Emmanuel Fandre roman La musique chasse la haine chez ceux qui sont sans amour. Elle donne la paix à ceux qui sont sans repos, elle console ceux qui pleurent. Pablo Casals Les anges sont faciles à apaiser, fais-en des instruments et ils joueront ta musique à la harpe. Les êtres humains sont plus coriaces, ils peuvent douter de tout, même de la preuve qu’ils ont sous les yeux. Salman Rushdie Je venais d’obtenir ce poste de steward. J’allais enfin pouvoir voyager gratuitement à travers le monde. Simultanément je disposerai de suffisamment de temps entre chaque voyage pour rédiger ma thèse d’ethnomusicologie consacrée à l’espace musulman. Par chance mon premier vol m’emmenait à Karachi où je devais rester un jour ou deux. J’espérais avoir le temps de nouer mes premiers contacts. J’habitais à l’époque dans un petit studio derrière le front de Seine. J’ai pris le RER en direction de l’aéroport, avec dans mes bagages mon bel uniforme tout neuf. Il y avait un monde raisonnable dans la rame, mais nous n’étions pas compressés les uns contre les autres au point de ne plus pouvoir distinguer ni les silhouettes, ni même les visages. Le public était divers : des gens qui rentraient du travail tôt, quelques touristes, un petit groupe d’étudiants de plusieurs nationalités plaisantant bruyamment. A la station Luxembourg, je remarquai un couple qui montait et s’installait debout à quelques mètres de moi, tenant fermement la rampe verticale et chromée. L’homme devait avoir une bonne trentaine d’année. Je distinguais au mouvement de ses lèvres qu’il parlait anglais. Il avait une élégance subtilement négligée. Un bel et jeune universitaire. Son long manteau en gabardine grise tombait de manière impeccable sur un pull de cachemire crème et un jean foncé et serré qui soulignait la longueur de ses jambes. 1 La femme, une africaine, éthiopienne ou somalienne, était aussi grande que lui et peut- être même le dépassait de quelques centimètres. Elle portait un pull qui lui moulait les seins et une simple jupe noire soulignant sa silhouette. Son visage était d’une beauté rayonnante, ses traits réguliers s’organisant dans une posture radieuse autour de sa bouche charnue, de ses yeux en amande et de ses fossettes. Elle illuminait tout l’espace autour d’elle. D’évidence, ces deux-là étaient intimes. Je ne sais pas s’ils étaient amants, mais naturellement proches et complices. Il parlait, elle l’écoutait avec tendresse, mais cela ne l’empêchait nullement d’être présente à tout le wagon, de scruter autour d’elle et de regarder calmement les gens. A un moment, son regard croisa le mien. Elle m’adressa un sourire, un vrai sourire, naturel et charmant, sans la moindre séduction, mais qui semblait transporter une part de la tendresse qui la liait à son ami et d’une certaine manière au monde qui l’entourait. C’est à ce moment qu’eut lieu l’explosion. Ce visage souriant qui s’était imprimé dans mon esprit vola littéralement en éclat. Je ne sais pas si sa tête ne fut pas brusquement séparée de son corps ou simplement déchiquetée, ou si c’est l’éclair de l’explosion dans mes yeux qui me donna cette impression d’éclatement, de disparition. Je me souviens en revanche du visage de son ami d’un seul coup vérolé et immonde, percuté par une cinquantaine de clous et d’éclats de métal, puis du sang dans mes yeux qui me rendait aveugle. Je me frottais le visage, j’étais allongé sur le sol, projeté par le choc et d’autres corps étaient également allongés et tordus à côté de moi. Je constatai que je voyais encore, que je voyais l’horreur. Alors, je fermai à nouveau 2 les paupières. A ce moment là je me suis rendu compte que je n’entendais plus rien. Je voyais autour de moi les gens crier, les regards apeurés, les lèvres bouger mais je n’entendais qu’un immense et lancinant bourdonnement. Une sorte d’acouphène interminable. Je pris ma tête dans mes mains et quand je les retirai, je vis qu’elles étaient pleines de sang. Pourtant je n’avais pas mal. Je me sentis partir et quand je me réveillai, j’étais dans une ambulance, couché sur un brancard et revêtu d’une couverture dorée qui me dispensait partout dans le corps une intense et agréable chaleur. Deux infirmiers au dessus de moi parlaient entre eux, semblaient me demander quelque chose, mais je n’entendais rien. Même le grondement du moteur dont je sentais les vibrations dans tout mon corps, je ne l’entendais pas. Dans la tête, j’avais encore la vision du couple du métro une seconde avant que tout bascule dans le chaos et l’effroi. C’était le 25 juillet 1995. J’avais 25 ans. 3 Le vent s’était levé très tôt ce matin-là, une heure avant l’aube. Ce n’était pas un vent très fort. Juste une brise continue, sans rafale, comme les enfants de ces pays espèrent qu’il va s’en former chaque jour pour faire virevolter leur cerf-volant. Le vent avait pris son élan des contreforts du Cachemire. Glissant de plus en plus vite, à la surface des glaciers, puis se réchauffant doucement au contact des arbres et des villages de la vallée, contournant la jungle, il avait conservé en arrivant dans la plaine juste un peu de la fraîcheur des dernières neiges de printemps. Le grand domaine avec ses plantations d’arbres fruitiers à perte de vue lui avait redonné de la vigueur. Les couloirs formés par les rangées d’arbres favorisaient la prise de vitesse. Le vent avait fait frémir les pêchers et les abricotiers arrachant quelques pétales au passage. Les pommiers déjà en feuilles lui avaient opposé plus de résistance. Juste aux abords du Ksar, le bruissement des grands peupliers semblait donner une voix au vent et lui faire murmurer : « Je suis un courant d’air un rayon de lumière et je circule dans le palais, j’entre et je sors par les fenêtres ajourées, je soulève les rideaux flottants, m’accroche à la poussière des tapis, rebondis sur la carapace vernissée d’un insecte, agite et fait briller les feuilles de l’oranger en pot. Je ressors après avoir caressé poutres et portails sculptés, bas-reliefs de pierre, je prends de la vitesse entre les ran- 5 gées d’arbres, fais tomber quelques pétales et fleurs fanées, en fais éclore de nouvelles et m’élance à nouveau dans la steppe pour rejoindre les sommets enneigés d’où je suis venu, j’emporte avec moi les parfums et les sonorités vivantes du jour et de la nuit ». 6 Juillet 2001. Je m’appelle Simon Glacière, j’ai maintenant trente et un ans et je conduis la ligne 2 du métro, qui va de Nation à Porte Dauphine. C’est un métier dur et fatiguant qui comporte néanmoins certains avantages : des horaires aménageables et limités, surtout si l’on préfère comme moi travailler de nuit, et de vastes plages de récupération que l’on peut cumuler avec ses congés annuels. Et puis conduire les gens sous terre, les foules métamorphosées plusieurs fois par jour en bétail et circulant comme une vermine dans les entrailles puantes et sonores de la ville lumière, cela ne me déplait pas. Dans ce monde que j’exècre chaque jour davantage, je suis le plus heureux des hommes. Capitaine de rame, pilote de souterrain, astronaute urbain, solitaire dans ma cabine. Je suis Conducteur de Métro. Symphonie mécanique. Claquement des roulements à billes sur les rails de fer. Accélération crépitante, étincelles qui jaillissent du dessous. Descentes en roues libres. Motrice qui patine aux remontées trop fortes, vertiges de certains virages comme à la foire, mais sans les lumières, rien que les signaux faiblards indiquant la vitesse à suivre. Je suis le conducteur du grand huit souterrain. Boyaux de la ville, malaxeurs d’individus. Des vieilles pubs qui défilent et qu’aucun voyageur ne regarde plus. Sympho- 7 nie visuelle qui passe de l’obscur à la clarté. Du beau, du bon, Dubonnet… J’ai de la chance, la ligne 2 est la plus longue et la plus variée. Elle sort de terre pour survoler les rares quartiers que je fréquente : Pigalle, Barbès, Stalingrad… Cinq à six heures par jour ou par nuit. En ajoutant aux congés payés, les nombreuses heures de repos, de récupération, et de grèves, cela me laisse au moins trois mois par an pour rêver. Mais j’aime aussi les heures de pointes où la compression des corps s’effectue dans les wagons et me fait apprécier ma petite cabine sombre ouverte sur les murs du tunnel. Je suis des yeux les câbles qui montent et qui descendent, fixés à même la paroi. Rythmés par les cavités souterraines. Chaque station est une pause, chaque tronçon une ligne harmonique. Souvent, je pense aux conducteurs des trains de marchandises qui menaient leurs victimes vers les camps de la mort. Ils n’avaient pas trop le choix, vraisemblablement. Moi, je conduis le train de la petite mort. Celle qui emmène les gens à leur travail et les ramène le soir vidés de leur substance vitale toute entière consumée par le capitalisme marchand. Il y a près d’un an, il m’est arrivé quelque chose d’étrange. Même si je suis à moitié sourd, il m’arrive d’avoir l’ouïe fine. J’entends certains sons faiblement mais très distinctement, et j’apprécie la précision d’un timbre, d’un rythme, d’un simple petit bruit comme celui que produit le craquement d’une allumette au fond d’un couloir, réverbéré par le carrelage blanc. Un bruit blanc sur fond blanc. L’important c’est qu’il n’y ait pas de brouhaha autour. 8 À cause d’un excès de trafic comme il en existe souvent, j’ai du faire patienter la rame à la station Monceau. Le seul bruit dans les wagons était celui du bourdonnement de l’alimentation électrique sous les roues immobilisées, puis ce bourdonnement s’est tu laissant place au silence. Dans ces moments là, même les passagers s’arrêtent de parler. C’est comme s’il y avait dans l’attente, les prémisses d’une inquiétude et je lutte à chaque fois contre les images qui me hantent. C’est alors que, durant ce bref silence, se fit entendre le son d’un violon dans un couloir proche du quai, invisible depuis ma cabine. J’étais stupéfait. Cette sonorité, je la connaissais. Je l’avais déjà entendue, il y a quelques années : le son du même instrument sous les doigts du même violoniste. J’en étais persuadé. Je suis incapable de dire aujourd’hui quel morceau interprétait le musicien dans le métro, mais d’un seul coup me revenait l’épisode de ce concert étrange auquel j’avais assisté, de manière totalement imprévue, presque subrepticement, juste après mon accident. Je marchais un soir d’été dans Paris. Je redescendais la rue SaintDenis vers les quais. Soudain, par le portail d’une église entrouverte, j’entendis le timbre d’un violon. Je m’arrêtai pour écouter. Je trouvai le morceau magnifique et me laissai bercer. J’ai crû que mon ouïe était revenue, retrouvée grâce à cette sonorité si claire. La même avec peut-être davantage de précision, de volonté, de tranchant… Mais n’est-ce pas ma mémoire qui est devenue plus tranchante et plus précise que mon ouïe ? La musique était en revanche moins sensible, moins subtile, moins onctueuse que celle ce jour là dans le métro. Mais j’en étais sûr, c’était bien lui, mon oreille ne me trompait pas. 9 A l’époque, je poussai le portail entrouvert de l’église et j’entrai. Le concert avait débuté depuis longtemps et je pus malgré tout écouter le violoniste qui jouait une des grandes partitas de Bach avec sa Chaconne finale. Mais il l’interprétait vraiment de manière étrange. Les thèmes s’échappaient parfois de leurs rails pour flirter avec l’improvisation, ce qui est insensé tant la partition est écrite et tant son écriture évoque déjà l’improvisation la plus libre et la plus puissamment inventive. Les échos de la chaconne s’ouvraient grâce à cet homme sur des univers lointains et inventifs. Les sons glissés venus de l’orient étaient parfaitement maîtrisés et retombaient sur le classicisme des gammes et des arpèges du vieux Jean-Sébastien. Le public était médusé. Il ne savait s’il fallait siffler ou bien applaudir debout des deux mains. Le résultat fut qu’à la fin, au lieu d’applaudir, il se tut, se leva et sortit lentement l’air pensif, comme une seule entité. Je restai seul et me dirigeai vers les coulisses de cette performance peu ordinaire, la sacristie faisant probablement office de loge. Quand je poussais la petite porte à droite du grand autel, je ne trouvai pas le violoniste, mais un homme en costume qui devait être son agent et qui semblait passablement agacé et sombre. Je lui demandai où était l’artiste, il me répondit qu’il était parti et qu’il arrêtait illico de défendre les intérêts de ce fou furieux. En sortant de l’église, un peu désemparé, j’arrachai la petite affichette avec la photo et le nom du violoniste, un nom afghan ou pakistanais je ne sais plus. Ensuite, pendant plusieurs jours j’essayai de retrouver sa trace, dans les programmes musicaux des journaux spécialisés parisiens. Je finis par téléphoner au numéro qui était indiqué sur l’affichette. Personne ne répondit, je me rendis à l’adresse indiquée du côté du faubourg Saint-Honoré et 10 tombai sur le bureau d’un agent. Après avoir forcé quelques portes, je retrouvai l’homme que j’avais croisé dans la sacristie. Il avait toujours l’air aussi renfrogné. Quand je lui parlai de son artiste, il me dit qu’il avait disparu de la circulation, mais que ce n’était pas plus mal. Cela faisait une demi douzaine de concerts qu’il lui avait sabotés ces derniers temps en jouant comme un tzigane ou en annulant ses dates. Parti où ? Probablement chez lui au Pakistan où il venait de perdre son père. Il était parti pour aller enterrer celui-ci, mais il n’était pas rentré et ne donnait plus signe de vie. L’agent avait dû annuler une cinquantaine de concerts prévus sur toute l’année : à Paris, mais aussi à Londres et à New York. « Ce type là est un fou… Il est fini. Ca je vous l’assure et je ne ferai plus rien pour lui. Il peut crever là bas ou ailleurs, je m’en fous. On commençait tout juste à lui offrir une carrière, une carrière internationale et voilà ce qu’il en fait. C’est vraiment n’importe quoi ». L’agent parla aussi d’une composition pour quatuor à cordes que la BBC avait commandée au violoniste et qu’il avait laissé en plan. Ainsi, l’artiste était également compositeur... Mais je n’en sus pas plus ce jour là. Ni plus tard d’ailleurs car l’agent refusa de me donner ses coordonnées. Il prétendait qu’il ne les avait pas. La famille de l’artiste habitait une vallée paumée, dans le nord du Pakistan, non loin de l’Afghanistan et des premiers contreforts du Cachemire. « Oublie-le me dit-il, c’est mieux pour toi ». Et voilà que des années plus tard, le violoniste me retrouvait. Il jouait du violon à vingt mètre de moi mais je ne pouvais pas abandonner le métro, descendre sur le quai, le rejoindre dans son couloir et entamer une conversation avec lui. D’ailleurs, qu’avais- 11 je à lui dire, qu’avais-je à lui demander ? Le trafic venait de se débloquer, le bourdonnement électrique avait repris, j’annonçai la fermeture des portières et je fis démarrer ma rame. Sur le chemin du retour, à la même station, je tendis l’oreille malgré le brouhaha habituel. Le violon s’était tu. J’avais peut-être rêvé. Le lendemain, à la même heure, j’entendis à nouveau le violoniste que je ne pouvais atteindre et le surlendemain aussi. Je décidai de poser une journée exceptionnelle de congé. 12 La vallée du Ksar était large, ensoleillée, prodigue en vergers et cernée au loin par les montagnes jeunes, découpées en dents de scie, dressées vers le ciel et couvertes de neige au sommet. Le Ksar était comme un château fort percé d’ouvertures précieuses et de moucharabieh. La musique du vent dans les rangées d’arbres à l’entour suffisait à Élisabeth qui avait choisi de vivre là. Son tempérament contemplatif s’adaptait à un temps différent de celui de son pays natal. La seule concession à l’activité nécessaire à tout occidental, elle la trouvait dans le chant et le piano qu’Hussein son époux lui avait offert. Le grand Beusendorfer de concert avait fait le voyage depuis l’Europe, convoyé en bateau puis en camion jusqu’à Lahore. Il l’avait fait livrer avant qu’elle ne vienne le rejoindre définitivement, et elle avait trouvé le piano dans la salle qui jouxtait à la fois sa chambre et le salon de musique. Une sorte de boudoir. Il aurait suffi d’ouvrir les deux battants de la porte ouvragée du boudoir et de pousser le piano sur ses roulettes pour qu’il trouve sa place naturelle dans le salon de musique... Mais ce salon était le domaine de son mari. Et le grand piano restait à sa place, avec sur son couvercle laqué un grand bouquet, soit de roses, soit de pivoines, chaque matin cueillies par Hussein et délicatement disposées dans un vase à son intention. 13 Quand je suis arrivé à pied dans le couloir de la station Monceau, le violoniste était déjà en train de ranger son instrument dans son étui. « Pas assez de monde… Pas très envie ce matin… » m’a-t-il déclaré d’emblée, comme s’il savait que c’était lui que je venais voir. Je ne lui avais pas adressé la parole, je m’étais simplement arrêté là. Nous étions seuls. Je lui faisais face, le regardant de la tête au pied, fier d’une certaine façon de ne pas m’être trompé. C’était bien le même individu que celui que j’avais entendu en concert dans l’église des années plus tôt. « Je vous ai reconnu à l’oreille » lui ai-je dit en guise d’introduction. C’était abrupt et bizarre. Il n’a pas paru surpris. « Ah, oui, vous m’avez déjà entendu? » Il parlait bien le français mais avec un assez fort accent. Physiquement, c’était toujours le même, assez trapu avec une figure ronde, presque poupine, mais il avait vieilli. Les cheveux étaient devenus poivre et sel, et un début de double menton accompagné d’une moue boudeuse aux lèvres proéminentes, le rendaient presque laid. - C’était en quelle année ? - C’était en quatre vingt quinze, dans une église rue Saint-Denis Il sembla réfléchir. - Ah, je ne me souviens plus de ce concert… Il y en a eu tellement. Il avait l’air soudain fatigué et hagard. - C’est moi que vous venez voir, nous nous connaissons ? Repritil un peu machinalement. - Oui, c’est vous que je viens voir. Je lui proposai d’aller prendre un café. Il était onze heures du 14 matin - Un café ? Pourquoi pas un cognac ou quelque chose comme ça glissa-t-il, un sourire en coin. Je ne sais plus exactement ce que je lui ai raconté pendant l’heure que nous avons passée ensemble. Peut-être ai-je glissé quelques mots sur ma vocation ratée, mon amour pour la musique et ma semi surdité. À l’époque, je ne parlais jamais de l’attentat. Peutêtre lui ai-je révélé que la sonorité de son violon à travers la porte de l’église entrouverte m’avait rendu une partie de mon ouïe. C’est surtout lui qui a parlé. Il a commencé à me raconter sa vie. D’une façon fluide, sans retenue, à la façon d’un conteur. Il procédait par touches, mélangeant habilement son existence passée et celle d’aujourd’hui. Quand nous nous sommes quittés, je savais qu’il venait du Pakistan, qu’il avait fait ses études en Angleterre, qu’il jouait du violon depuis l’enfance, qu’il détestait ces fumiers d’intégristes qui interdisaient la musique en même temps qu’ils obligeaient les femmes à porter la burka. Entre temps, il avait descendu quatre ou cinq cognacs. Son récit m’avait captivé. Je le lui ai dit. Cela a semblé lui faire plaisir et je l’ai raccompagné en bas de chez lui. Il habitait un petit appartement sous les toits, dans un vieil immeuble de la rue Charlot. Il m’a laissé son numéro de téléphone et je suis rentré chez moi rue du Commerce, à pied. Il faisait assez froid et pluvieux, mais je n’avais aucune envie de prendre le métro. Cela m’était devenu subitement impossible. Je maugréais d’habiter si loin, dans ce quartier que je n’aimais guère. 15 J’ai mal dormi cette nuit là. J’ai fait des rêves qui mélangeaient les souvenirs de mon enfance et la violence qui lui a succédé. Ces rêves étaient peuplés de gifles et de coups que mes parents adoptifs me prodiguaient sur les tempes et qui me rendaient sourd. De courts morceaux de musique classique, écoutés en douce à la radio étaient entrecoupés brusquement d’explosions et d’éclairs auxquels succédaient l’ennui, ainsi que d’insoutenables mélodies de variétés, celles qu’écoutaient en boucle les membres de ma famille d’accueil au milieu des années quatre vingt. Je me suis réveillé avec la sensation très nette d’avoir encore douze ou treize ans et de ne pas avoir envie d’aller à l’école, ni même de sortir de mon lit. Je revoyais avec précision le décor de cette école technique où l’on m’avait placé et où les heures de forge et de mécanique laissaient dans les pores de ma peau une odeur de graisse et de ferraille que je détestais. Pourquoi m’avoir mis là, alors que les rares cours de français d’histoire et surtout de musique étaient pour moi comme d’intenses récréations, de purs moments de paradis ? Mais ces cours étaient trop rares et les professeurs trop dégoutés par le manque d’intérêt de leur jeune public pour s’y donner à fond. Pour y croire vraiment. Je ne suis pas retourné travailler le lendemain. Je n’ai pas eu la force de les prévenir. Ils ont fini par m’appeler en fin de matinée. J’ai répondu vaguement que cela risquait de durer un peu et que je leur enverrai un arrêt de maladie. Ils n’ont pas insisté, mais j’ai senti qu’ils ne me croyaient pas. Je suis resté au lit une bonne partie de la journée, j’ai repensé à mon enfance, à ces études techniques qui m’ont permis malgré tout de passer mon bac, aux rêves de musique et de musicologie que j’ai un peu concrétisés par la suite, en autodidacte, en travaillant comme gardien de nuit 16 pour payer mes études pendant la journée. Puis les quelques voyages et pour finir la solution rêvée du métier de Steward. Solution qui a explosé avant même que je puisse en profiter. Qui a explosé au sol, c’est le cas de le dire. Comment ne pas penser que la malchance me poursuit, que j’ai un karma bizarre qui me fait m’approcher des choses et que ces choses explosent dès que je les touche enfin du doigt. Ce sont les bulles de savon de mon désir. Rien de plus. Et pourtant ce désir est fort. En fin d’après midi, j’ai rappelé le violoniste, sur le numéro de portable qu’il m’avait laissé et nous avons convenu de nous retrouver pour la soirée dans un café en bas de chez lui. Je ne suis jamais retourné travailler dans le métro. 17 Pour cette soirée dont la date correspondait au trentième anniversaire de l’indépendance du Pakistan, Hussein et Elisabeth, les parents de Zia, avaient pris soin d’inviter tous les notables de la région. Certains s’étaient déplacés de la capitale et toutes les communautés ethniques et religieuses étaient représentées : les musulmans, les sunnites, les chiites, les ismaéliens, les soufis, les indous et les sikhs. Le consul d’Angleterre à Lahore était présent. Toute la journée, Elisabeth avait surveillé en cuisine la préparation des mets et le choix des boissons adaptés aux rites de chacun. Son mari avait fait venir pour le concert les plus grands musiciens de chaque communauté. La réception avait été fastueuse. Le repas était servi sur les terrasses. Les invités pouvaient au choix s’installer à des tables rondes couvertes de nappes en dentelles ou s’asseoir traditionnellement en tailleur sur de grands tapis iraniens autour de grands plateau en cuivre et saisir les victuailles dans des coupes en argent. À la fin du repas, on avait tiré long un feu d’artifice. Puis les invités étaient tous passés dans le salon de musique. Pour une fois, quelques femmes accompagnaient leurs maris dans cette enceinte à laquelle elles n’avaient encore jamais eu accès. Deuxième élément inhabituel : le grand piano noir avait eu, lui aussi, le privilège d’accéder pour la première fois au sanctuaire. Il n’occupait pas la place centrale, mais un espace avait été dégagé 19 pour lui sur le côté donnant sur la porte à deux battants séparant le salon du boudoir d’Elisabeth dans lequel il avait habituellement sa place. Le récital avait commencé. Les ragas instrumentaux, les cithares, les tablas et les chants s’étaient succédés. Les paroles des chansons s’inspiraient du Coran, certaines reprenaient des poèmes soufis très anciens. Au bout d’une heure et demi, Hussein avait profité de la fin d’un morceau et du silence retombé pour prendre la parole. Il s’était levé et avait déclaré d’une voix où l’on percevait l’émotion qu’en ce jour d’anniversaire de l’indépendance, il souhaitait par-dessus tout la réconciliation régionale, la paix entre l’Inde et le Pakistan, la libre circulation des idées et des cultures, la fin véritable de l’impérialisme des nations. Sa famille avait toujours prôné les valeurs de tolérance, de curiosité et de dialogue entre les hommes et les communautés. Son mariage fondé sur l’amour en était le témoignage vivant. Citant un hadith du prophète, il avait rappelé combien aux yeux de Celui-ci, les moments passés dans les voyages ou occupés à l’étude, qu’elle soit scientifique, philosophique ou spirituelle, valaient encore davantage que la prière. Au premier rang, Hassan Turabi, le vieux mollah, avait du mal à contenir son exaspération. Il s’agitait, lissait sa barbe nerveusement, clignait des yeux et fronçait les sourcils comme si la lumière était trop forte et sa respiration exagérée laissait filtrer un grognement rauque entre ses lèvres. On aurait dit un vieux chien, ou pis encore un sanglier en fin de course. Derrière lui, parmi les autres mollahs dispersés dans l’assistance et qu’on reconnaissait à leur barbe, à leur long manteau noir ouvert sur 20 leur caftan blanc et aux turbans d’ébène rendant leurs visages plus blêmes et plus sévères que ceux du reste de l’assistance, l’énervement semblait contagieux. Les balancements des épaules, les crispations convulsives des visages étaient comme le prélude impatient à un signe d’Hassan. Le vieux aurait aimé se lever, draper son manteau noir et gagner la porte d’un air dédaigneux, sans espoir de retour. Alors, tous auraient suivi. Mais le moment ne semblait pas encore venu. Turabi au bord de la crise de nerfs mettait un point d’honneur à se contrôler. Il resterait jusqu’au bout. Il était invité par Hussein qui était une figure. Descendant des Moghols, il appartenait en toute première ligne à l’histoire de la conquête de l’Inde par l’Islam. Quitter la salle aurait été non seulement un affront mais une erreur. Hussein, absorbé par son discours et par la surprise qu’il avait concoctée à ses invités, n’avait rien perçu de la colère de son hôte. En d’autres circonstances, lui si intuitif et si habile, aurait parfaitement maîtrisé la situation. Il n’en était pas à la première des provocations, mais son statut et ses valeurs lui avaient toujours permis d’aller loin et de dire ce qu’il pensait. Ici, s’il avait décidé d’oser encore davantage et sans véritable calcul, c’était probablement en désespoir de cause. Parce qu’il sentait peut-être que cette cause d’ouverture et de tolérance était sur le point de se perdre. Il avait passé ces trente ans à tenter de recoudre les déchirures de l’indépendance, de la guerre, des haines raciales et religieuses qui avaient explosé dans la région. Et tout cela en vain. Les religieux les plus rétrogrades étaient en train de prendre le pouvoir. Leur démagogie se révélait chaque jour plus payante auprès des masses. Aujourd’hui, son nom, sa lignée ne le mettaient plus à l’abri. Il jetait toutes les cartes sur le tapis sans en garder aucune. 21 Les deux plus belles cartes de sa vie, c’était sans nulle doute sa femme et son fils. Ce fils que Dieu lui avait donné, doté de ce talent incroyable qui couronnait sa propre sensibilité et sa culture de mélomane. C’était comme si ce goût dévorant de la musique avait imprégné tous ses gènes, avait absorbé tout le reste de son patrimoine et qu’en fécondant Elisabeth, la bien aimée, venu de l’autre monde, convertie au sien et à celui d’Allah, il avait donné naissance à la substantifique moelle de son désir et de la vision qu’il avait de l’existence. Par respect pour Elisabeth et aussi pour les inclinaisons de l’enfant, il s’était bien gardé de forcer celui-ci à jouer de la musique de son pays. Le Tout Puissant savait ce qu’il faisait et si son fils de dix ans jouait sur son petit violon Bach, Mozart et Beethoven, c’était parce que ces trois musiciens aussi appartenaient à Allah, comme tout le reste. Et les mollahs pouvaient penser ce qu’ils voulaient. - C’est la raison pour laquelle, j’ai décidé de vous faire entendre mon fils Zia. Le morceau qu’il va vous interpréter, accompagnée par sa mère Elisabeth au piano, s’appelle « Variations sur les folies d’Espagne ». Composé par un musicien vénitien au IXème siècle de l’Hégire, cette musique s’inspire de thèmes très anciens, probablement de l’époque où l’Espagne conquise par les arabes était terre d’accueil et de tolérance entre toutes les races et toutes les religions. C’est alors qu’Hussein, ayant terminé son petit discours exalté, s’aperçut du pesant silence qui s’était installé dans l’assistance. Il était trop tard pour reculer. Élisabeth s’était déjà installée au Piano et donnait l’accord à Zia concentré sur son violon. L’enfant était debout, en culotte courte, chemise et chaussettes 22 blanches. Ses cheveux noirs mi longs étaient lissés vers l’arrière. Ses sourcils très arqués et comme huilés renforçaient un regard sombre, dont la timidité coutumière avait disparu. Un fin duvet surlignait sa lèvre supérieure et mettait en valeur un nez déjà arqué pour son âge. Le reste du visage plutôt poupin contrastait avec ces traits caractéristiques. Dès les premières notes plaquées sur les cordes avec vigueur, l’enfant semblait avoir gagné un autre monde entièrement tourné vers l’intérieur de lui-même. Les premières mesures de cette variation donnent une impression un peu nostalgique par de longues notes, en ré mineur. Une fois les figures posées, le thème est répété d’une façon plus légère, pianissimo et avec des ornementations qui imitent le chant des oiseaux. Zia avait attaqué le morceau avec force et laissait maintenant voleter son archet très légèrement, comme s’il allait lui échapper des mains. Les oiseaux invisibles étaient là, il leur donnait des graines, il les laissait se poser sur ses épaules et sur ses bras et le doux balancement de son corps ne les effrayait pas. Il jouait maintenant d’une manière extatique, les yeux fermés, un sourire sur les lèvres. Après deux montées d’arpèges joués les uns très staccato, et les autres tout en liaison, groupés sur un seul et long coup d’archet, il attaqua les variations en accord de double et de triples cordes. La sonorité du violon emplissait toute la pièce. La structure harmonique et fuguée du morceau donnait soudain l’impression que plusieurs violons se répondaient. De fines gouttes perlaient sur le front de l’enfant qui avait ouvert les yeux pendant les arpèges et les avait refermés pour la fugue. Totalement absorbé dans son jeu, Zia était en proie à une véritable danse. Tout son corps s’animait et son visage était soudain empreint d’une sorte de transe précieuse et féminine où l’expres- 23 sion de la jouissance et du plaisir se mêlait à celle d’une souffrance physique, les deux semblant mettre mal à l’aise l’ensemble de l’assistance. Peu accoutumé à ce genre de musique, le public était gêné. Ce malaise était renforcé par l’attitude hostile manifestée par le vieux mollah et ses comparses. Hussein, revenu de son petit discours idéaliste, regrettait d’un seul coup d’offrir ainsi son fils et son épouse en spectacle. À la façon dont Turabi et ses sbires se retirèrent après le concert, Hussein compris que rien ne serait plus jamais comme avant autour du Ksar, et que la guerre était déclarée. 24 Agé d’une dizaine d’années en 1940, Hussein avait perdu ses parents dans un accident de chemin de fer qui s’était produit à la frontière encore inexistante entre l’Inde et le Pakistan. Une partie du ballast avait cédé sous le poids du train, en bordure du fleuve et le convoi avait fini sa course noyant la plupart des passagers. Etait-ce vraiment un accident ? Ne s’agissait-il pas plutôt d’un attentat monté par des brigands furieux qu’un potentat local ne leur ait pas versé la dîme habituelle pour traverser la zone qu’ils contrôlaient ? Nul ne le saurait jamais. Ses parents disparus, Hussein avait d’abord été élevé au domaine par une nourrice et un vieil oncle Imam de la famille des Turabi. Envoyé l’année de ses treize ans dans un collège anglais du côté de Cambridge, il avait complété ses études par un master d’agronomie tropicale. Et puis, dix années après l’avoir quitté sans être jamais revenu en vacances, il était rentré au Ksar où le vieux Turabi avait perpétré consciencieusement, mais sans aucune initiative, les gestes ancestraux des semailles, des moissons, des labours. Très correctement payé pendant treize ans comme intendant, l’Imam avait été remercié par Hussein qui avait solidement repris les choses en mains. Turabi avait alors disposé d’une retraite confortable - lui ayant permis de se rendre plusieurs fois à la Mecque et de construire pour sa famille une belle maison en parpaings – puis il était mort et c’était maintenant son fils Hassan, de l’âge d’Hussein, qui exerçait la fonction d’Imam du village. 25 En Inde, avant la partition, Hussein aurait été considéré comme un petit Monarque local. Il lui aurait pour cela suffit d’exister. Mais à l’instar de ce père moderniste qui avait voulu tester avec sa femme la première voie ferrée du royaume voisin, il entendait faire de son domaine une enclave dynamique dans l’agriculture arriérée du pays qui pourrait servir d’exemple sans succomber à la tentation de monoculture voulue par la puissance coloniale. Hussein désirait à la fois bien nourrir ses habitants et proposer des produits de qualité susceptibles d’être exportés par-delà les frontières et qui ne soient ni du coton en fleur, ni de simples céréales. Pour cela, il fallait des machines, des idées, des relations. Il allait s’y employer. Ses études en Angleterre lui avait apporté les notions nécessaires. Mais sa vision de la vie ne se réduisait pas à l’économie. Pour lui, l’Islam auquel il appartenait par sa filiation directe des princes Mogols, n’était pas seulement un Islam de conquête par le fer et par le sang. Non c’était un Islam de civilisation. L’Islam des bibliothèques, de l’avancée des mathématiques et de la philosophie, l’Islam des arts et des savants, l’Islam de l’architecture et de la décoration. L’Islam de la musique. Ah cette musique andalouse qui se nourrissait de toutes les influences, qui réunissait les trois religions du livre. L’Islam, la chrétienté et le judaïsme chantaient à l’unisson, se partageaient les partitions pour y mettre en musique les psaumes ou les versets du Coran. Les trois religions avaient vécu pendant plusieurs siècles en parfaite harmonie. C’était cela le rêve d’Hussein. Tolérance, échange, partage. D’une certaine façon, le sous-continent offrait avant l’arrivée des anglais et surtout avant la désastreuse partition qui allait suivre l’indépendance, un terreau identique à celui de Cordoue, un mélange 26 incroyable de cultures. Même les religions qualifiées de payennes par les musulmans orthodoxes ne faisaient pas peur à Hussein. Elles lui inspiraient même le respect, surtout l’hindouisme qui avait précédé l’Islam de plusieurs millénaires. Et le bouddhisme né 600 ans avant notre ère. Pour Hussein, toute religion ne pouvait se concevoir que comme une recherche, une sagesse, un moyen de relier les gens entre eux et non de les séparer. Même les religions révélées devaient être un moyen de chercher, de remettre en cause toute vérité. N’était-ce pas le prophète lui même qui avait dit que la science valait dix fois plus que la prière ? Et la musique ? N’était-ce pas le prophète qui séduit par la voix d’Hilal l’avait choisi comme premier compagnon pour lui donner le titre de muezzin, l’invitant à rassembler les croyant, la musique précédant naturellement la prière ? Hussein dès son retour d’Angleterre avait rénové le Ksar et l’avait doté en son plein centre d’un vaste salon de musique aux murs ornés d’une collection d’instruments traditionnels. Rapidement, il s’était fait connaître comme l’un des mélomanes les plus raffinés du sous-continent et s’était constitué un réseau de musiciens venant lui rendre visite et jouer pour lui de toutes les régions, provinces et pays avoisinants. Zia se cachait souvent le soir sous le piano pour ne pas aller dormir et par les portes entrouvertes saisissait des bribes de conversation qu’il ne comprenait qu’à moitié, mais qui remonteraient plus tard comme si les mots avaient été prononcés la veille. Sans doute son oreille prodigieuse les avait enregistrés sans les comprendre. Presque cinquante années étant passées, il pouvait se rejouer la partition quand il le voulait avec les timbres des voix, 27 les intonations de la persuasion, de la révolte, de la colère, du raisonnement. Et il comprenait maintenant. « Nous allons gâcher cette belle indépendance disait son père. En séparant l’Inde du Pakistan, nous avons commencé à tout détruire. La guerre meurtrière avec l’Inde, l’exode massif des populations dans les deux sens, et maintenant, aux frontières géographiques qui n’ont pas de sens, nous ajoutons les frontières du mépris et de l’intolérance culturelle. Nous nous replions sottement sur notre identité musulmane. Nous en faisons la caricature absurde et sèche d’une identité privée de substance et d’échanges. - Comment peux-tu proférer de telles accusations ? s’insurgeait Hassan Turabi. L’Islam n’a pas besoin d’échange. L’Islam c’est la parole de Dieu. Elle explique tout, elle régit tout. Le reste n’est que vent et poussière. - Moi, j’aime le bruit du vent. C’est le vent qui témoigne de Dieu et non le contraire. C’est le vent qui favorise les échanges entre les plantes, entre les hommes. Le vent, c’est déjà de la musique. - Musique, musique. Le vent et la musique ne sont que des créations. - La musique, c’est notre âme. C’est ce que Dieu nous a donné de meilleur. C’est la richesse de l’Inde. - Tu parles de l’Inde et tu oublies déjà le Pakistan. En faisant l’apologie de l’Inde, tu fais celle de l’hindouisme, ce ramassis de superstitions. - Il n’y a pas de musique pakistanaise, il n’y a que de la musique indopakistanaise et celle des Hindouistes est aussi belle que la nôtre. C’est d’ailleurs en grande partie la même. - Musique profane, profanation du sacré, tu sais ce que cela veut dire... Muhammad déconseillait l’écoute de la musique. 28 - Vous dites n’importe quoi. Le prophète aimait la musique. Hassan finissait presque toujours par se lever et quitter le palais en colère. Dans le salon de musique, Hussein restait un moment songeur, puis entrait doucement Elisabeth. Elle lui prenait la main, le regardait tranquillement et le laissait développer à mivoix les idées qu’avait rejetées le vieil imam. 29 Elisabeth était née en Ecosse dans une famille de hobereaux qui possédait un manoir du côté de Peebles. A la mort de sa mère, elle n’avait que dix ans. Son père avait servi dans l’armée des Indes, il était tombé amoureux de ce pays et avait choisi d’y finir sa vie en emmenant avec lui sa fille. Il avait vendu le château et exerçait désormais de vagues fonctions d’administrateur colonial. Pendant la période qui avait précédé l’indépendance, on faisait appel à lui dans les négociations, afin de profiter de ses nombreux contacts avec les notables du crû. La plupart du temps, ceux-ci lui offraient une hospitalité durable dans leurs palais, l’accueillait comme un vieil oncle, l’emmenait à la chasse au tigre perché sur des éléphants et mettait à sa disposition et à celle de sa fille des purs sangs sur lesquels ils parcouraient inlassablement la campagne. Le vieil aristocrate éduquait lui même la jeune fille et, attentif à son goût et à ses dons pour la musique, s’était débrouillé pour qu’elle ait toujours un piano à sa disposition. Quand Elisabeth eut vingt ans, elle était encore sous la protection affectueuse de son père. Elle était pourtant devenue une femme. Sa beauté naturelle, blonde, diaphane, à la fois distinguée et sauvage, commençait à éveiller l’intérêt des hommes. C’est à ce moment là que son père avait connu Hussein, qu’ils avaient sympathisé au point que ce dernier lui avait ouvert les portes du Ksar puis peu après lui avait demandé sa fille en mariage. 31 Non seulement Élisabeth n’avait opposé aucune résistance, mais elle s’était naturellement dirigée vers cet homme et leur union s’était déroulée de la manière la plus naturelle et évidente qu’il soit. Rassuré par ce mariage d’amour, le vieil homme avait cédé la place. Lui aussi était mort dans un train. Un jour qu’il s’était rendu à Lahore, il s’était endormi et ne s’était pas réveillé. On l’avait trouvé sur sa couchette, dans le compartiment de première classe – qui était le sien - tapissé de cuir de Cordoue, alors que le train était déjà sur le retour. Il avait suffi de descendre son corps à la station la plus proche. Il était connu de tous dans la région. Hussein et Elisabeth étaient venus le chercher dans la grosse limousine noire du domaine. Une Chevrolet surdimensionnée des années soixante, tellement vaste et confortable qu’on l’avait installé à l’arrière à moitié assis, à moitié couché sur des coussins, comme s’il était encore vivant. Sa tombe était située non loin du domaine sur une petite colline qui surplombait les immenses verges d’abricotiers, un coin qu’il affectionnait tout particulièrement. Un an après, Zia était né. Elisabeth, qui avait failli mourir pendant l’accouchement, chérissait et protégeait ce fils plus que n’importe quel trésor, sachant qu’elle n’aurait probablement jamais d’autre enfant. C’est elle qui s’aperçut du don de l’enfant dès ses toutes premières années. Il écoutait attentivement le moindre bruit, souriait au chant des oiseaux et avant même de savoir parler, il fredonnait certaines des mélodies qu’elle jouait au piano. Dès qu’il put se tenir debout, 32 il laissa courir ses doigts minuscules sur le clavier, en tentant de retrouver les notes qu’il avait entendues. Lors des concerts donnés dans le salon de musique et malgré l’heure tardive, il ne s’endormait pas. On le voyait blotti au tout premier rang dans les jambes des musiciens, attentif et radieux. Quand il eut quatre ans et demi, il demanda à jouer du violon. Elisabeth fit venir d’Angleterre un joli instrument à sa taille et on trouva à Lahore un vieux professeur pakistanais qui prenait le train une fois par semaine pour se rendre au Ksar. 33 Le temps de quatre ou cinq rencontres, Zia m’avait raconté son enfance. Il l’avait fait méthodiquement en déroulant les années, et les évènements, comme s’il souhaitait plus ou moins consciemment que je consigne son histoire. En même temps, ses talents de conteur l’amenaient à multiplier les anecdotes et les digressions. Se déroulait devant moi, comme un tapis, la richesse imagée et sonore d’un univers perdu. L’omniprésence de la musique dans la description qu’il faisait de sa culture métissée venait en quelque sorte combler un vide et même une attente chez moi. Une attente oubliée, refoulée depuis l’attentat. Je prenais des notes à caractère musicologique, la description des instruments, le nom et l’origine des musiciens, de leur familles, de leurs tribus, je consignais les descriptions des ragas, sortes de mélopées incontournables, sur des thèmes précis, repris et enrichis depuis des siècles à travers tout ce territoire. Mais le fil de son histoire personnelle m’attirait encore plus. Elle me mettait profondément en question faisant renaître mes aspirations et remuant mes propres souvenirs. Mon enfance n’a pas été spécialement heureuse, ni choyée contrairement à la sienne. Je suis né de père inconnu et d’une mère qui m’a déclaré à l’assistance publique avant de m’abandonner. La pauvre ! Je ne lui en veux pas. J’ai appris à ma majorité qu’elle était gravement malade et qu’elle est morte peu de temps après. Elle était très jeune et son nom de famille, que je n’ai pas repris depuis, était d’origine 35 maghrébine ou moyen orientale. Je n’ai jamais poussé les recherches. Je dois garder de ces gênes mon goût inné pour les musiques de ces régions. J’ai donc passé mon enfance tantôt dans des foyers, tantôt dans des familles d’accueil, d’abord à la campagne, puis en proche banlieue parisienne. Je n’inspirais pas suffisamment d’affection pour qu’on m’adopte définitivement. Ce doit être ce qui conditionne aujourd’hui ma vie affective et la rend souvent problématique. J’ai peur de m’engager, je crains qu’on me retire le bonheur qu’on m’a prodigué, qu’on m’abandonne à nouveau après m’avoir adopté. Ma première famille pourtant a été bienveillante avec moi. Il s’agissait d’un couple d’un certain âge, qui habitait une petite ferme près d’Auxerre. L’homme était à la retraite et cultivait son potager, sa femme faisait des ménages dans le bourg voisin. Le couple était gentil et s’occupait bien de moi. Ils n’avaient pas la télévision. Mon père adoptif quand il ne retournait pas sa terre, ni binait ses tomates, aimait se retirer au coin du feu pour lire des biographies, des livres d’histoire, de grandes sagas, des récits de voyage ou des souvenirs d’aventurier. Autant il était passionné par tous ces sujets, autant il était peu habile pour transmettre à un enfant les histoires qu’il lisait. Il se contentait de répéter que c’était extraordinaire, que quand je serais grand, je découvrirais à mon tour les richesses du monde, et qu’il me faudrait voyager, ce qu’il n’avait pas eu la chance de faire. Sa femme rentrait pour le dîner, elle était fatiguée et d’un naturel un peu rude, mais elle me traitait bien. Solitaire, je passais des heures à jouer tout seul en rentrant de l’école du village. J’avais du mal à me faire des amis et le couple ne m’y encourageait pas. Je m’ennuyais beaucoup et d’une manière certaine, c’est la musique qui m’a sauvé. 36 Un dimanche qu’il y avait au village voisin, une sorte de vide grenier, mes parents adoptifs m’ont offert un vieux transistor. Curieusement, dans cette campagne isolée, les seules stations que j’arrivais à capter sans parasite étaient France Culture et France Musique, bien audibles sur la bande FM. Aux émissions de la première, je ne comprenais rien, mais le ton grave et posé des voix d’intellectuels, des savants, des artistes que j’entendais me rassuraient. France Musique, malgré des moments trop nombreux de commentaires musicologiques abscons, me comblait et m’éduquait à toutes les formes de musiques. Du moins toutes les formes qui me parlaient et m’émouvaient. Je me disais qu’un jour, quand je serai grand peut-être, j’aimerais présenter des œuvres musicales à la radio. Il aurait été incongru de demander à mes parents adoptifs de m’acheter un instrument de musique ou de me payer des cours. Qu’ils m’aient offert ce vieux poste de radio et qu’ils me permettent de l’écouter en toute circonstance était déjà un miracle. Un matin, le jardinier fut retrouvé terrassé par une crise cardiaque entre ses tomates et ses navets et sa femme qui devait continuer de travailler ne pouvait plus s’occuper de moi. On me remit alors dans un foyer en attendant de me trouver une autre famille. J’avais treize ans, le même âge que Zia quand il quitta le Pakistan. 37 Ils avaient embarqué le père et le fils à Karachi, sur un paquebot de croisière à moitié vide qui revenait de Hong Kong vers l’Europe. Hussein connaissait le capitaine qui lui avait réservé deux cabines, une pour Zia et une pour lui séparées par un petit salon, sur le pont supérieur. Après l’épisode désastreux du concert, Hussein avait décidé d’envoyer Zia en Angleterre pour y faire ses études. Le capitaine était anglais, les sous-officiers en majorité pakistanais et le reste de l’équipage originaire de Malaisie et des Philippines. Les passagers étaient des anglais résidents à Hong Kong, des chinois de Taipeh, et quelques américains qui avaient choisi ce moyen exotique et lent pour se rendre en Europe. Le voyage durerait une bonne douzaine de jours avec une escale à Alexandrie et une arrivée à Venise. Les premiers jours, Hussein, profondément déprimé, n’était guère sorti de sa cabine. Plutôt que de descendre prendre ses repas avec son fils dans la grande salle à manger, il se les était fait monter dans sa chambre. Le temps qu’il avait pensé mettre à profit pour parler avec son fils, avant cette séparation qu’il savait longue, il n’arrivait pas à le mettre à profit, à favoriser l’échange, à entamer la conversation. Si bien que Zia s’était retrouvé livré à lui-même et il déambulait toute la journée d’un pont à l’autre du 39 navire. Il se levait, prenait son petit déjeuner au bar, allait se baigner dans la piscine et rejoignait vers midi la salle à manger ou il déjeunait seul. Dans le grand salon, devant le bar, il y avait un piano qui ne servait que le soir, sous les doigts d’un pianiste fatigué, ressassant des standards. Zia dépourvu de violon s’y était installé une fois ou deux, alors que le salon était désert et avait risqué quelques notes. Il jouait plus que convenablement et plus brillamment que le pianiste. Mais pris d’une incompréhensible culpabilité – son père n’avait pourtant formulé encore aucune interdiction – il avait rapidement cessé de jouer. Seuls quelques membres d’équipage et deux ou trois passagers l’avaient entendu et fait montre de leur admiration. Parmi ces passagers il y avait deux enfants et leur mère. La mère était jeune, discrète et distinguée, probablement la femme d’un notable américain résident à Hong Kong. Quant aux deux enfants, ils étaient semblables, presque comme des jumeaux. Une fille et un garçon tous les deux bruns, tous les deux habillés en garçon, de l’âge de Zia. Le garçon semblait légèrement plus âgé que sa sœur, bien qu’ils soient de taille identique. Mais il avait visiblement l’autorité sur elle. Autant elle semblait émotive et sensible, autant lui était assuré et espiègle. Il avait même un côté un peu provoquant. Il avait toisé Zia dont le jeu avait fait semble-t-il trop grande impression sur sa sœur. Il les avait retrouvés ensuite près de la piscine. Il aurait aimé se rapprocher d’eux et faire connaissance, surtout de la petite fille qui lui rappelait son amie du Ksar, Aïcha, la nièce du jardinier. Même coupe de cheveux à la garçonne d’un même noir de jais, identiques sourcils sur des yeux clairs, illuminant un visage trian- 40 gulaire à la peau mate et brillante comme du satin. Elle le regardait semblant partager le désir de se connaître, mais c’est le garçon qui l’avait abordé : - Tu sais plonger ? Naturellement Zia savait plonger, il avait passé une bonne partie de son enfance à se baigner dans les torrents et à sauter des rochers dans des marmites de géant, non loin du Ksar. Mais il faisait cela naturellement, sans style particulier, de même qu’il nageait de façon efficace, mais une brasse crawlée un peu rustique. Le garçon avait poussé Zia à lui montrer comment il se débrouillait, puis lui avait fait la démonstration un peu méprisante d’une série de plongeons impeccables, sauts de l’ange, sauts carpés, doubles sauts périlleux avant et arrière du tremplin de la piscine, le tout suivi d’un crawl impeccable de champion. Zia se sentait humilié et triste et la fillette l’avait senti. Allait-il s’éloigner, se replier sur lui-même et regagner sa cabine ? Prétextant que son père l’attendait, il replia tranquillement ses affaires, sans avoir l’air vexé le moins du monde, sourit au garçon et à la fillette et salua la mère qui lisait non loin dans un transatlantique. Il s’engagea dans un couloir qui menait aux coursives supérieures mais il n’avait pas fait dix pas que le garçon le rejoignit et lui barra la route : - Tu veux que je t’apprenne ? Il le regardait droit dans les yeux et poursuivit : - Ca et d’autres choses... Son regard glissa de manière non équivoque sur son maillot de bain qui laissait transparaître son érection, il saisit la main de Zia et l’appliqua sur la bosse, puis brusquement s’enfuit en retour- 41 nant vers la piscine. Zia suffoquait de honte. Et en même temps, il ne savait pas s’il devait être honteux. Il n’y était pour rien, il se disait plutôt amoureux de la fillette, même si le garçon physiquement l’impressionnait. Il s’aperçut qu’il bandait lui aussi. Il bandait fort. Cela était agréable, même si cela lui faisait presque mal. Tenant sa serviette devant son maillot, il regagna précipitamment sa cabine priant pour que son père ne l’entende pas rentrer et ne vienne pas le déranger. Il décida de ne plus chercher à revoir les deux enfants pendant quelques jours. Il passait désormais des heures au bastingage. 42 Le navire longeait maintenant les côtes du Yémen. Les villes en bord de mer étaient constituées de Ksars en torchis de couleur sable, hauts de quatorze étages, serrés les uns contres les autres, fenêtres béantes sans volets ni huisseries, des immeubles qui semblaient vides, quelques silhouettes noires sur les plages, pas le moindre arbre… Une impression terrible dans le cœur de l’enfant. Et si toute la terre devenait comme ça ? Et si la vallée du Ksar finissait comme cela ? Il en avait ensuite rêvé dans la nuit. La béance des fenêtres, des trous noirs, comme noircies par un incendie qui avait duré des jours et des jours. Après la côte sud du Yémen, le bateau s’était doucement enfoncé dans la Mer Rouge et longeait maintenant l’Arabie où le paysage était verdoyant - c’était encore l’Arabie heureuse - mais après quelques centaines de kilomètres vers le nord, la côte virait au rouge. Un soir, alors qu’elle s’embrasait sous l’effet du coucher du soleil, Zia, qui était posté comme d’habitude juste devant sa cabine, accoudé au bastingage, fut rejoint par Hussein. C’était la première fois qu’ils allaient échanger un mot depuis le départ. Hussein avait l’air moins déprimé que les premiers jours. Un petit sourire était réapparu sur son visage. « Nous arrivons à la hauteur de la Mecque. C’est incroyable, ce désert… Il y a encore quelques heures, nous naviguions au large 43 d’un pays qui ressemble à celui des Mille et une nuits. Le Yémen du Nord est couvert de palais ouvragés, au milieu de champs fertiles et de terrasses ombragées. C’est une oasis. C’est vraiment le paradis tel que se l’imaginait le prophète. Et dire que notre religion est née au contraire dans ce désert hostile. Pas un arbre, rien que du sable et des rochers sous le soleil. » Il montrait du doigt les montagnes rougeoyantes. « Pas étonnant qu’elle soit un rustique et dure parfois… Surtout quand elle est pratiquée par des culs terreux et des ignares. » C’était la première fois que Zia entendait son père émettre ce qui ressemblait à une vague critique contre la religion. Il sut immédiatement que cette critique s’adressait à Hassan Turabi et à sa clique villageoise. C’était en même temps la première fois que son père lui parlait comme à un adulte. Ils restèrent un moment sans rien dire et pour la première fois du voyage, son père lui proposa d’aller dîner en bas. Ils descendirent tous les deux, habillés comme pour une soirée de gala. Tandis qu’à trois ou quatre tables plus loin, dans le dos de son père qui ne les voyait pas, se tenait la femme américaine et ses deux enfants. Zia les salua d’un bref et discret hochement de tête puis il détourna d’eux son regard. Plongé dans ses pensées Hussein ne remarqua rien. Il ne parlait pratiquement pas, laissant simplement échapper quelques considérations générales sur la marche du bateau, la qualité de la nourriture et du vin - il s’était exceptionnellement fait ouvrir une bouteille et avait servi son fils qui répugnait un peu d’y tremper ses lèvres. Tôt le lendemain matin, le bateau traversa au pas le Canal de 44 Suez. Les rives étaient quelques fois si proches que du bâtiment qu’on pouvait distinguer les gens dans le autobus surchargés, les marchands sur leurs ânes ou leurs mobylettes, les paniers chargés de légumes et de fruits, les enfants qui couraient au milieu des échoppes et les femmes drapées dans de longs voiles blancs tenus devant leurs visages. C’était la vie à terre qui s’était soudain rapprochée. Une vie animée et joyeuse contrastant avec les cinq jours passés en mer et qui avaient paru à Zia une éternité. Seul l’éclair du désir et de la tendresse avait déchiré ce voile, un court moment d’après-midi, au large du Yémen. A trois heures de l’après-midi ils accostèrent à Port Saïd et s’engouffrèrent dans un taxi pour Le Caire. Hussein avait réservé un hôtel dans la capitale égyptienne. Il comptait profiter de ses deux jours d’escale pour faire découvrir à son fils les merveilles de plusieurs millénaires de civilisation. L’après-midi même, ils étaient au pied des Pyramides. Hussein avait retrouvé sa verve. Il adorait l’Egypte où il s’était rendu bien des fois, pour faire du tourisme ou des affaires. Dans ce pays, malgré les canons très stricts de l’art et de la beauté, tout semblait permis aux artistes. La seule condition était qu’ils contribuent à l’esthétique, à la beauté et à l’harmonie de la vie quotidienne du pays. Il avait raconté dans le détail à Zia la vie de Joseph en Egypte. Le petit juif trop beau qui avait été vendu par ses frères à un marchand égyptien et qui s’était retrouvé à la cour du grand pharaon. Hussein, comme beaucoup de Soufis, considérait Joseph comme un prophète. Peut-être un des plus grands : il était beau, intelligent et noble. Il avait su se fondre dans une société qui n’était pas la sienne, et finalement convaincre le pharaon qu’il n’y avait qu’un Dieu unique. Où alors, le pharaon l’avait trouvé tout seul 45 non pas par une révélation, mais par la seule recherche. Tous ces dieux égyptiens n’étaient finalement que des demi-dieux soumis à une force unique dont le soleil lui-même n’était que le reflet : Athon. Devant les pyramides, Hussein s’était fait un moment silencieux et méditatif. Il avait fini par lâcher à l’adresse de son fils : « Tu sais Zia, l’Islam - sans tout le reste - n’est RIEN. » Par tout le reste, il voulait sans doute dire le reste de la civilisation, le reste de la vie, les pyramides qui avaient plus de quatre mille ans, les temples d’Egypte ou de la Grèce antique, la grande muraille de Chine, la capitale des Incas sur sa montagne, toutes ces constructions humaines dont Mohamed lui même n’avait pas la moindre idée. Et puis le reste aussi, c’était ce qui avait précédé la vie des hommes, la nature : la forêt, les montagnes, les grands canyons peuplées d’espèces végétales, animales, minérales. La terre était un joyau. Les égyptiens avait su à merveille l’entretenir, la mettre en valeur, aujourd’hui encore, on les voyait courbés dans les champs planter, récolter, cultiver autour de leurs norias. De la bordure du désert, ils avaient fait un oasis de plus de mille kilomètres de long. Hussein s’adressait à son fils comme s’il se parlait à lui-même : « Les religions révélées, les prophètes, c’est bon pour ceux qui ont peur, les ignorants. La révélation c’est la paresse de l’âme, c’est la mort de l’esprit. On vous explique d’un coup comment est Dieu, ce qu’il pense, ce qu’il veut, comment il faut faire pour lui plaire. Alors que les hommes honnêtes ont mis des générations pour comprendre le monde, pour l’expliquer, pour lui donner des raisons. Des chercheurs de Dieu… Voilà ce qu’étaient 46 les égyptiens… Oui, même si leurs dieux étaient imparfaits, n’expliquaient pas tout, ils en amélioraient la conception sur la durée… Zia n’osait pas l’interrompre, lui demander s’il était encore musulman, pourquoi il respectait encore certains rites comme les interdits alimentaires - hormis quelques exceptions pour le vin la prière, le jeûne… Il n’y avait que l’obligation du pèlerinage dont Hussein s’était une bonne foi en public dispensé : « Jamais je n’irai à la Mecque. Tout là-bas n’est que commerce et démagogie. La pierre noire sacrée, chacun la porte en lui, dans son cœur. Une météorite tombée du ciel qui nous indique combien l’homme n’est qu’une poussière misérable dans l’infini de l’univers. Au lieu de cela, tous ces vieux qui vont se rassurer en faisant le pèlerinage et en reviennent lavés de tous leurs pêchés. Comme si on pouvait se laver de ses défauts. Surtout quand on a dépassé quarante ans. » Ils avaient déjeuné au pied des pyramides puis s’étaient rendus à la grande mosquée d’Al Aksar. Hussein avait prié avec son fils dans la mosquée puis avait, au pas de course, fait le tour de l’université environnante. Al Aksar, centre intellectuel de l’Islam, cela aussi, Hussein le balayait d’un revers de la main. « C’était valable, peut-être au temps d’Omar Khayam, mais aujourd’hui, tous ces grands Ulémas qui professent tous la même chose. Se soumettre, se soumettre, non pas à l’Islam - qui entre parenthèse veut dire soumission -, mais aux traditions les plus obscurantistes : mains coupées, excision tolérée, voile obligatoire et si possible burqua de la tête au pieds. Les Frères Musulmans avaient fait du beau 47 travail, noyautant depuis plus d’un siècle la mosquée et son université. Le travail sur la misère, la misère comme un large boulevard pour cette régression intellectuelle. Il suffisait de mener quelques actions sociales, de soulager la faim, la maladie, de verser un peu d’argent pour faire passer les idées les plus rétrogrades, les plus machistes et surtout les plus délirantes et les plus morbides… » Hussein ruminait à nouveau sa colère. Zia n’écoutait plus que poliment. Pour se consoler en beauté, le père avait décidé d’emmener son fils au musée. « Tu vas voir : les trônes, les carrosses, les masques d’or, ils ne savent plus où les mettre ». Ils avaient visité toutes les salles et dans chacune d’elle Hussein choisissait une pièce, une seule qu’il connaissait déjà, qu’il chérissait comme l’objet de son cœur, de sa vie et il livrait soit un commentaire, soit un grand silence encore plus éloquent. Les objets étaient encore rangées, massés les uns contre les autres, dans de grandes armoires à glace. Souvent, il en disparaissait que les visiteurs dérobaient ou que les gardiens vendaient et remplaçaient ensuite par d’autres objets à peu près identiques sorties des inépuisables réserves. A force, la qualité des œuvres présentées s’en ressentait et il arriva une fois ou deux qu’Hussein chercha une pièce qu’il était sur d’avoir vue et qu’il ne trouvait plus. Le désespoir qu’il en ressentait était vite remplacé par l’enthousiasme qu’il mettait à trouver la suivante. Deux séries d’objets l’avaient particulièrement impressionné. Il s’agissait de statuettes de femmes nues, taillées dans du bois clair comme si elles avaient été fabriquées la veille. Quelques traits peints en noir sur le visage, la pointe des seins et le triangle de poils pubiens, elles étaient immobiles, paumes tournées vers l’avant au bout de leurs bras gracieux, offertes au visiteur comme 48 elles avaient du l’être à leur maître jadis. Des esclaves, des danseuses, des objets familiers, des êtres de tous les jours. L’autre série de statuettes représentaient également des jeunes femmes, également en bois clair et qui semblaient nager cette fois, on voyait leur dos, leurs petites fesses et leurs longues jambes, leurs têtes relevées couvertes de nattes et leurs bras étendus qui tenaient une cuillère à fards. Dans chacune des deux séries, les statuettes ne dépassaient pas une vingtaine de centimètre, on pouvait les emporter avec soi, en voyage. Zia était saisi, surtout par les nageuses qui ressemblaient, par leur position impeccable, leurs épaules larges et leur corps androgyne, au jeune garçon qui l’avait défié sur le bateau. 49 Ma seconde famille d’accueil ne ressemblait en rien à la première. Elle vivait en banlieue à la périphérie de Clermont Ferrand et comptait deux autres enfants, une fille de mon âge et un garçon plus jeune de deux ans. Les parents étaient encore jeunes eux aussi et travaillaient tous les deux. Elle comme caissière en chef dans un supermarché et lui dans une petite entreprise de rechapages de pneumatiques. L’ambiance était bien différente de celle que j’avais connue précédemment à la campagne. Je n’avais pas véritablement de chambre à moi, mais un petit espace avec mon lit étroit et un minuscule bureau sur une mezzanine entre la chambre des enfants et celles des parents. La mezzanine donnait sur le salon salle à manger où fonctionnait en permanence et même tard dans la soirée une télévision systématiquement branchée sur les émissions de variétés et les reality shows les plus vulgaires des années 80. Les deux enfants aveint droit à un large créneau de dessins animés débiles à la sortie de l’école, tandis que j’essayais péniblement de me concentrer devant mon petit bureau pour faire mes devoirs du soir. A défaut d’être brillant à l’école, j’étais particulièrement studieux, j’avais peur de ne pas réussir, de redoubler, de me retrouver sur ces voies de garages dont les professeurs de ce collège technique nous menaçaient sans cesse. Dans cette périphérie petite bourgeoise, les lettres, les arts, la cul- 51 ture n’existaient pour personne. A leur place régnaient les loisirs, la variété, la fascination pour les stars et les présentateurs vedettes… Plus question pour moi d’écouter mon poste de radio. Je ne sais même pas s’il faisait partie de mon déménagement. Outre leur inculture et leur manque d’intérêt, mes nouveaux parents adoptifs étaient violents et injustes. Pour le moindre prétexte les gifles pleuvaient sur moi, jamais sur les deux autres. Je protégeais souvent mes oreilles des deux mains, car elles me semblaient ce que je possédais de plus précieux. Avant l’attentat, j’entendais. J’entendais même tellement bien que cette ouïe excellente, ce que l’on appelle parfois l’oreille absolue, a conditionné toute mon existence, qu’elle est d’une certaine façon mon destin. Aujourd’hui, je suis sourd à quatre vingt pour cent. Je dispose de prothèses qui permettent de réduire cette surdité, disons de trente pour cent supplémentaires, ce qui fait que bien équipé, j’arrive à percevoir la moitié de ce que tout le monde capte normalement. Ces prothèses sont si discrètement enfouies dans mes deux oreilles que personne ne les voit. J’ai même échappé à la visite médicale au moment de mon recrutement dans le métro ce qui fait que personne ne connaissait ce défaut. Il y a bien des choses qu’on ignorait de moi. Quand je ne porte pas d’appareil, j’entend quand même quelques sons. Parfois c’est un intense bourdonnement, d’autres fois quelques timbres précis, paroles et musique se dégagent faiblement, mais avec une acuité accrue. J’arrive à les entendre, à suivre une mélodie, une conversation. Je m’aide en lisant sur les lèvres. Pour la musique, cela dépend vraiment de mon état de fatigue ou de ma disponibilité. On m’a déconseillé d’utiliser un casque mais je n’en tiens pas compte. Ecouter de la musique en mar- 52 chant dans la rue me fait croire que je suis normal. Cela me procure de la joie. Je déteste les interprétations de Karajan aux pianissimo et fortissimo trop exagérés. Même enfant, sur mon transistor, je ne les aimais pas. Ma mémoire s’est modifiée. D’orale, elle est devenue plus visuelle. J’étais capable de me souvenir de chaque mot d’une conversation de plus d’une heure tenue la veille ou même des mois auparavant. Maintenant, mes repères du vécu sont souvent reliés à des images, des rues, des lieux, des visages. Et par dessus tous les autres, il y a ceux du couple déchiqueté sous mes yeux. 53 Au moment où son père faisait découvrir à Zia les petites nageuses en bois, d’autres visiteurs pénétrèrent dans la salle du musée. Ils formaient un groupe assez important, mené par un guide égyptien qui commentait les trésors en anglais avec un fort accent et d’évidentes approximations historiques. Au centre du groupe, à moitié attentifs aux discours du guide se trouvaient l’américaine et ses deux enfants. Ils saluèrent Zia qui fit avec son père les présentations. Celui-ci se montra particulièrement cordial et leur proposa de continuer la visite avec eux, hors du groupe qui s’éloignait déjà. Hussein avait le don d’expliquer, de raconter, d’enjoliver parfois pour séduire son public, de simplifier pour se faire comprendre des enfants, bref, il avait le don de transmettre et de donner un sens. Au bout d’un quart d’heure, les enfants et leur mère étaient visiblement sous le charme. Aussi quand ils rentrèrent au bateau qui s’apprêtait à appareiller, c’était comme s’ils se connaissaient déjà depuis longtemps. La traversée jusqu’à Venise paru plus courte à Zia. Il jouait toute la journée avec la petite fille, tandis que le garçon qui lui avait fait des avances se cantonnait maintenant à une relation amicale, quoiqu’encore un peu méprisante. Zia dominait tant 55 bien que mal son désir d’aller plus loin, de demander au garçon ce qu’il entendait par ces autres choses qu’il lui avait proposées de lui apprendre. Mais le garçon restait froid et distant maintenant. Ils se retrouvaient le soir pour dîner en compagnie d’Hussein et de l’américaine. À une ou deux reprises, Zia sentit que l’américaine plaisait à son père et qu’elle était subjuguée par celui-ci, mais il éloigna bien vite ces pensées qui le mettaient mal à l’aise. 56 Lorsqu’ils arrivèrent à Venise, la ville était chaude et puante, ses hauts lieux envahis de touristes. Ayant réservé de leurs côté, ils ne partageaient pas le même hôtel que l’américaine et ses enfants. Ils se donnèrent rendez-vous les deux matins de suite et se quittèrent les soirs après avoir dîné sur une terrasse ombragée d’une vigne qui donnait sur le Grand canal, juste en face de l’église de San Georgio. Il régnait une atmosphère assez étrange. La beauté du lieu et l’intimité presque familiale faisait s’éloigner le souvenir même d’Elisabeth. C’était comme si Zia pénétrait dans une autre vie. Comme si ce monde parallèle lui était offert en don, en remplacement provisoire de celui qu’il avait momentanément perdu : la musique. Durant ces moments rythmés par des visites de musées, des repas et des balades en gondole, de musique, il n’en avait pratiquement pas été question. Un matin pourtant, alors qu’ils s’apprêtaient à rejoindre leurs amis, Zia et son père était passés devant le porche d’une des très nombreuses églises qui ponctuent les ruelles de Venise. Hussein marchait devant, perdu dans ses pensées. Lui qui avait pourtant l’oreille si fine ne remarqua pas – ou fit mine de ne pas remarquer – la musique baroque qui s’échappait par le portail entrouvert. Le son était assez discret, mais loin d’être étouffé, le timbre des 57 instruments à corde, probablement des instruments d’époque, restait particulièrement clair, acidulé et joué d’une façon virtuose. Un quatuor de violes jouant une partition vénitienne de l’âge d’or. Zia s’arrêta aussitôt et fit même quelques pas à reculons pour mieux entendre et tenter de reconnaître le nom du compositeur, probablement du Corelli, du Vivaldi, ou mieux du Tartini. Oui, c’était cela, la fameuse Sonate du Diable ! Celle-là même qui avait été inspirée au compositeur par une apparition nocturne de Satan lui même. « Tu veux savoir comment on joue du violon, et bien écoute cela » avait dit Méphisto ricanant en s’emparant du violon. Le lendemain matin encore ruisselant de sueur comme au sortir d’un cauchemar, Tartini avait noté sur une partition vierge chacune des notes, chacune des ornementations du démon. Cette histoire, c’était Hussein qui lui avait racontée il y a bien longtemps en lui ramenant la partition d’un de ses voyages en Europe. Il avait du la lire quelque part, ou bien un musicien la lui avait racontée à lui aussi. Et aujourd’hui, Hussein, pressé, distrait, contrarié, lui enjoignait de se dépêcher, de le rejoindre cinquante mètres plus loin. « Eh bien qu’est-ce que tu fais, pourquoi t’arrêtes-tu comme cela ? ». Zia n’avait pas eu le courage de lui répondre. Il avait simplement pensé « Mais il n’entend plus la musique, la musique ne l’intéresse plus… Il ne s’intéresse plus à rien. Il n’a dans la tête que cette femme ». Zia dormait comme un loir fatigué des émotions du voyage. Il conserverait des impressions contrastées de cette dernière escale. Certes la ville était impressionnante, fantasmagorique condensé de l’occident et de l’orient, magnifique décor qui aurait convenu aux milles et une nuit que lui racontaient souvent les femmes du Ksar, quand il était enfant, en particulier Azra, la première épouse 58 de Tarik. En même temps, l’atmosphère était pour lui si pesante, si décalée, si étrange qu’il gardait de cette étape de deux jours un souvenir douloureux. Plus tard, on lui proposerait à plusieurs reprises de s’y rendre dans des circonstances plus heureuses, mais chaque fois il refuserait. 59 Ils prirent un train de nuit qui les emmena jusqu’à Paris. Au petit matin ils changèrent de gare pour rejoindre Calais et traverser la manche. Il faisait un temps gris et Hussein semblait pressé d’arriver. Il était à nouveau fermé et Zia pressentit déjà la solitude qui serrait bientôt la sienne. Hussein avait réservé une suite dans un hôtel du quartier de Regent Street. Apparemment, il connaissait déjà l’endroit car il avait été accueilli comme un habitué. Ils eurent juste le temps de déposer leurs bagages, puis partirent tous les deux accueillir Elisabeth. Hussein avait loué un taxi pour faire découvrir à son fils les principaux quartiers et monuments de l’ancienne capitale de l’Empire, avant d’arriver à l’aéroport. Cette visite un peu bâclée resterait cependant marquée dans l’esprit de Zia. Ils étaient passés devant Buckingham Palace, le parlement et Big Ben, ils avaient aperçu les grands parcs impeccablement entretenus, avaient bifurqués vers Trafalgar square, Picadilly Circus et l’entrée de Carnaby Street ou grâce à un embouteillage, Zia avait pu distinguer quelques boutiques de vêtements indiens. En même temps qu’il enregistrait le défilé des monuments, des détails, des clichés de la vie londonienne, taxis noirs, boîtes aux lettres vermillon, bus à deux étages, costumes noirs et chapeaux melons, horses guards en posture de guet à l’entrée des monuments officiels, l’enfant pensait à tout ce 61 voyage, à sa vie qui changeait à toute vitesse. Zia remarqua que son père suivait du regard les femmes qui marchaient dans la rue. Avait-il toujours été comme cela. Était-ce une sorte d’initiation pour l’enfant ? Zia se demandait s’il le faisait exprès et sa pensée était loin d’être confuse. C’était comme si un voile se déchirait devant lui. Curieusement, Zia ne garda aucun souvenir de sa mère débarquant de l’avion, de ses retrouvailles avec Hussein, de ce qu’ils s’étaient dits, des attitudes, des gestes tendres qu’ils avaient dû s’échanger, peut-être maladroits, ou trop rapides. Sauf son parfum quand elle l’avait serré contre elle, le parfum de sa jupe, le contact de son ventre contre sa poitrine et de son corsage contre sa joue. Il se souvint en revanche des quelques heures qu’ils avaient passées ensemble à l’hôtel avant de rejoindre Cambridge le lendemain après-midi où Élisabeth paraissait triste, malgré le cadre intime que lui avait réservé son mari. Elle débordait d’affection bridée, emprisonnée, qu’elle ne pouvait pas exprimer. Hussein était faussement proche, parlait de choses et d’autres, de politique, d’art, de visites de monuments et de musées, des coutumes anglaises, de la nourriture et du décor, mais tout cela semblait sans intérêt. Rien de ce qui concernait l’essentiel ne fut dit ni même évoqué. Zia, moins encore que ses parents, n’aurait songé à mettre les pieds dans le plat. Il n’était qu’un enfant, les choses avaient été décidées pour lui. Il se disait que c’était comme pour le violon. On ne lui avait jamais demandé s’il désirait en jouer. Il jouait, un point c’est tout. Le lendemain, ils rejoignirent Cambridge et se rendirent dans une 62 de ces écoles privées qui éduquent l’élite du Commonwealth et préparent aux universités les plus prestigieuses. L’école était située un peu à l’écart du centre historique et ses bâtiments construits dans les années vingt conservaient quelques détails pastiches de l’architecture gothique flamboyante de la ville. Le granit , les lourdes portes, les huisseries en bois sombre sur tous les murs conféraient à l’ensemble une tristesse un peu sèche, mais néanmoins impressionnante pour l’enfant habitué aux arabesques, claustras et ornementations orientales. Ces blocs gris encerclaient un grand parc qui courait jusqu’à une rivière. Vraisemblablement bien plus ancien que la construction du collège, le jardin était un modèle de parc à l’anglaise, avec ses grandes pelouses parcourues d’allées sinueuses, contournant des arbres plusieurs fois centenaires, cèdres, érables, ormes et chênes. Sur le côté, un immense potager de fleurs se prolongeait par des massifs apparemment sauvages, mais dont la main de l’homme avait soigneusement choisi et agencé les espèces et débouchaient sur une roseraie dont les grimpants formaient une voûte de couleurs fraîches et pastel. De l’autre côté de la pelouse, non loin du fleuve, un vaste labyrinthe de buis sombres étalait ses méandres compliqués. Le terrain en pente laissait voir de dessus les allées, mais une fois à l’intérieur, bien malin était celui qui n’y restait pas perdu. L’été, particulièrement fécond cette année-là, déployait toutes les espèces florales sur fond de feuillage varié, profond, ombrageux. Zia, chaque fois qu’il aurait le loisir de se promener dans ce parc, penserait à Rabindrapah, le jardinier du Ksar. Il aurait aimé assister à l’émerveillement étonné du vieil homme pour lequel la moitié des plantes ici réunies étaient des spécimens qu’il n’avait jamais vus. La hauteur de certains arbres, la profondeur épaisse de leurs charmilles l’aurait probablement ravi, voire 63 effrayé. Le jardinier entretenait avec le règne végétal une relation animiste. Parler aux fleurs était pour lui tout ce qu’il y a de plus naturel, mais s’adresser à un marronnier ou à un chêne de trente mètres de haut aurait nécessité de la prudence, du respect, un véritable protocole comme il en existait à la cour des rois. À la fin de l’entretien avec le principal, Hussein demanda à sa femme si elle pouvait rejoindre un instant son fils à l’extérieur. Un peu surprise, elle hésita une seconde et se sentit rougir. Ce n’était pas la première fois qu’Hussein prenait seul des décisions concernant l’enfant, mais ils en avaient toujours parlé auparavant ensemble. Cette fois, Hussein avait quelque chose à dire en secret au principal. Il s’agissait de musique, naturellement, du violon… Ce violon qu’ils n’avaient pas emporté. « On verra plus tard » avait dit Hussein. Il avait ajouté laconique : « Il aura bien le temps de jouer de la musique ». Elisabeth, sentant que la question empoisonnait l’esprit de son mari depuis l’épisode du concert, s’était gardé de protester. Maintenant, elle était soudain inquiète pour son fils. Elle se leva un peu brusquement pour aller le rejoindre dans le parc, comme s’il courait un danger. Elle n’eut pas besoin de le chercher bien loin. Il était sagement assis dans le couloir, juste à côté de la porte. Elle s’installa sur le banc à ses côtés et lui pris doucement la main. Puis elle tenta de le rassurer. « Ne t’inquiètes pas, si tu ne peux pas jouer de violon pendant quelques mois, profites-en pour composer discrètement quelques airs, comme tu sais si bien faire. On ne peut pas te priver de ton oreille, ni de ta voix ». Déjà Hussein était de retour. Quoique légèrement tendu, il tenta de faire bonne figure et d’être rassurant, lui aussi. « Toi qui adores apprendre, tu vas voir, c’est le meilleur des col- 64 lèges. Tu es au cœur de la puissance britannique. Écoute les professeurs, observe les autres élèves. Ce que tu aimes, ne le partage qu’à bon escient, avec des êtres que tu auras bien observés, que tu jugeras assez proches de toi et aptes à te comprendre. Si on t’ennuie, ne te révolte pas, reste discret et rusé. Et surtout, n’ai pas peur, tu es un seigneur de la jungle… Un vrai tigre. » Zia ne s’était vraiment jamais véritablement senti dans la peau d’un tigre. Il se voyait plutôt comme un oiseau, une sorte d’épervier, un faucon comme ceux que dressait, là bas, le vieux Tarik. Il aimait voir de haut le paysage, sentir sous ses ailes les appels d’air, évoluer comme les nuages et les cerfs volants projetant leurs ombres virevoltantes et crochetées sur la partition des vergers, en bas, à perte de vue. Tout ce qu’il découvrait ici lui faisait l’effet d’une cage. Pire, d’une volière où l’on aurait mélangé toutes sortes d’oiseaux et laissé la porte ouverte à d’autres animaux n’appartenant pas à l’espèce volatile et qui ne rêvaient que d’en faire une bouchée. Dortoirs, réfectoire, chapelle, salles de classe, toutes ces parties communes l’angoissaient. Où pouvait-on s’isoler ? Même le parc était trop évident, sans cachette, sans intimité. La disposition des bosquets, des arbres au bord de la rivière, en particulier quelques saules pleureurs, lui semblait faussement naturelle. Plus intimes étaient pour lui les vergers du Penjab avec leurs rangées d’arbres à perte de vue. Plus protectrice, la grande cour en face de la maison, toujours bruissante de mille conversations, de mille gestes quotidiens où les hommes se mélangeaient aux poules, aux chiens, et aux chats avec pratiquement les mêmes postures et les mêmes tics. Où les enfants se disputaient, faisaient leurs combats de cerfs- 65 volants, en finissaient souvent aux mains, se criaient les uns sur les autres sans que jamais l’on vienne leur ordonner de se taire. Dans ce capharnaüm, on pouvait pourtant s’isoler, être tranquille, penser, s’inspirer des criailleries tout comme des virevoltes des figures de papier multicolores tirées par des ficelles, face au vent, afin de composer des airs et les ronronner dans sa tête à la façon d’un vieux chat. Ici, tout lui semblait hostile et vide. Depuis qu’il était arrivé là il n’avait plus la conscience tranquille. Une sorte de culpabilité s’était emparé de lui. La même qu’il avait ressenti le lendemain du concert, quand il avait constaté, sans bien le comprendre, qu’un grave différent s’était installé entre ses parents. Zia avait perdu son paradis enfantin. 66 Hussein regagna le Pakistan, laissant en Angleterre sa femme et son fils. Élisabeth avait secrètement décidé d’emmener Zia visiter l’Écosse. Ils prirent le train pour Édimbourg où ils arrivèrent en fin de journée. Ils passèrent la nuit dans une auberge près de Peebles, dans le sud du pays, à deux pas du manoir de ses ancêtres, au bord de la rivière Tweed. A la mort de sa mère – elle avait treize ans – son père, déjà en mission en Inde, avait vendu la propriété. Elle n’y avait jamais remis les pieds. Pourtant, elle reconnut les lieux immédiatement. Le lendemain, à la sortie du bourg, ils allèrent en taxi vers le sud pendant deux ou trois kilomètres et prirent une grande allée bordée d’arbres sur la droite. Sur l’un des premiers arbres, à l’entrée de l’allée, bien visible de la route, il y avait un panneau « à vendre ». Il avait été accroché depuis un certain temps car il était vert de mousse et la peinture était toute écaillée. Le numéro de téléphone inscrit en dessous de l’annonce était moitié effacé. Elisabeth dit simplement au chauffeur de les attendre au bord de la route, elle voulait continuer seule à pied avec son fils. Il faisait beau et chaud, les grands arbres prodiguaient une ombre bienfaisante. L’allée tournait légèrement de sorte qu’ils découvrirent le manoir au dernier moment. Zia sentait monter l’émotion chez sa mère. Sur la grille était accroché un panneau identique au premier. La façade délabrée confirmait 67 que les lieux avaient été désertés depuis des mois. Certaines des persiennes pendaient lamentablement et des ardoises s’étaient détachées de sorte qu’on distinguait des trous noirs dans la toiture. Le granit rose de l’édifice et les marches du perron étaient maculées d’une mousse noirâtre. Les larmes aux yeux, elle prit son fils par la main et ils firent demi-tour pour rejoindre la voiture qui les conduisit à l’hôtel. Confortablement installée devant une tasse de thé, Élisabeth parlait maintenant de racheter la propriété, vantant ce paysage, ces frondaisons qui lui rappelait sa jeunesse. Cela ferait un endroit pour passer des vacances, un pied à terre en Europe. Elle pourrait venir le voir souvent dans sa pension. Peut-être même qu’il pourrait étudier plus près. Il y avait de bonnes écoles à Edimbourg ou même à Glasgow. Zia eut l’impression qu’elle ne s’adressait pas vraiment à lui, mais qu’elle parlait toute seule, son regard perdu à travers les baies vitrées. Le ciel s’était obscurci et l’atmosphère un peu lourde laissait prévoir un orage. A un moment, elle se tourna vers l’homme derrière le bar et lui demanda à qui appartenait le manoir à vendre là bas, à quelques kilomètres. Le barman prit l’air sombre et parla d’un couple d’américains qui avaient racheté la propriété, des années plus tôt, mais n’y avait pratiquement jamais vécu. Il y avait eu un drame. Le couple avait un enfant d’une dizaine d’année, une petite fille qui s’était noyée dans le tweed en contrebas du parc. Ils avaient mis en vente le manoir et étaient retournées en Amérique. « Mais pourquoi n’y a t’il pas eu d’acheteurs » demanda Élisabeth. - On dit que l’endroit est hanté. Vous savez, ce genre de croyance… 68 - L’endroit porte malheur ? interrogea machinalement Elisabeth qui voulait en savoir plus tout en pressentant déjà les réponses. - Oui, ca date des propriétaires précédents, les vrais, précisa le barman. - Comment ça les vrais ? - Et bien les derniers descendants de la famille qui possédait le manoir depuis des siècles. C’était aussi un jeune couple avec une petite fille. Mais là, c’est la mère qui est morte d’une leucémie. Son Mari, le baron, et la petite fille sont partis définitivement, en Inde ou au Pakistan, je ne sais pas… Ils ont vendu. » Elisabeth ne disait plus rien. Encouragé par le silence, le barman ajouta d’un ton réprobateur : - On ne se débarrasse pas comme ça de son domaine… De la terre de ses ancêtres. On a des responsabilités… Un noble… Un baron… Il est mort là-bas et la fille s’est mariée à un homme de là-bas, une sorte de maharaja. Il paraît qu’il est riche, mais on n’abandonne pas sa terre, son pays… Cela ne se fait pas. Ici, les gens disent que le Baron était fou, qu’il est devenu une sorte d’agent double. Presque un terroriste. Il ne faut pas s’étonner d’avoir perdu les Indes. Zia pensait à son grand père qu’il n’avait pas connu, mais il pensait surtout à son père. Où était-il à ce moment là ? Etait-il rentré au Ksar ? Trainait-il dans cet hôtel du port, là bas, à Karachi où ils avaient logé tous les deux avant de prendre le bateau ? Avaitil rappelé l’américaine ? Cette excursion en Écosse avait finalement échoué. Élisabeth avait bien tenté de remonter vers le nord, avec son fils, de lui 69 faire visiter les Highlands dont les collines usées surmontées de forteresses et de donjons en ruines rappelait vaguement les paysages et les Ksar du piémont Pakistanais. Mais le temps s’était couvert et, ne supportant plus les brumes de son enfance et l’atmosphère sinistre qui envahissaient les lochs, elle avait décidé de passer les jours restants dans le sud de l’Angleterre, vers Gloucester, où des amis de la famille habitaient, non loin de la mer. Les amis les avaient reçus poliment, mais sans tendresse ni curiosité. La vie d’Elisabeth, là bas au Pakistan, ne les intéressait pas. Pour les gens d’ici, elle avait trahi sa caste et son pays en épousant un métèque. 70 Zia ne gardait pas en mémoire la chronologie exacte de ses quatre années passées à Cambridge, mais il pouvait raconter dans le détail quelques impressions fortes et moments violents qui l’avaient marqué. La première année avait été particulièrement difficile, en butte à des harcèlements et humiliations de la part d’élèves pour lequel il n’était qu’un vil « Paki » et pire encore, un bâtard. Il tentait de se remémorer les conseils de son père et de Tarik, le fauconnier du domaine. « Regarde comme le faucon reste calme comme la vache, silencieux comme le guépard et retient tout comme l’éléphant ». Il était temps de les mettre en pratique, ces leçons, tant la jungle des élèves était hostile. Il sentait les énergies négatives, non seulement à son encontre, mais aussi entre tous ces collégiens affairés à trouver leur place et à exercer rapidement leur pouvoir. Car toute rentrée scolaire est le moment pour l’élève d’asseoir ses positions. L’art de la guerre est celui de l’observation et de l’action. Observer les atouts et les défaillances de l’autre, se faire des alliés solides, bien repérer quels sont ses ennemis, les traîtres potentiels et ne pas se précipiter dans l’action, attendre le moment juste comme pour la magie. Parmi la meute des élèves, il en était trois ou quatre qui étaient faciles à repérer, tant ils passaient leur temps ensemble et tant les valeurs qui semblaient les réunir était évidentes de supériorité. 71 Ceux-là seraient ses ennemis. Pour rien au monde il aurait voulu s’en faire des amis. Ils étaient trop différents. Ils faisaient partie de la gentry arrogante et colonialiste alors que sa noblesse à lui était toute orientale. C’était instinctif. Jamais il ne s’abaisserait à leur prodiguer la moindre flatterie bien que celle-ci fut de toute évidence le carburant de leur égo. Même la dernière leçon de Tarik : « soit malin comme le singe », il avait bien du mal à la pratiquer. Zia n’était pas calculateur, par nature. Quand on a reçu un don particulier à la naissance et que ce don est une évidence, il est, dans bien des domaines, inutile de calculer puisque les choses s’imposent justement. Mais il était désormais dans une situation paradoxale : ce don, il ne pouvait plus l’exercer. Un autre facteur d’exclusion tenait à l’aura de mystère qui l’entourait, précisément à cause de ce don. Très rapidement son écartement et sa dispense de toute activité liée à la musique cours de solfège et de chant, chorale, équipe orchestrale, etc. – avaient fait naître quelques questions et probablement les plus insidieuses rumeurs. Chantait-il faux à ce point qu’on ne puisse pas l’entendre ? Son oreille au contraire était-elle à ce point sensible qu’il ne supporta pas le moindre son, la moindre mélodie, même quand elle était juste et harmonieuse ? Le collège se flattait à juste titre de son enseignement musical et de la qualité de ses chœurs d’enfants, régulièrement sollicités pour des concerts ou des offices religieux officiels. Daniel Miller, le jeune professeur de musique était également une sorte de maître de chapelle à l’ancienne et il combinait le jeu de l’orgue avec la direction des chœurs, ainsi que celle de la petite équipe orchestrale. Toutes ces activités poussées par lui à un niveau quasiment professionnel ne manquaient pas d’allure et contribuaient à la réputation d’ex- 72 cellence du collège. Un jour, Zia s’aventura au fond du parc, non loin d’une rivière où s’alignaient quelques petits pavillons réservés aux professeurs. Par une fenêtre entrouverte, il entendit le son d’un piano. Quelques morceaux joués lui rappelèrent ceux que travaillait sa mère et cela raviva soudain en lui, douloureusement, le goût de la musique. Il se surprit à chanter les notes des morceaux et à visualiser les partitions. Plusieurs fois, il revint rôder attiré par la musique, mais la saison froide s’approchant, la fenêtre entrouverte se referma et il n’entendit plus le piano. Il continua malgré tout de chanter, dès qu’il se savait seul et ceci devint presqu’une habitude. Une fois ou deux, des élèves avaient surpris Zia en train de chantonner. Il chantait des mélopées orientales, mais également quelques unes de ses partitions de violon, comme pour ne pas les oublier. Des airs baroques, mais également des cadences des concertos romantiques les plus connus du répertoire, Beethoven, Mendelssohn, Brahms. A défaut de paroles sur chacune de ces mélodies, il se servait des consonnes les mieux appropriées pour évoquer les attaques, liaisons et coups d’archet du violon. La justesse, le rythme et les accents étaient impressionnants de réalisme et de virtuosité. Un jour, entendant des murmures et des rires derrière une porte, il sut qu’il avait été repéré. Il s’interrompit immédiatement, mais la rumeur s’était déjà répandue. Les quatre meneurs qui déployaient régulièrement leur haine et leur mépris contre Zia décidèrent de l’enfermer dans une pièce et de l’interroger en le bousculant un peu. « Alors, on dirait que tu t’y connais en musique… Petit Paki, batard, métèque, vas-y dis nous, c’est 73 quoi ton problème ? » Ils avaient fait venir le meilleur petit violoniste de l’équipe musicale de l’école . Il avait sorti son violon, un simple instrument d’étude, et l’avait tendu à Zia en lui disant d’un ton moqueur : « allez, montre- nous ce que tu sais faire ». Zia avait d’abord résisté, prétextant ne rien y connaître. « Alors pourquoi tu chantes tout le temps ? ». Ils lui avaient tordu les poignets faisant mine de les lui casser en bons petits tortionnaires. Il lui avait mis le violon et l’archet sous le nez. Zia avait regardé l’instrument avec mépris et lâché entre ses dents « jamais je ne jouerai sur cette merde ». Entendant du bruit, les gamins avaient aussitôt relâché leur étreinte « Tu ne perds rien pour attendre ! » avaient-ils lâché. Daniel, le jeune professeur de musique était apparu dans le couloir et avait demandé à la ronde : « Mais qu’est-ce qui se passe ici ? - Rien Monsieur, avaient répliqué les enfants avant de décamper comme des lièvres. - Qu’est-ce qu’ils te voulaient ? » avait-il demandé à Zia resté seul. L’enfant, au bord des larmes et n’en pouvant plus de son secret, avait lâché : « Ils voulaient me forcer à en jouer. - Mais à jouer de quoi ? Du violon ? - Non, non ce n’est rien… S’était repris Zia, ce n’était qu’un jeu. » Daniel n’en croyait rien. Il laissa l’enfant s’éloigner dignement. Il se souvenait vaguement de cet enfant. Il l’avait croisé plusieurs fois, s’étonnant de ne pas le connaître, de ne le voir à aucun de ses cours. 74 Je crois que ce qui énervait le plus mes seconds parents d’adoption, c’était que j’étais plus intelligent et studieux que leurs propres enfants. Alors qu’ils redoublaient leurs classes, rentraient le soir avec des notes exécrables et rechignaient à faire leurs punitions devant la télé, je tentais de m’isoler sur ma petite mezzanine, à faire le vide dans ma tête pour travailler et apprendre. Malgré mon oreille perçante, j’arrivais à ne plus les entendre. Miracle de la volonté qui me faisait être sourd bien avant de le devenir vraiment. Grâce à cette capacité, j’ai pu arriver jusqu’en première, alors que j’avais tout juste seize ans. Mais je ne supportais plus cette famille. Je pris donc, grâce à des petits boulots, une chambre en ville, abandonnant le lycée, mais quand j’ai eu dix neuf ans, j’ai décidé de passer mon bac en candidat libre. J’avais entre temps étudié les programmes et lu beaucoup d’ouvrages. La littérature, l’histoire et la géographie me passionnaient. Grâce au walkman, j’apprenais également les langues : l’anglais, l’espagnol et même un peu d’arabe. J’ai passé un bac littéraire que j’ai obtenu avec mention et je me suis inscrit à la fac. Faute de prétendre à la musicologie, je n’avais aucune base de solfège ni de pratique instrumentale, je me suis inscrit en ethnologie. J’ai pris le maximum d’unité de valeurs s’intéressant de près ou de loin à la musique et suis allé jusqu’à la maîtrise. Je voulais pousser plus loin, tenter le doctorat, ou l’agrégation, en faire mon métier, postuler pour un poste de chercheur en ethnomusicolo- 75 gie. J’avais trouvé un boulot de gardien de nuit dans un entrepôt du côté de Montreuil. Ce travail me laissait le temps d’aller à la fac pendant la journée. La nuit, je lisais, je me documentais, je recopiais les cours… Tout me passionnait. J’étais convaincu que ce domaine de la musique est celui qui structure le plus solidement les différents univers culturels à travers le monde. J’étais persuadé que cette diversité serait bientôt balayée par l’uniformisation des musiques de variété, par les Stars Académies en tout genre et que se perdraient définitivement des pans immenses du patrimoine que représentent ces musiques du monde, populaires ou savantes, qui ont pourtant des siècles, parfois des millénaires de pratique derrières elles. Plus encore que la langue, que les légendes et les mythologies transmises par la tradition orale, la musique est soumise à des codes inchangés, immuables, gravée dans la seule pierre de la transmission orale, du geste et de la mémoire. Contrairement à la musique occidentale qui, depuis la renaissance, est obsédée par l’invention, l’évolution, le dépassement, les musiques traditionnelles sont plus préoccupées de la reproduction à l’identique, de la conservation… Et tout cela risque d’être annihilé en moins d’un siècle, ce fameux siècle de la mondialisation. 76 Quelques jours plus tard, le même petit groupe attira Zia de force entre deux contreforts de l’abside de la chapelle. Le jeune violoniste tenait entre ses mains un étui de bonne taille, tout en cuir patiné, serti de cuivre et de lanières à boucles. « On va voir si tu sais reconnaître le diamant de la merde » avait lâché le garçon en regardant Zia bien dans les yeux. Il avait ouvert l’étui découvrant un violon magnifique. - Guarnérius ! avait lâché l’enfant. - Oui je vois, avait répondu Zia. - C’est à mon père, je le lui ai emprunté… Montre nous ce que tu sais faire. Zia avait résisté. - Je n’ai pas le droit avait-il dit. - Joue ! » . Sous la menace, il avait pris le violon, l’avait soupesé et contemplé comme on le fait d’un verre de bon vin avant de le boire puis l’avait doucement amené entre son cou et son épaule. Le maintenant ainsi, sans s’aider du bras, il s’était emparé de l’archet, avait tendu les crins puis avait accordé le violon qui était d’ailleurs presque juste. « Ton père le joue ? » avait-il demandé. - Oui, quelquefois, comme cela, en amateur. Zia qui n’avait pas touché un instrument depuis plusieurs mois sentait du coton dans ses doigts. La force lui manquait, mais pas 77 encore la technique, alors, attaquant vigoureusement avec l’archet, il se lança dans une suite éperdue de doubles notes et d’arpèges, allant des sonorités les plus graves aux positions les plus aigues, incluant même quelques notes harmoniques suraigües. Il amorça la première phrase de la cadence du concerto de Beethoven, puis brusquement il s’arrêta et tendit le violon à son propriétaire, ou plutôt au fils du propriétaire. Zia venait d’apercevoir Daniel qui approchait. - A qui est ce violon ? dit Daniel sévèrement - C’est à moi, répondit l’élève, ou plutôt à mon père, il me l’a prêté. - Tu en es sûr ? - Oui Monsieur, répéta l’enfant d’une voix blanche - Et bien tu ferais mieux de le lui rapporter rapidement. Les enfants s’éloignèrent craintifs avec l’instrument dans sa boîte. Daniel s’adressa à Zia : - Alors comme ça tu sais jouer du violon - Oui, Monsieur, mais je n’ai pas le droit… S’il vous plait… Ne le dites à personne. - Ne t’inquiète pas, cela restera entre nous... Passe me voir un jour prochain quand tu auras le temps. Quelques heures après cet épisode, Zia fut convoqué chez le principal. « Je ne savais pas que vous saviez jouer du violon. Après un instant de stupeur, Zia parvint à articuler : - Mon père ne vous l’avait pas dit ? - Non il m’a simplement demandé de vous dispenser de toute musique au nom de ses convictions religieuses. C’est une chose que nous respectons ici. 78 - Au nom de ses convictions ? - Oui, selon lui, la pratique de la musique est contraire à l’Islam. - Mais je ne comprends pas… Zia était sur le point d’exploser, de s’exclamer que son père adorait la musique, toutes les musiques, que sa mère jouait du piano et chantait, qu’il y avait un salon de musique dans le château de sa famille au Pakistan et que les plus grands interprètes locaux s’y produisaient, mais sentant venir comme un danger, il se tût. - Moi non plus, je ne comprends pas très bien, poursuivit le principal, mais nous respectons ses volontés. Donc dorénavant nous ne souhaitons plus vous voir jouer, ni chanter quoi que ce soit, ni surtout jouer sur un instrument de valeur. L’homme congédia Zia, mais au moment où celui-ci entrouvrait la porte pour sortir de son grand bureau, il lui jeta d’un air ironique : « Il paraît que vous jouez fort bien. » Zia était profondément troublé, à la fois par le discours qu’aurait tenu son père au principal au moment de son inscription, mais également et surtout par le fait que le celui-ci ait eu vent des quelques notes jouées par lui sur le Guarnérius derrière la chapelle. Qui d’autre que professeur de musique avait pu le prévenir ? Plusieurs jours durant, Zia alla rôder dans le parc, à l’extrémité des bâtiments du collège, non loin de la porte et du petit perron qui menait à l’appartement du professeur de musique, espérant le croiser pour lui poser la question qui lui brûlait les lèvres. A la fin, n’y tenant plus, et surveillant que personne ne le voyait, il pris son courage à deux mains et finit par monter les marches et sonner chez Daniel. À peine trois seconde plus tard, celui-ci vint 79 lui ouvrir la porte. A croire qu’il l’avait guetté derrière la fenêtre en observant son manège hésitant. Zia se trouvait maintenant à l’intérieur d’un petit deux pièces dont la première était tapissée d’une grande bibliothèque pleines de longues partitions reliées et pourvue de profonds fauteuils, d’un lutrin ancien en forme d’aigle, aux dimensions disproportionnées par rapport à celles de ce petit salon et d’un piano à queue en bois sombre sur lequel un grand vase à pied contenait un magnifique bouquet de roses, habilement mélangées à d’énormes pivoines. Bien qu’on fût déjà à la fin du printemps, un feu rougeoyait dans la cheminée, en face des fauteuils de cuir. Une porte ouverte donnait sur l’autre pièce, une chambre tapissée de tissus bleu pâle, avec un grand lit ancien recouvert d’une indienne rouge orangée. Daniel qui n’avait jusque la strictement rien dit lança comme pour s’excuser. « Eh oui, je suis frileux ». - Je passais par là, je voulais juste vous dire… bredouilla Zia. - Mais tu es bienvenu, entre…lui répondit Daniel Zia restait debout, se balançant maladroitement d’un pied sur l’autre. Il fixait hébété le piano avec son bouquet de fleurs dessus. Il semblait ne rien pouvoir dire, submergé par ses émotions. - Alors ? lui demanda Daniel en souriant. Tu voulais me parler. Zia était cramoisi de confusion et de rage - Vous êtes allé tout raconter au principal. Vous m’aviez promis... Daniel, décontenancé, lui répondit : - Je n’ai rien raconté du tout au principal. Puis ayant retrouvé son sourire, il ajouta d’un ton un peu carnassier : - Je pourrais te provoquer en duel si tu étais plus grand ! - Excusez-moi, dit Zia. Et battant en retraite, il s’échappa presque en courant pour rejoindre le parc. 80 Cette première année au collège fut un calvaire pour Zia. La nostalgie du Ksar l’assaillait. Il revivait en rêve les fêtes du printemps avec ses moissons, de l’automne quand les jours raccourcissaient et qu’arrivait la saison de la chasse, il sentait l’humidité de la mousson qui remontait du sous continent jusqu’au pied des montagnes. Mais ses nostalgies les plus douloureuses concernaient bien sûr la musique. Il pensait à sa mère chantant à son piano, au grand salon de musique dont les murs étaient couverts d’instruments. Il pensait aussi à tous les musiciens qui défilaient au Ksar et dont il était un peu la mascotte. Ces artistes n’apportaient pas seulement leurs musiques, mais également leurs légendes, leurs univers, leurs cultures, et comme ils entretenaient tous une passion pour lui, l’enfant prodige, ils lui racontaient des histoires, le nourrissaient de leurs valeurs. Ces histoires sonnaient comme des contes pour Zia. Les chansons aussi décrivaient des paysages étranges et merveilleux : les anciens marais d’Irak, les montagnes d’Iran, d’Afghanistan, du Tibet, les jungles du sud de l’Inde, les plages du Kerala et celle de Ceylan. On traversait des villes mythiques, des palais, des mosquées recouvertes de mosaïques bleues, aux dômes en or massif et aux jardins perpétuellement rafraîchis par des fontaines de marbre pur. Un des tous premiers musiciens à s’être arrêté un soir au Ksar, 81 dans les années cinquante était Yussuf l’Irakien surnommé « Le Madan » du nom de la population de la basse Mésopotamie. Zia connaissait son histoire par cœur. Il était venu à pied, depuis les marais du Chat El Arab avec son sac de jute sur le dos et prévoyait de se rendre jusqu’en Inde, mais il s’était arrêté dans la vallée du Ksar et n’en était plus reparti. Hussein lui avait trouvé une maison et une femme dans un village voisin. Il constituait l’un des piliers de cette confrérie musicale qu’Hussein avait constitué autour de son salon. Il en était même l’un des fondateurs, car c’est lui qui avait donné à Hussein l’idée de faire venir d’autres musiciens d’horizons, plus divers et plus lointains. Umar racontait son pays à Zia. Il décrivait les marais qu’il avait connus, les villages en roseaux construits sur des îles flottantes, qui se déplaçaient jour et nuit au gré des courants et des vents. Tout était en roseau, le sol mouvant, les greniers, les réserves, les barques, les maisons, les mosquées, et tout se déplaçait en permanence sans qu’on sache jamais où l’on se trouverait le lendemain. Les hommes des marais habitaient la région depuis la nuit des temps. On prétendait même que cette région avait été celle du déluge. Yussuf avait le don des rêves et de la prémonition. Il avait vu la montée des guerres et des dictatures dans son pays et dans toute la région, il avait prédit la construction de digues par les armées de Saddam Hussein pour assécher les marais et contraindre les populations rebelles à s’exiler dans d’immondes camps de réfugiés en Iran. Tout cela s’était réalisé méthodiquement et cruellement. Les marais avaient été vidés, le sel était remonté à la surface, les roseaux, les bambous, les papyrus étaient morts. Les buffles d’eau également et les Madans qui les élevaient 82 avaient du s’enfuir par centaine de milliers dans d’interminables convois. Voyant l’avenir dans ses cauchemars, il avait fui, avant les autres, emportant dans son sac de jute toutes ses flûtes de roseau, de bambou, de papyrus. Il raconta aussi à Zia que dans les temps anciens, un voisin de sa famille avait construit sa maison comme un orgue, les bambous qui en constituaient l’armature, les roseaux des murs et même ceux disposés sur le sol en guide de plancher étaient conçus comme des flûtes avec un trou pour laisser entrer l’air et un autre pour le faire ressortir. En fonction de leur longueur et de leurs différentes sections ils produisaient toute une gamme de sons des plus graves au plus aigus. Il suffisait, dès qu’il y avait du vent, d’orienter la maison, ou plutôt l’îlot de branchage sur lequel tout le village était posé et l’édifice se mettait à jouer. Comme au bout d’un certain temps, la population s’était plaint de cette musique incessante, il avait installé des bouchons et tout un système de tirette pour boucher à volonté les embouchures les plus sonores et même jouer des morceaux, mais cela n’avait pas suffit, alors on avait scié l’île autour de la maison et elle était partie à la dérive. La plupart des autres musiciens jouaient et se déplaçaient en famille. Ainsi les Shankar de Bénarès était toujours au moins quatre ou cinq, deux sitaristes, un joueur de Sarod pour l’accompagnement tenu soit par une femme, soit par un enfant et un ou deux joueurs de tablas. Ils ne racontaient pas leur propre histoire, mais celles des contes religieux indous. Les dieux et leurs bras multiples, les déesses aux seins rebondies et aux hanches si mobiles hantaient Zia le soir au moment de s’endormir. Parfois passaient au Ksar des montreurs de marionnettes dont les ombres racontaient les mêmes histoires, avec les mêmes person- 83 nages de légendes. Et puis il y avait Ozkan le turc qui chantait en s’accompagnant du Saz, un luth avec une petite caisse de résonnance en forme de jambon prolongé par un très long manche. Parfois pour accompagner les chansons les plus romantiques, il s’emparait d’un Tambur, un gros luth rustique à deux cordes tendues sur une caisse ronde recouverte d’une fine membrane de peau. Selon l’humidité qui régnait dans l’air ambiant, la membrane se détendait et laissait échapper un timbre mouillé comme une voix d’alto. Une autre tribu avait fortement impressionné Zia enfant C’était celle des Subramaniam, famille de violonistes du Kerala. La tradition violonistique se passait de père en fils. On jouait toutes sortes d’instruments à cordes frottées par un archet. Des siècles durant, l’instrument roi avait été le Saranghi, mini violoncelle composé d’une simple caisse en bois, presque aussi rustique que le coffre noir et luisant des cireurs de chaussures, de trois épaisses cordes tressées en boyau, doucement caressées par un archet rudimentaire. Un simple arc tendu de crins de chevaux. Mais entre la boite et les grosses cordes sur lesquelles, les ongles posés à la tangente produisaient une gamme de son glissants, cinquante deux minuscules cordes de cuivres accordées avec soin par cinquante deux petites clés en bois, se mettaient automatiquement en vibration, chacune à leur tour, sans que le musicien ne les touche, par le simple phénomène des harmoniques. Le tout produisait un effet d’écho, de profondeur d’une grande subtilité. Mais depuis les années 1920, cet instrument traditionnel avait été détrôné par des violons occidentaux. Ceux-ci étaient joués d’une manière traditionnelle, assis en tailleur, dans la position yogi du lotus, soit à la manière d’un petit violoncelle, manche en haut et 84 tête en bas, soit simplement posés sur l’épaule sans le coincer surtout sous le menton, avec le manche reposant vers le bas sur les pieds et solidement maintenu entre deux orteils. Tandis que le vieux patriarche des Subramanian jouait du Saranghi, son fils d’une vingtaine d’année, véritable prodige, maniait son violon occidental avec une dextérité incroyable. On sentait que le vieux, reconnaissant son génie, lui avait modestement cédé la place. Tous ces musiciens finissaient par s’évaporer dans son sommeil, mais juste avant d’y sombrer, dans le dortoir sinistre du collège, Zia se disait qu’il les reverrait un jour. Mais juste avant de s’endormir, il pensait aussi à Tarik, le fauconnier qui lui apprenait l’art de tendre des pièges et à Rabindrapah le jardinier qui le couvait trop. Ils avaient été ses guides, ses initiateurs, ses mentors. Ils lui avaient enseigné la nature et cette nature lui manquait. Mais curieusement c’était le souvenir d’Aïcha qui provoquait les émois et les angoisses les plus cruels. Aïcha était la nièce du jardinier. Quelques années plus tôt, apprenant la mort de son frère suivie de peu de celle de son épouse il était allé, sur le conseil d’Hussein, chercher la petite au Kerala pour la ramener au domaine. L’enfant était comme un garçon manqué à la fois par son physique et par son caractère aventurier. Trop couvée elle aussi par son oncle, elle se réfugiait auprès de Tarik et le suivait partout dans la nature pour qu’il lui enseigne les secrets de la chasse, des pièges, des collets, des nasses d’osier dans la rivière, des bulles d’airs qui remontaient à la surface obscure d’un trou d’eau, trahissant la présence de brochets ou de truites qu’elle attrapait parfois d’un simple coup de main. Avec ses cheveux noirs coupés courts et son corps androgyne, elle se révélait plus 85 virile et surtout plus audacieuse que Zia. Celui-ci la suivait partout et c’est par elle, plus encore que par Tarik, qu’il apprenait les secrets de celui-ci. Le fauconnier discutait beaucoup avec la petite fille et en quelques mois, il lui avait appris les rudiments de l’Islam. Non pas les obligations auxquelles lui-même ne se soumettait que très approximativement, mais les fondements sociaux qui régissaient la communauté, dans sa pureté initiale, celle des compagnons du prophète. Ce que professait Tarik, c’était l’égalité entre tous les hommes, qui avait aboli les castes et permis la foudroyante conquête de l’Islam dès le premier siècle. Au Kerala, Aïcha, comme ses parents et comme son oncle, appartenait à la caste inférieure des intouchables. Ici, au Pakistan, et grâce à l’Islam, elle pouvait s’émanciper de sa caste. C’est la raison pour laquelle, malgré son jeune âge, elle demanda à Tarik de se convertir. Rabindrapah pourtant fidèle à ses origines hindouistes ne mit pas d’obstacle à cette conversion, surtout après qu’Hussein ayant interrogé la petite sur ses motivations eut donné son accord. Le baptême eut lieu qui donna lieu à une fête familiale et Tarik fut choisi comme parrain. C’est à cette occasion qu’Aïcha reçut son nom, qui était celui de la jeune femme préférée de Mohamed. Quand Zia s’endormait enfin, ses souvenirs se prolongeaient dans ses rêves et la silhouette longiligne et gracieuse d’Aïcha venait se confondre avec celle du gamin rencontré sur le bateau. Ses rêves prenaient parfois une dimension plus angoissante avec l’apparition du fils de l’Imam, Umar Turabi, âgé de quinze ans, qui tentait régulièrement semer la zizanie entre les deux autres enfants. Umar était d’un caractère rustre et arrogant. Sa silhouette 86 trapue, sa barbe naissante et ses cheveux noirs tondus, s’accordaient mal avec la grâce et la finesse de Zia et d’Aïcha que, de toute évidence, il enviait et détestait. Autant Zia craignait sa méchanceté, autant Aïcha n’hésitait pas à le remettre en place et à trouver les arguments les plus convaincants en prenant exemple sur le prophète qui, lui, avait le mérite immense de respecter les femmes. Les cauchemars, prenaient alors un tour très violent. Les disputes se terminaient presque à chaque fois par un bain de sang. Le fils de l’Imam recevait une flèche dans l’œil et devenait borgne. La flaque de sang séchait et s’assombrissait à ses pieds, tandis que l’orbite, désormais vide, donnait une impression d’horreur. Souvent Zia se réveillait à ce moment là. D’autres fois, le rêve se prolongeait et Aïcha devenue une vraie femme était vêtue de noir et voilée. Seuls ses yeux restaient visibles, mais ils exprimaient une telle tristesse que la sueur de Zia s’avérait glacée au réveil. 87 Privé d’activités musicales, Zia avait été prié de s’inscrire en début d’année à une autre occupation pour remplir les deux après-midi par semaine où il n’y avait pas de sport. Il avait eu le choix entre faire du théâtre, entretenir les jardins, ou pratiquer d’autres activités manuelles comme le dessin ou la cuisine. Comme Zia hésitait, on avait fini par l’affecter d’office à une équipe qui partageait son temps, un après-midi sur deux, entre la menuiserie et la sculpture. Zia n’avait ni le goût ni le talent de planter des clous ou de scier des planches. Cette activité s’exerçait sous l’autorité d’un vieux professeur de travaux manuels, expert en menuiserie, mais auquel il manquait un doigt à chaque main, emportés par les machines à bois. Zia était terrorisé par la simple vue de ces deux mains incomplètes. Lui habituellement si adroit de ses phalanges pour jouer du violon, il en devenait gauche et se tapait régulièrement sur les doigts. En revanche, dès lors qu’il s’agissait de sculpture, il retrouvait bizarrement sa dextérité. Il adorait cela. Il tapait avec précision de son marteau et de son burin, suivant les veines du bois, les analysant pour voir où se trouvait la faille ou le nœud susceptible de donner plus d’efficacité, plus de puissance à son travail. Qu’il s’agisse de musique, de chœur, de théâtre ou de divers travaux manuels, les œuvres des collégiens étaient produites et exposées à la grande fête de fin d’année à laquelle assistaient les 89 parents. Ils repartaient avec leur enfant et l’œuvre qui faisait sa fierté. Tout au long de l’année, Zia s’était consacré à la sculpture dans un seul morceau de bois d’un violon grandeur nature inspiré d’une photo de stradivarius, trouvée dans un livre de la bibliothèque. Les dimensions étaient rigoureusement respectées et hormis les ouïes qui avaient été réalisé à la pyrogravure, tout le reste donnait l’illusion d’un véritable violon, dont le vernis appliqué au tampon avec soin donnait une belle couleur jaune. Sa sculpture terminée, Zia l’avait prise dans ses mains et amenée contre son menton comme s’il s’était agit d’un véritable instrument, mais se rendant compte qu’on aurait pu le voir, il l’avait prestement reposée. Elle trônait maintenant dans la grande salle de réception du collège, aux milieux de petits meubles inutiles et laids, de vierges à l’enfant et animaux maladroitement stylisés, attendant tous la venue des parents. Hussein et Elisabeth avaient promis à Zia qu’ils resteraient avec lui tout l’été et feraient ensemble un voyage en Europe, s’arrêtant dans chaque capitale pour que l’enfant découvre les merveilles du vieux continent. Pas de retour prévu au Ksar. Il en était un peu triste, tout en se réjouissant de revoir les siens. Mais les choses ne se déroulèrent pas tout à fait comme prévues. Quand dans l’exposition, Hussein se trouva devant le violon réalisé par son fils, il eut un recul soudain suivi d’un brusque accès de colère froide. Il murmura entre ses dents, mais suffisamment fort pour qu’on l’entende à la ronde : « Ma volonté n’a pas été respectée ! » puis il sortit de la salle et regagna seul son hôtel en laissant sa femme avec Zia. Parmi ceux qui avaient entendu Hussein mau- 90 gréer, il y avait Daniel. Les œuvres non récupérées par les parents étaient vendues au profit des bonnes œuvres du collège. Daniel s’approcha de la mère de Zia et lui dit doucement en montrant le violon. Si vous ne le prenez pas, moi, je l’achète. Elisabeth lui répondit avec un pauvre sourire : - Si vous l’aimez... Zia s’était discrètement enfui dans la cour. Daniel en profita pour discuter avec Elisabeth. À partir de ce moment, Zia qui les avait aperçu se parler, sentit un voile de protection se poser doucement sur ses épaules. Il eut moins peur des quelques années qui lui restait à passer dans ce collège. 91 Quand j’ai eu vingt trois ans, je me suis mis à voyager. Au gré de mes découvertes musicales, je décidai d’aller voir sur place. Je commençai par le Maroc. Je marchai des heures sac au dos dans les montagnes de l’Atlas, je découvris la musique berbère. Une autre fois, je m’aventurai un peu plus bas en Afrique. Après avoir goûté à la richesse et à la dextérité des percussions lors de cultes de possession dans la banlieue de Dakar, je me risquai plus au sud, vers la Casamance et m’abandonnai à la douceur acide et nostalgique de la Kora et des mélopées haut perchées des griots Mais c’est à la frontière entre le Sénégal, la Mauritanie et le Mali que je fus le plus surpris. Un groupe de musiciens peuls répétaient dans un hangar surchauffé des faubourgs de la ville de Kayes. D’ailleurs, la ville en question n’est que faubourg et hangars de tôles brûlantes. Dans cette ambiance infernale, en plein midi, trois musiciens jouaient dont un violoniste traditionnel sur ce qui ressemblait à un petit rebab, simple arc pourvu d’une calebasse en guise de caisse de résonnance. Le musicien était véritablement virtuose et ses mélodies ressemblaient au airs andalous qu’on jouait depuis l’Espagne jusqu’au Yémen, avant le déclin de l’empire arabo-musulman. J’appris que les Peuls en Afrique sahélienne étaient un peu l’équivalent des gitans dans l’Europe méridionale, qu’ils étaient les animateurs des fêtes des villages, que les femmes dansaient et aguichaient souvent les vil- 93 lageois pour de l’argent. Lors du concert improvisé auquel j’assistais, les trois musiciens enregistraient leurs airs sur des cassettes qu’ils vendraient ensuite et qui serviraient pour d’autres fêtes où ils seraient absents. Au bout de quatre ou cinq voyages dans ces régions, ma curiosité se tourna vers le Moyen-Orient : le Liban, le Yémen, la Turquie, la Syrie et l’Irak… Puis l’Iran. Ma culture se développait à chaque séjour et j’allai même passer plusieurs mois en Egypte, condensé de toutes ces musiques. Dès que j’étais de retour à paris, j’enrichissais ma discothèque et la mémoire de mon MP3 de tous les enregistrements disponibles de ces musiques. C’est très naturellement que ces achats compulsifs me menèrent finalement vers les musiques du sous continent indien. J’envisageais une fois de plus d’assouvir cette curiosité par un premier voyage dans cette région. Je venais d’obtenir ce poste de steward. Mais c’est alors que se produisit l’accident, le jour même où je devais prendre l’avion à Roissy. Ce voyage je ne l’ai jamais fait, mes recherches sur le terrain se sont interrompues, mes études et mes projets de recherche aussi. Je n’écoute plus de la musique que pour mon plaisir. Un plaisir diminué par mon handicap. A la portion congrue. 94 Zia avait réalisé ce voyage d’été en Europe seul avec sa mère et ne le regrettaient pas. Son père n’était finalement resté que quelques jours, furieux de l’épisode du violon, puis avait rapidement regagné le Pakistan. Mais cela n’avait pas trop affecté Zia. Le fait que la reproduction de l’instrument ait été acquise par Daniel lui avait fait plaisir. Au moins quelqu’un avait eu de l’estime pour son travail. On était à l’automne, au début de sa deuxième année de scolarité. Zia avait grandi, à la fois moralement et physiquement. Il était âgé de quatorze ans et, en proie aux affres de la pleine adolescence, il s’était retiré dans une solitude peu propice à rompre les inimitiés et jalousies que sa personnalité suscitait. Malgré les évènements qui avaient partiellement déchiré le voile de son secret et peut-être aussi à cause de ces évènements, il avait toujours autant d’ennemis. Un soir, peu après l’extinction des feux, la même petite bande l’avait sauvagement tiré de son lit. Il s’était maladroitement agrippé à son drap. « C’est ça, prends le, tu pourras en avoir besoin ». Tandis que les autres collégiens faisaient plus ou moins semblant de dormir, ils l’emmenèrent dans la nuit, après lui avoir lié les mains et en ayant pris soin de le bâillonner. Une fois dehors, il se débattit sauvagement. Alors, comme des chasseurs 95 l’auraient fait d’un tigre mort, ils le suspendirent, par les chevilles et les poignets à une perche de bois. Ils étaient quatre pour l’occasion, La punition était trop sévère cette fois pour associer d’autres fans à ces réjouissances. Ils s’étaient rendus au fond du parc et en passant par un petit portail avaient pénétré dans la forêt. La petite procession marcha deux bonnes heures. Les deux qui ne portaient pas poussaient des bicyclettes et ils se relayaient tous les quarts d’heure. À la fin, ils arrivèrent dans une clairière illuminée par la pleine lune. Ils le déposèrent par terre tout en le maintenant attaché et en mimant des danses de guerre autour de lui. Ils l’avaient déshabillé. Plutôt, comme il avait les pieds et les poings liés, ils avaient déchiré son pyjama puis menacé de lui lacérer le corps. Il fallut que le plus âgé raisonnent les trois autres pour qu’ils ne mettent pas leurs menaces à exécution. « Pas de traces… Surtout pas de traces ». Ils avaient allumé un petit feu et jeté dedans les morceaux déchirés du pyjama, puis ils lui urinèrent dessus à tour de rôle. Pour finir, ils se masturbèrent tous ensemble en lui hurlant : « Tu ne mérite même pas qu’on t’encule, petit Pakistanais de merde ». Enfin, il lui tranchèrent ses liens et lui jetèrent le drap maculé en ajoutant : « Tiens, prend pas froid pauvre tapette ». Puis, ils enfourchèrent leurs bicyclettes pour rentrer le plus vite possible et se recoucher incognito. Zia tremblant de honte et de colère était couché nu par terre, le corps couvert de boue et d’urine. Le sperme collait à ses cheveux et lui brûlait les yeux. Pour se soulager, il se frotta le visage avec des herbes pleines de rosées et s’enroula avec le drap. Malgré le froid cuisant, il décida qu’il attendrait le lever du jour pour se mettre en route. Il n’adopterait pas 96 la conduite qu’ils attendaient de lui une fois de plus, rentrer la tête basse, discrètement, ne rien dire, se soumettre. Les cours étaient sur le point de commencer. Dans la cour d’honneur, les élèves étaient rangés par deux devant la porte de leur salle de classe attendant le signal de leur maître pour rentrer. Juste à ce moment là retentit la cloche du porche de l’entrée, celle qu’on sonnait pour les grandes occasions. Après avoir sonné dix coups, Zia fit son apparition. La peau encore maculée de boue, il avait drapé son drap exactement à la façon de Gandhi. Il traversa toute la cour en regardant droit devant lui et se dirigea vers le dortoir. Il prit une douche pour se laver et se calmer et s’habilla pour rejoindre la salle de classe. Comme il était en retard, le maître, sans faire le moindre commentaire l’envoya directement chez le principal. 97 Devant le principal, il n’accusa personne d’autre que lui-même, victime dit-il de somnambulisme. Le principal ne manqua pas de remarquer les traces rouges des liens sur ses poignets. Il lui montra d’un doigt interrogatif, mais ne posa pas de question. Zia ne put se contenir et se lança soudain dans un discours enflammé sur le racisme qui régnait parmi certains élèves de l’établissement, rejetons de classes soit disant supérieures. Sur le désespoir des plus petits maltraités par les plus grands. La devise au fronton de l’entrée portait pourtant sur les valeurs d’éducation et d’humanisme. C’était ces manquements de la part d’une élite dévoyée qui menait parfois à la révolte comme dans les périodes d’esclavage puis de colonisation. Devant la véhémence de cet enfant de quatorze ans qui s’était transmuté en Gandhi, le principal ne dit rien. Il renvoya Zia dans sa classe et se chargea de régler l’affaire dans la sévérité mais aussi dans la discrétion. Un des meneurs fut renvoyé sur un motif tout autre que celui de cette excursion humiliante pour Zia. On avait retrouvé dans le casier de sa table de classe des journaux d’extrême droite et des insignes pro nazi. Quant à Zia, on ne lui fit aucun grief de sa démonstration qu’on mit sur le compte du somnambulisme et de ses origines exotiques. Simplement sa réputation fut désormais assurée au sein du collège et il fut même l’objet de respect, voire d’une certaine crainte. 99 Entre temps, Daniel s’était entretenu avec le principal. Il connaissait maintenant l’histoire de cet enfant prodige, injustement privé de musique. Il avait longuement discuté avec sa mère lors de la fête du collège. Il souhaitait, sinon mettre un terme à cette exclusion, du moins en atténuer les effets désastreux. Le principal arguait de l’interdiction d’Hussein. Daniel lui répondit qu’on pouvait priver l’enfant de la pratique de la musique, mais qu’il était possible de lui laisser en écouter. L’enfant était sensible et artiste. Il adorait la sculpture - pourtant elle aussi interdite par l’Islam intégriste - et tout le monde y compris son père n’y voyait pas d’inconvénient, à la seule condition qu’il ne sculpte pas de violon. En revanche, il savait que l’enfant détestait la menuiserie, qu’il avait peur pour ses mains. Il proposait de remplacer cette aprèsmidi à l’atelier par des cours, de la lecture et de l’écoute de la musique chez lui, dans son appartement de fonction. Au moins cet enfant serait un peu à l’abri des autres et ne risquerait pas de devenir fou. 100 Sous la protection de Daniel, Zia passa ses deux dernières années de collège de manière plus sereine. Il grandissait et devenait un homme, le fin duvet s’était transformé en barbe et en moustache qu’il rasait désormais une fois par semaine. Il paraissait plus âgé et plus mur que la plupart de ses congénères. Depuis l’épisode où il s’était métamorphosé en Gandhi, on le prenait un peu pour un fou, mais on le respectait et on se méfiait de lui, car l’image du Mahatma, qui avait traumatisé tout l’empire quelques années plus tôt, restait gravée dans les esprits. Pour renforcer son aura, Zia avait confié à quelques uns des élèves – ceux qui étaient le plus à même de colporter l’histoire – que son père avait reçut Gandhi juste avant sa naissance. Que lors du grand voyage qu’il avait effectué dans le sous-continent indien à son retour d’Afrique du Sud, pour mieux connaître son propre pays, il s’était arrêté au Ksar. Il passait maintenant un après-midi par semaine dans l’appartement de Daniel. Le feu dans la cheminée, l’odeur du cuir des fauteuils et des reliures, l’élégance du professeur, le parfum de sa pipe, sa courte barbe soigneusement taillée, l’harmonie de ses gestes, le respect qu’il inspirait et celui qu’il portait à son hôte, tous ces éléments conjugués donnait à Zia l’impression d’avoir retrouvé, à défaut d’un père, un frère compréhensif et aimant. Et puis Daniel laissait parfois transpirer son attirance pour ce garçon racé qu’il avait vu grandir, d’une belle intelligence, non 101 pas intellectuelle et figée, prompte aux bons résultats scolaires et aux concours et aux grandes écoles, mais plutôt en prise avec la vie, la nature, sachant raconter des histoires, exotique, laissant planer ses propres doutes, associant les choses les plus incongrues de la manière poétique et sage. Ces moments dégageaient une grande tendresse. L’attirance mutuelle ne disait pas son nom. Elle était contrôlée et vivait sa vie. Zia avait du goût et des dispositions pour la littérature, les fleurs, la cuisine et même le bon vin. Sans parler de cette musique qui les réunissait. Ils écoutaient des morceaux et lisaient des partitions. A défaut d’en jouer, Zia critiquait joyeusement les interprétations de Daniel et lui donnait quelques suggestions pour la direction des chœurs. Il découvrait aussi d’autres musiciens classiques et également des jazzmen et des contemporains. Pendant ces après-midi, Zia n’avait pas d’obligations particulières. Il révisait ses leçons, s’avançait pour ses devoirs, mais surtout écoutait la musique de son choix et consultait les innombrables partitions de la bibliothèque. Daniel l’avait simplement encouragé à noter sur du papier musique les mélodies qui lui passaient par la tête et l’encourageait ainsi à composer. Parfois, le professeur de musique jouait ces compositions au piano. Empreints des nombreuses références que Zia devait à la musique classique occidentale, ses morceaux faisaient également la part belle à des harmonies et à des fioritures inspirées des danses populaires ou des ragas indo-pakistanais. Plus les semaines passaient, plus ces deux sources d’inspirations se mêlaient. Souvent, il parlait. Lui qui avait du se taire pendant deux ans, il racontait son enfance au Pakistan, l’ambiance du Ksar, les fêtes 102 et les concerts et tout ce qu’il connaissait des gouts et des activités de son père, même s’il y avait un peu d’amertume dans sa voix quand il évoquait celui-ci. Il parlait aussi de sa mère et Daniel, qui avait croisé Elisabeth une seule fois, comprenait la tendresse, l’affection et l’admiration que l’adolescent éprouvait pour elle. 103 Zia n’avait pas abandonné la sculpture sur bois. Un après-midi par semaine, il s’adonnait à cette activité. Après l’épisode du violon, il avait longtemps cherché une autre source d’inspiration. Ses tentatives de reproduire le corps ou le visage humain de façon réaliste ayant donné des résultats assez peu probants, il rechercha dans la bibliothèque des ouvrages sur l’art égyptien et sur les trésors du musée du Caire. Il finit par retrouver des photos des petites cuillères à fard en forme de nageuse. Il en choisit une qui lui semblait la plus proche de celle qu’avait admiré et commenté son père et commença d’en sculpter une copie dans un morceau de bois dur. Il sculptait la petite cuillère. En même temps, il repensait aux enfants dans la piscine du paquebot qui les avait conduit jusqu’à Venise. Il sculptait la jeune fille mais pensait de manière obsessionnelle au garçon qui lui avait frôlé le sexe de sa main. L’ambiguïté le rendait fou d’un désir qu’il ne savait ni identifier, ni contrôler. Heureusement, les vacances avec sa mère arrivèrent et lui changèrent un peu les idées. La cuillère à fard était finie, il la gardait précieusement au fond de sa poche. Elisabeth l’emmena dans les hauts lieu de la musique : Bayreuth, Salzbourg, Aix en Provence. Ils passèrent aussi par Venise. Elisabeth évitait soigneusement les concerts avec violon solo de 105 crainte de provoquer une trop grande émotion chez son fils. Elle préférait le convier à l’opéra, à des concerts symphoniques où il découvrit l’œuvre de Wagner, de Mahler. Un jour, elle l’emmena écouter un grand pianiste, mais s’aperçut que pendant le concert, Zia faisait galoper ses doigts sur ses cuisses, avec une précision de virtuose. Une autre fois, Zia exprima le souhait de retourner dans une église Vénitienne, écouter la même musique baroque que celle qu’il avait surprise deux années plus tôt. Elisabeth n’osa pas refuser. On jouait les « Quatro Stagioni ». Alors, ce fut l’effondrement dans les larmes, la solitude et la colère. Quelques jours plus tard à Londres, au moment de se séparer, alors qu’elle allait embarquer dans l’avion, il sortit la cuillère en bois de sa poche et la tendit presque rageusement à sa mère en lui disant : « Tiens, tu lui donneras ça de ma part ! » 106 Durant la dernière année de collège, celle du baccalauréat, la protection un peu appuyée de Daniel finit par susciter quelques jalousies. On les avait vus à travers les fenêtres, la tête du professeur trop penchée sur celle de l’élève, leurs chemises ouvertes à la belle saison. On avait entendu des rires bruyants qui ressemblaient à de l’excitation ou à de l’hystérie. Daniel s’entretenait souvent avec principal, pour des motifs qui n’avaient trait qu’à son enseignement, à l’animation de la chorale et de l’orchestre, à la place de la musique dans l’école, mais toujours l’entretien se terminait par quelques réflexions appuyées : « Alors comment va votre protégé ? On dit que vous le choyez un peu trop… Ne vous attachez pas… cela pourrait faire jaser. » Plus le temps passait plus ces réflexions se faisaient perfides. « Peut-être qu’un après-midi par semaine, c’est trop. Il est bien intégré maintenant. Il n’a plus besoin de ce privilège qui consiste à aller chez vous boire le thé… Ou d’autres choses… » Daniel prit les devant et demanda à Zia d’espacer ses visites. Il lui dit qu’il avait de l’affection pour lui, presque comme un frère, mais que les mauvaises langues commençaient à s’imaginer des choses et qu’il valait mieux, pour avoir la paix, attendre que cette scolarité soit terminée. Il avoua qu’il envisageait de démissionner de cette école dont l’atmosphère lui pesait et qu’il irait probable- 107 ment s’installer à Londres l’année suivante. Ils pourraient tranquillement continuer à se voir à ce moment là, comme des amis. Il avait dit « comme des amis ». Zia avait été touché par cette déclaration. Il savait qu’il pourrait compter sur Daniel même si de temps en temps il nourrissait pour ce frère d’adoption des sentiments et des désirs qu’il n’arrivait pas se formuler précisément à lui même, encore moins à imaginer autrement que dans de vagues rêves vite oubliés. 108 Son baccalauréat en poche, Zia connaissait les volontés de son père. Tout était prévu de longue date : il avait été inscrit dans un collège à Cambridge pour la seule et bonne raison qu’Hussein lui destinait l’une des universités prestigieuses de cette ville dans laquelle il avait lui même fait ses études une quarantaine d’années plus tôt. Zia n’avait le choix qu’entre trois options : droit, économie ou sciences politiques. Hormis une courte et assez sèche lettre de félicitations rééditant ces volontés, le tout en une demi page, Hussein ne donnait plus signe de vie et Elisabeth, souffrante, avait en post-scriptum averti qu’elle retarderait sa venue estivale de quelques semaines. Daniel démissionna avant que la cabale ne s’enfle au point qu’on le jette simplement dehors. Comme Zia se retrouvait seul, il lui proposa de passer l’été en sa compagnie sur les routes du royaume, dans la petite Morris d’occasion vert pomme qu’il venait d’acheter. Zia étant mineur, ils avaient gardé le secret. Il prétendit rejoindre sa mère à Londres. Selon le souhait de Zia, ils étaient remontés vers les montagnes écossaises, mais comme des années plus tôt, lors du voyage avec Elisabeth, le temps s’était soudainement gâté. Ils étaient alors prestement redescendus vers la côte au sud de l’Angleterre, mais Zia en avait assez de ces plages trop coquettes et de leurs stations 109 de villégiatures. Ils avaient alors embarqué la voiture sur un ferry à destination de Saint-Malo. Sur le bateau, Zia s’était souvenu de l’autre traversée, avec son père, l’américaine, ses deux enfants, du garçon qui l’avait provoqué et de l’impression à la fois honteuse et excitante qu’il avait ressentie à ce moment là. Il avait raconté cet épisode à Daniel et la nuit même, dans leur cabine, ils étaient devenus amants. Daniel aussi s’était épanché. Il avait raconté son enfance, ses parents qui se disputaient sans cesse, son père qui en venait souvent aux mains, à la fois faible et manipulateur, qui avait fini par rendre sa mère folle et déprimée. Il se souvenait de ses tentatives de suicide, comme autant d’appels au secours, une ou deux fois par an pendant des années et puis de celle qui avait fini par réussir, parce que la pauvre femme s’était probablement trompée de médicament ou avait confondu les doses. Lui aussi à l’âge de Zia avait ressenti du désir pour les garçons. Il avait repoussé ce désir dont il avait honte, tentant plusieurs expériences avec des filles amoureuses de sa beauté et même avec quelques prostituées. À chaque fois son attirance pour les hommes s’en était trouvé renforcée. Zia ne sentait pas les choses de la même façon. Lors de ses promenades dans Cambridge, il lui était arrivé d’éprouver du désir pour quelques filles, toujours un peu plus vieilles que lui, de grandes beautés diaphanes et blondes qui traversaient les campus universitaires en faisant voler leurs jupes légères, de quelques seins entrevus. Mais lui n’avait aucune expérience sexuelle, à part celle qu’il venait d’avoir avec le professeur de musique. Il n’en avait pas honte, mais l’évocation des aventures de Daniel l’avait passablement excité. Il se disait 110 qu’il lui faudrait essayer, peut être un jour. En attendant, il avait trouvé un compagnon auquel il ne voulait pas faire de mal, qu’il ne voulait à aucun prix décevoir, et auquel il s’abandonnait sans retenue. A la fin du mois de juillet, il télégraphia à sa mère pour lui dire de ne pas se sentir obligée de venir en Europe. Il fallait qu’elle se repose. Ils auraient davantage de temps, elle et lui, en cours d’année, pour se voir, en Angleterre ou ailleurs - il n’osait pas parler du Pakistan. Il donna comme excuse qu’il était parti en auto-stop avec des amis du collège et qu’il s’amusait bien. Daniel et Zia foncèrent sur les petites routes dans la Morris verte, passèrent d’une crique à une autre, s’arrêtant pour camper, visitant Saint Malo, Cancale, le Mont-Saint-Michel, la presqu’île du Cotentin, la Normandie et les plages du débarquement. Du côté de Lisieux, ils découvrirent les jardins d’une vieille aristocrate reconvertie en pépiniériste. Délaissant son château, elle avait annexé un champ en plein bocage et l’avait transformé en paradis paysagé : sur à peine un hectare se trouvaient maintenant réunis une vingtaine de jardins du monde entier qu’on traversait doucement passant d’une atmosphère à une autre. Zia adorait les fleurs, cela lui rappelait Rabindrapah, ses roses et ses bougainvilliers, là-bas dans ce paradis qu’il n’osait plus évoquer, tellement il lui paraissait loin. Cette visite chez la pépiniériste lui fit découvrir à quel point Daniel était lui aussi connaisseur. Où avait-il appris ? Le collège possédait un potager et des plantations en massif comme seuls les anglais savent les composer et les entretenir. Mais la connaissance venait de plus loin. Dans son enfance, ses parents avait possédé un petit cottage dans la campagne et 111 son père une fois veuf s’était consacré avec ardeur à son jardin. Comme s’il voulait réparer les disputes qu’il avait eues avec sa femme devant l’enfant et restaurer un lien avec lui après tant d’années de violence, il avait tenté de lui apprendre le goût des fleurs et curieusement, l’enfant devenu adolescent s’y était mis. Ils passaient de longues heures ensemble à jardiner sans presque rien se dire, du moins rien d’important concernant leur vie respective. Les seules informations échangées portaient sur la vie des plantes et les meilleures recettes de bouturage, de taille, d’arrosage et d’engrais pour obtenir les plus beaux spécimens. 112 Après le concert dans l’église où Zia m’avait si fortement impressionné, je me suis remis à aller, de temps en temps, écouter de la musique dans Paris. Les récitals sont si nombreux qu’on trouve toujours de quoi satisfaire sa curiosité et son désir. La musique me calme, elle continue de me captiver. Le silence absolu du public me permet de saisir toutes les nuances des instruments et de la voix. J’aime particulièrement la voix. Elle fait disparaître soudain les bourdonnements qui m’assaillent. Je me suis davantage centré sur la musique classique, principalement baroque. Je n’ose plus trop chercher du côté des musiques du monde tant reste grande ma frustration. La musique attise en moi tous les désirs et je crois pouvoir dire que c’est elle qui m’a fait oser aller à la rencontre, il y a quelques semaines déjà, de cette jeune cantatrice à la peau noire et à la voix si claire. J’avais entendu cette voix sublime à la radio, dans une émission consacrée aux jeunes talents qui sortent du conservatoire. J’avais noté le nom, le lieu du concert et j’y étais allé. C’était dans une église, peut-être l’église où j’avais entendu Zia… Peut- être une autre dans le Marais ou à Saint-Germain-des-Prés. Je ne me souviens plus. Je ne me souviens que du choc à voir entrer en scène la jeune cantatrice… Elle était noire, grande et rayonnante. Elle était vêtue d’une très simple robe noire. Son sourire et ses yeux me frappèrent. Ils étaient exactement les mêmes que celui du 113 visage qui hantait mes nuits. Ce visage si beau qui s’était volatilisée d’un coup. La silhouette aussi était semblable, droite et tendue, cambrée, joyeuse. Quelle force irrésistible m’a alors poussé à me rendre jusque dans sa loge à la fin du concert ? Est-ce le hasard qui nous a si spontanément poussés l’un vers l’autre au point de nous unir le soir même et de nous retrouver depuis chez elle, naturellement, deux ou trois fois par semaine pour des nuits ou paroles, silence et sexe ne forment qu’une seule et même chose. Pourtant, au summum de cette attirance, surgit irrévocablement l’image d’une femme identique déchiquetée sous mes yeux. Cette image provoque chez moi à certains moments des abîmes d’effroi, de répulsion. J’ai peur de lui porter malheur. De porter ce malheur comme dans une poche secrète cousue à même ma peau. L’union de nos peaux contrastée n’est elle pas le reflet ultime de ce fichu travail dans le métro, que je me suis imposé comme une sorte d’exorcisme ? Mais est-ce que je me force vraiment ? Ne suis-je pas plutôt soumis et silencieusement consentant ? Maryam à vingt trois ans. Elle est la fille d’un fonctionnaire international en poste à l’Unesco. D’origine sénégalaise, elle a toujours vécu en France. À l’abri du besoin, elle a bénéficié des meilleures écoles et son goût pour le chant l’a naturellement amené à rentrer au conservatoire dont elle est sortie lauréate, il y a déjà deux ans. Depuis, elle enchaîne les concerts et travaille sa voix d’arrache pied, dans un petit studio sous les toits, rue Soufflot, dont la fenêtre unique donne en plein sur le dôme du Panthéon. La nuit, la coupole illuminée semble de marbre blanc. Vue du lit perché, sur la mezzanine de la soupente, elle se découpe sur le mur comme 114 un tableau classique de la renaissance. Nous n’avons jamais évoqué la possibilité de vivre ensemble. Y pense-t-elle ? Elle ne me semble pas jalouse de son indépendance mais en revanche est extrêmement attentive à la mienne. Comme si j’étais pour elle une âme sauvage qu’il faut protéger sans contraindre, accueillir sans forcer, mais laisser repartir au petit matin afin d’être sûr de la retrouver plus tard. Elle m’a raconté sa vie le plus naturellement du monde. J’ai eu plus de mal à lui parler de la mienne. Je ne lui ai encore mentionné ni les violences de mon enfance, ni les frustrations que je vis depuis l’attentat, ni l’attentat... Elle savait que je travaillais comme conducteur de métro et ne portait aucun jugement sur cet emploi plutôt bizarre pour quelqu’un dont la musique est l’unique passion. Je ne lui ai pas encore dit que j’avais déserté. Je sais pourtant qu’elle comprendrait, qu’elle me dirait que j’ai mille fois raison, qu’il me faut à présent trouver quelque chose qui me plaise, qui me corresponde, qui soit proche de ce que j’aime et de ce que je suis. Quelque chose qui ait trait à la musique probablement. Je lui dirais que je ne vois pas bien quoi. Elle me répondrait que ce n’est pas grave, que cela se dessinera tout seul, s’imposera à moi et qu’elle est prête si je le veux, mais seulement si je le veux… à m’aider, à m’abriter, à me fournir le gîte et le couvert si je manque d’argent. Je ne suis pas du genre à accepter tout de suite. Mon orgueil me poussera encore quelque temps à me débrouiller tout seul. 115 Ils avaient loués un petit appartement à Londres, du côté de Soho. Zia s’était inscrit dans une faculté de droit pour faire plaisir à son père. Il avait même envoyé une photocopie de son dossier et un reçu des droits d’inscription. Comme cela il lui ficherait la paix. Naturellement, il ne mettait pas les pieds au cours. Il se contentait de ne rien faire, de se balader dans ce quartier d’artistes, de visiter les galeries, de prendre un verre avec Daniel dans les pubs, il s’accordait maintenant un ou deux verres de vin blanc. Il s’autorisait en fait ses premières vraies vacances, ses premiers moments de liberté. Daniel, quant à lui, gagnait sa vie en donnant des cours de piano, soit chez eux, soit à domicile. Ecouter Daniel jouer et donner ses leçons, c’était pour Zia une délicate retrouvaille avec la musique, ses bases et la naissance du jeu. Cela lui rappelait son enfance, sa mère au piano et ses premiers cours de violon, rapidement abandonnés parce qu’il jouait divinement mieux que son maître de l’époque. Daniel pratiquait très convenablement, mais sans véritable brio. Il était capable de déchiffrer n’importe quelle partition, et de la jouer en la lisant, à peu près au bon tempo, hormis pour quelques morceaux de bravoure et de virtuosité tel qu’il en existe, par exemple chez Litz, Chopin, ou chez bien des musiciens du XXème siècle. Mais peu lui importait. Son goût personnel le portait presque exclusivement vers Bach ou Rameau et quand il était seul, il déchiffrait et travaillait indéfiniment les partitions de ces deux auteurs. Il jouait davan- 117 tage comme on joue du clavecin que du piano romantique, détachant bien les notes, privilégiant la structure, le rythme et l’Harmonie. Il était un pédagogue absolument remarquable. Sa science du rythme, sa rigueur, son austérité se doublaient d’une extrême gentillesse qui consistait à insister plus sur les qualités de chacun que sur ses défauts. En s’appuyant sur ces qualités, il reconstruisait la musique à l’image de la personnalité de l’enfant. Contrairement à la plupart des classes où tous les enfants finissent rapidement par jouer pareil, et mal, les élèves de Daniel jouaient de manière très diverse, chacun à leur façon et souvent bien. Pour ne pas les laisser s’abandonner trop à la facilité, il avait une recette simple : de la musique baroque pour les âmes les plus romantiques et bavardes, de la musique romantiques pour les esprits les plus rigoureux et moins imaginatifs. Il avait coutume de dire que pour jouer bien du Mozart, il faut d’abord le jouer comme du Bach et que une fois qu’on le joue comme cela, on peut se mettre à jouer vraiment du Bach… Voire du Rameau. Il ajoutait que jouer tout, dès le départ, comme du Chopin conduisait directement à jouer tout, définitivement, comme de la bouillie pour les chats. Zia assistait discrètement au cours, ce qui ne gênait pas Daniel, au contraire. Au bout de quelques semaines, il osait un commentaire, la suggestion d’une nuance qui introduisait dans le jeu de l’élève – et du maître – une subtilité, une nuance qui faisait toute la différence et ouvrait littéralement le morceau. Oui, Zia était particulièrement doué pour donner des clés. Des trucs simples concernant la pression des doigts sur les touches, ou la façon de se tenir droit et de respirer, de faire corps physiquement avec l’instrument. Il parlait simplement, donnait des exemples, faisait 118 des comparaisons très imagées entre la main et le galop du cheval, entre la respiration et la façon dont les oiseaux se répondent les uns aux autres, sans jamais se précipiter ni se couper la parole, après un court silence. Daniel et Zia sortaient beaucoup. Ils prenaient la Morris pour aller visiter la campagne. Il sillonnaient le plus souvent le Devon, et s’arrêtaient en bords de mer, dans des coins populaires ou ni Zia, ni sa mère, n’avaient jamais mis les pieds. Un jour qu’ils passaient dans la région d’Oxford, Daniel proposa d’aller visiter la ville. Zia qui ne s’était jamais disputé avec lui faillit se mettre en colère : « Quoi ! Visiter Oxford, alors que je viens de passer quatre ans d’enfer à Cambridge, j’en ai soupé des collèges, tu n’as vraiment rien d’autre à me proposer, plus vivant, plus gai… » Mais Daniel n’était pas du genre à se vexer, ni à jouer dans la surenchère la dispute des amoureux. - Non répondit-il, je te promets, on ne visitera pas les collèges, on ne restera pas longtemps, j’ai juste une seule chose à te montrer. Une seule. 119 Le musée universitaire Ashmoleum situé dans le centre d’Oxford présentait de vastes collections d’archéologie mais également une belle série de Rembrandt ainsi qu’une vitrine contenant les vêtements d’apparat arabes de Laurence d’Arabie. Zia se demandait pourquoi Daniel l’avait emmené ici, mais celui-ci pressait le pas et n’accordait aucune importance à ce rassemblement hétéroclite de collections d’une qualité pourtant assez rare. Il s’acheminait vers une petite salle située toute au fond du musée et au centre de laquelle, dans une pénombre soigneusement mesurée, une petite vitrine circulaire contenait un objet, un seul, un objet lumineux, doucement orangé, d’un vernis impeccable : un violon autour duquel on pouvait doucement tourner pour observer les nervures de la table et du fond, les ouïes finement et sûrement dessinées, un violon qui ressemblait à un prototype sortant impeccable de l’atelier. D’où venait ce violon trop neuf pour être un véritable stradivarius, comme l’indiquait pour la plaquette en cuivre ainsi que le nom et la date de fabrication de l’instrument « le Messie - 1716 » ? Daniel fournit l’explication : « Ce violon était tellement parfait que Stradivarius l’a gardé chez lui jalousement et qu’il n’a jamais servi. L’un de ses héritiers la conservé dans le tiroir d’une commode. Le type s’appelait Tarisi, il venait régulièrement à Paris avec une besace pleine de Stradivari qu’il vendait aux luthiers de la rue de Rome ou du Faubourg Saint-Honoré. Quand on le félicitait de la beauté de ses instruments, il répondait « oui, mais j’en ai un plus beau que tous les autres et comme neuf ». On en entendait parler, personne ne l’avait jamais vu, c’est pourquoi les luthiers avait surnommé cet instrument mythique le Messie ». 120 Zia, l’enfant prodige, ne s’était jamais vraiment intéressé à la lutherie. Il jouait sur un instrument de bonne qualité – il n’aurait pu en être autrement - que ses parents avaient acheté en Europe. Privé de ce don, il ne s’était pas davantage cultivé sur les instruments. Une seule fois pourtant, il avait eu l’occasion de se pencher sur la photo d’un Stradivarius. Il avait décalqué l’instrument et avait agrandi son dessin aux exactes dimensions indiquées en bas de la photo. C’était à partir de ces plans grandeur nature qu’il avait réalisé sa sculpture dans un morceau de bois massif. La furieuse réaction de son père l’avait définitivement éloigné de toute recherche complémentaire. Daniel était soudain profondément effaré et presque choqué de ce manque de culture de la part de son ami, d’autant que ce dernier semblait soudain être vexé de s’apercevoir qu’il n’y connaissait rien du tout. Sur le voyage du retour, Zia était devenu sombre et silencieux. Daniel, se demandait si son initiative avait été la bonne ne savait pas comment s’y prendre pour rompre la glace et amener la conversation où il l’entendait. Ils s’arrêtèrent pour dîner dans un « fish and chips » au bord de la route. L’ambiance de l’endroit était froide et l’atmosphère encore tendue entre les deux amants. Zia prit sur lui de rompre la glace. Il avoua à Daniel qu’il avait non seulement trouvé l’instrument magnifique, mais que cela 121 l’avait troublé naturellement. Il se rappelait les moments où il avait sculpté dans le bois, de ses pauvres petites mains, la copie du violon. Profitant de l’ouverture, Daniel repris discrètement l’avantage, misant sur la curiosité de Zia - Tu sais d’où je tiens ces informations sur le Messie ? - Non ! Il redevint un peu distant et soudain ironique : je ne savais pas que tu étais un expert en lutherie… Mais Daniel ne releva pas. - Je les ai trouvés dans un bouquin sur un luthier français qui vivait au XIXème siècle. C’était un as du métier, un faussaire, un copieur de génie. Quand le type qui possédait tous ces Stradivari est mort, il s’est précipité chez lui en Italie et les a tous achetés, y compris celui qu’on vient de voir. Ce luthier s’appelait JeanBaptiste Vuillaume, c’était le luthier de Paganini, il a passé sa vie à faire des copies qu’on ne distinguait pas des vrais. Encore aujourd’hui, certains Stradivari authentifiés sont certainement de sa main. - Et pourquoi t’es-tu intéressé à ce type ? Tu ne joues pas de violon, que je sache. - Parce qu’il y a trois ans ta mère t’en a acheté un, de violon, et que tu n’as même pas voulu le regarder… En désespoir de cause, elle me l’a confié pour le jour où l’envie te reprendrait, au moins d’ouvrir la boîte. Zia se taisait soudain, puis il dit : - Et alors ? - Alors, ce violon est une très belle copie du Messie, signé JeanBaptiste Vuillaume. D’ailleurs, il les imitait si bien que l’authenticité de celui que tu viens de voir est aujourd’hui contestée. 122 Une fois rentrés à Londres, ils reprirent leurs activités et leur vie comme si rien ne s’était passé. Zia paraissait simplement plus nerveux que d’habitude. Il sortait faire un tour toutes les cinq minutes, n’assistait plus guère au cours de piano, ni ne faisait le moindre commentaire quand il lui arrivait encore d’être là. Le soir, il s’endormait comme une masse et ne se réveillait que tard dans la matinée. C’est au bout de quatre ou cinq jours qu’il osa affronter Daniel et lui poser de front la question : - Il est où ce violon ? - Je ne sais plus si je t’en ai parlé, mais mon père habitait une maison près de la côte. Une sorte de cottage, dans un petit village. - Tu n’y es jamais allé ? - Pas depuis qu’il est mort. - Et cela fait combien de temps ? - À peu près en même temps que ta mère est venue te rendre visite pour la dernière fois - Avec le violon ? - Oui, c’est cela. Avec le violon. - Et il est là-bas ? Dans la maison ? Abandonné ? - Non ! Il n’est pas abandonné. Je l’ai confié à un vieux voisin, qui vit là-bas, ne sort pratiquement pas de chez lui et auquel je téléphone de temps en temps… Pour savoir si ton violon va bien… 123 - Et pourquoi, tu n’es jamais retourné dans cette maison ? - Et pourquoi tu n’as jamais voulu voir ce violon… 124 Ils avaient commencé par dégager le vieux verger. L’herbe avait poussé jusqu’à mi-taille et les ronciers étaient nombreux. Le vieil appentis ne contenant strictement aucun outil à moteur, ils avaient attaqué l’un à la faux et l’autre au sécateur. Tandis que Daniel s’échinait à déraciner des arbustes pleins d’épines, Zia torse nu maniait la faux avec une grande dextérité. Il avait commencé à par aiguiser la vieille lame avec une pierre trouvée dans l’appentis. Et maintenant il fauchait d’un geste lent, ample et régulier. Au bout de trois heures, toutes les herbes étaient couchées, Zia en formait des tas çà et là au moyen d’une fourche et d’une brouette qu’il remplissait d’énormes fournées de foin. « Dans trois semaines, on pourra les brûler. Pareil pour l’herbe rase et au printemps tout reverdira. Il faudra acheter une tondeuse, mais en attendant, laissons faire la nature, je ne pense pas que tu veuilles qu’on laboure pour semer ensuite une pelouse à l’anglaise ? » avait ironisé Zia, et Daniel ne l’avait pas démenti. Ce dernier avait fini de dégager les ronces et de belles perspectives s’étaient dévoilées entre les vieux arbres. Ils s’étaient ensuite attaqués aux gros bouquets de gui qui poussaient sur les pommiers, faisant doubler de volume leurs extrémités, tout en stérilisant les branches basses. Daniel s’était demandé s’il fallait les tailler. Zia avait prétendu que non, qu’il fallait y toucher le moins possible se contentant de casser les branchages secs. Les arbres formaient de véritables voûtes d’ombres. Toutes les 125 pommes étaient tombées à leur pied et les feuilles commençaient de jaunir. « Tu verras, avait dit Daniel, le matin, quand l’hiver approche, des chevreuils et des biches viennent ici profiter des murs clos et se reposer un moment des chasseurs, et grignoter les pommes qui pourrissent lentement. C’est vraiment magique ces animaux dans la brume ! » Le verger étant à peu près nettoyé, ils avaient contemplé le jardin qui jouxtait la maison. Ou plutôt ce qui avait été un jardin. Il n’en restait plus rien d’harmonieux. Sur un terrain rectangulaire en pente, de vieilles barrières en bois pourries cernaient d’anciens massifs où les herbes et les ronces avaient repris leurs droits. Ca et là pourtant, quelques roses d’automne – plutôt des églantines par leur taille et leurs couleurs pâles - laissaient entrevoir que tous les rosiers n’étaient pas encore morts et qu’ils suffiraient de les laisser respirer pour qu’ils repoussent en force au printemps. C’était vraisemblablement des espèces anciennes et rares, en voie de disparition. « Quand j’étais enfant, ce jardin était tenu par mon grand père. C’était resplendissant, expliquait Daniel. Il y trouvait refuge pour ne plus entendre les disputes de mes parents. Et plus mes parents se disputaient, plus le jardin embellissait. Je me souviens exactement de son ordonnancement. Tout en haut poussait un carré de pivoines énormes, bénéficiant de l’ensoleillement généreux. Une petite allée séparait ce potager de fleurs, d’un jardin de curé à la française, des massifs de buis et d’aromates, avec quelques tomates qu’aujourd’hui on ne trouve plus nulle part. Puis plus on descendait plus on traversait les siècles, passant de la renaissance au XVIIIème puis au XIXème siècle. Les rosiers anciens, aux fleurs roulées en boule s’ouvrant comme des jupons, laissaient progressivement la place à des espèces plus classiques, dans les rouges sombres, bien dessinées et charnues, l’image 126 même de la rose qu’on offre par amour romantique, des roses d’opéras qui se mélangeaient aux camélias et aux rhododendrons qui fermaient le jardin vers le bas. » - Et bien, nous allons le restaurer à l’identique lui avait répondu Zia, mais ça prendra du temps, au mois deux ou trois saisons. Ils passèrent encore trois week-ends à redessiner les allées, reconstruire les petites barrières avec des branches de noisetier, enlever les ronces et retourner la terre au pieds des arbustes encore vivants, puis remplacer ceux qui étaient morts par de nouveaux pieds. Le soir, ils allumaient un feu et mangeaient des châtaignes à la cendre et des noix fraîches. Ils vidaient aussi quelques bouteilles de très vieux bourgognes laissées dans la cave cadenassée du grand père qui avait survécu aux parents de Daniel. Ils remplissaient de cendres de grandes bassinoires de cuivre qu’ils montaient pour réchauffer le lit dans une chambre qui tous les soirs à l’approche de l’hiver devenait de plus en plus glaciale. Maintenant que le verger et le jardin étaient soignés, attendant simplement le printemps pour ressusciter, ils avaient décidé de consacrer l’hiver à la réfection de la maison. Il fallait rafraîchir les peintures, restaurer la plomberie, l’électricité, installer un ou deux poêles à bois. Tout cela se faisait très naturellement, pendant les week-end prolongés qu’ils passaient là-bas. Le reste de la semaine, ils étaient à Londres, Daniel donnant ses cours et Zia ne faisant presque rien, hormis les courses, la cuisine, le ménage. Jamais il ne mit le pied à la faculté ni ne retourna à Cambridge. Il passait de plus en plus de temps au Cottage à repeindre les 127 pièces, à choisir chaque couleur et soigner la décoration. Les quelques jours qu’il passait chaque semaine à Soho, il les consacrait à faire le tour des brocantes, des antiquaires et du marché aux puces. Il revenait à la campagne, chargé d’objets gracieux qu’il disposait dans toutes les pièces et qui trouvaient entre ses mains leur place exacte, comme s’ils avaient toujours été là. Il n’avait toujours pas ouvert la boite de son violon. En revanche s’aidant d’un piano droit d’occasion qu’ils avaient acheté et fait livrer au cottage dès les premières semaines de leur installation, il composait et notait sur de grandes partitions le flux d’improvisations qui l’avaient hanté toutes ses années. Il n’avait plus de nouvelle de sa mère, ni d’aucun être vivant au Pakistan. Une fois, son père lui avait écrit. Hussein avait découvert que son fils n’allait pas à la faculté de droit. Il avait adressé la lettre à l’adresse de Daniel à Soho. Comment se l’était-il procurée ? Sans doute par le principal du collège ou peut-être avait-il embauché un détective privé. La lettre était dure. « J’ai appris que tu n’allais pas en cours… Que tu vivais avec un homme… Il est temps que tu rentres au Pakistan… Tu n’es même pas majeur… Je te ferai ramener par la police… ». Pas un mot tendre, pas un mot sur Elisabeth. Que devenait-elle ? Etait elle en bonne santé ? Rien ! Zia lui avait répondu aussi rudement. Sans rien nier, ni se justifier, il avait résumé en quelques phrases tout ce que son père lui avait fait subir : la pension, la privation de la musique, l’éloignement, l’absence, le manque de tendresse. Il avait évoqué certains de ses souvenirs laissant à penser que Hussein n’avait aucune leçon de morale à lui donner en ce qui concerne l’amour et la sexualité et 128 il avait conclu sa lettre d’une formule sans appel : « Je ne rentrerai pas au Pakistan ni ne céderai à tes injonctions. Je ne souhaite qu’une seule chose, que tu me renies et m’offre en échange de ce débarras ma majorité ». Zia avait alors dix sept ans. Il ne reçu aucune réponse. Son père cessa de le faire suivre. Il n’avait plus de contact avec sa mère qu’il essaya plusieurs fois de joindre au téléphone. A chaque fois, c’est la voix de son père qui répondait et il raccrochait aussitôt. Il se sentit soudain délivré d’un poids. Sans la moindre culpabilité, il se consacra uniquement à l’aménagement du cottage. 129 À la fin de l’automne, Daniel et Zia décidèrent de fêter tous les deux l’aménagement du cottage et leur installation. Une sorte de crémaillère intime à la lumière des bougies. Après un repas de choix arrosé du meilleur champagne, ils s’étaient assis au coin du feu sans rien dire, goûtant simplement le plaisir d’être ensemble dans ce lieu qu’ils avaient créé et aménagé. Tandis que son ami restait assis dans son fauteuil près de l’âtre à déguster un vieil alcool, Zia pour la première fois, s’autorisa à ouvrir l’oblongue boîte noire, posée sur une étagère. Il ôta doucement le cachemire de soie brodé qui protégeait le vernis de l’instrument - un vernis jaune doré, sans la moindre rayure, des filets jaunes plus clairs… Le double du Messie. Il le sortit précautionneusement de sa boîte, ainsi qu’un des deux archets. À l’aide de la petite vis nacrée qui en ornait la base, il retendit la mèche. Ce geste, le premier d’entre tous, celui qui conditionne la véritable prise en main de l’instrument, celui qui précède l’accord des cordes à vide, provoqua en lui une émotion irrépressible. C’est comme si en tournant la petite vis, il ouvrait dans son cœur une vanne microscopique restée trop longtemps fermée. La pression était trop forte, il eut l’impression que son cœur battait comme les tambours, là-bas. Une armée de tablas. Trop vite, trop fort. Il entendit le bruit sourd dans sa poitrine. La tête lui tournait un peu, des picotements de lumière montè- 131 rent dans ses yeux, puis des larmes. Un torrent de larmes accompagné de gros sanglots. L’ami presque aussi ému que lui se rapprocha et posa la main sur son épaule. Mais cette main ne le calma pas. Il aurait aimé que cette main le calme, mais les sanglots étaient irrépressibles. Daniel lui dit très doucement : « Je te laisse, je suis dans la pièce à côté ». Laissé seul aux prises avec son violon, Zia se calma peu à peu. Malgré les années, les cordes étaient à peu près restées tendues et il n’eut qu’un geste minuscule à faire, une simple pression des doigts pour remettre le chevalet à sa place. Il tourna les chevilles les unes après les autres, les pinçant pour en éprouver la justesse : La, Ré, Sol, Mi. Il n’eut pas besoin de diapason, son oreille absolue lui donnait le La. Il posa alors le violon sur son épaule gauche et le bloqua simplement entre le menton et l’épaule, se contractant à peine. Jusqu’à présent, il était assis en tailleur. Il sentit le moment de se lever, de se déployer et le fit sans s’aider des mains. Immédiatement, il retrouva cette position d’équilibre et de légèreté. Il était comme tiré vers le haut par un fil invisible, tout son poids reposant sur la pointe des pieds. Alors seulement, il saisit le manche de l’instrument. Se gardant de poser les doigts sur la touche, à l’aide de rapides et simples coups d’archets, il affina l’accord des quatre cordes. C’est à ce moment qu’il allait lui falloir faire jaillir des notes. Cela faisait si longtemps. Mentalement, il calcula : cinq ans, six ans, presque sept. Il ressentit une grande faiblesse dans la main droite, celle qui tenait l’archet. Même si la position des doigts était la bonne, il en était sur et certain, comment pouvait-il en être autrement puisqu’il était né avec cette position dans le sang, il fut comme vidé de ses forces. L’archet mal assuré rebondit un peu sur les cordes à vide, tel un cheval 132 fougueux. L’esprit du coursier qui avait donné ses crins pour fournir la mèche de l’archet se rebiffait d’avoir été si longtemps abandonné, enfermé, non monté. Zia tenta enfin une petite gamme. Il partit de la corde la plus grave, le Sol, et monta la gamme en majeur dans la première position. C’est comme si ses doigts de la main gauche n’existaient plus, engourdis par un hiver trop long. Il produisit une bouillie de notes. Toutes étaient justes, mais privées de timbre et de mordant. Une gamme vide de sens. Il avait joué une douzaine de notes et avant même de redescendre la gamme, il interrompit son jeu. Il fut tenté de reposer l’instrument, à la fois désespéré et lucide : pouvait-il s’attendre à autre chose qu’à ce timbre faible et chevrotant comme la voix d’un vieillard. Courageusement, Zia changea de position et choisi une note aigue, un Sol également, posé tout en haut de la corde Mi, les doigts près du menton, la torsion nécessaire de la main lui faisait mal, il redescendit maladroitement la gamme. Toutes les notes lui paraissaient fausses. Zia reposa le violon et l’archet, cette fois sans précaution. Il se rassit sur le sol et se prit la tête dans les mains. Cette fois les larmes ne vinrent pas. Le torrent s’était tari. C’est alors qu’il en voulut à son père et en même temps ne lui en voulait plus. C’était un homme, une mécanique humaine, une chose humaine qui avait décidé pour lui, une fois pour toutes, après la vexation du concert là-bas, dans le salon de musique. C’est à lui-même que Zia en voulait maintenant. Il était seul. Son violon était devenu un ennemi, un objet sec posé là et dont l’âme pourtant toujours présente entre les éclisses ne lui appartenait plus. Il se dit qu’elle n’appartiendrait plus à personne. Qu’elle était seule. Le violon était solitaire tout comme lui, Zia l’était devenu. Soudain, le 133 monde était froid, il n’existait plus de lien entre les objets et les êtres. Une pensée fulgurante traverse l’esprit de Zia. Ne seraitelle pas là, l’initiation des soufis ? Dans cette découverte définitive de la solitude et de la séparation. Son ami entra dans la pièce. 134 Zia s’était remis à jouer comme un convalescent qui guérit d’une longue maladie. Il reprenait des forces, faisait des exercices, des gammes, évitant d’interpréter des morceaux. « Je rejouerai ! Se disait-il. Je rejouerai comme avant ! Je rejouerai mieux qu’avant, je jouerai comme un Dieu. » À partir de ce moment, il resta des semaines seul au cottage et chaque fois que Daniel venait le rejoindre le weekend, ce dernier pouvait constater les progrès fulgurants. Le violon aussi semblait avoir acquis une sonorité ronde, onctueuse et puissante. Zia se remit à jouer sur des disques que Daniel lui ramenait. Les meilleures interprétations des concertos de violon par les plus célèbres orchestres du monde : le Philharmonique de Berlin, le Concertgebouw d’Amsterdam, le Philharmonique de Londres. Il se familiarisait ainsi à distance avec les meilleurs chefs d’orchestre… Daniel donnait toujours ses cours à Londres. Il faisait quelques connaissances dans les milieux musicaux et fréquentait les conservatoires, allait assister à des concerts, rendait visite aux artistes dans leurs loges, leur laissait ses coordonnées téléphoniques, prenait un verre avec l’un ou l’autre. Grâce à ces repas au cottage, avec des amis triés sur le volet. Zia 135 réapprenait à vivre socialement, à apprécier des êtres humains, à faire confiance, à croire à la gentillesse et à l’humanité. Non, Daniel et lui n’étaient pas les seuls sur terre… Quand on demandait à Zia à quoi il occupait son temps, il disait qu’il composait… Mais jamais qu’il jouait du violon, ni même un peu de piano. Alors on demandait à Daniel de jouer la musique de Zia… Il se mettait au piano et jouait. Des mélopées orientales qui s’organisaient de façon un peu jazz. Parmi les connaissances que Daniel accumulait à Londres, rares étaient, malgré tout, celles qu’il ramenait à la campagne. Les quelques jeunes et moins jeunes musiciens qui étaient venus passer un weekend au cottage rappelaient à Zia le salon de musique de son enfance. Il y avait un violoncelliste, un contre ténor, ainsi qu’un jeune violoniste virtuose, lauréat d’un certain nombre de concours, qu’ils avaient invité comme pour discrètement comparer et faire le point. Malgré l’ambiance amicale qu’avaient créée chacune de ces visites, Zia résistait à l’envie de sortir son violon tant qu’il n’était pas sûr de rejouer comme un Dieu. 136 Rebecca, était une cantatrice, encore étudiante au conservatoire. Daniel avait assisté, un peu par hasard, à un concert de jeunes musiciens auquel elle participait. Le concert se déroulait dans une petite salle proche du quartier de Soho. Il avait vu l’affichette avec la photo en noir et blanc de la jeune femme au milieu d’un groupe de jeunes instrumentistes et la photo donnait envie de la connaître. Rebecca était belle. Cuivrée de peau, on devinait à son visage fin, à ses traits lèvres ourlées, à sa chevelure comme un casque noir et bouclé qu’elle provenait de la corne de l’Afrique, Ethiopie, Somalie, Érythrée peut-être. Elle avait un petit air indien aussi, peut-être, un de ses ancêtres était-il originaire de l’île Maurice ou de la côte des Malabars ? Le point rouge de l’Hindouisme n’aurait pas déparé sur son front. Peut-être étaient-ce davantage ces facteurs qui avait incité Daniel à se rendre dans ce lieu ? Il n’avait pas été déçu. Rebecca avait une magnifique voix d’alto. Elle chantait accompagnée d’un quatuor d’étudiants des airs de Pergolèse, une version simplifiée du Stabat Mater, et quelques airs de Mozart aussi. Daniel avait été séduit par la voix et aussi par la beauté de la jeune femme dont le corps qu’on devinait sous la robe en soie noire avait la finesse et l’étroitesse de celui d’un éphèbe, les seins à peine saillant contrastant avec de belles épaules de gymnaste. Il était allé la voir juste après le concert et tout de suite, il avait senti 137 qu’il lui plaisait à elle aussi. Ses yeux, son sourire éclatant témoignait d’une confiance immédiate, d’une complicité au moindre de ses mots. D’ailleurs, il l’avait à peine félicitée qu’il lui proposait de venir un weekend dans sa maison de campagne qu’il partageait, lui avait-il dit, avec un ami musicien, un grand musicien, compositeur aussi… Elle avait eu un froncement du front pressentant probablement l’homosexualité de Daniel, mais lui avait compris différemment cette expression. En faisant l’éloge de Zia, il en avait parlé comme d’un vieux monsieur « Grand compositeur, grand musicien… » Cela pouvait lui faire peur, l’ennuyer, la dissuader. Alors il avait corrigé le tir : « mais vous verrez, il est jeune, il a presque votre âge… » Puis sentant qu’il donnait peut-être trop de précisions incongrues, il avait un peu bafouillé et s’était tu en la regardant tout simplement. Elle avait laissé un petit temps comme pour lui laisser le plaisir de la regarder puis elle avait répondu qu’elle viendrait avec plaisir, pourquoi pas d’ailleurs ce week-end, elle était libre, elle n’avait pas d’examen, aucun concours à préparer. Elle avait ajouté dans un sourire : aucun engagement d’aucune sorte. Le trouble qu’avait ressenti Daniel n’était qu’esthétique et sympathique, il n’avait aucun caractère sexuel. Il s’était posé rapidement la question et y avait répondu tout aussi rapidement. Cette fille était formidable tout simplement et il avait envie de la faire connaître tout de suite à Zia. Il ne savait pas pourquoi. Mais c’était comme cela. Le weekend suivant, Daniel était arrivé avec Rebecca sans pré- 138 venir Zia de cette visite, ni même de cette nouvelle connaissance. En général, Daniel lui en parlait d’abord. Souvent un petit dîner avait lieu à Soho pour lequel Zia se rendait disponible en semaine. Il arrivait l’après-midi et repartait le lendemain matin. Il aidait Daniel à préparer le dîner, souvent avec des légumes et des fruits qu’il ramenait de la campagne. Ils jaugeaient ensemble le nouveau venu, sans que celui-ci ne s’en rende compte, car ils restaient toujours parfaitement cordiaux et accueillants, puis décidaient une fois seuls après le dîner si l’invité avait quelque chance d’être convié par la suite au cottage. Souvent c’était définitivement réglé le soir même, mais il était arrivé qu’ils ne se mettent pas d’accord immédiatement ou qu’ils hésitent ensemble. La décision était alors remise à plus tard et il y avait de fortes probabilités pour qu’elle soit à jamais négative. On continuerait peut être à voir la personne ici, dans le petit appartement de Soho, ou éventuellement chez elle, ou ailleurs, au concert, à l’opéra, au restaurant, mais pas au cottage. Si Daniel avait procédé de la sorte avec Rebecca, il y aurait eu de fortes chances qu’une décision positive soit prise le soir même, peut-être même en sa présence, à voix haute, ou à regard couvert, pendant le dîner. Mais Daniel était tellement sur de lui, ou alors tellement craintif d’une réponse négative de Zia qu’il avait préféré lui réserver la surprise. Après tout, il conservait la possibilité d’exister en dehors du couple et le cottage était un peu chez lui. Il remuait toutes ces idées en roulant dans la petite Morris verte avec cette perle noire à ses côtés, mais se disait que cette fille était tellement charmante qu’elle plairait fatalement à son ami. Plus les kilomètres passaient, plus cette certitude se renforçait. Ils parlaient de choses et d’autres, tantôt légères comme de la voiture 139 et des risques plus que probables qu’elle avait de tomber soudain en panne, du paysage qui reverdissait doucement après un trop long hiver, tantôt plus profondes comme de leurs origines respectives, Rebecca l’éthiopienne avait à peine connu ses parents, des notables, assassinés sous le régime de Mengistu… Et Daniel avait un peu parlé des siens, de ses origines modestes et des violences conjugales qui avait bercé son enfance. Le tout sans aucune méfiance, ni aucune impudeur. Daniel n’avait qu’une petite peur, c’est qu’ils n’aient pris Rebecca et lui trop d’avance dans la connaissance mutuelle, au moment où il lui ferait rencontrer son ami. Il ne lui avait pas dit non plus qu’il vivait en couple et que c’était son amant. Peut-être trouvait-il que cela allait tellement de soi, qu’il était inutile d’aborder le sujet et comme elle ne lui avait pas posé la question, c’est sans doute qu’elle avait la réponse et que cette réponse ne la gênait pas le moins du monde, sinon elle ne serait pas venue. Zia fut décontenancé en voyant arriver son ami en si noire, si belle et si féminine compagnie. Rebecca senti immédiatement la gêne et prit les devants pour s’excuser. Elle le fit tellement simplement et naturellement, impatiente qu’elle était de découvrir deux personnes qui lui semblaient particulièrement vivantes, qui protégeaient leur intimité tout en la proposant toute entière, après une seule rencontre, que Zia se sentit fondre, lui aussi. Daniel n’avait plus qu’à lui avouer : « Je voulais vraiment te faire la surprise ». Disant cela et connaissant implicitement les sentiments incertains de Zia envers la gente féminine, c’était comme s’il lui amenait cette femme sur un plateau. C’était d’ailleurs probablement un peu le cas, et Zia, malgré ses réticences, ne mit pas plus de trois minutes pour le comprendre. 140 Tous les trois passèrent un week-end de complète confusion des sentiments. Daniel avait un peu peur, tout de même, que son cadeau ne soit trop efficace. Rebbeca était fortement attirée par lui, même si elle comprenait la nature du lien qui liait les deux garçons. Zia lui était fort sympathique. Elle le trouvait même assez joli garçon et non dépourvu d’attrait, mais elle restait sur le coup de foudre qu’elle avait ressenti en rencontrant Daniel. Quant à Zia, il tomba immédiatement amoureux fou de la belle éthiopienne, ne rêvant que de découvrir ce corps qui ne l’effrayait pas mais l’attirait pour lui faire encore mieux connaître l’homme qu’il était. Mais il advint au milieu de ce week-end un événement qui dépassa toute la charge érotique qui s’accumulait entre les trois nouveaux amis et qui fit qu’ils ne passèrent pas – du moins cette fois là - aux actes charnels. Le charme de Rebecca avait tellement agi et de façon si naturelle sur les deux garçons que quand elle leur proposa de chanter, Daniel se mit au piano. Après trois airs de Haendel, Purcell et Chostakovitch, sa voix onctueuse et grave avait empli la pièce si tendrement que Zia proposa de se mettre au piano et de déchiffrer avec elle une partition de lieders qu’il avait composés quelques semaines auparavant. Poussé par un peu de jalousie, il occupait le terrain. Daniel se tenait légèrement à l’écart. L’émotion l’étreignait de manière si vive et si visible que Zia et Rebecca le supplièrent de revenir au piano. - C’est magnifique, dit Rebecca. Tu n’as pas quelque chose pour trois ? Avec un accompagnement à quatre mains, par exemple… - Non, avait répondu Zia, j’ai mieux. 141 A la surprise de Rebecca qui ignorait tout de ses talents de violoniste, Zia avait extrait son instrument de sa boîte en leur demandant de continuer à déchiffrer tranquillement la partition de lieders, sans s’occuper de lui. Et il les avait accompagné en improvisant. Très curieusement, alors qu’elle ne concernait initialement que la voix et l’accompagnement de piano, la partition laissait la place au violon dont la sonorité onctueuse se déployait sans couvrir les deux autres. Contrairement à tous les hôtes précédents du cottage, Rebecca avait ainsi eu droit au dévoilement du secret… Ils étaient allés se coucher. Rebecca dans sa chambre et les deux garçons dans la leur. Zia qui mourrait d’envie d’aller la rejoindre s’était retenu. Daniel l’avait ramenée chez elle à Londres tandis que Zia était comme d’habitude resté au cottage pour la semaine. Dans la voiture, elle était à la torture. Elle décida d’attendre et de laisser faire les choses. Les deux garçons lui avaient proposé de revenir le week-end suivant et elle avait accepté. Toute la semaine, elle pensa qu’il fallait qu’un des deux la prenne. Le week-end arriva enfin et ce fut Zia qui vint frapper à la porte de sa chambre. Il connut ainsi sa première expérience avec une femme. Mais au terme de cette nuit tumultueuse, alors que Zia dormait encore, elle alla chercher son compagnon et le ramena dans le lit. Zia s’éveillait à peine qu’elle lui dit d’un air mutin : « On ne pouvait pas le laisser tout seul ». Rebecca venait désormais tous les weekends au cottage, il dormaient souvent tous les trois ensemble ou se rejoignaient, soit dans la chambre d’amis, soit dans celle des 142 deux garçons. Il arrivait qu’elle reste un jour ou deux en début de semaine avec Zia quand rien ne l’obligeait à rentrer dans la capitale. 143 Le récit de Zia et l’évocation de cette femme à la fois jeune, belle, cantatrice et africaine, me mit profondément mal à l’aise. Je n’avais jamais parlé à Zia de ma vie intime ni de ma liaison avec Maryam. Et à celle-ci, je n’avais fait qu’évoquer vaguement mes entretiens avec ce violoniste étrange. Je ne savais pas vraiment où j’allais durant toute cette période. Je passais beaucoup de temps à dormir et à marcher dans Paris. Cela faisait déjà plusieurs semaines que je rencontrais régulièrement Zia et qu’il me racontait sa vie. Je le voyais pratiquement tous les jours et le soir, je notais ce qu’il m’avait raconté. Deux où trois soirées par semaine, je retrouvais Maryam et passais la nuit avec elle. Pendant une période, j’espaçai mes visites. Non pas que mon désir faiblit envers elle, mais j’avais du mal à assumer notre relation. Disons que je me sentais faible et que je ne voulais pas lui faire de mal. Je ne voulais pas faire semblant de m’engager alors que je m’en sentais incapable. Et pourtant le lien entre nous devenais plus fort, j’avais de plus en plus de mal à me passer d’elle et je cédais moins à ces crises d’effroi en sa présence, quand je repensais, en la regardant, à l’autre jeune femme, celle qui était morte devant mes yeux le jour de l’attentat. Je me demandais si finalement les deux femmes se ressemblaient autant qu’il m’avait paru les toutes premières fois. Le souvenir de la femme de l’attentat se dissipait, je ne voyais plus vraiment ses traits comme je les avaient gravés et gardés si précisément en mémoire au début. Maryam prenait 145 le pas sur elle. En revanche la figure de son compagnon me revenait avec autant de précision qu’au premiers temps. C’est à lui que je pensais parfois, en faisant l’amour dans la nuit avec Maryam. J’acceptais désormais plus volontiers que la lumière reste allumée dans la chambre. Mes maigres économies ne suffisant pas pour payer mon loyer, là-bas rue du Commerce, j’ai donc rendu mon petit appartement à son propriétaire et récupéré la caution. Maryam à laquelle j’avais fini par annoncer que j’avais quitté mon travail dans le métro m’a - comme je l’avais prévu – proposé de m’abriter chez elle. Je l’ai remerciée en lui disant que pour le moment, j’envisageais de me débrouiller seul et je ne voulais surtout pas l’envahir. Elle ne m’a pas demandé comment je comptais faire, ni où j’envisageais de me loger. En revanche elle a eu l’air contente de me voir abandonner ce travail et elle m’a dit que je trouverais certainement quelque chose de mieux, de plus proche de mes goûts, qu’on n’avait qu’une seule vie et qu’il fallait se réaliser. Elle a même ajouté qu’on pouvait se réaliser sur le tard, d’un seul coup comme cela et que même si c’était juste avant de mourir, cela suffisait pour illuminer et justifier une vie. Je n’en suis pas encore là et j’ai même plaisanté sur le fait que certains se réalisaient après leur mort et que cela illuminait et justifiait non seulement leur vie mais celle des autres. Je pensais d’une manière romantique aux artistes maudits, peintres, musiciens, écrivains. J’étais resté assez vague sur mes entretiens avec Zia. J’ai simplement raconté que j’avais rencontré un violoniste d’origine pakistanaise et que cette brève rencontre avait réveillé en moi l’amour que j’avais eu jadis pour les musique orientales et peut-être l’envie de reprendre mes études de musicologie. 146 Je n’avais donc plus d’appartement. Sur le conseil de Zia, je suis allé frapper à la porte d’un grand squat qui occupait un immeuble juste en face de chez lui dans la rue Charlot. Le squat était connu à l’époque, il était à la pointe des mouvements qui luttaient pour le logement à Paris. Ouvert sur plusieurs étages aux militants, aux sans papiers et aux artistes de tous les continents, c’était un centre de rencontres incroyable. Zia y passait de temps en temps. Il avait joué pour des soirées organisées par l’association Droit Au Logement, et sa recommandation m’avait permis de déposer mes quelques affaires dans un coin et de m’installer provisoirement. C’est à cette occasion que j’ai découvert l’aspect militant de Zia. Son engagement politique ici en occident. Un jour qu’il avait amené son violon, il avait joué sobrement les premières mesures de la Vème symphonie de Beethoven. Juste la mélodie, mais l’attaque était si claire, si puissante qu’on imaginait soudain tout l’orchestre développant le thème. Puis il s’était interrompu et son violon sous le bras, il avait déclaré avec emphase de sa voix rocailleuse : « Cette musique là, elle appartient à tout le monde ». Je crois qu’il avait même ajouté quelque chose du genre : « A tous les damnés de la terre. A tous les exclus de l’occident. Cette partition, c’est nos papiers à tous ». Le squat était rempli de comédiens, de figurants et de gens du spectacle. Il m’était devenu facile de me faire un peu d’argent en allant sur les tournages. Quelques heures de figuration par ci par là me permettait de survivre. Quelques jeunes femmes m’ont fait des avances que j’ai prudemment refusées. Même Zia, une fois ou deux a essayé de me faire rester la nuit dans son appartement. Quand son récit s’embrumait, devenait trop sentimental, qu’il se laissait aller à des confidences sur son homosexualité, ses aven- 147 tures dans Paris, ses frustrations, il se trouvait très laid… Je refermais mon carnet avec un sourire que je savais un peu ironique et distant, je prenais congé. Une fois ou deux, j’ai du lui préciser que je n’avais pas de désir pour les hommes. Je ne lui ai pas dit que je n’avais pas de désir pour lui, non. J’ai simplement dit : pour les hommes, ce qui n’était pas totalement vrai, car il m’était arrivé d’en éprouver étant plus jeune. Mais je crois que je suis aujourd’hui définitivement « fixé » sexuellement. 148 C’est Rebecca qui avait noué le contact avec le vieux maître. Yéhudi Ménuhin avait été au sommet de son art, l’un des plus grand violoniste du siècle, ancien enfant prodige qui avait donné des concerts dès l’âge de cinq ans, il en avait désormais près de quatre vingt. Il avait été anobli par la reine et consacrait son temps à des masters class et à des conférences dans lesquelles il transmettait bien plus que son art, une véritable philosophie de la vie, empreinte des nombreuses expériences qu’il avait eu à travers le monde et de sa connaissance approfondie des musiques et des sagesses orientales. Lors d’un colloque que le violoniste avait animé au conservatoire, Rebecca était allée le trouver. Elle lui avait parlé de la musique comme un don, des cultures différentes et du lien formidable que constituait ce don. Et puis ils en étaient venu à discuter de l’enfance, pourquoi certains enfants étaient touchés par la grâce de la musique et pas d’autres. Les premiers n’avaient-ils pas une mission, une responsabilité. Une place à remplir, pour la vie entière. Rebecca chantait depuis l’enfance, elle chantait extrêmement juste, elle avait une large tessiture et surtout, elle chantait tout le temps, comme un oiseau. Naturellement, elle avait charmé le vieil homme et ils étaient allés prolonger cette conversation dans un bar proche du conservatoire. C’est là qu’elle lui avait parlé de Zia. Menuhin ne jouait pratiquement plus de violon. Ses douleurs dans le dos et les arti- 149 culations l’en empêchaient, le faisaient régresser. Avec philosophie, il avait rangé ses beaux instruments. Il possédait encore deux Stradivari. Il les prêtait à des jeunes élèves particulièrement doués qu’il repérait dans le monde entier et qu’il invitait à jouer en soliste avec son orchestre à lui, formé essentiellement de jeunes musiciens. Il se consacrait à la direction d’orchestre, au service de ces jeunes talents. Il n’avait jamais entendu parler de Zia et s’en étonnait car il connaissait très bien l’Inde et même le Pakistan où ils s’était rendu à de nombreuses reprises. Rebecca répétait – en l’enjolivant - ce que Daniel lui avait raconté sur la famille de Zia. Le Ksar perdu dans la vallée, entre les frontières afghanes, pakistanaise et indiennes le salon de musique, et surtout le don de Zia pour le violon. Rebecca sentit qu’il fallait insister, que l’occasion ne se représenterait plus, elle lui proposa sans détour de l’emmener avec Daniel, dans sa petite Morris verte, un jour de la semaine qui s’annonçait. On aurait dit une proposition amoureuse. Le maître n’était visiblement pas insensible au charme de l’éthiopienne. Menuhin sorti son agenda, vérifia quelques rendez-vous, passa un ou deux coups de téléphone pour les annuler et accepta pour le surlendemain. Puis ils se séparèrent en s’embrassant chaleureusement. C’était miraculeux. Il fallait qu’elle en parle tout de suite aux garçons. Au moins à Daniel. Peut-être que pour Zia, mieux valait réserver l’effet de surprise. C’est ce qui fut conclu par téléphone entre les deux amis, Zia étant resté au Cottage. On lui amenait à déjeuner un grand musicien, quelqu’un qui pouvait certainement beaucoup pour lui. Il n’avait qu’à faire la cuisine et à répéter son violon. Pour le violon, cela ne changeait guère de ses habitudes, 150 pour la cuisine, Daniel lui conseilla d’agrémenter les légumes du jardin d’une bonne dose de curry, de préparer un plat composite, à l’image de la musique qu’il composait. 151 Zia était encore à ses fourneaux quand il aperçut par la petite fenêtre entrouverte de la cuisine, la Morris qui se garait à l’entrée du jardin. A travers la vigne vierge qui obstruait à moitié la fenêtre, il vit Daniel s’en extraire puis faire le tour pour ouvrir la porte au passager inconnu, tandis que, de l’arrière la silhouette joyeuse et bondissante de Rebecca venait prendre l’invité par le bras. L’homme n’était pas très grand, mais fin et mince, encore droit pour son âge. Il avait de beaux cheveux blancs ramenés vers l’arrière et son visage respirait la douceur et la bonté. La tête du personnage inspira immédiatement à Zia une impression connue, sans qu’il puisse mettre un nom sur ce visage pourtant familier. Le nez busqué, les sourcils un peu broussailleux en accent circonflexe et le mince sourire du personnage lui procurèrent une sorte d’émotion du même type que celle que l’on ressent en entendant un morceau de musique que l’on aime mais qu’on n’a pas écouté depuis longtemps. Il avait reconnu Menuhin avant même que son nom ne puisse franchir ses lèvres. Malgré ses cheveux intégralement blancs, le maître conservait les traits acérés du visage qui ornait les nombreuses couvertures de disques 33 tours que ses parents lui avaient fait écouter enfant. « Yehudi Menuhin ! » lâcha à voix haute Zia. Ses mains tremblaient. Il les essuya dans un torchon avant de se défaire du beau tablier de serge bleu marine que lui avait offert Rebecca et Daniel pour son dernier anniversaire. 153 Ils avaient déjeuné tout les quatre et le délicieux curry préparé par Zia avait naturellement amené le vieux violoniste à évoquer les Indes qu’il connaissait bien. Il avait parlé des trois clés fondamentales qui conditionnent tout l’apprentissage de la musique dans ce pays. Le Guru, c’est à dire le maître auquel on doit se soumettre tant qu’on ne l’a pas égalé, la Vinaya qui veut dire l’humilité et la Sadhana qui signifie le travail. Sans ces trois qualités réunies, l’élève se heurte rapidement au mur de la médiocrité et n’arrive à rien. Il avait enchaîné habilement sur la condition de prodige qui entraine la tentation pour l’enfant de se dispenser de l’une ou l’autre des ces trois conditions indispensable. Touché par la grâce et d’une certaine manière par la facilité et un succès juvénile, l’enfant prodige est vite rattrapé par l’une ou l’autre de ces nécessités. Il savait de quoi il parlait, lui qui avait joué en culotte courte dans des salles pleines à craquer d’admirateurs éblouis. Il avait lutté toute sa vie pour rester à la hauteur de son don, l’entretenir, le canaliser, le cristalliser. Plus que n’importe quel musicien, l’enfant prodige apprend rapidement et avec davantage de cruauté qu’on joue toujours moins bien le lendemain matin que la veille au soir. Après s’être échauffé, détendu, diverti, le corps excelle un temps puis se refroidit vite. La première demi-heure le met au supplice car il a l’impression d’avoir régressé. Zia comprenait fort bien ce discours, lui dont le corps s’était refroidi au jeu violonistique pendant des années. Puis Menuhin enchaîna sur sa connaissance des instruments. Les violons aussi sont vivant et ont besoin d’être réchauffé par la pratique. Ils vous font souvent payer l’éloignement de manière impitoyable. Il le font avec un humour cynique. Souvent, vous les retrouvez après quelques jours d’absence, ils sont disponibles, reposés, vous offrent leur sonorité chaude pendant une dizaine 154 de minutes, puis d’un coup se cabrent et se mettent à grincer sous vos doigts engourdis et patauds. Seul l’exercice patient et répété permet de progresser et dans le cas de l’enfant prodige de rester non seulement à son niveau, mais de le transcender en devenant adulte. Devenir adulte avait été toute la vie de Menuhin. Il avait presque quatre vingt ans et conservait dans le regard et dans sa façon très vivante de raconter son histoire une lumière enfantine qui était un véritable cadeau pour ses trois invités. Après le repas, il demanda à Zia de prendre son violon et de s’isoler avec lui dans une des chambres de la maison. Ils étaient restés plus de deux heures dans la pièce. Menuhin avait commencé par demander à Zia de lui jouer quelques gammes et lui avait tourné autour comme s’il contemplait une œuvre d’art. Il s’était attendu à ce que Zia, sans guide et sans pratique pendant des années, ait contracté quelques défauts majeurs dans sa position et sa tenue de l’instrument, n’en avait trouvé pratiquement aucun. Puis, il lui avait demandé de jouer une ou deux cadences célèbres, celle d’un concerto de Mendelssohn, celui qu’il voulait, puis celle de l’unique concerto de Beethoven. Alors, ému aux larmes par la limpidité, la force et la tranquillité de son jeu, il lui avait faiblement demandé de conclure par un mouvement d’une partitas de Bach, l’un des plus simples constitué d’arpèges, presque des gammes. Avant de ranger son instrument et de demander son avis critique au maître, Zia avait osé lui jouer une petite mélopée orientale de son crû. Et Menuhin était resté silencieux deux ou trois bonnes minutes pendant que Zia replaçait soigneusement le violon dans sa boîte. Ensuite, il avait simplement souhaité rejoindre avec Zia, Daniel et Rebecca qui les attendaient pour le thé. « C’est magnifique » avait-il simplement 155 lâché, comme s’il les remerciait tous les deux de lui avoir présenté ce jeune interprète génial. Ils avaient encore un peu parlé des Indes. « Ce sont les Indes qui m’ont sauvé avait dit Menuhin. Jouer avec mon ami Ravi Shankar m’a véritablement ouvert les oreilles, et apprendre avec lui le yoga a pendant des années fait reculer mon terrible mal de dos ». Avant de les quitter, ils les serra tour à tour dans ses bras puis se penchant à l’oreille de Zia, il lui cita la phrase d’André Malraux : « La liberté, c’est de se soumettre à ce qui en nous nous dépasse. Souviens toi de cela, cher prodige, et viens me voir à Londres rapidement. » 156 Toutes les portes s’ouvraient devant Zia. Le maître l’invitait souvent à jouer comme soliste avec son orchestre de jeunes. Il participait à de nombreuses soirées de gala, passait pour des émissions à la télévision et commençait à se bâtir sa carrière. Menuhin lui avait présenté un impresario dont l’écurie d’artistes réunissait tout ce qui avait compté comme virtuoses au cours de la seconde moitié du vingtième siècle. « Je ne serai pas toujours là, lui avait-il dit. Alors, il importe que vous assuriez votre carrière sur les meilleures bases. Ne refusez aucune occasion et ne renoncez pas non plus à la composition. Dès que vous serez un peu connu, vous enregistrerez un disque et nous ferons éditer votre musique ». Les concerts s’enchaînaient et Zia commençait à s’absenter pour des tournées, non seulement en Angleterre, mais également en Europe. Il redécouvrait les capitales et les salles de concerts où il était allé écouter les grands musiciens avec sa mère. Il se rendit même au Japon et en Chine où, accompagné par l’orchestre du vieux maître, il avait été ovationné. Il ne manquait plus que l’Inde où Menuhin rêvait de faire une tournée. Et puis les Etats-Unis. Mais la santé du grand violoniste s’avérait de plus en plus fragile. Il arrivait qu’il dût annuler ou se faire remplacer lors d’une tournée. 157 C’est ce qui arriva en juillet 1995. Le Président Clinton, en pleine négociation sur les Accords d’Oslo entre Israéliens et Palestiniens, avait organisé un concert pour la paix au Carnegie Hall. Menuhin qui souffrait atrocement du dos demanda à Zia de le remplacer au pied levé. Le programme était composé de quatre concertos de Mozart pour violon. Concertos que le maître avait l’habitude d’enchaîner depuis son enfance, performance généreuse que peu de grands violonistes se permettraient aujourd’hui. L’orchestre était rôdé, Zia saurait le diriger de sa place de violon soliste, du moins lui donner les impulsions nécessaires. C’était pour Zia une occasion en or de se voir révéler en Amérique du nord. Pour rien au monde, il n’aurait raté cela. Quelques jours auparavant, Daniel, Rebecca et lui avaient prévu de passer une semaine ensemble à Paris. Ils en rêvaient depuis longtemps et avaient enfin trouvé un laps de temps pendant lequel Zia s’était dégagé de toutes obligations. Comme ils avaient préparé ce séjour avec le plus grand soin et déjà effectué les réservations, Zia encouragea ses amis à faire le voyage à Paris sans lui, puisqu’il devait se rendre au Etats-Unis. Sur place, avant le concert, ils leur avaient téléphoné, comme il le faisait chaque jour. Ils lui avaient raconté leur journée et confié leur regret qu’il ne soit pas avec eux et qu’ils aimeraient en même temps le voir se produire en Amérique. La joie transparaissait chez les trois amis, à chaque bout du monde. Zia leur avait avoué qu’il avait le trac, ce qui ne lui arrivait jamais d’habitude. Mais ils l’avaient rassuré en lui assurant que tout se passerait bien. Ce serait un concert magnifique. Il était tellement génial. Il allait susciter l’admiration, l’ovation des américains. Après cela il y aurait pleins d’autres occasions de retourner en Amérique et cette fois ils seraient aux premières loges pour l’acclamer. 158 Le concert eut lieu. Zia, avant d’accorder son violon, avait lu un message de paix de Menuhin. Pendant l’entracte, il avait eu un pressentiment. Un froid glacial s’était emparé de lui et il avait failli rappeler Daniel et Rebecca, mais le décalage horaire l’obligea à y renoncer. Le dernier concerto de Mozart, il l’avait joué avec un tempo un peu lent et d’une manière si triste que nombre de spectateurs – et des musiciens de l’orchestre - étaient au bord des larmes. Le lendemain, alors qu’il achevait une grasse matinée à l’hôtel, le téléphone avait sonné dans sa chambre. C’était Menuhin en personne qui l’appelait. Daniel et Rebecca avaient été victimes d’un attentat dans le métro à la station Saint Michel à Paris. Ils étaient morts tous les deux. Zia prit le premier avion. L’accueil par le vice consul de GrandeBretagne, le trajet interminable le long des quais dans les embouteillages, la visite à l’institut médico-légal pour tenter de reconnaître les corps, la chapelle ardente où reposaient les victimes… Cette horreur hantait désormais chacune de ses nuits. 159 J’aurais du m’y attendre et d’une certaine façon, je m’y attendais, mais je refoulais à toute force cette possibilité… C’est pourquoi, quand Zia m’a raconté le voyage et la mort de ses deux amis à Paris, j’ai été frappé de stupeur. La coïncidence était trop énorme. J’ai gardé tout cela pour moi. Puis bizarrement je me suis senti apaisé par rapport à Maryam. L’autre femme avait un autre nom, une autre vie, elle avait été aimée par d’autres hommes, dont l’un était devenu mon confident. Quand Zia m’a parlé d’elle une deuxième fois, je l’ai interrompu. Je lui ai dit : - Tu sais cette femme dont tu parles, je l’ai rencontrée… Il a paru stupéfait : - Comment cela ? Tu l’as connue ? - Non… Pas connue… Simplement vue. Alors je lui ai raconté l’attentat. J’ai dit que ce souvenir ne me quittait pas. Que j’avais perdu l’ouïe à ce moment là et que lui, Zia, me l’avait partiellement rendue. Avec Maryam cela a été plus violent, elle s’est mise en colère et m’a traité de fou. C’était la première fois que je la voyais comme cela. Elle m’a dit que j’aurais du lui raconter tout cela et elle s’est demandée à voix haute si finalement elle n’était pas pour moi qu’un fantasme, un fantôme, une personne virtuelle dont la fonction était d’exorciser cette atroce expérience. Il y avait trop de 161 violence pour elle dans toute cette histoire. Après avoir pleuré sans que j’arrive à la consoler, elle s’est murée dans le silence. Nous ne nous sommes plus vus pendant deux semaines puis elle m’a rappelé. Elle était calme, elle a souhaité me voir, elle m’a dit que je lui manquais et qu’elle aimerait que je lui en raconte un peu plus sur mon histoire et celle de la rencontre avec Zia. Nous nous sommes retrouvés et aimés. Il y avait dans notre relation une force incroyable. Je n’avais plus peur, j’étais prêt à partager toute ma vie avec elle, à m’installer chez elle, à faire tout ce qu’elle voudrait. Elle a du le sentir car elle s’est faite encore plus douce et accueillante. Je lui ai promis de lui raconter l’histoire de Zia et même de lui faire lire quelques notes que j’avais prises. Elle m’a dit qu’elle souhaitait le rencontrer, que c’était important pour elle et pour nous deux de sortir de ce qui n’était pour elle qu’un récit. Je lui ai répondu que j’étais d’accord, que nous allions l’inviter, mais que je devais encore attendre un peu. Qu’il ait fini de me raconter son histoire. Qu’on puisse passer à autre chose. Je ne savais pas encore quoi exactement. 162 Zia soudain n’en pouvait plus de sa vie en Angleterre. La sinistre période du collège suivies de dix années d’un bonheur fulgurant qu’il n’avait pas vu passer, constituaient une pyramide de cartes qui s’était écroulée d’un coup. Le lieu béni de la tendresse, de l’amour, de la fusion, le foyer à peine réchauffé était déjà à nouveau froid et désert. Sans son âme. Sans ce qui le justifiait. Juillet 95. Il était revenu au cottage. La surabondance de fleurs au jardin avait soudain quelque chose de kitsh, d’écoeurant. Leur parfum lui rappelait celui de la chapelle ardente et des cercueils alignés. Il avait fermé les portes et les volets comme on le fait d’une maison de vacances, une fois l’été fini, et avait regagné l’appartement de Soho pour réfléchir. Il avait manqué ce voyage à Paris avec les deux êtres qu’il aimait le plus. S’il avait pu se libérer, ils auraient changé leur emploi du temps et ils n’auraient pas pris cet horrible métro que Zia ne supportait pas. Où alors, ils auraient insisté, se moquant gentiment de lui, et il aurait fini par leur céder. Ils seraient montés dans la même rame et ils seraient tous les trois morts déchiquetés. On aurait rien retrouvé de leurs corps. Seul serait resté le souvenir de la musique auprès des rares personnes qui les avaient entendus jouer et chanter. Sans doute le maître Ménuhin aurait-il regretté ce départ, gardant la mémoire la plus précise et la plus subtile du 163 jeu magnifique de Zia, mais lui aussi serait passé à autre chose. Pourtant à Paris, hormis l’attentat, Zia n’avait que des bons souvenirs… Il décida presque immédiatement de venir s’y installer. Il marcherait sur leurs traces jusqu’à ce qu’il ait l’impression d’avoir fait ce dernier voyage avec eux. Il vivrait dans cette ville en compagnie de leur âme. Ils ne faisaient plus qu’un pour lui. Ils étaient son amour, le seul qu’il lui restait. Il n’avait plus de nouvelle de sa propre mère, n’osant plus l’appeler, ni lui écrire, sachant que son père décrocherait le téléphone et qu’il décachèterait les lettres. Curieusement, sa venue à Paris, au lieu d’achever de le détruire, lui donna une force incroyable. Le souvenir du coup de téléphone la veille de l’attentat était d’une précision dans son esprit qui lui permettait de refaire inlassablement le parcours qu’ils avaient effectué les deux jours précédents. Le café de Flore, le musée Picasso, le musée d’Orsay, la Cité de la Musique... Et le petit hôtel plein de charme dans le Marais, rue du Perche, où ils étaient descendus. C’est là qu’il avait pris à son tour une chambre. Il n’avait pas osé demandé au réceptionniste s’il se souvenait de ce couple, s’il savait qu’ils étaient morts tous les deux déchiquetés dans le métro, ni surtout dans quelle chambre ils avaient dormis. Peut-être était-ce la sienne, peut-être était-ce une chambre voisine. L’hôtel n’en comptait qu’une petite dizaine après tout. Il aurait pu toutes les faire. Mais il n’osait pas céder à ce qu’il considérait comme de l’animisme sentimental. « Un anglais élégant avec une très belle femme originaire d’Afrique de l’Est. » Bien sûr qu’il s’en serait souvenu. Mais Zia ne voulait pas s’entretenir avec un humain qui les auraient vus après lui, qui les aurait salués, 164 qu’il leur aurait dit quelques mots de bienvenue, un « bonsoir Messieurs Dame », comme on disait ici en mettant le messieurs au pluriel comme si il avait été là avec Daniel et Rebecca. Comme il aurait dû être là. Il était là maintenant et il n’allait plus les quitter. Il fit le tour des agences immobilières du quartier et visita très rapidement un joli studio sous les toits, à l’angle de la rue Charlot et de la rue de Poitou, à cinquante mètres à peine de l’hôtel. Le propriétaire du studio avec lequel il fut mis en contact était un Italien d’une cinquantaine d’année, propriétaire de trois ou quatre autres appartements dans le quartier. Il voulait vendre ce studio pour en acheter un plus grand avec une petite terrasse juste en face. Un meilleur placement, disait-il, pour louer… - Vous ne voudriez pas louer ? Demanda-t’il à Zia. Visiblement, il n’était pas pressé de se débarrasser du studio. - Non. Je veux acheter, lui répondit Zia, je veux m’installer, ici. J’ai juste une question, je suis violoniste et je veux savoir si je ne dérangerais pas les voisins, si l’immeuble est bien insonorisé… - Pas de problème lui répondit l’Italien, ici, c’est comme une famille et les planchers sont épais. On ne vous entendra presque pas. Les gens que je connais tous sont du genre à aimer la musique. Pas n’importe quelle musique naturellement. Quelques semaines plus tard, Zia était devenu propriétaire du petit appartement sous les toits. Malgré la douleur et la solitude, il s’y sentait bien. Il jouait du violon deux à trois heures par jour, tous les matins et l’après-midi, il parcourait les rues de la ville, sur leurs traces. Son agent en Angleterre l’avait appelé plusieurs fois mais il avait compris avec élégance qu’il ne fallait pas insister. Zia lui avait annoncé qu’il s’installait pour de bon à Paris. Genti- 165 ment l’agent lui avait donné les coordonnées d’un jeune impresario parisien qui démarrait lui aussi une carrière avec succès. L’agent londonien avait malgré tout conseillé à Zia de ne pas totalement renoncer à ses opportunités de concerts et d’enregistrement en Angleterre. Il lui avait également rappelé la commande de la BBC pour le quatuor à cordes. Zia l’avait plus ou moins rassuré. Oui, il n’oubliait pas. Oui, ce quatuor lui tenait à cœur et il ne manquait plus qu’un seul mouvement à composer. Un long allegretto, mais intimement, il ne se sentait plus l’âme d’écrire ce dernier mouvement pour lequel l’inspiration initiale avait été celle du bonheur simple. Zia avait rapidement pris contact avec l’impresario parisien. Une série de concerts avait été organisée qui selon l’impresario aurait, entre autres avantages, celui de lui changer les idées. Zia avait été choqué par cette délicate attention... Comment pouvait-il se changer les idées ? Pour tout dire, il avait trouvé l’impresario assez vulgaire. Mais il ne l’avait pas jugé trop vite car il lui paraissait évident que ce contact était utile pour sa carrière. Effectivement, les concerts s’enchaînaient, les interviews et émissions aussi. N’ayant plus d’inspiration pour la composition du quatuor, Zia se contentait de se rendre mécaniquement dans toutes les occasions que l’impresario organisait pour lui. Son jeu s’était légèrement modifié. Il était le seul à s’en rendre compte. Etait-ce le fruit de l’ennui ? Il jouait parfois des morceaux entiers, en pensant à autre chose, sans vraiment écouter la musique qui sortait du violon sous ses doigts. Pour compenser et continuer de s’attirer les applaudissements, il avait tendance à abuser de sa virtuosité. Il avait légèrement honte car il savait que Menuhin 166 n’aurait pas apprécié. Il fut surpris quand l’impresario, qu’il jugeait mondain et superficiel, lui en fit la remarque. « Tu joues différemment. Cela reste magnifique, mais c’est parfois comme si tu étais absent. Fais attention, la musique est capricieuse, elle se dérobe, s’échappe, trouve d’autres amants. Les jeunes et beaux virtuoses ne manquent pas. » Zia travaillait dur. Il avait augmenté sa cadence : six ou sept heures par jour, suivies le plus souvent par un concert le soir. Le reste de son temps, il le passait à marcher dans Paris, à rôder près du métro, sans se résoudre à y descendre. Vers cinq heures, il traversait la Seine passait Place Saint Michel, s’arrêtait dans un bar ou il commandait deux ou trois whiskies qu’il buvait à la suite et qui lui réchauffait un peu l’intérieur du corps. Il avait toujours froid. Puis il repartait vers le Marais et se préparait pour le concert. L’alcool venait redonner un côté chaleureux à son jeu. Il restait maître des choses. Il limitait en effet sa consommation à ces deux ou trois verres avant le concert. Mais dans la soirée, il ne rentrait jamais directement chez lui, dans cet appartement où il se sentait trop seul. Il errait dans les boîtes homosexuelles du quartier, buvait alors sans modération et multipliait les aventures pures et dures, avec des inconnus, au risque de se mettre en danger. Il finissait souvent la nuit seul, sur les boulevards du nord du Paris à la recherche, toujours vaine, d’une silhouette de femme androgyne et noire de peau. 167 Un jour à la radio, un journaliste apparemment bien renseigné l’avait interrogé sur ses origines, sur l’Islam intégriste et pour finir sur l’attentat du métro… Zia avait tenté de répondre avec noblesse et détachement, mais il était ressorti brisé. C’est à partir de ce moment là qu’il commença à perdre le contrôle des choses. Il buvait de plus en plus pendant la journée. Il avait du mal à quitter son lit et à se mettre au travail. Il lui arriva même d’annuler des concerts. C’est à cette époque que Simon l’entendit pour la première fois, dans l’église. Les contrats à l’étranger se faisaient plus rares. La rumeur commençait à se propager qu’il jouait moins bien et surtout qu’il n’était plus fiable. L’impresario se fâchait régulièrement. Il avait passé quelques jours à New York. Un riche mécène lui avait fait choisir entre deux Stradivari pour qu’il joue dessus lors un concert qu’il organisait, mais Zia l’avait vexé en préférant son cher Vuillaume. L’occasion ne s’était plus représentée. C’était juste avant le 11 septembre 2001. En rentrant à Paris il avait trouvé un télégramme en provenance du Ksar l’informant que son père venait de mourir. Le télégramme n’était pas signé. Rédigé dans un anglais maladroit, il avait probablement été envoyé par Tarik. Il disait qu’on l’attendait là-bas, le plus vite possible. 169 Zia prit un vol direct Londres-Islamabad. Il était déjà passé plusieurs fois dans la capitale administrative du pays, soit pour accomplir des formalités, soit pour prendre l’avion. Il n’avait jamais réellement apprécié cette ville, aux avenues trop larges, aux bâtiments modernes et prétentieux. Ni ses jardins bien entretenus, ni sa position au pied de la chaîne himalayenne ne suffisaient à trouver grâce à ses yeux. L’avion était arrivé vers dix heures du soir et la nuit était tombée. Malgré l’heure tardive et le décalage horaire, il ne lui vint pas à l’idée de prendre une chambre d’hôtel pour se reposer. Il héla un taxi qui lui ferait faire le plus rapidement possible les trois cents kilomètres qui le séparaient de sa vallée et du domaine. Parmi la trentaine de taxis qui attendaient dans la solitude de la nuit, aucun n’accepta de faire le trajet, sauf le chauffeur d’une très vieille Ford Escort. Comptant à la fois l’aller et le retour, le taxi lui proposa un prix exorbitant que Zia n’eut pas la force de discuter. Au moment de charger les bagages, le chauffeur déposa le gros sac en cuir souple de Zia dans le coffre puis saisissant le petit étui noir du violon : - Pas étonnant que personne ne veuille vous prendre avec ça. On va le mettre sous votre siège, il y a une petite place exprès pour lui. Soulevant un des coussins de la banquette arrière, et dégageant une fine planche de bois, il ouvrit un coffre spécialement aménagé et qui devait servir à toutes les sortes de trafics. Il y déposa le violon, puis la cachette une fois refermée avec Zia assis dessus, il se mit au volant et démarra. Les bruits de casserole provenant du moteur, des amortisseurs et probablement de la direction firent regretter à Zia de n’avoir pas davantage pris son temps. Il n’était pas à quelques heures 170 près. Le chauffeur, gras de visage, de cheveux et de moustache, ne lui inspirait aucune sympathie. Pourtant, dès les premières minutes et malgré la musique sirupeuse qui s’échappait à fond de l’autoradio, le type tenta d’amorcer la conversation. « D’où venait Zia ? Était-il resté longtemps hors du pays ? Que pensaitil du nouveau gouvernement et des militaires ? » Les questions fusaient comme s’il était de la police. Zia lui répondait de manière allusive, ne donnant aucune indication précise sur son métier, bien que le chauffeur lui ait demandé plusieurs fois quel instrument contenait l’étui noir et oblong qu’il avait placé dans le coffre. - Un violon… C’est juste un violon - Vous en jouez beaucoup ? - Non ! Non ! de temps en temps, un peu. C’est plutôt un souvenir d’enfance. - Si ce n’est qu’un souvenir, je vous conseillerais de vous en débarrasser ou de le ranger chez vous dans un coin discret. Le chauffeur avait marqué un temps de silence - C’est pas très apprécié, la musique, par les temps qui courent - Vous en écoutez bien, vous, pourtant ! - Oh ! Moi, c’est seulement si mes clients veulent. Et puis j’écoute surtout la nuit. De toute façon, cette musique-là… - Celle-là aussi, on finira bien par l’interdire, vous ne croyez pas ? - Moi, si c’est nécessaire… Je peux bien m’en passer. - Nécessaire ? - Ben oui ! Un peu d’intégrisme, ça ne peut pas faire de mal dans les esprits. Le pays va à vau-l’eau. Le chauffeur semblait mettre de l’ordre dans ses idées et comme Zia ne relevait pas, se contentant de regarder défiler la ville dans 171 la nuit, ils se taisaient maintenant tous les deux. Les avenues étaient bien éclairées et Islamabad possédait de nouveaux immeubles que Zia ne connaissait pas. Des banques, des compagnies d’assurance, des bureaux, tous aux façades de verre miroitant dans la nuit. Contrairement à toutes les villes du Pakistan qu’il connaissait, les quartiers pauvres et les bidonvilles ne s’agglutinaient nullement dès qu’on s’éloignait un peu du centre. La sortie vers le sud s’effectuait à travers des quartiers résidentiels composés de petits immeubles et de villas basses entourées de jardins qui s’arrêtèrent soudain pour laisser place à une grande palmeraie. Puis les lampadaires se firent plus rares et la Ford Escort pétaradante plongea soudain dans la nuit, une nuit claire avec une lune presque pleine qui accrochait la cime enneigée des montagnes sur le côté droit de la route. Les villages traversés étaient maintenant aussi pauvres que la capitale était propre et clinquante. Zia reconnaissait le Pakistan de son enfance, les maisons en pisé, les petites mosquées aux dômes peints de couleurs vives, illuminés par des néons, les volets de bois également décorés et les enseignes commerçantes à la calligraphie bariolée et pittoresque. L’ensemble avait un côté délabré. Rares étaient désormais les moucharabiehs aux fenêtres et les petites boiseries sculptées qui soutenaient les toitures ou encadraient les seuils, rongées par le temps, avait été remplacées par de vilains linteaux de béton. De nombreuses bâtisses en parpaings étaient mal finies, sans huisseries ni fenêtres, les fers de maçonnerie dépassant des façades et attendant des jours meilleurs pour la construction d’une pièce ou d’un étage supplémentaire. Toutes ces années avaient transformé l’ambiance et couvert de poussière l’âme des villages et celle de la campagne. 172 Les vergers qui bordaient la route semblaient mal tenus. Des arbres avaient été arrachés dans presque toutes les rangées et les hautes herbes envahissaient les intervalles entre chaque pied d’abricotier ou de pêcher. La voiture se mit à chauffer, et tomba en panne. Il fallut réparer la courroie du ventilateur. L’endroit était improbable au milieu de la nuit, mi garage, mi bar clandestin. Zia en profita pour se procurer de l’alcool de contrebande qu’il plaça à côté du violon dans la cachette sous le siège arrière. Au moment de bifurquer pour remonter dans la vallée du Ksar, ils se firent arrêter par un barrage de Talibans. Les islamistes étaient jeunes, presque des enfants. Ils portaient des pistolets mitrailleurs fusils d’assaut Kalachnicov et l’un d’entre eux pointait son canon vers Zia. Le chauffeur parlementait. Zia l’interrompit avec autorité. - Je viens enterrer mon père. Je suis un ami de la famille Turabi. Il avait dit cela sur une impulsion, étonné lui même de cette présence d’esprit. Au nom de l’imam, les jeunes les laissèrent passer. Il ne restait plus qu’une soixantaine de kilomètres. Ils avaient quitté la grand-route qui menait vers le sud, pour ce qui ressemblait maintenant plus à une piste. Les vagues restes de goudron appartenaient à un autre âge, parsemés de nids de poules et de bandes de poussières caillouteuse. On s’enfonçait dans des collines sous la lune. Encore une petite heure se dit Zia qui était maintenant pressé d’en finir, de se débarrasser de ce chauffeur de taxi qui s’adaptait à toutes les situations. Des femmes parcouraient déjà la campagne. Sans attendre l’aube, elles se rendaient aux champs. Elles aussi avaient changé durant 173 ces sept années d’absence. C’en était fini des paysannes au jupon multicolore et au fichu bariolé de son enfance. La plupart étaient vêtues de noir des pieds à la tête, les cheveux couverts d’un long foulard également noir. Certaines portaient même la longue robe afghane avec seulement un grillage de tissus à la hauteur des yeux. Seuls les postures, les gestes, le maintien restaient les mêmes, même si l’on sentait comme une hâte et même un peu d’inquiétude dans leur façon de se déplacer. Au bout de trois quarts d’heure, apparurent les premiers vergers du domaine. Zia les reconnaissait tant il en avait fait le tour avec son père, et plus encore avec Tarik ou Rabindrapah. Il demanda au chauffeur de le laisser là. Ce dernier étonné insista un peu pour le conduire jusqu’à la grande maison, probablement poussé par sa curiosité et d’occultes missions d’informateur. Zia dut se justifier. Sa mère n’était probablement pas encore réveillée, du moins pas encore prête à la recevoir et il avait envie de parcourir à pied les derniers kilomètres qui le séparaient du lieu de son enfance. Le chauffeur finit par se garer sur le bas-côté. Il attendrait sans doute que Zia se soit éloigné à travers champ pour aller voir lui-même et peut-être se renseigner sur ce curieux voyageur. Le sac de cuir n’était pas très lourd. Zia le prit en bandoulière et saisit son étui à violon et le sac de bouteilles dans la main. Il prit congé du chauffeur en lui laissant un substantiel pourboire pour avoir la paix, mais celui-ci insista tout de même pour lui donner sur un bout de papier son nom, son adresse et un numéro de téléphone. Au cas où Zia aurait besoin de lui, d’un contact dans la capitale. Un jour ou l’autre, on ne sait jamais. 174 L’aube n’allait pas tarder. Un léger brouillard retardait l’apparition du soleil. Au détour du chemin qui s’enfonçait doucement dans la vallée, Zia aperçut la silhouette du Ksar, dont le faîte se découpait sur le ciel. Sa forme, bien que distante d’un kilomètre et disparaissant par instant dans la brume lui parut tellement familière, qu’il en fut troublé. Des Ksars, il y en avait d’autres aux environs et il en avait distingués au moins une dizaine pendant le voyage en taxi, mais ce cube d’ombre était unique. Il découpait dans la nuit l’exacte forme qui avait hanté Zia, enfant, puis adolescent, puis adulte en Europe. Zia se dit qu’il avait fait des centaines de fois ce rêve, mais qu’il ne s’en était pas souvenu plus tôt : la silhouette du Ksar se découpant dans la nuit claire. Une chose imperceptible le troubla davantage. Un élément qu’il ne reconnaissait pas. Sur la dernière terrasse, tout en haut de la bâtisse, il semblait y avoir posé comme un enchevêtrement de lignes, de courbures incompréhensibles pour l’œil et le cerveau et qu’on distinguait mal de cette distance. S’agissait-il d’une construction, de quelques fers à béton permettant de rajouter un ou plusieurs étages, comme ceux qu’il avait vus sur la route ? Mais cette ferraille sur le toit du Ksar était particulièrement incongrue. D’une part car la demeure était suffisamment majestueuse et imposante pour qu’on ne cherche pas à lui rajouter des étages de parpaings, d’autre part car ces fers n’étaient pas posés 175 de manière droite, verticale, simple et efficace. Plus Zia s’approchait, plus il distinguait la complexité de la forme qui ressemblait à un dessin de coupoles, de minarets, au squelette métallique d’une sorte de Taaj Mahal posé sur la terrasse. Hussein pris de la folie des grandeurs avait-il pensé multiplier les coupoles et enjoliver ainsi sa toiture à l’indienne ou à la turque ? Ce n’est qu’en s’approchant et en distinguant à l’intérieur d’autres fers forgés plus petits, ornementés de motifs floraux, semblables aux bordures d’un tapis, que Zia compris qu’il s’agissait d’une immense volière ouvragée, posée sur le toit. Les quelques oiseaux qu’on avait jadis offerts à son père s’étaient-ils multipliés à tel point qu’il avait décidé de construire pour eux un tel monument ? Ce qui paraissait également bizarre, c’était qu’aucun mouvement n’animait cette enceinte. La volière ne contenait pas d’oiseau. Zia avait suffisamment passé de temps à les observer dans la nature en compagnie de Tarik pour savoir qu’au moins quelques espèces restent éveillée la nuit et que la plupart des autres se mettent à chanter à tue tête, dès lors que le jour pointe, ce qui était précisément le cas. Une petite cabane était adossée à la muraille du Ksar. Un vieillard aveugle en sortit pour faire ses besoins puis rentra. Parvenu dans la cour, Zia frappa à la grande porte d’entrée et la vieille servante de son enfance lui ouvrit. Était-ce toujours la même, n’était-ce pas plutôt sa fille qui l’avait remplacée comme un sosie ? Il n’osa pas poser la question. 176 Après avoir servi à Zia un petit déjeuner, vers sept heures, la vieille servante était partie avertir Elisabeth que son fils était arrivé, comme il l’avait annoncé par télégramme. Il n’osait pas monter de peur de la réveiller. Elisabeth était pourtant réveillée depuis l’aube elle aussi. Mais elle veillait, vêtue d’un simple peignoir par-dessus sa chemise de nuit, ses cheveux encore défaits. Maîtrisant, son émotion, elle dit à la vieille de prévenir Zia qu’elle allait descendre, mais consacra dix bonnes minutes à relever sa coiffure et à se maquiller légèrement. Sa main tremblait. Quand elle descendit et rentra dans la cuisine, la vieille s’était discrètement retirée. Son fils qui était encore assis devant les restes du copieux petit déjeuner, se leva sans oser pourtant se précipiter dans ses bras. Il la regardait, c’est elle qui avançait vers lui presque en courant, comme une enfant, son peignoir ouvert sur sa chemise de nuit. Elle lui parut telle qu’il l’avait quittée. Lumineuse, encore si belle, si jeune, elle aurait pu être une de ses amies londoniennes, ou bien une petite sœur qu’on retrouve au pied du lit et qui se précipite dans vos bras. Comme la vieille ne revenait pas, il lui avait fait chauffer du thé et griller quelques toasts. Il connaissait l’emplacement des choses dans cette cuisine, comme s’il ne l’avait pas quittée. Et ils avaient commencé à parler. Oui, le père était mort, il n’avait pas souffert, elle s’y attendait, il était malade depuis longtemps, il était en paix. 177 Hussein n’avait d’inquiétude que pour sa femme qui allait rester seule et pour son fils dont il n’avait plus de nouvelles. Mais il ne lui en voulait pas de cette distance. Il savait que toute cette violence était de son fait. Il savait que Zia reviendrait et s’occuperait d’Elisabeth, qu’il l’emmènerait avec lui loin de ce pays aujourd’hui maudit. Zia était gêné de cette si rapide et si définitive confession. Il était bouleversé lui aussi. Il demanda des nouvelles des proches, Tarik était aveugle, il habitait là, dans l’appentis, au pied du Ksar. Malgré son infirmité, il veillait sur la maison. Rabindrapah était retourné en Inde, il avait confié à Tarik sa nièce Aïcha qui s’était convertie à l’Islam et avait épousé le fils de l’Imam. Zia sentait qu’il y avait derrière tous ces évènements une part de mystère et de violence qu’Elisabeth évitait avec autant de naturel que si le monde n’avait pas changé depuis l’enfance de Zia. Ils en vinrent à parler à nouveau d’Hussein, des concerts, de la musique. Elle ne lui demanda pas s’il jouait à nouveau du violon. Ils évoquèrent le salon de musique de son père, sa passion, ses amis musiciens. Presque sans émotion, avec calme, Elisabeth retraçait l’histoire. Il avait fermé le salon juste après le départ de Zia pour l’Angleterre. Il n’y avait pratiquement jamais remis les pieds. Le piano avait été replacé dans son antichambre et elle n’avait pas cessé d’en jouer régulièrement. Sans que son mari lui fasse la moindre remarque. Les amis musiciens continuaient de passer régulièrement, mais ils ne jouaient plus au Ksar. Hussein les recevait, il discutait avec eux, mais ne leur proposait plus de jouer. Il avait remplacé cette passion par celle des oiseaux. Les musiciens lui en rapportaient à chaque fois quelques spécimens rares et Tarik aussi s’était mis en quête d’approvisionner la collection d’Hus- 178 sein. Dès son retour d’Angleterre, Hussein avait conçu son projet d’immense volière. Il en avait lui-même dessiné les plans et une équipe de ferronniers étaient venus s’installer au Ksar pendant près de trois mois pour la réaliser. Dès que le temps le permettait, il montait sur la terrasse pour s’occuper de ses oiseaux et leur tenir compagnie. Les chants de serins et des perruches succédaient aux cris rauques des perroquets et des faisans. Les oiseaux sauvages qui peuplaient le domaine venaient rôder le soir autour et répondaient par leurs chants à ceux de la collection d’Hussein. À l’automne, les essaims migrateurs tournoyaient autour de la volière pendant des heures, tentant d’attirer leurs compagnons prisonniers. Ces vols conféraient au Ksar une atmosphère sinistre, annonçant quelque catastrophe naturelle comme seuls les animaux et particulièrement les volatiles savent les annoncer. Mais pourquoi la volière est vide avait demandé Zia. Elisabeth n’avait pas éludé la question, mais avait répondu simplement avec douceur que les cris des oiseaux avaient fini par lasser la population avoisinante et qu’Hussein en avait tiré les conséquences avant de mourir. Zia n’avait pas osé demander de quelle façon. Les avait-il relâchés, les avait-il donnés, les avait-il tués… Il se renseignerait plus tard. Mais le silence qui régnait autour du Ksar portait en lui même le pressentiment des plus cruelles réponses. Il était allé avec sa mère saluer le vieux Tarik. Celui-ci cachait ses yeux derrière des lunettes très noires. Il maîtrisait tant bien que mal son émotion et avait demandé à Zia de le serrer dans ses bras pour qu’il puisse mesurer sa taille, sa corpulence, deviner quelle silhouette avait maintenant cette personne qu’il chérissait tant. Comment était-il devenu aveugle ? Là encore, Zia n’osait pas poser de question trop abrupte. Il attribuait cela à la vieillesse, 179 ce que Tarik semblait confirmer. « Au début mes deux faucons me servaient d’yeux, mais ils sont morts et je n’ai pas eu le cœur ni la force d’en élever d’autres. Aujourd’hui, je vois sans mes yeux, par mes narines, mes oreilles, je sens quand il va se passer quelque chose et comme je suis aveugle, on ne se méfie plus de moi, ce qui est d’une manière un avantage par ces temps troublés. » Zia avait promis à Tarik de venir rapidement lui rendre une visite plus longue, il fallait qu’il profite de sa mère qu’il n’avait pas vue depuis si longtemps. La journée se passa dans la plus extrême douceur. Zia fit le tour de la maison et se fit ouvrir son ancienne chambre, le bureau et la bibliothèque de son père et même le salon de musique où rien n’avait bougé. Tous les instruments traditionnels de tous les pays et de toutes les tribus de la région étaient accrochés sur les murs, simplement recouverts de poussière. Heureusement les rideaux constamment tirés avaient conservé cette collection prestigieuse en bon état et les vernis n’étaient pas trop altérés. Dans l’antichambre, le grand piano noir était parfaitement astiqué et bien accordé pour autant que Zia puisse en juger en effleurant un instant quelques notes. Seul le grand bouquet de fleurs était absent. - Tu pourras m’en jouer un peu ? Dit-il à sa mère - Oui, ce soir après le dîner si tu veux Puis elle ajouta fière comme une enfant : - Tu sais c’est moi qui l’accorde maintenant, toutes les semaines. Ils allaient descendre prendre le dîner que la vieille cuisinière avait préparé pour eux quand celle-ci vint leur dire que l’Imam et quelques notables du village étaient venus frapper à la porte du 180 Ksar pour demander à voir Zia et lui présenter leurs condoléances - Comment savent-ils déjà que tu es là ? S’emporta Elisabeth. Je ne veux pas que tu les vois, je ne veux pas les recevoir, je ne veux pas les voir ! Sur son visage se lisait comme de la frayeur mélangée à une colère bien visible qui la faisait soudain paraître bien plus vieille. Il dit d’un ton ferme : - Faites leur savoir que je les recevrais après quelques jours de deuil et que pour le moment, je me consacre à consoler ma mère. Après le dîner, ils étaient montés dans l’antichambre d’Elisabeth. À côté du grand piano, ils avaient évoqué des souvenirs du passé, de l’enfance de Zia : quand il se cachait sous l’instrument le soir, pour profiter des conversations entre ses deux parents, quand il partait dans la campagne avec Tarik, quand il participait l’été aux travaux des champs, sous la tendre direction de Rabindrapah. Et puis la conversation avait tourné à nouveau sur le chant des oiseaux. Non plus ceux de la volière, mais ceux de la campagne à l’entour. Zia avait fait mine de s’étonner de n’avoir entendu presque aucun chant d’oiseau, en arrivant le matin même. Elisabeth avait prétexté la rigueur du climat cette année là, le fait que les arbres ne portaient guère de fruits. Les oiseaux étaient partis plus tôt dans leurs longues migrations. Zia n’avait pas insisté. Il avait demandé à sa mère qu’elle se mette au piano et lui joue ou lui chante quelque morceau de son enfance. Pendant qu’elle jouait très concentrée de vieux airs baroques de Purcell et Haendel et qu’elle chantait les mélodies, il avait discrètement déballé son violon. Il l’avait accordé, elle n’avait pas frémi, 181 mais il avait senti qu’elle se raidissait un peu faisant semblant de ne rien remarquer. Il joua tout d’abord une simple partition de basse continue puis il s’enhardit, l’accompagnant dans son chant, répondant, improvisant, multipliant les ornementations. Elle s’était arrêté de chanter, et un peu plus tard de jouer. Zia avait enchaîné sur des airs classiques puis des mélopées de sa composition. Elle avait gagné un fauteuil où elle s’était finalement endormie pendant qu’il continuait doucement. Soudain, il avait eu peur qu’elle soit morte frappée par l’émotion. Il s’était arrêté de jouer et tenant son violon dans une main et son archet dans l’autre, il s’était approché d’elle et s’était penché sur sa poitrine pour vérifier qu’elle vivait encore. Un doux battement du cœur le rassura. Il l’avait doucement réveillée et accompagnée pour qu’elle puisse rejoindre son lit. Puis il monta là haut sur la terrasse, dans la volière vide. On voyait bien le village de cet observatoire. Quelques vieux étaient assis, malgré le froid de la nuit, sous le porche de la petite mosquée, au pied du minaret. Dans une courette un foyer était allumé sur lequel tournait une broche avec de la viande. L’odeur de la cuisson parvenait jusqu’à lui. L’animal, ce devait être un mouton, était tordu agrippé au métal comme un corps supplicié. Il était étrangement humain. Et Zia eut un haut le cœur. Cela lui rappela l’épisode ou les garçons du collège l’avaient emmené, ficelé à un bâton, dans les bois. Il prit des somnifères et s’installa sur le divan du salon de musique ou il s’assoupit quelques heures, régulièrement réveillé par des cris au village et finalement par l’appel à la prière. Le vieux muezzin avait disparu, remplacé par un enregistrement. L’appel n’était plus un chant pur et psalmodié s’échappant fièrement dans la nuit comme il en avait connu dans son enfance, mais une sorte de glapissement. Il pensa au cri d’un chacal et 182 c’est dans cette confusion qu’il se réveilla et décida de rejoindre la cuisine déserte pour s’y préparer un bol de café fort. Du café, il n’y en avait pas. Seulement un thé noir et amer qui lui souleva l’estomac. 183 Au matin, Zia eut du mal à reconnaître sa mère. Ses cheveux avaient totalement blanchi pendant la nuit. La musique jouée sur le violon, cette musique tant attendue, rêvée pendant tant d’années avait libéré des enzymes qui l’avait fait vieillir d’un coup. Cette musique pourtant toute simple et sans effet avait fait céder les digues de son amour et de sa patience. Elisabeth faisait soudain bien plus que ses soixante ans. La peau si fine, si douce, si rose était devenue comme du parchemin, d’une couleur un peu verte et striée de milliers de ridules sèches. Ses lèvres avaient minci et ses yeux perdus dans le vague révélaient une myopie un peu folle, accentuée par un léger strabisme qu’on ne remarquait pas jusqu’alors. Surtout, elle avait eu bien du mal à se lever. Prise de vertige, elle titubait comme une femme saoule et la douceur des expressions d’antan laissait place à une excitation hors de propos. Elle avait tenu à se lever comme pour faire violence à cette vague de folie et de vieillissement et elle n’avait pas pris la peine de se coiffer. Simplement revêtue de sa chemise de nuit et de son peignoir qu’elle n’avait pas noué à la taille, malgré le froid, elle était descendue directement à la cuisine où Zia était déjà en train de prendre son petit déjeuner. On discernait par l’échancrure de son déshabillé la maigreur extrême de son corps. Elle parlait toute seule, elle parlait de la musique de façon exaltée et décousue. Elle semblait confondre Zia et Hussein, elle disait qu’il fallait ouvrir le salon de musique, qu’il fallait tout recommencer 185 à zéro, qu’on s’y était mal pris, qu’il fallait faire venir d’autres musiciens, des musiciens d’Europe, la musique classique d’Angleterre, d’Allemagne, de France et d’Italie… Pour les éduquer ces sauvages, leur faire comprendre la beauté universelle à ces ignares, ces barbus, ces derviches hurleurs la haut sur leur mosquée. A l’hystérie du matin avait succédé un immense abattement, elle avait demandé à se recoucher et pendant trois jours et trois nuits, elle s’était laissée aller, refusant tout repas, détournant le regard et le corps quand Zia pénétrait dans sa chambre. Comme un animal traqué, elle se blottissait contre le mur croyant que ses poursuivants allaient enfin la laisser en paix. 186 La chambre d’Elisabeth donnait sur une petite terrasse exposée à l’ouest qui restait fraiche toute la matinée et bénéficiait le soir du soleil couchant. C’était un des endroits les plus agréables du Ksar et pour Zia, l’un de ceux les plus chargés de souvenirs quand sa mère lui lisait un livre ou lui racontait une histoire, juste avant qu’il n’aille se coucher. Zia s’était installé entre la terrasse et la chambre de sa mère. Il passait de l’une à l’autre, se demandant comment allait évoluer ce lent abandon, et sans grand espoir d’une issue favorable. Mais en même temps, pour Elisabeth, tout était accompli. Elle avait revu son fils, elle l’avait même entendu jouer, sur cet instrument magnifique qu’elle lui avait acheté des années plus tôt. Elle ne lui avait pas demandé de nouvelle de Daniel, mais Zia ne lui en voulait pas. Il la sentait trop émue et en même temps déjà trop diminuée pour aborder la vie de son fils, là bas, en Europe. Et puis, cela lui avait évité de répondre, de mentionner sa mort, de parler de l’attentat. Maintenant, il ruminait tous ces souvenirs, dans ces lieux éparpillés, à des lustres d’intervalle. Par l’intermédiaire de la vieille servante, il fit demander Tarik. Le fauconnier qui n’était jamais venu sur cette terrasse était presque choqué que Zia lui propose d’y accéder. « Mais votre mère… » lui dit-il gêné. - Ma mère est mourante… Je dois rester près d’elle et en même 187 temps nous devons parler. Tu dois me raconter. Je ne vais pas rester très longtemps… - C’est vrai… Ils vous cherchent. Vous ne pourrez pas les maintenir à l’extérieur éternellement, sembla approuver le fauconnier. - Dis-moi, qu’est-il advenu d’Aïcha ? demanda d’emblée Zia. - Comment ? Vous ne savez pas ? Elle a été donnée comme épouse à Umar, le fils Turabi, le nouvel Imam, celui qui est venu frapper à la porte hier soir. - Non, je ne savais pas… Et en quel honneur a t’elle été obligée d’épouser ce rustre, s’indigna Zia. - C’est à cause de l’accident ! Zia ne voyait pas de quel accident il s’agissait - C’est à cause de l’arc, vous vous souvenez ? Zia ne se souvenait toujours pas, mais cette évocation d’un arc et d’un accident le ramenait directement à ses cauchemars répétitifs, à la flaque de sang et à l’œil du garçon qui pendait hors de son orbite. - Alors c’est vrai ! s’exclama-t-il. J’ai enfoui tout cela pour l’oublier. Raconte moi cette histoire. Je veux l’entendre de ta bouche. - Je t’avais fabriqué un arc avec des flèches. Un vrai arc. J’avais forgé moi même les pointes des flèches. Tu jouais avec et tu l’a prêté à Aïcha. C’est à ce moment que le fils Turabi est arrivé et qu’il a voulu vous le prendre. Je ne sais pas si c’est toi ou Aïcha, mais vous vous êtes battus comme des beaux diables et le coup est parti dans l’œil de ce crétin d’Umar. C’était juste avant ton départ en Angleterre. Aïcha avait treize ans comme toi. Le vieux Turabi est venu et a réclamé Aïcha en réparation pour son fils, le prix du sang. Et même ton père n’a rien pu faire. Aïcha a rejoint la famille de l’Imam, elle a du porter le voile, je n’ai jamais revu son visage. 188 - Et maintenant, qu’est-ce qu’elle devient. A-t-elle des enfants ? - Elle est morte. Elle s’est suicidée au bout de quelques mois. Elle s’est jetée de la falaise, non loin du marabout où nous avons enterré ton père. - Tu ne l’avais jamais revue ? - Non, de toutes les façons je suis aveugle, conclu laconique le vieux fauconnier. Zia, le cœur déchiré, s’était levé un instant pour aller voir sa mère, mais elle semblait dormir paisiblement, alors il était retourné sur la terrasse et avait demandé à Tarik de poursuivre son récit - Et les oiseaux, cette volière. Qu’est ce qui s’est passé ? - Quand tu es parti, après ce concert où tu as joué, Turabi et ses barbus ont juré d’avoir la peau de ton père. Il les a en quelque sorte devancés, ne leur offrant plus aucun prétexte pour qu’ils l’attaquent sur sa pratique de l’Islam. Il a fermé son salon de musique, il n’a plus organisé de concert. Il s’est rendu régulièrement à la mosquée, il pratiquait ostensiblement le jeûne du ramadan et il est même allé faire le pèlerinage à la Mecque. La seule folie qu’il s’est permise, c’est de s’intéresser aux oiseaux. C’est devenu une véritable passion. Les musiciens, ne donnaient plus de concert au Ksar mais continuaient de passer par amitié, sans leurs instruments. Chaque fois ils apportaient à Hussein des specimens originaires de leur pays. Des perruches, des perroquets, des cacatoès, mais surtout des merles, des paons, des faisans dorés, des oiseaux-mouche et des canaris de toutes les couleurs. Hussein a fait construire cette immense volière sur le toit. Il y passait presque tout son temps, les nourrissait, ramassait les œufs, les mettaient en couveuses pour les faire éclore. Je le conseillais, l’aidais à faire les aménagements. Nous avons séparé la volière en plusieurs compartiments pour que les plus gros 189 oiseaux ne dévorent pas les petits. Ça chantait tout le temps dans cet espace béni, surtout à la saison des amours. Cela a rapidement exaspéré les barbus qui venaient la nuit avec leur fusil pour descendre les volatiles. Ils ont encouragé les gamins à en faire autant avec leurs frondes si bien qu’au bout de quelques mois, il ne restait plus aucun oiseau vivant. Tous les matins, j’allais enlever les petits cadavres encore chauds pour les soustraire à la vue de ton père. Il continuait à venir comme si de rien n’était et jusqu’à la veille de sa mort, il est venu s’asseoir dans cette volière vide. - Mais on n’entend plus aucun oiseau dans les environs - Cela ne leur suffisait pas à ces fous furieux. Ils ont en quelque sorte édicté une fatwa contre les oiseaux et les bandes d’enfants ont continué de plus belle avec leurs lance-pierres jusqu’à ce que les oiseaux s’en aillent pour ne plus revenir. Ce lieu est maudit… ne reste pas là Zia. N’attend pas qu’ils viennent te prendre. Ils ne songent qu’à cela. Ils savent que tu joues de la musique, ils rêvent de te casser les doigts. Ils savent que tu vis avec un homme. - Cet homme est mort dit simplement Zia - Mon pauvre ! Dit Tarik en marquant un silence plein de compassion, puis il repris de plus belle : - Ils vont te castrer puis te tuer. Tu te retrouveras cadavre, dans un fossé, avec tes couilles dans la bouche. Ils n’enterrent même plus les gens qui leur déplaisent, les gens du village, des musulmans comme eux pourtant. Sauve-toi Zia, tu mérites mieux que cet enfer qu’ils ont créé ici. - Je vais partir. Ma mère va mourir… Puis je partirai… Mais toi ? - Moi, je ne vaux plus rien pour eux, je n’ai plus rien à perdre, je vais bientôt mourir moi aussi, ne t’en fais pas pour moi, j’aurai bien vécu, j’aurai connu le Ksar quand tout fonctionnait, quand 190 l’été était prodigue et que le domaine était un paradis. J’aurai connu tes parents, deux personnes exceptionnelles, je t’aurai connu, un don du ciel… De quoi puis-je me plaindre. Zia était au bord des larmes. Il alla voir sa mère qui dormait toujours mais dont le souffle se faisait plus rauque et la respiration apparemment plus difficile. Puis il vint retrouver Tarik. - Et tous ces musiciens, Tarik, que sont-ils devenus ? - Ceux de la région ont été assassinés ou bien ils se cachent. Ceux d’Afghanistan, n’en parlons même pas ! Là-bas, c’est dans tout le pays qu’il n’y a plus un seul oiseau qui chante. Ceux du Bengale, du Rajasthan sont retournés chez eux. J’ai gardé quelques adresses que je te donnerai si tu veux aller les voir. Les Subramaniam du Kerala ne sont jamais repassés par ici. Ton père m’a dit qu’ils écrivaient régulièrement et demandaient à chaque fois de tes nouvelles. A l’évocation du Kerala, Zia osa enfin poser la question qui lui brûlait les lèvres depuis son retour : - Et Rabindrapah, il est mort ? - Non ! Enfin, je ne sais pas… Figure toi qu’un matin il a disparu. C’était le jour où sa nièce a été cédée au fils de l’Imam. Le soir, il n’était plus là. On ne l’a jamais revu. Il doit être reparti au Kerala. Si tu veux, je te donnerai le nom de son village et de sa famille. C’était comme si Tarik avait deviné les intentions de Zia. Une fois toute les affaires réglées et sa mère enterrée, si les barbus lui en laissaient le temps, il partirait, sur les chemins pour retrouver les traces de cette musique enfuie. Tarik n’était qu’un maillon. Il n’était même pas musicien, mais il connaissait le prix immense 191 de cette musique et des artistes qui la faisaient vivre. Hussein le lui avait appris. En attendant, Zia avait quelques questions encore à lui poser sur tous ces musiciens. - Et Yussuf, le Madan, l’irakien joueur de naï ? - Il existe toujours, même s’il a failli y passer. Il est malin, il s’est enfui vers le sud, à la lisère du Penjab, jusqu’au village dont était originaire sa femme. Mais les talibans sont arrivés. Alors, il les a devancé, il leur a apporté toutes ses flûtes, il en a fait un tas, et il a proposé de les brûler en leur présence, ce que naturellement, ils ont accepté. Et ils lui ont fichu la paix. Sauf qu’un jour ils ont trouvé sa femme en train de jouer du tambourin, lors d’un mariage. Ce n’était même pas un vrai tambourin, mais une assiette, une casserole, ou quelque chose comme ça. Ils lui sont tombés dessus et l’ont immédiatement lapidée. Le jour d’un mariage… Et avec le consentement plus ou moins forcé des mariés, tu te rends compte. Je te donnerai le nom du village, va le trouver, je suis sûr qu’il sait tout. C’est lui qui en sait le plus sur la musique, après ton père naturellement… Tarik se tut. Il avait dit à peu près tout ce qu’il y avait à dire… Tout ce que Zia devait savoir. Du moins le principal. Les yeux cachés derrière ses lunettes noires, c’était comme s’il s’était endormi. Ils restèrent en silence, les deux songeurs, vidés, leur âme brisée à tous les deux. 192 Elisabeth s’était éteinte doucement. Zia n’avait pas souhaité faire venir un médecin. Les paroles de Tarik tournaient maintenant dans sa tête : « Il vont venir, ils vont te prendre et te tuer, ils ne parlent que de ça, de te couper les mains qui jouent de la musique, de te couper la langue et les oreilles pour te rendre sourd et muet, de te castrer, parce qu’ils disent que tu vas avec les garçons et que c’est un pêché dans l’Islam. Comme s’ils se gênaient entre eux les barbus. » À défaut d’avoir pu assister à l’enterrement de son père, Zia fit tout pour hâter celui de sa mère et y participer. Ils l’enterrèrent comme ils l’avaient fait d’Hussein, de nuit, sans autre lumière que celle de la pleine lune, pour ne pas attirer l’attention des gens du village. Ils l’enfouirent à côté de son mari dans cette anfractuosité de la falaise qui jouxtait de manière très discrète le petit marabout blanc qui abritait la tombe d’un vieux soufi, ancêtre de la famille, du temps des empereurs mogols, et dont tout le monde ici bas avait oublié le nom. 193 - Maintenant, vas t’en, dit Tarik. - Je partirai à la tombée de la nuit. - Tu ne peux pas partir à pied. Il faut que tu t’éloignes de cette vallée le plus vite possible. Ils ont des espions dans tous les villages. Si on te voit, on te signalera immédiatement et ils te poursuivront. J’ai pensé à tout, ne t’inquiète pas. Sans presque se guider de sa canne, Tarik emmena Zia dans l’immense remise au rez-de-chaussée du Ksar, qui servait de garage pour les machines agricoles. Celles-ci ne servaient plus depuis longtemps et étaient recouvertes de rouille. Tout au fond, sous l’une d’elle, Tarik tira une grande bâche de plastique noir qui cachait une motocyclette antique de marque indienne. - Elle paraît vieille, mais je l’ai entretenue. Non seulement elle démarre au quart de tour, mais j’ai changé le pot d’échappement et contrairement à toutes les vieilles pétoires d’ici, elle ne fait pratiquement aucun bruit. Comme pour donner du poids à sa démonstration, Tarik la démarra d’un seul coup de quick. Pendant que le moteur chauffait doucement en ronronnant, il ouvrit les deux sacoches de plastique qui étaient toutes deux pleines à craquer. - Dans l’une j’ai mis un jerrican d’essence. Avec ça, en plus du réservoir, tu peux faire au moins trois cents kilomètres. Dans l’autre, je t’ai mis quelques provisions et des vêtements tradition- 195 nels. Il ajouta en riant : - Je t’ai même trouvé une burka, si l’envie te prenait de te déguiser. Tarik lui tendit aussi une sorte de longue besace de cuir qu’il avait probablement cousue de ses mains. - Là-dedans, cache ton violon et quelques affaires. Tu la porteras en bandoulière sur ton dos. Le soleil commençait à disparaître derrière les collines. Ils attendirent en silence que la nuit soit complètement tombée. Le disque rayé du muezzin appelait les villageois à la prière. Tarik glissa à Zia : - Maintenant sauve-toi, c’est le moment. Je te donne ma bénédiction, tu es comme mon fils. Tout le reste de ma vie, mes pensées t’accompagneront. Zia enfourcha la moto et, le cœur serré, s’enfonça dans la nuit. La route sinueuse de la vallée du Ksar descendait doucement vers la plaine de l’Indus. Arrivé dans la plaine, il rejoindrait la grandroute en bifurquant vers le sud. Cette route était fréquentée par de nombreux camions qui filaient vers le Penjab, puis vers Karachi. Une fois là bas, il ne craindrait plus les barrages, ni les embuscades. À l’approche des villages, il ralentissait. Quand la pente le permettait, il coupait carrément le moteur et continuait en roue libre. La lune était à moitié pleine et sa lumière suffisait à éclairer la route. Plusieurs fois, il entrevit des silhouettes marchant. Des paysans sans doute qui s’attardaient en revenant des champs. A chaque fois, il glissait vers le bas côté bordé d’arbres et de buissons pour laisser s’éloigner les marcheurs. La pente lui permettait également de voir de loin arriver les rares véhicules. Là encore, 196 il faisait montre de prudence en se cachant. Une fois sur la grand route, il roula à pleine vitesse et le vent dans ses cheveux lui procura un sentiment de puissance et de liberté. Ils ne l’auraient pas. Il avait décidé de rejoindre le village où Tarik lui avait dit que résidait le Madan. C’était un peu risqué car les talibans s’en étaient emparés pendant plusieurs années. Mais d’après Tarik qui semblait bien renseigné sur la situation dans le pays, ils en avaient été chassés, quelques mois auparavant par les forces gouvernementales pakistanaises, ce qui permettait aux habitants de souffler un peu. 197 L’aube pointait déjà lorsqu’il arriva au village qui se trouvait un peu à l’écart de la grand-route et surplombait le fleuve Indus. Malgré sa pauvreté évidente, l’endroit respirait une certaine tranquillité. Une petite anse abritait les pirogues des pêcheurs et au bout d’un ponton de bois à moitié pourri était ancré un vieux bac qui assurait la navette entre les deux rives du fleuve. L’Indus était ici particulièrement majestueux, large d’un kilomètre ou deux, et son cours qui n’avait pas encore été gonflé des eaux de la mousson restait paresseux, presque immobile comme les eaux d’un lac. On sentait malgré tout, la puissance du grand fleuve sous la surface d’huile et le soleil levant s’y reflétait au point d’en donner mal aux yeux. De nombreuses femmes s’affairaient déjà dans les ruelles et sur la rive, les unes portant de l’eau dans de grandes bassines en caoutchouc et les autres avec leur battoir s’agitant sur leur lessive. La plupart des femmes étaient habillées de couleurs sombres de la tête au pied et voilées, mais certaines parmi les plus jeunes arboraient sur la tête de simples fichus de couleurs et portaient des robes légères et bariolées. Si l’Islam intégriste était passé par là, il s’en était allé, au moins provisoirement et l’atmosphère était étrange, empreinte à la fois de crainte, d’une timidité un peu triste, mais également d’éclairs de joie, d’une liberté retrouvée, encore fragile. Les rares hommes, comme traumatisés, regardaient en marchant le bout de leurs pieds. Mais les jeunes femmes au contraire n’hésitaient pas à faire preuve de 199 gaieté, plaisantant et chantant, se tenant parfois par la main. Les enfants riaient et barbotaient dans le fleuve. L’arrivée de Zia sur sa moto provoqua un petit attroupement d’enfants. Bien que parlant parfaitement la langue, et d’un type physique qui ne déparait pas – très brun, les yeux noirs en amande, la barbe naissante et les cheveux en bataille - il conservait malgré tout un petit air étranger accentué par le pantalon et la chemise occidentale. Il se renseigna auprès des jeunes femmes. Connaissait-elle la maison du Madan, cet irakien qui vivait ici. Il ne précisa pas « le joueur de flute », craignant pour la sécurité de l’homme et pour la sienne. Mais l’évocation de l’irakien leur suffit. Dans un village, l’étranger reste l’étranger, même s’il vit depuis des lustres dans le pays qu’il a fait sien. Elles lui indiquèrent gentiment la maison qui était la dernière en remontant le fleuve, située sur le petit monticule là-bas. C’était à deux cents mètres à peine. Yussuf, le Madan, était assis sur le pas de sa porte. Il reconnu Zia dès qu’il eut franchi le portail du petit jardin. « Zia, le fils d’Hussein… Soit le bienvenu, mon fils… Tu es devenu un homme… ». Puis il l’invita prestement à rentrer. Ils passèrent la journée à l’intérieur. Zia lui raconta sa vie en Europe, comment il était redevenu violoniste et même un peu célèbre. Il lui raconta la mort de son père qu’il n’avait pas revu et dont il n’avait pas eu de nouvelle depuis toutes ces années. La mort de sa mère aussi et comment les intégristes voulaient lui faire la peau. « Je me suis sauvé juste avant qu’ils n’arrivent. Il paraît que c’est horrible ici, qu’ils maltraitent les femmes, qu’ils interdisent la musique, les fêtes la danse, la vie… » 200 - C’est ton père qui m’a conseillé de m’enfuir et de me réfugier plus au sud, avant qu’ils ne prennent un peu partout le pouvoir. Je suis arrivé ici avec ma femme et mes flûtes. Les gens m’ont accueilli, je me suis installé, et puis ils sont arrivés… - On m’a raconté que tu as brûlé toutes tes flûtes et qu’ils ont tué ta femme. - Ma femme était pakistanaise et moi j’étais l’irakien. On supporte mal les étrangers. - Mais tu disais qu’ils t’avaient bien accueilli. - Au départ, oui, nous jouions dans les mariages, ma femme chantait, s’accompagnait du tambourin. Mais quand les gens ont peur, ils sont capables de dénoncer, de tuer, parce que tout représente un danger pour eux. - Oui… Tarik m’a raconté. Le Madan se taisait. Son regard était perdu vers l’intérieur. Il pensait à sa femme assassinée sauvagement. - … Ils l’ont lapidée, comme si elle avait commis l’adultère, alors qu’elle a toujours été la plus fidèle, la plus soumise et la plus délicate des épouses. Ils ne connaissent rien à l’Islam, ils bafouent le Coran. C’était plus qu’une femme pour moi, c’était une amie. Mon égale. Soudain Yussuf changea d’expression. Comme s’il avait soudain balayé l’horreur, il sourit d’un air malicieux et dit à Zia : - Mais pour les flûtes, Tarik t’as raconté sa version. Je les ai bien eus… - Comment cela ? Lui demanda Zia - Eh bien, suis-moi, tu vas voir. La nuit était tombée. Le Madan pris Zia par la main et l’emmena dans le petit jardinet, juste derrière la maison. Entre deux arbustes fournis qui poussaient à même le sable et la poussière, 201 il s’agenouilla et gratta le sol. Il dégagea une plaque de fer munie d’une poignée rétractable qu’il saisit et souleva avec force. La plaque de métal très légèrement inclinée se releva comme mue par un ressort et dessous, Zia découvrit un petit escalier qui descendait dans une sorte de souterrain. - Quand on la remet en place de l’intérieur, le sable vient doucement rouler dessus et la recouvrir. Ils descendirent dans le souterrain qui s’élargissait pour devenir une cave où l’on pouvait facilement tenir debout. Les parois étaient calfeutrées de bottes de paille. « Excellent isolant acoustique » expliqua le Madan. Il avait allumé une lampe tempête et la promenait le long des parois. Accrochée sur les murs de paille apparut une collections impressionnante de flûtes de toutes les tailles dont on voyait à leur patine qu’elles étaient anciennes et de très bonne facture. - Les roseaux de l’Euphrate ! dit fièrement le Madan. - Mais comment as-tu fait ? Je croyais que tu les avais brûlées devant eux ? - J’en ai brûlée, mais des toutes neuves et sans valeur que je m’étais fabriquées moi-même. Il y a des roseaux aussi au bord de l’Indus… Avant de sortir dans le jardin, par mesure de précaution et sans savoir ce qui l’attendait, Zia avait emporté la besace en bandoulière qui contenait son violon. Tandis que Yussuf essayait ses flutes devant lui, les unes après les autres, il avait sorti l’instrument et réglait modestement son pas sur celui du flutiste. Personne ne pouvait les entendre. Ils jouèrent toute la nuit. Et Zia conclu par quelques morceaux solos dont la grande Chaconne de Jean-Sébastien Bach. Le Madan essayait de contenir 202 son émotion. - Je suis content que, malgré ton père, tu n’aies pas renoncé, ditil à Zia. C’est magnifique. Et tu vas encore découvrir davantage, progresser, renouer avec tes racines. Il approuva son projet de retrouver tous ces musiciens, même si la plupart étaient morts ou avaient arrêté de jouer… Zia n’osait pas interroger Yussuf sur les raisons pour lesquelles Hussein avait été si violent avec lui… Il trouverait tout seul, il attendrait que les musiciens lui explique, sans qu’il ait à leur demander. En revanche, il lui demanda comment Tarik était devenu aveugle. - Quand Aïcha s’est suicidée, ils se sont vengés sauvagement en lui crevant les yeux... Zia avait décidé de continuer son voyage à pied, de prendre des bus et des trains. Yussuf lui proposa de cacher la moto dans la cave. Il viendrait la reprendre s’il en avait à nouveau besoin… En attendant, il était plus sage de mettre des vêtements traditionnels. Il lui tendit une vieille tunique brune et un sarouel de la même couleur qui le rendraient plus discret. Il prendrait le premier bac au matin et de l’autre côté du fleuve. Un bus lui permettrait de franchir la frontière indienne dans le courant de la journée. Ensuite il ne craindrait plus rien. 203 La frontière indienne franchie, la musique cessait d’être un tabou. Il commença par le Rajahastan et les provinces du nord. Il découvrait les paysages, les villes, les temples et les palais que son père lui avait si souvent décrits quand il était enfant. Les immenses demeures des Maharajas, en comparaison desquelles le Ksar n’était qu’une modeste construction de terre séchée, avaient été le plus souvent transformées en hôtel de luxe. Parfois il s’y arrêtait pour une ou deux nuits. Il revêtait à l’occasion les vêtements européens qu’il conservait précieusement au fond de son sac et il en profitait pour donner ses affaires au pressing de l’hôtel. C’était également l’occasion pour lui de faire un excellent repas et surtout de boire une bouteille de bordeaux ou de vieux bourgogne qui lui rappelait les soirées au cottage. Il lui suffisait ensuite de sortir une carte de crédit pour régler la note qui restait toujours bon marché par rapport aux palaces européens. Il y avait presque chaque fois un piano à queue d’excellente qualité sur lequel il s’attardait le soir pour improviser des mélodies de sa composition, pour le plus grand plaisir des touristes présents. Il lui était même arrivé de sortir son violon et de jouer accompagné par le pianiste de l’hôtel, quand il jugeait celui-ci suffisamment doué pour l’exercice. Une fois ou deux, il avait cru reconnaître l’américaine et ses deux enfants. C’était évidemment une illusion, car cet épisode se perdait dans la nuit du temps. Mais le plus souvent, Zia se mêlait à la population locale, il logeait 205 dans de petits hôtels ou même chez l’habitant. Il était régulièrement invité dans des mariages villageois et jouait alors avec les musiciens locaux. À Chaque fois, Zia s’attardait quelques jours, parfois plusieurs semaines. Non seulement il les écoutait attentivement et les accompagnait pendant des heures, mais il parlait avec eux et il partageait leur quotidien. Il entreprenait de cette façon une véritable initiation. Sa mémoire musicale prodigieuse lui permettait d’enregistrer toutes les notes de cette musique qu’il avait connue jadis, mais dont il s’était éloigné depuis. Le patrimoine de l’enfance remontait à la surface. Il se souvenait maintenant avec précision de chaque concert donné au Ksar. Il n’avait pas peur de perdre. Il ne ressentait pas le besoin de noter. Il noterait en temps utile. C’est d’ailleurs ce que chaque musicien lui disait « Ne note pas écoute » et le musicien ajoutait souvent « joue si tu veux avec moi ». Ne connaissant pas toutes les subtilités de la musique indienne, il jouait des ragas de son cru. Ou plutôt des improvisations de son cru sur des ragas dont les musiciens lui fixait les grandes lignes et les grands principes. Mais surtout, il écoutait. Il jouait modestement, en arrière fond, presque en accompagnement. Il écoutait le musicien et il savait qu’il n’oublierait pas. Que la musique s’inscrivait définitivement dans sa tête, qu’il pourrait la retrouver intacte, le lendemain, ou même des années plus tard et qu’entre temps, elle ferait son chemin. Il avait préparé cependant de grandes feuilles de papier à musique, sur lesquelles il avait tracé lui-même à la règle les portées de cinq lignes espacées bien régulièrement sur toute la page. Il n’avait pas peur qu’on découvre ces feuilles sur lui s’il repassait par le Pakistan. Les jeunes talibans ne sauraient même pas à quoi servaient ces lignes parallèles. Mais cela les aurait peut-être intri- 206 gués. Ils auraient fait une enquête. Papier musique ? Pour qui ? Les musiciens auxquels il les avait montrées n’en utilisaient pas et la majorité d’entre eux lui avait conseillé de s’en défaire. 207 Le séjour de Zia dans les provinces du Nord dura presque une année. Les musiciens croisés dans les villages lui donnaient des adresses d’autres musiciens et il partait à leur rencontre. Parfois il rencontrait des artistes qui étaient venus jadis se produire au Ksar et ils échangeaient des souvenirs. Aucun d’entre eux n’avait oublié l’enfant qu’il était. Ils étaient heureux de le retrouver grandi et sa virtuosité leur faisait monter les larmes aux yeux. Pour eux, il jouait aussi des airs occidentaux et certaines de ses compositions. Deux ou trois avaient participé au concert au cours duquel il s’était produit et avait joué les folies d’Espagne. Le dernier concert organisé par Hussein. Ils lui demandèrent à chaque fois de rejouer pour eux ces variations qui les avaient tant émus. Aucun d’entre eux ne connaissait vraiment son histoire. Pour eux, c’était naturel qu’il soit devenu un grand violoniste. Ils regrettaient simplement qu’il ne connaisse pas davantage les mélodies de son pays. Ils s’étonnaient, mais jamais Zia n’osa leur conter l’éloignement et pour finir la violente rupture qui l’avait opposé à son père. Il leur disait simplement que son père était mort et qu’il était malheureusement arrivé trop tard pour l’enterrement. Ils savaient tous qu’Hussein n’organisait plus de concert depuis des années, mais ne posèrent aucune question. Zia pensait que le moment n’était pas venu pour lui, d’éclaircir et de comprendre le fond des choses. À chaque fois, les musiciens s’étaient enquis également d’Elisabeth. Et à chaque fois il leur 209 avait dit que sa mère était morte juste après son retour. Il ressortait de ses échanges pudiques la nécessité pour Zia de se familiariser avec les ragas et les mélodies indiennes. Peut être de cette connaissance viendraient la résolution de son histoire et de celle d’Hussein pendant toutes ces années. Quand il voyageait, prenant le bus, le train ou empruntant des taxis collectifs de fortune, Zia s’arrêtait souvent à ces petits débits de boisson en bord de route et il faisait à chaque fois provision de quelques bouteilles de mauvais whisky de contrebande. La boisson lui faisait oublier ses nostalgies et ses souffrances. Il somnolait pendant des heures serré parmi les autres voyageurs. Et cet état de conscience assoupie participait de son abandon à cette immense marée humaine, toujours en déplacement, qui compose la réalité indienne. 210 Zia avait appris un nombre incalculable de ragas. Il décida que le moment était venu d’aller rencontrer le sitariste Ravi Shankar qui habitait avec toute sa famille, dans la ville sainte de Bénarès. La recommandation de Yehudi Menuhin lui ouvrait grandes les portes de la maison. Ces deux-là étaient amis, ils avaient joué ensemble dans des tournées qui les avaient emmenés partout dans le monde. L’admiration, l’amitié, le respect étaient réciproques. Leur rencontre fut pourtant, du point de vue de Zia un peu décevante. L’essentiel des conversations qu’ils eurent portèrent sur la rencontre du maître avec l’occident. Il avait croisé son jeu avec toutes les musiques, jusqu’aux plus rock’n roll. Il avait même reçu les Beatles qui voulaient se familiariser avec la pratique du Sitar. L’une de ses filles pratiquait le jazz aux États-Unis. Une autre, encore enfant, avait au contraire choisi la pratique du sitar traditionnel et accompagnait son père malgré son jeune âge. Elle ressemblait à Aïcha, lors de son arrivée au Ksar, juste avant qu’elle coupe ses longues tresses noires et se convertisse à l’Islam. La maison de ravi Shankar était toujours pleines de visiteurs. Lui même devait bientôt repartir pour la Californie où il passait une bonne partie de son temps. Ils avaient joués ensemble, mais l’échange lui avait paru légèrement convenu. Ravi Shankar connaissait trop bien la musique occidentale et la rencontre avec 211 Zia n’était pour lui qu’une sorte de répétition d’échanges antérieurs avec d’autres musiciens européens ou américains. Zia en revanche avait joué avec la petite fille. Sur des rythmes et des mélodies simples, ils s’en étaient tous deux donné à cœur joie. Au bout de quelques jours, il avait décidé de repartir et de filer vers le Kerala au sud du continent indien. Pendant le voyage, il avait pensé que grâce à des hommes tels que Ravi Shankar, la musique traditionnelle indienne avait laissé son empreinte partout dans le monde et que même sous une forme métissée, elle survivrait éternellement, et ce malgré les tentations absurdes des lanceurs de fatwa, des égorgeurs d’oiseaux, des frustrés et des intégristes de tout poil. Des intégristes, il n’en existait pas seulement au Pakistan. Partout où il passait, Zia entendait le récit d’affrontements entres groupes religieux. Indous, Musulmans, Sikhs se détestaient et s’affrontaient sans cesse, plaçant des bombes dans des marchés qui déchiquetaient des femmes et des enfants. Ces récits lui rappelaient l’attentat. Il arriva un jour qu’il passât dans l’un des lieux où s’était déroulé la veille cette sorte de crime odieux. On distinguait encore les mares de sang faisant dans la boue des tâches noirâtres, des voitures détruites et calcinées, des restes de vêtements en lambeaux et une odeur prégnante de poudre et de brûlé. Il avait initialement décidé de s’arrêter un moment dans la ville d’Ahmedabad, dans la province du Gujarat à l’extrême sud du Rajasthan, mais entre le moment où il était entré en Inde et celui où il avait atteint Bénarès, des conflits entre musulmans et Indous avaient fait plus de deux milles victimes en seulement quelques jours. La ville était encore à feu et à sang et il décida de ne pas s’y rendre. 212 Arrivé au Kerala, il eut des difficultés à trouver l’endroit dont Rabindrapah était originaire. Les noms des villages étaient parfois si proches les uns des autres. A un moment, il crut vraiment distinguer certains détails que lui avait autrefois décrit le jardinier : un village au bord d’un cours d’eau qui formait une boucle presque complète, un temple, des maisons décorées de peintures réalisées par des femmes, et surtout une série de jardins clos et soigneusement entretenus. Ce village ressemblait à tant d’autres, mais quelque chose de mystérieux lui disait que c’était celui-là et pas un autre. Il avait cité le nom de famille de Rabindrapah, ce nom que Tarik avait consigné pour lui avec soin et dont il était sûr. Il répétait ce nom aux personnes qu’il croisait et aucun ne semblait le reconnaître. Alors il avait donné plus de précisions : « Rabindrapah avait une nièce dont les deux parents étaient morts et elle était partie vivre au Pakistan. Il était ensuite venu se réfugier ici, dans son village natal. Une famille de la caste des intouchables. Et personne ne se souvient de son nom ! - Comment pouvait-il en être autrement ? Un intouchable ! Avaient répondu avec mépris les dernières personnes auprès desquelles il s’était renseigné. Ce mépris lui avait paru soudain presqu’aussi insupportable que l’immense imbécillité des Talibans, là-haut au Pakistan. Il avait compris la conversion d’Aïcha. Si tous les musulmans avaient eu dans le cœur l’Islam de Tarik, 213 le monde n’en serait pas là se dit-il, et il se promit d’étudier un jour le soufisme plus en détail qu’il ne l’avait fait jusque là. Zia se sentait fatigué et extrêmement déprimé. Il prit dans les parages une chambre dans une sorte de lodge pour touristes occidentaux. L’hôtel était constitué de petits pavillons avec terrasses donnant sur un des cours d’eau de la région. Il se fit amener de l’alcool et sombra rapidement dans un sommeil comateux. Il resta dans cet état plusieurs jours, ne sortant pas de sa chambre même pour aller manger. Il se remettait à boire dès qu’il se réveillait et retombait dans un sommeil toujours plus profond, noir et sans rêve. Au bout de trois ou quatre jour, il s’était réveillé et malgré son état de faiblesse s’était rendu sur la terrasse. Au pied de celle-ci se succédaient tous les quarts d’heure, sur la rivière, des bateaux à fond plats remplis de touristes américains et japonais. Un ballet de danseuses, se tenant à chaque fois à la proue du bateau, exécutait de vagues chorégraphies traditionnelles auxquelles aucun des passagers ne portait la moindre attention. Zia, qui avait un peu récupéré de sa gueule de bois, décida de reprendre la route vers le nord en s’arrêtant à Bangalore, ville distante d’une centaine de kilomètres. Là, il trouverait refuge dans la famille Subramaniam, des violonistes qu’il avait entendus au Ksar quand il était enfant. Il attendait le bus sur la placette du village. Un petit marché couvert proposait aux touristes un artisanat de pacotille. Les sculptures de déesses à six bras et de génie monstrueux lui donnèrent la nausée, en lui rappelant qu’il avait excellé, dans son adolescence à sculpter cette petite nageuse. Tarik lui avait confié que sa mère au moment de l’enterrement d’Hussein, l’avait placé à côté du mort, dans le cercueil. En face 214 du marché, d’un petit temple protestant, surmonté d’un clocheton et d’une croix, s’échappait une musique bizarre mélange de mélopée populaire indienne et de gospel. Autant les paroles gardaient la magie et la poésie des psaumes de l’ancien testament, autant la musique, tout comme l’artisanat à côté, lui semblait sirupeuse. Il se dit qu’un jour peut-être, quand les religions auraient vaincue, le monde n’aurait plus le choix qu’entre les cris du muezzin et ces musiques trop sucrées. Le séjour qu’il passa chez les Subramaniam dura près de deux mois. Il n’eut avec ses hôtes qu’assez peu de discussion, se bornant à l’apprentissage et la pratique inlassable de certaines figures violonistes qui l’avaient autrefois fasciné. Le fils le plus virtuose – il avait pratiquement son âge - lui appris comment poser et faire glisser ses doigts de manière à ce que l’on n’entende pratiquement plus aucune césure entre les notes. Comme s’il s’agissait d’un unique « glissendo », imitant une voix de femme déchirante ou le cri ininterrompu d’un oiseau dans la nuit. Dans cette musique karnatique, Zia trouvait les sources, le fondement unique et mystérieux de toutes les musiques du sous-continent. Dès qu’il estima avoir maîtrisé ces trémolos glissants sur des quarts de tons, Zia décida de repartir vers le Pakistan. Il retrouva quelques semaines plus tard, en remontant vers l’extrême nord de l’Inde, le trémolo déchirant et continu dans la voix du chanteur soufi Nusrat Ali Khan qui donnait un concert en plein air, du côté d’Arimstar. La voix couvrait la plus grande tessiture des graves profonds comme le rauque de l’éléphant jusqu’au cri perçant et aigu d’une reine de la nuit mozartienne. Le chanteur d’à peine une quarantaine d’années devait peser cent 215 cinquante kilos. Il était comme un éléphant blanc, affalé, boudiné dans son costume de soie. Dans la nuit et la trouée des projecteurs, une pluie de papiers tombait sur lui. Zia s’aperçut qu’il s’agissait de billets de banques jetés en liasses par les spectateurs du premier rang. Coincé entres les musiciens, un disciple aussi émacié que son maître était obèse, tenait dans ses mains un petit râteau et ramassait les billets qui tombaient du ciel sur l’estrade, à la manière d’un croupier de casino. 216 Zia avait décidé qu’il irait chercher sa moto chez le Madan et tenterait enfin de lui poser les quelques questions qui lui brûlaient encore les lèvres. Yussuf l’irakien était sûrement le musicien qui avait été le plus proche de son père. En attendant, Zia rodait le long de la frontière, n’osant la traverser. Pour la première fois, il avait peur. La région était imprégnée des violences de la guerre en Afghanistan et les attentats suicides s’étaient multipliés. Le ballet des conseillers militaires américains et des ONG renforçaient les tensions intercommunautaires. S’étant enfin résolu à passer la frontière, Zia arriva à Peshawar où des millions de réfugiés afghans s’agglutinaient dans des camps de fortune. Ils avaient fuit les russes, puis les talibans, puis la guerre plus ou moins larvée dans laquelle les occidentaux s’étaient jetés sans retenue après le 11 septembre. Guerre perdue d’avance comme toutes les occupations précédentes de ce pays bizarre et rebelle. Les afghans avaient pourtant subi pendant huit années l’oppression des talibans. Les femmes avaient été voilées, violées, mutilées ou tuées quand elles étaient récalcitrantes. La musique avait été interdite et nombre de monuments, de villages et de villes détruits. Mais tout indiquait que les bourreaux intégristes seraient bientôt de retour, acclamés dans les villages comme des libérateurs. Il prit un train qui l’amena bien plus au sud, chez le Madan. En 217 le retrouvant, Zia eut l’impression que celui-ci avait perdu les pédales. Il passait son temps à essayer de lui transmettre de sombres prophéties. La guerre s’installait pour longtemps, mais elle ne serait qu’un fléau parmi d’autres. Les tremblements de terre et les inondations fréquentes dans la région allaient s’intensifier, signe de la grande colère de Dieu. Des millions de personnes seraient jetés sur les routes, subissant la misère, les épidémies et la mort… Tout comme au moment de la séparation de l’Inde et du Pakistan au lendemain de l’indépendance et des guerres qui avaient suivi entre les deux pays. Comme Zia essayait de rassurer le Madan, celui-ci se mit presqu’en colère et lui dit : - Tout ce que j’avais vu dans mes rêves s’est réalisé chez moi, en Irak. Tu crois que je suis fou, mais n’oublie pas que je m’appelle Yussuf et que ce nom prédestine aux songes et aux prémonitions. Tu verras, tu assisteras à tout cela, depuis l’Europe où tu seras reparti. Gêné, Zia avait plongé dans le silence, puis avait dit simplement : - Mon père… - Je sais ce que tu vas me demander, avait dit Yussuf. Ce que personne n’a pu, ou voulu vraiment te dire, pourtant, ce n’est pas très compliqué. Ton père avait compris ce qui allait se passer. N’étant pas musicien lui-même, il ne se sentait pas l’homme de la situation. La musique, il la portait en lui. Tous les autres étaient des ignares. Il connaissait la musique mieux que quiconque et sa signification. Comme un véritable soufi, il a adopté le profil du renoncement. Il s’est adapté à la gluante bêtise des mollahs. S’il avait dit tout haut ce qu’il pensait, on l’aurait rapidement considéré comme un apostat. Pour lui, la musique était bien plus véridique et plus profonde que le Coran. La musique ne nomme pas, elle n’explique pas, elle ne porte pas d’autre message qu’elle- 218 même et ce qu’elle provoque dans l’instant, c’est essentiellement de la joie, de la paix, des émotions. Bref, ce que l’homme porte de meilleur en lui. Elle permet de développer l’âme et par conséquent d’approcher notre part de divin. Du moins ce que nous avons en nous de plus spirituel. Mais, cela, pour les barbus, c’est hérétique. Eux ont réponse à tout. Eux savent qui est Dieu, ce qu’il pense, ce qu’il permet, ce qu’il interdit, ce qu’il propose aux hommes après la mort et quantité de choses tellement importantes. Hussein, lui, considérait que la plus grande injure qu’on pouvait faire au divin, c’était d’en donner une explication, une description et d’en extraire une morale de pouvoir. À la fin de sa vie, il préférait parler du divin que de Dieu, il refusait de le nommer, de le qualifier, d’expliquer comment il est. En cela, il se rapprochait des plus anciens patriarches. Il détestait toutes les professions de foi. Il préférait les professions de doute. Celles qui proviennent, non des saintes écritures révélatrices, mais des expériences de la vie, et en particulier de celles qui sont les plus dures à accepter. - Mais pourquoi, s’il avait une si haute conception de la musique, m’a-t-il interdit ou empêché d’en jouer. - C’est un peu mystérieux. Peut-être voulait-il te tester, te provoquer, ou te laisser découvrir toi-même et dans l’adversité si la musique était ta vraie voie. - Il le savait puis que je suis né avec cela. - Oui, il le savait, probablement, mais il voulait savoir si tu étais véritablement digne de ce don. Peut-être qu’il avait peur pour toi aussi. Peur de ce qui t’arrive maintenant. - Tu crois qu’il serait fier de moi, maintenant. - Il a toujours été fier de toi. Même si tu ne partageais pas toutes ses valeurs ni sa façon de vivre. 219 - Quoi par exemple ? - Tu n’aimais pas la chasse, tu étais trop sensible. Tu n’étais pas fait pour gérer le domaine. La voie mystique ne t’intéressait pas non plus. Tu n’en avais pas besoin puisque tu pratiquais la musique. - Mais encore une fois, pourquoi s’est-il comporté ainsi avec moi. En Angleterre, j’aurais pu développer mon don, travailler le violon et la composition davantage. Aller dans son sens. - En t’amputant de ce don, c’est lui-même qu’il a amputé. Il a tenté de détruire ce qu’il avait en lui de plus cher. Ce que la nature, ou le divin lui avait donné. Il a voulu mettre ce Dieu à l’épreuve. Ce Dieu qui avait également créé ses abrutis de Mollahs qui se réclament de lui et forment tous ces élèves à des rudiments de Coran appris par cœur. À la vision la plus rustre qu’on peut avoir du Divin. Le Madan avait aidé à Zia sortir la moto de sa fosse. Elle était comme il l’avait laissée. Yussuf s’en était occupée, l’avait graissée, avait fait le plein d’essence et placée, comme Tarik jadis, quelques provisions dans les sacoches. Zia la démarra, elle faisait toujours ce léger ronronnement et le moteur tournait très régulièrement. Zia eut l’impression d’enfourcher un gros chat rassurant. 220 La nuit était sur le point de tomber quand Zia arriva en vue du domaine. On était en pleine période de ramadan. C’était l’heure où comme le dit le Coran, on ne distingue plus dans l’ombre si un fil est noir ou blanc. L’heure décisive qui précède la rupture du jeune. Zia approchait maintenant de la silhouette familière du Ksar. Aucune lumière ne venait ponctuer la noire découpe de la bâtisse sur le ciel anthracite. Un détail le surpris pourtant : sur le mur gauche qui donnait sur les vergers, du côté du salon de musique et du bureau de son père, il y avait comme une protubérance inhabituelle, une énorme forme noire et luisante, comme si un insecte géant était venu se poser puis s’accrocher pour la nuit au mur de la bâtisse. Il pressa le pas pour comprendre ce que pouvait être cette forme et en le découvrant, il eut soudain un brusque mouvement de recul. Le piano ! Le piano à queue d’Élisabeth était pendu par une poulie à une poutre saillante, cette poutre et cette poulie qui servait autrefois à hisser le foin, et à remplir de fruits et de victuailles les greniers immenses, situés juste sous la terrasse. En un instant et sans aucune prudence, il fut à l’étage. Il était désormais facile de rentrer dans le Ksar vidé de tout occupant. Les portes étaient défoncées, les meubles avaient disparu et le plancher du salon de musique était tellement pourri qu’il craqua sous ses pas de manière inquiétante. Il le sentit ployer et s’aidant de sa petite 221 lampe de poche, il fit un saut prudent pour gagner le balcon. Le piano avait été poussé sur celui-ci puis hissé grâce à la poulie. Il se balançait très lentement comme un supplicié qui a rendu l’âme déjà depuis plusieurs jours. Un supplicié pour l’exemple se dit-il. Il réfléchissait à ce qu’il allait faire quand le disque du muezzin, se mit à criailler, appelant à la prière qui précède la fin du jeune. Il avait pris sa décision. Il avait le temps avant qu’ils arrivent. Il se hissa le long du mur pour débloquer le câble qui retenait la poulie, et au bout de sa corde, le grand piano à queue. Dans sa chute, le piano heurta le coin du balcon et la table d’harmonie fit un vacarme si étourdissant qu’elle couvrit la voix du muezzin. Toutes les cordes résonnant en même temps avertirent le village qu’il était de retour. Ultime accord, fin de la musique. Mais, fait plus surprenant, sous le choc, la caisse du piano explosa littéralement, les morceaux de bois tombant les uns sur les autres, une dizaine de mètres plus bas. Zia eut l’impression que cette chute et cette dislocation était comme celle d’un cercueil que des fossoyeurs maladroits n’ont pu empêcher de glisser et de se fracasser au fond de la fosse. Il crut voir comme une flamme légère et blanche s’échapper d’en bas. L’âme, l’âme de la maison se dit-il, l’âme de mon enfance, l’âme de mes parents et de leur amour. L’âme d’Elisabeth. Au lieu de l’angoisser cet envol lui rendit l’esprit plus clair, lucide, détaché, comme s‘il avait absorbé une drogue et qu’elle lui faisait son effet instantané et puissant. La table d’harmonie du piano reposait en équilibre instable sur le bord du balcon dont elle avait pulvérisé la rambarde. Le lourd triangle métallique et doré devait peser près de deux cent kilos. Un seul geste du pied aurait pourtant suffi à le faire basculer. Il faillit faire ce geste puis se ravisa. Mêmes si quelques unes avaient sauté, la plupart des cordes étaient encore en place. Il descendit 222 rapidement dans l’atelier de Tarik, cet atelier qui avait été celui de Rabindrapah le jardinier, avant que celui-ci ne s’enfuit au Kérala et que Tarik avait rangé avec respect. Zia pris une grosse pince à levier qui servait à couper les clôtures puis il remonta sur le balcon en prenant bien garde de ne pas passer au travers du plancher pourri. Là-bas au village, ils devaient être surexcités de le savoir rentré et pressé d’en finir avec lui. Il imaginait le mollah répondre à ses comparses : « On mange d’abord et on ira ensuite ». En les obligeant à patienter, il se donnait des airs de sage et en même temps, ça lui permettait de bouffer. Pendant ce temps précieux, Zia s’affairait à couper les cordes du piano une par une, à les mettre bout à bout, à les agencer entre les murs et au plafond, juste devant la porte avec un gros noeud coulant pour saisir les pieds et un autre fait d’une corde plus fine et plus tranchante, une corde aigue faite pour le cou, pour saigner la bête. Il retrouvait soudain les gestes que lui avait enseignés Tarik, ces gestes pour lesquels il était habile, mais qui le rebutait un peu dans leur finalité. Il aimait poser les collets, mais il n’aimait pas les relever. C’était souvent Umar qui les ramassait à sa place, en faisant croire à tout le monde que c’était lui-même qui les avait confectionnés et placés. Il finit par accrocher deux ou trois grosses cordes de cuivre entre la table d’harmonie en équilibre et la poutre maîtresse du plancher, cette poutre dont il avait remarqué à l’aide de sa lampe qu’elle était pourrie et sur le point de céder, sous l’intégralité du plancher du salon de musique. Tranquillement, il descendit au pied du Ksar. Il ramassa les morceaux de la caisse du piano, ces morceaux de bois noirs vernis, il 223 en fit un tas et y mis le feu. Le brasier éleva des flammes gigantesques dans la nuit, comme un signal. Les restes du piano se consumèrent assez vite. Il remonta, déballa son violon, sortit sur le balcon et commença à jouer. De l’entendre si proche, cela devait les faire enrager. Il imagina Umar essuyer la graisse de mouton qu’il avait autour des lèvres et sur le menton et dire à ses comparses : « Allez on y va, cela suffit maintenant ! » Il les entendit arriver et discerna leurs ombres au pied du Ksar. Ils étaient quatre. Le mollah marchait en tête d’un pas pressé, comme pour se rendre à la prière. Ou au sacrifice du mouton un jour de l’Aïd el Kebir. La science de Tarik avait porté ses fruits. Le mollah arriva le premier, comme Zia l’avait prévu, et un collet le saisit au pied dès son entrée dans le salon de musique, le faisant basculer vers l’avant, sa tête s’enfilant tout droit dans l’autre piège qui se resserra autour de son cou. Il était maintenant suspendu la tête en bas. De son cou, bien entamé par le fil de cuivre, s’échappait une fontaine de sang. Ebahis, éclaboussés, hagards, les trois compères fixaient leur mentor suspendu au plafond. Désemparés, ils tenaient leurs poignards dans la main, sans trop savoir qu’en faire. Sur le balcon, Zia qui s’était interrompu de jouer un instant, repris sa mélopée en les fixant et en leur souriant. Alors, comme un seul homme, il se précipitèrent vers lui en traversant le salon de musique. Mal leur en pris car d’un seul geste du pied, Zia fit basculer dans le vide la table d’harmonie. Le poids de celle-ci arracha d’un coup ce qui restait de la poutre maîtresse et tout le plancher avec elle. Tandis que le mollah finissait de se vider de son sang, les autres gisaient déjà dix mètres plus bas sur le béton 224 du garage, plus ou moins empalés sur ce qu’il restait des machines agricoles. On entendait le vague gémissement d’un homme qui agonisait, les deux autres étaient sûrement morts sur le coup. 225 Zia n’avait pas eu le cœur de refaire tout le voyage de jadis : remonter la Mer Rouge, prendre le Canal de Suez et traverser ensuite toute la Méditerranée. Il prit néanmoins un bateau à Karachi. Débarqué le soir à Dubaï, il réserva un vol direct pour le lendemain matin. De retour à Paris, plus rien n’avait de sens. À Roissy Charles de Gaulle, il prit un taxi qui le déposa en bas de chez lui dans le Marais. Il monta déposer ses quelques bagages sans ouvrir ses volets, sans jeter un œil sur ses meubles, sans remettre le compteur d’électricité en marche. Il redescendit immédiatement pour se rendre à la boutique de l’arabe du coin. Il fit une provision de whisky – quatre ou cinq bouteilles réparties dans deux sacs en plastique - et il remonta chez lui. C’est alors qu’il se rendit compte qu’il faisait froid. L’appartement était humide, mais suffisamment petit pour se réchauffer rapidement. Au bout d’un quart d’heure, les radiateurs étaient brûlants. Les murs et les matelas dégageaient une odeur de moisi en train de sécher. Une odeur pas désagréable qui lui rappelait celle du cottage. Une odeur de vieille maison. Presque une odeur de campagne, de foin, de bottes en caoutchouc, de chien mouillé. Tiens, pourquoi n’avaient-ils jamais pris de chien tous les deux. Il aimait bien les chiens, il aimait d’un seul coup l’idée d’avoir un chien, comme ces jeunes SDF. De dormir blotti contre l’ami fidèle et poilu. Il faisait chaud, maintenant. Il le sentait, mais curieusement, il n’arrivait pas à se réchauffer vraiment, malgré 227 les quatre ou cinq verres de whisky qu’il avait bu d’affilée. Il grelottait. Il avait du prendre froid dans les couloirs de l’aéroport, en attendant le taxi, ou même avant, à cause de la climatisation de l’avion. Zia continua à boire et sentit l’engourdissement le gagner. Il finit par s’affaler la tête la première dans l’oreiller de son lit dont les draps n’avaient pas été changés depuis deux ans, des draps encore humides qui l’attendaient. Il se réveilla plusieurs fois dans la nuit en proie à des cauchemars. Il était au Ksar et le Ksar brûlait, il était dans le grenier du cottage et le grenier était lui aussi en feu. Il appelait Daniel, il appelait sa mère et à chaque fois, il voyait devant lui son père dont les vêtements prenaient feu et qui hurlait au secours. Mais Hussein était déjà dans les flammes, impossible d’aller vers lui, de le prendre, de le sauver. Une immense tristesse se dégageait de son regard. Et Zia pleurait lui aussi. Entre chaque cauchemar, Zia s’était réveillé en larmes et à chaque fois, il avait descendu une demi-bouteille de scotch, avant de se rendormir, une bonne fois pour toute, d’un sommeil de plomb. Quand il se réveilla, il faisait jour, mais plus pour longtemps. Le ciel était embrasé d’un beau coucher de soleil de début d’automne. Combien de temps avait-il dormi ? Au moins une nuit et une journée, peut-être deux, ou même davantage. Il se sentait faible et une faim atroce lui tenaillait le ventre. Il n’avait pas mal à la tête, il se sentait particulièrement lucide, et vide à la fois, comme si ces heures de sommeil, les cauchemars et la boisson, lui avaient permis de se débarrasser d’une bonne partie de la fatigue et des peurs qui l’avaient habité, possédé ces dernières années. A chaque minute, comme en temps de guerre. Il descendit à la boutique de l’arabe et fit quelques courses : des fruits secs, du jambon cru et un bout de fromage, une sorte de 228 parmesan bien dur qu’il dégusta en en découpant des tranches fines avec un gros couteau de cuisine. Le fil du couteau ne s’était pas émoussé malgré ces trois ans d’absence et d’humidité. Il se fit couler un bain. Le ballon d’eau chaude était brûlant au-dessus de la petite baignoire où il tenait tout juste assis. Une fois propre et vêtu d’un peignoir bien sec, l’idée et l’envie lui vinrent de prendre son violon et d’en jouer. Il était environ sept heures du soir. Il avait à peine entamé quelques arpèges qu’il entendit frapper en-dessous de lui, à travers le plancher. Cela ne lui était jamais arrivé depuis qu’il avait acheté cet appartement. Et pourtant, jadis, il lui arrivait de jouer jusqu'à des heures tardives. Il savait l’immeuble bien isolé. Un vieil immeuble, avec probablement une bonne couche de torchis entre les poutres et le plancher. Comme au en bâtissait au XVIIème siècle. Les voisins avaient du changer. Il s’arrêta aussitôt, mais les coups de balai se prolongeaient. Il imaginait un homme ou une femme, juché sur son escabeau et qui s’agitait frénétiquement pour bien lui faire comprendre qu’il était impossible de créer un précédent. Que cela ne devait plus se reproduire. Consterné, il reposa le violon dans sa boîte. Toute la fatigue était revenue. Le lit défait était maintenant bien sec, une invitation à se recoucher. Il déboucha une nouvelle bouteille de whisky, l’avant dernière qui lui restait et l’ayant terminée en une dizaine de grands verres bien rempli, il plongea à nouveau dans un sommeil profond, glissant comme un navire sur des gouffres amers*. * Charles Beaudelaire, l’Albatros 229 Pendant quelques jours, il fit des repérages dans le métro, prenant soin de ne pas amener avec lui son violon. Son oreille lui permettait de juger d’emblée l’acoustique d’une station, d’un couloir, d’un carrefour stratégique. Il y revenait à plusieurs heures du jour et du soir, pour comparer les ambiances et les résonances selon qu’il y avait du monde ou pas. Finalement, il choisit de s’installer à Sèvres-Babylone. Il y joua tous les après-midi, tranquillement, pendant le mois de septembre. Un matin, il s’en fit chasser par un guitariste folk qui rentrait de vacances dans le sud et qui estimait que ce coin était à lui. Comme Zia résistait, le guitariste brandit une carte de musicien du métro et menaça de faire venir les flics qui délogeraient Zia et lui demanderaient ses papiers. Pendant quelques semaines, il ne redescendit pas dans le métro. Puis il osa une autre station sur une ligne plus populaire non loin de Barbès. À Pigalle, il s’installa à nouveau après avoir bien vérifié qu’il n’y avait pas de concurrence et assez peu de contrôles policiers. Il ne jouait désormais que de la musique orientale. Il reculait le moment de se remettre à jouer de la musique classique occidentale. Parfois il osait quelques gammes en majeur, quelques arpèges dans le style baroque vénitien, mais il n’avait plus la même rigueur : les notes jouées de manière trop glissantes étaient 231 devenues imprécises ou exagérément stridentes quand il accentuait le phrasé sur des mesures à deux, trois ou quatre temps. Trop de swing. Trop d’orient. Il l’entendait bien. C’est comme cela qu’il jouait désormais. Il aurait aimé oser jouer une fois à la station Saint-Michel mais il ne pouvait s’y résoudre. Il se contentait de passer d’une station à une autre sur la ligne 12. En se déplaçant, Zia eut vite fait de constater que plus on s’éloignait de Barbès vers l’Étoile, plus les usagers du métro étaient européens, bien vêtus, bourgeois. Ces personnes devaient travailler dans des bureaux. Alors il choisit de s’installer à la station Monceau, juste en dessous du parc. Et là, il se mit au travail, tranquillement, sans se préoccuper des gens qui passaient et qui lui jetaient parfois une pièce. De cet argent, il n’avait pas vraiment besoin, il l’acceptait, il le ramassait, il le versait dans sa poche. Mais son esprit était ailleurs. Il ne s’agissait plus de séduire le public, mais simplement de faire des gammes, de retravailler les morceaux classiques, un par un, en commençant par les plus faciles, pour aller vers les plus exigeants techniquement et musicalement. Il sentait bien ses faiblesses qui n’étaient pas seulement dues à son éloignement, mais surtout à l’alcool qu’il consommait maintenant tous les jours. Il se disait qu’il fallait qu’il ralentisse. 232 C’est à cette époque là que je l’ai retrouvé dans le métro. Il y passait ses journées déjà depuis deux ans. Il ne donnait plus le moindre concert à l’extérieur. Il était allé trouver deux ou trois fois son imprésario qui, à chaque fois, l’avait jeté dehors. Je crois que de me rencontrer lui a rendu un peu de cette énergie qu’il consumait en se détruisant depuis tant d’années. Me raconter son histoire, c’était comme interpréter une partition ou en composer une. Une sorte de délivrance. Il me voyait prendre des notes. Il se disait que j’en ferais peut-être quelque chose. C’est en le voyant me regarder avec attention pendant que j’écrivais que j’ai compris ce besoin et que j’en ai fait aussi le mien. C’était comme une renaissance. Je renouais avec la musique et la musicologie. J’avais envie de compléter tout ce qu’il me racontait par des lectures, par l’écoute de disques rares, d’enregistrements d’émissions consacrées à cette musique. Je finissais par oublier avec lui ma surdité. Maryam sentait en moi cette énergie, cette passion qui me revenait. Je restais discret, mais souvent, je laissais échapper un détail, une anecdote, une nouvelle connaissance sur la musique qui faisait qu’elle m’encourageait silencieusement à poursuivre ces rencontres. Je ne savais pas quoi, en faire. Tant pis. Elle m’expliquait que cela se dessinerait tout seul. Que pour le moment n’était 233 pas encore venu. Selon elle, tout cela se concrétiserait un jour. Le moment était venu de lui présenter cet homme et elle accueillit ma proposition de la manière la plus naturelle en me disant qu’elle serait ravie de l’inviter à dîner et de lui faire la cuisine. J’ai transmis l’invitation à Zia. Il ne savait pas grand-chose de Maryam. Je lui avais simplement dit que j’avais une petite amie. J’ai ajouté à ce moment là qu’elle était elle aussi cantatrice et qu’elle aimerait beaucoup faire sa connaissance. Il m’a dit que c’était incroyable, qu’il s’était remis à la composition, qu’il venait d’écrire une cantate pour voix de femme et qu’il lui offrirait en cadeau. Je n’ai pas pu lui avouer que Maryam était le sosie de Rebecca. Je ne lui ai même pas dit qu’elle était africaine. 234 Maryam était encore dans sa petite cuisine à finir de préparer le repas quand il a sonné et que je suis allé lui ouvrir. Il se tenait dans l’encadrement de la porte avec un bouquet de roses pâles dans une main et la partition dans l’autre. Il portait un costume sombre, presque noir et une cravate fine, s’étant visiblement mis sur son trente et un. Je lui ai pris les fleurs des mains pour aller les offrir à Maryam dans la cuisine et il m’a suivi. Il avait juste déposé la partition sur un coin de la table déjà dressée pour le dîner. Quand il a aperçu Maryam qui lui souriait et s’esssuyait les mains à son tablier pour serrer chaleureusement les siennes, il est devenu livide. Presqu’en bégayant, il s’est excusé et à demandé s’il pouvait avoir accès aux toilettes dont la porte donnait dans le couloir de l’entrée. Je lui ai indiqué la direction et suis retourné voir Maryam un peu inquiet. Elle m’a simplement dit - Il a l’air intimidé ton ami. Je ne sais pas quel effet je lui ai fait. Presque immédiatement, j’ai senti un courant d’air qui venait de l’entrée. La porte était grande ouverte. Zia avait disparu. Je suis précipitamment parti à sa poursuite. La station de métro SaintJacques est juste à l’angle de la rue. J’ai immédiatement pensé qu’il était descendu et j’ai fait de même. Je n’avais pas de billet, j’ai du attendre un peu car il y avait d’autres voyageurs devant le guichet. Quand je suis arrivé sur le quai une première rame venait de partir. J’ai vu la rame s’éloigner puis ralentir puis stopper dans 235 la lumière de la station suivante. Elle mettait du temps à redémarrer. Une voix dans les hauts parleurs a signalé un incident de trafic et a invité les voyageurs sur le quai à patienter. J’ai immédiatement pensé qu’il avait emprunté le tunnel à pied et s’était jeté sous les voies. Je suis ressorti dans la rue et j’ai couru jusqu’à la station suivante. Quand je suis arrivé sur le quai, le trafic était rétabli et une nouvelle rame arrivait. J’en ai conclu qu’il était toujours vivant et que je l’appellerai au téléphone. J’ai essayé toute la soirée, le lendemain et plusieurs jours de suite. Cela ne répondait jamais. J’ai tenté de le retrouver à son appartement, mais celui-ci était toujours vide. De jour comme de nuit, les volets étaient fermés. 236 Environ un mois après que Zia eut disparu dans le métro, nous n’étions pas plus fixés. Était-il mort, était-il reparti dans son pays, trainait-il sans logis dans Paris, victime de son alcoolisme et de son désespoir ? Nous ne le savions pas. J’étais repassé plusieurs fois à son appartement. Sans réponse. Un matin, un livreur est passé chez Maryam pour déposer une grosse malle de fer sur laquelle était marqué mon nom en majuscule. Nous l’avons ouverte. Elle contenait des partitions écrites soigneusement à la main. Toute son œuvre. Certaines d’entre elles transcrivaient des ragas et des mélodies de son pays. En haut des feuilles était indiqué, le pays, la ville ou le village, l’instrument et le nom du musicien qui lui avait appris cette musique. Il y avait aussi de gros cahiers reliés de molesquine noire dans lesquels Zia avait développé des théories et des essais sur les musiques indopakistanaises. Je me suis beaucoup servi du contenu de cette malle. La lecture des partitions et des manuscrits m’a immédiatement donné envie de me remettre à l’étude des musiques du monde et même à voyager. Un jour où je passais en bas de l’immeuble de Zia et constatais que les volets étaient toujours fermés, je jetais un œil sur la vitrine d’une agence immobilière. Je remarquai des photos de son appartement qui était mis en vente. Je suis rentré, j’ai demandé les coordonnées du nouveau propriétaire. On n’a pas 237 pu me les donner. La vente s’effectuait de manière anonyme par le biais d’un cabinet de notaires situé à Karachi, au Pakistan. Le nom du mandataire était impossible à trouver. 238 Je n’ai jamais eu de nouvelle de Zia. Je ne sais toujours pas si il est mort ou vivant. Entre temps, ma vie a profondément changé. Je me suis d’abord remis en auditeur libre à mes études de musicologie pendant deux ans, en multipliant les petits boulots bien payés et pas très prenant, comme ceux qui consistent à se laisser prendre en photo pour une pub ou à assurer quelques jours de figuration dans un film. Il m’est même arrivé de faire une silhouette, presqu’un petit rôle. Le salaire était alors confortablement multiplié par cinq ou six. J’habite désormais avec Maryam. Parfois je l’accompagne lors de ses tournées de concerts. Elle commence une carrière brillante et inscrit toujours la cantate de Zia à son répertoire. Une sorte de bis que le public enthousiaste lui réclame. Elle a même enregistré un disque avec ses mélodies et participe à de nombreuses émissions de radio et de télévision. Grâce aux relations du père de Maryam, j’ai enfin pu trouver un job qui me comble et me permet, en complément de mes connaissances personnelles, d’utiliser progressivement toutes les ressources contenues dans la malle de Zia. J’anime toutes les semaines une émission sur France Musique qui décrit et explique la musique Indo-Pakistanaise et ses liens avec tous les pays de la région. Je n’ai pas retrouvé les musiciens qui avaient été les plus 239 proche de Zia dans son enfance. Ils ont presque tous disparus, mais j’en ai contacté d’autres. Parfois aussi, je voyage. Je suis allé une fois sur les traces de Zia au Pakistan. J’avais loué une voiture, j’ai remonté la vallée jusqu’au Ksar. Je n’ai trouvé qu’une vague ruine de pisé, les ouvertures dans les murs laissaient difficilement imaginer les moucharabiehs d’autrefois. Il restait au faîte de ce qui avait été la grande terrasse, quelques morceaux de fer ouvragés et tordus. Les ruines de la volière. En bas d’un des murs, un petit appentis tenait encore debout. La pièce de Tarik. J’ai poussé une porte en bois toute pourrie et j’ai cru discerner dans la pénombre quelques ossements. J’ai ramassé un peu de terre sèche et l’ai jetée symboliquement sur ces restes blanchis. Le village aussi était détruit et sans habitant. Sans doute avait-il été le théâtre de violents combats avec les talibans. Il n’y avait personne pour me renseigner et même si la zone était d’après les sources officielles, revenue aux mains des troupes gouvernementales, je n’étais pas très rassuré. Je suis vite redescendu vers la vallée de l’Indus et j’ai bifurqué vers le sud comme l’avait fait Zia en moto des années plus tôt. J’ai fini par trouver l’emplacement du village du Madan au bord du fleuve. Celui-là aussi avait été détruit, non pas par les combats, mais par les violentes inondations de l’été 2010 qui avait mis des millions de sans abri sur les routes. Il ne restait plus des maisons que de vagues murets de pisé dévorés par les eaux. Au bout d’un ponton de bois à moitié détruit, la coque d’un vieux bac plongeait dans l’eau par la proue. J’ai pensé à Yussuf, à la maison en bordure de village et à la 240 cachette si bien protégée des regards, mais non de la montée des eaux. J’ai imaginé qu’il s’était laissé engloutir en jouant de la flûte. Ensuite, ses trésors de roseaux s’en étaient allés sur l’eau jusqu’à Karachi, jusqu’à la mer. 241 Emmanuel Fandre 9, route de Pargny la Dhuys 02330 Montlevon 06 81 88 58 82 [email protected]