roman
Emmanuel Fandre
Les anges sont faciles à apaiser, fais-en des instruments
et ils joueront ta musique à la harpe. Les êtres humains
sont plus coriaces, ils peuvent douter de tout, même de
la preuve qu’ils ont sous les yeux.
Salman Rushdie
La musique chasse la haine chez ceux qui sont sans
amour. Elle donne la paix à ceux qui sont sans repos,
elle console ceux qui pleurent.
Pablo Casals
Je venais d’obtenir ce poste de steward. J’allais enfin pouvoir
voyager gratuitement à travers le monde. Simultanément je dis-
poserai de suffisamment de temps entre chaque voyage pour
rédiger ma thèse d’ethnomusicologie consacrée à l’espace musul-
man. Par chance mon premier vol m’emmenait à Karachi où je
devais rester un jour ou deux. J’espérais avoir le temps de nouer
mes premiers contacts.
J’habitais à l’époque dans un petit studio derrière le front de
Seine. J’ai pris le RER en direction de l’aéroport, avec dans mes
bagages mon bel uniforme tout neuf. Il y avait un monde raison-
nable dans la rame, mais nous n’étions pas compressés les uns
contre les autres au point de ne plus pouvoir distinguer ni les
silhouettes, ni même les visages. Le public était divers : des gens
qui rentraient du travail tôt, quelques touristes, un petit groupe
d’étudiants de plusieurs nationalités plaisantant bruyamment. A
la station Luxembourg, je remarquai un couple qui montait et
s’installait debout à quelques mètres de moi, tenant fermement
la rampe verticale et chromée. L’homme devait avoir une bonne
trentaine d’année. Je distinguais au mouvement de ses lèvres qu’il
parlait anglais. Il avait une élégance subtilement négligée. Un bel
et jeune universitaire. Son long manteau en gabardine grise tom-
bait de manière impeccable sur un pull de cachemire crème et
un jean foncé et serqui soulignait la longueur de ses jambes.
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La femme, une africaine, éthiopienne ou somalienne, était aussi
grande que lui et peut- être même le dépassait de quelques cen-
timètres. Elle portait un pull qui lui moulait les seins et une simple
jupe noire soulignant sa silhouette. Son visage était d’une beauté
rayonnante, ses traits réguliers s’organisant dans une posture
radieuse autour de sa bouche charnue, de ses yeux en amande et
de ses fossettes. Elle illuminait tout l’espace autour d’elle. D’évi-
dence, ces deux-là étaient intimes. Je ne sais pas s’ils étaient
amants, mais naturellement proches et complices. Il parlait, elle
l’écoutait avec tendresse, mais cela ne l’empêchait nullement
d’être présente à tout le wagon, de scruter autour d’elle et de
regarder calmement les gens.
A un moment, son regard croisa le mien. Elle m’adressa un sou-
rire, un vrai sourire, naturel et charmant, sans la moindre
séduction, mais qui semblait transporter une part de la tendresse
qui la liait à son ami et d’une certaine manière au monde qui l’en-
tourait. C’est à ce moment qu’eut lieu l’explosion.
Ce visage souriant qui s’était imprimé dans mon esprit vola litté-
ralement en éclat. Je ne sais pas si sa tête ne fut pas brusquement
séparée de son corps ou simplement déchiquetée, ou si c’est
l’éclair de l’explosion dans mes yeux qui me donna cette impres-
sion d’éclatement, de disparition. Je me souviens en revanche du
visage de son ami d’un seul coup vérolé et immonde, percuté par
une cinquantaine de clous et d’éclats de métal, puis du sang dans
mes yeux qui me rendait aveugle. Je me frottais le visage, j’étais
allonsur le sol, projeté par le choc et d’autres corps étaient
également allongés et tordus à côté de moi. Je constatai que je
voyais encore, que je voyais l’horreur. Alors, je fermai à nouveau
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