres et à New York. « Ce type là est un
fou… Il est fini. Ca je vous l’assure et je ne ferai plus rien pour
lui. Il peut crever là bas ou ailleurs, je m’en fous. On commençait
tout juste à lui offrir une carrière, une carrière internationale et
voilà ce qu’il en fait. C’est vraiment n’importe quoi ». L’agent
parla aussi d’une composition pour quatuor à cordes que la BBC
avait commandée au violoniste et qu’il avait laissé en plan. Ainsi,
l’artiste était également compositeur... Mais je n’en sus pas plus
ce jour là. Ni plus tard d’ailleurs car l’agent refusa de me donner
ses coordonnées. Il prétendait qu’il ne les avait pas. La famille de
l’artiste habitait une vallée paumée, dans le nord du Pakistan, non
loin de l’Afghanistan et des premiers contreforts du Cachemire.
« Oublie-le me dit-il, c’est mieux pour toi ».
Et voilà que des années plus tard, le violoniste me retrouvait. Il
jouait du violon à vingt mètre de moi mais je ne pouvais pas
abandonner le métro, descendre sur le quai, le rejoindre dans son
couloir et entamer une conversation avec lui. D’ailleurs, qu’avais-
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je à lui dire, qu’avais-je à lui demander ? Le trafic venait de se
débloquer, le bourdonnement électrique avait repris, j’annonçai
la fermeture des portières et je fis démarrer ma rame. Sur le chemin du retour, à la même station, je tendis l’oreille malgré le
brouhaha habituel. Le violon s’était tu. J’avais peut-être rêvé.
Le lendemain, à la même heure, j’entendis à nouveau le violoniste
que je ne pouvais atteindre et le surlendemain aussi. Je décidai
de poser une journée exceptionnelle de congé.
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La vallée du Ksar était large, ensoleillée, prodigue en vergers et
cernée au loin par les montagnes jeunes, découpées en dents de
scie, dressées vers le ciel et couvertes de neige au sommet. Le
Ksar était comme un château fort percé d’ouvertures précieuses
et de moucharabieh. La musique du vent dans les rangées d’arbres à l’entour suffisait à Élisabeth qui avait choisi de vivre là.
Son tempérament contemplatif s’adaptait à un temps différent
de celui de son pays natal. La seule concession à l’activité nécessaire à tout occidental, elle la trouvait dans le chant et le piano
qu’Hussein son époux lui avait offert. Le grand Beusendorfer de
concert avait fait le voyage depuis l’Europe, convoyé en bateau
puis en camion jusqu’à Lahore. Il l’avait fait livrer avant qu’elle
ne vienne le rejoindre définitivement, et elle avait trouvé le piano
dans la salle qui jouxtait à la fois sa chambre et le salon de
musique. Une sorte de boudoir.
Il aurait suffi d’ouvrir les deux battants de la porte ouvragée du
boudoir et de pousser le piano sur ses roulettes pour qu’il trouve
sa place naturelle dans le salon de musique... Mais ce salon était
le domaine de son mari. Et le grand piano restait à sa place, avec
sur son couvercle laqué un grand bouquet, soit de roses, soit de
pivoines, chaque matin cueillies par Hussein et délicatement disposées dans un vase à son intention.
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Quand je suis arrivé à pied dans le couloir de la station Monceau,
le violoniste était déjà en train de ranger son instrument dans
son étui.
« Pas assez de monde… Pas très envie ce matin… » m’a-t-il
déclaré d’emblée, comme s’il savait que c’était lui que je venais
voir. Je ne lui avais pas adressé la parole, je m’étais simplement
arrêté là. Nous étions seuls. Je lui faisais face, le regardant de la
tête au pied, fier d’une certaine façon de ne pas m’être trompé.
C’était bien le même individu que celui que j’avais entendu en
concert dans l’église des années plus tôt.
« Je vous ai reconnu à l’oreille » lui ai-je dit en guise d’introduction. C’était abrupt et bizarre. Il n’a pas paru surpris. « Ah, oui,
vous m’avez déjà entendu? »
Il parlait bien le français mais avec un assez fort accent. Physiquement, c’était toujours le même, assez trapu avec une figure
ronde, presque poupine, mais il avait vieilli. Les cheveux étaient
devenus poivre et sel, et un début de double menton accompagné
d’une moue boudeuse aux lèvres proéminentes, le rendaient
presque laid.
- C’était en quelle année ?
- C’était en quatre vingt quinze, dans une église rue Saint-Denis
Il sembla réfléchir.
- Ah, je ne me souviens plus de ce concert… Il y en a eu tellement.
Il avait l’air soudain fatigué et hagard.
- C’est moi que vous venez voir, nous nous connaissons ? Repritil un peu machinalement.
- Oui, c’est vous que je viens voir.
Je lui proposai d’aller prendre un café. Il était onze heures du
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matin
- Un café ? Pourquoi pas un cognac ou quelque chose comme
ça glissa-t-il, un sourire en coin.
Je ne sais plus exactement ce que je lui ai raconté pendant l’heure
que nous avons passée ensemble. Peut-être ai-je glissé quelques
mots sur ma vocation ratée, mon amour pour la musique et ma
semi surdité. À l’époque, je ne parlais jamais de l’attentat. Peutêtre lui ai-je révélé que la sonorité de son violon à travers la porte
de l’église entrouverte m’avait rendu une partie de mon ouïe.
C’est surtout lui qui a parlé. Il a commencé à me raconter sa vie.
D’une façon fluide, sans retenue, à la façon d’un conteur. Il procédait par touches, mélangeant habilement son existence passée
et celle d’aujourd’hui. Quand nous nous sommes quittés, je savais
qu’il venait du Pakistan, qu’il avait fait ses études en Angleterre,
qu’il jouait du violon depuis l’enfance, qu’il détestait ces fumiers
d’intégristes qui interdisaient la musique en même temps qu’ils
obligeaient les femmes à porter la burka. Entre temps, il avait
descendu quatre ou cinq cognacs. Son récit m’avait captivé. Je le
lui ai dit. Cela a semblé lui faire plaisir et je l’ai raccompagné en
bas de chez lui. Il habitait un petit appartement sous les toits,
dans un vieil immeuble de la rue Charlot. Il m’a laissé son
numéro de téléphone et je suis rentré chez moi rue du Commerce, à pied. Il faisait assez froid et pluvieux, mais je n’avais
aucune envie de prendre le métro. Cela m’était devenu subitement impossible.
Je maugréais d’habiter si loin, dans ce quartier que je n’aimais
guère.
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J’ai mal dormi cette nuit là. J’ai fait des rêves qui mélangeaient
les souvenirs de mon enfance et la violence qui lui a succédé. Ces
rêves étaient peuplés de gifles et de coups que mes parents adoptifs me prodiguaient sur les tempes et qui me rendaient sourd.
De courts morceaux de musique classique, écoutés en douce à
la radio étaient entrecoupés brusquement d’explosions et
d’éclairs auxquels succédaient l’ennui, ainsi que d’insoutenables
mélodies de variétés, celles qu’écoutaient en boucle les membres
de ma famille d’accueil au milieu des années quatre vingt. Je me
suis réveillé avec la sensation très nette d’avoir encore douze ou
treize ans et de ne pas avoir envie d’aller à l’école, ni même de
sortir de mon lit. Je revoyais avec précision le décor de cette école
technique où l’on m’avait placé et où les heures de forge et de
mécanique laissaient dans les pores de ma peau une odeur de
graisse et de ferraille que je détestais. Pourquoi m’avoir mis là,
alors que les rares cours de français d’histoire et surtout de
musique étaient pour moi comme d’intenses récréations, de purs
moments de paradis ? Mais ces cours étaient trop rares et les professeurs trop dégoutés par le manque d’intérêt de leur jeune
public pour s’y donner à fond. Pour y croire vraiment.
Je ne suis pas retourné travailler le lendemain. Je n’ai pas eu la
force de les prévenir. Ils ont fini par m’appeler en fin de matinée.
J’ai répondu vaguement que cela risquait de durer un peu et que
je leur enverrai un arrêt de maladie. Ils n’ont pas insisté, mais j’ai
senti qu’ils ne me croyaient pas. Je suis resté au lit une bonne partie de la journée, j’ai repensé à mon enfance, à ces études
techniques qui m’ont permis malgré tout de passer mon bac, aux
rêves de musique et de musicologie que j’ai un peu concrétisés
par la suite, en autodidacte, en travaillant comme gardien de nuit
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pour payer mes études pendant la journée. Puis les quelques
voyages et pour finir la solution rêvée du métier de Steward. Solution qui a explosé avant même que je puisse en profiter. Qui a
explosé au sol, c’est le cas de le dire. Comment ne pas penser
que la malchance me poursuit, que j’ai un karma bizarre qui me
fait m’approcher des choses et que ces choses explosent dès que
je les touche enfin du doigt. Ce sont les bulles de savon de mon
désir. Rien de plus. Et pourtant ce désir est fort.
En fin d’après midi, j’ai rappelé le violoniste, sur le numéro de
portable qu’il m’avait laissé et nous avons convenu de nous
retrouver pour la soirée dans un café en bas de chez lui.
Je ne suis jamais retourné travailler dans le métro.
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Pour cette soirée dont la date correspondait au trentième anniversaire de l’indépendance du Pakistan, Hussein et Elisabeth, les
parents de Zia, avaient pris soin d’inviter tous les notables de la
région. Certains s’étaient déplacés de la capitale et toutes les communautés ethniques et religieuses étaient représentées : les
musulmans, les sunnites, les chiites, les ismaéliens, les soufis, les
indous et les sikhs. Le consul d’Angleterre à Lahore était présent.
Toute la journée, Elisabeth avait surveillé en cuisine la préparation des mets et le choix des boissons adaptés aux rites de
chacun. Son mari avait fait venir pour le concert les plus grands
musiciens de chaque communauté.
La réception avait été fastueuse. Le repas était servi sur les terrasses. Les invités pouvaient au choix s’installer à des tables
rondes couvertes de nappes en dentelles ou s’asseoir traditionnellement en tailleur sur de grands tapis iraniens autour de grands
plateau en cuivre et saisir les victuailles dans des coupes en
argent. À la fin du repas, on avait tiré long un feu d’artifice. Puis
les invités étaient tous passés dans le salon de musique. Pour une
fois, quelques femmes accompagnaient leurs maris dans cette
enceinte à laquelle elles n’avaient encore jamais eu accès.
Deuxième élément inhabituel : le grand piano noir avait eu, lui
aussi, le privilège d’accéder pour la première fois au sanctuaire.
Il n’occupait pas la place centrale, mais un espace avait été dégagé
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pour lui sur le côté donnant sur la porte à deux battants séparant
le salon du boudoir d’Elisabeth dans lequel il avait habituellement
sa place.
Le récital avait commencé. Les ragas instrumentaux, les cithares,
les tablas et les chants s’étaient succédés. Les paroles des chansons s’inspiraient du Coran, certaines reprenaient des poèmes
soufis très anciens. Au bout d’une heure et demi, Hussein avait
profité de la fin d’un morceau et du silence retombé pour prendre la parole. Il s’était levé et avait déclaré d’une voix où l’on
percevait l’émotion qu’en ce jour d’anniversaire de l’indépendance, il souhaitait par-dessus tout la réconciliation régionale, la
paix entre l’Inde et le Pakistan, la libre circulation des idées et
des cultures, la fin véritable de l’impérialisme des nations. Sa
famille avait toujours prôné les valeurs de tolérance, de curiosité
et de dialogue entre les hommes et les communautés. Son
mariage fondé sur l’amour en était le témoignage vivant. Citant
un hadith du prophète, il avait rappelé combien aux yeux de
Celui-ci, les moments passés dans les voyages ou occupés à
l’étude, qu’elle soit scientifique, philosophique ou spirituelle,
valaient encore davantage que la prière.
Au premier rang, Hassan Turabi, le vieux mollah, avait du mal à
contenir son exaspération. Il s’agitait, lissait sa barbe nerveusement, clignait des yeux et fronçait les sourcils comme si la
lumière était trop forte et sa respiration exagérée laissait filtrer
un grognement rauque entre ses lèvres. On aurait dit un vieux
chien, ou pis encore un sanglier en fin de course. Derrière lui,
parmi les autres mollahs dispersés dans l’assistance et qu’on
reconnaissait à leur barbe, à leur long manteau noir ouvert sur
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leur caftan blanc et aux turbans d’ébène rendant leurs visages
plus blêmes et plus sévères que ceux du reste de l’assistance,
l’énervement semblait contagieux. Les balancements des épaules,
les crispations convulsives des visages étaient comme le prélude
impatient à un signe d’Hassan. Le vieux aurait aimé se lever, draper son manteau noir et gagner la porte d’un air dédaigneux, sans
espoir de retour. Alors, tous auraient suivi.
Mais le moment ne semblait pas encore venu. Turabi au bord de
la crise de nerfs mettait un point d’honneur à se contrôler. Il resterait jusqu’au bout. Il était invité par Hussein qui était une figure.
Descendant des Moghols, il appartenait en toute première ligne
à l’histoire de la conquête de l’Inde par l’Islam. Quitter la salle
aurait été non seulement un affront mais une erreur. Hussein,
absorbé par son discours et par la surprise qu’il avait concoctée
à ses invités, n’avait rien perçu de la colère de son hôte. En d’autres circonstances, lui si intuitif et si habile, aurait parfaitement
maîtrisé la situation. Il n’en était pas à la première des provocations, mais son statut et ses valeurs lui avaient toujours permis
d’aller loin et de dire ce qu’il pensait. Ici, s’il avait décidé d’oser
encore davantage et sans véritable calcul, c’était probablement
en désespoir de cause. Parce qu’il sentait peut-être que cette cause
d’ouverture et de tolérance était sur le point de se perdre. Il avait
passé ces trente ans à tenter de recoudre les déchirures de l’indépendance, de la guerre, des haines raciales et religieuses qui
avaient explosé dans la région. Et tout cela en vain. Les religieux
les plus rétrogrades étaient en train de prendre le pouvoir. Leur
démagogie se révélait chaque jour plus payante auprès des
masses. Aujourd’hui, son nom, sa lignée ne le mettaient plus à
l’abri. Il jetait toutes les cartes sur le tapis sans en garder aucune.
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Les deux plus belles cartes de sa vie, c’était sans nulle doute sa
femme et son fils. Ce fils que Dieu lui avait donné, doté de ce
talent incroyable qui couronnait sa propre sensibilité et sa culture
de mélomane. C’était comme si ce goût dévorant de la musique
avait imprégné tous ses gènes, avait absorbé tout le reste de son
patrimoine et qu’en fécondant Elisabeth, la bien aimée, venu de
l’autre monde, convertie au sien et à celui d’Allah, il avait donné
naissance à la substantifique moelle de son désir et de la vision
qu’il avait de l’existence. Par respect pour Elisabeth et aussi pour
les inclinaisons de l’enfant, il s’était bien gardé de forcer celui-ci
à jouer de la musique de son pays. Le Tout Puissant savait ce qu’il
faisait et si son fils de dix ans jouait sur son petit violon Bach,
Mozart et Beethoven, c’était parce que ces trois musiciens aussi
appartenaient à Allah, comme tout le reste. Et les mollahs pouvaient penser ce qu’ils voulaient.
- C’est la raison pour laquelle, j’ai décidé de vous faire entendre
mon fils Zia. Le morceau qu’il va vous interpréter, accompagnée
par sa mère Elisabeth au piano, s’appelle « Variations sur les folies
d’Espagne ». Composé par un musicien vénitien au IXème siècle
de l’Hégire, cette musique s’inspire de thèmes très anciens, probablement de l’époque où l’Espagne conquise par les arabes était
terre d’accueil et de tolérance entre toutes les races et toutes les
religions.
C’est alors qu’Hussein, ayant terminé son petit discours exalté,
s’aperçut du pesant silence qui s’était installé dans l’assistance. Il
était trop tard pour reculer. Élisabeth s’était déjà installée au
Piano et donnait l’accord à Zia concentré sur son violon. L’enfant était debout, en culotte courte, chemise et chaussettes
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blanches. Ses cheveux noirs mi longs étaient lissés vers l’arrière.
Ses sourcils très arqués et comme huilés renforçaient un regard
sombre, dont la timidité coutumière avait disparu. Un fin duvet
surlignait sa lèvre supérieure et mettait en valeur un nez déjà
arqué pour son âge. Le reste du visage plutôt poupin contrastait
avec ces traits caractéristiques. Dès les premières notes plaquées
sur les cordes avec vigueur, l’enfant semblait avoir gagné un autre
monde entièrement tourné vers l’intérieur de lui-même.
Les premières mesures de cette variation donnent une impression un peu nostalgique par de longues notes, en ré mineur. Une
fois les figures posées, le thème est répété d’une façon plus légère,
pianissimo et avec des ornementations qui imitent le chant des
oiseaux. Zia avait attaqué le morceau avec force et laissait maintenant voleter son archet très légèrement, comme s’il allait lui
échapper des mains. Les oiseaux invisibles étaient là, il leur donnait des graines, il les laissait se poser sur ses épaules et sur ses
bras et le doux balancement de son corps ne les effrayait pas. Il
jouait maintenant d’une manière extatique, les yeux fermés, un
sourire sur les lèvres. Après deux montées d’arpèges joués les
uns très staccato, et les autres tout en liaison, groupés sur un seul
et long coup d’archet, il attaqua les variations en accord de double
et de triples cordes. La sonorité du violon emplissait toute la
pièce. La structure harmonique et fuguée du morceau donnait
soudain l’impression que plusieurs violons se répondaient. De
fines gouttes perlaient sur le front de l’enfant qui avait ouvert les
yeux pendant les arpèges et les avait refermés pour la fugue. Totalement absorbé dans son jeu, Zia était en proie à une véritable
danse. Tout son corps s’animait et son visage était soudain
empreint d’une sorte de transe précieuse et féminine où l’expres-
23
sion de la jouissance et du plaisir se mêlait à celle d’une souffrance physique, les deux semblant mettre mal à l’aise l’ensemble
de l’assistance. Peu accoutumé à ce genre de musique, le public
était gêné. Ce malaise était renforcé par l’attitude hostile manifestée par le vieux mollah et ses comparses. Hussein, revenu de
son petit discours idéaliste, regrettait d’un seul coup d’offrir ainsi
son fils et son épouse en spectacle.
À la façon dont Turabi et ses sbires se retirèrent après le concert,
Hussein compris que rien ne serait plus jamais comme avant
autour du Ksar, et que la guerre était déclarée.
24
Agé d’une dizaine d’années en 1940, Hussein avait perdu ses
parents dans un accident de chemin de fer qui s’était produit à la
frontière encore inexistante entre l’Inde et le Pakistan. Une partie
du ballast avait cédé sous le poids du train, en bordure du fleuve
et le convoi avait fini sa course noyant la plupart des passagers.
Etait-ce vraiment un accident ? Ne s’agissait-il pas plutôt d’un
attentat monté par des brigands furieux qu’un potentat local ne
leur ait pas versé la dîme habituelle pour traverser la zone qu’ils
contrôlaient ? Nul ne le saurait jamais. Ses parents disparus, Hussein avait d’abord été élevé au domaine par une nourrice et un
vieil oncle Imam de la famille des Turabi. Envoyé l’année de ses
treize ans dans un collège anglais du côté de Cambridge, il avait
complété ses études par un master d’agronomie tropicale. Et
puis, dix années après l’avoir quitté sans être jamais revenu en
vacances, il était rentré au Ksar où le vieux Turabi avait perpétré
consciencieusement, mais sans aucune initiative, les gestes ancestraux des semailles, des moissons, des labours. Très correctement
payé pendant treize ans comme intendant, l’Imam avait été
remercié par Hussein qui avait solidement repris les choses en
mains. Turabi avait alors disposé d’une retraite confortable - lui
ayant permis de se rendre plusieurs fois à la Mecque et de
construire pour sa famille une belle maison en parpaings – puis
il était mort et c’était maintenant son fils Hassan, de l’âge d’Hussein, qui exerçait la fonction d’Imam du village.
25
En Inde, avant la partition, Hussein aurait été considéré comme
un petit Monarque local. Il lui aurait pour cela suffit d’exister.
Mais à l’instar de ce père moderniste qui avait voulu tester avec
sa femme la première voie ferrée du royaume voisin, il entendait
faire de son domaine une enclave dynamique dans l’agriculture
arriérée du pays qui pourrait servir d’exemple sans succomber à
la tentation de monoculture voulue par la puissance coloniale.
Hussein désirait à la fois bien nourrir ses habitants et proposer
des produits de qualité susceptibles d’être exportés par-delà les
frontières et qui ne soient ni du coton en fleur, ni de simples
céréales. Pour cela, il fallait des machines, des idées, des relations.
Il allait s’y employer. Ses études en Angleterre lui avait apporté
les notions nécessaires.
Mais sa vision de la vie ne se réduisait pas à l’économie. Pour lui,
l’Islam auquel il appartenait par sa filiation directe des princes
Mogols, n’était pas seulement un Islam de conquête par le fer et
par le sang. Non c’était un Islam de civilisation. L’Islam des
bibliothèques, de l’avancée des mathématiques et de la philosophie, l’Islam des arts et des savants, l’Islam de l’architecture et de
la décoration. L’Islam de la musique. Ah cette musique andalouse
qui se nourrissait de toutes les influences, qui réunissait les trois
religions du livre. L’Islam, la chrétienté et le judaïsme chantaient
à l’unisson, se partageaient les partitions pour y mettre en
musique les psaumes ou les versets du Coran. Les trois religions
avaient vécu pendant plusieurs siècles en parfaite harmonie.
C’était cela le rêve d’Hussein. Tolérance, échange, partage. D’une
certaine façon, le sous-continent offrait avant l’arrivée des anglais
et surtout avant la désastreuse partition qui allait suivre l’indépendance, un terreau identique à celui de Cordoue, un mélange
26
incroyable de cultures. Même les religions qualifiées de payennes
par les musulmans orthodoxes ne faisaient pas peur à Hussein.
Elles lui inspiraient même le respect, surtout l’hindouisme qui
avait précédé l’Islam de plusieurs millénaires. Et le bouddhisme
né 600 ans avant notre ère. Pour Hussein, toute religion ne pouvait se concevoir que comme une recherche, une sagesse, un
moyen de relier les gens entre eux et non de les séparer. Même
les religions révélées devaient être un moyen de chercher, de
remettre en cause toute vérité. N’était-ce pas le prophète lui
même qui avait dit que la science valait dix fois plus que la prière ?
Et la musique ? N’était-ce pas le prophète qui séduit par la voix
d’Hilal l’avait choisi comme premier compagnon pour lui donner
le titre de muezzin, l’invitant à rassembler les croyant, la musique
précédant naturellement la prière ?
Hussein dès son retour d’Angleterre avait rénové le Ksar et l’avait
doté en son plein centre d’un vaste salon de musique aux murs
ornés d’une collection d’instruments traditionnels. Rapidement,
il s’était fait connaître comme l’un des mélomanes les plus raffinés du sous-continent et s’était constitué un réseau de musiciens
venant lui rendre visite et jouer pour lui de toutes les régions,
provinces et pays avoisinants.
Zia se cachait souvent le soir sous le piano pour ne pas aller dormir et par les portes entrouvertes saisissait des bribes de
conversation qu’il ne comprenait qu’à moitié, mais qui remonteraient plus tard comme si les mots avaient été prononcés la veille.
Sans doute son oreille prodigieuse les avait enregistrés sans les
comprendre. Presque cinquante années étant passées, il pouvait
se rejouer la partition quand il le voulait avec les timbres des voix,
27
les intonations de la persuasion, de la révolte, de la colère, du raisonnement. Et il comprenait maintenant.
« Nous allons gâcher cette belle indépendance disait son père.
En séparant l’Inde du Pakistan, nous avons commencé à tout
détruire. La guerre meurtrière avec l’Inde, l’exode massif des
populations dans les deux sens, et maintenant, aux frontières géographiques qui n’ont pas de sens, nous ajoutons les frontières du
mépris et de l’intolérance culturelle. Nous nous replions sottement sur notre identité musulmane. Nous en faisons la caricature
absurde et sèche d’une identité privée de substance et d’échanges.
- Comment peux-tu proférer de telles accusations ? s’insurgeait
Hassan Turabi. L’Islam n’a pas besoin d’échange. L’Islam c’est
la parole de Dieu. Elle explique tout, elle régit tout. Le reste n’est
que vent et poussière.
- Moi, j’aime le bruit du vent. C’est le vent qui témoigne de Dieu
et non le contraire. C’est le vent qui favorise les échanges entre
les plantes, entre les hommes. Le vent, c’est déjà de la musique.
- Musique, musique. Le vent et la musique ne sont que des créations.
- La musique, c’est notre âme. C’est ce que Dieu nous a donné
de meilleur. C’est la richesse de l’Inde.
- Tu parles de l’Inde et tu oublies déjà le Pakistan. En faisant
l’apologie de l’Inde, tu fais celle de l’hindouisme, ce ramassis de
superstitions.
- Il n’y a pas de musique pakistanaise, il n’y a que de la musique
indopakistanaise et celle des Hindouistes est aussi belle que la
nôtre. C’est d’ailleurs en grande partie la même.
- Musique profane, profanation du sacré, tu sais ce que cela veut
dire... Muhammad déconseillait l’écoute de la musique.
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- Vous dites n’importe quoi. Le prophète aimait la musique.
Hassan finissait presque toujours par se lever et quitter le palais
en colère. Dans le salon de musique, Hussein restait un moment
songeur, puis entrait doucement Elisabeth. Elle lui prenait la
main, le regardait tranquillement et le laissait développer à mivoix les idées qu’avait rejetées le vieil imam.
29
Elisabeth était née en Ecosse dans une famille de hobereaux qui
possédait un manoir du côté de Peebles. A la mort de sa mère,
elle n’avait que dix ans. Son père avait servi dans l’armée des
Indes, il était tombé amoureux de ce pays et avait choisi d’y finir
sa vie en emmenant avec lui sa fille. Il avait vendu le château et
exerçait désormais de vagues fonctions d’administrateur colonial.
Pendant la période qui avait précédé l’indépendance, on faisait
appel à lui dans les négociations, afin de profiter de ses nombreux
contacts avec les notables du crû. La plupart du temps, ceux-ci
lui offraient une hospitalité durable dans leurs palais, l’accueillait
comme un vieil oncle, l’emmenait à la chasse au tigre perché sur
des éléphants et mettait à sa disposition et à celle de sa fille des
purs sangs sur lesquels ils parcouraient inlassablement la campagne. Le vieil aristocrate éduquait lui même la jeune fille et,
attentif à son goût et à ses dons pour la musique, s’était
débrouillé pour qu’elle ait toujours un piano à sa disposition.
Quand Elisabeth eut vingt ans, elle était encore sous la protection
affectueuse de son père. Elle était pourtant devenue une femme.
Sa beauté naturelle, blonde, diaphane, à la fois distinguée et sauvage, commençait à éveiller l’intérêt des hommes. C’est à ce
moment là que son père avait connu Hussein, qu’ils avaient sympathisé au point que ce dernier lui avait ouvert les portes du Ksar
puis peu après lui avait demandé sa fille en mariage.
31
Non seulement Élisabeth n’avait opposé aucune résistance, mais
elle s’était naturellement dirigée vers cet homme et leur union
s’était déroulée de la manière la plus naturelle et évidente qu’il
soit. Rassuré par ce mariage d’amour, le vieil homme avait cédé
la place.
Lui aussi était mort dans un train. Un jour qu’il s’était rendu à
Lahore, il s’était endormi et ne s’était pas réveillé. On l’avait
trouvé sur sa couchette, dans le compartiment de première classe
– qui était le sien - tapissé de cuir de Cordoue, alors que le train
était déjà sur le retour. Il avait suffi de descendre son corps à la
station la plus proche. Il était connu de tous dans la région. Hussein et Elisabeth étaient venus le chercher dans la grosse
limousine noire du domaine. Une Chevrolet surdimensionnée
des années soixante, tellement vaste et confortable qu’on l’avait
installé à l’arrière à moitié assis, à moitié couché sur des coussins,
comme s’il était encore vivant. Sa tombe était située non loin du
domaine sur une petite colline qui surplombait les immenses
verges d’abricotiers, un coin qu’il affectionnait tout particulièrement.
Un an après, Zia était né.
Elisabeth, qui avait failli mourir pendant l’accouchement, chérissait et protégeait ce fils plus que n’importe quel trésor, sachant
qu’elle n’aurait probablement jamais d’autre enfant. C’est elle qui
s’aperçut du don de l’enfant dès ses toutes premières années. Il
écoutait attentivement le moindre bruit, souriait au chant des
oiseaux et avant même de savoir parler, il fredonnait certaines
des mélodies qu’elle jouait au piano. Dès qu’il put se tenir debout,
32
il laissa courir ses doigts minuscules sur le clavier, en tentant de
retrouver les notes qu’il avait entendues. Lors des concerts donnés dans le salon de musique et malgré l’heure tardive, il ne
s’endormait pas. On le voyait blotti au tout premier rang dans
les jambes des musiciens, attentif et radieux. Quand il eut quatre
ans et demi, il demanda à jouer du violon. Elisabeth fit venir
d’Angleterre un joli instrument à sa taille et on trouva à Lahore
un vieux professeur pakistanais qui prenait le train une fois par
semaine pour se rendre au Ksar.
33
Le temps de quatre ou cinq rencontres, Zia m’avait raconté son
enfance. Il l’avait fait méthodiquement en déroulant les années,
et les évènements, comme s’il souhaitait plus ou moins consciemment que je consigne son histoire. En même temps, ses talents
de conteur l’amenaient à multiplier les anecdotes et les digressions. Se déroulait devant moi, comme un tapis, la richesse
imagée et sonore d’un univers perdu. L’omniprésence de la
musique dans la description qu’il faisait de sa culture métissée
venait en quelque sorte combler un vide et même une attente
chez moi. Une attente oubliée, refoulée depuis l’attentat. Je prenais des notes à caractère musicologique, la description des
instruments, le nom et l’origine des musiciens, de leur familles,
de leurs tribus, je consignais les descriptions des ragas, sortes de
mélopées incontournables, sur des thèmes précis, repris et enrichis depuis des siècles à travers tout ce territoire. Mais le fil de
son histoire personnelle m’attirait encore plus. Elle me mettait
profondément en question faisant renaître mes aspirations et
remuant mes propres souvenirs. Mon enfance n’a pas été spécialement heureuse, ni choyée contrairement à la sienne. Je suis né
de père inconnu et d’une mère qui m’a déclaré à l’assistance
publique avant de m’abandonner. La pauvre ! Je ne lui en veux
pas. J’ai appris à ma majorité qu’elle était gravement malade et
qu’elle est morte peu de temps après. Elle était très jeune et son
nom de famille, que je n’ai pas repris depuis, était d’origine
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maghrébine ou moyen orientale. Je n’ai jamais poussé les
recherches. Je dois garder de ces gênes mon goût inné pour les
musiques de ces régions. J’ai donc passé mon enfance tantôt dans
des foyers, tantôt dans des familles d’accueil, d’abord à la campagne, puis en proche banlieue parisienne. Je n’inspirais pas
suffisamment d’affection pour qu’on m’adopte définitivement.
Ce doit être ce qui conditionne aujourd’hui ma vie affective et la
rend souvent problématique. J’ai peur de m’engager, je crains
qu’on me retire le bonheur qu’on m’a prodigué, qu’on m’abandonne à nouveau après m’avoir adopté.
Ma première famille pourtant a été bienveillante avec moi. Il
s’agissait d’un couple d’un certain âge, qui habitait une petite
ferme près d’Auxerre. L’homme était à la retraite et cultivait son
potager, sa femme faisait des ménages dans le bourg voisin. Le
couple était gentil et s’occupait bien de moi. Ils n’avaient pas la
télévision. Mon père adoptif quand il ne retournait pas sa terre,
ni binait ses tomates, aimait se retirer au coin du feu pour lire
des biographies, des livres d’histoire, de grandes sagas, des récits
de voyage ou des souvenirs d’aventurier. Autant il était passionné
par tous ces sujets, autant il était peu habile pour transmettre à
un enfant les histoires qu’il lisait. Il se contentait de répéter que
c’était extraordinaire, que quand je serais grand, je découvrirais
à mon tour les richesses du monde, et qu’il me faudrait voyager,
ce qu’il n’avait pas eu la chance de faire. Sa femme rentrait pour
le dîner, elle était fatiguée et d’un naturel un peu rude, mais elle
me traitait bien. Solitaire, je passais des heures à jouer tout seul
en rentrant de l’école du village. J’avais du mal à me faire des
amis et le couple ne m’y encourageait pas. Je m’ennuyais beaucoup et d’une manière certaine, c’est la musique qui m’a sauvé.
36
Un dimanche qu’il y avait au village voisin, une sorte de vide grenier, mes parents adoptifs m’ont offert un vieux transistor.
Curieusement, dans cette campagne isolée, les seules stations que
j’arrivais à capter sans parasite étaient France Culture et France
Musique, bien audibles sur la bande FM. Aux émissions de la
première, je ne comprenais rien, mais le ton grave et posé des
voix d’intellectuels, des savants, des artistes que j’entendais me
rassuraient. France Musique, malgré des moments trop nombreux de commentaires musicologiques abscons, me comblait et
m’éduquait à toutes les formes de musiques. Du moins toutes
les formes qui me parlaient et m’émouvaient. Je me disais qu’un
jour, quand je serai grand peut-être, j’aimerais présenter des
œuvres musicales à la radio. Il aurait été incongru de demander
à mes parents adoptifs de m’acheter un instrument de musique
ou de me payer des cours. Qu’ils m’aient offert ce vieux poste
de radio et qu’ils me permettent de l’écouter en toute circonstance était déjà un miracle. Un matin, le jardinier fut retrouvé
terrassé par une crise cardiaque entre ses tomates et ses navets
et sa femme qui devait continuer de travailler ne pouvait plus
s’occuper de moi. On me remit alors dans un foyer en attendant
de me trouver une autre famille. J’avais treize ans, le même âge
que Zia quand il quitta le Pakistan.
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Ils avaient embarqué le père et le fils à Karachi, sur un paquebot
de croisière à moitié vide qui revenait de Hong Kong vers l’Europe. Hussein connaissait le capitaine qui lui avait réservé deux
cabines, une pour Zia et une pour lui séparées par un petit salon,
sur le pont supérieur. Après l’épisode désastreux du concert,
Hussein avait décidé d’envoyer Zia en Angleterre pour y faire ses
études.
Le capitaine était anglais, les sous-officiers en majorité pakistanais
et le reste de l’équipage originaire de Malaisie et des Philippines.
Les passagers étaient des anglais résidents à Hong Kong, des chinois de Taipeh, et quelques américains qui avaient choisi ce
moyen exotique et lent pour se rendre en Europe. Le voyage
durerait une bonne douzaine de jours avec une escale à Alexandrie et une arrivée à Venise.
Les premiers jours, Hussein, profondément déprimé, n’était
guère sorti de sa cabine. Plutôt que de descendre prendre ses
repas avec son fils dans la grande salle à manger, il se les était fait
monter dans sa chambre. Le temps qu’il avait pensé mettre à profit pour parler avec son fils, avant cette séparation qu’il savait
longue, il n’arrivait pas à le mettre à profit, à favoriser l’échange,
à entamer la conversation. Si bien que Zia s’était retrouvé livré à
lui-même et il déambulait toute la journée d’un pont à l’autre du
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navire. Il se levait, prenait son petit déjeuner au bar, allait se baigner dans la piscine et rejoignait vers midi la salle à manger ou il
déjeunait seul. Dans le grand salon, devant le bar, il y avait un
piano qui ne servait que le soir, sous les doigts d’un pianiste fatigué, ressassant des standards.
Zia dépourvu de violon s’y était installé une fois ou deux, alors
que le salon était désert et avait risqué quelques notes. Il jouait
plus que convenablement et plus brillamment que le pianiste.
Mais pris d’une incompréhensible culpabilité – son père n’avait
pourtant formulé encore aucune interdiction – il avait rapidement cessé de jouer. Seuls quelques membres d’équipage et deux
ou trois passagers l’avaient entendu et fait montre de leur admiration. Parmi ces passagers il y avait deux enfants et leur mère.
La mère était jeune, discrète et distinguée, probablement la
femme d’un notable américain résident à Hong Kong. Quant aux
deux enfants, ils étaient semblables, presque comme des
jumeaux. Une fille et un garçon tous les deux bruns, tous les deux
habillés en garçon, de l’âge de Zia. Le garçon semblait légèrement
plus âgé que sa sœur, bien qu’ils soient de taille identique. Mais
il avait visiblement l’autorité sur elle. Autant elle semblait émotive
et sensible, autant lui était assuré et espiègle. Il avait même un
côté un peu provoquant. Il avait toisé Zia dont le jeu avait fait
semble-t-il trop grande impression sur sa sœur.
Il les avait retrouvés ensuite près de la piscine. Il aurait aimé se
rapprocher d’eux et faire connaissance, surtout de la petite fille
qui lui rappelait son amie du Ksar, Aïcha, la nièce du jardinier.
Même coupe de cheveux à la garçonne d’un même noir de jais,
identiques sourcils sur des yeux clairs, illuminant un visage trian-
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gulaire à la peau mate et brillante comme du satin. Elle le regardait semblant partager le désir de se connaître, mais c’est le
garçon qui l’avait abordé :
- Tu sais plonger ?
Naturellement Zia savait plonger, il avait passé une bonne partie
de son enfance à se baigner dans les torrents et à sauter des
rochers dans des marmites de géant, non loin du Ksar. Mais il
faisait cela naturellement, sans style particulier, de même qu’il
nageait de façon efficace, mais une brasse crawlée un peu rustique.
Le garçon avait poussé Zia à lui montrer comment il se débrouillait, puis lui avait fait la démonstration un peu méprisante d’une
série de plongeons impeccables, sauts de l’ange, sauts carpés,
doubles sauts périlleux avant et arrière du tremplin de la piscine,
le tout suivi d’un crawl impeccable de champion. Zia se sentait
humilié et triste et la fillette l’avait senti. Allait-il s’éloigner, se
replier sur lui-même et regagner sa cabine ? Prétextant que son
père l’attendait, il replia tranquillement ses affaires, sans avoir
l’air vexé le moins du monde, sourit au garçon et à la fillette et
salua la mère qui lisait non loin dans un transatlantique. Il s’engagea dans un couloir qui menait aux coursives supérieures mais
il n’avait pas fait dix pas que le garçon le rejoignit et lui barra la
route :
- Tu veux que je t’apprenne ?
Il le regardait droit dans les yeux et poursuivit :
- Ca et d’autres choses...
Son regard glissa de manière non équivoque sur son maillot de
bain qui laissait transparaître son érection, il saisit la main de Zia
et l’appliqua sur la bosse, puis brusquement s’enfuit en retour-
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nant vers la piscine.
Zia suffoquait de honte. Et en même temps, il ne savait pas s’il
devait être honteux. Il n’y était pour rien, il se disait plutôt amoureux de la fillette, même si le garçon physiquement
l’impressionnait. Il s’aperçut qu’il bandait lui aussi. Il bandait fort.
Cela était agréable, même si cela lui faisait presque mal. Tenant
sa serviette devant son maillot, il regagna précipitamment sa
cabine priant pour que son père ne l’entende pas rentrer et ne
vienne pas le déranger. Il décida de ne plus chercher à revoir les
deux enfants pendant quelques jours.
Il passait désormais des heures au bastingage.
42
Le navire longeait maintenant les côtes du Yémen. Les villes en
bord de mer étaient constituées de Ksars en torchis de couleur
sable, hauts de quatorze étages, serrés les uns contres les autres,
fenêtres béantes sans volets ni huisseries, des immeubles qui semblaient vides, quelques silhouettes noires sur les plages, pas le
moindre arbre… Une impression terrible dans le cœur de l’enfant. Et si toute la terre devenait comme ça ? Et si la vallée du
Ksar finissait comme cela ? Il en avait ensuite rêvé dans la nuit.
La béance des fenêtres, des trous noirs, comme noircies par un
incendie qui avait duré des jours et des jours.
Après la côte sud du Yémen, le bateau s’était doucement enfoncé
dans la Mer Rouge et longeait maintenant l’Arabie où le paysage
était verdoyant - c’était encore l’Arabie heureuse - mais après
quelques centaines de kilomètres vers le nord, la côte virait au
rouge. Un soir, alors qu’elle s’embrasait sous l’effet du coucher
du soleil, Zia, qui était posté comme d’habitude juste devant sa
cabine, accoudé au bastingage, fut rejoint par Hussein. C’était la
première fois qu’ils allaient échanger un mot depuis le départ.
Hussein avait l’air moins déprimé que les premiers jours. Un petit
sourire était réapparu sur son visage.
« Nous arrivons à la hauteur de la Mecque. C’est incroyable, ce
désert… Il y a encore quelques heures, nous naviguions au large
43
d’un pays qui ressemble à celui des Mille et une nuits. Le Yémen
du Nord est couvert de palais ouvragés, au milieu de champs fertiles et de terrasses ombragées. C’est une oasis. C’est vraiment le
paradis tel que se l’imaginait le prophète. Et dire que notre religion est née au contraire dans ce désert hostile. Pas un arbre, rien
que du sable et des rochers sous le soleil. » Il montrait du doigt
les montagnes rougeoyantes. « Pas étonnant qu’elle soit un rustique et dure parfois… Surtout quand elle est pratiquée par des
culs terreux et des ignares. »
C’était la première fois que Zia entendait son père émettre ce qui
ressemblait à une vague critique contre la religion. Il sut immédiatement que cette critique s’adressait à Hassan Turabi et à sa
clique villageoise. C’était en même temps la première fois que
son père lui parlait comme à un adulte.
Ils restèrent un moment sans rien dire et pour la première fois
du voyage, son père lui proposa d’aller dîner en bas. Ils descendirent tous les deux, habillés comme pour une soirée de gala.
Tandis qu’à trois ou quatre tables plus loin, dans le dos de son
père qui ne les voyait pas, se tenait la femme américaine et ses
deux enfants. Zia les salua d’un bref et discret hochement de tête
puis il détourna d’eux son regard. Plongé dans ses pensées Hussein ne remarqua rien. Il ne parlait pratiquement pas, laissant
simplement échapper quelques considérations générales sur la
marche du bateau, la qualité de la nourriture et du vin - il s’était
exceptionnellement fait ouvrir une bouteille et avait servi son fils
qui répugnait un peu d’y tremper ses lèvres.
Tôt le lendemain matin, le bateau traversa au pas le Canal de
44
Suez. Les rives étaient quelques fois si proches que du bâtiment
qu’on pouvait distinguer les gens dans le autobus surchargés, les
marchands sur leurs ânes ou leurs mobylettes, les paniers chargés
de légumes et de fruits, les enfants qui couraient au milieu des
échoppes et les femmes drapées dans de longs voiles blancs tenus
devant leurs visages. C’était la vie à terre qui s’était soudain rapprochée. Une vie animée et joyeuse contrastant avec les cinq
jours passés en mer et qui avaient paru à Zia une éternité. Seul
l’éclair du désir et de la tendresse avait déchiré ce voile, un court
moment d’après-midi, au large du Yémen. A trois heures de
l’après-midi ils accostèrent à Port Saïd et s’engouffrèrent dans
un taxi pour Le Caire. Hussein avait réservé un hôtel dans la capitale égyptienne. Il comptait profiter de ses deux jours d’escale
pour faire découvrir à son fils les merveilles de plusieurs millénaires de civilisation. L’après-midi même, ils étaient au pied des
Pyramides. Hussein avait retrouvé sa verve. Il adorait l’Egypte
où il s’était rendu bien des fois, pour faire du tourisme ou des
affaires. Dans ce pays, malgré les canons très stricts de l’art et de
la beauté, tout semblait permis aux artistes. La seule condition
était qu’ils contribuent à l’esthétique, à la beauté et à l’harmonie
de la vie quotidienne du pays.
Il avait raconté dans le détail à Zia la vie de Joseph en Egypte.
Le petit juif trop beau qui avait été vendu par ses frères à un marchand égyptien et qui s’était retrouvé à la cour du grand pharaon.
Hussein, comme beaucoup de Soufis, considérait Joseph comme
un prophète. Peut-être un des plus grands : il était beau, intelligent et noble. Il avait su se fondre dans une société qui n’était
pas la sienne, et finalement convaincre le pharaon qu’il n’y avait
qu’un Dieu unique. Où alors, le pharaon l’avait trouvé tout seul
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non pas par une révélation, mais par la seule recherche. Tous ces
dieux égyptiens n’étaient finalement que des demi-dieux soumis
à une force unique dont le soleil lui-même n’était que le reflet :
Athon.
Devant les pyramides, Hussein s’était fait un moment silencieux
et méditatif. Il avait fini par lâcher à l’adresse de son fils : « Tu
sais Zia, l’Islam - sans tout le reste - n’est RIEN. » Par tout le
reste, il voulait sans doute dire le reste de la civilisation, le reste
de la vie, les pyramides qui avaient plus de quatre mille ans, les
temples d’Egypte ou de la Grèce antique, la grande muraille de
Chine, la capitale des Incas sur sa montagne, toutes ces constructions humaines dont Mohamed lui même n’avait pas la moindre
idée. Et puis le reste aussi, c’était ce qui avait précédé la vie des
hommes, la nature : la forêt, les montagnes, les grands canyons
peuplées d’espèces végétales, animales, minérales. La terre était
un joyau. Les égyptiens avait su à merveille l’entretenir, la mettre
en valeur, aujourd’hui encore, on les voyait courbés dans les
champs planter, récolter, cultiver autour de leurs norias. De la
bordure du désert, ils avaient fait un oasis de plus de mille kilomètres de long.
Hussein s’adressait à son fils comme s’il se parlait à lui-même :
« Les religions révélées, les prophètes, c’est bon pour ceux qui
ont peur, les ignorants. La révélation c’est la paresse de l’âme,
c’est la mort de l’esprit. On vous explique d’un coup comment
est Dieu, ce qu’il pense, ce qu’il veut, comment il faut faire pour
lui plaire. Alors que les hommes honnêtes ont mis des générations pour comprendre le monde, pour l’expliquer, pour lui
donner des raisons. Des chercheurs de Dieu… Voilà ce qu’étaient
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les égyptiens… Oui, même si leurs dieux étaient imparfaits, n’expliquaient pas tout, ils en amélioraient la conception sur la
durée…
Zia n’osait pas l’interrompre, lui demander s’il était encore musulman, pourquoi il respectait encore certains rites comme les
interdits alimentaires - hormis quelques exceptions pour le vin la prière, le jeûne… Il n’y avait que l’obligation du pèlerinage
dont Hussein s’était une bonne foi en public dispensé :
« Jamais je n’irai à la Mecque. Tout là-bas n’est que commerce et
démagogie. La pierre noire sacrée, chacun la porte en lui, dans
son cœur. Une météorite tombée du ciel qui nous indique combien l’homme n’est qu’une poussière misérable dans l’infini de
l’univers. Au lieu de cela, tous ces vieux qui vont se rassurer en
faisant le pèlerinage et en reviennent lavés de tous leurs pêchés.
Comme si on pouvait se laver de ses défauts. Surtout quand on
a dépassé quarante ans. »
Ils avaient déjeuné au pied des pyramides puis s’étaient rendus à
la grande mosquée d’Al Aksar. Hussein avait prié avec son fils
dans la mosquée puis avait, au pas de course, fait le tour de l’université environnante. Al Aksar, centre intellectuel de l’Islam, cela
aussi, Hussein le balayait d’un revers de la main. « C’était valable,
peut-être au temps d’Omar Khayam, mais aujourd’hui, tous ces
grands Ulémas qui professent tous la même chose. Se soumettre,
se soumettre, non pas à l’Islam - qui entre parenthèse veut dire
soumission -, mais aux traditions les plus obscurantistes : mains
coupées, excision tolérée, voile obligatoire et si possible burqua
de la tête au pieds. Les Frères Musulmans avaient fait du beau
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travail, noyautant depuis plus d’un siècle la mosquée et son université. Le travail sur la misère, la misère comme un large
boulevard pour cette régression intellectuelle. Il suffisait de
mener quelques actions sociales, de soulager la faim, la maladie,
de verser un peu d’argent pour faire passer les idées les plus rétrogrades, les plus machistes et surtout les plus délirantes et les plus
morbides… » Hussein ruminait à nouveau sa colère. Zia n’écoutait plus que poliment.
Pour se consoler en beauté, le père avait décidé d’emmener son
fils au musée. « Tu vas voir : les trônes, les carrosses, les masques
d’or, ils ne savent plus où les mettre ». Ils avaient visité toutes les
salles et dans chacune d’elle Hussein choisissait une pièce, une
seule qu’il connaissait déjà, qu’il chérissait comme l’objet de son
cœur, de sa vie et il livrait soit un commentaire, soit un grand
silence encore plus éloquent. Les objets étaient encore rangées,
massés les uns contre les autres, dans de grandes armoires à glace.
Souvent, il en disparaissait que les visiteurs dérobaient ou que les
gardiens vendaient et remplaçaient ensuite par d’autres objets à
peu près identiques sorties des inépuisables réserves. A force, la
qualité des œuvres présentées s’en ressentait et il arriva une fois
ou deux qu’Hussein chercha une pièce qu’il était sur d’avoir vue
et qu’il ne trouvait plus. Le désespoir qu’il en ressentait était vite
remplacé par l’enthousiasme qu’il mettait à trouver la suivante.
Deux séries d’objets l’avaient particulièrement impressionné. Il
s’agissait de statuettes de femmes nues, taillées dans du bois clair
comme si elles avaient été fabriquées la veille. Quelques traits
peints en noir sur le visage, la pointe des seins et le triangle de
poils pubiens, elles étaient immobiles, paumes tournées vers
l’avant au bout de leurs bras gracieux, offertes au visiteur comme
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elles avaient du l’être à leur maître jadis. Des esclaves, des danseuses, des objets familiers, des êtres de tous les jours. L’autre
série de statuettes représentaient également des jeunes femmes,
également en bois clair et qui semblaient nager cette fois, on
voyait leur dos, leurs petites fesses et leurs longues jambes, leurs
têtes relevées couvertes de nattes et leurs bras étendus qui
tenaient une cuillère à fards. Dans chacune des deux séries, les
statuettes ne dépassaient pas une vingtaine de centimètre, on
pouvait les emporter avec soi, en voyage. Zia était saisi, surtout
par les nageuses qui ressemblaient, par leur position impeccable,
leurs épaules larges et leur corps androgyne, au jeune garçon qui
l’avait défié sur le bateau.
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Ma seconde famille d’accueil ne ressemblait en rien à la première.
Elle vivait en banlieue à la périphérie de Clermont Ferrand et
comptait deux autres enfants, une fille de mon âge et un garçon
plus jeune de deux ans. Les parents étaient encore jeunes eux
aussi et travaillaient tous les deux. Elle comme caissière en chef
dans un supermarché et lui dans une petite entreprise de rechapages de pneumatiques. L’ambiance était bien différente de celle
que j’avais connue précédemment à la campagne. Je n’avais pas
véritablement de chambre à moi, mais un petit espace avec mon
lit étroit et un minuscule bureau sur une mezzanine entre la
chambre des enfants et celles des parents. La mezzanine donnait
sur le salon salle à manger où fonctionnait en permanence et
même tard dans la soirée une télévision systématiquement branchée sur les émissions de variétés et les reality shows les plus
vulgaires des années 80. Les deux enfants aveint droit à un large
créneau de dessins animés débiles à la sortie de l’école, tandis
que j’essayais péniblement de me concentrer devant mon petit
bureau pour faire mes devoirs du soir. A défaut d’être brillant à
l’école, j’étais particulièrement studieux, j’avais peur de ne pas
réussir, de redoubler, de me retrouver sur ces voies de garages
dont les professeurs de ce collège technique nous menaçaient
sans cesse.
Dans cette périphérie petite bourgeoise, les lettres, les arts, la cul-
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ture n’existaient pour personne. A leur place régnaient les loisirs,
la variété, la fascination pour les stars et les présentateurs
vedettes… Plus question pour moi d’écouter mon poste de radio.
Je ne sais même pas s’il faisait partie de mon déménagement.
Outre leur inculture et leur manque d’intérêt, mes nouveaux
parents adoptifs étaient violents et injustes. Pour le moindre prétexte les gifles pleuvaient sur moi, jamais sur les deux autres. Je
protégeais souvent mes oreilles des deux mains, car elles me semblaient ce que je possédais de plus précieux. Avant l’attentat,
j’entendais. J’entendais même tellement bien que cette ouïe excellente, ce que l’on appelle parfois l’oreille absolue, a conditionné
toute mon existence, qu’elle est d’une certaine façon mon destin.
Aujourd’hui, je suis sourd à quatre vingt pour cent. Je dispose de
prothèses qui permettent de réduire cette surdité, disons de
trente pour cent supplémentaires, ce qui fait que bien équipé,
j’arrive à percevoir la moitié de ce que tout le monde capte normalement. Ces prothèses sont si discrètement enfouies dans mes
deux oreilles que personne ne les voit. J’ai même échappé à la
visite médicale au moment de mon recrutement dans le métro
ce qui fait que personne ne connaissait ce défaut. Il y a bien des
choses qu’on ignorait de moi.
Quand je ne porte pas d’appareil, j’entend quand même quelques
sons. Parfois c’est un intense bourdonnement, d’autres fois
quelques timbres précis, paroles et musique se dégagent faiblement, mais avec une acuité accrue. J’arrive à les entendre, à suivre
une mélodie, une conversation. Je m’aide en lisant sur les lèvres.
Pour la musique, cela dépend vraiment de mon état de fatigue
ou de ma disponibilité. On m’a déconseillé d’utiliser un casque
mais je n’en tiens pas compte. Ecouter de la musique en mar-
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chant dans la rue me fait croire que je suis normal. Cela me procure de la joie. Je déteste les interprétations de Karajan aux
pianissimo et fortissimo trop exagérés. Même enfant, sur mon
transistor, je ne les aimais pas.
Ma mémoire s’est modifiée. D’orale, elle est devenue plus
visuelle. J’étais capable de me souvenir de chaque mot d’une
conversation de plus d’une heure tenue la veille ou même des
mois auparavant. Maintenant, mes repères du vécu sont souvent
reliés à des images, des rues, des lieux, des visages. Et par dessus
tous les autres, il y a ceux du couple déchiqueté sous mes yeux.
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Au moment où son père faisait découvrir à Zia les petites
nageuses en bois, d’autres visiteurs pénétrèrent dans la salle du
musée. Ils formaient un groupe assez important, mené par un
guide égyptien qui commentait les trésors en anglais avec un fort
accent et d’évidentes approximations historiques. Au centre du
groupe, à moitié attentifs aux discours du guide se trouvaient
l’américaine et ses deux enfants. Ils saluèrent Zia qui fit avec son
père les présentations. Celui-ci se montra particulièrement cordial
et leur proposa de continuer la visite avec eux, hors du groupe
qui s’éloignait déjà.
Hussein avait le don d’expliquer, de raconter, d’enjoliver parfois
pour séduire son public, de simplifier pour se faire comprendre
des enfants, bref, il avait le don de transmettre et de donner un
sens. Au bout d’un quart d’heure, les enfants et leur mère étaient
visiblement sous le charme. Aussi quand ils rentrèrent au bateau
qui s’apprêtait à appareiller, c’était comme s’ils se connaissaient
déjà depuis longtemps. La traversée jusqu’à Venise paru plus
courte à Zia.
Il jouait toute la journée avec la petite fille, tandis que le garçon
qui lui avait fait des avances se cantonnait maintenant à une relation amicale, quoiqu’encore un peu méprisante. Zia dominait tant
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bien que mal son désir d’aller plus loin, de demander au garçon
ce qu’il entendait par ces autres choses qu’il lui avait proposées
de lui apprendre. Mais le garçon restait froid et distant maintenant. Ils se retrouvaient le soir pour dîner en compagnie
d’Hussein et de l’américaine. À une ou deux reprises, Zia sentit
que l’américaine plaisait à son père et qu’elle était subjuguée par
celui-ci, mais il éloigna bien vite ces pensées qui le mettaient mal
à l’aise.
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Lorsqu’ils arrivèrent à Venise, la ville était chaude et puante, ses
hauts lieux envahis de touristes. Ayant réservé de leurs côté, ils
ne partageaient pas le même hôtel que l’américaine et ses enfants.
Ils se donnèrent rendez-vous les deux matins de suite et se quittèrent les soirs après avoir dîné sur une terrasse ombragée d’une
vigne qui donnait sur le Grand canal, juste en face de l’église de
San Georgio. Il régnait une atmosphère assez étrange. La beauté
du lieu et l’intimité presque familiale faisait s’éloigner le souvenir
même d’Elisabeth. C’était comme si Zia pénétrait dans une autre
vie. Comme si ce monde parallèle lui était offert en don, en remplacement provisoire de celui qu’il avait momentanément perdu :
la musique.
Durant ces moments rythmés par des visites de musées, des
repas et des balades en gondole, de musique, il n’en avait pratiquement pas été question.
Un matin pourtant, alors qu’ils s’apprêtaient à rejoindre leurs
amis, Zia et son père était passés devant le porche d’une des très
nombreuses églises qui ponctuent les ruelles de Venise. Hussein
marchait devant, perdu dans ses pensées. Lui qui avait pourtant
l’oreille si fine ne remarqua pas – ou fit mine de ne pas remarquer
– la musique baroque qui s’échappait par le portail entrouvert.
Le son était assez discret, mais loin d’être étouffé, le timbre des
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instruments à corde, probablement des instruments d’époque,
restait particulièrement clair, acidulé et joué d’une façon virtuose.
Un quatuor de violes jouant une partition vénitienne de l’âge
d’or. Zia s’arrêta aussitôt et fit même quelques pas à reculons
pour mieux entendre et tenter de reconnaître le nom du compositeur, probablement du Corelli, du Vivaldi, ou mieux du Tartini.
Oui, c’était cela, la fameuse Sonate du Diable ! Celle-là même qui
avait été inspirée au compositeur par une apparition nocturne de
Satan lui même. « Tu veux savoir comment on joue du violon, et bien
écoute cela » avait dit Méphisto ricanant en s’emparant du violon.
Le lendemain matin encore ruisselant de sueur comme au sortir
d’un cauchemar, Tartini avait noté sur une partition vierge chacune des notes, chacune des ornementations du démon. Cette
histoire, c’était Hussein qui lui avait racontée il y a bien longtemps
en lui ramenant la partition d’un de ses voyages en Europe. Il
avait du la lire quelque part, ou bien un musicien la lui avait
racontée à lui aussi. Et aujourd’hui, Hussein, pressé, distrait,
contrarié, lui enjoignait de se dépêcher, de le rejoindre cinquante
mètres plus loin. « Eh bien qu’est-ce que tu fais, pourquoi t’arrêtes-tu comme cela ? ». Zia n’avait pas eu le courage de lui
répondre. Il avait simplement pensé « Mais il n’entend plus la
musique, la musique ne l’intéresse plus… Il ne s’intéresse plus à
rien. Il n’a dans la tête que cette femme ».
Zia dormait comme un loir fatigué des émotions du voyage. Il
conserverait des impressions contrastées de cette dernière escale.
Certes la ville était impressionnante, fantasmagorique condensé
de l’occident et de l’orient, magnifique décor qui aurait convenu
aux milles et une nuit que lui racontaient souvent les femmes du
Ksar, quand il était enfant, en particulier Azra, la première épouse
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de Tarik. En même temps, l’atmosphère était pour lui si pesante,
si décalée, si étrange qu’il gardait de cette étape de deux jours un
souvenir douloureux. Plus tard, on lui proposerait à plusieurs
reprises de s’y rendre dans des circonstances plus heureuses, mais
chaque fois il refuserait.
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Ils prirent un train de nuit qui les emmena jusqu’à Paris. Au petit
matin ils changèrent de gare pour rejoindre Calais et traverser la
manche. Il faisait un temps gris et Hussein semblait pressé d’arriver. Il était à nouveau fermé et Zia pressentit déjà la solitude
qui serrait bientôt la sienne. Hussein avait réservé une suite dans
un hôtel du quartier de Regent Street. Apparemment, il connaissait déjà l’endroit car il avait été accueilli comme un habitué.
Ils eurent juste le temps de déposer leurs bagages, puis partirent
tous les deux accueillir Elisabeth. Hussein avait loué un taxi pour
faire découvrir à son fils les principaux quartiers et monuments
de l’ancienne capitale de l’Empire, avant d’arriver à l’aéroport.
Cette visite un peu bâclée resterait cependant marquée dans l’esprit de Zia. Ils étaient passés devant Buckingham Palace, le
parlement et Big Ben, ils avaient aperçu les grands parcs impeccablement entretenus, avaient bifurqués vers Trafalgar square,
Picadilly Circus et l’entrée de Carnaby Street ou grâce à un
embouteillage, Zia avait pu distinguer quelques boutiques de
vêtements indiens. En même temps qu’il enregistrait le défilé des
monuments, des détails, des clichés de la vie londonienne, taxis
noirs, boîtes aux lettres vermillon, bus à deux étages, costumes
noirs et chapeaux melons, horses guards en posture de guet à
l’entrée des monuments officiels, l’enfant pensait à tout ce
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voyage, à sa vie qui changeait à toute vitesse.
Zia remarqua que son père suivait du regard les femmes qui marchaient dans la rue. Avait-il toujours été comme cela. Était-ce
une sorte d’initiation pour l’enfant ? Zia se demandait s’il le faisait
exprès et sa pensée était loin d’être confuse. C’était comme si un
voile se déchirait devant lui.
Curieusement, Zia ne garda aucun souvenir de sa mère débarquant de l’avion, de ses retrouvailles avec Hussein, de ce qu’ils
s’étaient dits, des attitudes, des gestes tendres qu’ils avaient dû
s’échanger, peut-être maladroits, ou trop rapides. Sauf son parfum quand elle l’avait serré contre elle, le parfum de sa jupe, le
contact de son ventre contre sa poitrine et de son corsage contre
sa joue. Il se souvint en revanche des quelques heures qu’ils
avaient passées ensemble à l’hôtel avant de rejoindre Cambridge
le lendemain après-midi où Élisabeth paraissait triste, malgré le
cadre intime que lui avait réservé son mari. Elle débordait d’affection bridée, emprisonnée, qu’elle ne pouvait pas exprimer.
Hussein était faussement proche, parlait de choses et d’autres,
de politique, d’art, de visites de monuments et de musées, des
coutumes anglaises, de la nourriture et du décor, mais tout cela
semblait sans intérêt.
Rien de ce qui concernait l’essentiel ne fut dit ni même évoqué.
Zia, moins encore que ses parents, n’aurait songé à mettre les
pieds dans le plat. Il n’était qu’un enfant, les choses avaient été
décidées pour lui. Il se disait que c’était comme pour le violon.
On ne lui avait jamais demandé s’il désirait en jouer. Il jouait, un
point c’est tout.
Le lendemain, ils rejoignirent Cambridge et se rendirent dans une
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de ces écoles privées qui éduquent l’élite du Commonwealth et
préparent aux universités les plus prestigieuses. L’école était
située un peu à l’écart du centre historique et ses bâtiments
construits dans les années vingt conservaient quelques détails
pastiches de l’architecture gothique flamboyante de la ville. Le
granit , les lourdes portes, les huisseries en bois sombre sur tous
les murs conféraient à l’ensemble une tristesse un peu sèche, mais
néanmoins impressionnante pour l’enfant habitué aux arabesques, claustras et ornementations orientales. Ces blocs gris
encerclaient un grand parc qui courait jusqu’à une rivière. Vraisemblablement bien plus ancien que la construction du collège,
le jardin était un modèle de parc à l’anglaise, avec ses grandes
pelouses parcourues d’allées sinueuses, contournant des arbres
plusieurs fois centenaires, cèdres, érables, ormes et chênes. Sur
le côté, un immense potager de fleurs se prolongeait par des massifs apparemment sauvages, mais dont la main de l’homme avait
soigneusement choisi et agencé les espèces et débouchaient sur
une roseraie dont les grimpants formaient une voûte de couleurs
fraîches et pastel. De l’autre côté de la pelouse, non loin du
fleuve, un vaste labyrinthe de buis sombres étalait ses méandres
compliqués. Le terrain en pente laissait voir de dessus les allées,
mais une fois à l’intérieur, bien malin était celui qui n’y restait pas
perdu. L’été, particulièrement fécond cette année-là, déployait
toutes les espèces florales sur fond de feuillage varié, profond,
ombrageux. Zia, chaque fois qu’il aurait le loisir de se promener
dans ce parc, penserait à Rabindrapah, le jardinier du Ksar. Il
aurait aimé assister à l’émerveillement étonné du vieil homme
pour lequel la moitié des plantes ici réunies étaient des spécimens
qu’il n’avait jamais vus. La hauteur de certains arbres, la profondeur épaisse de leurs charmilles l’aurait probablement ravi, voire
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effrayé. Le jardinier entretenait avec le règne végétal une relation
animiste. Parler aux fleurs était pour lui tout ce qu’il y a de plus
naturel, mais s’adresser à un marronnier ou à un chêne de trente
mètres de haut aurait nécessité de la prudence, du respect, un
véritable protocole comme il en existait à la cour des rois.
À la fin de l’entretien avec le principal, Hussein demanda à sa
femme si elle pouvait rejoindre un instant son fils à l’extérieur.
Un peu surprise, elle hésita une seconde et se sentit rougir. Ce
n’était pas la première fois qu’Hussein prenait seul des décisions
concernant l’enfant, mais ils en avaient toujours parlé auparavant
ensemble. Cette fois, Hussein avait quelque chose à dire en secret
au principal. Il s’agissait de musique, naturellement, du violon…
Ce violon qu’ils n’avaient pas emporté. « On verra plus tard »
avait dit Hussein. Il avait ajouté laconique : « Il aura bien le temps
de jouer de la musique ». Elisabeth, sentant que la question
empoisonnait l’esprit de son mari depuis l’épisode du concert,
s’était gardé de protester. Maintenant, elle était soudain inquiète
pour son fils. Elle se leva un peu brusquement pour aller le
rejoindre dans le parc, comme s’il courait un danger. Elle n’eut
pas besoin de le chercher bien loin. Il était sagement assis dans
le couloir, juste à côté de la porte. Elle s’installa sur le banc à ses
côtés et lui pris doucement la main. Puis elle tenta de le rassurer.
« Ne t’inquiètes pas, si tu ne peux pas jouer de violon pendant
quelques mois, profites-en pour composer discrètement quelques
airs, comme tu sais si bien faire. On ne peut pas te priver de ton
oreille, ni de ta voix ». Déjà Hussein était de retour. Quoique
légèrement tendu, il tenta de faire bonne figure et d’être rassurant, lui aussi.
« Toi qui adores apprendre, tu vas voir, c’est le meilleur des col-
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lèges. Tu es au cœur de la puissance britannique. Écoute les professeurs, observe les autres élèves. Ce que tu aimes, ne le partage
qu’à bon escient, avec des êtres que tu auras bien observés, que
tu jugeras assez proches de toi et aptes à te comprendre. Si on
t’ennuie, ne te révolte pas, reste discret et rusé. Et surtout, n’ai
pas peur, tu es un seigneur de la jungle… Un vrai tigre. »
Zia ne s’était vraiment jamais véritablement senti dans la peau
d’un tigre. Il se voyait plutôt comme un oiseau, une sorte d’épervier, un faucon comme ceux que dressait, là bas, le vieux Tarik.
Il aimait voir de haut le paysage, sentir sous ses ailes les appels
d’air, évoluer comme les nuages et les cerfs volants projetant leurs
ombres virevoltantes et crochetées sur la partition des vergers,
en bas, à perte de vue.
Tout ce qu’il découvrait ici lui faisait l’effet d’une cage. Pire, d’une
volière où l’on aurait mélangé toutes sortes d’oiseaux et laissé la
porte ouverte à d’autres animaux n’appartenant pas à l’espèce
volatile et qui ne rêvaient que d’en faire une bouchée. Dortoirs,
réfectoire, chapelle, salles de classe, toutes ces parties communes
l’angoissaient. Où pouvait-on s’isoler ? Même le parc était trop
évident, sans cachette, sans intimité. La disposition des bosquets,
des arbres au bord de la rivière, en particulier quelques saules
pleureurs, lui semblait faussement naturelle. Plus intimes étaient
pour lui les vergers du Penjab avec leurs rangées d’arbres à perte
de vue. Plus protectrice, la grande cour en face de la maison, toujours bruissante de mille conversations, de mille gestes quotidiens
où les hommes se mélangeaient aux poules, aux chiens, et aux
chats avec pratiquement les mêmes postures et les mêmes tics.
Où les enfants se disputaient, faisaient leurs combats de cerfs-
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volants, en finissaient souvent aux mains, se criaient les uns sur
les autres sans que jamais l’on vienne leur ordonner de se taire.
Dans ce capharnaüm, on pouvait pourtant s’isoler, être tranquille,
penser, s’inspirer des criailleries tout comme des virevoltes des
figures de papier multicolores tirées par des ficelles, face au vent,
afin de composer des airs et les ronronner dans sa tête à la façon
d’un vieux chat. Ici, tout lui semblait hostile et vide. Depuis qu’il
était arrivé là il n’avait plus la conscience tranquille. Une sorte de
culpabilité s’était emparé de lui. La même qu’il avait ressenti le
lendemain du concert, quand il avait constaté, sans bien le comprendre, qu’un grave différent s’était installé entre ses parents.
Zia avait perdu son paradis enfantin.
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Hussein regagna le Pakistan, laissant en Angleterre sa femme et
son fils.
Élisabeth avait secrètement décidé d’emmener Zia visiter
l’Écosse. Ils prirent le train pour Édimbourg où ils arrivèrent en
fin de journée. Ils passèrent la nuit dans une auberge près de Peebles, dans le sud du pays, à deux pas du manoir de ses ancêtres,
au bord de la rivière Tweed. A la mort de sa mère – elle avait
treize ans – son père, déjà en mission en Inde, avait vendu la propriété. Elle n’y avait jamais remis les pieds. Pourtant, elle reconnut
les lieux immédiatement. Le lendemain, à la sortie du bourg, ils
allèrent en taxi vers le sud pendant deux ou trois kilomètres et
prirent une grande allée bordée d’arbres sur la droite. Sur l’un
des premiers arbres, à l’entrée de l’allée, bien visible de la route,
il y avait un panneau « à vendre ». Il avait été accroché depuis un
certain temps car il était vert de mousse et la peinture était toute
écaillée. Le numéro de téléphone inscrit en dessous de l’annonce
était moitié effacé. Elisabeth dit simplement au chauffeur de les
attendre au bord de la route, elle voulait continuer seule à pied
avec son fils. Il faisait beau et chaud, les grands arbres prodiguaient une ombre bienfaisante. L’allée tournait légèrement de
sorte qu’ils découvrirent le manoir au dernier moment. Zia sentait monter l’émotion chez sa mère. Sur la grille était accroché
un panneau identique au premier. La façade délabrée confirmait
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que les lieux avaient été désertés depuis des mois. Certaines des
persiennes pendaient lamentablement et des ardoises s’étaient
détachées de sorte qu’on distinguait des trous noirs dans la toiture. Le granit rose de l’édifice et les marches du perron étaient
maculées d’une mousse noirâtre. Les larmes aux yeux, elle prit
son fils par la main et ils firent demi-tour pour rejoindre la voiture
qui les conduisit à l’hôtel.
Confortablement installée devant une tasse de thé, Élisabeth parlait maintenant de racheter la propriété, vantant ce paysage, ces
frondaisons qui lui rappelait sa jeunesse. Cela ferait un endroit
pour passer des vacances, un pied à terre en Europe. Elle pourrait
venir le voir souvent dans sa pension. Peut-être même qu’il pourrait étudier plus près. Il y avait de bonnes écoles à Edimbourg
ou même à Glasgow. Zia eut l’impression qu’elle ne s’adressait
pas vraiment à lui, mais qu’elle parlait toute seule, son regard
perdu à travers les baies vitrées. Le ciel s’était obscurci et l’atmosphère un peu lourde laissait prévoir un orage.
A un moment, elle se tourna vers l’homme derrière le bar et lui
demanda à qui appartenait le manoir à vendre là bas, à quelques
kilomètres. Le barman prit l’air sombre et parla d’un couple
d’américains qui avaient racheté la propriété, des années plus tôt,
mais n’y avait pratiquement jamais vécu. Il y avait eu un drame.
Le couple avait un enfant d’une dizaine d’année, une petite fille
qui s’était noyée dans le tweed en contrebas du parc. Ils avaient
mis en vente le manoir et étaient retournées en Amérique. « Mais
pourquoi n’y a t’il pas eu d’acheteurs » demanda Élisabeth.
- On dit que l’endroit est hanté. Vous savez, ce genre de
croyance…
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- L’endroit porte malheur ? interrogea machinalement Elisabeth
qui voulait en savoir plus tout en pressentant déjà les réponses.
- Oui, ca date des propriétaires précédents, les vrais, précisa le
barman.
- Comment ça les vrais ?
- Et bien les derniers descendants de la famille qui possédait le
manoir depuis des siècles. C’était aussi un jeune couple avec une
petite fille. Mais là, c’est la mère qui est morte d’une leucémie.
Son Mari, le baron, et la petite fille sont partis définitivement, en
Inde ou au Pakistan, je ne sais pas… Ils ont vendu. »
Elisabeth ne disait plus rien. Encouragé par le silence, le barman
ajouta d’un ton réprobateur :
- On ne se débarrasse pas comme ça de son domaine… De la
terre de ses ancêtres. On a des responsabilités… Un noble… Un
baron… Il est mort là-bas et la fille s’est mariée à un homme de
là-bas, une sorte de maharaja. Il paraît qu’il est riche, mais on
n’abandonne pas sa terre, son pays… Cela ne se fait pas. Ici, les
gens disent que le Baron était fou, qu’il est devenu une sorte
d’agent double. Presque un terroriste. Il ne faut pas s’étonner
d’avoir perdu les Indes.
Zia pensait à son grand père qu’il n’avait pas connu, mais il pensait surtout à son père. Où était-il à ce moment là ? Etait-il rentré
au Ksar ? Trainait-il dans cet hôtel du port, là bas, à Karachi où
ils avaient logé tous les deux avant de prendre le bateau ? Avaitil rappelé l’américaine ?
Cette excursion en Écosse avait finalement échoué. Élisabeth
avait bien tenté de remonter vers le nord, avec son fils, de lui
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faire visiter les Highlands dont les collines usées surmontées de
forteresses et de donjons en ruines rappelait vaguement les paysages et les Ksar du piémont Pakistanais. Mais le temps s’était
couvert et, ne supportant plus les brumes de son enfance et l’atmosphère sinistre qui envahissaient les lochs, elle avait décidé de
passer les jours restants dans le sud de l’Angleterre, vers Gloucester, où des amis de la famille habitaient, non loin de la mer.
Les amis les avaient reçus poliment, mais sans tendresse ni curiosité. La vie d’Elisabeth, là bas au Pakistan, ne les intéressait pas.
Pour les gens d’ici, elle avait trahi sa caste et son pays en épousant
un métèque.
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Zia ne gardait pas en mémoire la chronologie exacte de ses quatre
années passées à Cambridge, mais il pouvait raconter dans le détail
quelques impressions fortes et moments violents qui l’avaient
marqué. La première année avait été particulièrement difficile, en
butte à des harcèlements et humiliations de la part d’élèves pour
lequel il n’était qu’un vil « Paki » et pire encore, un bâtard.
Il tentait de se remémorer les conseils de son père et de Tarik, le
fauconnier du domaine. « Regarde comme le faucon reste calme
comme la vache, silencieux comme le guépard et retient tout
comme l’éléphant ». Il était temps de les mettre en pratique, ces
leçons, tant la jungle des élèves était hostile. Il sentait les énergies
négatives, non seulement à son encontre, mais aussi entre tous
ces collégiens affairés à trouver leur place et à exercer rapidement
leur pouvoir. Car toute rentrée scolaire est le moment pour l’élève
d’asseoir ses positions. L’art de la guerre est celui de l’observation
et de l’action. Observer les atouts et les défaillances de l’autre, se
faire des alliés solides, bien repérer quels sont ses ennemis, les
traîtres potentiels et ne pas se précipiter dans l’action, attendre
le moment juste comme pour la magie. Parmi la meute des élèves,
il en était trois ou quatre qui étaient faciles à repérer, tant ils passaient leur temps ensemble et tant les valeurs qui semblaient les
réunir était évidentes de supériorité.
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Ceux-là seraient ses ennemis. Pour rien au monde il aurait voulu
s’en faire des amis. Ils étaient trop différents. Ils faisaient partie
de la gentry arrogante et colonialiste alors que sa noblesse à lui
était toute orientale. C’était instinctif. Jamais il ne s’abaisserait à
leur prodiguer la moindre flatterie bien que celle-ci fut de toute
évidence le carburant de leur égo. Même la dernière leçon de
Tarik : « soit malin comme le singe », il avait bien du mal à la pratiquer. Zia n’était pas calculateur, par nature. Quand on a reçu
un don particulier à la naissance et que ce don est une évidence,
il est, dans bien des domaines, inutile de calculer puisque les
choses s’imposent justement. Mais il était désormais dans une
situation paradoxale : ce don, il ne pouvait plus l’exercer.
Un autre facteur d’exclusion tenait à l’aura de mystère qui l’entourait, précisément à cause de ce don. Très rapidement son
écartement et sa dispense de toute activité liée à la musique cours de solfège et de chant, chorale, équipe orchestrale, etc. –
avaient fait naître quelques questions et probablement les plus
insidieuses rumeurs. Chantait-il faux à ce point qu’on ne puisse
pas l’entendre ? Son oreille au contraire était-elle à ce point sensible qu’il ne supporta pas le moindre son, la moindre mélodie,
même quand elle était juste et harmonieuse ? Le collège se flattait
à juste titre de son enseignement musical et de la qualité de ses
chœurs d’enfants, régulièrement sollicités pour des concerts ou
des offices religieux officiels. Daniel Miller, le jeune professeur
de musique était également une sorte de maître de chapelle à l’ancienne et il combinait le jeu de l’orgue avec la direction des
chœurs, ainsi que celle de la petite équipe orchestrale. Toutes ces
activités poussées par lui à un niveau quasiment professionnel
ne manquaient pas d’allure et contribuaient à la réputation d’ex-
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cellence du collège.
Un jour, Zia s’aventura au fond du parc, non loin d’une rivière
où s’alignaient quelques petits pavillons réservés aux professeurs.
Par une fenêtre entrouverte, il entendit le son d’un piano.
Quelques morceaux joués lui rappelèrent ceux que travaillait sa
mère et cela raviva soudain en lui, douloureusement, le goût de
la musique. Il se surprit à chanter les notes des morceaux et à
visualiser les partitions.
Plusieurs fois, il revint rôder attiré par la musique, mais la saison
froide s’approchant, la fenêtre entrouverte se referma et il n’entendit plus le piano. Il continua malgré tout de chanter, dès qu’il
se savait seul et ceci devint presqu’une habitude.
Une fois ou deux, des élèves avaient surpris Zia en train de chantonner. Il chantait des mélopées orientales, mais également
quelques unes de ses partitions de violon, comme pour ne pas
les oublier. Des airs baroques, mais également des cadences des
concertos romantiques les plus connus du répertoire, Beethoven,
Mendelssohn, Brahms. A défaut de paroles sur chacune de ces
mélodies, il se servait des consonnes les mieux appropriées pour
évoquer les attaques, liaisons et coups d’archet du violon. La justesse, le rythme et les accents étaient impressionnants de réalisme
et de virtuosité. Un jour, entendant des murmures et des rires
derrière une porte, il sut qu’il avait été repéré. Il s’interrompit
immédiatement, mais la rumeur s’était déjà répandue. Les quatre
meneurs qui déployaient régulièrement leur haine et leur mépris
contre Zia décidèrent de l’enfermer dans une pièce et de l’interroger en le bousculant un peu. « Alors, on dirait que tu t’y connais
en musique… Petit Paki, batard, métèque, vas-y dis nous, c’est
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quoi ton problème ? »
Ils avaient fait venir le meilleur petit violoniste de l’équipe musicale de l’école . Il avait sorti son violon, un simple instrument
d’étude, et l’avait tendu à Zia en lui disant d’un ton moqueur :
« allez, montre- nous ce que tu sais faire ». Zia avait d’abord
résisté, prétextant ne rien y connaître. « Alors pourquoi tu
chantes tout le temps ? ». Ils lui avaient tordu les poignets faisant
mine de les lui casser en bons petits tortionnaires. Il lui avait mis
le violon et l’archet sous le nez. Zia avait regardé l’instrument
avec mépris et lâché entre ses dents « jamais je ne jouerai sur cette
merde ». Entendant du bruit, les gamins avaient aussitôt relâché
leur étreinte « Tu ne perds rien pour attendre ! » avaient-ils lâché.
Daniel, le jeune professeur de musique était apparu dans le couloir et avait demandé à la ronde : « Mais qu’est-ce qui se passe
ici ?
- Rien Monsieur, avaient répliqué les enfants avant de décamper
comme des lièvres.
- Qu’est-ce qu’ils te voulaient ? » avait-il demandé à Zia resté seul.
L’enfant, au bord des larmes et n’en pouvant plus de son secret,
avait lâché : « Ils voulaient me forcer à en jouer.
- Mais à jouer de quoi ? Du violon ?
- Non, non ce n’est rien… S’était repris Zia, ce n’était qu’un jeu. »
Daniel n’en croyait rien. Il laissa l’enfant s’éloigner dignement.
Il se souvenait vaguement de cet enfant. Il l’avait croisé plusieurs
fois, s’étonnant de ne pas le connaître, de ne le voir à aucun de
ses cours.
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Je crois que ce qui énervait le plus mes seconds parents d’adoption, c’était que j’étais plus intelligent et studieux que leurs
propres enfants. Alors qu’ils redoublaient leurs classes, rentraient
le soir avec des notes exécrables et rechignaient à faire leurs punitions devant la télé, je tentais de m’isoler sur ma petite mezzanine,
à faire le vide dans ma tête pour travailler et apprendre. Malgré
mon oreille perçante, j’arrivais à ne plus les entendre. Miracle de
la volonté qui me faisait être sourd bien avant de le devenir vraiment. Grâce à cette capacité, j’ai pu arriver jusqu’en première,
alors que j’avais tout juste seize ans. Mais je ne supportais plus
cette famille. Je pris donc, grâce à des petits boulots, une chambre
en ville, abandonnant le lycée, mais quand j’ai eu dix neuf ans,
j’ai décidé de passer mon bac en candidat libre. J’avais entre
temps étudié les programmes et lu beaucoup d’ouvrages. La littérature, l’histoire et la géographie me passionnaient. Grâce au
walkman, j’apprenais également les langues : l’anglais, l’espagnol
et même un peu d’arabe. J’ai passé un bac littéraire que j’ai obtenu
avec mention et je me suis inscrit à la fac. Faute de prétendre à
la musicologie, je n’avais aucune base de solfège ni de pratique
instrumentale, je me suis inscrit en ethnologie.
J’ai pris le maximum d’unité de valeurs s’intéressant de près ou
de loin à la musique et suis allé jusqu’à la maîtrise. Je voulais pousser plus loin, tenter le doctorat, ou l’agrégation, en faire mon
métier, postuler pour un poste de chercheur en ethnomusicolo-
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gie. J’avais trouvé un boulot de gardien de nuit dans un entrepôt
du côté de Montreuil. Ce travail me laissait le temps d’aller à la
fac pendant la journée. La nuit, je lisais, je me documentais, je
recopiais les cours… Tout me passionnait. J’étais convaincu que
ce domaine de la musique est celui qui structure le plus solidement les différents univers culturels à travers le monde. J’étais
persuadé que cette diversité serait bientôt balayée par l’uniformisation des musiques de variété, par les Stars Académies en tout
genre et que se perdraient définitivement des pans immenses du
patrimoine que représentent ces musiques du monde, populaires
ou savantes, qui ont pourtant des siècles, parfois des millénaires
de pratique derrières elles. Plus encore que la langue, que les
légendes et les mythologies transmises par la tradition orale, la
musique est soumise à des codes inchangés, immuables, gravée
dans la seule pierre de la transmission orale, du geste et de la
mémoire. Contrairement à la musique occidentale qui, depuis la
renaissance, est obsédée par l’invention, l’évolution, le dépassement, les musiques traditionnelles sont plus préoccupées de la
reproduction à l’identique, de la conservation… Et tout cela
risque d’être annihilé en moins d’un siècle, ce fameux siècle de
la mondialisation.
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Quelques jours plus tard, le même petit groupe attira Zia de force
entre deux contreforts de l’abside de la chapelle. Le jeune violoniste tenait entre ses mains un étui de bonne taille, tout en cuir
patiné, serti de cuivre et de lanières à boucles.
« On va voir si tu sais reconnaître le diamant de la merde » avait
lâché le garçon en regardant Zia bien dans les yeux. Il avait ouvert
l’étui découvrant un violon magnifique.
- Guarnérius ! avait lâché l’enfant.
- Oui je vois, avait répondu Zia.
- C’est à mon père, je le lui ai emprunté… Montre nous ce que
tu sais faire.
Zia avait résisté.
- Je n’ai pas le droit avait-il dit.
- Joue ! » .
Sous la menace, il avait pris le violon, l’avait soupesé et contemplé
comme on le fait d’un verre de bon vin avant de le boire puis
l’avait doucement amené entre son cou et son épaule. Le maintenant ainsi, sans s’aider du bras, il s’était emparé de l’archet, avait
tendu les crins puis avait accordé le violon qui était d’ailleurs
presque juste. « Ton père le joue ? » avait-il demandé.
- Oui, quelquefois, comme cela, en amateur.
Zia qui n’avait pas touché un instrument depuis plusieurs mois
sentait du coton dans ses doigts. La force lui manquait, mais pas
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encore la technique, alors, attaquant vigoureusement avec l’archet, il se lança dans une suite éperdue de doubles notes et
d’arpèges, allant des sonorités les plus graves aux positions les
plus aigues, incluant même quelques notes harmoniques
suraigües. Il amorça la première phrase de la cadence du concerto
de Beethoven, puis brusquement il s’arrêta et tendit le violon à
son propriétaire, ou plutôt au fils du propriétaire. Zia venait
d’apercevoir Daniel qui approchait.
- A qui est ce violon ? dit Daniel sévèrement
- C’est à moi, répondit l’élève, ou plutôt à mon père, il me l’a
prêté.
- Tu en es sûr ?
- Oui Monsieur, répéta l’enfant d’une voix blanche
- Et bien tu ferais mieux de le lui rapporter rapidement.
Les enfants s’éloignèrent craintifs avec l’instrument dans sa boîte.
Daniel s’adressa à Zia :
- Alors comme ça tu sais jouer du violon
- Oui, Monsieur, mais je n’ai pas le droit… S’il vous plait… Ne
le dites à personne.
- Ne t’inquiète pas, cela restera entre nous... Passe me voir un
jour prochain quand tu auras le temps.
Quelques heures après cet épisode, Zia fut convoqué chez le
principal.
« Je ne savais pas que vous saviez jouer du violon.
Après un instant de stupeur, Zia parvint à articuler :
- Mon père ne vous l’avait pas dit ?
- Non il m’a simplement demandé de vous dispenser de toute
musique au nom de ses convictions religieuses. C’est une chose
que nous respectons ici.
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- Au nom de ses convictions ?
- Oui, selon lui, la pratique de la musique est contraire à l’Islam.
- Mais je ne comprends pas… Zia était sur le point d’exploser,
de s’exclamer que son père adorait la musique, toutes les
musiques, que sa mère jouait du piano et chantait, qu’il y avait
un salon de musique dans le château de sa famille au Pakistan et
que les plus grands interprètes locaux s’y produisaient, mais sentant venir comme un danger, il se tût.
- Moi non plus, je ne comprends pas très bien, poursuivit le principal, mais nous respectons ses volontés. Donc dorénavant nous
ne souhaitons plus vous voir jouer, ni chanter quoi que ce soit,
ni surtout jouer sur un instrument de valeur.
L’homme congédia Zia, mais au moment où celui-ci entrouvrait
la porte pour sortir de son grand bureau, il lui jeta d’un air ironique : « Il paraît que vous jouez fort bien. »
Zia était profondément troublé, à la fois par le discours qu’aurait
tenu son père au principal au moment de son inscription, mais
également et surtout par le fait que le celui-ci ait eu vent des
quelques notes jouées par lui sur le Guarnérius derrière la chapelle. Qui d’autre que professeur de musique avait pu le
prévenir ?
Plusieurs jours durant, Zia alla rôder dans le parc, à l’extrémité
des bâtiments du collège, non loin de la porte et du petit perron
qui menait à l’appartement du professeur de musique, espérant
le croiser pour lui poser la question qui lui brûlait les lèvres. A la
fin, n’y tenant plus, et surveillant que personne ne le voyait, il
pris son courage à deux mains et finit par monter les marches et
sonner chez Daniel. À peine trois seconde plus tard, celui-ci vint
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lui ouvrir la porte. A croire qu’il l’avait guetté derrière la fenêtre
en observant son manège hésitant. Zia se trouvait maintenant à
l’intérieur d’un petit deux pièces dont la première était tapissée
d’une grande bibliothèque pleines de longues partitions reliées
et pourvue de profonds fauteuils, d’un lutrin ancien en forme
d’aigle, aux dimensions disproportionnées par rapport à celles
de ce petit salon et d’un piano à queue en bois sombre sur lequel
un grand vase à pied contenait un magnifique bouquet de roses,
habilement mélangées à d’énormes pivoines. Bien qu’on fût déjà
à la fin du printemps, un feu rougeoyait dans la cheminée, en face
des fauteuils de cuir. Une porte ouverte donnait sur l’autre pièce,
une chambre tapissée de tissus bleu pâle, avec un grand lit ancien
recouvert d’une indienne rouge orangée. Daniel qui n’avait jusque
la strictement rien dit lança comme pour s’excuser. « Eh oui, je
suis frileux ».
- Je passais par là, je voulais juste vous dire… bredouilla Zia.
- Mais tu es bienvenu, entre…lui répondit Daniel
Zia restait debout, se balançant maladroitement d’un pied sur
l’autre. Il fixait hébété le piano avec son bouquet de fleurs dessus.
Il semblait ne rien pouvoir dire, submergé par ses émotions.
- Alors ? lui demanda Daniel en souriant. Tu voulais me parler.
Zia était cramoisi de confusion et de rage
- Vous êtes allé tout raconter au principal. Vous m’aviez promis...
Daniel, décontenancé, lui répondit :
- Je n’ai rien raconté du tout au principal. Puis ayant retrouvé son
sourire, il ajouta d’un ton un peu carnassier :
- Je pourrais te provoquer en duel si tu étais plus grand !
- Excusez-moi, dit Zia. Et battant en retraite, il s’échappa
presque en courant pour rejoindre le parc.
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Cette première année au collège fut un calvaire pour Zia. La nostalgie du Ksar l’assaillait. Il revivait en rêve les fêtes du printemps
avec ses moissons, de l’automne quand les jours raccourcissaient
et qu’arrivait la saison de la chasse, il sentait l’humidité de la
mousson qui remontait du sous continent jusqu’au pied des
montagnes.
Mais ses nostalgies les plus douloureuses concernaient bien sûr
la musique. Il pensait à sa mère chantant à son piano, au grand
salon de musique dont les murs étaient couverts d’instruments.
Il pensait aussi à tous les musiciens qui défilaient au Ksar et dont
il était un peu la mascotte. Ces artistes n’apportaient pas seulement leurs musiques, mais également leurs légendes, leurs
univers, leurs cultures, et comme ils entretenaient tous une passion pour lui, l’enfant prodige, ils lui racontaient des histoires, le
nourrissaient de leurs valeurs. Ces histoires sonnaient comme
des contes pour Zia. Les chansons aussi décrivaient des paysages
étranges et merveilleux : les anciens marais d’Irak, les montagnes
d’Iran, d’Afghanistan, du Tibet, les jungles du sud de l’Inde, les
plages du Kerala et celle de Ceylan. On traversait des villes
mythiques, des palais, des mosquées recouvertes de mosaïques
bleues, aux dômes en or massif et aux jardins perpétuellement
rafraîchis par des fontaines de marbre pur.
Un des tous premiers musiciens à s’être arrêté un soir au Ksar,
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dans les années cinquante était Yussuf l’Irakien surnommé « Le
Madan » du nom de la population de la basse Mésopotamie. Zia
connaissait son histoire par cœur. Il était venu à pied, depuis les
marais du Chat El Arab avec son sac de jute sur le dos et prévoyait de se rendre jusqu’en Inde, mais il s’était arrêté dans la
vallée du Ksar et n’en était plus reparti. Hussein lui avait trouvé
une maison et une femme dans un village voisin. Il constituait
l’un des piliers de cette confrérie musicale qu’Hussein avait
constitué autour de son salon. Il en était même l’un des fondateurs, car c’est lui qui avait donné à Hussein l’idée de faire venir
d’autres musiciens d’horizons, plus divers et plus lointains. Umar
racontait son pays à Zia. Il décrivait les marais qu’il avait connus,
les villages en roseaux construits sur des îles flottantes, qui se
déplaçaient jour et nuit au gré des courants et des vents. Tout
était en roseau, le sol mouvant, les greniers, les réserves, les
barques, les maisons, les mosquées, et tout se déplaçait en permanence sans qu’on sache jamais où l’on se trouverait le
lendemain. Les hommes des marais habitaient la région depuis
la nuit des temps. On prétendait même que cette région avait été
celle du déluge.
Yussuf avait le don des rêves et de la prémonition. Il avait vu la
montée des guerres et des dictatures dans son pays et dans toute
la région, il avait prédit la construction de digues par les armées
de Saddam Hussein pour assécher les marais et contraindre les
populations rebelles à s’exiler dans d’immondes camps de réfugiés en Iran. Tout cela s’était réalisé méthodiquement et
cruellement. Les marais avaient été vidés, le sel était remonté à
la surface, les roseaux, les bambous, les papyrus étaient morts.
Les buffles d’eau également et les Madans qui les élevaient
82
avaient du s’enfuir par centaine de milliers dans d’interminables
convois. Voyant l’avenir dans ses cauchemars, il avait fui, avant
les autres, emportant dans son sac de jute toutes ses flûtes de
roseau, de bambou, de papyrus. Il raconta aussi à Zia que dans
les temps anciens, un voisin de sa famille avait construit sa maison comme un orgue, les bambous qui en constituaient
l’armature, les roseaux des murs et même ceux disposés sur le
sol en guide de plancher étaient conçus comme des flûtes avec
un trou pour laisser entrer l’air et un autre pour le faire ressortir.
En fonction de leur longueur et de leurs différentes sections ils
produisaient toute une gamme de sons des plus graves au plus
aigus. Il suffisait, dès qu’il y avait du vent, d’orienter la maison,
ou plutôt l’îlot de branchage sur lequel tout le village était posé
et l’édifice se mettait à jouer. Comme au bout d’un certain temps,
la population s’était plaint de cette musique incessante, il avait
installé des bouchons et tout un système de tirette pour boucher
à volonté les embouchures les plus sonores et même jouer des
morceaux, mais cela n’avait pas suffit, alors on avait scié l’île
autour de la maison et elle était partie à la dérive.
La plupart des autres musiciens jouaient et se déplaçaient en
famille. Ainsi les Shankar de Bénarès était toujours au moins quatre ou cinq, deux sitaristes, un joueur de Sarod pour
l’accompagnement tenu soit par une femme, soit par un enfant
et un ou deux joueurs de tablas. Ils ne racontaient pas leur propre
histoire, mais celles des contes religieux indous. Les dieux et leurs
bras multiples, les déesses aux seins rebondies et aux hanches si
mobiles hantaient Zia le soir au moment de s’endormir. Parfois
passaient au Ksar des montreurs de marionnettes dont les
ombres racontaient les mêmes histoires, avec les mêmes person-
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nages de légendes. Et puis il y avait Ozkan le turc qui chantait en
s’accompagnant du Saz, un luth avec une petite caisse de résonnance en forme de jambon prolongé par un très long manche.
Parfois pour accompagner les chansons les plus romantiques, il
s’emparait d’un Tambur, un gros luth rustique à deux cordes tendues sur une caisse ronde recouverte d’une fine membrane de
peau. Selon l’humidité qui régnait dans l’air ambiant, la membrane se détendait et laissait échapper un timbre mouillé comme
une voix d’alto.
Une autre tribu avait fortement impressionné Zia enfant C’était
celle des Subramaniam, famille de violonistes du Kerala. La tradition violonistique se passait de père en fils. On jouait toutes
sortes d’instruments à cordes frottées par un archet. Des siècles
durant, l’instrument roi avait été le Saranghi, mini violoncelle
composé d’une simple caisse en bois, presque aussi rustique que
le coffre noir et luisant des cireurs de chaussures, de trois épaisses
cordes tressées en boyau, doucement caressées par un archet
rudimentaire. Un simple arc tendu de crins de chevaux. Mais
entre la boite et les grosses cordes sur lesquelles, les ongles posés
à la tangente produisaient une gamme de son glissants, cinquante
deux minuscules cordes de cuivres accordées avec soin par cinquante deux petites clés en bois, se mettaient automatiquement
en vibration, chacune à leur tour, sans que le musicien ne les
touche, par le simple phénomène des harmoniques. Le tout produisait un effet d’écho, de profondeur d’une grande subtilité.
Mais depuis les années 1920, cet instrument traditionnel avait été
détrôné par des violons occidentaux. Ceux-ci étaient joués d’une
manière traditionnelle, assis en tailleur, dans la position yogi du
lotus, soit à la manière d’un petit violoncelle, manche en haut et
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tête en bas, soit simplement posés sur l’épaule sans le coincer
surtout sous le menton, avec le manche reposant vers le bas sur
les pieds et solidement maintenu entre deux orteils. Tandis que
le vieux patriarche des Subramanian jouait du Saranghi, son fils
d’une vingtaine d’année, véritable prodige, maniait son violon
occidental avec une dextérité incroyable. On sentait que le vieux,
reconnaissant son génie, lui avait modestement cédé la place.
Tous ces musiciens finissaient par s’évaporer dans son sommeil,
mais juste avant d’y sombrer, dans le dortoir sinistre du collège,
Zia se disait qu’il les reverrait un jour.
Mais juste avant de s’endormir, il pensait aussi à Tarik, le fauconnier qui lui apprenait l’art de tendre des pièges et à Rabindrapah
le jardinier qui le couvait trop. Ils avaient été ses guides, ses initiateurs, ses mentors. Ils lui avaient enseigné la nature et cette
nature lui manquait. Mais curieusement c’était le souvenir d’Aïcha
qui provoquait les émois et les angoisses les plus cruels. Aïcha
était la nièce du jardinier. Quelques années plus tôt, apprenant la
mort de son frère suivie de peu de celle de son épouse il était
allé, sur le conseil d’Hussein, chercher la petite au Kerala pour la
ramener au domaine. L’enfant était comme un garçon manqué à
la fois par son physique et par son caractère aventurier. Trop couvée elle aussi par son oncle, elle se réfugiait auprès de Tarik et le
suivait partout dans la nature pour qu’il lui enseigne les secrets
de la chasse, des pièges, des collets, des nasses d’osier dans la
rivière, des bulles d’airs qui remontaient à la surface obscure d’un
trou d’eau, trahissant la présence de brochets ou de truites qu’elle
attrapait parfois d’un simple coup de main. Avec ses cheveux
noirs coupés courts et son corps androgyne, elle se révélait plus
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virile et surtout plus audacieuse que Zia. Celui-ci la suivait partout
et c’est par elle, plus encore que par Tarik, qu’il apprenait les
secrets de celui-ci.
Le fauconnier discutait beaucoup avec la petite fille et en
quelques mois, il lui avait appris les rudiments de l’Islam. Non
pas les obligations auxquelles lui-même ne se soumettait que très
approximativement, mais les fondements sociaux qui régissaient
la communauté, dans sa pureté initiale, celle des compagnons du
prophète. Ce que professait Tarik, c’était l’égalité entre tous les
hommes, qui avait aboli les castes et permis la foudroyante
conquête de l’Islam dès le premier siècle. Au Kerala, Aïcha,
comme ses parents et comme son oncle, appartenait à la caste
inférieure des intouchables. Ici, au Pakistan, et grâce à l’Islam,
elle pouvait s’émanciper de sa caste. C’est la raison pour laquelle,
malgré son jeune âge, elle demanda à Tarik de se convertir.
Rabindrapah pourtant fidèle à ses origines hindouistes ne mit
pas d’obstacle à cette conversion, surtout après qu’Hussein ayant
interrogé la petite sur ses motivations eut donné son accord. Le
baptême eut lieu qui donna lieu à une fête familiale et Tarik fut
choisi comme parrain. C’est à cette occasion qu’Aïcha reçut son
nom, qui était celui de la jeune femme préférée de Mohamed.
Quand Zia s’endormait enfin, ses souvenirs se prolongeaient
dans ses rêves et la silhouette longiligne et gracieuse d’Aïcha
venait se confondre avec celle du gamin rencontré sur le bateau.
Ses rêves prenaient parfois une dimension plus angoissante avec
l’apparition du fils de l’Imam, Umar Turabi, âgé de quinze ans,
qui tentait régulièrement semer la zizanie entre les deux autres
enfants. Umar était d’un caractère rustre et arrogant. Sa silhouette
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trapue, sa barbe naissante et ses cheveux noirs tondus, s’accordaient mal avec la grâce et la finesse de Zia et d’Aïcha que, de
toute évidence, il enviait et détestait. Autant Zia craignait sa
méchanceté, autant Aïcha n’hésitait pas à le remettre en place et
à trouver les arguments les plus convaincants en prenant exemple
sur le prophète qui, lui, avait le mérite immense de respecter les
femmes.
Les cauchemars, prenaient alors un tour très violent. Les disputes
se terminaient presque à chaque fois par un bain de sang. Le fils
de l’Imam recevait une flèche dans l’œil et devenait borgne. La
flaque de sang séchait et s’assombrissait à ses pieds, tandis que
l’orbite, désormais vide, donnait une impression d’horreur. Souvent Zia se réveillait à ce moment là. D’autres fois, le rêve se
prolongeait et Aïcha devenue une vraie femme était vêtue de noir
et voilée. Seuls ses yeux restaient visibles, mais ils exprimaient
une telle tristesse que la sueur de Zia s’avérait glacée au réveil.
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Privé d’activités musicales, Zia avait été prié de s’inscrire en début
d’année à une autre occupation pour remplir les deux après-midi
par semaine où il n’y avait pas de sport. Il avait eu le choix entre
faire du théâtre, entretenir les jardins, ou pratiquer d’autres activités manuelles comme le dessin ou la cuisine. Comme Zia
hésitait, on avait fini par l’affecter d’office à une équipe qui partageait son temps, un après-midi sur deux, entre la menuiserie et
la sculpture. Zia n’avait ni le goût ni le talent de planter des clous
ou de scier des planches. Cette activité s’exerçait sous l’autorité
d’un vieux professeur de travaux manuels, expert en menuiserie,
mais auquel il manquait un doigt à chaque main, emportés par
les machines à bois. Zia était terrorisé par la simple vue de ces
deux mains incomplètes. Lui habituellement si adroit de ses phalanges pour jouer du violon, il en devenait gauche et se tapait
régulièrement sur les doigts. En revanche, dès lors qu’il s’agissait
de sculpture, il retrouvait bizarrement sa dextérité. Il adorait cela.
Il tapait avec précision de son marteau et de son burin, suivant
les veines du bois, les analysant pour voir où se trouvait la faille
ou le nœud susceptible de donner plus d’efficacité, plus de puissance à son travail.
Qu’il s’agisse de musique, de chœur, de théâtre ou de divers travaux manuels, les œuvres des collégiens étaient produites et
exposées à la grande fête de fin d’année à laquelle assistaient les
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parents. Ils repartaient avec leur enfant et l’œuvre qui faisait sa
fierté.
Tout au long de l’année, Zia s’était consacré à la sculpture dans
un seul morceau de bois d’un violon grandeur nature inspiré
d’une photo de stradivarius, trouvée dans un livre de la bibliothèque. Les dimensions étaient rigoureusement respectées et
hormis les ouïes qui avaient été réalisé à la pyrogravure, tout le
reste donnait l’illusion d’un véritable violon, dont le vernis appliqué au tampon avec soin donnait une belle couleur jaune. Sa
sculpture terminée, Zia l’avait prise dans ses mains et amenée
contre son menton comme s’il s’était agit d’un véritable instrument, mais se rendant compte qu’on aurait pu le voir, il l’avait
prestement reposée. Elle trônait maintenant dans la grande salle
de réception du collège, aux milieux de petits meubles inutiles et
laids, de vierges à l’enfant et animaux maladroitement stylisés,
attendant tous la venue des parents.
Hussein et Elisabeth avaient promis à Zia qu’ils resteraient avec
lui tout l’été et feraient ensemble un voyage en Europe, s’arrêtant
dans chaque capitale pour que l’enfant découvre les merveilles
du vieux continent. Pas de retour prévu au Ksar. Il en était un
peu triste, tout en se réjouissant de revoir les siens. Mais les
choses ne se déroulèrent pas tout à fait comme prévues. Quand
dans l’exposition, Hussein se trouva devant le violon réalisé par
son fils, il eut un recul soudain suivi d’un brusque accès de colère
froide. Il murmura entre ses dents, mais suffisamment fort pour
qu’on l’entende à la ronde : « Ma volonté n’a pas été respectée ! »
puis il sortit de la salle et regagna seul son hôtel en laissant sa
femme avec Zia. Parmi ceux qui avaient entendu Hussein mau-
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gréer, il y avait Daniel. Les œuvres non récupérées par les parents
étaient vendues au profit des bonnes œuvres du collège. Daniel
s’approcha de la mère de Zia et lui dit doucement en montrant
le violon. Si vous ne le prenez pas, moi, je l’achète. Elisabeth lui
répondit avec un pauvre sourire :
- Si vous l’aimez...
Zia s’était discrètement enfui dans la cour. Daniel en profita pour
discuter avec Elisabeth. À partir de ce moment, Zia qui les avait
aperçu se parler, sentit un voile de protection se poser doucement
sur ses épaules. Il eut moins peur des quelques années qui lui restait à passer dans ce collège.
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Quand j’ai eu vingt trois ans, je me suis mis à voyager. Au gré de
mes découvertes musicales, je décidai d’aller voir sur place. Je
commençai par le Maroc. Je marchai des heures sac au dos dans
les montagnes de l’Atlas, je découvris la musique berbère.
Une autre fois, je m’aventurai un peu plus bas en Afrique. Après
avoir goûté à la richesse et à la dextérité des percussions lors de
cultes de possession dans la banlieue de Dakar, je me risquai plus
au sud, vers la Casamance et m’abandonnai à la douceur acide et
nostalgique de la Kora et des mélopées haut perchées des griots
Mais c’est à la frontière entre le Sénégal, la Mauritanie et le Mali
que je fus le plus surpris. Un groupe de musiciens peuls répétaient dans un hangar surchauffé des faubourgs de la ville de
Kayes. D’ailleurs, la ville en question n’est que faubourg et hangars de tôles brûlantes. Dans cette ambiance infernale, en plein
midi, trois musiciens jouaient dont un violoniste traditionnel sur
ce qui ressemblait à un petit rebab, simple arc pourvu d’une calebasse en guise de caisse de résonnance. Le musicien était
véritablement virtuose et ses mélodies ressemblaient au airs andalous qu’on jouait depuis l’Espagne jusqu’au Yémen, avant le
déclin de l’empire arabo-musulman. J’appris que les Peuls en
Afrique sahélienne étaient un peu l’équivalent des gitans dans
l’Europe méridionale, qu’ils étaient les animateurs des fêtes des
villages, que les femmes dansaient et aguichaient souvent les vil-
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lageois pour de l’argent. Lors du concert improvisé auquel j’assistais, les trois musiciens enregistraient leurs airs sur des cassettes
qu’ils vendraient ensuite et qui serviraient pour d’autres fêtes où
ils seraient absents.
Au bout de quatre ou cinq voyages dans ces régions, ma curiosité
se tourna vers le Moyen-Orient : le Liban, le Yémen, la Turquie,
la Syrie et l’Irak… Puis l’Iran. Ma culture se développait à chaque
séjour et j’allai même passer plusieurs mois en Egypte, condensé
de toutes ces musiques. Dès que j’étais de retour à paris, j’enrichissais ma discothèque et la mémoire de mon MP3 de tous les
enregistrements disponibles de ces musiques. C’est très naturellement que ces achats compulsifs me menèrent finalement vers
les musiques du sous continent indien. J’envisageais une fois de
plus d’assouvir cette curiosité par un premier voyage dans cette
région. Je venais d’obtenir ce poste de steward. Mais c’est alors
que se produisit l’accident, le jour même où je devais prendre
l’avion à Roissy. Ce voyage je ne l’ai jamais fait, mes recherches
sur le terrain se sont interrompues, mes études et mes projets de
recherche aussi. Je n’écoute plus de la musique que pour mon
plaisir. Un plaisir diminué par mon handicap. A la portion
congrue.
94
Zia avait réalisé ce voyage d’été en Europe seul avec sa mère et
ne le regrettaient pas. Son père n’était finalement resté que
quelques jours, furieux de l’épisode du violon, puis avait rapidement regagné le Pakistan. Mais cela n’avait pas trop affecté Zia.
Le fait que la reproduction de l’instrument ait été acquise par
Daniel lui avait fait plaisir. Au moins quelqu’un avait eu de l’estime pour son travail.
On était à l’automne, au début de sa deuxième année de scolarité.
Zia avait grandi, à la fois moralement et physiquement. Il était
âgé de quatorze ans et, en proie aux affres de la pleine adolescence, il s’était retiré dans une solitude peu propice à rompre les
inimitiés et jalousies que sa personnalité suscitait. Malgré les évènements qui avaient partiellement déchiré le voile de son secret
et peut-être aussi à cause de ces évènements, il avait toujours
autant d’ennemis.
Un soir, peu après l’extinction des feux, la même petite bande
l’avait sauvagement tiré de son lit. Il s’était maladroitement
agrippé à son drap. « C’est ça, prends le, tu pourras en avoir
besoin ». Tandis que les autres collégiens faisaient plus ou moins
semblant de dormir, ils l’emmenèrent dans la nuit, après lui avoir
lié les mains et en ayant pris soin de le bâillonner. Une fois
dehors, il se débattit sauvagement. Alors, comme des chasseurs
95
l’auraient fait d’un tigre mort, ils le suspendirent, par les chevilles
et les poignets à une perche de bois. Ils étaient quatre pour l’occasion, La punition était trop sévère cette fois pour associer
d’autres fans à ces réjouissances. Ils s’étaient rendus au fond du
parc et en passant par un petit portail avaient pénétré dans la
forêt.
La petite procession marcha deux bonnes heures. Les deux qui
ne portaient pas poussaient des bicyclettes et ils se relayaient tous
les quarts d’heure. À la fin, ils arrivèrent dans une clairière illuminée par la pleine lune. Ils le déposèrent par terre tout en le
maintenant attaché et en mimant des danses de guerre autour de
lui. Ils l’avaient déshabillé. Plutôt, comme il avait les pieds et les
poings liés, ils avaient déchiré son pyjama puis menacé de lui lacérer le corps. Il fallut que le plus âgé raisonnent les trois autres
pour qu’ils ne mettent pas leurs menaces à exécution. « Pas de
traces… Surtout pas de traces ».
Ils avaient allumé un petit feu et jeté dedans les morceaux déchirés du pyjama, puis ils lui urinèrent dessus à tour de rôle. Pour
finir, ils se masturbèrent tous ensemble en lui hurlant : « Tu ne
mérite même pas qu’on t’encule, petit Pakistanais de merde ».
Enfin, il lui tranchèrent ses liens et lui jetèrent le drap maculé en
ajoutant : « Tiens, prend pas froid pauvre tapette ». Puis, ils
enfourchèrent leurs bicyclettes pour rentrer le plus vite possible
et se recoucher incognito. Zia tremblant de honte et de colère
était couché nu par terre, le corps couvert de boue et d’urine. Le
sperme collait à ses cheveux et lui brûlait les yeux. Pour se soulager, il se frotta le visage avec des herbes pleines de rosées et
s’enroula avec le drap. Malgré le froid cuisant, il décida qu’il attendrait le lever du jour pour se mettre en route. Il n’adopterait pas
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la conduite qu’ils attendaient de lui une fois de plus, rentrer la
tête basse, discrètement, ne rien dire, se soumettre.
Les cours étaient sur le point de commencer. Dans la cour d’honneur, les élèves étaient rangés par deux devant la porte de leur
salle de classe attendant le signal de leur maître pour rentrer. Juste
à ce moment là retentit la cloche du porche de l’entrée, celle
qu’on sonnait pour les grandes occasions. Après avoir sonné dix
coups, Zia fit son apparition. La peau encore maculée de boue,
il avait drapé son drap exactement à la façon de Gandhi. Il traversa toute la cour en regardant droit devant lui et se dirigea vers
le dortoir. Il prit une douche pour se laver et se calmer et s’habilla
pour rejoindre la salle de classe. Comme il était en retard, le maître, sans faire le moindre commentaire l’envoya directement chez
le principal.
97
Devant le principal, il n’accusa personne d’autre que lui-même,
victime dit-il de somnambulisme. Le principal ne manqua pas de
remarquer les traces rouges des liens sur ses poignets. Il lui montra d’un doigt interrogatif, mais ne posa pas de question. Zia ne
put se contenir et se lança soudain dans un discours enflammé
sur le racisme qui régnait parmi certains élèves de l’établissement,
rejetons de classes soit disant supérieures. Sur le désespoir des
plus petits maltraités par les plus grands. La devise au fronton
de l’entrée portait pourtant sur les valeurs d’éducation et d’humanisme. C’était ces manquements de la part d’une élite dévoyée
qui menait parfois à la révolte comme dans les périodes d’esclavage puis de colonisation.
Devant la véhémence de cet enfant de quatorze ans qui s’était
transmuté en Gandhi, le principal ne dit rien. Il renvoya Zia dans
sa classe et se chargea de régler l’affaire dans la sévérité mais aussi
dans la discrétion. Un des meneurs fut renvoyé sur un motif tout
autre que celui de cette excursion humiliante pour Zia. On avait
retrouvé dans le casier de sa table de classe des journaux d’extrême droite et des insignes pro nazi. Quant à Zia, on ne lui fit
aucun grief de sa démonstration qu’on mit sur le compte du
somnambulisme et de ses origines exotiques. Simplement sa
réputation fut désormais assurée au sein du collège et il fut même
l’objet de respect, voire d’une certaine crainte.
99
Entre temps, Daniel s’était entretenu avec le principal. Il connaissait maintenant l’histoire de cet enfant prodige, injustement privé
de musique. Il avait longuement discuté avec sa mère lors de la
fête du collège. Il souhaitait, sinon mettre un terme à cette exclusion, du moins en atténuer les effets désastreux. Le principal
arguait de l’interdiction d’Hussein. Daniel lui répondit qu’on pouvait priver l’enfant de la pratique de la musique, mais qu’il était
possible de lui laisser en écouter. L’enfant était sensible et artiste.
Il adorait la sculpture - pourtant elle aussi interdite par l’Islam
intégriste - et tout le monde y compris son père n’y voyait pas
d’inconvénient, à la seule condition qu’il ne sculpte pas de violon.
En revanche, il savait que l’enfant détestait la menuiserie, qu’il
avait peur pour ses mains. Il proposait de remplacer cette aprèsmidi à l’atelier par des cours, de la lecture et de l’écoute de la
musique chez lui, dans son appartement de fonction. Au moins
cet enfant serait un peu à l’abri des autres et ne risquerait pas de
devenir fou.
100
Sous la protection de Daniel, Zia passa ses deux dernières années
de collège de manière plus sereine. Il grandissait et devenait un
homme, le fin duvet s’était transformé en barbe et en moustache
qu’il rasait désormais une fois par semaine. Il paraissait plus âgé
et plus mur que la plupart de ses congénères. Depuis l’épisode
où il s’était métamorphosé en Gandhi, on le prenait un peu pour
un fou, mais on le respectait et on se méfiait de lui, car l’image
du Mahatma, qui avait traumatisé tout l’empire quelques années
plus tôt, restait gravée dans les esprits. Pour renforcer son aura,
Zia avait confié à quelques uns des élèves – ceux qui étaient le
plus à même de colporter l’histoire – que son père avait reçut
Gandhi juste avant sa naissance. Que lors du grand voyage qu’il
avait effectué dans le sous-continent indien à son retour
d’Afrique du Sud, pour mieux connaître son propre pays, il s’était
arrêté au Ksar.
Il passait maintenant un après-midi par semaine dans l’appartement de Daniel. Le feu dans la cheminée, l’odeur du cuir des
fauteuils et des reliures, l’élégance du professeur, le parfum de sa
pipe, sa courte barbe soigneusement taillée, l’harmonie de ses
gestes, le respect qu’il inspirait et celui qu’il portait à son hôte,
tous ces éléments conjugués donnait à Zia l’impression d’avoir
retrouvé, à défaut d’un père, un frère compréhensif et aimant.
Et puis Daniel laissait parfois transpirer son attirance pour ce
garçon racé qu’il avait vu grandir, d’une belle intelligence, non
101
pas intellectuelle et figée, prompte aux bons résultats scolaires et
aux concours et aux grandes écoles, mais plutôt en prise avec la
vie, la nature, sachant raconter des histoires, exotique, laissant
planer ses propres doutes, associant les choses les plus incongrues de la manière poétique et sage. Ces moments dégageaient
une grande tendresse. L’attirance mutuelle ne disait pas son nom.
Elle était contrôlée et vivait sa vie. Zia avait du goût et des dispositions pour la littérature, les fleurs, la cuisine et même le bon
vin. Sans parler de cette musique qui les réunissait. Ils écoutaient
des morceaux et lisaient des partitions. A défaut d’en jouer, Zia
critiquait joyeusement les interprétations de Daniel et lui donnait
quelques suggestions pour la direction des chœurs. Il découvrait
aussi d’autres musiciens classiques et également des jazzmen et
des contemporains.
Pendant ces après-midi, Zia n’avait pas d’obligations particulières.
Il révisait ses leçons, s’avançait pour ses devoirs, mais surtout
écoutait la musique de son choix et consultait les innombrables
partitions de la bibliothèque. Daniel l’avait simplement encouragé
à noter sur du papier musique les mélodies qui lui passaient par
la tête et l’encourageait ainsi à composer. Parfois, le professeur
de musique jouait ces compositions au piano. Empreints des
nombreuses références que Zia devait à la musique classique
occidentale, ses morceaux faisaient également la part belle à des
harmonies et à des fioritures inspirées des danses populaires ou
des ragas indo-pakistanais. Plus les semaines passaient, plus ces
deux sources d’inspirations se mêlaient.
Souvent, il parlait. Lui qui avait du se taire pendant deux ans, il
racontait son enfance au Pakistan, l’ambiance du Ksar, les fêtes
102
et les concerts et tout ce qu’il connaissait des gouts et des activités de son père, même s’il y avait un peu d’amertume dans sa
voix quand il évoquait celui-ci. Il parlait aussi de sa mère et
Daniel, qui avait croisé Elisabeth une seule fois, comprenait la
tendresse, l’affection et l’admiration que l’adolescent éprouvait
pour elle.
103
Zia n’avait pas abandonné la sculpture sur bois. Un après-midi
par semaine, il s’adonnait à cette activité. Après l’épisode du violon, il avait longtemps cherché une autre source d’inspiration.
Ses tentatives de reproduire le corps ou le visage humain de
façon réaliste ayant donné des résultats assez peu probants, il
rechercha dans la bibliothèque des ouvrages sur l’art égyptien et
sur les trésors du musée du Caire. Il finit par retrouver des photos
des petites cuillères à fard en forme de nageuse. Il en choisit une
qui lui semblait la plus proche de celle qu’avait admiré et commenté son père et commença d’en sculpter une copie dans un
morceau de bois dur.
Il sculptait la petite cuillère. En même temps, il repensait aux
enfants dans la piscine du paquebot qui les avait conduit jusqu’à
Venise. Il sculptait la jeune fille mais pensait de manière obsessionnelle au garçon qui lui avait frôlé le sexe de sa main.
L’ambiguïté le rendait fou d’un désir qu’il ne savait ni identifier,
ni contrôler. Heureusement, les vacances avec sa mère arrivèrent
et lui changèrent un peu les idées. La cuillère à fard était finie, il
la gardait précieusement au fond de sa poche.
Elisabeth l’emmena dans les hauts lieu de la musique : Bayreuth,
Salzbourg, Aix en Provence. Ils passèrent aussi par Venise. Elisabeth évitait soigneusement les concerts avec violon solo de
105
crainte de provoquer une trop grande émotion chez son fils. Elle
préférait le convier à l’opéra, à des concerts symphoniques où il
découvrit l’œuvre de Wagner, de Mahler. Un jour, elle l’emmena
écouter un grand pianiste, mais s’aperçut que pendant le concert,
Zia faisait galoper ses doigts sur ses cuisses, avec une précision
de virtuose. Une autre fois, Zia exprima le souhait de retourner
dans une église Vénitienne, écouter la même musique baroque
que celle qu’il avait surprise deux années plus tôt. Elisabeth n’osa
pas refuser. On jouait les « Quatro Stagioni ». Alors, ce fut l’effondrement dans les larmes, la solitude et la colère.
Quelques jours plus tard à Londres, au moment de se séparer,
alors qu’elle allait embarquer dans l’avion, il sortit la cuillère en
bois de sa poche et la tendit presque rageusement à sa mère en
lui disant : « Tiens, tu lui donneras ça de ma part ! »
106
Durant la dernière année de collège, celle du baccalauréat, la protection un peu appuyée de Daniel finit par susciter quelques
jalousies. On les avait vus à travers les fenêtres, la tête du professeur trop penchée sur celle de l’élève, leurs chemises ouvertes à
la belle saison. On avait entendu des rires bruyants qui ressemblaient à de l’excitation ou à de l’hystérie.
Daniel s’entretenait souvent avec principal, pour des motifs qui
n’avaient trait qu’à son enseignement, à l’animation de la chorale
et de l’orchestre, à la place de la musique dans l’école, mais toujours l’entretien se terminait par quelques réflexions appuyées :
« Alors comment va votre protégé ? On dit que vous le choyez
un peu trop… Ne vous attachez pas… cela pourrait faire jaser. »
Plus le temps passait plus ces réflexions se faisaient perfides.
« Peut-être qu’un après-midi par semaine, c’est trop. Il est bien
intégré maintenant. Il n’a plus besoin de ce privilège qui consiste
à aller chez vous boire le thé… Ou d’autres choses… »
Daniel prit les devant et demanda à Zia d’espacer ses visites. Il
lui dit qu’il avait de l’affection pour lui, presque comme un frère,
mais que les mauvaises langues commençaient à s’imaginer des
choses et qu’il valait mieux, pour avoir la paix, attendre que cette
scolarité soit terminée. Il avoua qu’il envisageait de démissionner
de cette école dont l’atmosphère lui pesait et qu’il irait probable-
107
ment s’installer à Londres l’année suivante. Ils pourraient tranquillement continuer à se voir à ce moment là, comme des amis.
Il avait dit « comme des amis ». Zia avait été touché par cette
déclaration. Il savait qu’il pourrait compter sur Daniel même si
de temps en temps il nourrissait pour ce frère d’adoption des
sentiments et des désirs qu’il n’arrivait pas se formuler précisément à lui même, encore moins à imaginer autrement que dans
de vagues rêves vite oubliés.
108
Son baccalauréat en poche, Zia connaissait les volontés de son
père. Tout était prévu de longue date : il avait été inscrit dans un
collège à Cambridge pour la seule et bonne raison qu’Hussein
lui destinait l’une des universités prestigieuses de cette ville dans
laquelle il avait lui même fait ses études une quarantaine d’années
plus tôt. Zia n’avait le choix qu’entre trois options : droit, économie ou sciences politiques. Hormis une courte et assez sèche
lettre de félicitations rééditant ces volontés, le tout en une demi
page, Hussein ne donnait plus signe de vie et Elisabeth, souffrante, avait en post-scriptum averti qu’elle retarderait sa venue
estivale de quelques semaines.
Daniel démissionna avant que la cabale ne s’enfle au point qu’on
le jette simplement dehors. Comme Zia se retrouvait seul, il lui
proposa de passer l’été en sa compagnie sur les routes du
royaume, dans la petite Morris d’occasion vert pomme qu’il
venait d’acheter. Zia étant mineur, ils avaient gardé le secret. Il
prétendit rejoindre sa mère à Londres.
Selon le souhait de Zia, ils étaient remontés vers les montagnes
écossaises, mais comme des années plus tôt, lors du voyage avec
Elisabeth, le temps s’était soudainement gâté. Ils étaient alors
prestement redescendus vers la côte au sud de l’Angleterre, mais
Zia en avait assez de ces plages trop coquettes et de leurs stations
109
de villégiatures. Ils avaient alors embarqué la voiture sur un ferry
à destination de Saint-Malo. Sur le bateau, Zia s’était souvenu de
l’autre traversée, avec son père, l’américaine, ses deux enfants, du
garçon qui l’avait provoqué et de l’impression à la fois honteuse
et excitante qu’il avait ressentie à ce moment là. Il avait raconté
cet épisode à Daniel et la nuit même, dans leur cabine, ils étaient
devenus amants.
Daniel aussi s’était épanché. Il avait raconté son enfance, ses
parents qui se disputaient sans cesse, son père qui en venait souvent aux mains, à la fois faible et manipulateur, qui avait fini par
rendre sa mère folle et déprimée. Il se souvenait de ses tentatives
de suicide, comme autant d’appels au secours, une ou deux fois
par an pendant des années et puis de celle qui avait fini par réussir, parce que la pauvre femme s’était probablement trompée de
médicament ou avait confondu les doses.
Lui aussi à l’âge de Zia avait ressenti du désir pour les garçons. Il
avait repoussé ce désir dont il avait honte, tentant plusieurs expériences avec des filles amoureuses de sa beauté et même avec
quelques prostituées. À chaque fois son attirance pour les
hommes s’en était trouvé renforcée. Zia ne sentait pas les choses
de la même façon. Lors de ses promenades dans Cambridge, il
lui était arrivé d’éprouver du désir pour quelques filles, toujours
un peu plus vieilles que lui, de grandes beautés diaphanes et
blondes qui traversaient les campus universitaires en faisant voler
leurs jupes légères, de quelques seins entrevus. Mais lui n’avait
aucune expérience sexuelle, à part celle qu’il venait d’avoir avec
le professeur de musique. Il n’en avait pas honte, mais l’évocation
des aventures de Daniel l’avait passablement excité. Il se disait
110
qu’il lui faudrait essayer, peut être un jour. En attendant, il avait
trouvé un compagnon auquel il ne voulait pas faire de mal, qu’il
ne voulait à aucun prix décevoir, et auquel il s’abandonnait sans
retenue.
A la fin du mois de juillet, il télégraphia à sa mère pour lui dire
de ne pas se sentir obligée de venir en Europe. Il fallait qu’elle se
repose. Ils auraient davantage de temps, elle et lui, en cours d’année, pour se voir, en Angleterre ou ailleurs - il n’osait pas parler
du Pakistan. Il donna comme excuse qu’il était parti en auto-stop
avec des amis du collège et qu’il s’amusait bien.
Daniel et Zia foncèrent sur les petites routes dans la Morris verte,
passèrent d’une crique à une autre, s’arrêtant pour camper, visitant Saint Malo, Cancale, le Mont-Saint-Michel, la presqu’île du
Cotentin, la Normandie et les plages du débarquement. Du côté
de Lisieux, ils découvrirent les jardins d’une vieille aristocrate
reconvertie en pépiniériste. Délaissant son château, elle avait
annexé un champ en plein bocage et l’avait transformé en paradis
paysagé : sur à peine un hectare se trouvaient maintenant réunis
une vingtaine de jardins du monde entier qu’on traversait doucement passant d’une atmosphère à une autre. Zia adorait les
fleurs, cela lui rappelait Rabindrapah, ses roses et ses bougainvilliers, là-bas dans ce paradis qu’il n’osait plus évoquer, tellement
il lui paraissait loin. Cette visite chez la pépiniériste lui fit découvrir à quel point Daniel était lui aussi connaisseur. Où avait-il
appris ? Le collège possédait un potager et des plantations en
massif comme seuls les anglais savent les composer et les entretenir. Mais la connaissance venait de plus loin. Dans son enfance,
ses parents avait possédé un petit cottage dans la campagne et
111
son père une fois veuf s’était consacré avec ardeur à son jardin.
Comme s’il voulait réparer les disputes qu’il avait eues avec sa
femme devant l’enfant et restaurer un lien avec lui après tant
d’années de violence, il avait tenté de lui apprendre le goût des
fleurs et curieusement, l’enfant devenu adolescent s’y était mis.
Ils passaient de longues heures ensemble à jardiner sans presque
rien se dire, du moins rien d’important concernant leur vie respective. Les seules informations échangées portaient sur la vie
des plantes et les meilleures recettes de bouturage, de taille, d’arrosage et d’engrais pour obtenir les plus beaux spécimens.
112
Après le concert dans l’église où Zia m’avait si fortement impressionné, je me suis remis à aller, de temps en temps, écouter de la
musique dans Paris. Les récitals sont si nombreux qu’on trouve
toujours de quoi satisfaire sa curiosité et son désir. La musique
me calme, elle continue de me captiver. Le silence absolu du
public me permet de saisir toutes les nuances des instruments et
de la voix. J’aime particulièrement la voix. Elle fait disparaître
soudain les bourdonnements qui m’assaillent. Je me suis davantage centré sur la musique classique, principalement baroque. Je
n’ose plus trop chercher du côté des musiques du monde tant
reste grande ma frustration. La musique attise en moi tous les
désirs et je crois pouvoir dire que c’est elle qui m’a fait oser aller
à la rencontre, il y a quelques semaines déjà, de cette jeune cantatrice à la peau noire et à la voix si claire.
J’avais entendu cette voix sublime à la radio, dans une émission
consacrée aux jeunes talents qui sortent du conservatoire. J’avais
noté le nom, le lieu du concert et j’y étais allé. C’était dans une
église, peut-être l’église où j’avais entendu Zia… Peut- être une
autre dans le Marais ou à Saint-Germain-des-Prés. Je ne me souviens plus. Je ne me souviens que du choc à voir entrer en scène
la jeune cantatrice… Elle était noire, grande et rayonnante. Elle
était vêtue d’une très simple robe noire. Son sourire et ses yeux
me frappèrent. Ils étaient exactement les mêmes que celui du
113
visage qui hantait mes nuits. Ce visage si beau qui s’était volatilisée d’un coup. La silhouette aussi était semblable, droite et
tendue, cambrée, joyeuse.
Quelle force irrésistible m’a alors poussé à me rendre jusque dans
sa loge à la fin du concert ? Est-ce le hasard qui nous a si spontanément poussés l’un vers l’autre au point de nous unir le soir
même et de nous retrouver depuis chez elle, naturellement, deux
ou trois fois par semaine pour des nuits ou paroles, silence et
sexe ne forment qu’une seule et même chose. Pourtant, au summum de cette attirance, surgit irrévocablement l’image d’une
femme identique déchiquetée sous mes yeux. Cette image provoque chez moi à certains moments des abîmes d’effroi, de
répulsion. J’ai peur de lui porter malheur. De porter ce malheur
comme dans une poche secrète cousue à même ma peau. L’union
de nos peaux contrastée n’est elle pas le reflet ultime de ce fichu
travail dans le métro, que je me suis imposé comme une sorte
d’exorcisme ? Mais est-ce que je me force vraiment ? Ne suis-je
pas plutôt soumis et silencieusement consentant ?
Maryam à vingt trois ans. Elle est la fille d’un fonctionnaire international en poste à l’Unesco. D’origine sénégalaise, elle a toujours
vécu en France. À l’abri du besoin, elle a bénéficié des meilleures
écoles et son goût pour le chant l’a naturellement amené à rentrer
au conservatoire dont elle est sortie lauréate, il y a déjà deux ans.
Depuis, elle enchaîne les concerts et travaille sa voix d’arrache
pied, dans un petit studio sous les toits, rue Soufflot, dont la fenêtre unique donne en plein sur le dôme du Panthéon. La nuit, la
coupole illuminée semble de marbre blanc. Vue du lit perché, sur
la mezzanine de la soupente, elle se découpe sur le mur comme
114
un tableau classique de la renaissance.
Nous n’avons jamais évoqué la possibilité de vivre ensemble. Y
pense-t-elle ? Elle ne me semble pas jalouse de son indépendance
mais en revanche est extrêmement attentive à la mienne. Comme
si j’étais pour elle une âme sauvage qu’il faut protéger sans
contraindre, accueillir sans forcer, mais laisser repartir au petit
matin afin d’être sûr de la retrouver plus tard.
Elle m’a raconté sa vie le plus naturellement du monde. J’ai eu
plus de mal à lui parler de la mienne. Je ne lui ai encore mentionné ni les violences de mon enfance, ni les frustrations que je
vis depuis l’attentat, ni l’attentat... Elle savait que je travaillais
comme conducteur de métro et ne portait aucun jugement sur
cet emploi plutôt bizarre pour quelqu’un dont la musique est
l’unique passion. Je ne lui ai pas encore dit que j’avais déserté. Je
sais pourtant qu’elle comprendrait, qu’elle me dirait que j’ai mille
fois raison, qu’il me faut à présent trouver quelque chose qui me
plaise, qui me corresponde, qui soit proche de ce que j’aime et
de ce que je suis. Quelque chose qui ait trait à la musique probablement. Je lui dirais que je ne vois pas bien quoi. Elle me
répondrait que ce n’est pas grave, que cela se dessinera tout seul,
s’imposera à moi et qu’elle est prête si je le veux, mais seulement
si je le veux… à m’aider, à m’abriter, à me fournir le gîte et le
couvert si je manque d’argent.
Je ne suis pas du genre à accepter tout de suite. Mon orgueil me
poussera encore quelque temps à me débrouiller tout seul.
115
Ils avaient loués un petit appartement à Londres, du côté de
Soho. Zia s’était inscrit dans une faculté de droit pour faire plaisir
à son père. Il avait même envoyé une photocopie de son dossier
et un reçu des droits d’inscription. Comme cela il lui ficherait la
paix. Naturellement, il ne mettait pas les pieds au cours. Il se
contentait de ne rien faire, de se balader dans ce quartier d’artistes, de visiter les galeries, de prendre un verre avec Daniel dans
les pubs, il s’accordait maintenant un ou deux verres de vin blanc.
Il s’autorisait en fait ses premières vraies vacances, ses premiers
moments de liberté. Daniel, quant à lui, gagnait sa vie en donnant
des cours de piano, soit chez eux, soit à domicile. Ecouter Daniel
jouer et donner ses leçons, c’était pour Zia une délicate retrouvaille avec la musique, ses bases et la naissance du jeu. Cela lui
rappelait son enfance, sa mère au piano et ses premiers cours de
violon, rapidement abandonnés parce qu’il jouait divinement
mieux que son maître de l’époque. Daniel pratiquait très convenablement, mais sans véritable brio. Il était capable de déchiffrer
n’importe quelle partition, et de la jouer en la lisant, à peu près
au bon tempo, hormis pour quelques morceaux de bravoure et
de virtuosité tel qu’il en existe, par exemple chez Litz, Chopin,
ou chez bien des musiciens du XXème siècle. Mais peu lui importait. Son goût personnel le portait presque exclusivement vers
Bach ou Rameau et quand il était seul, il déchiffrait et travaillait
indéfiniment les partitions de ces deux auteurs. Il jouait davan-
117
tage comme on joue du clavecin que du piano romantique, détachant bien les notes, privilégiant la structure, le rythme et
l’Harmonie. Il était un pédagogue absolument remarquable. Sa
science du rythme, sa rigueur, son austérité se doublaient d’une
extrême gentillesse qui consistait à insister plus sur les qualités
de chacun que sur ses défauts. En s’appuyant sur ces qualités, il
reconstruisait la musique à l’image de la personnalité de l’enfant.
Contrairement à la plupart des classes où tous les enfants finissent rapidement par jouer pareil, et mal, les élèves de Daniel
jouaient de manière très diverse, chacun à leur façon et souvent
bien. Pour ne pas les laisser s’abandonner trop à la facilité, il avait
une recette simple : de la musique baroque pour les âmes les plus
romantiques et bavardes, de la musique romantiques pour les
esprits les plus rigoureux et moins imaginatifs. Il avait coutume
de dire que pour jouer bien du Mozart, il faut d’abord le jouer
comme du Bach et que une fois qu’on le joue comme cela, on
peut se mettre à jouer vraiment du Bach… Voire du Rameau. Il
ajoutait que jouer tout, dès le départ, comme du Chopin conduisait directement à jouer tout, définitivement, comme de la
bouillie pour les chats.
Zia assistait discrètement au cours, ce qui ne gênait pas Daniel,
au contraire. Au bout de quelques semaines, il osait un commentaire, la suggestion d’une nuance qui introduisait dans le jeu de
l’élève – et du maître – une subtilité, une nuance qui faisait toute
la différence et ouvrait littéralement le morceau. Oui, Zia était
particulièrement doué pour donner des clés. Des trucs simples
concernant la pression des doigts sur les touches, ou la façon de
se tenir droit et de respirer, de faire corps physiquement avec
l’instrument. Il parlait simplement, donnait des exemples, faisait
118
des comparaisons très imagées entre la main et le galop du cheval, entre la respiration et la façon dont les oiseaux se répondent
les uns aux autres, sans jamais se précipiter ni se couper la parole,
après un court silence.
Daniel et Zia sortaient beaucoup. Ils prenaient la Morris pour
aller visiter la campagne. Il sillonnaient le plus souvent le Devon,
et s’arrêtaient en bords de mer, dans des coins populaires ou ni
Zia, ni sa mère, n’avaient jamais mis les pieds. Un jour qu’ils passaient dans la région d’Oxford, Daniel proposa d’aller visiter la
ville. Zia qui ne s’était jamais disputé avec lui faillit se mettre en
colère : « Quoi ! Visiter Oxford, alors que je viens de passer quatre ans d’enfer à Cambridge, j’en ai soupé des collèges, tu n’as
vraiment rien d’autre à me proposer, plus vivant, plus gai… »
Mais Daniel n’était pas du genre à se vexer, ni à jouer dans la surenchère la dispute des amoureux.
- Non répondit-il, je te promets, on ne visitera pas les collèges,
on ne restera pas longtemps, j’ai juste une seule chose à te montrer. Une seule.
119
Le musée universitaire Ashmoleum situé dans le centre d’Oxford
présentait de vastes collections d’archéologie mais également une
belle série de Rembrandt ainsi qu’une vitrine contenant les vêtements d’apparat arabes de Laurence d’Arabie. Zia se demandait
pourquoi Daniel l’avait emmené ici, mais celui-ci pressait le pas
et n’accordait aucune importance à ce rassemblement hétéroclite
de collections d’une qualité pourtant assez rare. Il s’acheminait
vers une petite salle située toute au fond du musée et au centre
de laquelle, dans une pénombre soigneusement mesurée, une
petite vitrine circulaire contenait un objet, un seul, un objet lumineux, doucement orangé, d’un vernis impeccable : un violon
autour duquel on pouvait doucement tourner pour observer les
nervures de la table et du fond, les ouïes finement et sûrement
dessinées, un violon qui ressemblait à un prototype sortant
impeccable de l’atelier.
D’où venait ce violon trop neuf pour être un véritable stradivarius, comme l’indiquait pour la plaquette en cuivre ainsi que le
nom et la date de fabrication de l’instrument « le Messie - 1716 » ?
Daniel fournit l’explication : « Ce violon était tellement parfait
que Stradivarius l’a gardé chez lui jalousement et qu’il n’a jamais
servi. L’un de ses héritiers la conservé dans le tiroir d’une commode. Le type s’appelait Tarisi, il venait régulièrement à Paris
avec une besace pleine de Stradivari qu’il vendait aux luthiers de
la rue de Rome ou du Faubourg Saint-Honoré. Quand on le félicitait de la beauté de ses instruments, il répondait « oui, mais j’en
ai un plus beau que tous les autres et comme neuf ». On en
entendait parler, personne ne l’avait jamais vu, c’est pourquoi les
luthiers avait surnommé cet instrument mythique le Messie ».
120
Zia, l’enfant prodige, ne s’était jamais vraiment intéressé à la
lutherie. Il jouait sur un instrument de bonne qualité – il n’aurait
pu en être autrement - que ses parents avaient acheté en Europe.
Privé de ce don, il ne s’était pas davantage cultivé sur les instruments. Une seule fois pourtant, il avait eu l’occasion de se
pencher sur la photo d’un Stradivarius. Il avait décalqué l’instrument et avait agrandi son dessin aux exactes dimensions
indiquées en bas de la photo. C’était à partir de ces plans grandeur nature qu’il avait réalisé sa sculpture dans un morceau de
bois massif. La furieuse réaction de son père l’avait définitivement éloigné de toute recherche complémentaire. Daniel était
soudain profondément effaré et presque choqué de ce manque
de culture de la part de son ami, d’autant que ce dernier semblait
soudain être vexé de s’apercevoir qu’il n’y connaissait rien du
tout.
Sur le voyage du retour, Zia était devenu sombre et silencieux.
Daniel, se demandait si son initiative avait été la bonne ne savait
pas comment s’y prendre pour rompre la glace et amener la
conversation où il l’entendait. Ils s’arrêtèrent pour dîner dans un
« fish and chips » au bord de la route. L’ambiance de l’endroit
était froide et l’atmosphère encore tendue entre les deux amants.
Zia prit sur lui de rompre la glace. Il avoua à Daniel qu’il avait
non seulement trouvé l’instrument magnifique, mais que cela
121
l’avait troublé naturellement. Il se rappelait les moments où il
avait sculpté dans le bois, de ses pauvres petites mains, la copie
du violon. Profitant de l’ouverture, Daniel repris discrètement
l’avantage, misant sur la curiosité de Zia
- Tu sais d’où je tiens ces informations sur le Messie ?
- Non ! Il redevint un peu distant et soudain ironique : je ne savais
pas que tu étais un expert en lutherie…
Mais Daniel ne releva pas.
- Je les ai trouvés dans un bouquin sur un luthier français qui
vivait au XIXème siècle. C’était un as du métier, un faussaire, un
copieur de génie. Quand le type qui possédait tous ces Stradivari
est mort, il s’est précipité chez lui en Italie et les a tous achetés,
y compris celui qu’on vient de voir. Ce luthier s’appelait JeanBaptiste Vuillaume, c’était le luthier de Paganini, il a passé sa vie
à faire des copies qu’on ne distinguait pas des vrais. Encore
aujourd’hui, certains Stradivari authentifiés sont certainement de
sa main.
- Et pourquoi t’es-tu intéressé à ce type ? Tu ne joues pas de violon, que je sache.
- Parce qu’il y a trois ans ta mère t’en a acheté un, de violon, et
que tu n’as même pas voulu le regarder… En désespoir de cause,
elle me l’a confié pour le jour où l’envie te reprendrait, au moins
d’ouvrir la boîte.
Zia se taisait soudain, puis il dit :
- Et alors ?
- Alors, ce violon est une très belle copie du Messie, signé JeanBaptiste Vuillaume. D’ailleurs, il les imitait si bien que
l’authenticité de celui que tu viens de voir est aujourd’hui contestée.
122
Une fois rentrés à Londres, ils reprirent leurs activités et leur vie
comme si rien ne s’était passé. Zia paraissait simplement plus
nerveux que d’habitude. Il sortait faire un tour toutes les cinq
minutes, n’assistait plus guère au cours de piano, ni ne faisait le
moindre commentaire quand il lui arrivait encore d’être là. Le
soir, il s’endormait comme une masse et ne se réveillait que tard
dans la matinée. C’est au bout de quatre ou cinq jours qu’il osa
affronter Daniel et lui poser de front la question :
- Il est où ce violon ?
- Je ne sais plus si je t’en ai parlé, mais mon père habitait une
maison près de la côte. Une sorte de cottage, dans un petit village.
- Tu n’y es jamais allé ?
- Pas depuis qu’il est mort.
- Et cela fait combien de temps ?
- À peu près en même temps que ta mère est venue te rendre
visite pour la dernière fois
- Avec le violon ?
- Oui, c’est cela. Avec le violon.
- Et il est là-bas ? Dans la maison ? Abandonné ?
- Non ! Il n’est pas abandonné. Je l’ai confié à un vieux voisin,
qui vit là-bas, ne sort pratiquement pas de chez lui et auquel je
téléphone de temps en temps… Pour savoir si ton violon va
bien…
123
- Et pourquoi, tu n’es jamais retourné dans cette maison ?
- Et pourquoi tu n’as jamais voulu voir ce violon…
124
Ils avaient commencé par dégager le vieux verger. L’herbe avait
poussé jusqu’à mi-taille et les ronciers étaient nombreux. Le vieil
appentis ne contenant strictement aucun outil à moteur, ils
avaient attaqué l’un à la faux et l’autre au sécateur. Tandis que
Daniel s’échinait à déraciner des arbustes pleins d’épines, Zia
torse nu maniait la faux avec une grande dextérité. Il avait commencé à par aiguiser la vieille lame avec une pierre trouvée dans
l’appentis. Et maintenant il fauchait d’un geste lent, ample et
régulier. Au bout de trois heures, toutes les herbes étaient couchées, Zia en formait des tas çà et là au moyen d’une fourche et
d’une brouette qu’il remplissait d’énormes fournées de foin.
« Dans trois semaines, on pourra les brûler. Pareil pour l’herbe
rase et au printemps tout reverdira. Il faudra acheter une tondeuse, mais en attendant, laissons faire la nature, je ne pense pas
que tu veuilles qu’on laboure pour semer ensuite une pelouse à
l’anglaise ? » avait ironisé Zia, et Daniel ne l’avait pas démenti.
Ce dernier avait fini de dégager les ronces et de belles perspectives s’étaient dévoilées entre les vieux arbres. Ils s’étaient ensuite
attaqués aux gros bouquets de gui qui poussaient sur les pommiers, faisant doubler de volume leurs extrémités, tout en
stérilisant les branches basses. Daniel s’était demandé s’il fallait
les tailler. Zia avait prétendu que non, qu’il fallait y toucher le
moins possible se contentant de casser les branchages secs. Les
arbres formaient de véritables voûtes d’ombres. Toutes les
125
pommes étaient tombées à leur pied et les feuilles commençaient
de jaunir. « Tu verras, avait dit Daniel, le matin, quand l’hiver
approche, des chevreuils et des biches viennent ici profiter des
murs clos et se reposer un moment des chasseurs, et grignoter
les pommes qui pourrissent lentement. C’est vraiment magique
ces animaux dans la brume ! »
Le verger étant à peu près nettoyé, ils avaient contemplé le jardin
qui jouxtait la maison. Ou plutôt ce qui avait été un jardin. Il n’en
restait plus rien d’harmonieux. Sur un terrain rectangulaire en
pente, de vieilles barrières en bois pourries cernaient d’anciens
massifs où les herbes et les ronces avaient repris leurs droits. Ca
et là pourtant, quelques roses d’automne – plutôt des églantines
par leur taille et leurs couleurs pâles - laissaient entrevoir que tous
les rosiers n’étaient pas encore morts et qu’ils suffiraient de les
laisser respirer pour qu’ils repoussent en force au printemps.
C’était vraisemblablement des espèces anciennes et rares, en voie
de disparition. « Quand j’étais enfant, ce jardin était tenu par mon
grand père. C’était resplendissant, expliquait Daniel. Il y trouvait
refuge pour ne plus entendre les disputes de mes parents. Et plus
mes parents se disputaient, plus le jardin embellissait. Je me souviens exactement de son ordonnancement. Tout en haut poussait
un carré de pivoines énormes, bénéficiant de l’ensoleillement
généreux. Une petite allée séparait ce potager de fleurs, d’un jardin de curé à la française, des massifs de buis et d’aromates, avec
quelques tomates qu’aujourd’hui on ne trouve plus nulle part.
Puis plus on descendait plus on traversait les siècles, passant de
la renaissance au XVIIIème puis au XIXème siècle. Les rosiers
anciens, aux fleurs roulées en boule s’ouvrant comme des jupons,
laissaient progressivement la place à des espèces plus classiques,
dans les rouges sombres, bien dessinées et charnues, l’image
126
même de la rose qu’on offre par amour romantique, des roses
d’opéras qui se mélangeaient aux camélias et aux rhododendrons
qui fermaient le jardin vers le bas. »
- Et bien, nous allons le restaurer à l’identique lui avait répondu
Zia, mais ça prendra du temps, au mois deux ou trois saisons.
Ils passèrent encore trois week-ends à redessiner les allées,
reconstruire les petites barrières avec des branches de noisetier,
enlever les ronces et retourner la terre au pieds des arbustes
encore vivants, puis remplacer ceux qui étaient morts par de nouveaux pieds.
Le soir, ils allumaient un feu et mangeaient des châtaignes à la
cendre et des noix fraîches. Ils vidaient aussi quelques bouteilles
de très vieux bourgognes laissées dans la cave cadenassée du
grand père qui avait survécu aux parents de Daniel. Ils remplissaient de cendres de grandes bassinoires de cuivre qu’ils
montaient pour réchauffer le lit dans une chambre qui tous les
soirs à l’approche de l’hiver devenait de plus en plus glaciale.
Maintenant que le verger et le jardin étaient soignés, attendant
simplement le printemps pour ressusciter, ils avaient décidé de
consacrer l’hiver à la réfection de la maison. Il fallait rafraîchir
les peintures, restaurer la plomberie, l’électricité, installer un ou
deux poêles à bois. Tout cela se faisait très naturellement, pendant
les week-end prolongés qu’ils passaient là-bas. Le reste de la
semaine, ils étaient à Londres, Daniel donnant ses cours et Zia
ne faisant presque rien, hormis les courses, la cuisine, le ménage.
Jamais il ne mit le pied à la faculté ni ne retourna à Cambridge.
Il passait de plus en plus de temps au Cottage à repeindre les
127
pièces, à choisir chaque couleur et soigner la décoration. Les
quelques jours qu’il passait chaque semaine à Soho, il les consacrait à faire le tour des brocantes, des antiquaires et du marché
aux puces. Il revenait à la campagne, chargé d’objets gracieux
qu’il disposait dans toutes les pièces et qui trouvaient entre ses
mains leur place exacte, comme s’ils avaient toujours été là. Il
n’avait toujours pas ouvert la boite de son violon. En revanche
s’aidant d’un piano droit d’occasion qu’ils avaient acheté et fait
livrer au cottage dès les premières semaines de leur installation,
il composait et notait sur de grandes partitions le flux d’improvisations qui l’avaient hanté toutes ses années.
Il n’avait plus de nouvelle de sa mère, ni d’aucun être vivant au
Pakistan. Une fois, son père lui avait écrit. Hussein avait découvert que son fils n’allait pas à la faculté de droit. Il avait adressé
la lettre à l’adresse de Daniel à Soho. Comment se l’était-il procurée ? Sans doute par le principal du collège ou peut-être avait-il
embauché un détective privé. La lettre était dure. « J’ai appris que
tu n’allais pas en cours… Que tu vivais avec un homme… Il est
temps que tu rentres au Pakistan… Tu n’es même pas majeur…
Je te ferai ramener par la police… ». Pas un mot tendre, pas un
mot sur Elisabeth. Que devenait-elle ? Etait elle en bonne santé ?
Rien !
Zia lui avait répondu aussi rudement. Sans rien nier, ni se justifier,
il avait résumé en quelques phrases tout ce que son père lui avait
fait subir : la pension, la privation de la musique, l’éloignement,
l’absence, le manque de tendresse. Il avait évoqué certains de ses
souvenirs laissant à penser que Hussein n’avait aucune leçon de
morale à lui donner en ce qui concerne l’amour et la sexualité et
128
il avait conclu sa lettre d’une formule sans appel : « Je ne rentrerai
pas au Pakistan ni ne céderai à tes injonctions. Je ne souhaite
qu’une seule chose, que tu me renies et m’offre en échange de
ce débarras ma majorité ». Zia avait alors dix sept ans. Il ne reçu
aucune réponse. Son père cessa de le faire suivre. Il n’avait plus
de contact avec sa mère qu’il essaya plusieurs fois de joindre au
téléphone. A chaque fois, c’est la voix de son père qui répondait
et il raccrochait aussitôt.
Il se sentit soudain délivré d’un poids. Sans la moindre culpabilité,
il se consacra uniquement à l’aménagement du cottage.
129
À la fin de l’automne, Daniel et Zia décidèrent de fêter tous les
deux l’aménagement du cottage et leur installation. Une sorte de
crémaillère intime à la lumière des bougies. Après un repas de
choix arrosé du meilleur champagne, ils s’étaient assis au coin du
feu sans rien dire, goûtant simplement le plaisir d’être ensemble
dans ce lieu qu’ils avaient créé et aménagé.
Tandis que son ami restait assis dans son fauteuil près de l’âtre à
déguster un vieil alcool, Zia pour la première fois, s’autorisa à
ouvrir l’oblongue boîte noire, posée sur une étagère. Il ôta doucement le cachemire de soie brodé qui protégeait le vernis de
l’instrument - un vernis jaune doré, sans la moindre rayure, des
filets jaunes plus clairs… Le double du Messie. Il le sortit précautionneusement de sa boîte, ainsi qu’un des deux archets. À
l’aide de la petite vis nacrée qui en ornait la base, il retendit la
mèche. Ce geste, le premier d’entre tous, celui qui conditionne
la véritable prise en main de l’instrument, celui qui précède l’accord des cordes à vide, provoqua en lui une émotion
irrépressible. C’est comme si en tournant la petite vis, il ouvrait
dans son cœur une vanne microscopique restée trop longtemps
fermée. La pression était trop forte, il eut l’impression que son
cœur battait comme les tambours, là-bas. Une armée de tablas.
Trop vite, trop fort. Il entendit le bruit sourd dans sa poitrine.
La tête lui tournait un peu, des picotements de lumière montè-
131
rent dans ses yeux, puis des larmes. Un torrent de larmes accompagné de gros sanglots. L’ami presque aussi ému que lui se
rapprocha et posa la main sur son épaule. Mais cette main ne le
calma pas. Il aurait aimé que cette main le calme, mais les sanglots
étaient irrépressibles. Daniel lui dit très doucement : « Je te laisse,
je suis dans la pièce à côté ».
Laissé seul aux prises avec son violon, Zia se calma peu à peu.
Malgré les années, les cordes étaient à peu près restées tendues
et il n’eut qu’un geste minuscule à faire, une simple pression des
doigts pour remettre le chevalet à sa place. Il tourna les chevilles
les unes après les autres, les pinçant pour en éprouver la justesse :
La, Ré, Sol, Mi. Il n’eut pas besoin de diapason, son oreille absolue lui donnait le La. Il posa alors le violon sur son épaule gauche
et le bloqua simplement entre le menton et l’épaule, se contractant à peine. Jusqu’à présent, il était assis en tailleur. Il sentit le
moment de se lever, de se déployer et le fit sans s’aider des mains.
Immédiatement, il retrouva cette position d’équilibre et de légèreté. Il était comme tiré vers le haut par un fil invisible, tout son
poids reposant sur la pointe des pieds. Alors seulement, il saisit
le manche de l’instrument. Se gardant de poser les doigts sur la
touche, à l’aide de rapides et simples coups d’archets, il affina
l’accord des quatre cordes. C’est à ce moment qu’il allait lui falloir
faire jaillir des notes. Cela faisait si longtemps. Mentalement, il
calcula : cinq ans, six ans, presque sept. Il ressentit une grande
faiblesse dans la main droite, celle qui tenait l’archet. Même si la
position des doigts était la bonne, il en était sur et certain, comment pouvait-il en être autrement puisqu’il était né avec cette
position dans le sang, il fut comme vidé de ses forces. L’archet
mal assuré rebondit un peu sur les cordes à vide, tel un cheval
132
fougueux. L’esprit du coursier qui avait donné ses crins pour
fournir la mèche de l’archet se rebiffait d’avoir été si longtemps
abandonné, enfermé, non monté.
Zia tenta enfin une petite gamme. Il partit de la corde la plus
grave, le Sol, et monta la gamme en majeur dans la première position. C’est comme si ses doigts de la main gauche n’existaient
plus, engourdis par un hiver trop long. Il produisit une bouillie
de notes. Toutes étaient justes, mais privées de timbre et de mordant. Une gamme vide de sens. Il avait joué une douzaine de
notes et avant même de redescendre la gamme, il interrompit
son jeu. Il fut tenté de reposer l’instrument, à la fois désespéré
et lucide : pouvait-il s’attendre à autre chose qu’à ce timbre faible
et chevrotant comme la voix d’un vieillard. Courageusement, Zia
changea de position et choisi une note aigue, un Sol également,
posé tout en haut de la corde Mi, les doigts près du menton, la
torsion nécessaire de la main lui faisait mal, il redescendit maladroitement la gamme. Toutes les notes lui paraissaient fausses.
Zia reposa le violon et l’archet, cette fois sans précaution. Il se
rassit sur le sol et se prit la tête dans les mains. Cette fois les
larmes ne vinrent pas. Le torrent s’était tari. C’est alors qu’il en
voulut à son père et en même temps ne lui en voulait plus. C’était
un homme, une mécanique humaine, une chose humaine qui
avait décidé pour lui, une fois pour toutes, après la vexation du
concert là-bas, dans le salon de musique. C’est à lui-même que
Zia en voulait maintenant. Il était seul. Son violon était devenu
un ennemi, un objet sec posé là et dont l’âme pourtant toujours
présente entre les éclisses ne lui appartenait plus. Il se dit qu’elle
n’appartiendrait plus à personne. Qu’elle était seule. Le violon
était solitaire tout comme lui, Zia l’était devenu. Soudain, le
133
monde était froid, il n’existait plus de lien entre les objets et les
êtres. Une pensée fulgurante traverse l’esprit de Zia. Ne seraitelle pas là, l’initiation des soufis ? Dans cette découverte
définitive de la solitude et de la séparation.
Son ami entra dans la pièce.
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Zia s’était remis à jouer comme un convalescent qui guérit d’une
longue maladie. Il reprenait des forces, faisait des exercices, des
gammes, évitant d’interpréter des morceaux. « Je rejouerai ! Se
disait-il. Je rejouerai comme avant ! Je rejouerai mieux qu’avant,
je jouerai comme un Dieu. »
À partir de ce moment, il resta des semaines seul au cottage et
chaque fois que Daniel venait le rejoindre le weekend, ce dernier
pouvait constater les progrès fulgurants. Le violon aussi semblait
avoir acquis une sonorité ronde, onctueuse et puissante. Zia se
remit à jouer sur des disques que Daniel lui ramenait. Les meilleures interprétations des concertos de violon par les plus
célèbres orchestres du monde : le Philharmonique de Berlin, le
Concertgebouw d’Amsterdam, le Philharmonique de Londres.
Il se familiarisait ainsi à distance avec les meilleurs chefs d’orchestre…
Daniel donnait toujours ses cours à Londres. Il faisait quelques
connaissances dans les milieux musicaux et fréquentait les
conservatoires, allait assister à des concerts, rendait visite aux
artistes dans leurs loges, leur laissait ses coordonnées téléphoniques, prenait un verre avec l’un ou l’autre.
Grâce à ces repas au cottage, avec des amis triés sur le volet. Zia
135
réapprenait à vivre socialement, à apprécier des êtres humains, à
faire confiance, à croire à la gentillesse et à l’humanité. Non,
Daniel et lui n’étaient pas les seuls sur terre… Quand on demandait à Zia à quoi il occupait son temps, il disait qu’il composait…
Mais jamais qu’il jouait du violon, ni même un peu de piano.
Alors on demandait à Daniel de jouer la musique de Zia… Il se
mettait au piano et jouait. Des mélopées orientales qui s’organisaient de façon un peu jazz.
Parmi les connaissances que Daniel accumulait à Londres, rares
étaient, malgré tout, celles qu’il ramenait à la campagne. Les
quelques jeunes et moins jeunes musiciens qui étaient venus passer un weekend au cottage rappelaient à Zia le salon de musique
de son enfance. Il y avait un violoncelliste, un contre ténor, ainsi
qu’un jeune violoniste virtuose, lauréat d’un certain nombre de
concours, qu’ils avaient invité comme pour discrètement comparer et faire le point. Malgré l’ambiance amicale qu’avaient créée
chacune de ces visites, Zia résistait à l’envie de sortir son violon
tant qu’il n’était pas sûr de rejouer comme un Dieu.
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Rebecca, était une cantatrice, encore étudiante au conservatoire.
Daniel avait assisté, un peu par hasard, à un concert de jeunes
musiciens auquel elle participait. Le concert se déroulait dans une
petite salle proche du quartier de Soho. Il avait vu l’affichette
avec la photo en noir et blanc de la jeune femme au milieu d’un
groupe de jeunes instrumentistes et la photo donnait envie de la
connaître. Rebecca était belle. Cuivrée de peau, on devinait à son
visage fin, à ses traits lèvres ourlées, à sa chevelure comme un
casque noir et bouclé qu’elle provenait de la corne de l’Afrique,
Ethiopie, Somalie, Érythrée peut-être. Elle avait un petit air
indien aussi, peut-être, un de ses ancêtres était-il originaire de l’île
Maurice ou de la côte des Malabars ? Le point rouge de l’Hindouisme n’aurait pas déparé sur son front. Peut-être étaient-ce
davantage ces facteurs qui avait incité Daniel à se rendre dans ce
lieu ? Il n’avait pas été déçu. Rebecca avait une magnifique voix
d’alto. Elle chantait accompagnée d’un quatuor d’étudiants des
airs de Pergolèse, une version simplifiée du Stabat Mater, et
quelques airs de Mozart aussi.
Daniel avait été séduit par la voix et aussi par la beauté de la jeune
femme dont le corps qu’on devinait sous la robe en soie noire
avait la finesse et l’étroitesse de celui d’un éphèbe, les seins à
peine saillant contrastant avec de belles épaules de gymnaste. Il
était allé la voir juste après le concert et tout de suite, il avait senti
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qu’il lui plaisait à elle aussi. Ses yeux, son sourire éclatant témoignait d’une confiance immédiate, d’une complicité au moindre
de ses mots. D’ailleurs, il l’avait à peine félicitée qu’il lui proposait
de venir un weekend dans sa maison de campagne qu’il partageait, lui avait-il dit, avec un ami musicien, un grand musicien,
compositeur aussi…
Elle avait eu un froncement du front pressentant probablement
l’homosexualité de Daniel, mais lui avait compris différemment
cette expression. En faisant l’éloge de Zia, il en avait parlé
comme d’un vieux monsieur « Grand compositeur, grand musicien… » Cela pouvait lui faire peur, l’ennuyer, la dissuader. Alors
il avait corrigé le tir : « mais vous verrez, il est jeune, il a presque
votre âge… » Puis sentant qu’il donnait peut-être trop de précisions incongrues, il avait un peu bafouillé et s’était tu en la
regardant tout simplement. Elle avait laissé un petit temps
comme pour lui laisser le plaisir de la regarder puis elle avait
répondu qu’elle viendrait avec plaisir, pourquoi pas d’ailleurs ce
week-end, elle était libre, elle n’avait pas d’examen, aucun
concours à préparer. Elle avait ajouté dans un sourire : aucun
engagement d’aucune sorte.
Le trouble qu’avait ressenti Daniel n’était qu’esthétique et sympathique, il n’avait aucun caractère sexuel. Il s’était posé
rapidement la question et y avait répondu tout aussi rapidement.
Cette fille était formidable tout simplement et il avait envie de la
faire connaître tout de suite à Zia. Il ne savait pas pourquoi. Mais
c’était comme cela.
Le weekend suivant, Daniel était arrivé avec Rebecca sans pré-
138
venir Zia de cette visite, ni même de cette nouvelle connaissance.
En général, Daniel lui en parlait d’abord. Souvent un petit dîner
avait lieu à Soho pour lequel Zia se rendait disponible en semaine.
Il arrivait l’après-midi et repartait le lendemain matin. Il aidait
Daniel à préparer le dîner, souvent avec des légumes et des fruits
qu’il ramenait de la campagne. Ils jaugeaient ensemble le nouveau
venu, sans que celui-ci ne s’en rende compte, car ils restaient toujours parfaitement cordiaux et accueillants, puis décidaient une
fois seuls après le dîner si l’invité avait quelque chance d’être
convié par la suite au cottage. Souvent c’était définitivement réglé
le soir même, mais il était arrivé qu’ils ne se mettent pas d’accord
immédiatement ou qu’ils hésitent ensemble. La décision était
alors remise à plus tard et il y avait de fortes probabilités pour
qu’elle soit à jamais négative. On continuerait peut être à voir la
personne ici, dans le petit appartement de Soho, ou éventuellement chez elle, ou ailleurs, au concert, à l’opéra, au restaurant,
mais pas au cottage.
Si Daniel avait procédé de la sorte avec Rebecca, il y aurait eu de
fortes chances qu’une décision positive soit prise le soir même,
peut-être même en sa présence, à voix haute, ou à regard couvert,
pendant le dîner. Mais Daniel était tellement sur de lui, ou alors
tellement craintif d’une réponse négative de Zia qu’il avait préféré lui réserver la surprise. Après tout, il conservait la possibilité
d’exister en dehors du couple et le cottage était un peu chez lui.
Il remuait toutes ces idées en roulant dans la petite Morris verte
avec cette perle noire à ses côtés, mais se disait que cette fille était
tellement charmante qu’elle plairait fatalement à son ami. Plus
les kilomètres passaient, plus cette certitude se renforçait. Ils parlaient de choses et d’autres, tantôt légères comme de la voiture
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et des risques plus que probables qu’elle avait de tomber soudain
en panne, du paysage qui reverdissait doucement après un trop
long hiver, tantôt plus profondes comme de leurs origines respectives, Rebecca l’éthiopienne avait à peine connu ses parents,
des notables, assassinés sous le régime de Mengistu… Et Daniel
avait un peu parlé des siens, de ses origines modestes et des violences conjugales qui avait bercé son enfance. Le tout sans
aucune méfiance, ni aucune impudeur. Daniel n’avait qu’une
petite peur, c’est qu’ils n’aient pris Rebecca et lui trop d’avance
dans la connaissance mutuelle, au moment où il lui ferait rencontrer son ami. Il ne lui avait pas dit non plus qu’il vivait en
couple et que c’était son amant. Peut-être trouvait-il que cela allait
tellement de soi, qu’il était inutile d’aborder le sujet et comme
elle ne lui avait pas posé la question, c’est sans doute qu’elle avait
la réponse et que cette réponse ne la gênait pas le moins du
monde, sinon elle ne serait pas venue.
Zia fut décontenancé en voyant arriver son ami en si noire, si
belle et si féminine compagnie. Rebecca senti immédiatement la
gêne et prit les devants pour s’excuser. Elle le fit tellement simplement et naturellement, impatiente qu’elle était de découvrir
deux personnes qui lui semblaient particulièrement vivantes, qui
protégeaient leur intimité tout en la proposant toute entière,
après une seule rencontre, que Zia se sentit fondre, lui aussi.
Daniel n’avait plus qu’à lui avouer : « Je voulais vraiment te faire
la surprise ». Disant cela et connaissant implicitement les sentiments incertains de Zia envers la gente féminine, c’était comme
s’il lui amenait cette femme sur un plateau. C’était d’ailleurs probablement un peu le cas, et Zia, malgré ses réticences, ne mit pas
plus de trois minutes pour le comprendre.
140
Tous les trois passèrent un week-end de complète confusion des
sentiments. Daniel avait un peu peur, tout de même, que son
cadeau ne soit trop efficace. Rebbeca était fortement attirée par
lui, même si elle comprenait la nature du lien qui liait les deux
garçons. Zia lui était fort sympathique. Elle le trouvait même
assez joli garçon et non dépourvu d’attrait, mais elle restait sur
le coup de foudre qu’elle avait ressenti en rencontrant Daniel.
Quant à Zia, il tomba immédiatement amoureux fou de la belle
éthiopienne, ne rêvant que de découvrir ce corps qui ne l’effrayait
pas mais l’attirait pour lui faire encore mieux connaître l’homme
qu’il était.
Mais il advint au milieu de ce week-end un événement qui
dépassa toute la charge érotique qui s’accumulait entre les trois
nouveaux amis et qui fit qu’ils ne passèrent pas – du moins cette
fois là - aux actes charnels. Le charme de Rebecca avait tellement
agi et de façon si naturelle sur les deux garçons que quand elle
leur proposa de chanter, Daniel se mit au piano. Après trois airs
de Haendel, Purcell et Chostakovitch, sa voix onctueuse et grave
avait empli la pièce si tendrement que Zia proposa de se mettre
au piano et de déchiffrer avec elle une partition de lieders qu’il
avait composés quelques semaines auparavant. Poussé par un peu
de jalousie, il occupait le terrain. Daniel se tenait légèrement à
l’écart. L’émotion l’étreignait de manière si vive et si visible que
Zia et Rebecca le supplièrent de revenir au piano.
- C’est magnifique, dit Rebecca. Tu n’as pas quelque chose pour
trois ? Avec un accompagnement à quatre mains, par exemple…
- Non, avait répondu Zia, j’ai mieux.
141
A la surprise de Rebecca qui ignorait tout de ses talents de violoniste, Zia avait extrait son instrument de sa boîte en leur
demandant de continuer à déchiffrer tranquillement la partition
de lieders, sans s’occuper de lui. Et il les avait accompagné en
improvisant. Très curieusement, alors qu’elle ne concernait initialement que la voix et l’accompagnement de piano, la partition
laissait la place au violon dont la sonorité onctueuse se déployait
sans couvrir les deux autres.
Contrairement à tous les hôtes précédents du cottage, Rebecca
avait ainsi eu droit au dévoilement du secret…
Ils étaient allés se coucher. Rebecca dans sa chambre et les deux
garçons dans la leur. Zia qui mourrait d’envie d’aller la rejoindre
s’était retenu.
Daniel l’avait ramenée chez elle à Londres tandis que Zia était
comme d’habitude resté au cottage pour la semaine. Dans la voiture, elle était à la torture. Elle décida d’attendre et de laisser faire
les choses. Les deux garçons lui avaient proposé de revenir le
week-end suivant et elle avait accepté. Toute la semaine, elle
pensa qu’il fallait qu’un des deux la prenne. Le week-end arriva
enfin et ce fut Zia qui vint frapper à la porte de sa chambre. Il
connut ainsi sa première expérience avec une femme. Mais au
terme de cette nuit tumultueuse, alors que Zia dormait encore,
elle alla chercher son compagnon et le ramena dans le lit. Zia
s’éveillait à peine qu’elle lui dit d’un air mutin : « On ne pouvait
pas le laisser tout seul ». Rebecca venait désormais tous les weekends au cottage, il dormaient souvent tous les trois ensemble ou
se rejoignaient, soit dans la chambre d’amis, soit dans celle des
142
deux garçons. Il arrivait qu’elle reste un jour ou deux en début
de semaine avec Zia quand rien ne l’obligeait à rentrer dans la
capitale.
143
Le récit de Zia et l’évocation de cette femme à la fois jeune, belle,
cantatrice et africaine, me mit profondément mal à l’aise. Je
n’avais jamais parlé à Zia de ma vie intime ni de ma liaison avec
Maryam. Et à celle-ci, je n’avais fait qu’évoquer vaguement mes
entretiens avec ce violoniste étrange. Je ne savais pas vraiment
où j’allais durant toute cette période. Je passais beaucoup de
temps à dormir et à marcher dans Paris. Cela faisait déjà plusieurs
semaines que je rencontrais régulièrement Zia et qu’il me racontait sa vie. Je le voyais pratiquement tous les jours et le soir, je
notais ce qu’il m’avait raconté. Deux où trois soirées par semaine,
je retrouvais Maryam et passais la nuit avec elle. Pendant une
période, j’espaçai mes visites. Non pas que mon désir faiblit
envers elle, mais j’avais du mal à assumer notre relation. Disons
que je me sentais faible et que je ne voulais pas lui faire de mal.
Je ne voulais pas faire semblant de m’engager alors que je m’en
sentais incapable. Et pourtant le lien entre nous devenais plus
fort, j’avais de plus en plus de mal à me passer d’elle et je cédais
moins à ces crises d’effroi en sa présence, quand je repensais, en
la regardant, à l’autre jeune femme, celle qui était morte devant
mes yeux le jour de l’attentat. Je me demandais si finalement les
deux femmes se ressemblaient autant qu’il m’avait paru les toutes
premières fois. Le souvenir de la femme de l’attentat se dissipait,
je ne voyais plus vraiment ses traits comme je les avaient gravés
et gardés si précisément en mémoire au début. Maryam prenait
145
le pas sur elle. En revanche la figure de son compagnon me revenait avec autant de précision qu’au premiers temps. C’est à lui
que je pensais parfois, en faisant l’amour dans la nuit avec
Maryam. J’acceptais désormais plus volontiers que la lumière
reste allumée dans la chambre.
Mes maigres économies ne suffisant pas pour payer mon loyer,
là-bas rue du Commerce, j’ai donc rendu mon petit appartement
à son propriétaire et récupéré la caution. Maryam à laquelle j’avais
fini par annoncer que j’avais quitté mon travail dans le métro m’a
- comme je l’avais prévu – proposé de m’abriter chez elle. Je l’ai
remerciée en lui disant que pour le moment, j’envisageais de me
débrouiller seul et je ne voulais surtout pas l’envahir. Elle ne m’a
pas demandé comment je comptais faire, ni où j’envisageais de
me loger. En revanche elle a eu l’air contente de me voir abandonner ce travail et elle m’a dit que je trouverais certainement
quelque chose de mieux, de plus proche de mes goûts, qu’on
n’avait qu’une seule vie et qu’il fallait se réaliser. Elle a même
ajouté qu’on pouvait se réaliser sur le tard, d’un seul coup comme
cela et que même si c’était juste avant de mourir, cela suffisait
pour illuminer et justifier une vie. Je n’en suis pas encore là et j’ai
même plaisanté sur le fait que certains se réalisaient après leur
mort et que cela illuminait et justifiait non seulement leur vie
mais celle des autres. Je pensais d’une manière romantique aux
artistes maudits, peintres, musiciens, écrivains. J’étais resté assez
vague sur mes entretiens avec Zia. J’ai simplement raconté que
j’avais rencontré un violoniste d’origine pakistanaise et que cette
brève rencontre avait réveillé en moi l’amour que j’avais eu jadis
pour les musique orientales et peut-être l’envie de reprendre mes
études de musicologie.
146
Je n’avais donc plus d’appartement. Sur le conseil de Zia, je suis
allé frapper à la porte d’un grand squat qui occupait un immeuble
juste en face de chez lui dans la rue Charlot. Le squat était connu
à l’époque, il était à la pointe des mouvements qui luttaient pour
le logement à Paris. Ouvert sur plusieurs étages aux militants, aux
sans papiers et aux artistes de tous les continents, c’était un centre
de rencontres incroyable. Zia y passait de temps en temps. Il avait
joué pour des soirées organisées par l’association Droit Au Logement, et sa recommandation m’avait permis de déposer mes
quelques affaires dans un coin et de m’installer provisoirement.
C’est à cette occasion que j’ai découvert l’aspect militant de Zia.
Son engagement politique ici en occident. Un jour qu’il avait
amené son violon, il avait joué sobrement les premières mesures
de la Vème symphonie de Beethoven. Juste la mélodie, mais l’attaque était si claire, si puissante qu’on imaginait soudain tout
l’orchestre développant le thème. Puis il s’était interrompu et son
violon sous le bras, il avait déclaré avec emphase de sa voix rocailleuse : « Cette musique là, elle appartient à tout le monde ». Je
crois qu’il avait même ajouté quelque chose du genre : « A tous
les damnés de la terre. A tous les exclus de l’occident. Cette partition, c’est nos papiers à tous ».
Le squat était rempli de comédiens, de figurants et de gens du
spectacle. Il m’était devenu facile de me faire un peu d’argent en
allant sur les tournages. Quelques heures de figuration par ci par
là me permettait de survivre. Quelques jeunes femmes m’ont fait
des avances que j’ai prudemment refusées. Même Zia, une fois
ou deux a essayé de me faire rester la nuit dans son appartement.
Quand son récit s’embrumait, devenait trop sentimental, qu’il se
laissait aller à des confidences sur son homosexualité, ses aven-
147
tures dans Paris, ses frustrations, il se trouvait très laid… Je refermais mon carnet avec un sourire que je savais un peu ironique et
distant, je prenais congé. Une fois ou deux, j’ai du lui préciser
que je n’avais pas de désir pour les hommes. Je ne lui ai pas dit
que je n’avais pas de désir pour lui, non. J’ai simplement dit :
pour les hommes, ce qui n’était pas totalement vrai, car il m’était
arrivé d’en éprouver étant plus jeune. Mais je crois que je suis
aujourd’hui définitivement « fixé » sexuellement.
148
C’est Rebecca qui avait noué le contact avec le vieux maître.
Yéhudi Ménuhin avait été au sommet de son art, l’un des plus
grand violoniste du siècle, ancien enfant prodige qui avait donné
des concerts dès l’âge de cinq ans, il en avait désormais près de
quatre vingt. Il avait été anobli par la reine et consacrait son
temps à des masters class et à des conférences dans lesquelles il
transmettait bien plus que son art, une véritable philosophie de
la vie, empreinte des nombreuses expériences qu’il avait eu à travers le monde et de sa connaissance approfondie des musiques
et des sagesses orientales. Lors d’un colloque que le violoniste
avait animé au conservatoire, Rebecca était allée le trouver. Elle
lui avait parlé de la musique comme un don, des cultures différentes et du lien formidable que constituait ce don. Et puis ils
en étaient venu à discuter de l’enfance, pourquoi certains enfants
étaient touchés par la grâce de la musique et pas d’autres. Les
premiers n’avaient-ils pas une mission, une responsabilité. Une
place à remplir, pour la vie entière. Rebecca chantait depuis l’enfance, elle chantait extrêmement juste, elle avait une large
tessiture et surtout, elle chantait tout le temps, comme un oiseau.
Naturellement, elle avait charmé le vieil homme et ils étaient allés
prolonger cette conversation dans un bar proche du conservatoire. C’est là qu’elle lui avait parlé de Zia. Menuhin ne jouait
pratiquement plus de violon. Ses douleurs dans le dos et les arti-
149
culations l’en empêchaient, le faisaient régresser. Avec philosophie, il avait rangé ses beaux instruments. Il possédait encore
deux Stradivari. Il les prêtait à des jeunes élèves particulièrement
doués qu’il repérait dans le monde entier et qu’il invitait à jouer
en soliste avec son orchestre à lui, formé essentiellement de
jeunes musiciens. Il se consacrait à la direction d’orchestre, au
service de ces jeunes talents. Il n’avait jamais entendu parler de
Zia et s’en étonnait car il connaissait très bien l’Inde et même le
Pakistan où ils s’était rendu à de nombreuses reprises.
Rebecca répétait – en l’enjolivant - ce que Daniel lui avait raconté
sur la famille de Zia. Le Ksar perdu dans la vallée, entre les frontières afghanes, pakistanaise et indiennes le salon de musique, et
surtout le don de Zia pour le violon. Rebecca sentit qu’il fallait
insister, que l’occasion ne se représenterait plus, elle lui proposa
sans détour de l’emmener avec Daniel, dans sa petite Morris
verte, un jour de la semaine qui s’annonçait. On aurait dit une
proposition amoureuse. Le maître n’était visiblement pas insensible au charme de l’éthiopienne. Menuhin sorti son agenda,
vérifia quelques rendez-vous, passa un ou deux coups de téléphone pour les annuler et accepta pour le surlendemain. Puis ils
se séparèrent en s’embrassant chaleureusement.
C’était miraculeux. Il fallait qu’elle en parle tout de suite aux garçons. Au moins à Daniel. Peut-être que pour Zia, mieux valait
réserver l’effet de surprise. C’est ce qui fut conclu par téléphone
entre les deux amis, Zia étant resté au Cottage. On lui amenait à
déjeuner un grand musicien, quelqu’un qui pouvait certainement
beaucoup pour lui. Il n’avait qu’à faire la cuisine et à répéter son
violon. Pour le violon, cela ne changeait guère de ses habitudes,
150
pour la cuisine, Daniel lui conseilla d’agrémenter les légumes du
jardin d’une bonne dose de curry, de préparer un plat composite,
à l’image de la musique qu’il composait.
151
Zia était encore à ses fourneaux quand il aperçut par la petite
fenêtre entrouverte de la cuisine, la Morris qui se garait à l’entrée
du jardin. A travers la vigne vierge qui obstruait à moitié la fenêtre, il vit Daniel s’en extraire puis faire le tour pour ouvrir la porte
au passager inconnu, tandis que, de l’arrière la silhouette joyeuse
et bondissante de Rebecca venait prendre l’invité par le bras.
L’homme n’était pas très grand, mais fin et mince, encore droit
pour son âge. Il avait de beaux cheveux blancs ramenés vers l’arrière et son visage respirait la douceur et la bonté. La tête du
personnage inspira immédiatement à Zia une impression connue,
sans qu’il puisse mettre un nom sur ce visage pourtant familier.
Le nez busqué, les sourcils un peu broussailleux en accent circonflexe et le mince sourire du personnage lui procurèrent une
sorte d’émotion du même type que celle que l’on ressent en
entendant un morceau de musique que l’on aime mais qu’on n’a
pas écouté depuis longtemps. Il avait reconnu Menuhin avant
même que son nom ne puisse franchir ses lèvres. Malgré ses cheveux intégralement blancs, le maître conservait les traits acérés
du visage qui ornait les nombreuses couvertures de disques 33
tours que ses parents lui avaient fait écouter enfant. « Yehudi
Menuhin ! » lâcha à voix haute Zia. Ses mains tremblaient. Il les
essuya dans un torchon avant de se défaire du beau tablier de
serge bleu marine que lui avait offert Rebecca et Daniel pour son
dernier anniversaire.
153
Ils avaient déjeuné tout les quatre et le délicieux curry préparé
par Zia avait naturellement amené le vieux violoniste à évoquer
les Indes qu’il connaissait bien. Il avait parlé des trois clés fondamentales qui conditionnent tout l’apprentissage de la musique
dans ce pays. Le Guru, c’est à dire le maître auquel on doit se
soumettre tant qu’on ne l’a pas égalé, la Vinaya qui veut dire l’humilité et la Sadhana qui signifie le travail. Sans ces trois qualités
réunies, l’élève se heurte rapidement au mur de la médiocrité et
n’arrive à rien. Il avait enchaîné habilement sur la condition de
prodige qui entraine la tentation pour l’enfant de se dispenser de
l’une ou l’autre des ces trois conditions indispensable. Touché
par la grâce et d’une certaine manière par la facilité et un succès
juvénile, l’enfant prodige est vite rattrapé par l’une ou l’autre de
ces nécessités. Il savait de quoi il parlait, lui qui avait joué en
culotte courte dans des salles pleines à craquer d’admirateurs
éblouis. Il avait lutté toute sa vie pour rester à la hauteur de son
don, l’entretenir, le canaliser, le cristalliser. Plus que n’importe
quel musicien, l’enfant prodige apprend rapidement et avec
davantage de cruauté qu’on joue toujours moins bien le lendemain matin que la veille au soir. Après s’être échauffé, détendu,
diverti, le corps excelle un temps puis se refroidit vite. La première demi-heure le met au supplice car il a l’impression d’avoir
régressé. Zia comprenait fort bien ce discours, lui dont le corps
s’était refroidi au jeu violonistique pendant des années. Puis
Menuhin enchaîna sur sa connaissance des instruments. Les violons aussi sont vivant et ont besoin d’être réchauffé par la
pratique. Ils vous font souvent payer l’éloignement de manière
impitoyable. Il le font avec un humour cynique. Souvent, vous
les retrouvez après quelques jours d’absence, ils sont disponibles,
reposés, vous offrent leur sonorité chaude pendant une dizaine
154
de minutes, puis d’un coup se cabrent et se mettent à grincer
sous vos doigts engourdis et patauds. Seul l’exercice patient et
répété permet de progresser et dans le cas de l’enfant prodige de
rester non seulement à son niveau, mais de le transcender en
devenant adulte. Devenir adulte avait été toute la vie de Menuhin.
Il avait presque quatre vingt ans et conservait dans le regard et
dans sa façon très vivante de raconter son histoire une lumière
enfantine qui était un véritable cadeau pour ses trois invités.
Après le repas, il demanda à Zia de prendre son violon et de
s’isoler avec lui dans une des chambres de la maison.
Ils étaient restés plus de deux heures dans la pièce. Menuhin avait
commencé par demander à Zia de lui jouer quelques gammes et
lui avait tourné autour comme s’il contemplait une œuvre d’art.
Il s’était attendu à ce que Zia, sans guide et sans pratique pendant
des années, ait contracté quelques défauts majeurs dans sa position et sa tenue de l’instrument, n’en avait trouvé pratiquement
aucun. Puis, il lui avait demandé de jouer une ou deux cadences
célèbres, celle d’un concerto de Mendelssohn, celui qu’il voulait,
puis celle de l’unique concerto de Beethoven. Alors, ému aux
larmes par la limpidité, la force et la tranquillité de son jeu, il lui
avait faiblement demandé de conclure par un mouvement d’une
partitas de Bach, l’un des plus simples constitué d’arpèges,
presque des gammes. Avant de ranger son instrument et de
demander son avis critique au maître, Zia avait osé lui jouer une
petite mélopée orientale de son crû. Et Menuhin était resté silencieux deux ou trois bonnes minutes pendant que Zia replaçait
soigneusement le violon dans sa boîte. Ensuite, il avait simplement souhaité rejoindre avec Zia, Daniel et Rebecca qui les
attendaient pour le thé. « C’est magnifique » avait-il simplement
155
lâché, comme s’il les remerciait tous les deux de lui avoir présenté
ce jeune interprète génial.
Ils avaient encore un peu parlé des Indes. « Ce sont les Indes qui
m’ont sauvé avait dit Menuhin. Jouer avec mon ami Ravi Shankar
m’a véritablement ouvert les oreilles, et apprendre avec lui le yoga
a pendant des années fait reculer mon terrible mal de dos ».
Avant de les quitter, ils les serra tour à tour dans ses bras puis se
penchant à l’oreille de Zia, il lui cita la phrase d’André Malraux :
« La liberté, c’est de se soumettre à ce qui en nous nous dépasse.
Souviens toi de cela, cher prodige, et viens me voir à Londres
rapidement. »
156
Toutes les portes s’ouvraient devant Zia. Le maître l’invitait souvent à jouer comme soliste avec son orchestre de jeunes. Il
participait à de nombreuses soirées de gala, passait pour des
émissions à la télévision et commençait à se bâtir sa carrière.
Menuhin lui avait présenté un impresario dont l’écurie d’artistes
réunissait tout ce qui avait compté comme virtuoses au cours de
la seconde moitié du vingtième siècle. « Je ne serai pas toujours
là, lui avait-il dit. Alors, il importe que vous assuriez votre carrière
sur les meilleures bases. Ne refusez aucune occasion et ne renoncez pas non plus à la composition. Dès que vous serez un peu
connu, vous enregistrerez un disque et nous ferons éditer votre
musique ».
Les concerts s’enchaînaient et Zia commençait à s’absenter pour
des tournées, non seulement en Angleterre, mais également en
Europe. Il redécouvrait les capitales et les salles de concerts où
il était allé écouter les grands musiciens avec sa mère. Il se rendit
même au Japon et en Chine où, accompagné par l’orchestre du
vieux maître, il avait été ovationné. Il ne manquait plus que l’Inde
où Menuhin rêvait de faire une tournée. Et puis les Etats-Unis.
Mais la santé du grand violoniste s’avérait de plus en plus fragile.
Il arrivait qu’il dût annuler ou se faire remplacer lors d’une tournée.
157
C’est ce qui arriva en juillet 1995. Le Président Clinton, en pleine
négociation sur les Accords d’Oslo entre Israéliens et Palestiniens, avait organisé un concert pour la paix au Carnegie Hall.
Menuhin qui souffrait atrocement du dos demanda à Zia de le
remplacer au pied levé. Le programme était composé de quatre
concertos de Mozart pour violon. Concertos que le maître avait
l’habitude d’enchaîner depuis son enfance, performance généreuse que peu de grands violonistes se permettraient aujourd’hui.
L’orchestre était rôdé, Zia saurait le diriger de sa place de violon
soliste, du moins lui donner les impulsions nécessaires. C’était
pour Zia une occasion en or de se voir révéler en Amérique du
nord. Pour rien au monde, il n’aurait raté cela.
Quelques jours auparavant, Daniel, Rebecca et lui avaient prévu
de passer une semaine ensemble à Paris. Ils en rêvaient depuis
longtemps et avaient enfin trouvé un laps de temps pendant
lequel Zia s’était dégagé de toutes obligations. Comme ils avaient
préparé ce séjour avec le plus grand soin et déjà effectué les réservations, Zia encouragea ses amis à faire le voyage à Paris sans lui,
puisqu’il devait se rendre au Etats-Unis. Sur place, avant le
concert, ils leur avaient téléphoné, comme il le faisait chaque jour.
Ils lui avaient raconté leur journée et confié leur regret qu’il ne
soit pas avec eux et qu’ils aimeraient en même temps le voir se
produire en Amérique. La joie transparaissait chez les trois amis,
à chaque bout du monde. Zia leur avait avoué qu’il avait le trac,
ce qui ne lui arrivait jamais d’habitude. Mais ils l’avaient rassuré
en lui assurant que tout se passerait bien. Ce serait un concert
magnifique. Il était tellement génial. Il allait susciter l’admiration,
l’ovation des américains. Après cela il y aurait pleins d’autres
occasions de retourner en Amérique et cette fois ils seraient aux
premières loges pour l’acclamer.
158
Le concert eut lieu. Zia, avant d’accorder son violon, avait lu un
message de paix de Menuhin. Pendant l’entracte, il avait eu un
pressentiment. Un froid glacial s’était emparé de lui et il avait
failli rappeler Daniel et Rebecca, mais le décalage horaire l’obligea
à y renoncer.
Le dernier concerto de Mozart, il l’avait joué avec un tempo un
peu lent et d’une manière si triste que nombre de spectateurs –
et des musiciens de l’orchestre - étaient au bord des larmes.
Le lendemain, alors qu’il achevait une grasse matinée à l’hôtel, le
téléphone avait sonné dans sa chambre. C’était Menuhin en personne qui l’appelait. Daniel et Rebecca avaient été victimes d’un
attentat dans le métro à la station Saint Michel à Paris. Ils étaient
morts tous les deux.
Zia prit le premier avion. L’accueil par le vice consul de GrandeBretagne, le trajet interminable le long des quais dans les
embouteillages, la visite à l’institut médico-légal pour tenter de
reconnaître les corps, la chapelle ardente où reposaient les victimes… Cette horreur hantait désormais chacune de ses nuits.
159
J’aurais du m’y attendre et d’une certaine façon, je m’y attendais,
mais je refoulais à toute force cette possibilité…
C’est pourquoi, quand Zia m’a raconté le voyage et la mort de
ses deux amis à Paris, j’ai été frappé de stupeur. La coïncidence
était trop énorme. J’ai gardé tout cela pour moi. Puis bizarrement
je me suis senti apaisé par rapport à Maryam. L’autre femme avait
un autre nom, une autre vie, elle avait été aimée par d’autres
hommes, dont l’un était devenu mon confident. Quand Zia m’a
parlé d’elle une deuxième fois, je l’ai interrompu. Je lui ai dit :
- Tu sais cette femme dont tu parles, je l’ai rencontrée…
Il a paru stupéfait :
- Comment cela ? Tu l’as connue ?
- Non… Pas connue… Simplement vue.
Alors je lui ai raconté l’attentat. J’ai dit que ce souvenir ne me
quittait pas. Que j’avais perdu l’ouïe à ce moment là et que lui,
Zia, me l’avait partiellement rendue.
Avec Maryam cela a été plus violent, elle s’est mise en colère et
m’a traité de fou. C’était la première fois que je la voyais comme
cela. Elle m’a dit que j’aurais du lui raconter tout cela et elle s’est
demandée à voix haute si finalement elle n’était pas pour moi
qu’un fantasme, un fantôme, une personne virtuelle dont la fonction était d’exorciser cette atroce expérience. Il y avait trop de
161
violence pour elle dans toute cette histoire. Après avoir pleuré
sans que j’arrive à la consoler, elle s’est murée dans le silence.
Nous ne nous sommes plus vus pendant deux semaines puis elle
m’a rappelé. Elle était calme, elle a souhaité me voir, elle m’a dit
que je lui manquais et qu’elle aimerait que je lui en raconte un
peu plus sur mon histoire et celle de la rencontre avec Zia. Nous
nous sommes retrouvés et aimés. Il y avait dans notre relation
une force incroyable. Je n’avais plus peur, j’étais prêt à partager
toute ma vie avec elle, à m’installer chez elle, à faire tout ce qu’elle
voudrait. Elle a du le sentir car elle s’est faite encore plus douce
et accueillante. Je lui ai promis de lui raconter l’histoire de Zia et
même de lui faire lire quelques notes que j’avais prises. Elle m’a
dit qu’elle souhaitait le rencontrer, que c’était important pour elle
et pour nous deux de sortir de ce qui n’était pour elle qu’un récit.
Je lui ai répondu que j’étais d’accord, que nous allions l’inviter,
mais que je devais encore attendre un peu. Qu’il ait fini de me
raconter son histoire. Qu’on puisse passer à autre chose. Je ne
savais pas encore quoi exactement.
162
Zia soudain n’en pouvait plus de sa vie en Angleterre. La sinistre
période du collège suivies de dix années d’un bonheur fulgurant
qu’il n’avait pas vu passer, constituaient une pyramide de cartes
qui s’était écroulée d’un coup. Le lieu béni de la tendresse, de
l’amour, de la fusion, le foyer à peine réchauffé était déjà à nouveau froid et désert. Sans son âme. Sans ce qui le justifiait.
Juillet 95. Il était revenu au cottage. La surabondance de fleurs
au jardin avait soudain quelque chose de kitsh, d’écoeurant. Leur
parfum lui rappelait celui de la chapelle ardente et des cercueils
alignés. Il avait fermé les portes et les volets comme on le fait
d’une maison de vacances, une fois l’été fini, et avait regagné l’appartement de Soho pour réfléchir.
Il avait manqué ce voyage à Paris avec les deux êtres qu’il aimait
le plus. S’il avait pu se libérer, ils auraient changé leur emploi du
temps et ils n’auraient pas pris cet horrible métro que Zia ne supportait pas. Où alors, ils auraient insisté, se moquant gentiment
de lui, et il aurait fini par leur céder. Ils seraient montés dans la
même rame et ils seraient tous les trois morts déchiquetés. On
aurait rien retrouvé de leurs corps. Seul serait resté le souvenir
de la musique auprès des rares personnes qui les avaient entendus
jouer et chanter. Sans doute le maître Ménuhin aurait-il regretté
ce départ, gardant la mémoire la plus précise et la plus subtile du
163
jeu magnifique de Zia, mais lui aussi serait passé à autre chose.
Pourtant à Paris, hormis l’attentat, Zia n’avait que des bons souvenirs… Il décida presque immédiatement de venir s’y installer.
Il marcherait sur leurs traces jusqu’à ce qu’il ait l’impression
d’avoir fait ce dernier voyage avec eux. Il vivrait dans cette ville
en compagnie de leur âme. Ils ne faisaient plus qu’un pour lui.
Ils étaient son amour, le seul qu’il lui restait. Il n’avait plus de
nouvelle de sa propre mère, n’osant plus l’appeler, ni lui écrire,
sachant que son père décrocherait le téléphone et qu’il décachèterait les lettres.
Curieusement, sa venue à Paris, au lieu d’achever de le détruire,
lui donna une force incroyable. Le souvenir du coup de téléphone la veille de l’attentat était d’une précision dans son esprit
qui lui permettait de refaire inlassablement le parcours qu’ils
avaient effectué les deux jours précédents. Le café de Flore, le
musée Picasso, le musée d’Orsay, la Cité de la Musique... Et le
petit hôtel plein de charme dans le Marais, rue du Perche, où ils
étaient descendus. C’est là qu’il avait pris à son tour une chambre.
Il n’avait pas osé demandé au réceptionniste s’il se souvenait de
ce couple, s’il savait qu’ils étaient morts tous les deux déchiquetés
dans le métro, ni surtout dans quelle chambre ils avaient dormis.
Peut-être était-ce la sienne, peut-être était-ce une chambre voisine. L’hôtel n’en comptait qu’une petite dizaine après tout. Il
aurait pu toutes les faire. Mais il n’osait pas céder à ce qu’il considérait comme de l’animisme sentimental. « Un anglais élégant
avec une très belle femme originaire d’Afrique de l’Est. » Bien
sûr qu’il s’en serait souvenu. Mais Zia ne voulait pas s’entretenir
avec un humain qui les auraient vus après lui, qui les aurait salués,
164
qu’il leur aurait dit quelques mots de bienvenue, un « bonsoir
Messieurs Dame », comme on disait ici en mettant le messieurs
au pluriel comme si il avait été là avec Daniel et Rebecca. Comme
il aurait dû être là. Il était là maintenant et il n’allait plus les quitter.
Il fit le tour des agences immobilières du quartier et visita très
rapidement un joli studio sous les toits, à l’angle de la rue Charlot
et de la rue de Poitou, à cinquante mètres à peine de l’hôtel. Le
propriétaire du studio avec lequel il fut mis en contact était un
Italien d’une cinquantaine d’année, propriétaire de trois ou quatre
autres appartements dans le quartier. Il voulait vendre ce studio
pour en acheter un plus grand avec une petite terrasse juste en
face. Un meilleur placement, disait-il, pour louer…
- Vous ne voudriez pas louer ? Demanda-t’il à Zia.
Visiblement, il n’était pas pressé de se débarrasser du studio.
- Non. Je veux acheter, lui répondit Zia, je veux m’installer, ici.
J’ai juste une question, je suis violoniste et je veux savoir si je ne
dérangerais pas les voisins, si l’immeuble est bien insonorisé…
- Pas de problème lui répondit l’Italien, ici, c’est comme une
famille et les planchers sont épais. On ne vous entendra presque
pas. Les gens que je connais tous sont du genre à aimer la
musique. Pas n’importe quelle musique naturellement.
Quelques semaines plus tard, Zia était devenu propriétaire du
petit appartement sous les toits. Malgré la douleur et la solitude,
il s’y sentait bien. Il jouait du violon deux à trois heures par jour,
tous les matins et l’après-midi, il parcourait les rues de la ville,
sur leurs traces. Son agent en Angleterre l’avait appelé plusieurs
fois mais il avait compris avec élégance qu’il ne fallait pas insister.
Zia lui avait annoncé qu’il s’installait pour de bon à Paris. Genti-
165
ment l’agent lui avait donné les coordonnées d’un jeune impresario parisien qui démarrait lui aussi une carrière avec succès.
L’agent londonien avait malgré tout conseillé à Zia de ne pas
totalement renoncer à ses opportunités de concerts et d’enregistrement en Angleterre. Il lui avait également rappelé la
commande de la BBC pour le quatuor à cordes. Zia l’avait plus
ou moins rassuré. Oui, il n’oubliait pas. Oui, ce quatuor lui tenait
à cœur et il ne manquait plus qu’un seul mouvement à composer.
Un long allegretto, mais intimement, il ne se sentait plus l’âme
d’écrire ce dernier mouvement pour lequel l’inspiration initiale
avait été celle du bonheur simple.
Zia avait rapidement pris contact avec l’impresario parisien. Une
série de concerts avait été organisée qui selon l’impresario aurait,
entre autres avantages, celui de lui changer les idées. Zia avait été
choqué par cette délicate attention... Comment pouvait-il se
changer les idées ? Pour tout dire, il avait trouvé l’impresario
assez vulgaire. Mais il ne l’avait pas jugé trop vite car il lui paraissait évident que ce contact était utile pour sa carrière.
Effectivement, les concerts s’enchaînaient, les interviews et émissions aussi. N’ayant plus d’inspiration pour la composition du
quatuor, Zia se contentait de se rendre mécaniquement dans
toutes les occasions que l’impresario organisait pour lui. Son jeu
s’était légèrement modifié. Il était le seul à s’en rendre compte.
Etait-ce le fruit de l’ennui ? Il jouait parfois des morceaux entiers,
en pensant à autre chose, sans vraiment écouter la musique qui
sortait du violon sous ses doigts. Pour compenser et continuer
de s’attirer les applaudissements, il avait tendance à abuser de sa
virtuosité. Il avait légèrement honte car il savait que Menuhin
166
n’aurait pas apprécié. Il fut surpris quand l’impresario, qu’il
jugeait mondain et superficiel, lui en fit la remarque. « Tu joues
différemment. Cela reste magnifique, mais c’est parfois comme
si tu étais absent. Fais attention, la musique est capricieuse, elle
se dérobe, s’échappe, trouve d’autres amants. Les jeunes et beaux
virtuoses ne manquent pas. »
Zia travaillait dur. Il avait augmenté sa cadence : six ou sept
heures par jour, suivies le plus souvent par un concert le soir. Le
reste de son temps, il le passait à marcher dans Paris, à rôder près
du métro, sans se résoudre à y descendre. Vers cinq heures, il traversait la Seine passait Place Saint Michel, s’arrêtait dans un bar
ou il commandait deux ou trois whiskies qu’il buvait à la suite et
qui lui réchauffait un peu l’intérieur du corps. Il avait toujours
froid. Puis il repartait vers le Marais et se préparait pour le
concert. L’alcool venait redonner un côté chaleureux à son jeu.
Il restait maître des choses. Il limitait en effet sa consommation
à ces deux ou trois verres avant le concert. Mais dans la soirée, il
ne rentrait jamais directement chez lui, dans cet appartement où
il se sentait trop seul. Il errait dans les boîtes homosexuelles du
quartier, buvait alors sans modération et multipliait les aventures
pures et dures, avec des inconnus, au risque de se mettre en danger. Il finissait souvent la nuit seul, sur les boulevards du nord
du Paris à la recherche, toujours vaine, d’une silhouette de femme
androgyne et noire de peau.
167
Un jour à la radio, un journaliste apparemment bien renseigné
l’avait interrogé sur ses origines, sur l’Islam intégriste et pour finir
sur l’attentat du métro… Zia avait tenté de répondre avec
noblesse et détachement, mais il était ressorti brisé. C’est à partir
de ce moment là qu’il commença à perdre le contrôle des choses.
Il buvait de plus en plus pendant la journée. Il avait du mal à quitter son lit et à se mettre au travail. Il lui arriva même d’annuler
des concerts. C’est à cette époque que Simon l’entendit pour la
première fois, dans l’église. Les contrats à l’étranger se faisaient
plus rares. La rumeur commençait à se propager qu’il jouait
moins bien et surtout qu’il n’était plus fiable. L’impresario se
fâchait régulièrement.
Il avait passé quelques jours à New York. Un riche mécène lui
avait fait choisir entre deux Stradivari pour qu’il joue dessus lors
un concert qu’il organisait, mais Zia l’avait vexé en préférant son
cher Vuillaume. L’occasion ne s’était plus représentée. C’était
juste avant le 11 septembre 2001. En rentrant à Paris il avait
trouvé un télégramme en provenance du Ksar l’informant que
son père venait de mourir. Le télégramme n’était pas signé.
Rédigé dans un anglais maladroit, il avait probablement été
envoyé par Tarik. Il disait qu’on l’attendait là-bas, le plus vite possible.
169
Zia prit un vol direct Londres-Islamabad. Il était déjà passé plusieurs fois dans la capitale administrative du pays, soit pour
accomplir des formalités, soit pour prendre l’avion. Il n’avait
jamais réellement apprécié cette ville, aux avenues trop larges,
aux bâtiments modernes et prétentieux. Ni ses jardins bien entretenus, ni sa position au pied de la chaîne himalayenne ne
suffisaient à trouver grâce à ses yeux. L’avion était arrivé vers dix
heures du soir et la nuit était tombée. Malgré l’heure tardive et le
décalage horaire, il ne lui vint pas à l’idée de prendre une chambre
d’hôtel pour se reposer. Il héla un taxi qui lui ferait faire le plus
rapidement possible les trois cents kilomètres qui le séparaient
de sa vallée et du domaine. Parmi la trentaine de taxis qui attendaient dans la solitude de la nuit, aucun n’accepta de faire le trajet,
sauf le chauffeur d’une très vieille Ford Escort. Comptant à la
fois l’aller et le retour, le taxi lui proposa un prix exorbitant que
Zia n’eut pas la force de discuter. Au moment de charger les
bagages, le chauffeur déposa le gros sac en cuir souple de Zia
dans le coffre puis saisissant le petit étui noir du violon :
- Pas étonnant que personne ne veuille vous prendre avec ça. On
va le mettre sous votre siège, il y a une petite place exprès pour
lui.
Soulevant un des coussins de la banquette arrière, et dégageant
une fine planche de bois, il ouvrit un coffre spécialement aménagé et qui devait servir à toutes les sortes de trafics. Il y déposa
le violon, puis la cachette une fois refermée avec Zia assis dessus,
il se mit au volant et démarra.
Les bruits de casserole provenant du moteur, des amortisseurs
et probablement de la direction firent regretter à Zia de n’avoir
pas davantage pris son temps. Il n’était pas à quelques heures
170
près. Le chauffeur, gras de visage, de cheveux et de moustache,
ne lui inspirait aucune sympathie. Pourtant, dès les premières
minutes et malgré la musique sirupeuse qui s’échappait à fond
de l’autoradio, le type tenta d’amorcer la conversation. « D’où
venait Zia ? Était-il resté longtemps hors du pays ? Que pensaitil du nouveau gouvernement et des militaires ? » Les questions
fusaient comme s’il était de la police. Zia lui répondait de manière
allusive, ne donnant aucune indication précise sur son métier,
bien que le chauffeur lui ait demandé plusieurs fois quel instrument contenait l’étui noir et oblong qu’il avait placé dans le
coffre.
- Un violon… C’est juste un violon
- Vous en jouez beaucoup ?
- Non ! Non ! de temps en temps, un peu. C’est plutôt un souvenir d’enfance.
- Si ce n’est qu’un souvenir, je vous conseillerais de vous en
débarrasser ou de le ranger chez vous dans un coin discret.
Le chauffeur avait marqué un temps de silence
- C’est pas très apprécié, la musique, par les temps qui courent
- Vous en écoutez bien, vous, pourtant !
- Oh ! Moi, c’est seulement si mes clients veulent. Et puis j’écoute
surtout la nuit. De toute façon, cette musique-là…
- Celle-là aussi, on finira bien par l’interdire, vous ne croyez pas ?
- Moi, si c’est nécessaire… Je peux bien m’en passer.
- Nécessaire ?
- Ben oui ! Un peu d’intégrisme, ça ne peut pas faire de mal dans
les esprits. Le pays va à vau-l’eau.
Le chauffeur semblait mettre de l’ordre dans ses idées et comme
Zia ne relevait pas, se contentant de regarder défiler la ville dans
171
la nuit, ils se taisaient maintenant tous les deux. Les avenues
étaient bien éclairées et Islamabad possédait de nouveaux
immeubles que Zia ne connaissait pas. Des banques, des compagnies d’assurance, des bureaux, tous aux façades de verre
miroitant dans la nuit. Contrairement à toutes les villes du Pakistan qu’il connaissait, les quartiers pauvres et les bidonvilles ne
s’agglutinaient nullement dès qu’on s’éloignait un peu du centre.
La sortie vers le sud s’effectuait à travers des quartiers résidentiels
composés de petits immeubles et de villas basses entourées de
jardins qui s’arrêtèrent soudain pour laisser place à une grande
palmeraie. Puis les lampadaires se firent plus rares et la Ford
Escort pétaradante plongea soudain dans la nuit, une nuit claire
avec une lune presque pleine qui accrochait la cime enneigée des
montagnes sur le côté droit de la route.
Les villages traversés étaient maintenant aussi pauvres que la
capitale était propre et clinquante. Zia reconnaissait le Pakistan
de son enfance, les maisons en pisé, les petites mosquées aux
dômes peints de couleurs vives, illuminés par des néons, les
volets de bois également décorés et les enseignes commerçantes
à la calligraphie bariolée et pittoresque. L’ensemble avait un côté
délabré. Rares étaient désormais les moucharabiehs aux fenêtres
et les petites boiseries sculptées qui soutenaient les toitures ou
encadraient les seuils, rongées par le temps, avait été remplacées
par de vilains linteaux de béton. De nombreuses bâtisses en parpaings étaient mal finies, sans huisseries ni fenêtres, les fers de
maçonnerie dépassant des façades et attendant des jours meilleurs pour la construction d’une pièce ou d’un étage
supplémentaire. Toutes ces années avaient transformé l’ambiance
et couvert de poussière l’âme des villages et celle de la campagne.
172
Les vergers qui bordaient la route semblaient mal tenus. Des
arbres avaient été arrachés dans presque toutes les rangées et les
hautes herbes envahissaient les intervalles entre chaque pied
d’abricotier ou de pêcher.
La voiture se mit à chauffer, et tomba en panne. Il fallut réparer
la courroie du ventilateur. L’endroit était improbable au milieu
de la nuit, mi garage, mi bar clandestin. Zia en profita pour se
procurer de l’alcool de contrebande qu’il plaça à côté du violon
dans la cachette sous le siège arrière. Au moment de bifurquer
pour remonter dans la vallée du Ksar, ils se firent arrêter par un
barrage de Talibans. Les islamistes étaient jeunes, presque des
enfants. Ils portaient des pistolets mitrailleurs fusils d’assaut
Kalachnicov et l’un d’entre eux pointait son canon vers Zia. Le
chauffeur parlementait. Zia l’interrompit avec autorité.
- Je viens enterrer mon père. Je suis un ami de la famille Turabi.
Il avait dit cela sur une impulsion, étonné lui même de cette présence d’esprit. Au nom de l’imam, les jeunes les laissèrent passer.
Il ne restait plus qu’une soixantaine de kilomètres. Ils avaient
quitté la grand-route qui menait vers le sud, pour ce qui ressemblait maintenant plus à une piste. Les vagues restes de goudron
appartenaient à un autre âge, parsemés de nids de poules et de
bandes de poussières caillouteuse. On s’enfonçait dans des collines sous la lune. Encore une petite heure se dit Zia qui était
maintenant pressé d’en finir, de se débarrasser de ce chauffeur
de taxi qui s’adaptait à toutes les situations.
Des femmes parcouraient déjà la campagne. Sans attendre l’aube,
elles se rendaient aux champs. Elles aussi avaient changé durant
173
ces sept années d’absence. C’en était fini des paysannes au jupon
multicolore et au fichu bariolé de son enfance. La plupart étaient
vêtues de noir des pieds à la tête, les cheveux couverts d’un long
foulard également noir. Certaines portaient même la longue robe
afghane avec seulement un grillage de tissus à la hauteur des yeux.
Seuls les postures, les gestes, le maintien restaient les mêmes,
même si l’on sentait comme une hâte et même un peu d’inquiétude dans leur façon de se déplacer.
Au bout de trois quarts d’heure, apparurent les premiers vergers
du domaine. Zia les reconnaissait tant il en avait fait le tour avec
son père, et plus encore avec Tarik ou Rabindrapah. Il demanda
au chauffeur de le laisser là. Ce dernier étonné insista un peu
pour le conduire jusqu’à la grande maison, probablement poussé
par sa curiosité et d’occultes missions d’informateur. Zia dut se
justifier. Sa mère n’était probablement pas encore réveillée, du
moins pas encore prête à la recevoir et il avait envie de parcourir
à pied les derniers kilomètres qui le séparaient du lieu de son
enfance. Le chauffeur finit par se garer sur le bas-côté. Il attendrait sans doute que Zia se soit éloigné à travers champ pour aller
voir lui-même et peut-être se renseigner sur ce curieux voyageur.
Le sac de cuir n’était pas très lourd. Zia le prit en bandoulière et
saisit son étui à violon et le sac de bouteilles dans la main. Il prit
congé du chauffeur en lui laissant un substantiel pourboire pour
avoir la paix, mais celui-ci insista tout de même pour lui donner
sur un bout de papier son nom, son adresse et un numéro de
téléphone. Au cas où Zia aurait besoin de lui, d’un contact dans
la capitale. Un jour ou l’autre, on ne sait jamais.
174
L’aube n’allait pas tarder. Un léger brouillard retardait l’apparition
du soleil. Au détour du chemin qui s’enfonçait doucement dans
la vallée, Zia aperçut la silhouette du Ksar, dont le faîte se découpait sur le ciel. Sa forme, bien que distante d’un kilomètre et
disparaissant par instant dans la brume lui parut tellement familière, qu’il en fut troublé. Des Ksars, il y en avait d’autres aux
environs et il en avait distingués au moins une dizaine pendant
le voyage en taxi, mais ce cube d’ombre était unique. Il découpait
dans la nuit l’exacte forme qui avait hanté Zia, enfant, puis adolescent, puis adulte en Europe. Zia se dit qu’il avait fait des
centaines de fois ce rêve, mais qu’il ne s’en était pas souvenu plus
tôt : la silhouette du Ksar se découpant dans la nuit claire.
Une chose imperceptible le troubla davantage. Un élément qu’il
ne reconnaissait pas. Sur la dernière terrasse, tout en haut de la
bâtisse, il semblait y avoir posé comme un enchevêtrement de
lignes, de courbures incompréhensibles pour l’œil et le cerveau
et qu’on distinguait mal de cette distance. S’agissait-il d’une
construction, de quelques fers à béton permettant de rajouter un
ou plusieurs étages, comme ceux qu’il avait vus sur la route ?
Mais cette ferraille sur le toit du Ksar était particulièrement
incongrue. D’une part car la demeure était suffisamment majestueuse et imposante pour qu’on ne cherche pas à lui rajouter des
étages de parpaings, d’autre part car ces fers n’étaient pas posés
175
de manière droite, verticale, simple et efficace. Plus Zia s’approchait, plus il distinguait la complexité de la forme qui ressemblait
à un dessin de coupoles, de minarets, au squelette métallique
d’une sorte de Taaj Mahal posé sur la terrasse. Hussein pris de la
folie des grandeurs avait-il pensé multiplier les coupoles et enjoliver ainsi sa toiture à l’indienne ou à la turque ? Ce n’est qu’en
s’approchant et en distinguant à l’intérieur d’autres fers forgés
plus petits, ornementés de motifs floraux, semblables aux bordures d’un tapis, que Zia compris qu’il s’agissait d’une immense
volière ouvragée, posée sur le toit. Les quelques oiseaux qu’on
avait jadis offerts à son père s’étaient-ils multipliés à tel point
qu’il avait décidé de construire pour eux un tel monument ?
Ce qui paraissait également bizarre, c’était qu’aucun mouvement
n’animait cette enceinte. La volière ne contenait pas d’oiseau. Zia
avait suffisamment passé de temps à les observer dans la nature
en compagnie de Tarik pour savoir qu’au moins quelques espèces
restent éveillée la nuit et que la plupart des autres se mettent à
chanter à tue tête, dès lors que le jour pointe, ce qui était précisément le cas.
Une petite cabane était adossée à la muraille du Ksar. Un vieillard
aveugle en sortit pour faire ses besoins puis rentra. Parvenu dans
la cour, Zia frappa à la grande porte d’entrée et la vieille servante
de son enfance lui ouvrit. Était-ce toujours la même, n’était-ce
pas plutôt sa fille qui l’avait remplacée comme un sosie ? Il n’osa
pas poser la question.
176
Après avoir servi à Zia un petit déjeuner, vers sept heures, la
vieille servante était partie avertir Elisabeth que son fils était
arrivé, comme il l’avait annoncé par télégramme. Il n’osait pas
monter de peur de la réveiller. Elisabeth était pourtant réveillée
depuis l’aube elle aussi. Mais elle veillait, vêtue d’un simple peignoir par-dessus sa chemise de nuit, ses cheveux encore défaits.
Maîtrisant, son émotion, elle dit à la vieille de prévenir Zia qu’elle
allait descendre, mais consacra dix bonnes minutes à relever sa
coiffure et à se maquiller légèrement. Sa main tremblait. Quand
elle descendit et rentra dans la cuisine, la vieille s’était discrètement retirée. Son fils qui était encore assis devant les restes du
copieux petit déjeuner, se leva sans oser pourtant se précipiter
dans ses bras. Il la regardait, c’est elle qui avançait vers lui presque
en courant, comme une enfant, son peignoir ouvert sur sa chemise de nuit. Elle lui parut telle qu’il l’avait quittée. Lumineuse,
encore si belle, si jeune, elle aurait pu être une de ses amies londoniennes, ou bien une petite sœur qu’on retrouve au pied du lit
et qui se précipite dans vos bras.
Comme la vieille ne revenait pas, il lui avait fait chauffer du thé
et griller quelques toasts. Il connaissait l’emplacement des choses
dans cette cuisine, comme s’il ne l’avait pas quittée. Et ils avaient
commencé à parler. Oui, le père était mort, il n’avait pas souffert,
elle s’y attendait, il était malade depuis longtemps, il était en paix.
177
Hussein n’avait d’inquiétude que pour sa femme qui allait rester
seule et pour son fils dont il n’avait plus de nouvelles. Mais il ne
lui en voulait pas de cette distance. Il savait que toute cette violence était de son fait. Il savait que Zia reviendrait et s’occuperait
d’Elisabeth, qu’il l’emmènerait avec lui loin de ce pays
aujourd’hui maudit.
Zia était gêné de cette si rapide et si définitive confession. Il était
bouleversé lui aussi. Il demanda des nouvelles des proches, Tarik
était aveugle, il habitait là, dans l’appentis, au pied du Ksar. Malgré son infirmité, il veillait sur la maison. Rabindrapah était
retourné en Inde, il avait confié à Tarik sa nièce Aïcha qui s’était
convertie à l’Islam et avait épousé le fils de l’Imam. Zia sentait
qu’il y avait derrière tous ces évènements une part de mystère et
de violence qu’Elisabeth évitait avec autant de naturel que si le
monde n’avait pas changé depuis l’enfance de Zia. Ils en vinrent
à parler à nouveau d’Hussein, des concerts, de la musique. Elle
ne lui demanda pas s’il jouait à nouveau du violon. Ils évoquèrent
le salon de musique de son père, sa passion, ses amis musiciens.
Presque sans émotion, avec calme, Elisabeth retraçait l’histoire.
Il avait fermé le salon juste après le départ de Zia pour l’Angleterre. Il n’y avait pratiquement jamais remis les pieds. Le piano
avait été replacé dans son antichambre et elle n’avait pas cessé
d’en jouer régulièrement. Sans que son mari lui fasse la moindre
remarque. Les amis musiciens continuaient de passer régulièrement, mais ils ne jouaient plus au Ksar. Hussein les recevait, il
discutait avec eux, mais ne leur proposait plus de jouer. Il avait
remplacé cette passion par celle des oiseaux. Les musiciens lui
en rapportaient à chaque fois quelques spécimens rares et Tarik
aussi s’était mis en quête d’approvisionner la collection d’Hus-
178
sein. Dès son retour d’Angleterre, Hussein avait conçu son projet
d’immense volière. Il en avait lui-même dessiné les plans et une
équipe de ferronniers étaient venus s’installer au Ksar pendant
près de trois mois pour la réaliser.
Dès que le temps le permettait, il montait sur la terrasse pour
s’occuper de ses oiseaux et leur tenir compagnie. Les chants de
serins et des perruches succédaient aux cris rauques des perroquets et des faisans. Les oiseaux sauvages qui peuplaient le
domaine venaient rôder le soir autour et répondaient par leurs
chants à ceux de la collection d’Hussein. À l’automne, les essaims
migrateurs tournoyaient autour de la volière pendant des heures,
tentant d’attirer leurs compagnons prisonniers. Ces vols conféraient au Ksar une atmosphère sinistre, annonçant quelque
catastrophe naturelle comme seuls les animaux et particulièrement les volatiles savent les annoncer.
Mais pourquoi la volière est vide avait demandé Zia. Elisabeth
n’avait pas éludé la question, mais avait répondu simplement avec
douceur que les cris des oiseaux avaient fini par lasser la population avoisinante et qu’Hussein en avait tiré les conséquences
avant de mourir. Zia n’avait pas osé demander de quelle façon.
Les avait-il relâchés, les avait-il donnés, les avait-il tués… Il se
renseignerait plus tard. Mais le silence qui régnait autour du Ksar
portait en lui même le pressentiment des plus cruelles réponses.
Il était allé avec sa mère saluer le vieux Tarik. Celui-ci cachait ses
yeux derrière des lunettes très noires. Il maîtrisait tant bien que
mal son émotion et avait demandé à Zia de le serrer dans ses
bras pour qu’il puisse mesurer sa taille, sa corpulence, deviner
quelle silhouette avait maintenant cette personne qu’il chérissait
tant. Comment était-il devenu aveugle ? Là encore, Zia n’osait
pas poser de question trop abrupte. Il attribuait cela à la vieillesse,
179
ce que Tarik semblait confirmer. « Au début mes deux faucons
me servaient d’yeux, mais ils sont morts et je n’ai pas eu le cœur
ni la force d’en élever d’autres. Aujourd’hui, je vois sans mes
yeux, par mes narines, mes oreilles, je sens quand il va se passer
quelque chose et comme je suis aveugle, on ne se méfie plus de
moi, ce qui est d’une manière un avantage par ces temps troublés. »
Zia avait promis à Tarik de venir rapidement lui rendre une visite
plus longue, il fallait qu’il profite de sa mère qu’il n’avait pas vue
depuis si longtemps. La journée se passa dans la plus extrême
douceur. Zia fit le tour de la maison et se fit ouvrir son ancienne
chambre, le bureau et la bibliothèque de son père et même le
salon de musique où rien n’avait bougé. Tous les instruments traditionnels de tous les pays et de toutes les tribus de la région
étaient accrochés sur les murs, simplement recouverts de poussière. Heureusement les rideaux constamment tirés avaient
conservé cette collection prestigieuse en bon état et les vernis
n’étaient pas trop altérés. Dans l’antichambre, le grand piano noir
était parfaitement astiqué et bien accordé pour autant que Zia
puisse en juger en effleurant un instant quelques notes. Seul le
grand bouquet de fleurs était absent.
- Tu pourras m’en jouer un peu ? Dit-il à sa mère
- Oui, ce soir après le dîner si tu veux
Puis elle ajouta fière comme une enfant :
- Tu sais c’est moi qui l’accorde maintenant, toutes les semaines.
Ils allaient descendre prendre le dîner que la vieille cuisinière avait
préparé pour eux quand celle-ci vint leur dire que l’Imam et
quelques notables du village étaient venus frapper à la porte du
180
Ksar pour demander à voir Zia et lui présenter leurs condoléances
- Comment savent-ils déjà que tu es là ? S’emporta Elisabeth. Je
ne veux pas que tu les vois, je ne veux pas les recevoir, je ne veux
pas les voir !
Sur son visage se lisait comme de la frayeur mélangée à une
colère bien visible qui la faisait soudain paraître bien plus vieille.
Il dit d’un ton ferme :
- Faites leur savoir que je les recevrais après quelques jours de
deuil et que pour le moment, je me consacre à consoler ma mère.
Après le dîner, ils étaient montés dans l’antichambre d’Elisabeth.
À côté du grand piano, ils avaient évoqué des souvenirs du passé,
de l’enfance de Zia : quand il se cachait sous l’instrument le soir,
pour profiter des conversations entre ses deux parents, quand il
partait dans la campagne avec Tarik, quand il participait l’été aux
travaux des champs, sous la tendre direction de Rabindrapah. Et
puis la conversation avait tourné à nouveau sur le chant des
oiseaux. Non plus ceux de la volière, mais ceux de la campagne
à l’entour. Zia avait fait mine de s’étonner de n’avoir entendu
presque aucun chant d’oiseau, en arrivant le matin même. Elisabeth avait prétexté la rigueur du climat cette année là, le fait que
les arbres ne portaient guère de fruits. Les oiseaux étaient partis
plus tôt dans leurs longues migrations. Zia n’avait pas insisté. Il
avait demandé à sa mère qu’elle se mette au piano et lui joue ou
lui chante quelque morceau de son enfance.
Pendant qu’elle jouait très concentrée de vieux airs baroques de
Purcell et Haendel et qu’elle chantait les mélodies, il avait discrètement déballé son violon. Il l’avait accordé, elle n’avait pas frémi,
181
mais il avait senti qu’elle se raidissait un peu faisant semblant de
ne rien remarquer. Il joua tout d’abord une simple partition de
basse continue puis il s’enhardit, l’accompagnant dans son chant,
répondant, improvisant, multipliant les ornementations. Elle
s’était arrêté de chanter, et un peu plus tard de jouer. Zia avait
enchaîné sur des airs classiques puis des mélopées de sa composition. Elle avait gagné un fauteuil où elle s’était finalement
endormie pendant qu’il continuait doucement. Soudain, il avait
eu peur qu’elle soit morte frappée par l’émotion. Il s’était arrêté
de jouer et tenant son violon dans une main et son archet dans
l’autre, il s’était approché d’elle et s’était penché sur sa poitrine
pour vérifier qu’elle vivait encore. Un doux battement du cœur
le rassura. Il l’avait doucement réveillée et accompagnée pour
qu’elle puisse rejoindre son lit. Puis il monta là haut sur la terrasse, dans la volière vide. On voyait bien le village de cet
observatoire. Quelques vieux étaient assis, malgré le froid de la
nuit, sous le porche de la petite mosquée, au pied du minaret.
Dans une courette un foyer était allumé sur lequel tournait une
broche avec de la viande. L’odeur de la cuisson parvenait jusqu’à
lui. L’animal, ce devait être un mouton, était tordu agrippé au
métal comme un corps supplicié. Il était étrangement humain.
Et Zia eut un haut le cœur. Cela lui rappela l’épisode ou les garçons du collège l’avaient emmené, ficelé à un bâton, dans les bois.
Il prit des somnifères et s’installa sur le divan du salon de
musique ou il s’assoupit quelques heures, régulièrement réveillé
par des cris au village et finalement par l’appel à la prière. Le
vieux muezzin avait disparu, remplacé par un enregistrement.
L’appel n’était plus un chant pur et psalmodié s’échappant fièrement dans la nuit comme il en avait connu dans son enfance,
mais une sorte de glapissement. Il pensa au cri d’un chacal et
182
c’est dans cette confusion qu’il se réveilla et décida de rejoindre
la cuisine déserte pour s’y préparer un bol de café fort. Du café,
il n’y en avait pas. Seulement un thé noir et amer qui lui souleva
l’estomac.
183
Au matin, Zia eut du mal à reconnaître sa mère. Ses cheveux
avaient totalement blanchi pendant la nuit. La musique jouée sur
le violon, cette musique tant attendue, rêvée pendant tant d’années avait libéré des enzymes qui l’avait fait vieillir d’un coup.
Cette musique pourtant toute simple et sans effet avait fait céder
les digues de son amour et de sa patience. Elisabeth faisait soudain bien plus que ses soixante ans. La peau si fine, si douce, si
rose était devenue comme du parchemin, d’une couleur un peu
verte et striée de milliers de ridules sèches. Ses lèvres avaient
minci et ses yeux perdus dans le vague révélaient une myopie un
peu folle, accentuée par un léger strabisme qu’on ne remarquait
pas jusqu’alors. Surtout, elle avait eu bien du mal à se lever. Prise
de vertige, elle titubait comme une femme saoule et la douceur
des expressions d’antan laissait place à une excitation hors de
propos. Elle avait tenu à se lever comme pour faire violence à
cette vague de folie et de vieillissement et elle n’avait pas pris la
peine de se coiffer. Simplement revêtue de sa chemise de nuit et
de son peignoir qu’elle n’avait pas noué à la taille, malgré le froid,
elle était descendue directement à la cuisine où Zia était déjà en
train de prendre son petit déjeuner. On discernait par l’échancrure de son déshabillé la maigreur extrême de son corps. Elle
parlait toute seule, elle parlait de la musique de façon exaltée et
décousue. Elle semblait confondre Zia et Hussein, elle disait qu’il
fallait ouvrir le salon de musique, qu’il fallait tout recommencer
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à zéro, qu’on s’y était mal pris, qu’il fallait faire venir d’autres
musiciens, des musiciens d’Europe, la musique classique d’Angleterre, d’Allemagne, de France et d’Italie… Pour les éduquer
ces sauvages, leur faire comprendre la beauté universelle à ces
ignares, ces barbus, ces derviches hurleurs la haut sur leur mosquée.
A l’hystérie du matin avait succédé un immense abattement, elle
avait demandé à se recoucher et pendant trois jours et trois nuits,
elle s’était laissée aller, refusant tout repas, détournant le regard
et le corps quand Zia pénétrait dans sa chambre. Comme un animal traqué, elle se blottissait contre le mur croyant que ses
poursuivants allaient enfin la laisser en paix.
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La chambre d’Elisabeth donnait sur une petite terrasse exposée
à l’ouest qui restait fraiche toute la matinée et bénéficiait le soir
du soleil couchant. C’était un des endroits les plus agréables du
Ksar et pour Zia, l’un de ceux les plus chargés de souvenirs
quand sa mère lui lisait un livre ou lui racontait une histoire, juste
avant qu’il n’aille se coucher.
Zia s’était installé entre la terrasse et la chambre de sa mère. Il
passait de l’une à l’autre, se demandant comment allait évoluer
ce lent abandon, et sans grand espoir d’une issue favorable. Mais
en même temps, pour Elisabeth, tout était accompli. Elle avait
revu son fils, elle l’avait même entendu jouer, sur cet instrument
magnifique qu’elle lui avait acheté des années plus tôt. Elle ne lui
avait pas demandé de nouvelle de Daniel, mais Zia ne lui en voulait pas. Il la sentait trop émue et en même temps déjà trop
diminuée pour aborder la vie de son fils, là bas, en Europe. Et
puis, cela lui avait évité de répondre, de mentionner sa mort, de
parler de l’attentat.
Maintenant, il ruminait tous ces souvenirs, dans ces lieux éparpillés, à des lustres d’intervalle. Par l’intermédiaire de la vieille
servante, il fit demander Tarik. Le fauconnier qui n’était jamais
venu sur cette terrasse était presque choqué que Zia lui propose
d’y accéder. « Mais votre mère… » lui dit-il gêné.
- Ma mère est mourante… Je dois rester près d’elle et en même
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temps nous devons parler. Tu dois me raconter. Je ne vais pas
rester très longtemps…
- C’est vrai… Ils vous cherchent. Vous ne pourrez pas les maintenir à l’extérieur éternellement, sembla approuver le fauconnier.
- Dis-moi, qu’est-il advenu d’Aïcha ? demanda d’emblée Zia.
- Comment ? Vous ne savez pas ? Elle a été donnée comme
épouse à Umar, le fils Turabi, le nouvel Imam, celui qui est venu
frapper à la porte hier soir.
- Non, je ne savais pas… Et en quel honneur a t’elle été obligée
d’épouser ce rustre, s’indigna Zia.
- C’est à cause de l’accident !
Zia ne voyait pas de quel accident il s’agissait
- C’est à cause de l’arc, vous vous souvenez ?
Zia ne se souvenait toujours pas, mais cette évocation d’un arc
et d’un accident le ramenait directement à ses cauchemars répétitifs, à la flaque de sang et à l’œil du garçon qui pendait hors de
son orbite.
- Alors c’est vrai ! s’exclama-t-il. J’ai enfoui tout cela pour l’oublier. Raconte moi cette histoire. Je veux l’entendre de ta bouche.
- Je t’avais fabriqué un arc avec des flèches. Un vrai arc. J’avais
forgé moi même les pointes des flèches. Tu jouais avec et tu l’a
prêté à Aïcha. C’est à ce moment que le fils Turabi est arrivé et
qu’il a voulu vous le prendre. Je ne sais pas si c’est toi ou Aïcha,
mais vous vous êtes battus comme des beaux diables et le coup
est parti dans l’œil de ce crétin d’Umar. C’était juste avant ton
départ en Angleterre. Aïcha avait treize ans comme toi. Le vieux
Turabi est venu et a réclamé Aïcha en réparation pour son fils, le
prix du sang. Et même ton père n’a rien pu faire. Aïcha a rejoint
la famille de l’Imam, elle a du porter le voile, je n’ai jamais revu
son visage.
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- Et maintenant, qu’est-ce qu’elle devient. A-t-elle des enfants ?
- Elle est morte. Elle s’est suicidée au bout de quelques mois.
Elle s’est jetée de la falaise, non loin du marabout où nous avons
enterré ton père.
- Tu ne l’avais jamais revue ?
- Non, de toutes les façons je suis aveugle, conclu laconique le
vieux fauconnier.
Zia, le cœur déchiré, s’était levé un instant pour aller voir sa mère,
mais elle semblait dormir paisiblement, alors il était retourné sur
la terrasse et avait demandé à Tarik de poursuivre son récit
- Et les oiseaux, cette volière. Qu’est ce qui s’est passé ?
- Quand tu es parti, après ce concert où tu as joué, Turabi et ses
barbus ont juré d’avoir la peau de ton père. Il les a en quelque
sorte devancés, ne leur offrant plus aucun prétexte pour qu’ils
l’attaquent sur sa pratique de l’Islam. Il a fermé son salon de
musique, il n’a plus organisé de concert. Il s’est rendu régulièrement à la mosquée, il pratiquait ostensiblement le jeûne du
ramadan et il est même allé faire le pèlerinage à la Mecque. La
seule folie qu’il s’est permise, c’est de s’intéresser aux oiseaux.
C’est devenu une véritable passion. Les musiciens, ne donnaient
plus de concert au Ksar mais continuaient de passer par amitié,
sans leurs instruments. Chaque fois ils apportaient à Hussein des
specimens originaires de leur pays. Des perruches, des perroquets, des cacatoès, mais surtout des merles, des paons, des
faisans dorés, des oiseaux-mouche et des canaris de toutes les
couleurs. Hussein a fait construire cette immense volière sur le
toit. Il y passait presque tout son temps, les nourrissait, ramassait
les œufs, les mettaient en couveuses pour les faire éclore. Je le
conseillais, l’aidais à faire les aménagements. Nous avons séparé
la volière en plusieurs compartiments pour que les plus gros
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oiseaux ne dévorent pas les petits. Ça chantait tout le temps dans
cet espace béni, surtout à la saison des amours. Cela a rapidement
exaspéré les barbus qui venaient la nuit avec leur fusil pour descendre les volatiles. Ils ont encouragé les gamins à en faire autant
avec leurs frondes si bien qu’au bout de quelques mois, il ne restait plus aucun oiseau vivant. Tous les matins, j’allais enlever les
petits cadavres encore chauds pour les soustraire à la vue de ton
père. Il continuait à venir comme si de rien n’était et jusqu’à la
veille de sa mort, il est venu s’asseoir dans cette volière vide.
- Mais on n’entend plus aucun oiseau dans les environs
- Cela ne leur suffisait pas à ces fous furieux. Ils ont en quelque
sorte édicté une fatwa contre les oiseaux et les bandes d’enfants
ont continué de plus belle avec leurs lance-pierres jusqu’à ce que
les oiseaux s’en aillent pour ne plus revenir. Ce lieu est maudit…
ne reste pas là Zia. N’attend pas qu’ils viennent te prendre. Ils
ne songent qu’à cela. Ils savent que tu joues de la musique, ils
rêvent de te casser les doigts. Ils savent que tu vis avec un
homme.
- Cet homme est mort dit simplement Zia
- Mon pauvre ! Dit Tarik en marquant un silence plein de compassion, puis il repris de plus belle :
- Ils vont te castrer puis te tuer. Tu te retrouveras cadavre, dans
un fossé, avec tes couilles dans la bouche. Ils n’enterrent même
plus les gens qui leur déplaisent, les gens du village, des musulmans comme eux pourtant. Sauve-toi Zia, tu mérites mieux que
cet enfer qu’ils ont créé ici.
- Je vais partir. Ma mère va mourir… Puis je partirai… Mais toi ?
- Moi, je ne vaux plus rien pour eux, je n’ai plus rien à perdre, je
vais bientôt mourir moi aussi, ne t’en fais pas pour moi, j’aurai
bien vécu, j’aurai connu le Ksar quand tout fonctionnait, quand
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l’été était prodigue et que le domaine était un paradis. J’aurai
connu tes parents, deux personnes exceptionnelles, je t’aurai
connu, un don du ciel… De quoi puis-je me plaindre.
Zia était au bord des larmes. Il alla voir sa mère qui dormait toujours mais dont le souffle se faisait plus rauque et la respiration
apparemment plus difficile. Puis il vint retrouver Tarik.
- Et tous ces musiciens, Tarik, que sont-ils devenus ?
- Ceux de la région ont été assassinés ou bien ils se cachent. Ceux
d’Afghanistan, n’en parlons même pas ! Là-bas, c’est dans tout
le pays qu’il n’y a plus un seul oiseau qui chante. Ceux du Bengale,
du Rajasthan sont retournés chez eux. J’ai gardé quelques
adresses que je te donnerai si tu veux aller les voir. Les Subramaniam du Kerala ne sont jamais repassés par ici. Ton père m’a dit
qu’ils écrivaient régulièrement et demandaient à chaque fois de
tes nouvelles.
A l’évocation du Kerala, Zia osa enfin poser la question qui lui
brûlait les lèvres depuis son retour :
- Et Rabindrapah, il est mort ?
- Non ! Enfin, je ne sais pas… Figure toi qu’un matin il a disparu.
C’était le jour où sa nièce a été cédée au fils de l’Imam. Le soir,
il n’était plus là. On ne l’a jamais revu. Il doit être reparti au
Kerala. Si tu veux, je te donnerai le nom de son village et de sa
famille.
C’était comme si Tarik avait deviné les intentions de Zia. Une
fois toute les affaires réglées et sa mère enterrée, si les barbus lui
en laissaient le temps, il partirait, sur les chemins pour retrouver
les traces de cette musique enfuie. Tarik n’était qu’un maillon. Il
n’était même pas musicien, mais il connaissait le prix immense
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de cette musique et des artistes qui la faisaient vivre. Hussein le
lui avait appris. En attendant, Zia avait quelques questions encore
à lui poser sur tous ces musiciens.
- Et Yussuf, le Madan, l’irakien joueur de naï ?
- Il existe toujours, même s’il a failli y passer. Il est malin, il s’est
enfui vers le sud, à la lisère du Penjab, jusqu’au village dont était
originaire sa femme. Mais les talibans sont arrivés. Alors, il les a
devancé, il leur a apporté toutes ses flûtes, il en a fait un tas, et il
a proposé de les brûler en leur présence, ce que naturellement,
ils ont accepté. Et ils lui ont fichu la paix. Sauf qu’un jour ils ont
trouvé sa femme en train de jouer du tambourin, lors d’un
mariage. Ce n’était même pas un vrai tambourin, mais une
assiette, une casserole, ou quelque chose comme ça. Ils lui sont
tombés dessus et l’ont immédiatement lapidée. Le jour d’un
mariage… Et avec le consentement plus ou moins forcé des
mariés, tu te rends compte. Je te donnerai le nom du village, va
le trouver, je suis sûr qu’il sait tout. C’est lui qui en sait le plus
sur la musique, après ton père naturellement…
Tarik se tut. Il avait dit à peu près tout ce qu’il y avait à dire…
Tout ce que Zia devait savoir. Du moins le principal. Les yeux
cachés derrière ses lunettes noires, c’était comme s’il s’était
endormi. Ils restèrent en silence, les deux songeurs, vidés, leur
âme brisée à tous les deux.
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Elisabeth s’était éteinte doucement. Zia n’avait pas souhaité faire
venir un médecin.
Les paroles de Tarik tournaient maintenant dans sa tête : « Il vont
venir, ils vont te prendre et te tuer, ils ne parlent que de ça, de te
couper les mains qui jouent de la musique, de te couper la langue
et les oreilles pour te rendre sourd et muet, de te castrer, parce
qu’ils disent que tu vas avec les garçons et que c’est un pêché
dans l’Islam. Comme s’ils se gênaient entre eux les barbus. »
À défaut d’avoir pu assister à l’enterrement de son père, Zia fit
tout pour hâter celui de sa mère et y participer. Ils l’enterrèrent
comme ils l’avaient fait d’Hussein, de nuit, sans autre lumière que
celle de la pleine lune, pour ne pas attirer l’attention des gens du
village. Ils l’enfouirent à côté de son mari dans cette anfractuosité
de la falaise qui jouxtait de manière très discrète le petit marabout
blanc qui abritait la tombe d’un vieux soufi, ancêtre de la famille,
du temps des empereurs mogols, et dont tout le monde ici bas
avait oublié le nom.
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- Maintenant, vas t’en, dit Tarik.
- Je partirai à la tombée de la nuit.
- Tu ne peux pas partir à pied. Il faut que tu t’éloignes de cette
vallée le plus vite possible. Ils ont des espions dans tous les villages. Si on te voit, on te signalera immédiatement et ils te
poursuivront. J’ai pensé à tout, ne t’inquiète pas.
Sans presque se guider de sa canne, Tarik emmena Zia dans l’immense remise au rez-de-chaussée du Ksar, qui servait de garage
pour les machines agricoles. Celles-ci ne servaient plus depuis
longtemps et étaient recouvertes de rouille. Tout au fond, sous
l’une d’elle, Tarik tira une grande bâche de plastique noir qui
cachait une motocyclette antique de marque indienne.
- Elle paraît vieille, mais je l’ai entretenue. Non seulement elle
démarre au quart de tour, mais j’ai changé le pot d’échappement
et contrairement à toutes les vieilles pétoires d’ici, elle ne fait pratiquement aucun bruit.
Comme pour donner du poids à sa démonstration, Tarik la
démarra d’un seul coup de quick. Pendant que le moteur chauffait doucement en ronronnant, il ouvrit les deux sacoches de
plastique qui étaient toutes deux pleines à craquer.
- Dans l’une j’ai mis un jerrican d’essence. Avec ça, en plus du
réservoir, tu peux faire au moins trois cents kilomètres. Dans
l’autre, je t’ai mis quelques provisions et des vêtements tradition-
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nels. Il ajouta en riant :
- Je t’ai même trouvé une burka, si l’envie te prenait de te déguiser.
Tarik lui tendit aussi une sorte de longue besace de cuir qu’il avait
probablement cousue de ses mains.
- Là-dedans, cache ton violon et quelques affaires. Tu la porteras
en bandoulière sur ton dos.
Le soleil commençait à disparaître derrière les collines. Ils attendirent en silence que la nuit soit complètement tombée. Le disque
rayé du muezzin appelait les villageois à la prière.
Tarik glissa à Zia :
- Maintenant sauve-toi, c’est le moment. Je te donne ma bénédiction, tu es comme mon fils. Tout le reste de ma vie, mes
pensées t’accompagneront.
Zia enfourcha la moto et, le cœur serré, s’enfonça dans la nuit.
La route sinueuse de la vallée du Ksar descendait doucement vers
la plaine de l’Indus. Arrivé dans la plaine, il rejoindrait la grandroute en bifurquant vers le sud. Cette route était fréquentée par
de nombreux camions qui filaient vers le Penjab, puis vers Karachi. Une fois là bas, il ne craindrait plus les barrages, ni les
embuscades.
À l’approche des villages, il ralentissait. Quand la pente le permettait, il coupait carrément le moteur et continuait en roue libre.
La lune était à moitié pleine et sa lumière suffisait à éclairer la
route. Plusieurs fois, il entrevit des silhouettes marchant. Des
paysans sans doute qui s’attardaient en revenant des champs. A
chaque fois, il glissait vers le bas côté bordé d’arbres et de buissons pour laisser s’éloigner les marcheurs. La pente lui permettait
également de voir de loin arriver les rares véhicules. Là encore,
196
il faisait montre de prudence en se cachant.
Une fois sur la grand route, il roula à pleine vitesse et le vent dans
ses cheveux lui procura un sentiment de puissance et de liberté.
Ils ne l’auraient pas. Il avait décidé de rejoindre le village où Tarik
lui avait dit que résidait le Madan. C’était un peu risqué car les
talibans s’en étaient emparés pendant plusieurs années. Mais
d’après Tarik qui semblait bien renseigné sur la situation dans le
pays, ils en avaient été chassés, quelques mois auparavant par les
forces gouvernementales pakistanaises, ce qui permettait aux
habitants de souffler un peu.
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L’aube pointait déjà lorsqu’il arriva au village qui se trouvait un
peu à l’écart de la grand-route et surplombait le fleuve Indus.
Malgré sa pauvreté évidente, l’endroit respirait une certaine tranquillité. Une petite anse abritait les pirogues des pêcheurs et au
bout d’un ponton de bois à moitié pourri était ancré un vieux
bac qui assurait la navette entre les deux rives du fleuve. L’Indus
était ici particulièrement majestueux, large d’un kilomètre ou
deux, et son cours qui n’avait pas encore été gonflé des eaux de
la mousson restait paresseux, presque immobile comme les eaux
d’un lac. On sentait malgré tout, la puissance du grand fleuve
sous la surface d’huile et le soleil levant s’y reflétait au point d’en
donner mal aux yeux. De nombreuses femmes s’affairaient déjà
dans les ruelles et sur la rive, les unes portant de l’eau dans de
grandes bassines en caoutchouc et les autres avec leur battoir
s’agitant sur leur lessive. La plupart des femmes étaient habillées
de couleurs sombres de la tête au pied et voilées, mais certaines
parmi les plus jeunes arboraient sur la tête de simples fichus de
couleurs et portaient des robes légères et bariolées. Si l’Islam intégriste était passé par là, il s’en était allé, au moins provisoirement
et l’atmosphère était étrange, empreinte à la fois de crainte, d’une
timidité un peu triste, mais également d’éclairs de joie, d’une
liberté retrouvée, encore fragile. Les rares hommes, comme traumatisés, regardaient en marchant le bout de leurs pieds. Mais les
jeunes femmes au contraire n’hésitaient pas à faire preuve de
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gaieté, plaisantant et chantant, se tenant parfois par la main. Les
enfants riaient et barbotaient dans le fleuve.
L’arrivée de Zia sur sa moto provoqua un petit attroupement
d’enfants. Bien que parlant parfaitement la langue, et d’un type
physique qui ne déparait pas – très brun, les yeux noirs en
amande, la barbe naissante et les cheveux en bataille - il conservait malgré tout un petit air étranger accentué par le pantalon et
la chemise occidentale. Il se renseigna auprès des jeunes femmes.
Connaissait-elle la maison du Madan, cet irakien qui vivait ici. Il
ne précisa pas « le joueur de flute », craignant pour la sécurité de
l’homme et pour la sienne. Mais l’évocation de l’irakien leur suffit. Dans un village, l’étranger reste l’étranger, même s’il vit depuis
des lustres dans le pays qu’il a fait sien. Elles lui indiquèrent gentiment la maison qui était la dernière en remontant le fleuve,
située sur le petit monticule là-bas. C’était à deux cents mètres à
peine.
Yussuf, le Madan, était assis sur le pas de sa porte. Il reconnu Zia
dès qu’il eut franchi le portail du petit jardin. « Zia, le fils d’Hussein… Soit le bienvenu, mon fils… Tu es devenu un homme… ».
Puis il l’invita prestement à rentrer.
Ils passèrent la journée à l’intérieur. Zia lui raconta sa vie en
Europe, comment il était redevenu violoniste et même un peu
célèbre. Il lui raconta la mort de son père qu’il n’avait pas revu et
dont il n’avait pas eu de nouvelle depuis toutes ces années. La
mort de sa mère aussi et comment les intégristes voulaient lui
faire la peau. « Je me suis sauvé juste avant qu’ils n’arrivent. Il
paraît que c’est horrible ici, qu’ils maltraitent les femmes, qu’ils
interdisent la musique, les fêtes la danse, la vie… »
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- C’est ton père qui m’a conseillé de m’enfuir et de me réfugier
plus au sud, avant qu’ils ne prennent un peu partout le pouvoir.
Je suis arrivé ici avec ma femme et mes flûtes. Les gens m’ont
accueilli, je me suis installé, et puis ils sont arrivés…
- On m’a raconté que tu as brûlé toutes tes flûtes et qu’ils ont
tué ta femme.
- Ma femme était pakistanaise et moi j’étais l’irakien. On supporte
mal les étrangers.
- Mais tu disais qu’ils t’avaient bien accueilli.
- Au départ, oui, nous jouions dans les mariages, ma femme
chantait, s’accompagnait du tambourin. Mais quand les gens ont
peur, ils sont capables de dénoncer, de tuer, parce que tout représente un danger pour eux.
- Oui… Tarik m’a raconté.
Le Madan se taisait. Son regard était perdu vers l’intérieur. Il pensait à sa femme assassinée sauvagement.
- … Ils l’ont lapidée, comme si elle avait commis l’adultère, alors
qu’elle a toujours été la plus fidèle, la plus soumise et la plus délicate des épouses. Ils ne connaissent rien à l’Islam, ils bafouent le
Coran. C’était plus qu’une femme pour moi, c’était une amie.
Mon égale.
Soudain Yussuf changea d’expression. Comme s’il avait soudain
balayé l’horreur, il sourit d’un air malicieux et dit à Zia :
- Mais pour les flûtes, Tarik t’as raconté sa version. Je les ai bien
eus…
- Comment cela ? Lui demanda Zia
- Eh bien, suis-moi, tu vas voir.
La nuit était tombée. Le Madan pris Zia par la main et l’emmena
dans le petit jardinet, juste derrière la maison. Entre deux
arbustes fournis qui poussaient à même le sable et la poussière,
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il s’agenouilla et gratta le sol. Il dégagea une plaque de fer munie
d’une poignée rétractable qu’il saisit et souleva avec force. La
plaque de métal très légèrement inclinée se releva comme mue
par un ressort et dessous, Zia découvrit un petit escalier qui descendait dans une sorte de souterrain.
- Quand on la remet en place de l’intérieur, le sable vient doucement rouler dessus et la recouvrir.
Ils descendirent dans le souterrain qui s’élargissait pour devenir
une cave où l’on pouvait facilement tenir debout. Les parois
étaient calfeutrées de bottes de paille. « Excellent isolant acoustique » expliqua le Madan. Il avait allumé une lampe tempête et
la promenait le long des parois. Accrochée sur les murs de paille
apparut une collections impressionnante de flûtes de toutes les
tailles dont on voyait à leur patine qu’elles étaient anciennes et
de très bonne facture.
- Les roseaux de l’Euphrate ! dit fièrement le Madan.
- Mais comment as-tu fait ? Je croyais que tu les avais brûlées
devant eux ?
- J’en ai brûlée, mais des toutes neuves et sans valeur que je
m’étais fabriquées moi-même. Il y a des roseaux aussi au bord
de l’Indus…
Avant de sortir dans le jardin, par mesure de précaution et sans
savoir ce qui l’attendait, Zia avait emporté la besace en bandoulière qui contenait son violon. Tandis que Yussuf essayait ses
flutes devant lui, les unes après les autres, il avait sorti l’instrument et réglait modestement son pas sur celui du flutiste.
Personne ne pouvait les entendre. Ils jouèrent toute la nuit. Et
Zia conclu par quelques morceaux solos dont la grande Chaconne de Jean-Sébastien Bach. Le Madan essayait de contenir
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son émotion.
- Je suis content que, malgré ton père, tu n’aies pas renoncé, ditil à Zia. C’est magnifique. Et tu vas encore découvrir davantage,
progresser, renouer avec tes racines.
Il approuva son projet de retrouver tous ces musiciens, même si
la plupart étaient morts ou avaient arrêté de jouer…
Zia n’osait pas interroger Yussuf sur les raisons pour lesquelles
Hussein avait été si violent avec lui… Il trouverait tout seul, il
attendrait que les musiciens lui explique, sans qu’il ait à leur
demander.
En revanche, il lui demanda comment Tarik était devenu aveugle.
- Quand Aïcha s’est suicidée, ils se sont vengés sauvagement en
lui crevant les yeux...
Zia avait décidé de continuer son voyage à pied, de prendre des
bus et des trains. Yussuf lui proposa de cacher la moto dans la
cave. Il viendrait la reprendre s’il en avait à nouveau besoin…
En attendant, il était plus sage de mettre des vêtements traditionnels. Il lui tendit une vieille tunique brune et un sarouel de la
même couleur qui le rendraient plus discret. Il prendrait le premier bac au matin et de l’autre côté du fleuve. Un bus lui
permettrait de franchir la frontière indienne dans le courant de
la journée. Ensuite il ne craindrait plus rien.
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La frontière indienne franchie, la musique cessait d’être un tabou.
Il commença par le Rajahastan et les provinces du nord. Il découvrait les paysages, les villes, les temples et les palais que son père
lui avait si souvent décrits quand il était enfant. Les immenses
demeures des Maharajas, en comparaison desquelles le Ksar
n’était qu’une modeste construction de terre séchée, avaient été
le plus souvent transformées en hôtel de luxe. Parfois il s’y arrêtait pour une ou deux nuits. Il revêtait à l’occasion les vêtements
européens qu’il conservait précieusement au fond de son sac et
il en profitait pour donner ses affaires au pressing de l’hôtel.
C’était également l’occasion pour lui de faire un excellent repas
et surtout de boire une bouteille de bordeaux ou de vieux bourgogne qui lui rappelait les soirées au cottage. Il lui suffisait ensuite
de sortir une carte de crédit pour régler la note qui restait toujours bon marché par rapport aux palaces européens. Il y avait
presque chaque fois un piano à queue d’excellente qualité sur
lequel il s’attardait le soir pour improviser des mélodies de sa
composition, pour le plus grand plaisir des touristes présents. Il
lui était même arrivé de sortir son violon et de jouer accompagné
par le pianiste de l’hôtel, quand il jugeait celui-ci suffisamment
doué pour l’exercice. Une fois ou deux, il avait cru reconnaître
l’américaine et ses deux enfants. C’était évidemment une illusion,
car cet épisode se perdait dans la nuit du temps.
Mais le plus souvent, Zia se mêlait à la population locale, il logeait
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dans de petits hôtels ou même chez l’habitant. Il était régulièrement invité dans des mariages villageois et jouait alors avec les
musiciens locaux.
À Chaque fois, Zia s’attardait quelques jours, parfois plusieurs
semaines. Non seulement il les écoutait attentivement et les
accompagnait pendant des heures, mais il parlait avec eux et il
partageait leur quotidien. Il entreprenait de cette façon une véritable initiation. Sa mémoire musicale prodigieuse lui permettait
d’enregistrer toutes les notes de cette musique qu’il avait connue
jadis, mais dont il s’était éloigné depuis. Le patrimoine de l’enfance remontait à la surface. Il se souvenait maintenant avec
précision de chaque concert donné au Ksar.
Il n’avait pas peur de perdre. Il ne ressentait pas le besoin de
noter. Il noterait en temps utile. C’est d’ailleurs ce que chaque
musicien lui disait « Ne note pas écoute » et le musicien ajoutait
souvent « joue si tu veux avec moi ». Ne connaissant pas toutes
les subtilités de la musique indienne, il jouait des ragas de son
cru. Ou plutôt des improvisations de son cru sur des ragas dont
les musiciens lui fixait les grandes lignes et les grands principes.
Mais surtout, il écoutait. Il jouait modestement, en arrière fond,
presque en accompagnement. Il écoutait le musicien et il savait
qu’il n’oublierait pas. Que la musique s’inscrivait définitivement
dans sa tête, qu’il pourrait la retrouver intacte, le lendemain, ou
même des années plus tard et qu’entre temps, elle ferait son chemin. Il avait préparé cependant de grandes feuilles de papier à
musique, sur lesquelles il avait tracé lui-même à la règle les portées de cinq lignes espacées bien régulièrement sur toute la page.
Il n’avait pas peur qu’on découvre ces feuilles sur lui s’il repassait
par le Pakistan. Les jeunes talibans ne sauraient même pas à quoi
servaient ces lignes parallèles. Mais cela les aurait peut-être intri-
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gués. Ils auraient fait une enquête. Papier musique ? Pour qui ?
Les musiciens auxquels il les avait montrées n’en utilisaient pas
et la majorité d’entre eux lui avait conseillé de s’en défaire.
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Le séjour de Zia dans les provinces du Nord dura presque une
année. Les musiciens croisés dans les villages lui donnaient des
adresses d’autres musiciens et il partait à leur rencontre. Parfois
il rencontrait des artistes qui étaient venus jadis se produire au
Ksar et ils échangeaient des souvenirs. Aucun d’entre eux n’avait
oublié l’enfant qu’il était. Ils étaient heureux de le retrouver
grandi et sa virtuosité leur faisait monter les larmes aux yeux.
Pour eux, il jouait aussi des airs occidentaux et certaines de ses
compositions. Deux ou trois avaient participé au concert au
cours duquel il s’était produit et avait joué les folies d’Espagne.
Le dernier concert organisé par Hussein. Ils lui demandèrent à
chaque fois de rejouer pour eux ces variations qui les avaient tant
émus. Aucun d’entre eux ne connaissait vraiment son histoire.
Pour eux, c’était naturel qu’il soit devenu un grand violoniste. Ils
regrettaient simplement qu’il ne connaisse pas davantage les
mélodies de son pays. Ils s’étonnaient, mais jamais Zia n’osa leur
conter l’éloignement et pour finir la violente rupture qui l’avait
opposé à son père. Il leur disait simplement que son père était
mort et qu’il était malheureusement arrivé trop tard pour l’enterrement. Ils savaient tous qu’Hussein n’organisait plus de
concert depuis des années, mais ne posèrent aucune question.
Zia pensait que le moment n’était pas venu pour lui, d’éclaircir
et de comprendre le fond des choses. À chaque fois, les musiciens
s’étaient enquis également d’Elisabeth. Et à chaque fois il leur
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avait dit que sa mère était morte juste après son retour. Il ressortait de ses échanges pudiques la nécessité pour Zia de se
familiariser avec les ragas et les mélodies indiennes. Peut être de
cette connaissance viendraient la résolution de son histoire et de
celle d’Hussein pendant toutes ces années.
Quand il voyageait, prenant le bus, le train ou empruntant des
taxis collectifs de fortune, Zia s’arrêtait souvent à ces petits débits
de boisson en bord de route et il faisait à chaque fois provision
de quelques bouteilles de mauvais whisky de contrebande. La
boisson lui faisait oublier ses nostalgies et ses souffrances. Il somnolait pendant des heures serré parmi les autres voyageurs. Et
cet état de conscience assoupie participait de son abandon à cette
immense marée humaine, toujours en déplacement, qui compose
la réalité indienne.
210
Zia avait appris un nombre incalculable de ragas. Il décida que le
moment était venu d’aller rencontrer le sitariste Ravi Shankar qui
habitait avec toute sa famille, dans la ville sainte de Bénarès. La
recommandation de Yehudi Menuhin lui ouvrait grandes les
portes de la maison. Ces deux-là étaient amis, ils avaient joué
ensemble dans des tournées qui les avaient emmenés partout dans
le monde. L’admiration, l’amitié, le respect étaient réciproques.
Leur rencontre fut pourtant, du point de vue de Zia un peu décevante. L’essentiel des conversations qu’ils eurent portèrent sur la
rencontre du maître avec l’occident. Il avait croisé son jeu avec
toutes les musiques, jusqu’aux plus rock’n roll. Il avait même reçu
les Beatles qui voulaient se familiariser avec la pratique du Sitar.
L’une de ses filles pratiquait le jazz aux États-Unis. Une autre,
encore enfant, avait au contraire choisi la pratique du sitar traditionnel et accompagnait son père malgré son jeune âge. Elle
ressemblait à Aïcha, lors de son arrivée au Ksar, juste avant
qu’elle coupe ses longues tresses noires et se convertisse à l’Islam.
La maison de ravi Shankar était toujours pleines de visiteurs. Lui
même devait bientôt repartir pour la Californie où il passait une
bonne partie de son temps. Ils avaient joués ensemble, mais
l’échange lui avait paru légèrement convenu. Ravi Shankar
connaissait trop bien la musique occidentale et la rencontre avec
211
Zia n’était pour lui qu’une sorte de répétition d’échanges antérieurs avec d’autres musiciens européens ou américains. Zia en
revanche avait joué avec la petite fille. Sur des rythmes et des
mélodies simples, ils s’en étaient tous deux donné à cœur joie.
Au bout de quelques jours, il avait décidé de repartir et de filer
vers le Kerala au sud du continent indien. Pendant le voyage, il
avait pensé que grâce à des hommes tels que Ravi Shankar, la
musique traditionnelle indienne avait laissé son empreinte partout dans le monde et que même sous une forme métissée, elle
survivrait éternellement, et ce malgré les tentations absurdes des
lanceurs de fatwa, des égorgeurs d’oiseaux, des frustrés et des
intégristes de tout poil.
Des intégristes, il n’en existait pas seulement au Pakistan. Partout
où il passait, Zia entendait le récit d’affrontements entres groupes
religieux. Indous, Musulmans, Sikhs se détestaient et s’affrontaient sans cesse, plaçant des bombes dans des marchés qui
déchiquetaient des femmes et des enfants. Ces récits lui rappelaient l’attentat. Il arriva un jour qu’il passât dans l’un des lieux
où s’était déroulé la veille cette sorte de crime odieux. On distinguait encore les mares de sang faisant dans la boue des tâches
noirâtres, des voitures détruites et calcinées, des restes de vêtements en lambeaux et une odeur prégnante de poudre et de
brûlé. Il avait initialement décidé de s’arrêter un moment dans la
ville d’Ahmedabad, dans la province du Gujarat à l’extrême sud
du Rajasthan, mais entre le moment où il était entré en Inde et
celui où il avait atteint Bénarès, des conflits entre musulmans et
Indous avaient fait plus de deux milles victimes en seulement
quelques jours. La ville était encore à feu et à sang et il décida de
ne pas s’y rendre.
212
Arrivé au Kerala, il eut des difficultés à trouver l’endroit dont
Rabindrapah était originaire. Les noms des villages étaient parfois
si proches les uns des autres. A un moment, il crut vraiment distinguer certains détails que lui avait autrefois décrit le jardinier :
un village au bord d’un cours d’eau qui formait une boucle
presque complète, un temple, des maisons décorées de peintures
réalisées par des femmes, et surtout une série de jardins clos et
soigneusement entretenus. Ce village ressemblait à tant d’autres,
mais quelque chose de mystérieux lui disait que c’était celui-là et
pas un autre. Il avait cité le nom de famille de Rabindrapah, ce
nom que Tarik avait consigné pour lui avec soin et dont il était
sûr. Il répétait ce nom aux personnes qu’il croisait et aucun ne
semblait le reconnaître. Alors il avait donné plus de précisions :
« Rabindrapah avait une nièce dont les deux parents étaient morts
et elle était partie vivre au Pakistan. Il était ensuite venu se réfugier ici, dans son village natal. Une famille de la caste des
intouchables. Et personne ne se souvient de son nom !
- Comment pouvait-il en être autrement ? Un intouchable !
Avaient répondu avec mépris les dernières personnes auprès desquelles il s’était renseigné. Ce mépris lui avait paru soudain
presqu’aussi insupportable que l’immense imbécillité des Talibans, là-haut au Pakistan. Il avait compris la conversion d’Aïcha.
Si tous les musulmans avaient eu dans le cœur l’Islam de Tarik,
213
le monde n’en serait pas là se dit-il, et il se promit d’étudier un
jour le soufisme plus en détail qu’il ne l’avait fait jusque là.
Zia se sentait fatigué et extrêmement déprimé. Il prit dans les
parages une chambre dans une sorte de lodge pour touristes occidentaux. L’hôtel était constitué de petits pavillons avec terrasses
donnant sur un des cours d’eau de la région. Il se fit amener de
l’alcool et sombra rapidement dans un sommeil comateux. Il
resta dans cet état plusieurs jours, ne sortant pas de sa chambre
même pour aller manger. Il se remettait à boire dès qu’il se réveillait et retombait dans un sommeil toujours plus profond, noir et
sans rêve. Au bout de trois ou quatre jour, il s’était réveillé et malgré son état de faiblesse s’était rendu sur la terrasse. Au pied de
celle-ci se succédaient tous les quarts d’heure, sur la rivière, des
bateaux à fond plats remplis de touristes américains et japonais.
Un ballet de danseuses, se tenant à chaque fois à la proue du
bateau, exécutait de vagues chorégraphies traditionnelles auxquelles aucun des passagers ne portait la moindre attention.
Zia, qui avait un peu récupéré de sa gueule de bois, décida de
reprendre la route vers le nord en s’arrêtant à Bangalore, ville
distante d’une centaine de kilomètres. Là, il trouverait refuge dans
la famille Subramaniam, des violonistes qu’il avait entendus au
Ksar quand il était enfant. Il attendait le bus sur la placette du
village. Un petit marché couvert proposait aux touristes un artisanat de pacotille. Les sculptures de déesses à six bras et de génie
monstrueux lui donnèrent la nausée, en lui rappelant qu’il avait
excellé, dans son adolescence à sculpter cette petite nageuse.
Tarik lui avait confié que sa mère au moment de l’enterrement
d’Hussein, l’avait placé à côté du mort, dans le cercueil. En face
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du marché, d’un petit temple protestant, surmonté d’un clocheton et d’une croix, s’échappait une musique bizarre mélange de
mélopée populaire indienne et de gospel. Autant les paroles gardaient la magie et la poésie des psaumes de l’ancien testament,
autant la musique, tout comme l’artisanat à côté, lui semblait sirupeuse. Il se dit qu’un jour peut-être, quand les religions auraient
vaincue, le monde n’aurait plus le choix qu’entre les cris du muezzin et ces musiques trop sucrées.
Le séjour qu’il passa chez les Subramaniam dura près de deux
mois. Il n’eut avec ses hôtes qu’assez peu de discussion, se bornant à l’apprentissage et la pratique inlassable de certaines figures
violonistes qui l’avaient autrefois fasciné. Le fils le plus virtuose
– il avait pratiquement son âge - lui appris comment poser et
faire glisser ses doigts de manière à ce que l’on n’entende pratiquement plus aucune césure entre les notes. Comme s’il s’agissait
d’un unique « glissendo », imitant une voix de femme déchirante
ou le cri ininterrompu d’un oiseau dans la nuit. Dans cette
musique karnatique, Zia trouvait les sources, le fondement
unique et mystérieux de toutes les musiques du sous-continent.
Dès qu’il estima avoir maîtrisé ces trémolos glissants sur des
quarts de tons, Zia décida de repartir vers le Pakistan.
Il retrouva quelques semaines plus tard, en remontant vers l’extrême nord de l’Inde, le trémolo déchirant et continu dans la voix
du chanteur soufi Nusrat Ali Khan qui donnait un concert en
plein air, du côté d’Arimstar. La voix couvrait la plus grande tessiture des graves profonds comme le rauque de l’éléphant
jusqu’au cri perçant et aigu d’une reine de la nuit mozartienne.
Le chanteur d’à peine une quarantaine d’années devait peser cent
215
cinquante kilos. Il était comme un éléphant blanc, affalé, boudiné
dans son costume de soie. Dans la nuit et la trouée des projecteurs, une pluie de papiers tombait sur lui. Zia s’aperçut qu’il
s’agissait de billets de banques jetés en liasses par les spectateurs
du premier rang. Coincé entres les musiciens, un disciple aussi
émacié que son maître était obèse, tenait dans ses mains un petit
râteau et ramassait les billets qui tombaient du ciel sur l’estrade,
à la manière d’un croupier de casino.
216
Zia avait décidé qu’il irait chercher sa moto chez le Madan et tenterait enfin de lui poser les quelques questions qui lui brûlaient
encore les lèvres. Yussuf l’irakien était sûrement le musicien qui
avait été le plus proche de son père. En attendant, Zia rodait le
long de la frontière, n’osant la traverser. Pour la première fois, il
avait peur. La région était imprégnée des violences de la guerre
en Afghanistan et les attentats suicides s’étaient multipliés. Le
ballet des conseillers militaires américains et des ONG renforçaient les tensions intercommunautaires. S’étant enfin résolu à
passer la frontière, Zia arriva à Peshawar où des millions de réfugiés afghans s’agglutinaient dans des camps de fortune. Ils
avaient fuit les russes, puis les talibans, puis la guerre plus ou
moins larvée dans laquelle les occidentaux s’étaient jetés sans
retenue après le 11 septembre. Guerre perdue d’avance comme
toutes les occupations précédentes de ce pays bizarre et rebelle.
Les afghans avaient pourtant subi pendant huit années l’oppression des talibans. Les femmes avaient été voilées, violées, mutilées
ou tuées quand elles étaient récalcitrantes. La musique avait été
interdite et nombre de monuments, de villages et de villes
détruits. Mais tout indiquait que les bourreaux intégristes seraient
bientôt de retour, acclamés dans les villages comme des libérateurs.
Il prit un train qui l’amena bien plus au sud, chez le Madan. En
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le retrouvant, Zia eut l’impression que celui-ci avait perdu les
pédales. Il passait son temps à essayer de lui transmettre de sombres prophéties. La guerre s’installait pour longtemps, mais elle
ne serait qu’un fléau parmi d’autres. Les tremblements de terre
et les inondations fréquentes dans la région allaient s’intensifier,
signe de la grande colère de Dieu. Des millions de personnes
seraient jetés sur les routes, subissant la misère, les épidémies et
la mort… Tout comme au moment de la séparation de l’Inde et
du Pakistan au lendemain de l’indépendance et des guerres qui
avaient suivi entre les deux pays. Comme Zia essayait de rassurer
le Madan, celui-ci se mit presqu’en colère et lui dit :
- Tout ce que j’avais vu dans mes rêves s’est réalisé chez moi, en
Irak. Tu crois que je suis fou, mais n’oublie pas que je m’appelle
Yussuf et que ce nom prédestine aux songes et aux prémonitions. Tu verras, tu assisteras à tout cela, depuis l’Europe où tu
seras reparti.
Gêné, Zia avait plongé dans le silence, puis avait dit simplement :
- Mon père…
- Je sais ce que tu vas me demander, avait dit Yussuf. Ce que personne n’a pu, ou voulu vraiment te dire, pourtant, ce n’est pas
très compliqué. Ton père avait compris ce qui allait se passer.
N’étant pas musicien lui-même, il ne se sentait pas l’homme de
la situation. La musique, il la portait en lui. Tous les autres étaient
des ignares. Il connaissait la musique mieux que quiconque et sa
signification. Comme un véritable soufi, il a adopté le profil du
renoncement. Il s’est adapté à la gluante bêtise des mollahs. S’il
avait dit tout haut ce qu’il pensait, on l’aurait rapidement considéré comme un apostat. Pour lui, la musique était bien plus
véridique et plus profonde que le Coran. La musique ne nomme
pas, elle n’explique pas, elle ne porte pas d’autre message qu’elle-
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même et ce qu’elle provoque dans l’instant, c’est essentiellement
de la joie, de la paix, des émotions. Bref, ce que l’homme porte
de meilleur en lui. Elle permet de développer l’âme et par conséquent d’approcher notre part de divin. Du moins ce que nous
avons en nous de plus spirituel. Mais, cela, pour les barbus, c’est
hérétique. Eux ont réponse à tout. Eux savent qui est Dieu, ce
qu’il pense, ce qu’il permet, ce qu’il interdit, ce qu’il propose aux
hommes après la mort et quantité de choses tellement importantes. Hussein, lui, considérait que la plus grande injure qu’on
pouvait faire au divin, c’était d’en donner une explication, une
description et d’en extraire une morale de pouvoir. À la fin de sa
vie, il préférait parler du divin que de Dieu, il refusait de le nommer, de le qualifier, d’expliquer comment il est. En cela, il se
rapprochait des plus anciens patriarches. Il détestait toutes les
professions de foi. Il préférait les professions de doute. Celles
qui proviennent, non des saintes écritures révélatrices, mais des
expériences de la vie, et en particulier de celles qui sont les plus
dures à accepter.
- Mais pourquoi, s’il avait une si haute conception de la musique,
m’a-t-il interdit ou empêché d’en jouer.
- C’est un peu mystérieux. Peut-être voulait-il te tester, te provoquer, ou te laisser découvrir toi-même et dans l’adversité si la
musique était ta vraie voie.
- Il le savait puis que je suis né avec cela.
- Oui, il le savait, probablement, mais il voulait savoir si tu étais
véritablement digne de ce don. Peut-être qu’il avait peur pour toi
aussi. Peur de ce qui t’arrive maintenant.
- Tu crois qu’il serait fier de moi, maintenant.
- Il a toujours été fier de toi. Même si tu ne partageais pas toutes
ses valeurs ni sa façon de vivre.
219
- Quoi par exemple ?
- Tu n’aimais pas la chasse, tu étais trop sensible. Tu n’étais pas
fait pour gérer le domaine. La voie mystique ne t’intéressait pas
non plus. Tu n’en avais pas besoin puisque tu pratiquais la
musique.
- Mais encore une fois, pourquoi s’est-il comporté ainsi avec moi.
En Angleterre, j’aurais pu développer mon don, travailler le violon et la composition davantage. Aller dans son sens.
- En t’amputant de ce don, c’est lui-même qu’il a amputé. Il a
tenté de détruire ce qu’il avait en lui de plus cher. Ce que la
nature, ou le divin lui avait donné. Il a voulu mettre ce Dieu à
l’épreuve. Ce Dieu qui avait également créé ses abrutis de Mollahs qui se réclament de lui et forment tous ces élèves à des
rudiments de Coran appris par cœur. À la vision la plus rustre
qu’on peut avoir du Divin.
Le Madan avait aidé à Zia sortir la moto de sa fosse. Elle était
comme il l’avait laissée. Yussuf s’en était occupée, l’avait graissée,
avait fait le plein d’essence et placée, comme Tarik jadis, quelques
provisions dans les sacoches. Zia la démarra, elle faisait toujours
ce léger ronronnement et le moteur tournait très régulièrement.
Zia eut l’impression d’enfourcher un gros chat rassurant.
220
La nuit était sur le point de tomber quand Zia arriva en vue du
domaine. On était en pleine période de ramadan. C’était l’heure
où comme le dit le Coran, on ne distingue plus dans l’ombre si
un fil est noir ou blanc. L’heure décisive qui précède la rupture
du jeune. Zia approchait maintenant de la silhouette familière du
Ksar. Aucune lumière ne venait ponctuer la noire découpe de la
bâtisse sur le ciel anthracite. Un détail le surpris pourtant : sur le
mur gauche qui donnait sur les vergers, du côté du salon de
musique et du bureau de son père, il y avait comme une protubérance inhabituelle, une énorme forme noire et luisante, comme
si un insecte géant était venu se poser puis s’accrocher pour la
nuit au mur de la bâtisse.
Il pressa le pas pour comprendre ce que pouvait être cette forme
et en le découvrant, il eut soudain un brusque mouvement de
recul. Le piano ! Le piano à queue d’Élisabeth était pendu par
une poulie à une poutre saillante, cette poutre et cette poulie qui
servait autrefois à hisser le foin, et à remplir de fruits et de victuailles les greniers immenses, situés juste sous la terrasse. En un
instant et sans aucune prudence, il fut à l’étage. Il était désormais
facile de rentrer dans le Ksar vidé de tout occupant. Les portes
étaient défoncées, les meubles avaient disparu et le plancher du
salon de musique était tellement pourri qu’il craqua sous ses pas
de manière inquiétante. Il le sentit ployer et s’aidant de sa petite
221
lampe de poche, il fit un saut prudent pour gagner le balcon. Le
piano avait été poussé sur celui-ci puis hissé grâce à la poulie. Il
se balançait très lentement comme un supplicié qui a rendu l’âme
déjà depuis plusieurs jours. Un supplicié pour l’exemple se dit-il.
Il réfléchissait à ce qu’il allait faire quand le disque du muezzin,
se mit à criailler, appelant à la prière qui précède la fin du jeune.
Il avait pris sa décision. Il avait le temps avant qu’ils arrivent. Il
se hissa le long du mur pour débloquer le câble qui retenait la
poulie, et au bout de sa corde, le grand piano à queue. Dans sa
chute, le piano heurta le coin du balcon et la table d’harmonie
fit un vacarme si étourdissant qu’elle couvrit la voix du muezzin.
Toutes les cordes résonnant en même temps avertirent le village
qu’il était de retour. Ultime accord, fin de la musique. Mais, fait
plus surprenant, sous le choc, la caisse du piano explosa littéralement, les morceaux de bois tombant les uns sur les autres, une
dizaine de mètres plus bas. Zia eut l’impression que cette chute
et cette dislocation était comme celle d’un cercueil que des fossoyeurs maladroits n’ont pu empêcher de glisser et de se fracasser
au fond de la fosse. Il crut voir comme une flamme légère et
blanche s’échapper d’en bas. L’âme, l’âme de la maison se dit-il,
l’âme de mon enfance, l’âme de mes parents et de leur amour.
L’âme d’Elisabeth. Au lieu de l’angoisser cet envol lui rendit l’esprit plus clair, lucide, détaché, comme s‘il avait absorbé une
drogue et qu’elle lui faisait son effet instantané et puissant. La
table d’harmonie du piano reposait en équilibre instable sur le
bord du balcon dont elle avait pulvérisé la rambarde. Le lourd
triangle métallique et doré devait peser près de deux cent kilos.
Un seul geste du pied aurait pourtant suffi à le faire basculer. Il
faillit faire ce geste puis se ravisa. Mêmes si quelques unes avaient
sauté, la plupart des cordes étaient encore en place. Il descendit
222
rapidement dans l’atelier de Tarik, cet atelier qui avait été celui
de Rabindrapah le jardinier, avant que celui-ci ne s’enfuit au
Kérala et que Tarik avait rangé avec respect. Zia pris une grosse
pince à levier qui servait à couper les clôtures puis il remonta sur
le balcon en prenant bien garde de ne pas passer au travers du
plancher pourri.
Là-bas au village, ils devaient être surexcités de le savoir rentré
et pressé d’en finir avec lui. Il imaginait le mollah répondre à ses
comparses : « On mange d’abord et on ira ensuite ». En les obligeant à patienter, il se donnait des airs de sage et en même temps,
ça lui permettait de bouffer. Pendant ce temps précieux, Zia s’affairait à couper les cordes du piano une par une, à les mettre bout
à bout, à les agencer entre les murs et au plafond, juste devant la
porte avec un gros noeud coulant pour saisir les pieds et un autre
fait d’une corde plus fine et plus tranchante, une corde aigue faite
pour le cou, pour saigner la bête. Il retrouvait soudain les gestes
que lui avait enseignés Tarik, ces gestes pour lesquels il était
habile, mais qui le rebutait un peu dans leur finalité. Il aimait
poser les collets, mais il n’aimait pas les relever. C’était souvent
Umar qui les ramassait à sa place, en faisant croire à tout le
monde que c’était lui-même qui les avait confectionnés et placés.
Il finit par accrocher deux ou trois grosses cordes de cuivre entre
la table d’harmonie en équilibre et la poutre maîtresse du plancher, cette poutre dont il avait remarqué à l’aide de sa lampe
qu’elle était pourrie et sur le point de céder, sous l’intégralité du
plancher du salon de musique.
Tranquillement, il descendit au pied du Ksar. Il ramassa les morceaux de la caisse du piano, ces morceaux de bois noirs vernis, il
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en fit un tas et y mis le feu. Le brasier éleva des flammes gigantesques dans la nuit, comme un signal. Les restes du piano se
consumèrent assez vite. Il remonta, déballa son violon, sortit sur
le balcon et commença à jouer. De l’entendre si proche, cela
devait les faire enrager. Il imagina Umar essuyer la graisse de
mouton qu’il avait autour des lèvres et sur le menton et dire à
ses comparses : « Allez on y va, cela suffit maintenant ! »
Il les entendit arriver et discerna leurs ombres au pied du Ksar.
Ils étaient quatre. Le mollah marchait en tête d’un pas pressé,
comme pour se rendre à la prière. Ou au sacrifice du mouton un
jour de l’Aïd el Kebir.
La science de Tarik avait porté ses fruits. Le mollah arriva le premier, comme Zia l’avait prévu, et un collet le saisit au pied dès
son entrée dans le salon de musique, le faisant basculer vers
l’avant, sa tête s’enfilant tout droit dans l’autre piège qui se resserra autour de son cou. Il était maintenant suspendu la tête en
bas. De son cou, bien entamé par le fil de cuivre, s’échappait une
fontaine de sang. Ebahis, éclaboussés, hagards, les trois compères
fixaient leur mentor suspendu au plafond. Désemparés, ils
tenaient leurs poignards dans la main, sans trop savoir qu’en faire.
Sur le balcon, Zia qui s’était interrompu de jouer un instant,
repris sa mélopée en les fixant et en leur souriant. Alors, comme
un seul homme, il se précipitèrent vers lui en traversant le salon
de musique. Mal leur en pris car d’un seul geste du pied, Zia fit
basculer dans le vide la table d’harmonie. Le poids de celle-ci
arracha d’un coup ce qui restait de la poutre maîtresse et tout le
plancher avec elle. Tandis que le mollah finissait de se vider de
son sang, les autres gisaient déjà dix mètres plus bas sur le béton
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du garage, plus ou moins empalés sur ce qu’il restait des
machines agricoles. On entendait le vague gémissement d’un
homme qui agonisait, les deux autres étaient sûrement morts sur
le coup.
225
Zia n’avait pas eu le cœur de refaire tout le voyage de jadis :
remonter la Mer Rouge, prendre le Canal de Suez et traverser
ensuite toute la Méditerranée. Il prit néanmoins un bateau à
Karachi. Débarqué le soir à Dubaï, il réserva un vol direct pour
le lendemain matin. De retour à Paris, plus rien n’avait de sens.
À Roissy Charles de Gaulle, il prit un taxi qui le déposa en bas
de chez lui dans le Marais. Il monta déposer ses quelques bagages
sans ouvrir ses volets, sans jeter un œil sur ses meubles, sans
remettre le compteur d’électricité en marche. Il redescendit
immédiatement pour se rendre à la boutique de l’arabe du coin.
Il fit une provision de whisky – quatre ou cinq bouteilles réparties
dans deux sacs en plastique - et il remonta chez lui. C’est alors
qu’il se rendit compte qu’il faisait froid. L’appartement était
humide, mais suffisamment petit pour se réchauffer rapidement.
Au bout d’un quart d’heure, les radiateurs étaient brûlants. Les
murs et les matelas dégageaient une odeur de moisi en train de
sécher. Une odeur pas désagréable qui lui rappelait celle du cottage. Une odeur de vieille maison. Presque une odeur de
campagne, de foin, de bottes en caoutchouc, de chien mouillé.
Tiens, pourquoi n’avaient-ils jamais pris de chien tous les deux.
Il aimait bien les chiens, il aimait d’un seul coup l’idée d’avoir un
chien, comme ces jeunes SDF. De dormir blotti contre l’ami
fidèle et poilu. Il faisait chaud, maintenant. Il le sentait, mais
curieusement, il n’arrivait pas à se réchauffer vraiment, malgré
227
les quatre ou cinq verres de whisky qu’il avait bu d’affilée. Il grelottait. Il avait du prendre froid dans les couloirs de l’aéroport,
en attendant le taxi, ou même avant, à cause de la climatisation
de l’avion. Zia continua à boire et sentit l’engourdissement le
gagner. Il finit par s’affaler la tête la première dans l’oreiller de
son lit dont les draps n’avaient pas été changés depuis deux ans,
des draps encore humides qui l’attendaient. Il se réveilla plusieurs
fois dans la nuit en proie à des cauchemars. Il était au Ksar et le
Ksar brûlait, il était dans le grenier du cottage et le grenier était
lui aussi en feu. Il appelait Daniel, il appelait sa mère et à chaque
fois, il voyait devant lui son père dont les vêtements prenaient
feu et qui hurlait au secours. Mais Hussein était déjà dans les
flammes, impossible d’aller vers lui, de le prendre, de le sauver.
Une immense tristesse se dégageait de son regard. Et Zia pleurait
lui aussi. Entre chaque cauchemar, Zia s’était réveillé en larmes
et à chaque fois, il avait descendu une demi-bouteille de scotch,
avant de se rendormir, une bonne fois pour toute, d’un sommeil
de plomb. Quand il se réveilla, il faisait jour, mais plus pour longtemps. Le ciel était embrasé d’un beau coucher de soleil de début
d’automne. Combien de temps avait-il dormi ? Au moins une
nuit et une journée, peut-être deux, ou même davantage. Il se
sentait faible et une faim atroce lui tenaillait le ventre. Il n’avait
pas mal à la tête, il se sentait particulièrement lucide, et vide à la
fois, comme si ces heures de sommeil, les cauchemars et la boisson, lui avaient permis de se débarrasser d’une bonne partie de
la fatigue et des peurs qui l’avaient habité, possédé ces dernières
années. A chaque minute, comme en temps de guerre.
Il descendit à la boutique de l’arabe et fit quelques courses : des
fruits secs, du jambon cru et un bout de fromage, une sorte de
228
parmesan bien dur qu’il dégusta en en découpant des tranches
fines avec un gros couteau de cuisine. Le fil du couteau ne s’était
pas émoussé malgré ces trois ans d’absence et d’humidité. Il se
fit couler un bain. Le ballon d’eau chaude était brûlant au-dessus
de la petite baignoire où il tenait tout juste assis.
Une fois propre et vêtu d’un peignoir bien sec, l’idée et l’envie
lui vinrent de prendre son violon et d’en jouer. Il était environ
sept heures du soir. Il avait à peine entamé quelques arpèges qu’il
entendit frapper en-dessous de lui, à travers le plancher. Cela ne
lui était jamais arrivé depuis qu’il avait acheté cet appartement.
Et pourtant, jadis, il lui arrivait de jouer jusqu'à des heures tardives. Il savait l’immeuble bien isolé. Un vieil immeuble, avec
probablement une bonne couche de torchis entre les poutres et
le plancher. Comme au en bâtissait au XVIIème siècle. Les voisins avaient du changer. Il s’arrêta aussitôt, mais les coups de
balai se prolongeaient. Il imaginait un homme ou une femme,
juché sur son escabeau et qui s’agitait frénétiquement pour bien
lui faire comprendre qu’il était impossible de créer un précédent.
Que cela ne devait plus se reproduire. Consterné, il reposa le violon dans sa boîte. Toute la fatigue était revenue. Le lit défait était
maintenant bien sec, une invitation à se recoucher. Il déboucha
une nouvelle bouteille de whisky, l’avant dernière qui lui restait
et l’ayant terminée en une dizaine de grands verres bien rempli,
il plongea à nouveau dans un sommeil profond, glissant comme un
navire sur des gouffres amers*.
*
Charles Beaudelaire, l’Albatros
229
Pendant quelques jours, il fit des repérages dans le métro, prenant
soin de ne pas amener avec lui son violon. Son oreille lui permettait de juger d’emblée l’acoustique d’une station, d’un couloir,
d’un carrefour stratégique. Il y revenait à plusieurs heures du jour
et du soir, pour comparer les ambiances et les résonances selon
qu’il y avait du monde ou pas. Finalement, il choisit de s’installer
à Sèvres-Babylone. Il y joua tous les après-midi, tranquillement,
pendant le mois de septembre.
Un matin, il s’en fit chasser par un guitariste folk qui rentrait de
vacances dans le sud et qui estimait que ce coin était à lui.
Comme Zia résistait, le guitariste brandit une carte de musicien
du métro et menaça de faire venir les flics qui délogeraient Zia
et lui demanderaient ses papiers.
Pendant quelques semaines, il ne redescendit pas dans le métro.
Puis il osa une autre station sur une ligne plus populaire non loin
de Barbès. À Pigalle, il s’installa à nouveau après avoir bien vérifié
qu’il n’y avait pas de concurrence et assez peu de contrôles policiers. Il ne jouait désormais que de la musique orientale. Il reculait
le moment de se remettre à jouer de la musique classique occidentale. Parfois il osait quelques gammes en majeur, quelques
arpèges dans le style baroque vénitien, mais il n’avait plus la
même rigueur : les notes jouées de manière trop glissantes étaient
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devenues imprécises ou exagérément stridentes quand il accentuait le phrasé sur des mesures à deux, trois ou quatre temps.
Trop de swing. Trop d’orient. Il l’entendait bien. C’est comme
cela qu’il jouait désormais.
Il aurait aimé oser jouer une fois à la station Saint-Michel mais il
ne pouvait s’y résoudre. Il se contentait de passer d’une station à
une autre sur la ligne 12. En se déplaçant, Zia eut vite fait de
constater que plus on s’éloignait de Barbès vers l’Étoile, plus les
usagers du métro étaient européens, bien vêtus, bourgeois. Ces
personnes devaient travailler dans des bureaux. Alors il choisit
de s’installer à la station Monceau, juste en dessous du parc. Et
là, il se mit au travail, tranquillement, sans se préoccuper des gens
qui passaient et qui lui jetaient parfois une pièce. De cet argent,
il n’avait pas vraiment besoin, il l’acceptait, il le ramassait, il le
versait dans sa poche. Mais son esprit était ailleurs. Il ne s’agissait
plus de séduire le public, mais simplement de faire des gammes,
de retravailler les morceaux classiques, un par un, en commençant par les plus faciles, pour aller vers les plus exigeants
techniquement et musicalement. Il sentait bien ses faiblesses qui
n’étaient pas seulement dues à son éloignement, mais surtout à
l’alcool qu’il consommait maintenant tous les jours. Il se disait
qu’il fallait qu’il ralentisse.
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C’est à cette époque là que je l’ai retrouvé dans le métro. Il y passait ses journées déjà depuis deux ans. Il ne donnait plus le
moindre concert à l’extérieur. Il était allé trouver deux ou trois
fois son imprésario qui, à chaque fois, l’avait jeté dehors. Je crois
que de me rencontrer lui a rendu un peu de cette énergie qu’il
consumait en se détruisant depuis tant d’années. Me raconter son
histoire, c’était comme interpréter une partition ou en composer
une. Une sorte de délivrance. Il me voyait prendre des notes. Il
se disait que j’en ferais peut-être quelque chose. C’est en le voyant
me regarder avec attention pendant que j’écrivais que j’ai compris
ce besoin et que j’en ai fait aussi le mien.
C’était comme une renaissance. Je renouais avec la musique et la
musicologie. J’avais envie de compléter tout ce qu’il me racontait
par des lectures, par l’écoute de disques rares, d’enregistrements
d’émissions consacrées à cette musique. Je finissais par oublier
avec lui ma surdité.
Maryam sentait en moi cette énergie, cette passion qui me revenait. Je restais discret, mais souvent, je laissais échapper un détail,
une anecdote, une nouvelle connaissance sur la musique qui faisait qu’elle m’encourageait silencieusement à poursuivre ces
rencontres. Je ne savais pas quoi, en faire. Tant pis. Elle m’expliquait que cela se dessinerait tout seul. Que pour le moment n’était
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pas encore venu. Selon elle, tout cela se concrétiserait un jour.
Le moment était venu de lui présenter cet homme et elle accueillit
ma proposition de la manière la plus naturelle en me disant
qu’elle serait ravie de l’inviter à dîner et de lui faire la cuisine.
J’ai transmis l’invitation à Zia. Il ne savait pas grand-chose de
Maryam. Je lui avais simplement dit que j’avais une petite amie.
J’ai ajouté à ce moment là qu’elle était elle aussi cantatrice et
qu’elle aimerait beaucoup faire sa connaissance. Il m’a dit que
c’était incroyable, qu’il s’était remis à la composition, qu’il venait
d’écrire une cantate pour voix de femme et qu’il lui offrirait en
cadeau. Je n’ai pas pu lui avouer que Maryam était le sosie de
Rebecca. Je ne lui ai même pas dit qu’elle était africaine.
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Maryam était encore dans sa petite cuisine à finir de préparer le
repas quand il a sonné et que je suis allé lui ouvrir. Il se tenait
dans l’encadrement de la porte avec un bouquet de roses pâles
dans une main et la partition dans l’autre. Il portait un costume
sombre, presque noir et une cravate fine, s’étant visiblement mis
sur son trente et un. Je lui ai pris les fleurs des mains pour aller
les offrir à Maryam dans la cuisine et il m’a suivi. Il avait juste
déposé la partition sur un coin de la table déjà dressée pour le
dîner. Quand il a aperçu Maryam qui lui souriait et s’esssuyait les
mains à son tablier pour serrer chaleureusement les siennes, il
est devenu livide. Presqu’en bégayant, il s’est excusé et à demandé
s’il pouvait avoir accès aux toilettes dont la porte donnait dans
le couloir de l’entrée. Je lui ai indiqué la direction et suis retourné
voir Maryam un peu inquiet. Elle m’a simplement dit
- Il a l’air intimidé ton ami. Je ne sais pas quel effet je lui ai fait.
Presque immédiatement, j’ai senti un courant d’air qui venait de
l’entrée. La porte était grande ouverte. Zia avait disparu. Je suis
précipitamment parti à sa poursuite. La station de métro SaintJacques est juste à l’angle de la rue. J’ai immédiatement pensé
qu’il était descendu et j’ai fait de même. Je n’avais pas de billet,
j’ai du attendre un peu car il y avait d’autres voyageurs devant le
guichet. Quand je suis arrivé sur le quai une première rame venait
de partir. J’ai vu la rame s’éloigner puis ralentir puis stopper dans
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la lumière de la station suivante. Elle mettait du temps à redémarrer. Une voix dans les hauts parleurs a signalé un incident de
trafic et a invité les voyageurs sur le quai à patienter. J’ai immédiatement pensé qu’il avait emprunté le tunnel à pied et s’était
jeté sous les voies. Je suis ressorti dans la rue et j’ai couru jusqu’à
la station suivante. Quand je suis arrivé sur le quai, le trafic était
rétabli et une nouvelle rame arrivait. J’en ai conclu qu’il était toujours vivant et que je l’appellerai au téléphone. J’ai essayé toute
la soirée, le lendemain et plusieurs jours de suite. Cela ne répondait jamais. J’ai tenté de le retrouver à son appartement, mais
celui-ci était toujours vide. De jour comme de nuit, les volets
étaient fermés.
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Environ un mois après que Zia eut disparu dans le métro, nous
n’étions pas plus fixés. Était-il mort, était-il reparti dans son pays,
trainait-il sans logis dans Paris, victime de son alcoolisme et de
son désespoir ? Nous ne le savions pas. J’étais repassé plusieurs
fois à son appartement. Sans réponse. Un matin, un livreur est
passé chez Maryam pour déposer une grosse malle de fer sur
laquelle était marqué mon nom en majuscule. Nous l’avons
ouverte. Elle contenait des partitions écrites soigneusement à la
main. Toute son œuvre. Certaines d’entre elles transcrivaient des
ragas et des mélodies de son pays. En haut des feuilles était indiqué, le pays, la ville ou le village, l’instrument et le nom du
musicien qui lui avait appris cette musique. Il y avait aussi de gros
cahiers reliés de molesquine noire dans lesquels Zia avait développé des théories et des essais sur les musiques indopakistanaises.
Je me suis beaucoup servi du contenu de cette malle. La lecture
des partitions et des manuscrits m’a immédiatement donné envie
de me remettre à l’étude des musiques du monde et même à
voyager. Un jour où je passais en bas de l’immeuble de Zia et
constatais que les volets étaient toujours fermés, je jetais un œil
sur la vitrine d’une agence immobilière. Je remarquai des photos
de son appartement qui était mis en vente. Je suis rentré, j’ai
demandé les coordonnées du nouveau propriétaire. On n’a pas
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pu me les donner. La vente s’effectuait de manière anonyme par
le biais d’un cabinet de notaires situé à Karachi, au Pakistan. Le
nom du mandataire était impossible à trouver.
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Je n’ai jamais eu de nouvelle de Zia. Je ne sais toujours pas si il
est mort ou vivant. Entre temps, ma vie a profondément changé.
Je me suis d’abord remis en auditeur libre à mes études de musicologie pendant deux ans, en multipliant les petits boulots bien
payés et pas très prenant, comme ceux qui consistent à se laisser
prendre en photo pour une pub ou à assurer quelques jours de
figuration dans un film. Il m’est même arrivé de faire une
silhouette, presqu’un petit rôle. Le salaire était alors confortablement multiplié par cinq ou six.
J’habite désormais avec Maryam. Parfois je l’accompagne lors de
ses tournées de concerts. Elle commence une carrière brillante
et inscrit toujours la cantate de Zia à son répertoire. Une sorte
de bis que le public enthousiaste lui réclame. Elle a même enregistré un disque avec ses mélodies et participe à de nombreuses
émissions de radio et de télévision.
Grâce aux relations du père de Maryam, j’ai enfin pu trouver un
job qui me comble et me permet, en complément de mes
connaissances personnelles, d’utiliser progressivement toutes les
ressources contenues dans la malle de Zia. J’anime toutes les
semaines une émission sur France Musique qui décrit et explique
la musique Indo-Pakistanaise et ses liens avec tous les pays de la
région. Je n’ai pas retrouvé les musiciens qui avaient été les plus
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proche de Zia dans son enfance. Ils ont presque tous disparus,
mais j’en ai contacté d’autres.
Parfois aussi, je voyage. Je suis allé une fois sur les traces de Zia
au Pakistan. J’avais loué une voiture, j’ai remonté la vallée
jusqu’au Ksar. Je n’ai trouvé qu’une vague ruine de pisé, les
ouvertures dans les murs laissaient difficilement imaginer les
moucharabiehs d’autrefois. Il restait au faîte de ce qui avait été la
grande terrasse, quelques morceaux de fer ouvragés et tordus.
Les ruines de la volière. En bas d’un des murs, un petit appentis
tenait encore debout. La pièce de Tarik. J’ai poussé une porte en
bois toute pourrie et j’ai cru discerner dans la pénombre quelques
ossements. J’ai ramassé un peu de terre sèche et l’ai jetée symboliquement sur ces restes blanchis.
Le village aussi était détruit et sans habitant. Sans doute avait-il
été le théâtre de violents combats avec les talibans. Il n’y avait
personne pour me renseigner et même si la zone était d’après les
sources officielles, revenue aux mains des troupes gouvernementales, je n’étais pas très rassuré. Je suis vite redescendu vers la
vallée de l’Indus et j’ai bifurqué vers le sud comme l’avait fait Zia
en moto des années plus tôt. J’ai fini par trouver l’emplacement
du village du Madan au bord du fleuve. Celui-là aussi avait été
détruit, non pas par les combats, mais par les violentes inondations de l’été 2010 qui avait mis des millions de sans abri sur les
routes. Il ne restait plus des maisons que de vagues murets de
pisé dévorés par les eaux. Au bout d’un ponton de bois à moitié
détruit, la coque d’un vieux bac plongeait dans l’eau par la proue.
J’ai pensé à Yussuf, à la maison en bordure de village et à la
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cachette si bien protégée des regards, mais non de la montée des
eaux. J’ai imaginé qu’il s’était laissé engloutir en jouant de la flûte.
Ensuite, ses trésors de roseaux s’en étaient allés sur l’eau jusqu’à
Karachi, jusqu’à la mer.
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Emmanuel Fandre
9, route de Pargny la Dhuys
02330 Montlevon
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