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LA FRANCE PEUTELLE RESTER
COMPÉTITIVE ?
Cahiers français 380
Cahiers français 380
N° 380
■ Éditorial
par Olivia Montel
■ Le déclin de la compétitivité française : état des lieux
Flora Bellone, Raphaël Chiappini
■ Les mauvaises performances françaises à l’exportation :
la compétitivité-prix est-elle coupable ? Antoine Berthou, Charlotte Emlinger
■ Forces et faiblesses de l’industrie française
Sarah Guillou
■ Le modèle social français est-il un obstacle à la compétitivité ?
■ Trop de réglementations ?
Amandine Brun-Schammé
Frédéric Marty
■ Préparer la compétitivité de demain :
quels défis pour le système d’enseignement français ? Stéphan Vincent-Lancrin
■ Les services peuvent-ils sauver l’emploi en France ?
Richard Duhautois,
Nadine Levratto, Héloïse Petit
■ Comment rendre le système fiscal français plus favorable à la compétitivité ?
Laurent Simula
Diffusion
Direction de l'information
légale et administrative
La documentation Française
Téléphone : 01 40 15 70 10
www.ladocumentationfrancaise.fr
■ Le redressement de la compétitivité passe-t-il par des politiques protectionnistes ?
Bernard Guillochon
■ Des pôles de compétitivité au CICE : faut-il revoir la politique industrielle ?
Vincent Charlet
LA FRANCE PEUT-ELLE RESTER COMPÉTITIVE ?
DO SS IER
c a h i eç r s
fran ais
• Fusion impôt sur le revenu / CSG
et retenue à la source
• Les pensées féministes contemporaines
• Décentralisation : où en sommes-nous ?
LA FRANCE
PEUTELLE RESTER
COMPÉTITIVE ?
■ Compétitivité et politiques publiques dans les autres économies avancées
Christophe Blot, Sabine Le Bayon
Directeur de la publication
Xavier Patier
DÉB AT
Mai-ajuin 2014
■ Fusion impôt sur le revenu / CSG et retenue à la source
Cahiers français
N° 380
Mai-juin 2014
1. Fusion IR-CSG et prélèvement à la source : les termes du débat Antoine Bozio
2. Des réformes inutiles et risquées François Écalle
LE P OINT S UR…
Impression : DILA
Dépôt légal : 2e trimestre 2014
DF 2CF03800
ISSN : 0008-0217
10 €
&:DANNNA=YUX]U]:
■ Les pensées féministes contemporaines
Alban Jacquemart
P O LITIQUES PUBLIQUES
■ Décentralisation : où en sommes-nous ?
Gérard Marcou
B IB LIOTHÈQUE
La
documentation
Française
■ Philippe Coulangeon et Julien Duval (Dir.),
« Trente ans après La Distinction de Pierre Bourdieu »,
La Découverte, 2013.
présenté par Antoine Saint-Denis
dF
CF 380 Compétitivité .indd 1
27/03/14 11:59
96 pages : 6 mm
ÉD I TOR I A L
LA COMPÉTITIVITÉ AU CŒUR
DU DÉBAT FRANÇAIS
Notion économique controversée, la compétitivité est devenue omniprésente dans le débat
public français. Le creusement du déficit commercial dès le milieu des années 2000, sur fond de
désindustrialisation amplifiée par la crise, a largement contribué à faire de la « dangereuse obsession »
dénoncée par le prix Nobel d’économie Paul Krugman dans les années 1990 un des thèmes centraux
de la campagne électorale de 2012 puis du nouveau gouvernement. C’est notamment par comparaison
avec son principal partenaire commercial, l’Allemagne, que le diagnostic de détérioration de la
compétitivité du site France a été établi. En effet, tandis que l’Hexagone enregistre des déficits
commerciaux croissants – 81,5 milliards d’euros en 2012 –, l’Allemagne affiche des excédents
records – 186,7 milliards d’euros la même année – (Eurostat). La solidité des industries outre-Rhin,
en grande partie assise sur les performances à l’export, contraste également avec le recul du poids
de ce secteur dans le PIB français et la fonte préoccupante des emplois associés.
Les économistes ont longtemps nuancé ce constat, d’abord parce qu’avant 2008, la diminution
des emplois s’accompagnait d’un maintien de la production industrielle, ensuite parce que la
tertiarisation était porteuse de nouvelles opportunités de croissance, et enfin, au motif que cette
désindustrialisation résultait en partie d’un transfert, induit par l’externalisation, de certaines
activités au secteur tertiaire. Face à l’amplification du phénomène par la crise, les inquiétudes sont
devenues plus vives et plus partagées, une grande part des services et des exportations reposant sur
un cœur industriel qui apparaît aujourd’hui fragilisé.
Si un certain consensus s’est forgé autour du diagnostic, les causes et les réponses à y apporter
demeurent débattues. Bien que largement médiatisés, le coût du travail, les 35 heures, les lourdeurs
administratives et autres éléments associés péjorativement au « modèle social français » ne sont
pas retenus comme facteurs déterminants par les économistes, qui s’accordent plutôt sur le fait que
la sous-performance française, notamment par rapport à l’Allemagne, relève surtout d’un recul de la
compétitivité hors-prix. C’est donc du côté de l’insuffisance en matière d’innovation et de R&D, plus
que de celui des coûts de production, que se trouverait le nœud du problème. Toutefois, compétitivitéprix et compétitivité hors-prix ne peuvent être complètement isolées l’une de l’autre : l’amélioration
de la seconde passe en effet en partie par un rétablissement des marges des entreprises françaises,
qui ont été comprimées au cours des années 2000 sous l’effet de l’appréciation de l’euro et d’une
évolution des coûts de production peu favorable.
Du côté de l’action publique, c’est évidemment la politique industrielle qui est mise sur le devant de
la scène, après avoir été réduite dans les années 1980 et 1990 à sa portion congrue. Les politiques
de compétitivité croisent toutefois de nombreux instruments : ainsi, le soutien à la recherche et à
l’innovation passe aussi bien par le biais de l’investissement éducatif que d’une fiscalité incitative.
La politique fiscale dans son ensemble mérite une attention particulière, puisqu’elle influence
directement les coûts de production, mais aussi, à plus long terme, la qualité des infrastructures et
de l’environnement institutionnel.
Olivia Montel
LE DÉCLIN
DE LA COMPÉTITIVITÉ
FRANÇAISE :
ÉTAT DES LIEUX
Flora Bellone et Raphaël Chiappini
Université Nice Sophia Antipolis (UNS), GREDEG-CNRS UMR 7321
Qu’entend-on par « compétitivité d’un pays » et comment l’évalue-t-on ? Qu’est-ce qui fait
dire que la compétitivité française décline ? Est-ce une réalité ou seulement un thème
médiatique ? Dans cet article, Flora Bellone et Raphaël Chiappini reviennent sur des éléments de définition et de mesure de la compétitivité, avant de proposer un diagnostic pour
la France fondé sur trois critères : l’évolution de la productivité intérieure, la dynamique
des exportations et l’attractivité du territoire. Ils montrent que c’est principalement la
détérioration de la capacité de la France à exporter qui nourrit aujourd’hui le diagnostic
du déclin de sa compétitivité.
C. F.
Depuis la fin des années 1990, les performances
de la France en matière de commerce extérieur se sont
dégradées. Sa part de marché dans les exportations
mondiales a chuté et son solde commercial – différence
entre les exportations et les importations de biens et
services – a atteint, selon les chiffres de l’INSEE, un
déficit de plus de 45 milliards d’euros en 2012 (2,2 %
du PIB), en baisse par rapport au déficit record de 2011
s’élevant à plus de 59 milliards d’euros (3 % du PIB).
Ce constat, couplé à celui de la désindustrialisation de
l’économie française, pose la question de la capacité
des entreprises françaises à faire face à la concurrence
internationale et à profiter de l’ouverture croissante des
marchés émergents.
Toutefois, le recul des parts de marchés à l’exportation n’est pas une caractéristique exclusivement
française. La plupart des autres économies industrialisées ont connu la même érosion, parfois même de façon
encore plus prononcée (États-Unis et Japon). Le débat
en France s’est néanmoins focalisé sur la comparaison
avec le voisin allemand, qui affiche des excédents
commer­ciaux croissants (6 % du PIB en 2012). C’est
2
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
donc principalement au regard des bonnes performances
de l’économie allemande en matière d’exportation que
l’hypothèse d’un déclin de la compétitivité française
a été forgée.
Si cette notion de compétitivité est au cœur du
débat public – en témoignent la remise du rapport de
Louis Gallois au Premier ministre français, Jean-Marc
Ayrault, le 5 novembre 2012, ou encore les négociations
lancées depuis 2014 sur le pacte de responsabilité –, elle
n’en reste pas moins difficile à appréhender et sujette
à controverse du fait du manque de clarté dans sa définition.
La compétitivité nationale, objet
médiatique ou notion économique ?
Pour les économistes, la seule définition de la
compétitivité qui soit claire est celle qui s’applique
à l’entreprise, c’est-à-dire sa capacité à faire face à la
concurrence, notamment internationale, et à gagner des
parts de marché. Pour une entreprise, cet objectif peut
être atteint de deux manières, soit en pratiquant des prix
DOSSIER - LE DÉCLIN DE LA COMPÉTITIVITÉ FRANÇAISE : ÉTAT DES LIEUX
inférieurs sur des produits similaires – on parle alors de
compétitivité prix –, soit en cherchant des positions
de monopole par la différenciation des produits et/ou
l’innovation – on parle alors de compétitivité hors-prix.
Au niveau des pays, la définition de la compétitivité
n’est pas aisée et divise la communauté économique.
Le plus célèbre opposant à cette notion est Paul
Krugman (1994) qui, dans un article retentissant du
Foreign Affairs, dénonçait une « dangereuse obsession ». Il rappelle que le bien-être d’un pays ne peut
être confondu ni avec le profit de ses entreprises ni avec
les intérêts de ses industries (1). Selon les opposants
au concept de compétitivité, le seul objectif légitime
pour un pays doit rester celui de fournir un niveau de
vie élevé et croissant à ses citoyens, qui dépend avant
tout de la productivité avec laquelle ses ressources en
termes de travail et de capital sont employées.
De leur côté, les partisans du concept de compétitivité
se divisent en deux catégories. Certains, pragmatiques,
préconisent d’assortir l’objectif central de richesse à des
objectifs de performances sur les marchés extérieurs.
C’est par exemple la position retenue par l’OCDE, qui
définit la compétitivité comme « la capacité d’un pays,
en situation de concurrence libre et équitable, à produire
des biens et services qui ont du succès sur les marchés
internationaux tout en garantissant une croissance des
revenus réels de ses habitants soutenable dans le long
terme ». Cette définition apparaît raisonnable car elle
empêche de considérer comme compétitif un pays qui,
au prix de sacrifices intérieurs trop importants, par
exemple sous la forme de fortes baisses des salaires, se
forgerait une bonne capacité d’exportation. Inversement,
un pays qui afficherait un bon niveau de vie mais dont
les produits s’exporteraient mal serait également jugé
non compétitif.
D’autres auteurs revendiquent plus ex­pli­ci­tement
l’idée qu’en présence de progrès technologique
endogène et localisé, les pays peuvent se trouver, à
certains moments de leurs trajectoires de croissance, en
concurrence les uns par rapport aux autres (Grossman­
(1) Ainsi, lorsqu’une entreprise française perd des parts de
marchés au profit d’une entreprise étrangère plus compétitive, le
consommateur français y gagne même si l’entreprise française y
perd. Dans une étude récente pour le CEPII, Charlotte Emlinger et
Lionel Fontagné montrent que le coût du panier de consommation
moyen en France se renchérirait de 100 à 300 euros par mois si les
biens consommés étaient tous achetés en France. Cf. Emlinger Ch.
et Fontagné L. (2013), « (Not) Made in France », Lettre du CEPII
n° 333, juin.
et Helpman 1991, Lucas, 1993 (2)). Dans ce cas, le
libre-échange peut effectivement créer des gagnants
et des perdants et la mobilité internationale des facteurs de production peut renforcer, plutôt que réduire,
les inégalités de richesses entre les pays. Parmi eux,
l’économiste le plus emblématique est Dani Rodrik (3).
Pour lui, le positionnement à l’international d’un pays
peut directement influencer sa croissance dans un sens
favorable ou non en fonction des politiques économiques
qu’il met en œuvre. Dans la lignée de ses travaux, la
compétitivité d’un pays peut se définir comme « sa
capacité à s’insérer de manière avantageuse dans la
mondialisation et à en tirer parti pour améliorer le
niveau de vie de ses citoyens ».
Comment mesure-t-on
la compétitivité d’un pays ?
Faute d’un ancrage théorique pleinement établi,
les diagnostics de compétitivité des pays reposent sur
des indicateurs qui intègrent, sans grande justification,
une variété de critères de performances intérieures et
extérieures. Par ailleurs, ces diagnostics cherchent en
général à aller au-delà de la mesure des performances
elles-mêmes et tentent plutôt d’appréhender des déterminants fondamentaux. Les deux indices composites les
plus connus sont ceux proposés par le World Economic
Forum (WEF) et l’Institute for Management Development (IMD). Le premier compte 111 critères censés
représenter la compétitivité d’un pays et le second pas
moins de 245.
Les classements de l’IMD et du WEF font tous
deux ressortir le déclin de la compétitivité française par
rapport à son voisin allemand (tableau 1). Toutefois­, ce
type de classements est à interpréter avec la plus grande
prudence. En effet, ils sont très vivement critiqués dans
la littérature économique de par leur construction ad
hoc (Debonneuil et Fontagné, 2003).
(2) Voir Grossman G. et Helpman E. (1991), Innovation and
Trade in the Global Economy, Cambridge, MIT Press et Lucas R.
(1993), « Making­a Miracle », Econometrica, vol. 61, n° 2.
(3) Dani Rodrik est professeur de sciences sociales à l’Institut
d’études avancées de Princeton. Voir en particulier Rodrik D.
(2008).
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
3
DOSSIER - LE DÉCLIN DE LA COMPÉTITIVITÉ FRANÇAISE : ÉTAT DES LIEUX
Tableau 1. Classements selon deux critères de compétitivité en 2008 et 2013
Allemagne
Espagne
États-Unis
France
Italie
Japon
Royaume-Uni
Global Competitiveness Index (WEF)
2008
2013
5
4
28
35
1
5
18
23
36
49
8
9
9
10
World Competitiveness Yearbook (IMD)
2008
2013
16
9
33
45
1
1
25
28
46
44
22
24
21
18
Source : WEF (2008, 2013), Global Competitiveness Report et IMD (2008, 2013) World Competitiveness Yearbook.
Un état des lieux de la compétitivité
de la France
C’est précisément pour dépasser le caractère
arbitraire des indices globaux de compétitivité que
Debonneuil et Fontagné ont dressé, au début des
années 2000, un premier bilan global de la compétitivité de l’économie française. S’interrogeant déjà sur
son éventuel déclin, les auteurs concluaient, à l’instar
de Krugman, que la faible progression de la productivité intérieure restait la préoccupation majeure pour
l’économie française alors que la position relative des
produits français sur les marchés extérieurs était bonne
et que l’attractivité du territoire en matière d’investissements directs à l’étranger (IDE) demeurait importante.
Dix ans après ce premier bilan sur la compétitivité
française, les gains de productivité sont restés modestes
en France tandis que le positionnement des produits
français sur les marchés extérieurs s’est sensiblement
dégradé et que l’attractivité du site France s’est affaiblie.
La richesse et la productivité relative
de la France restent élevées
Selon le classement du FMI pour 2014, la France
et l’Allemagne se classent respectivement aux 19 e
et 18e rang des pays les plus riches du monde avec
des niveaux de PIB réel par habitant très proches, de
l’ordre de 43 000 et 44 000 dollars respectivement.
Ce premier constat objectif contraste avec les indices
de compétitivité globaux, qui classent la France loin
derrière l’Allemagne.
La France affiche également des niveaux de productivité horaire du travail parmi les plus élevés des
pays de l’OCDE. Selon les données de la base sur
les comparaisons internationales de productivité du
4
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
Groningen­Growth and Development Centre (GGCD) (4),
elle apparaît même plus productive que l’Allemagne.
Par ailleurs, ces deux pays apparaissent plus productifs
que la moyenne de la zone euro, les États-Unis et le
Japon (5).
Des gains de productivité
en faible progression
et un taux d’emploi en régression
Si la France détient toujours une position de leader
en termes d’efficacité productive, le constat est plus
nuancé en termes de croissance et de gains de productivité sur la période récente. Ainsi, sur la dernière
décennie, le niveau du revenu réel par habitant a crû en
moyenne de 0,5 % par an, contre 1,1 % en Allemagne,
ce qui classe la France légèrement en dessous de la
moyenne de la zone euro et très en deçà de la moyenne
de l’OCDE.
Cette faible croissance des revenus s’explique en
partie par la faiblesse des gains de productivité du travail,
là aussi inférieurs à la moyenne de l’OCDE. Selon un
récent rapport de l’OCDE (2013), la France se classe
20e sur 34 pays en matière de gains de productivité.
(4) La base de données du GGDC sur les comparaisons internationales de productivité, dont la dernière version a été mise en
ligne en juillet 2013, pour l’année de référence 2005, est la plus
complète en ce qui concerne les comparaisons de productivité par
industrie. Elle couvre 42 pays et 35 industries détaillées. Elle est
disponible à partir du site http://www.rug.nl/research/ggdc/data/
ggdc-productivity-level-database
(5) Le tableau 2 permet également de montrer que l’écart de
productivité horaire du travail entre les pays émergents tels que
la Chine et les pays industrialisés reste élevé. Ce qui permet de
comprendre­pourquoi le faible coût de la main-d’œuvre chinoise
n’est pas forcément un élément de concurrence déloyal vis-à-vis
des entreprises françaises.
DOSSIER - LE DÉCLIN DE LA COMPÉTITIVITÉ FRANÇAISE : ÉTAT DES LIEUX
Tableau 2. Productivité horaire du travail pour l’économie globale et par grand secteur d’activité (États-Unis = 1)
Pays
Ensemble
de
l’économie
Secteur
Marchand
Secteur
des biens
Industrie
manufacturière
Autres
Biens
Secteurs
des
Services
Secteur des
services
marchands
Secteur des
services non
marchands
France
1,12
0,90
0,95
1,08
0,77
1,18
0,86
2,33
Allemagne
1,05
0,88
1,00
1,15
0,48
1,03
0,78
1,98
Zone Euro
0,93
0,74
0,78
0,93
0,54
0,98
0,70
2,08
Japon
0,78
0,59
0,63
0,82
0,34
0,84
0,54
2,13
Chine
0,11
0,07
0,07
0,10
0,07
0,15
0,06
0,97
Source : Groningen Growth and Development Centre (GGDC), Productivity database pour l’année de référence 2005
L’autre part de la mauvaise performance de la France
en matière de croissance du PIB par tête vient du recul
prononcé de l’emploi. Ainsi, le taux de chômage en
France est passé de 8 % en 2002 à 11 % en 2013. Or, si
l’accroissement des gains de productivité est important
pour soutenir le potentiel de croissance de la France
et améliorer le niveau de vie relatif des Français, une
plus large utilisation du facteur travail l’est également :
l’écart de niveau de vie entre la France et les pays les
plus riches de l’OCDE tient en grande partie à sa sousutilisation du facteur travail. On peut donc s’interroger
sur les raisons pour lesquelles la France peine à réallouer
efficacement la main-d’œuvre libérée par les gains de
productivité vers d’autres emplois productifs.
Un affaiblissement de la position de
la France dans le commerce extérieur
Le trait le plus marquant de la dernière décennie
est l’affaiblissement de la position de la France dans
le commerce extérieur. Alors que son déficit commercial s’est fortement creusé depuis 2004 (6), ses parts de
marché à l’exportation de marchandises sont passées de
6,2 % en 1990 à 3,1 % en 2012. Le secteur des services
n’est pas épargné, puisque la part de marché française
est tombée de plus de 8 % en 1990 à 4,8 % en 2012.
Cependant, le même constat peut être réalisé pour
la plupart des autres pays développés qui ont presque
tous vu leurs parts de marché diminuer suite à l’entrée
des pays émergents sur la scène internationale. De ce
point de vue, l’Allemagne fait figure d’exception plutôt
que de règle au sein des pays industrialisés.
(6) Une étude récente de Borey et Quille (2013) fait état d’un
léger rééquilibrage de la balance commerciale française en 2012
mais montre qu’il est dû principalement au tassement de la demande intérieure.
Graphique 1. Parts de marché mondiales de biens
(en %)
14
12
10
8
6
4
2
0
1990 1992 1994 1996 1998 2000 2002 2004 2006 2008 2010 2012
Chine
Japon
France
Espagne
Allemagne
Royaume-Uni
Italie
États-Unis
Source : CNUCED.
Graphique 2. Parts de marché mondiales de services
(en %)
20
10
18
9
16
8
14
7
6
12
10
5
8
4
6
3
2
4
1
2
0
0
1990 1992 1994 1996 1998 2000 2002 2004 2006 2008 2010 2012
Chine
Inde
France
Espagne
Allemagne
Royaume-Uni
Italie
États-Unis (échelle de droite)
Source : CNUCED.
Un autre fait préoccupant concerne la concentration
toujours plus forte des exportations françaises sur un
groupe restreint de grandes entreprises. Ainsi, en France,
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
5
DOSSIER - LE DÉCLIN DE LA COMPÉTITIVITÉ FRANÇAISE : ÉTAT DES LIEUX
90 % des exportations sont réalisées par 10 % des
entreprises, contre 80 % en Allemagne. En moyenne,
les entreprises françaises ont des taux de participation
aux exportations relativement élevés en comparaison
de leurs voisines européennes (7). En revanche, celles
de petite et moyenne taille révèlent une faiblesse en
matière d’intensité d’exportation, indicateur mesurant la part des exportations dans le chiffre d’affaires
(tableau 3). Ce handicap français s’est accentué sur
les deux dernières décennies. Ainsi, alors que l’écart
en termes d’intensité d’exportation entre les PME et
les grandes entreprises était de 13 points en 1990, il
atteint 20 points en 2007.
atteignant 32,3 milliards de dollars. La France reste
devant son voisin allemand en termes de stock d’IDE
mais est le pays qui subit la plus forte baisse au sein de
l’Union européenne (UE). Ces statistiques témoignant
du déclin de l’attractivité française peuvent cependant
être trompeuses. En effet, elles mesurent non seulement l’investissement initial en « espèces » mais
également des flux financiers entre la maison-mère
et ses filiales tels que les bénéfices réinvestis ou les
prêts intragroupe. Ainsi, l’effondrement des flux d’IDE
en France peuvent être dus à une baisse des activités
financières entre les filiales d’un même groupe multinational. Cependant, d’autres chiffres viennent conforter
Tableau 3. Taux de participation et intensité d’exportation (a) des entreprises manufacturières françaises (en %)
1990
Tranche d’effectifs
Taux de participation
2007
IE
(a)
Taux de participation
IE (a)
Petites entreprises (20-49 employés)
59
9
67
13
Moyennes entreprises (50-249)
79
15
83
23
Grandes entreprises (250-499)
90
21
92
34
Très grandes entreprises (plus de 500)
96
28
95
41
Total PME (20-249 employés)
67
11
74
17
Total Grandes entreprises (250 et plus)
93
24
93
37
(a) Le taux de participation donne la part des entreprises qui exportent et l’intensité d’exportation rapporte la valeur des exportations au chiffre d’affaires hors taxes pour les entreprises exportatrices.
Source : Calculs des auteurs sur la base de l’enquête annuelle d’entreprises
pour les secteurs manufacturiers hors énergie et agro-alimentaire, 1990 et 2007.
Une perte de vitesse de l’attractivité
du territoire français
Dans le contexte d’une économie mondiale globalisée, attirer des entreprises étrangères peut s’avérer
primordial pour maintenir l’emploi dans un pays. Selon
les chiffres préliminaires de la Conférence des Nations
unies sur le commerce et le développement (CNUCED),
le flux d’IDE en France aurait connu une chute de plus
de 77 % entre 2012 et 2013, passant de 25 milliards
de dollars à 5,7 milliards. Cet effondrement s’inscrit
dans une tendance baissière observée depuis le début
de la crise des subprimes en 2007. Outre-Rhin, les
chiffres semblent moins alarmants puisqu’après une
baisse de plus de 86 % des flux entrants entre 2011
et 2012, ceux-ci ont quadruplé entre 2012 et 2013,
(7) Bellone F., Musso P., Quéré M. et Nesta L. (2006),
« Caractéristiques­et performances des firmes exportatrices françaises », Revue de l’OFCE n° 98.
6
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
le scénario d’une chute de l’attractivité du territoire
français. Selon le baromètre de l’attractivité publié par
le cabinet comptable Ernst & Young (8), le nombre de
projets d’implantation d’entreprises en France a accusé
un recul de 13 % entre 2011 et 2012.
Les causes immédiates du déclin
de la compétitivité française
Parmi les facteurs explicatifs du déclin de la compétitivité française, les plus débattus aujourd’hui renvoient
à la capacité d’exportation des entreprises localisées
en France.
Un euro trop fort ?
Depuis l’adoption de la monnaie unique le 1er janvier 1999 et sa forte appréciation par rapport au dollar
(8) Ernst & Young (2013), European Investment Monitor.
DOSSIER - LE DÉCLIN DE LA COMPÉTITIVITÉ FRANÇAISE : ÉTAT DES LIEUX
américain depuis 2001, la valeur externe de l’euro est
régulièrement pointée du doigt pour expliquer les pertes
de parts de marché françaises à l’exportation. Beaucoup
d’économistes se posent aujourd’hui la question de la
nécessité d’une dépréciation de la monnaie unique (9).
Cependant, cet argument ne peut être directement retenu
pour expliquer la dégradation des performances de la
France par rapport à l’Allemagne.
Les produits français sont-ils trop chers ?
La compétitivité-prix des produits français est elle
aussi régulièrement incriminée. Or, elle s’est très faiblement dégradée comparativement à l’Allemagne. Les
prix à l’exportation des biens français relativement aux
biens allemands n’ont en effet connu qu’une hausse
modérée de 3,4 % entre 2000 et 2012. La hausse a été
beaucoup plus prononcée en Espagne (+ 6,5 %) et en
Italie (+ 13,4 %). L’évolution de la compétitivité-prix
a donc été plutôt favorable en France en comparaison
d’autres membres de la zone euro (10).
Un coût du travail trop élevé ?
L’argument des coûts salariaux revient également
souvent dans le débat public comme un facteur déterminant du déclin de la compétitivité française. Les coûts
salariaux français ont en effet augmenté plus rapidement
en France (+ 28 %) qu’en Allemagne (+ 8 %) entre 2000
et 2012 (voir graphique 4 p. 13). Néanmoins, comme
nous l’avons vu précédemment, la compétitivité-prix
française s’est relativement maintenue. La hausse des
coûts n’a donc pas eu d’impact direct sur le niveau des
exportations. Les entreprises françaises ont comprimé
leurs marges afin d’amortir les effets conjugués de la
hausse des coûts et de l’appréciation de l’euro sur leurs
prix de vente. En revanche, cette hausse des coûts a pu
avoir un effet indirect sur les performances des entreprises françaises en grevant leurs capacités à innover.
La France a-t-elle su profiter de la division
internationale des processus productifs ?
Les stratégies de fragmentation de la chaîne de valeur
ajoutée permettent aux firmes de réduire les coûts de leurs
intrants (consommations intermédiaires) en profitant de la
(9) Voir Bénassy-Quéré A., Gourinchas P.-O., Martin P. et
Plantin G. (2014), « L’euro dans la guerre des monnaies », Notes
du Conseil d’analyse économique, n° 11, janvier ; et Héricourt J.,
Martin P. et Orefice G. (2014), « Les exportateurs français face aux
variations de l’euro, La Lettre du CEPII, n° 340, janvier.
(10) Sur ce point, voir dans ce même numéro l’article d’Antoine
Berthou et Charlotte Emlinger, p. 10 et notamment le graphique 5
p. 13.
distribution des avantages comparatifs à l’échelle globale.
La hausse des importations de biens intermédiaires a été
beaucoup plus prononcée en Allemagne que chez ses
voisins européens (graphique 6). Cela traduit la meilleure
position des entreprises allemandes dans la chaîne de
valeur ajoutée mondiale. Ces dernières ont délocalisé
des segments de leur production à l’étranger, notamment
dans les pays d’Europe centrale et orientale (PECO),
afin de diminuer leurs coûts de production. Toutefois,
comme dans le secteur automobile (Chiappini, 2012) (11),
elles ont conservé les unités d’assemblage localisées en
Allemagne et réexportent des produits labellisés made
in Germany. Les entreprises françaises semblent avoir
moins bien réussi à s’adapter à cette nouvelle tendance
de la mondialisation et accusent un retard vis-à-vis de
leurs concurrentes allemandes, néerlandaises, belges
ou suédoises (12).
Graphique 3. Importations de biens intermédiaires
(en milliards de dollars)
250 000
200 000
150 000
100 000
50 000
0
1990
1993
1996
1999
Allemagne
France
2002
2005
2008
2011
Espagne
Italie
Royaume-Uni
Source : CEPII, base Chelem.
Des efforts d’innovation insuffisants ?
Comme nous l’avons vu, l’appréciation de l’euro,
conjuguée à une hausse des coûts de production des
entreprises françaises, a incité ces dernières à diminuer leurs marges pour éviter de perdre trop de parts
de marché à l’exportation. À long terme, cela nuit à
leur capacité d’investissement. Pour avoir un aperçu
rapide des différences de compétitivité hors-prix, on
(11) Chiappini R. (2012), « Offshoring and export performance
in the European automotive industry », Competition & change,
vol. 16, n° 4.
(12) Voir Fontagné L. et d’Isanto A. (2013), « Chaînes d’activité
mondiales : des délocalisations d’abord vers l’Union européenne »,
INSEE première n° 1451, juin.
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
7
DOSSIER - LE DÉCLIN DE LA COMPÉTITIVITÉ FRANÇAISE : ÉTAT DES LIEUX
peut étudier les facteurs d’innovation dans les pays. En
général, on en retient deux : les dépenses de recherche
et développement (R & D) et le nombre de brevets
déposés. Lorsqu’on analyse le graphique 4, on peut
remarquer le faible dynamisme des dépenses privées de
R & D françaises. Elles ont même diminué en proportion du PIB entre 1990 et 2010. Au total, les dépenses
de R & D françaises sont passées de 2,32 % en 1990
à 2,24 % en 2010. L’économie française apparaît donc
insuffisamment tournée vers l’innovation, ce qui peut
avoir un impact négatif sur les gains de productivité et
la dynamique des exportations.
Des barrières à la croissance des entreprises
plus fortes en France ?
Un autre argument avancé dans la littérature
concerne les barrières à la croissance des entreprises
et donc à leur expansion sur les marchés internationaux.
Graphique 4. Dépenses de recherche et développement (en % du PIB)
a. En 1990
b. En 2010
3,25
2,93
Privées
2,61
Publiques
2,32
1,4
0,58
1,42
0,72
1,08
m
eau
Ro
y
n
po
Ja
Un
i
lie
0,68
nc
e
e
gn
pa
Es
All
em
ag
ne
n
po
is
Un
sat
eum
Ét
Un
i
lie
ya
Ro
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
Source : Eurostat.
2,49
1,87
nis
1,88
0,69
1,26
0,68
1,35
Source : Eurostat.
8
1,77
sU
0,53
Ita
e
nc
Fr
a
e
gn
pa
Es
ne
ag
em
All
1,86
2,08
0,66
0,47
0,76
0,86
0,82
Fr
a
1,43
2,75
2,24
0,92
0,66
1,19
0,84
Publiques
Ita
0,89
0,37
Privées
Ét
at
0,75
2,01
0,76
1,71
2,8
0,85
Ja
2,47
DOSSIER - LE DÉCLIN DE LA COMPÉTITIVITÉ FRANÇAISE : ÉTAT DES LIEUX
Par exemple, dans le cas de la France, les contraintes
d’accès au marché du crédit ont été identifiées comme
des limites à la fois à la croissance des entreprises mais
également à leur entrée sur les marchés d’exportation (13).
Dans l’ensemble, ces travaux pointent les frictions
des marchés de facteurs comme un déterminant de la
productivité et de la compétitivité des industries via
leurs effets en termes de sélection des entreprises.
D’autres frictions, internes aux entreprises, en matière
de management et de gouvernance, sont également
avancées comme des causes possibles de l’insuffisant
dynamisme des entreprises françaises (14).
Une fiscalité inadaptée ?
Tout dernièrement, le débat sur la compétitivité s’est
focalisé sur le poids de la fiscalité qui constituerait un
handicap pour les entreprises françaises par rapport
à leurs homologues allemandes (15). Ainsi, les charges
patronales, plus élevées en France sur l’emploi qualifié, renchérissent le coût du travail sans pour autant se
traduire par un gain de pouvoir d’achat pour le salarié.
Une autre taxe très fréquemment incriminée est le
taux d’imposition sur les profits des entreprises, dont
le taux effectif est en moyenne de 35,1 % en France
contre 24,6 % en Allemagne (cf. tableau 2 p. 53). Ce
surcoût fiscal jouerait en particulier contre l’attractivité
du territoire français pour les entreprises étrangères.
Néanmoins, le débat fiscal en matière de compétitivité ne peut pas s’arrêter aux seules considérations des
intérêts des entreprises localisées ou potentiellement
localisables sur un territoire. En théorie, la redistribution fiscale doit faire partie du pacte de libre-échange
puisqu’elle est censée offrir une compensation, dans
chaque pays, aux individus qui subissent les effets de
l’ouverture. Pourtant, dans la plupart des pays industrialisés, les politiques de libre-échange ont été mises
en œuvre sans être accompagnées de politiques fiscales
devant en compenser les effets distributifs. Ainsi, le
pouvoir d’achat de certaines catégories de travailleurs
(les moins qualifiés) s’est fortement dégradé, notamment
en Allemagne­. S’il est donc légitime aujourd’hui de
(13) Bellone F., Musso P., Nesta L. et Schiavo S. (2011),
« L’impact des contraintes financières sur les performances à
l’exportation des entreprises françaises », Économie et Statistique,
n° 435-436, Paris, INSEE.
(14) Bloom, N. et Van Reenen J. (2007), « Measuring and
explaining management practices across firms and nations »,
Quarterly Journal of Economics, vol. 122, n° 4.
(15) Sur ce point, voir dans ce même numéro l’article de
Laurent Simula, p. 47.
remettre la question de la fiscalité au cœur des débats sur
la compétitivité de l’économie française, il faut, comme
le préconise Piketty (2013) (16), prendre en considération
tous les intérêts en jeu.
●●●
Le débat sur la compétitivité française s’est cristallisé ces dernières années sur la question de la capacité à
exporter des entreprises localisées sur le territoire français. Cette focalisation paraît légitime. En effet, parmi
les différents éléments de diagnostic de la compé­ti­ti­vi­té
nationale – dynamique de la productivité, dynamique
des exportations et attractivité des capitaux –, c’est bien
la dynamique des exportations qui s’est détériorée le
plus rapidement en France. Les pouvoirs publics se
doivent néanmoins de garder une approche englobante
de la compétitivité dont l’objectif final demeure la
croissance soutenable du niveau de vie de ses citoyens.
(16) Piketty T. (2013), Le capital au XXIe siècle, Paris, Seuil.
BIBLIOGRAPHIE
● Borey G. et Quille B. (2013),
« Comment s’explique le rééquilibrage des balances commerciales
en Europe ? », Note de conjoncture de l’INSEE, juin.
● OCDE (2013), « France : redresser la compétitivité », Série pour
des politiques meilleures, http://
www.oecd.org/fr/france/201311-Rapport-OCDE-sur-la-competitivite-en-France.pd
● Debonneuil M. et Fontagné L.
(2003), Compétitivité, rapport du ● Rodrik D. (2008), Nations et
CAE n° 40, Paris, La Documenta- mondialisation : les stratégies
tion française.
nationales de développement
dans un monde globalisé, Paris,
● Krugman P. (1994), « Compe- La Découverte.
titiveness-A dangerous obsession », Foreign Affairs, vol. 73,
n° 2.
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
9
LES MAUVAISES
PERFORMANCES
FRANÇAISES
À L’EXPORTATION :
LA COMPÉTITIVITÉ-PRIX
EST-ELLE COUPABLE ?
Antoine Berthou
Économiste associé au CEPII
Charlotte Emlinger
Économiste au CEPII
Devenu négatif en 2004, le solde des échanges de biens et services de la France s’est creusé
d’année en année jusqu’en 2012. Au regard des excédents records de l’Allemagne, cette
sous-performance suscite de nombreuses interrogations et nourrit le débat sur la compétitivité de l’Hexagone. Analysant l’évolution comparée du commerce extérieur des cinq
plus grandes économies de l’Union européenne au cours de la dernière décennie, Antoine
Berthou et Charlotte Emlinger montrent que ni la spécialisation géographique et sectorielle,
ni l’évolution du coût du travail, souvent pointée du doigt, n’expliquent de manière convaincante le décrochage des exportations françaises. La détérioration du commerce extérieur
français relèverait plutôt d’une dégradation relative de la compétitivité hors-prix, liée aux
efforts d’innovation mais aussi aux stratégies de localisation des firmes.
C. F.
Des parts de marché en déclin
La France, comme la plupart des économies avancées, a réduit sa part dans le commerce mondial au cours
de la dernière décennie. Ce résultat s’explique par la
forte croissance du commerce réalisé par les « grands
émergents » (l’Inde, la Chine ou le Brésil), reflet d’un
rattrapage économique rapide à la fois en termes de
production et de richesse par habitant. Il subsiste néanmoins une forte hétérogénéité entre pays européens du
point de vue de leurs performances à l’exportation. Le
tableau 1 montre que depuis le début des années 2000,
les parts de marché de l’Allemagne et de l’Espagne se
10
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
sont réduites, mais moins que celles de l’Italie, de la
France ou du Royaume-Uni.
Tableau 1. Parts des principaux exportateurs
européens dans le commerce mondial
2000
2012
Variation 2000-2012
France
5,1 %
3,1 %
– 39,0 %
Allemagne
8,5 %
7,6 %
– 10,5 %
Italie
3,7 %
2,7 %
– 26,9 %
Espagne
1,8 %
1,6 %
– 10,5 %
Royaume-Uni
4,4 %
2,6 %
– 41,6 %
Note : Le taux de variation est calculé à partir des données non arrondies.
Source : données OMC et calculs des auteurs.
DOSSIER - LES MAUVAISES PERFORMANCES FRANÇAISES À L’EXPORTATION : LA COMPÉTITIVITÉ-PRIX EST-ELLE COUPABLE ?
Les performances à l’exportation sont l’objet d’une
attention particulière des gouvernements européens,
en particulier dans le contexte actuel de faiblesse de
la demande intérieure.
marchés (la marge extensive) ou de la performance
sur chaque marché (la marge intensive). Dans les
données fines du commerce international, un marché
correspond à un produit vendu sur une destination(2).
Cet article propose une analyse détaillée des performances à l’exportation de cinq grandes économies
européennes : la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni,
l’Italie et l’Espagne, notamment à partir de données
détaillées du commerce international(1). Nous montrons
que les écarts de performances entre pays européens
s’expliquent principalement par la croissance des ventes
sur chacun des marchés explorés (un marché étant
identifié par une destination et un produit), tandis que
le nombre de marchés sur lesquels les exportateurs
européens vendent leurs marchandises reste stable (à
l’exception de l’Espagne). La croissance plus rapide des
exportations de l’Allemagne ou de l’Espagne durant les
années 2000 ne semble pas s’expliquer par un meilleur
positionnement sectoriel et géographique, mais par
une meilleure capacité à exporter sur chacun de leurs
marchés.
Le graphique 1 présente l’évolution de la marge
extensive pour les principaux pays européens. Deux faits
marquants apparaissent. Tout d’abord, les exportateurs
allemands explorent davantage de marchés en comparaison de leurs partenaires européens : plus de 330 000
chaque année contre une moyenne de 280 000 pour la
France, qui se trouve à des niveaux comparables à ceux
enregistrés pour l’Italie ou le Royaume-Uni. Le nombre
de marchés explorés par les exportateurs espagnols
est beaucoup plus faible, mais il a progressé rapidement. Dans l’ensemble, donc, l’Allemagne présente
un avantage structurel en termes de couverture de ses
exportations par marché. Cette différence est toutefois
restée globalement stable au cours des années 2000 (à
l’exception de l’Espagne) et ne permet pas d’expliquer
la moindre performance des exportateurs français,
britanniques ou italiens.
L’amélioration de la compétitivité-coût allemande
est régulièrement mise en avant pour expliquer les
bonnes performances à l’exportation des années 2000.
La situation espagnole apparaît quant à elle paradoxale,
dans la mesure où la perte de compétitivité-coût pour
l’ensemble de l’économie avant la crise s’est combinée
à une hausse rapide des exportations. Les différences
de dynamiques de prix d’exportation apparaissent toutefois comme moins marquées, ce qui semble indiquer
que d’autres facteurs, « hors-prix », sont à l’origine
des différences de performance à l’exportation. Ce
constat est confirmé par une analyse économétrique
dont les résultats montrent que les performances à
l’exportation allemandes des années 2000, sur chaque
marché, s’expliquent principalement par un avantage
en termes de compétitivité hors-prix. Nous discutons
dans la dernière partie de cet article des facteurs qui
pourraient expliquer ces écarts de performance horsprix entre grandes économies européennes.
Graphique 1. Nombre de marchés (pays-produit)
explorés
Croissance des exportations :
de nouveaux marchés explorés ?
L’évolution des parts de marché mondiales d’un
pays peut s’expliquer par l’évolution du nombre de ses
(1) Base de données BACI (CEPII).
380 000
330 000
280 000
230 000
180 000
Allemagne
France
Italie
Espagne
Royaume-Uni
12
11
20
10
20
09
20
08
20
07
20
06
20
05
20
04
20
03
20
02
20
01
20
20
20
00
130 000
Source : BACI et calculs des auteurs.
Il faut donc chercher du côté de la performance à
l’exportation sur chaque marché pour expliquer les
différences de résultats à l’export entre pays européens.
Sur ce point, l’avantage de l’Allemagne vis-à-vis des
autres pays européens apparaît clairement : la valeur
(2) L’analyse des données de commerce au niveau microéconomique peut être encore davantage détaillée en introduisant dans
la marge extensive le nombre d’entreprises exportatrices. Notre
analyse se restreint ici aux données de commerce par pays et par
produit.
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
11
DOSSIER - LES MAUVAISES PERFORMANCES FRANÇAISES À L’EXPORTATION : LA COMPÉTITIVITÉ-PRIX EST-ELLE COUPABLE ?
moyenne des exportations françaises par marché correspond aux deux tiers de la moyenne allemande en 2000,
et seulement à la moitié en 2008. Le constat est similaire
pour l’Espagne, l’Italie et le Royaume-Uni.
Le niveau plus élevé des exportations allemandes en
moyenne sur chaque marché au cours des années 2000
à 2012 peut en partie s’expliquer par une part plus
importante de l’industrie dans le PIB. Toutefois,
l’évolution de cette performance illustre une perte de
compétitivité de la France, de l’Italie, de l’Espagne ou
du Royaume-Uni vis-à-vis de l’Allemagne, sur chacun
de leurs marchés (graphique 2).
Graphique 2. Valeur moyenne des exportations
par marché (en milliers d’euros)
4 500
3 500
14 %
Effets destinations
Effets produit et destinations
12 %
10 %
8%
6%
4%
2%
0%
France
Allemagne
Italie
Espagne
Royaume-Uni
Source : BACI et calculs des auteurs. Les structures sectorielles
et géographiques sont calculées pour chaque pays pour l’année 2000.
France
Allemagne
Italie
Espagne
Royaume-Uni
4 000
Graphique 3. Demande mondiale adressée
par pays exportateur
(croissance annuelle moyenne 2000-2012)
Lecture du graphique : La demande adressée aux exportateurs
d’un pays est calculée comme la somme des importations de
chaque marché étranger, pondérée par le poids de chaque marché dans les exportations de ce pays. Le premier calcul (en bleu)
mesure l’évolution (croissance annuelle moyenne) de la demande
d’importation globale des pays vers lesquels exportent les différents pays de l’échantillon. Le deuxième calcul (en vert) prend
en compte la dimension produit et mesure la croissance de la
demande d’importation des pays vers lesquels les pays européens
exportent, pour les produits (définis au niveau fin) exportés par ces
derniers.
3 000
2 500
2 000
1 500
1 000
12
11
20
20
2
9
00
20
07
20
08
06
20
05
20
04
20
03
20
02
20
01
20
20
20
00
0
10
500
Source : BACI et calculs des auteurs.
Des différences de positionnement
sectoriel et géographique ?
La spécialisation sectorielle ainsi que le positionnement géographique de leurs exportations implique
que les pays sont inégalement affectés par les évolutions
de la demande mondiale.
Les indicateurs de demande mondiale adressée aux
exportateurs européens (graphique 3) montrent que la
structure géographique de leurs exportations ne permet
pas d’expliquer l’hétérogénéité des performances au
cours des années 2000. Davantage de différences
apparaissent si l’on ajoute la dimension produit. Elles
ne permettent pas non plus, toutefois, d’expliquer les
disparités observées ; la demande adressée à l’Allemagne est en effet moins dynamique du fait de son
positionnement sur les produits. Cette analyse confirme
12
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
les résultats d’autres études décomposant les évolutions
de parts de marché entre facteurs géographiques et
facteurs sectoriels (voir Cheptea et al., 2012 ou Gaulier et al., 2013), qui montrent qu’ils n’apparaissent
pas comme déterminants pour expliquer les écarts
de performances à l’exportation, entre la France et
l’Allemagne notamment.
Coûts de production
et prix d’exportation
Les divergences de coûts unitaires du travail (CUT)
sont usuellement mises en avant pour expliquer les
disparités d’évolution des exportations entre pays
européens. Cet indicateur mesure le coût moyen du
travail par unité produite. Il est par exemple utilisé
par la Commission européenne dans le cadre de son
mécanisme européen de surveillance des déséquilibres.
Le graphique 4 illustre l’évolution de cet indicateur
pour les cinq grandes économies européennes qui entrent
dans notre analyse. Sa baisse en Allemagne avant la
crise reflète la désinflation compétitive menée dès le
DOSSIER - LES MAUVAISES PERFORMANCES FRANÇAISES À L’EXPORTATION : LA COMPÉTITIVITÉ-PRIX EST-ELLE COUPABLE ?
Graphique 4. Coûts unitaires du travail
(ensemble de l’économie, indice base 100 en 2000)
marquée. Ensuite, les effets intra-sectoriels sont aussi
potentiellement importants, dans la mesure où les firmes
exportatrices n’ont pas nécessairement connu la même
dynamique de CUT que les firmes non-exportatrices
d’un même secteur (Rodriguez et al., 2012).
150
France
Allemagne
Italie
Espagne
Royaume-Uni
140
130
120
110
03/2013
03/2012
03/2011
03/2010
03/2009
03/2008
03/2007
03/2006
03/2005
03/2004
03/2003
03/2002
03/2001
90
03/2000
100
Source : Eurostat et calcul des auteurs.
début des années 2000. L’Allemagne apparaît comme
une exception au regard des dynamiques de CUT. Une
progression marquée de cet indicateur est enregistrée
pour l’Italie ou l’Espagne, tandis qu’en France, la dynamique apparaît comme médiane. Il est à noter que la
dépréciation de la livre sterling face à l’euro, sur la
période des années 2000 puis de manière plus prononcée après le déclenchement de la crise, a permis de
limiter la dégradation de la compétitivité-coût pour le
Royaume-Uni. En Espagne, la baisse rapide des CUT
depuis le déclenchement de la crise en 2008 s’explique
principalement par des gains de productivité plutôt que
par des baisses de salaires, en particulier dans le secteur
de la construction (Darvas, 2012).
Si les coûts unitaires du travail allemands sont
régulièrement mis en avant pour expliquer les bonnes
performances à l’exportation des années 2000, ils n’expliquent pas les écarts sur ce point entre économies
européennes : en effet, les exportations espagnoles ont
progressé rapidement malgré une hausse marquée des
CUT. Une première réponse à ce paradoxe réside dans
des effets de composition sectoriels : l’augmentation
des coûts unitaires du travail s’est concentrée dans
les secteurs de biens non-échangeables (construction
notamment). Dans les secteurs de biens échangeables
(automobile par exemple), elle a été beaucoup moins
L’examen des données de prix d’exportation atténue
le constat de très forts écarts de compétitivité entre pays
européens établi à partir des données de coûts du travail.
Entre 2002 et 2013, la croissance annuelle moyenne du prix
des exportations est la plus marquée en Italie (+ 6,6 %), suivie du Royaume-Uni (+ 5,8 %) et de l’Espagne (+ 5,4 %) ;
elle est plus limitée en France (+ 4,2 %) et en Allemagne
(+ 3,4 %) (graphique 5). Relativement à l’Allemagne la
perte de compétitivité-prix de la France est ainsi limitée
à 0,8 point de pourcentage par an, tandis que la perte de
parts de marchés de la France, sur la même période, était
de 2,4 points de pourcentage par an. Le déficit de compétitivité-prix n’explique donc pas entièrement l’écart de
performance entre les deux pays.
Graphique 5. Évolution des prix à l’exportation
(indices de valeurs unitaires, base 100 en 2002)
150
140
130
France
Allemagne
Italie
Espagne
Royaume-Uni
120
110
100
90
2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 20072008 2009 2010 20112012
Source : Eurostat et calculs des auteurs.
Compétitivité-prix ou hors-prix ?
L’approche économétrique combinée à l’utilisation
de données fines de commerce international permet de
préciser ce constat et d’identifier la contribution des
évolutions de prix aux évolutions de quantités exportées
sur chaque marché.
Le graphique 6 reporte les résultats de nos estimations. Pour chaque pays, le premier histogramme
correspond à la différence de performance totale vis-
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
13
DOSSIER - LES MAUVAISES PERFORMANCES FRANÇAISES À L’EXPORTATION : LA COMPÉTITIVITÉ-PRIX EST-ELLE COUPABLE ?
Graphique 6. Croissance annuelle des exportations
relativement à l’Allemagne entre 2002 et 2010(a)
(Écart en points de pourcentage)
Royaume-Uni
France
Italie
Espagne
0
-1
-2
-3
Les sources de la compétitivité
hors-prix
-4
-5
-6
Différence de performance totale
Différence de performance non expliquée par les prix
Source : BACI, Trade Unit Values et estimations des auteurs.
(a) : Exportations en quantité par marché, estimations réalisées par groupe
de produits en HS2 (97 groupes). Les résultats représentent la médiane
des coefficients sur ces 97 groupes.
à-vis de l’Allemagne sur chaque marché. Le résultat
sur chaque histogramme se lit comme le différentiel de
croissance annuelle des quantités vendues par marché,
en points de pourcentage. Le second histogramme correspond à la différence de performance non expliquée
par la variation des prix des produits exportés.
Les résultats représentés sur le premier histogramme confirment que sur la période 2002-2010, la
croissance annuelle des ventes par marché a été plus
faible pour le Royaume-Uni, la France, l’Italie, et dans
une moindre mesure pour l’Espagne, relativement à
l’Allemagne. Ce premier résultat confirme la dégradation de compétitivité de ces pays vis-à-vis de cette
dernière : le Royaume-Uni subit la plus forte baisse de
performance, avec une croissance annuelle des quantités exportées sur chaque marché inférieure d’environ
5 points de pourcentage.
Le second histogramme permet d’identifier les
différences de performances « à prix identiques ». Un
chiffre négatif traduit une moindre performance sur
chaque marché relativement à l’Allemagne qui n’est
pas expliquée par l’évolution du prix des exportations
sur ce marché. Dans le cas de la France et de l’Espagne,
cette dégradation de performance mesurée sur chaque
marché, en contrôlant l’évolution des prix, est très
proche de la dégradation totale de performance : pour
ces deux pays, l’essentiel de la baisse des performances
vis-à-vis de l’Allemagne s’explique par des facteurs
hors-prix, avec une influence négligeable des facteurs
prix. Pour l’Italie en revanche, ces derniers ont joué
14
un rôle prépondérant. Enfin, pour le Royaume-Uni, les
efforts de compétitivité-prix, qui peuvent s’expliquer
en partie par la dépréciation du change de la livre
sterling vis-à-vis de l’euro, ont permis de réduire
les pertes de parts de marché. Ces résultats sont,
par construction, indépendants de l’évolution des
conditions de demande qui affectent la performance
moyenne à l’export sur chaque marché.
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
D’après nos résultats, les écarts de performance à
l’export entre la France et l’Allemagne s’expliquent
surtout par une détérioration de la compétitivité hors-prix.
Celle-ci est généralement associée à la perception, objective ou subjective, qu’ont les consommateurs des produits
vendus sur chaque marché (qualité, contenu technologique, image de marque, adaptation du produit au marché
local, réseau de distribution, service après-vente etc.).
L’amélioration de ces performances nécessite un effort
important en termes de recherche et développement
(R & D) et d’innovation de la part des entreprises. Or,
les comparaisons européennes montrent que l’Allemagne investit davantage en R & D, en proportion du
PIB (2,9 %), que la France (2,3 %), le Royaume-Uni
(1,7 %), l’Italie et l’Espagne (1,3 %)(3). Néanmoins, si
l’hétérogénéité européenne en matière de R & D a pu
contribuer aux disparités de compétitivité hors-prix sur
la période des années 2000, elle ne peut être le seul facteur. Malgré des performances à l’export comparables,
l’Espagne et l’Allemagne affichent par exemple des
efforts en matière de R & D très différents. Par ailleurs,
la plus forte intensité de l’innovation en Allemagne
s’explique en partie par une spécialisation plus marquée
dans les secteurs qui déposent naturellement plus de
brevets(4) (graphique 7). Une fois pris en compte ces
effets de structure sectorielle, les écarts d’innovation
entre France et Allemagne sont réduits.
L’analyse de la compétitivité hors-prix ne peut être
complètement distinguée de la notion de coûts de production, dans la mesure où ceux-ci sont imparfaitement
répercutés dans les prix ; ils influencent directement les
(3) Chiffres Eurostat.
(4) Les secteurs de l’informatique, de radio/télévision et
communication, de la chimie (incluant la pharmacie), du raffinage
et des instruments de précision sont les plus intensifs en matière
d’innovations.
DOSSIER - LES MAUVAISES PERFORMANCES FRANÇAISES À L’EXPORTATION : LA COMPÉTITIVITÉ-PRIX EST-ELLE COUPABLE ?
Graphique 7. Évolution du stock de brevets
pour 1 000 personnes employées
(moyenne pour l’industrie manufacturière)
20
15
10
5
0
2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009
Allemagne
Espagne
Espagne spécialisation
Allemagne
France
France spécialisation Allemagne
Royaume-Uni
Royaume-Uni
spécialisation Allemagne
Italie
Italie spécialisation
Allemagne
Source : calcul des auteurs, Office européen des brevets (OEB), Eurostat
et EUKlems.
Lecture du graphique : pour chaque pays, l’intensité de l’innovation
pour l’industrie manufacturière est calculée en pondérant l’indicateur
sectoriel par la part que représente chaque secteur dans la valeur ajoutée
manufacturière totale. Dans un calcul alternatif, la structure sectorielle
allemande est retenue pour la pondération, afin de déterminer une intensité
de l’innovation « à structure sectorielle constante ».
taux de marges des entreprises, et indirectement leurs
efforts d’investissement ou leurs choix de localisation.
Certains changements structurels en cours, comme la
plus forte intégration des économies européennes dans
les chaînes de valeurs internationales, ont ainsi créé de
nouvelles opportunités pour les entreprises de réduire
leurs coûts de production au travers de l’utilisation
d’une plus grande variété de produits intermédiaires,
moins chers ou de meilleure qualité. La participation des
entreprises à ces chaînes de valeurs est donc également
devenue un facteur déterminant de leur compétitivité
hors-prix, qui leur permet par ailleurs d’accéder à un
marché plus étendu.
D’après les calculs du réseau européen sur la compétitivité CompNet (Di Mauro et al., 2013), la valeur
ajoutée importée sous la forme de produits intermédiaires et de services externalisés représente en moyenne
30 % des exportations brutes des pays européens. La
littérature académique récente (Bas et Strauss-Kahn,
2011) montre aussi que les entreprises françaises utilisant des produits intermédiaires importés sont plus
productives et exportent une plus grande variété de
produits. La fragmentation internationale des proces-
sus de production a progressé rapidement depuis la
fin des années 1990, dans un contexte de baisse des
coûts de communication permettant une meilleure
coordination entre filiales d’un même groupe, ou entre
donneur d’ordres et sous-traitants (Baldwin, 2012). En
valeur, 20 % des produits intermédiaires utilisés dans
la production étaient importés en 1995, aussi bien en
France qu’en Allemagne. Cette part est aujourd’hui
de plus de 35 % en Allemagne contre environ 30 %
en France (Timmer et al., 2013).
L’intégration dans les chaînes mondiales de
valeur a aussi exercé une pression sur le marché du
travail allemand et explique la modération salariale
des années 2000 (Dustmann et al., 2014)(5), ainsi que
l’augmentation du taux de marge des entreprises sur
cette période. Une hypothèse souvent avancée pour
expliquer la performance des exportations allemandes
au cours des années 2000 est que cette amélioration du
taux de marge a favorisé l’investissement productif des
entreprises. Cette hypothèse ne semble toutefois pas
(5) La décentralisation des négociations au niveau de la
firme, intervenue bien avant les réformes « Hartz » des années
Schröder, ont autorisé les entreprises allemandes à accroître leur
compétitivité-coût.
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
15
DOSSIER - LES MAUVAISES PERFORMANCES FRANÇAISES À L’EXPORTATION : LA COMPÉTITIVITÉ-PRIX EST-ELLE COUPABLE ?
Graphique 8. Taux d’investissement dans l’industrie
manufacturière (en %)
30
25
20
15
le fort dynamisme de la demande européenne avant la
crise à un moment où la faiblesse de la demande intérieure poussait les entreprises allemandes à chercher
de nouveaux marchés à l’étranger. Dans le contexte
macroéconomique présent, marqué par une atonie de la
demande publique et privée, l’application à l’identique
de la modération salariale allemande dans les autres
pays européens pourrait n’avoir que des effets limités
sur l’investissement et l’emploi et risquerait d’accentuer
les risques déflationnistes.(*)
10
5
0
France
Allemagne
Italie
Espagne
Royaume-Uni
2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008
Source : données de la base STAN (OCDE) et calculs des auteurs.
Note : Le taux d’investissement est mesuré comme le ratio de
la formation brute de capital fixe sur la valeur ajoutée du secteur.
validée par les données d’investissement dans l’industrie
manufacturière (graphique 8). Dans les années 2000,
en Espagne, le taux d’investissement des entreprises
était élevé (environ 20 %), malgré une dégradation de
la compétitivité-coût. Il était inférieur à 15 % en France
et en Allemagne durant la même période(6).
L’amélioration du taux de marge des entreprises
allemandes ne semble donc pas avoir entraîné une
hausse du taux d’investissement. Elle a pu contribuer,
en revanche, au maintien d’une production industrielle
sur le territoire, en permettant par exemple la survie
d’entreprises peu profitables menacées par la concurrence des pays à bas salaires. Elle a pu également
affecter les choix de localisation des grandes entreprises
et favoriser le maintien de certaines unités intensives
en travail sur le territoire allemand.
Au final, le modèle allemand des années 2000 a
permis de limiter les pertes de parts de marché mondiales, mais il ne s’est pas traduit par une croissance du
PIB plus rapide qu’en France entre 2000 et 2012(7). Ce
modèle économique a été très largement soutenu par
(6) Le constat d’une faiblesse de l’investissement en Allemagne
est régulièrement dressé dans les rapports du FMI. Voir notamment
le chapitre I du World Economic Outlook du FMI d’octobre 2013.
(7) Selon les données Eurostat, le PIB en volume a connu une
progression à peu près équivalente en France et en Allemagne
entre 2000 et 2012 (+ 14 % environ). La croissance française a été
meilleure entre 2000 et 2006 et la récession de 2008-2009 a été
moins marquée. La croissance allemande a en revanche été plus
forte juste avant la récession et surtout depuis 2009.
16
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
(*) Ce texte reprend en grande partie, en l’actualisant, celui
publié par les mêmes auteurs au CEPII : Berthou A. et Emlinger Ch.
(2011), «Les mauvaises performances françaises à l’exportation:
la compétitivité est-elle coupable?», Lettre du CEPII n° 313,
12 septembre.
BIBLIOGRAPHIE
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Supply Chains : Why They Emerged,
Why They Matter, and Where They
Are Going », CEPR discussion paper
n° 9103, août
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the Global Crisis : the Quarterly
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Document de travail de la Banque de
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travail du CEPII, n° 2010-12.
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● Darvas Z. (2012) « Compositional « Fragmentation , Incomes and
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and Export Adjustment », Bruegel Competitiveness », CompNet Working
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août.
● Dustmann Ch., Fitzenberger
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to Economic Superstar : Germany’s Resurgence and the Lessons
for Europe », Journal of Economic
Perspectives, vol. 28, n° 1.
FORCES ET FAIBLESSES
DE L’INDUSTRIE
FRANÇAISE
Sarah Guillou
Économiste, OFCE/Sciences Po
Au cœur du débat sur la compétitivité française, les difficultés de l’industrie cristallisent de
nombreuses inquiétudes. Si le secteur n’a pas été plus sévèrement affecté par la crise en
France que dans les autres pays de l’OCDE, la reprise est plus lente et l’érosion des emplois
se poursuit. Cette tendance semble confirmer ce que montraient déjà les fondamentaux de
l’économie avant 2008 : un recul des parts de marché et une diminution des taux de marge
symptomatiques d’une dégradation structurelle de la compétitivité. L’industrie française
a pourtant, selon Sarah Guillou, de nombreux points forts : des services dynamiques, des
infrastructures de qualité, un environnement institutionnel et un stock de capital humain
de qualité. En s’appuyant sur ces atouts, la France peut tirer son épingle du jeu dans un
contexte où les exigences en termes de sécurité, de certification et de respect de l’environnement se durcissent.
C. F.
Il n’est pas un texte sur l’industrie française écrit
depuis la crise qui ne s’alarme de ses faiblesses et de
ses difficultés. Les mauvais augures se répandent, qui
de signaler la déclinante compétitivité de l’industrie
française, qui de s’inquiéter de la disparition de la base
industrielle. L’écho que ces prophéties reçoivent pourrait
sembler disproportionné au regard de la faible contribution de l’industrie à l’économie totale : seulement un
dixième de la valeur ajoutée et 12 % de l’emploi. Mais
la croissance de l’économie française et sa capacité à
générer des revenus dépendent fortement de l’industrie
pour au moins quatre raisons :
C’est pourquoi une industrie performante, même
de petite taille, est fondamentale pour la croissance
économique. S’il n’est pas simple de découpler les
effets de la crise des faiblesses structurelles, il est
incontestable que la première a aggravé les secondes.
Et si les comparaisons internationales montrent que
l’industrie française n’a résisté ni particulièrement bien
ni particulièrement mal à la crise (OCDE, 2013b), la
dégradation d’indicateurs de performance, déjà insatisfaisants avant 2007, et le retard du retour aux niveaux
de 2007 entretiennent les inquiétudes.
- la croissance de la productivité globale est très
liée à celle de l’industrie ;
Des fondamentaux inquiétants avant
la crise, une aggravation depuis
- l’essentiel des investissements en R & D sont
réalisés par ce secteur (environ 80 %) ;
- il assure aussi la grande majorité des exportations
(70  %) ;
- enfin, la dynamique industrielle détermine la
croissance des services, dont une grande part sont des
services à l’industrie ayant un fort impact sur l’emploi.
Si l’industrie française a suivi les tendances structurelles qui affectent la production manufacturière de
tous les pays développés et qui font décliner la part de
l’industrie dans la valeur ajoutée (Guillou, 2013), elle
présente à l’aube de la crise de nombreux indicateurs
plus détériorés que dans de nombreuses économies de
l’OCDE (OFCE, 2010).
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
17
DOSSIER - FORCES ET FAIBLESSES DE L’INDUSTRIE FRANÇAISE
Le taux de marge des entreprises françaises, qui
mesure la part du profit (excédent brut d’exploitation,
EBE) dans la valeur ajoutée (VA), est un indicateur à
la fois de la répartition entre profit et salaires et de la
capacité des entreprises à investir(2). Or, il a baissé pour
l’industrie depuis la fin des années 1990. Cette chute
(1) Sur la même période, l’économie française a créé 212 000
emplois, principalement dans les services (public et privé). Source :
OCDE (2013b).
(2) L’excédent brut d’exploitation est ce qui reste de la valeur
ajoutée quand on retire les salaires et les impôts à la production et
qu’on ajoute les subventions à la production. Le taux de marge peut
alors se comprendre comme le complément à l’unité du rapport
salaires sur valeur ajoutée (en négligeant impôt et subventions à
la production).
18
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
Total
Secteur manufacturier
70
Industrie
Services
65
60
55
2011
2010
2009
2008
2007
2006
2005
2004
50
2003
La baisse des taux de marge
75
2002
En résumé, la crise a touché fortement l’ensemble
des industries des pays de l’OCDE qui ont à des degrés
divers perdu des emplois et diminué leur production. Les
fermetures d’usines et les licenciements économiques
dans l’industrie se sont multipliés dans tous les pays.
La France a eu, pour sa part, une réaction moyenne à la
crise. Mais par rapport aux autres pays de l’OCDE, elle
se singularise à la fois par des difficultés plus grandes
avant la crise et par un retard de la reprise.
Graphique 1. Part des salaires dans la valeur
ajoutée par secteur (en %)
2001
La crise économique a touché l’emploi de tous les
pays de l’OCDE. Celui-ci a décliné de 2 % entre 2008 et
2011, ce qui correspond à 9 millions d’emplois perdus,
dont deux tiers aux États-Unis. Le manufacturier et
la construction, deux secteurs majeurs de l’industrie,
ont été les plus affectés. En France – comme en Italie,
en République tchèque et en Slovaquie –, l’industrie
aura été massivement atteinte par les pertes d’emploi.
De 2008 à 2011, plus de la moitié des 384 000 emplois
perdus en France l’ont été dans l’industrie(1). Alors
que certains pays ont retrouvé le chemin de la stabilité ou de la croissance, la France a continué à perdre
des emplois dans l’industrie manufacturière : 29 000
en 2012 et près de 60 000 en 2013. La poursuite de cette
dynamique place l’industrie française en décalage par
rapport aux autres économies européennes, comme si la
résistance à la crise cachait un report ou un étalement
de l’ajustement. Dans le même temps, les parts de
marché de l’industrie française n’ont cessé de reculer,
témoignant du décalage de performances relativement
à ses concurrents directs et d’une évidente faiblesse de
sa compétitivité.
indique que la part des salaires dans la valeur ajoutée
a progressé, c’est-à-dire que les salaires ont augmenté
plus vite ou diminué plus lentement que la VA. La crise
a intensifié la baisse du taux de marge depuis 2008,
résultat d’un effet assez mécanique de baisse de la
VA : la rémunération des salariés est en effet restée
assez constante en raison de l’absence d’ajustement
automatique de la masse salariale à la conjoncture en
France. Les effets de la crise sont très nets sur le taux
de marge de l’ensemble des entreprises françaises, qui
était plutôt constant de 2000 à 2007. Dans l’industrie,
la chute du taux de marge précède la crise et s’accentue
à partir de 2008 : il est passé de 32 % en 2000 à 26 %
en 2008 et a chuté à 20 % en 2012 (source INSEE). Le
graphique 1 montre que l’industrie se distingue fortement du reste de l’économie, pour laquelle le partage
de la VA a été assez stable depuis 2000. Comme elle ne
représente qu’un peu plus d’un dixième de l’économie,
la répercussion sur le total est marginale.
2000
L’impact de la crise sur l’industrie française :
pas plus violent qu’ailleurs mais plus durable
Sources : OCDE, Indicateurs STAN, isic rev.4.
Qu’est-ce qui explique la chute des taux de marge
dans l’industrie ? Elle peut être liée en premier lieu à un
problème de productivité. Les heures de travail à coût
constant sont-elles de moins en moins productives ?
Le coût du travail augmente-t-il en France depuis les
années 2000 à productivité constante ? La valeur ajoutée
baisse-t-elle plus que le prix du travail ?
Il existe manifestement dans l’industrie un découplage entre l’évolution du coût unitaire du travail et
celle de la VA. De 2001 à 2007, la croissance moyenne
de la productivité du travail a été parmi les plus faibles
des pays de l’OCDE. La crise a ensuite ralenti l’évolution de la productivité. Mais ceci n’est pas propre
DOSSIER - FORCES ET FAIBLESSES DE L’INDUSTRIE FRANÇAISE
à la France : c’est le cas dans la plupart des pays de
l’OCDE, illustrant la plus faible vitesse d’ajustement de
l’emploi relativement à la VA qui décline. Par ailleurs,
depuis la crise, le coût du travail unitaire augmente à
la fois en France et en Allemagne (graphique 2). Là
encore, il s’agit d’un effet mécanique de la baisse de
la production, la masse salariale étant restée dans un
premier temps à peu près constante. À partir de 2009,
le coût unitaire du travail diminue et tend à rejoindre
son niveau d’avant crise. Remarquons que ceux de la
France et de Allemagne sont très semblables.
Graphique 2. Coût du travail unitaire en France et en
Allemagne (en euros par unité de valeur ajoutée)
Secteur manufacturier France
Secteur manufacturier Allemagne
Service France
Service Allemagne
0,85
0,80
0,75
0,70
0,65
0,60
0,55
2011
2010
2009
2008
2007
2006
2005
2004
2003
2002
2001
0,45
2000
0,50
Sources : OCDE, Indicateurs STAN, isic rev.4.
C’est donc essentiellement la baisse de la VA relativement au coût salarial qui explique la faiblesse des taux
de marge. Sur la période, la concurrence internationale a
fait chuter les prix dans l’industrie, et cela d’autant plus
que les firmes sont spécialisées dans des gammes où
la concurrence en prix est dominante. La faiblesse des
taux de marge est donc surtout à mettre sur le compte
de l’évolution défavorable des prix relatifs. Cela est
conforme à l’observation des pertes de parts de marché,
qui signalent la forte concurrence à laquelle les entreprises
françaises doivent faire face et dont la spécialisation ne
permet pas de maintenir des prix élevés. L’évolution
des taux de change n’est pas non plus anodine pour les
exportateurs français puisque l’appréciation de l’euro
augmente leurs coûts re­la­ti­vement à leurs concurrents
hors zone euro. Ce qui n’est tenable dans le cadre d’une
concurrence en prix qu’en diminuant les taux de marge
par une baisse du prix unitaire. Ce n’est que si la concurrence relève d’éléments hors-prix que le maintien des
marges est possible.
Le taux d’investissement est lié à la marge dégagée
une fois retirés les dividendes versés. Apparaît alors un
cercle vicieux : pour renforcer la compétitivité hors- prix
et dégager des marges unitaires, il faut augmenter les
investissements dans la R & D et dans les actifs intangibles ; mais pour les réaliser, les entreprises doivent
retrouver des marges suffisantes. Ces investissements
nécessitent en effet souvent des ressources propres car ils
sont plus difficiles à financer par l’emprunt en raison de
l’incertitude qui y est afférente. Les politiques d’aide au
financement de la R & D semblent donc indispensables.
Les pertes de parts de marché
La conséquence de cette faible compétitivité est la
perte de parts de marché, qui est une des plus prononcée
des grands pays de l’OCDE (Boulhol et Sicari, 2013).
Malgré la baisse des taux de marge et le maintien de la
compétitivité-prix, la part des exportations industrielles
françaises dans le commerce mondial diminue depuis
le début des années 2000, alors même que la demande
mondiale, en augmentation, a pu absorber l’entrée de
nouveaux producteurs sur le marché. Depuis 2000, la
balance commerciale française est chaque année déficitaire, les importations étant toujours structurellement plus
élevées que les exportations. En 2012, le déficit commercial
français représentait les trois quarts des déficits cumulés
de la zone euro. L’industrie française a non seulement
perdu des parts de marché sur le marché mondial mais
également au sein de la zone euro (graphique 3). Ainsi,
si le principal déficit de la France est le fait de son commerce avec la Chine en 2013, viennent tout de suite après
ses échanges avec l’Allemagne, l’Italie et la Belgique.
Seuls le Royaume-Uni et la Grèce sont des partenaires
européens avec lesquels la France réalise un excédent
important (DGDDI, 2014).
La France réalise toujours environ 60 % de ses flux
commerciaux avec l’Union européenne. Mais depuis plus
de dix ans maintenant, elle ne parvient pas à équilibrer
ces échanges. Étant donné le poids de l’industrie dans le
commerce extérieur, son recul dans la valeur ajoutée peut
expliquer ce déficit structurel et il faut rappeler que le
déficit commer­cial n’est pas un problème en soi tant qu’on
peut le financer. Cependant, l’état des finances publiques
et la diminution des investissements étrangers devraient
contrarier la soutenabilité d’un tel déficit. La récurrence
des déficits commerciaux est surtout l’expression d’une
inefficacité de l’économie française et les économistes
s’accordent sur le fait qu’ils ne résultent pas simplement
d’un changement de spécialisation associé au progrès
technologique.
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
19
DOSSIER - FORCES ET FAIBLESSES DE L’INDUSTRIE FRANÇAISE
Graphique 3. Évolution des parts de marché mondiales et européennes de 1998 à 2010
A. Évolution de la part dans les exportations mondiales
de marchandises (en %)
B. Évolution de la part dans les exportations de marchandises de
la zone euro (en %)
10
40
O
30
20
Source : Boulhol et Sicari (2014), données de commerce UN Comtrade,
Nations unies.
Les faiblesses de l’industrie semblent donc se
concentrer sur une spécialisation dont la qualité en
termes de VA et de prix ne s’accorde pas avec le niveau
du coût salarial (et donc celui de la protection sociale)
existant en France. Cela conduit à l’abandon de certaines
activités fortement concurrencées par des producteurs étrangers aux coûts inférieurs. Les disparitions
d’emplois industriels marquent l’ajustement, jusque-là
reporté, des entreprises à la concurrence internationale,
que la crise exacerbe en réduisant la demande.
Où trouver les ressorts d’un rebond ?
Des réformes ont été mises en œuvre afin de réduire
les obstacles à la croissance des entreprises, diminuer
le coût du travail et renforcer la compétitivité. Mais les
ressorts d’un rebond de l’industrie française se trouveront dans l’accentuation de ce qui constitue d’ores
et déjà ses atouts.
La compétitivité de l’industrie française :
services, infrastructures, institutions
et capital humain
Les services représentent plus de 70 % de l’économie
et s’ils sont peu échangés, une grande partie d’entre eux
est en fait incluse dans l’industrie. Ainsi, plus de 50 % de
la valeur ajoutée des exportations françaises est composée
de services. Leur qualité participe donc à la productivité, à la qualité et donc à la compétitivité des produits
industriels. Renforcer la qualité des services servirait à
augmenter la valeur ajoutée de l’industrie. Développer
20
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
10
0
- 10
IRLANDE
ITALIE
GRÈCE
PORTUGAL
ESPAGNE
BELGIQUE
ALLEMAGNE
AUTRICHE
PAYS-BAS
G7
ROYAUME-UNI
FRANCE
ITALIE
CANADA
- 50
EU
- 40
JAPON
- 30
ALLEMAGNE
- 20
FINLANDE
FRANCE
- 10
Source : Boulhol et Sicari (2014), données de commerce UN Comtrade,
Nations unies.
- 20
- 30
une économie de services efficace, qualifiée et certifiée
est une stratégie positive pour le devenir de l’industrie.
La qualité des infrastructures et des institutions
reste par ailleurs un atout fondamental de l’environnement productif et de la dynamique de la demande
interne. Les exigences de certification, de sécurité
et de soutenabilité environnementale vont continuer
à se durcir et la France est, parmi les pays européens, un de ceux qui disposent du capital humain
et des structures institutionnelles nécessaires pour
y répondre. Au regard du développement durable,
les choix énergétiques français en font un des pays
dont l’industrie est la moins émettrice de CO2. Cette
caractéristique, qui pourrait être renforcée par la mise
en place de la taxe carbone, lui donnera un avantage
compétitif certain dès que des normes internationales
auront été instituées.
La compétitivité française repose également sur son
capital humain et les qualifications de sa main-d’œuvre.
Ainsi, en termes d’emplois scientifiques, la proportion
de chercheurs dans la population active est au-dessus
de la moyenne européenne et place la France devant
l’Allemagne et le Royaume-Uni avec 8,5 chercheurs
pour 1 000 actifs en 2010.
Le nombre de chercheurs totalise 240 000 postes en
équivalent temps plein. Il a progressé de 42 % par rapport à
2 000, c’est-à-dire de 3,8 % par an, contre un rythme annuel
de 2,4 % pour l’Allemagne et 4,2 % pour le RoyaumeUni. Cette hausse est principalement le fait du secteur
privé (+ 6,6 % par an), qui totalise depuis 2002 davantage de chercheurs que le secteur public. L’essentiel des
DOSSIER - FORCES ET FAIBLESSES DE L’INDUSTRIE FRANÇAISE
chercheurs du secteur privé se concentre dans l’industrie.
Ainsi, les branches automobile, construction aéronautique
et spatiale et industrie pharmaceutique regroupent 27 %
des chercheurs (MESR, 2013).
Ces éléments expliquent que la productivité du
travail française se maintienne à un niveau élevé. La
France atteint 88 % de la productivité américaine,
contre 85 % pour l’Allemagne et 76,7 % pour la zone
euro en 2013(3).
Une forte implication de l’État
dans le soutien à la R & D
Les efforts d’investissements en R & D mais aussi
dans les actifs intangibles offrent des signes très encourageants pour le futur. L’appui de l’État dans ce domaine
est une spécificité française.
La part des investissements en R & D sur le PIB
atteint 2,26 %, ce qui positionne la France au septième
rang en Europe. Elle est le deuxième demandeur de
brevets européens après l’Allemagne. Plus que les
investissements en R & D, ceux réalisés dans les actifs
intangibles, appelés encore « capital intellectuel » sont
déterminants pour l’innovation future. Ils ont fortement augmenté dans les pays de l’OCDE et en France,
comme aux États-Unis, au Danemark, en Finlande et au
Royaume-Uni, ils dépassent les investissements dans
les machines et équipements. Le taux d’investissement
dans les actifs intangibles de la France atteint 26 %
en 2010, ce qui la place au-dessus de ses partenaires
européens, à l’exception de la Belgique (OCDE, 2013b).
En 2011, la France est, avec la Russie, la Corée
du Sud et la Slovénie, parmi les pays qui soutiennent
le plus fortement, proportionnellement à leur PIB,
la R & D privée. Le crédit d’impôt recherche est très
généreux et la France se situe à la deuxième place,
entre les États-Unis et la Chine, en termes de générosité
de la déduction fiscale associée à l’investissement en
R & D (OCDE, 2013b). Les différentes dispositions de
soutien à la R & D, dont le crédit d’impôt recherche,
diminuent fortement le coût de la recherche en France
(– 32 %). Selon une étude réalisée auprès de dix grands
groupes internationaux, la France serait très attractive
au regard de ce coût pour l’implantation de centres de
recherche (MESR, 2013, p. 30).
(3) The Conference Board (2014), 2014 Productivity Brief - Key
Findings.
Une économie ouverte
dont la géographie est un atout
Il convient enfin de rappeler que la situation géographique de la France et son histoire la placent au
cœur des relations avec le continent africain et avec les
pays du bassin méditerranéen. Elle devrait utiliser cet
avantage pour renforcer ses positions sur des marchés
potentiellement en forte croissance.
Demeurant le sixième exportateur mondial, la
France est une économie très ouverte qui a cumulé une
expertise de conquête des marchés étrangers. Certes,
cette expertise est loin d’être partagée par toutes les
entreprises avec la même intensité et la faible présence d’exportateurs parmi les PME reste un handicap.
En 2013, 10 % des entreprises exportatrices couvrent
95 % du montant total exporté. Cependant, autour de
70 % des entreprises de l’industrie manufacturière sont
exportatrices chaque année et expédient leurs produits
dans plus d’une centaine de destinations.
En 2013, la balance commerciale est positive
dans l’industrie aéronautique, les parfums et cosmétiques, les industries agroalimentaires, la pharmacie,
les produits agricoles, les déchets industriels, les
équipements automobiles, l’électricité et le gaz. Ces
points forts de la spécialisation française sont connus
et reconnus et permettront de capter l’accroissement
de la demande internationale au moment de la reprise
(DGDDI, 2014).
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
21
DOSSIER - FORCES ET FAIBLESSES DE L’INDUSTRIE FRANÇAISE
L’industrie française a donc un effort de spécialisation à faire sur ses avantages comparatifs : capital
humain, qualité des infrastructures et des services,
situation géographique, notoriété dans les secteurs
excédentaires, recherche. Cet effort lui permettra d’augmenter la qualité de ses produits et de s’autoriser un
coût unitaire du travail qui ne dégrade pas les marges
des entreprises et assure leurs investissements futurs. Si
des réformes favorables à un rétablissement des marges
sont forcément les bienvenues, l’industrie ne trouvera
les ressorts de son dynamisme que dans l’investissement dans la R & D et les actifs « intellectuels », le
maintien de qualifications spécifiques appuyées par
des services de qualité.
22
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
BIBLIOGRAPHIE
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de travail, Paris, OFCE.
LE MODÈLE SOCIAL
FRANÇAIS EST-IL
UN OBSTACLE
À LA COMPÉTITIVITÉ ?
Amandine Brun-Schammé
Économiste, Coe-Rexecode
Caractérisé par une couverture sociale généreuse et des services publics développés, le
modèle social français exige un taux de prélèvements obligatoires parmi les plus élevés
de l’OCDE. Essentiellement financée par des cotisations assises sur les salaires, la protection sociale pèse sur le coût du travail, ce qui est régulièrement pointé du doigt comme
une des causes du problème de compétitivité des entreprises françaises. Selon Amandine
Brun-Schammé, la dérive des coûts de production est la première cause de la perte de
compétitivité de la France par rapport à l’Allemagne. Elle préconise donc leur baisse, par
une maîtrise des dépenses sociales et une gestion plus flexible de l’emploi et des salaires.
Si la compétitivité hors-prix doit aussi être améliorée, cela ne peut se faire sans le rétablissement des marges des entreprises.
C. F.
Quel modèle en France ?
Selon la typologie établie par Gosta Esping-Andersen, le modèle social français a été fondé sur la base
de ce que l’on appelle le modèle « conservateur-corporatiste » (ou bismarckien). Celui-ci se caractérise
par des assurances sociales obligatoires établies sur
une base professionnelle. Les droits sociaux correspondent alors à des droits acquis proportionnellement
à des cotisations sociales prélevées sur les salaires. Le
modèle bismarckien se distingue en cela du modèle
« social-démocrate » ou beveridgien, universaliste,
souvent assimilé au modèle nordique fondé sur l’accès
universel aux droits sociaux et aux services publics.
Ces droits sont financés principalement par l’impôt.
Une troisième typologie se distingue, celle du modèle
« libéral » qui réserve pour l’essentiel la protection aux
plus démunis, la protection individuelle relevant principalement dans ce cas de l’assurance privée. Le terme
de « modèle » semble néanmoins mal adapté pour
décrire la réalité. En effet, en raison de la perpétuelle
évolution des systèmes sociaux, les lignes de partage
traditionnelles tendent à s’estomper. C’est le cas en
France où l’État-providence, conçu initialement pour
la protection des salariés s’assurant contre les risques
sociaux par le paiement de cotisations obligatoires, a
adopté des caractéristiques « sociales-démocrates ».
Des prestations universelles non fondées sur un mécanisme de contribution ou de rétribution mais financées
par l’impôt ont été introduites. Le modèle social français se caractérise donc dans sa forme actuelle par la
coexistence d’une logique d’assurance et d’assistance
et par plusieurs modes de financement assis sur les
cotisations ou l’impôt.
Bâti à l’aube des Trente Glorieuses et du babyboom, il allie un niveau élevé de protection sociale
et un marché du travail for­tement réglementé. Les
dépenses de protection sociale couvrent les risques
liés à la retraite, la maladie, le chômage, la famille, le
logement ou bien encore la précarité. Elles s’élevaient
en France, en 2011, à près de 640 milliards d’euros,
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
23
DOSSIER - LE MODÈLE SOCIAL FRANÇAIS EST-IL UN OBSTACLE À LA COMPÉTITIVITÉ ?
soit 32 % du PIB. La protection sociale garantit une
couverture généreuse et extensive aux assurés. La crise
des années 1970 suivie de la montée du chômage de
masse a conduit à l’élargissement des risques sociaux.
Des prestations relevant non plus de l’assurance sociale
mais d’une logique d’assistance octroyées sous conditions de ressources ont alors été mises en place, dont
l’allocation de solidarité spécifique en 1984, le revenu
minimal d’insertion (RMI) en 1988 et la couverture
maladie universelle (CMU) en 1999. Le système de
protection sociale français doit également faire face au
vieillissement démographique. Les prestations liées au
risque vieillesse-survie représentaient, en 2011, 45 %
des dépenses. Le deuxième poste était la santé, qui en
constituaient 27 %. Les dépenses sociales semblent
s’accroître de manière inéluctable, contribuant aux
difficultés de financement du système.
Dans un contexte de sous-emploi et de croissance
faible, la part des cotisations sociales dans les recettes se
réduit mécaniquement. Les possibilités d’augmentation
des impôts ou cotisations sont en outre limitées par le
niveau des prélèvements obligatoires, qui est en France
l’un des plus élevé du monde (46 % du PIB prévus
pour 2013). En effet, accroître les prélèvements pour
24
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
financer le système social français participe à la hausse
du coût du travail, qui constitue un frein à la compétitivité. Le modèle social français se caractérise également
par un marché du travail étroitement encadré par des
normes protectrices pour les salariés, portant sur les
conditions et temps de travail, le contenu des contrats,
l’existence d’un salaire minimum ou bien encore les
licenciements. La mise en place de différentes règles au
cours des précédentes décennies (SMIC, 35 heures…)
a contribué à accroître le coût du travail, conduisant à
un recul de la compétitivité.
Les facteurs de compétitivité
La compétitivité est une notion complexe et renvoie
à deux éléments. Le premier est relatif aux performances
commerciales sur les marchés mondiaux. Selon la
définition classique, la compétitivité d’un territoire est
la capacité de ses unités de production à maintenir leur
position face à la concurrence des unités de production
implantées sur d’autres territoires. Le maintien de la
position peut s’apprécier par plusieurs critères, le plus
classique étant la part de marché à l’exportation des
entreprises qui produisent sur le territoire, c’est-à-dire
la part des exportations du pays dans le total des expor-
DOSSIER - LE MODÈLE SOCIAL FRANÇAIS EST-IL UN OBSTACLE À LA COMPÉTITIVITÉ ?
tations d’un groupe de pays (les plus comparables). Le
second élément renvoie à la capacité du pays à approcher le plein-emploi et à augmenter le revenu de sa
population. Selon la définition de l’Union européenne,
la compétitivité est la capacité d’un pays à améliorer
durablement le niveau de vie de ses habitants, et à
leur procurer un haut niveau d’emploi et de cohésion
sociale, dans un environnement de qualité.
Compétitivité-prix…
Dans la définition courante, deux facteurs, principalement, permettent d’expliquer la compétitivité :
la compétitivité prix et la compétitivité hors-prix. Le
facteur explicatif le plus souvent mobilisé dans l’analyse
de l’évolution à court terme des parts de marché à l’exportation d’un pays donné est la compétitivité-prix, soit
l’analyse de l’évolution du prix des exportations d’une
économie relativement à celle du prix des exportations
des économies concurrentes. Une économie améliore sa
compétitivité hors-prix si elle est capable de proposer
sur un marché donné des produits similaires à ceux de
ses concurrents mais à des prix inférieurs, sans que cela
ne conduise à une érosion des résultats des entreprises
exportatrices. Cet élément de compétitivité, associé aux
évolutions des prix relatifs, synthétise les évolutions
relatives des coûts de production, de la productivité
(à travers les coûts salariaux unitaires), des taux de
change et du comportement de marge des entrepreneurs.
… et hors-prix
La compétitivité hors-prix est définie en général de
façon résiduelle par l’ensemble des facteurs autres que
les différences de niveaux de prix ou de coût. Les efforts
sur le contenu en innovation technologique, l’ergonomie
ou le design des produits permettent à une entreprise de
gagner des parts de marché. D’autres critères sont davantage liés à l’entreprise qu’aux produits eux-mêmes :
la notoriété de la marque, les délais de livraison ou la
performance des réseaux de distribution (efficacité des
services commerciaux, du service après-vente). Tous
ces éléments évoluent plus lentement et sont moins
sensibles aux évolutions conjoncturelles que les prix.
Ils dépendent notamment de l’effort d’investissement
matériel (augmentation et amélioration des capacités
de production) et immatériel (formation, marketing,
logiciels, recherche et développement) ainsi que de
l’efficacité de l’organisation du travail et de la rigueur
des processus de production. Une économie est considérée comme compétitive sur les aspects hors-prix si
elle est capable d’imposer ses produits sur les marchés
étrangers indépendamment de leur prix. Cette propriété, facteur de différenciation des produits, revêt une
importance croissante dans le commerce international.
L’enquête réalisée chaque année par Coe-Rexecode
depuis vingt ans auprès d’importateurs européens
fournit des indications précieuses quant à l’évolution
des critères hors-prix de la compétitivité. Elle permet
d’apprécier la hiérarchie des pays en termes de gammes
de produits et d’évaluer le niveau et l’évolution de la
compétitivité hors-prix pour les grandes familles de
produits. En 2013, la dernière enquête menée montrait
que globalement, les produits français se situaient dans
la moyenne ou légèrement au-dessus de ses partenaires
européens mais que les prix des produits étaient devenus trop élevés par rapport à ceux des concurrents. Cet
affaiblissement du rapport qualité-prix pèse depuis
une décennie sur les performances à l’exportation et
a contribué à la forte baisse des parts de marché de la
France depuis le début des années 2000.
Dégradation de la compétitivité-prix
Au cours des dix dernières années, la part des exportations françaises dans les exportations de la zone euro
a reculé de plus de 4 points, passant de 17 % en 1999
à 12,8 % en 2012. La tendance a été particulièrement
marquée dans la première partie des années 2000 puis
a ralenti à la fin de la décennie. À quelques exceptions
près, les pertes de parts de marché de la production
française ne tiennent pas au retard d’un secteur ou
d’un recul d’implantation sur un marché géographique
particulier. On les constate sur tous les produits et toutes
les régions de destination des exportations. La perte de
compétitivité est générale, ce qui indique clairement
qu’elle provient d’un environnement global devenu
moins favorable à la compétitivité des entreprises.
Des politiques économiques pénalisantes
pour le coût du travail et la compétitivité
La dérive des performances françaises à l’exportation trouve une part de son explication dans les
évolutions relatives des coûts de production et en
particulier du coût du travail, composé du salaire
et de l’ensemble des charges (cotisations sociales,
impôts ou taxes pesant sur la masse salariale). Le
coût du travail est en effet une composante majeure
du coût de production et du prix de revient et donc
de la compétitivité-prix des entreprises. Les épisodes
de dégradation de la compétitivité française au cours
des trente dernières années font suite à des politiques
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
25
DOSSIER - LE MODÈLE SOCIAL FRANÇAIS EST-IL UN OBSTACLE À LA COMPÉTITIVITÉ ?
macroéconomiques fortement pénalisantes. Ainsi, la
mise en place de règles régissant le marché du travail
a contribué à alourdir le coût du travail, constituant
un choc négatif sur la compétitivité du pays. Le coût
du travail a ainsi augmenté au début des années 1980
avec la réduction de la durée légale du travail de 40
à 39 heures à salaire inchangé et la forte hausse du
SMIC. Plus récemment, le recul brutal de la compétitivité observé en France au début des années 2000 était
largement lié au choc de coût induit par les 35 heures
et aux hausses du SMIC horaire. Dans les secteurs
de l’industrie et des services marchands, le coût de
l’heure de travail est passé de 24,42 euros en 2000
à 35,47 euros au troisième trimestre 2013, soit une
hausse de 45,2 %. À titre de comparaison, sur la même
période, le coût de l’heure de travail a progressé de
23,7 % en Allemagne­et atteint 32,57 euros au troisième trimestre 2013. La divergence dans l’évolution
des coûts de l’heure de travail entre les deux pays
provient de politiques diamétralement opposées lors
des années 2000. Suite à la réunification, une politique
de compétitivité a été mise en œuvre en Allemagne sur
plusieurs années, fondée sur la maîtrise des déficits
publics, des investissements en recherche, des réformes
profondes du marché du travail et une modération
salariale assumée, au bénéfice de l’emploi. Cette
stratégie s’est avérée efficace non seulement pour la
compétitivité mais aussi pour l’emploi. À partir du
milieu des années 2000, le taux d’emploi et le taux
d’activité ont fortement progressé en Allemagne et
le taux de chômage a marqué dans le même temps
un recul important.
Une progression des salaires supérieure
à la productivité du travail
Si le recul brutal de la compétitivité au début
des années 2000 en France incombait largement à la
réduction de la durée légale du travail, la hausse des
salaires au cours de la décennie y a aussi contribué
fortement. En valeur réelle, c’est-à-dire corrigé de
l’évolution des prix à la consommation, le salaire
moyen par tête dans le secteur marchand non agricole
a progressé de 1,2 % par an entre 2000 et 2008 et de
0,6 % par an entre 2008 et 2012 (tableau 1). La mise
en place des 35 heures au début des années 2000 s’est
accompagnée d’une forte hausse du salaire minimum.
Le SMIC horaire brut a augmenté à un rythme de
3,9 % par an en moyenne sur la période 2000-2008
et de 1,8 % par an entre 2008 et 2012 (+ 1,9 % et
+ 0,4 % par an pour le SMIC horaire net). La progression des salaires a été en France plus élevée que
celle de la productivité par tête. En effet, entre 2000
et 2012, celle-ci a augmenté de 0,7 % l’an, alors que
sur la même période, le salaire réel moyen par tête a
crû de 1 % (tableau 1).
La progression relative des salaires et de la productivité par tête en France contraste avec celle de
l’Allemagne. Entre 2000 et 2012, dans le secteur
marchand non agricole, le salaire moyen réel a légèrement reculé (– 0,1 % par an) outre-Rhin tandis
que la productivité du travail a augmenté de 1 % par
an (tableau 1). Contrairement à la France, le salaire
moyen par tête a donc progressé à un rythme inférieur à celui de la productivité. Cette dynamique est
surtout le fait de la période 2000-2008, qui a été marquée par une forte modération salariale dans le cadre
d’une politique assumée par les partenaires sociaux
(accord de Pforzheim). Le salaire moyen réel par tête
a en effet reculé de 0,4 % par an alors que dans le
même temps, la productivité du travail progressait à
un rythme annuel de 1,5 %. Entre 2008 et 2012, en
revanche, les gains salariaux ont été supérieurs à la
productivité. Les salaires et traitements bruts réels
se sont accrus de 0,6 % par an alors que la variation
de la productivité du travail était quasi nulle sur la
période, la contrepartie de l’accord de Pforzheim étant
le maintien de l’emploi.
Tableau 1. Évolution du salaire moyen par tête et de la productivité par tête en France et en Allemagne (2000-2012)
Taux de croissance annuel moyen (en %)
2000-2008
2008-2012
2000-2012
Allemagne
+ 1,5 %
– 0,1 %
+ 1,0 %
France
+ 0,9 %
+ 0,3 %
+ 0,7 %
Salaire moyen par tête
Allemagne
– 0,4 %
+ 0,6 %
– 0,1 %
(en réel)
France
+ 1,2 %
+ 0,6 %
+ 1,0 %
Productivité du travail
Champ : Secteurs marchands non agricoles.
Source : Comptes nationaux, calculs Coe-Rexecode.
26
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
DOSSIER - LE MODÈLE SOCIAL FRANÇAIS EST-IL UN OBSTACLE À LA COMPÉTITIVITÉ ?
De la nécessité de corriger
la dérive de coût
En France, en dépit d’un taux de prélèvements
obligatoires déjà élevé, les cotisations assises sur les
salaires ne parviennent pas à financer la forte montée
des dépenses de protection sociale induite notamment
par le vieillissement démographique et l’extension de
la couverture des risques sociaux. En effet, un taux de
chômage élevé et une croissance faible contribuent
à réduire l’assiette sur laquelle sont prélevées les
cotisations. La pérennité du système social français
est donc subordonnée à l’évolution de son périmètre
et de son financement.
Maîtriser les dépenses de protection sociale
plutôt qu’augmenter les prélèvements
La maîtrise des dépenses publiques, et notamment
de protection sociale, apparaît comme l’une des conditions sous-jacentes à la viabilité du modèle social
français. Sans le remettre en cause, une meilleure prise
en compte du vieillissement démographique dans les
paramètres régissant le système de retraite permettrait
de réduire les dépenses. Des mesures d’économies
ciblées portant sur la santé permettraient également
de maîtriser les dépenses sans toutefois réduire le
degré de protection. Rappelons que les risques liés
à la retraite et à la santé représentaient à eux seuls
en 2011 un peu moins de 70 % des dépenses totales de
protection sociale, soit environ 450 milliards d’euros.
La réduction des dépenses sociales permettrait une
réallocation des ressources vers le secteur productif.
Si l’effort ne portait pas sur les dépenses, il faudrait se concentrer sur les recettes. Mais les marges
de manœuvre sont aujourd’hui réduites. En effet,
toute augmentation de la fiscalité ou des cotisations
sociales conduirait à alourdir les coûts de production.
Une alternative serait d’augmenter les prélèvements
sur le capital, mais ceux-ci sont déjà très élevés. Ils
représentent 4,7 % du PIB contre 2,9 % en Allemagne.
D’autres pistes de financement pourraient conduire à
accroître la TVA ou la CSG. La logique serait alors
de faire peser sur les ménages, bénéficiaires de la
protection sociale, le financement du système. Une
hausse de TVA associée à une baisse des charges aurait
en outre un impact positif sur la compétitivité puisque
les importations sont soumises à la TVA, mais pas les
exportations des entreprises françaises.
Privilégier la négociation dans l’entreprise du
triptyque « salaire-emploi-durée du travail »
La rigidité du marché du travail constitue également
un frein à la compétitivité du pays. L’exemple allemand
montre qu’une gestion salariale pragmatique et négociée en fonction des contraintes de chaque entreprise
assortie d’une politique de l’emploi stimulante peuvent
aboutir à un renforcement de la compétitivité et à une
augmentation sensible du taux d’emploi dans des délais
relativement brefs. Si l’accord national interprofessionnel sur la compétitivité et la sécurisation de l’emploi
du 11 janvier 2013 a ouvert un champ nouveau de
discussion, il reste à en développer l’application afin de
libérer les capacités de compromis portant sur l’emploi,
les rémunérations et la durée ou l’organisation du travail
au niveau de chaque entreprise.
Améliorer la compétitivité-prix pour
accroître la compétitivité hors-prix
La compétitivité hors-prix doit également progresser avec la poursuite et l’amplification de l’effort
d’innovation et de recherche. Les entreprises ne pourront aller dans ce sens que par une reconstitution de
leurs résultats d’exploitation et une amélioration de la
compétitivité-prix. La correction de la dérive du coût
du travail devrait ainsi endiguer le cercle vicieux de
la perte de compétitivité et initier un cercle vertueux
favorable à la croissance et à l’emploi. L’amélioration
de la situation économique en France devrait alors
permettre de pérenniser le système de protection sociale
et d’en assurer son financement.
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CAHIERS FRANÇAIS N° 380
27
TROP
DE RÉGLEMENTATIONS ?
Frédéric Marty
Chargé de recherche au CNRS
GREDEG/Université Nice Sophia Antipolis
OFCE, Sciences Po
L’excès et la complexité de la réglementation française sont régulièrement pointés du doigt
dans les rapports publics et les études des organismes internationaux. Sont notamment
dénoncées la lourdeur des procédures de création d’entreprises et la réglementation
excessive de certains marchés et professions, qui constitueraient des obstacles à la
concurrence pesant sur la croissance économique. La question est pourtant, selon Frédéric Marty, plus épineuse qu’elle ne paraît. Car si une réglementation inappropriée peut
entraver la concurrence et nuire à l’économie, elle répond aussi à des défaillances du
marché – notamment à des asymétries d’information qui pénalisent le consommateur – et
préserve la qualité du service rendu. Trois exemples au cœur du débat public – les professions juridiques, les taxis et la distribution des médicaments – illustrent ce dilemme.
C. F.
Pour l’économie publique traditionnelle, la
réglementation a pour principal objet de corriger
les défaillances de marché. Elle porte également
des objectifs de politique publique recouvrant des
dimensions aussi variées que la santé, la protection de
l’environnement ou la qualité du système judiciaire.
Cependant, de nombreux rapports ont dénoncé, particulièrement dans le cas français, le poids excessif,
l’instabilité ou l’inadaptation de la réglementation
ainsi que ses effets négatifs sur la compétitivité. Pour
reprendre l’une des phrases mises en exergue dans
le rapport Gallois (2012, p. 20) : « La France a une
réputation bien établie de sur-réglementation et plus
encore d’instabilité de la réglementation ».
Le rapport Gallois n’est de fait que le dernier d’une
longue série, dont nous pourrions citer, parmi les plus
marquants, celui de Jacques Attali (2008) ou encore
celui de Louis Armand et Jacques Rueff… remis
au Premier ministre Michel Debré en 1960. Parmi
les recommandations de ce dernier rapport sur les
obstacles structurels au développement de l’économie française, figuraient notamment des propositions
d’évolution de la réglementation applicable à certaines
28
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
professions et activités, les meuniers et les semouliers
mais aussi, et surtout, les avocats et les avoués, les
notaires, les commis­saires-pri­seurs, les pharmaciens
et les chauffeurs de taxis. Ces différents cas, malgré
leur caractère en apparence anecdotique, sont particulièrement emblématiques des débats français sur le
sujet. Ils se retrouvent, à un demi-siècle d’intervalle,
à la fois dans le rapport Attali et dans deux récents
avis de l’Autorité de la concurrence publiés les 16
et 19 décembre 2013, l’un relatif au projet de décret
portant sur les réservations de voitures de tourisme
avec chauffeurs, concurrentes des taxis, l’autre sur la
distribution des médicaments (1). Le rapport Gallois
insiste également sur cette question spécifique des
professions réglementées. En effet, « le fonctionnement
défectueux du marché des services – marqué par le
poids des professions réglementées – génère également
des surcoûts pour l’industrie » (p. 11).
(1) Avis n° 13-A-23 du 16 décembre 2013 concernant un projet
de décret relatif à la réservation préalable des voitures de tourisme
avec chauffeur et avis n° 13-A-24 du 19 décembre 2013 relatif au
fonctionnement de la concurrence dans le secteur de la distribution
de médicaments à usage humain en ville.
DOSSIER - TROP DE RÉGLEMENTATIONS ?
La question de l’opportunité de réglementer l’accès à
certaines professions, et plus généralement leur activité,
est discutée dans la littérature économique. Aux côtés
d’arguments tenant à l’efficacité économique stricto
sensu, d’autres, relatifs à la garantie de la qualité de la
prestation dans un contexte d’asymétrie informationnelle entre offreurs et demandeurs de services, sont
également mis en avant. En outre, la réglementation
peut porter des objectifs hors marché pouvant a priori
aller à l’encontre du principe de liberté du commerce et
de l’industrie et s’opposer, en première approximation,
au développement des activités économiques. Il en va
par exemple ainsi de la question de la liberté d’ouverture des magasins le dimanche ou de la distribution de
certains médicaments en grande surface.
Plus généralement, la problématique de l’éventuel
excès de réglementation a été au centre des débats
économiques et juridiques suscités au début des
années 2000 par la publication des rapports Doing
Business de la Banque mondiale, mettant en exergue
le mauvais classement de la France sur de nombreux
indicateurs. Ces classements – aussi contestables
soient-ils – se fondent sur un champ particulièrement
dynamique de la littérature économique, celui de
la nouvelle économie comparative, parfois appelée
« théorie des origines légales ».
Notre propos consistera à interroger cette littérature pour mettre en relief le lien qu’elle établit entre
réglementation publique et protection des entreprises
en place au détriment des nouveaux entrants. Nous
lui confronterons les cas des professions juridiques
réglementées, des secteurs des taxis et de la distribution
de médicaments. Il s’agit, pour chacun de ces trois
domaines, de tester l’hypothèse d’une réglementation
fonctionnant comme barrière à l’entrée au détriment
de la concurrence et donc de l’intérêt général. Nous
étendrons notre propos à deux questions connexes :
celle du « poids » de la réglementation qui pourrait
grever la compétitivité des entreprises françaises et
celle de son instabilité.
Fondements et effets pervers
de la réglementation publique
Pallier les défaillances du marché
et garantir l’ordre concurrentiel
L’économie publique traditionnelle légitime la réglementation en regard de la nécessité de prévenir et de
pallier les conséquences des défaillances de marché.
Celles-ci peuvent dériver de l’existence d’externalités,
de la présence de biens publics ou encore de monopoles
naturels (2). À ce titre, la réglementation publique peut
favoriser ou prendre en charge des investissements
qui n’auraient pas été engagés au vu des seuls signaux
de marché et conduire certains agents économiques
à internaliser les coûts économiques externes liés à
leur activité.
Pour autant, la réglementation publique ne se limite
pas à des interventions dans le processus de marché pour
en rapprocher le résultat d’une situation jugée collectivement souhaitable. Elle peut également chercher à
fixer un cadre dans lequel doit se déployer le processus
de marché. Il s’agit alors d’interventions qui ne visent
pas à influer sur le résultat du processus de concurrence
mais à fixer les règles du jeu concurrentiel et à garantir
sa pérennité même. L’action des institutions de l’Union
européenne, qu’il s’agisse de celles de la Commission
ou des juridictions de Luxembourg, peut être lue selon
cette approche. Elle ne vise pas un résultat économique
donné, que cela soit en termes d’efficacité ou de répartition, mais la construction d’un marché intérieur dans
lequel pourra se développer une concurrence libre et
non faussée. La réglementation publique en la matière
vise donc de facto à réduire les barrières à l’entrée
sur le marché, comme en témoigne le cas des actions
engagées par la Commission à l’encontre des opérateurs
historiques dans les industries de réseaux.
Une efficacité contestée
Cependant, la question des barrières à l’entrée est
particulièrement débattue. Les barrières recouvrent
l’ensemble des avantages économiques que peut détenir
une firme déjà présente sur le marché vis-à-vis d’un
nouvel entrant, qu’il s’agisse d’avantages en termes de
coûts ou de productivité. Il peut donc s’agir d’avantages dérivant d’économies d’échelle ou d’envergure,
d’effets de réseaux directs (portefeuille de clients) ou
indirects (cas des marchés biface telles les plateformes
Internet), des coûts de changements d’opérateurs pour
les clients, ou encore de l’ampleur des investissements
nécessaires à l’entrée sur le marché dans un contexte
de marchés financiers imparfaits.
Toutes les barrières à l’entrée n’ont cependant pas
une telle nature économique ou technique. Les économistes et les juristes de l’École de Chicago considèrent
(2) Cf. Lévêque F. (2004), Économie de la réglementation,
Paris, Repères, coll. « La Découverte ».
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
29
DOSSIER - TROP DE RÉGLEMENTATIONS ?
que la réglementation publique est à l’origine de la
majeure partie d’entre elles. Pour Stigler (1971), la
réglementation publique peut être instrumentalisée par
ses porteurs en vue de stratégies personnelles ou par les
acteurs économiques qui y sont soumis. Ces derniers
peuvent déployer des stratégies actives de recherche de
protection contre la concurrence. Pour relier barrières
à l’entrée et réglementation publique, Demsetz (1982)
utilise l’exemple de l’encadrement de l’activité des taxis.
L’obligation de posséder une licence crée une rareté
conduisant à une offre sous-optimale et à la captation
d’une rente pour les firmes installées. Dans une telle
optique, la réglementation publique peut conduire à
entraver la concurrence et donc s’avérer préjudiciable
au consommateur. En d’autres termes, un glissement
s’opère entre la correction des défaillances de marché
et la mise en exergue des défaillances de l’État.
Cette vision est notamment développée par la nouvelle économie comparative. L’étude de Djankov et
al. (2002), sur le même mode que les rapports Doing
Business de la Banque mondiale, évalue les barrières
réglementaires à l’entrée au travers d’un ensemble
d’indicateurs simples permettant d’apprécier le poids
des procédures, que cela soit en termes de coût, de
complexité ou de durée. Les auteurs s’appuient notamment sur le cas des formalités nécessaires à la création
d’entreprise. Pour la Nouvelle-Zélande, trois procédures distinctes devaient être engagées, lesquelles se
traduisaient par une durée totale de trois jours. Pour la
France, il s’agissait de quinze procédures dont la durée
cumulée minimale représentait cinquante-trois jours.
Les auteurs concluent que les États dont les PIB sont
les plus élevés sont ceux qui ont, en moyenne, les procédures de création d’entreprises les plus rapides. Une
analyse de la réglementation en termes de protection
du consommateur et de la concurrence devrait conduire
à des résultats opposés. Des conclusions comparables
sont tirées quant au lien entre qualité des produits et
poids de la réglementation. Les auteurs relèvent enfin
que l’abondance réglementaire est souvent associée
à un degré élevé de corruption et à un faible contrôle
démocratique. Cette évaluation jette une lumière des
plus défavorables sur la réglementation publique. Elle
porte, en outre, une critique spécifique de la situation
française. Les pays de droit civil – particulièrement
ceux se rattachant au droit français – ont tendance
à réglementer plus significativement l’entrée sur le
marché sans que cela ne se traduise pour autant par
des gains économiques.
30
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
Le cas des asymétries d’information
Cependant, l’intervention publique peut apparaître
comme une condition nécessaire à un bon fonc­tion­nement
du marché. C’est particulièrement le cas pour les activités
caractérisées par un fort degré d’asymétrie informationnelle
entre les clients et les professionnels. Par exemple, la qualité
du service rendu par les membres de certaines professions
juridiques à leurs clients n’est que très imparfaitement
observable et évaluable par ces derniers (Chaserant et
Harnay, 2010). Le caractère spécifique de la prestation
délivrée empêche que les effets réputationnels jouent au
détriment d’un professionnel qui rendrait un service de
mauvaise qualité. Du fait de la singularité de la prestation,
le client lui-même ne peut que difficilement observer
ex post le niveau d’effort effectivement mis en œuvre
par le professionnel (Karpik, 2010). L’encadrement du
marché peut supposer un sacrifice en termes d’efficacité
économique. La politique de concurrence européenne
admet, à travers la notion de responsabilité particulière
de l’opérateur dominant vis-à-vis de la préservation d’une
structure de concurrence effective, que les opérateurs les
plus puissants sur le marché puissent voir leur liberté
d’action limitée (3).
À la lumière de ces approches théoriques, nous
nous proposons d’analyser la réglementation à partir
de trois exemples emblématiques des débats français
que sont les professions juridiques, les taxis et la
commer­cia­li­sa­tion des médicaments en ville.
La réglementation publique
comme barrière à l’entrée :
trois études de cas françaises
La réglementation
des professions juridiques
Tant la Commission européenne (2004), l’OCDE
(2007) que le rapport Attali (2008) ont mis en exergue
les gains de compétitivité qui pourraient procéder de la
déréglementation des professions juridiques. Un certain
nombre de règles sont présentées comme entravant la
concurrence. Il s’agit des conditions d’accès à la profession, des règles encadrant les honoraires, de l’interdiction
de la publicité ou encore de celles afférentes à la propriété du capital des cabinets d’avocats. Les positions
(3) Cf. Marty F. (2010), « La politique de la concurrence », in
Montel-Dumont O. (dir.), La politique économique et ses instruments, Paris, La Documentation française, coll. « Les Notices ».
DOSSIER - TROP DE RÉGLEMENTATIONS ?
défendues dans ces différents rapports sont assez proches
des conclusions de Djankov et al. (2002) : les États
ayant la législation la plus légère affichent une offre
plus abondante et moins coûteuse. Les spécificités du
marché en cause (l’asymétrie d’information au détriment
des clients, les externalités liées à la qualité du système
judiciaire et son caractère de bien public) justifient une
réglementation publique qui permet de répondre à des
problèmes d’anti-sélection (les procédures de certification
comme substitut à l’absence de signal réputationnnel
de marché) ou d’aléa moral (4)(via les barèmes d’honoraires, par exemple). Cependant, la réglementation offre
aux membres de la communauté professionnelle une
protection qui peut s’avérer dommageable pour la collectivité. Par exemple, la réglementation des honoraires
réduit les risques de concurrence par les prix et les règles
afférentes à la propriété des cabinets et aux pratiques
(4) L’anti-sélection (ou sélection adverse) et l’aléa moral sont les
deux cas typiques d’asymétrie d’information décrits dans la littérature
économique. L’anti-sélection se produit lorsque l’asymétrie d’information porte sur les caractéristiques d’un bien : celui qui vend une voiture d’occasion, par exemple, est beaucoup mieux informé que celui
qui l’achète ; ou encore, le demandeur d’un prêt est mieux informé
sur sa capacité d’emprunt que la banque à laquelle il s’adresse. Dans
les deux cas, le marché conduit à une éviction des biens et individus
ayant les meilleures caractéristiques. Par exemple, les banques exigeront des primes de risque qui décourageront les « bons » emprunteurs.
L’aléa moral se produit lorsque l’asymétrie d’information porte sur le
comportement d’un individu : l’entreprise qui embauche un salarié,
par exemple, ne sait pas quel niveau d’effort il va fournir. Idem pour
une compagnie d’assurances qui signe un contrat avec un particulier.
multidisciplinaires stabilisent les conditions de marché.
Les comparaisons étrangères, toutefois, ne permettent
pas de conclure quant aux gains de la déréglementation
(Chaserant et Harnay, 2010).
Le secteur des taxis
Les débats sur les conditions de concurrence entre
taxis et véhicules de tourisme avec chauffeurs (VTC) ont
pris une ampleur paroxystique avec le décret n° 20131251 du 27 décembre 2013 relatif à la réservation
préalable des voitures de tourisme avec chauffeurs et
sa suspension par le juge des référés du Conseil d’État
le 5 février 2014. Ils illustrent quelques-unes des principales critiques adressées à la réglementation publique.
En filigrane est posée la question du numerus clausus lié
à l’autorisation administrative indispensable à l’exercice
de la profession de chauffeur de taxi. Le nombre limité
de licences et le plus faible nombre d’alternatives (de
type VTC) à Paris qu’à Londres ou à New York ont pour
effet de créer une rente au travers du rationnement de
l’offre. L’augmentation du nombre de licences ou la
levée des freins réglementaires au développement des
solutions alternatives pourrait permettre de faire baisser
les prix au bénéfice des consommateurs.
Cependant, la libéralisation se heurte à la question du
prix des licences acquittées par les chauffeurs. En effet,
si celles-ci sont, sur le principe, délivrées gratuitement
par le maire ou la Préfecture de Police de Paris, les délais
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
31
DOSSIER - TROP DE RÉGLEMENTATIONS ?
d’attente peuvent atteindre quinze à vingt ans. A priori, ces
licences ne pouvaient faire l’objet d’une appropriation et
encore moins d’une cession à titre onéreux. Néanmoins,
le droit de présentation conféré au titulaire pour son successeur dériva rapidement vers un commerce des licences.
Ce marché secondaire fut reconnu par la loi n° 95-66 du
20 janvier 1995. Comme le relève l’Autorité de la concurrence dans son avis du 16 décembre 2013, le prix des
licences a connu une forte hausse (un doublement depuis
le début des années 2000), atteignant 230 000 euros à Paris
et plus encore à Blagnac, Cannes ou Nice. Introduire de
la concurrence sous quelque forme que ce soit induirait
pour les chauffeurs ayant investi un problème de « coûts
échoués » ou, autrement formulé, d’expropriation des
investissements.
Ainsi, les défaillances d’une réglementation devenue
trop favorable aux opérateurs en place conduisent à
un arbitrage entre risque d’expropriation et maintien
d’une situation collectivement sous-optimale, à moins
d’envisager un rachat public des licences, comme l’ont
proposé Delpla et Wyplosz (2007). Reste toutefois la
question du financement d’une telle mesure. Le prélèvement d’une taxe sur les futures courses suggéré par
les auteurs avait été fortement critiqué (5). Notons que
de tels écueils ne sont pas propres au cas français. La
Commission­européenne s’est elle-même placée dans
une situation, par certains égards, comparable quant à
la gestion des créneaux aéroportuaires. La rareté de ces
créneaux constitue une barrière à l’entrée en matière de
transport aérien, et donc, un avantage pour les opérateurs en place. Ces derniers, dans le cadre du règlement
européen n° 793/2004, ne pouvaient les transférer en
contrepartie d’une indemnisation financière. Cependant,
une communication du 30 avril 2008 (6) leur a reconnu
la possibilité de les valoriser dans leurs patrimoines.
Elle a, ce faisant, ouvert la voie au développement d’un
marché secondaire. Ici encore, nous observons comment
la réglementation peut cristalliser des rentes au travers
de la transformation de ces dernières en actifs et de ce
fait rendre particulièrement difficile toute évolution.
La distribution des médicaments
La distribution des médicaments et le monopole
officinal constituent un autre exemple de barrière
réglementaire. Dans son avis du 19 décembre 2013,
(5) Cf. Henriet D. (2007), « La fin des privilèges. Payer pour
réformer. Note de lecture », Économie publique n° 21.
http://economiepublique.revues.org/8332?file=1
(6) COM (2008) 0027.
32
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
l’Autorité de la concurrence a envisagé la possibilité
d’ouvrir la distribution de médicaments d’automédication à d’autres canaux que les officines, que cela soit en
ligne ou en grande surface. Elle s’est appuyée sur deux
types d’expériences nationales, à savoir l’approche dérégulée anglo-saxonne et l’approche mixte italienne. La
première repose sur une libéralisation quasi totale. Aux
États-Unis, les médicaments vendus sans ordonnance,
mais également une partie de ceux en nécessitant une,
peuvent être vendus en parapharmacie et dans la grande
distribution. À l’inverse, si les médicaments d’automédication peuvent être vendus dans les mêmes conditions
dans le cas italien, un pharmacien doit être présent pour
délivrer les conseils idoines. Ainsi, il s’agit de concilier
la restauration d’incitations de marché, favorables à la
baisse des prix, avec les impératifs d’information des
patients et certaines dimensions relatives à la politique
de santé publique.
Des menaces
pour la compétitivité
Ces trois exemples montrent que la réglementation
publique peut effectivement être détournée de ses objectifs initiaux et servir de protection pour les opérateurs en
place vis-à-vis des concurrents potentiels. Cette logique
de rente ne se limite pas, bien entendu, à la restriction des
possibilités d’entrée sur le marché mais peut être étendue
à la réglementation relative aux prix. À nouveau, le secteur du médicament pourrait être riche d’enseignements.
Cependant, si la réglementation publique peut faillir à
accomplir ses objectifs initiaux, il convient de ne pas
oublier qu’elle répond é­ga­lement à des imperfections,
sinon à des défaillances de marché. Celles-ci sont d’autant
plus importantes – et donc potentiellement préjudiciables
pour notre compétitivité – que les secteurs en cause se
caractérisent par une importance particulière de la qualité
du service délivré, de fortes asymétries informationnelles
et des externalités significatives. Il convient donc de mettre
en balance ces deux effets potentiels, tant pour évaluer
les réglementations existantes que pour en introduire de
nouvelles. Des pratiques de « parangonnages » (benchmarking) mais aussi d’évaluations d’impacts périodiques
sont donc nécessaires.
Dans le même temps, le cas des taxis et de leurs
licences illustre les problématiques liées aux conséquences des changements réglementaires. Si la
protection par la réglementation concentre les gains sur
quelques-uns et répartit le coût sur la collectivité, l’effet
de la suppression d’une réglementation est inverse. Ce
DOSSIER - TROP DE RÉGLEMENTATIONS ?
point conduit à envisager d’autres dimensions économiques de la réglementation, à savoir l’insécurité
juridique que ses éventuelles évolutions peuvent avoir
sur les parties prenantes. L’insécurité peut s’apprécier
au travers de la lisibilité et de la prévisibilité de la règle.
D’une part, la complexité (et/ou l’abondance) de la
réglementation fait courir aux acteurs le risque d’enfreindre involontairement les règles (et/ou accroît leurs
coûts de transaction et pénalise donc leur compétitivité).
La question de la lisibilité peut également s’apprécier au
travers du prisme de l’ambiguïté de la règle et de la marge
d’appréciation dont dispose le juge. Par exemple, il peut
être difficile, pour un opérateur dominant, d’apprécier ex
ante la licéité de certaines pratiques de marché par rapport
aux règles de concurrence. Cela peut être notamment
le cas en matière d’abus de position dominante dans
les secteurs d’activités émergents qui se caractérisent à
la fois par des stratégies de marché innovantes, par de
fortes turbulences concurrentielles (en termes de sorties
de firmes du marché) et une répartition très inégale des
parts de marché. D’autre part, l’instabilité de la réglementation induit des coûts additionnels pour les opérateurs,
qu’il s’agisse de coûts indirects en cas de changement
de donne réglementaire ou de coûts directs de mise en
conformité. Ainsi, la réglementation publique peut-elle
être instrumentalisée par les firmes, non seulement dans
une logique défensive (protection contre la concurrence)
mais également offensive (augmentation des coûts des
rivaux par la réglementation).
L’évaluation du poids de la réglementation ne
se limite donc pas au dénombrement des dispositifs
réglementaires. Sa lisibilité et la prévisibilité de ses
évolutions constituent deux paramètres essentiels.
La devise « règles plutôt que discrétion » connue en
matière de politiques monétaire et budgétaire (7) est ici
également valable. L’approche de la nouvelle économie
comparative permet néanmoins de mettre l’accent
sur la question du signal donné par la réglementation
publique en matière d’attractivité économique. Dans
un contexte de mondialisation, la concurrence entre
les États se joue aussi en matière de complexité et de
poids de la réglementation publique. La logique est
alors proche de celle de la concurrence fiscale avec
les risques correspondants d’alignement par le bas.
(7) Kydland F.E. et Prescott E.C., (1977), « Rules Rather than
Discretion : The Inconsistency of Optimal Plans », Journal of
Political Economy, vol. 85, n° 3.
Un tel scénario ferait peu de cas du rôle de la
réglementation publique, qui est, malgré ses possibles
imperfections, de pallier les conséquences de dé­faillances
de marché. Il se peut, par exemple, que les règles de
concurrence fassent peser un poids excessif sur les épaules
des opérateurs dominants. Cependant, ces contraintes
sont indispensables à la préservation du processus de
concurrence sur le long terme. De la même façon, la
réglementation des activités dans le domaine du droit ou
de la pharmacie vise également à protéger les consommateurs et à porter des objectifs d’intérêt général au vu
des effets externes propres à ces activités.
Il s’agit donc moins de réduire le périmètre de la
réglementation que d’améliorer sa qualité au travers
d’évaluations régulières de sa nécessité, de sa proportionnalité vis-à-vis de ses objectifs, de son effectivité
et de ses éventuels effets non désirés. Tout comme
l’attractivité d’un territoire ne dépend pas uniquement
de la pression fiscale mais aussi de l’offre de biens et
services publics, l’attractivité d’un État du point de vue
de l’encadrement juridique des activités ne dépend pas
seulement du poids apparent de la réglementation mais
aussi de sa qualité, notamment en termes de bénéfices
induits et de risques écartés.
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CAHIERS FRANÇAIS N° 380
33
PRÉPARER
LA COMPÉTITIVITÉ
DE DEMAIN : QUELS DÉFIS
POUR LE SYSTÈME
D’ENSEIGNEMENT
FRANÇAIS ?
Stéphan Vincent-Lancrin (*)
Analyste principal à la Direction de l’éducation et des compétences de l’OCDE
Les résultats décevants de la France aux évaluations PISA réalisées par l’OCDE posent
périodiquement la question de la qualité de son système d’enseignement. Cette thématique
est souvent rapprochée de celle de la compétitivité, dans la mesure où l’investissement dans
la recherche, l’innovation et les compétences figure au premier rang des remèdes prescrits
par les économistes et les institutions internationales pour rétablir la position économique
de l’Hexagone. Stéphan Vincent-Lancrin montre que si les performances du système d’enseignement français se situent dans la moyenne pour ce qui est de l’accès à l’enseignement
supérieur et de la proportion de diplômés dans la population, les compétences de ces derniers
sont insuffisamment tournées vers la créativité et l’innovation. En outre, la forte proportion
de personnes possédant un niveau faible en mathématiques et en compréhension de l’écrit
constitue un handicap dans une économie où la « destruction créatrice » exige une forte adaptabilité des salariés. L’adaptation des formations et des pédagogies, particulièrement dans
les universités, est un défi important pour la France mais aussi pour ses voisins européens.
C. F.
S’ils ont une multiplicité de missions non économiques, entre autres celles de transmettre et préserver
des valeurs et des connaissances, les systèmes d’éducation, d’enseignement supérieur et de recherche sont
de plus en plus considérés comme un enjeu pour la
compétitivité des pays.
Tout d’abord, une population active bien formée
augmente la productivité du travail, ce qui peut permettre
de baisser le coût ou d’augmenter la qualité des biens
et services – deux facteurs potentiels de réussite pour
les entreprises et de croissance pour les pays.
34
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
Ensuite, les économies compétitives reposent sur
des ressources humaines capables d’innover, ce qui
permet d’augmenter la productivité voire de trouver
de nouveaux marchés. Typiquement, les personnels
de recherche et développement des secteurs publics et
privés, et no­tamment les scientifiques et les ingénieurs,
jouent un rôle clé dans ce processus : c’est la raison pour
laquelle la qualité de la recherche publique fait partie
intégrante du système d’innovation. On reconnaît tou(*) Les analyses et opinions exprimées sont celles de l’auteur et
pas forcément celles de l’OCDE ou de ses pays membres.
DOSSIER - PRÉPARER LA COMPÉTITIVITÉ DE DEMAIN : QUELS DÉFIS POUR LE SYSTÈME D’ENSEIGNEMENT FRANÇAIS ?
tefois l’importance des innovations d’organisation et de
marketing, qui reposent sur d’autres types de personnels.
Enfin, comme elles correspondent parfois à de la
« destruction créatrice », les innovations entraînent des
turbulences dans certains secteurs, dont les modes de
production deviennent obsolètes. Les salariés concernés vont alors devoir s’adapter voire se reconvertir à
de nouveaux procédés, ce qui demande un effort de
formation tout au long de la vie. Pour être efficace,
celle-ci exige elle-même des acquis fondamentaux,
d’où l’importance de la lutte contre le décrochage
scolaire et la volonté des pouvoirs publics de donner un
bon niveau d’éducation à l’ensemble de la population.
Les systèmes éducatifs et d’enseignement supérieur
français sont-ils compétitifs par rapport à ceux des autres
pays de l’OCDE, et peut-on penser qu’ils constituent
un atout pour la compétitivité nationale ? Dans cet
article, nous proposons un bilan rapide des forces et
faiblesses de l’enseignement – primaire, secondaire et
supérieur –, ainsi que de ses défis, en adoptant lorsque
c’est possible une approche comparative.
Niveau de formation
de la population
De plus en plus de pays affichent leur volonté d’accroître la proportion de diplômés de l’enseignement
supérieur. En effet, en France comme dans les autres
pays à hauts revenus, l’évolution technologique favorise cette catégorie d’actifs, qui représentent une part
croissante de l’emploi et bénéficient de salaires et de
conditions de vie et de travail supérieurs aux autres.
Même si cette tendance n’a pas forcément vocation à
se poursuivre indéfiniment, l’économie a davantage
besoin de diplômés du supérieur qu’avant.
Du point de vue quantitatif, la France ne manque pas
de diplômés. En 2011, 30 % de la population entre 25 et
64 ans détenait un diplôme d’enseignement supérieur,
contre 32 % en moyenne pour un pays de l’OCDE.
La France a connu une croissance rapide du niveau
d’éducation de sa population, et 43 % des 15-24 ans
ont un diplôme du supérieur, contre 38 % en moyenne
pour l’OCDE (OCDE, 2013a). Étant donné la demande
croissante pour ces diplômés, leur productivité supérieure et leur rôle dans la génération et l’adoption des
innovations, la France dispose là d’un atout qui devrait
lui permettre d’être compétitive dans les décennies à
venir.
En 2011, les diplômés du doctorat représentaient
0,78 % de la population française âgée de 25 à 64 ans,
soit un peu plus qu’en Espagne (0,61 %) ou en Belgique
(0,55 %), mais moins que dans la moyenne des pays
de l’OCDE pour lesquels cet indicateur est disponible,
et en particulier qu’au Royaume-Uni (0,99 %) ou en
Allemagne (1,28 %). Dans la mesure où les titulaires
du doctorat sont en principe à la pointe du savoir dans
leur discipline, cette faiblesse peut être un obstacle à
certaines formes d’innovation. Elle s’explique toutefois
largement par des particularités de l’organisation de
l’enseignement supérieur français et par une moindre
valorisation de ce diplôme sur le marché du travail
français (Auriol et Harfi, 2010). Le système des grandes
écoles fournit en effet des ingénieurs et cadres supérieurs qui, dans d’autres pays, seraient plus souvent
titulaires d’un doctorat.
Bien qu’elle ne porte pas sur l’ensemble de celles qui
sont déterminantes pour la compétitivité, l’évaluation
des compétences des adultes de l’OCDE montre que,
malgré cette forte proportion de diplômés dans la population, le niveau de « littératie » et de « numératie » de
la population française âgée de 16 à 65 ans est inférieur
à la moyenne des 24 pays et entités sous-nationales qui
ont participé à l’enquête (OCDE, 2013b). On définit la
« littératie » comme « l’aptitude à comprendre et à utiliser l’information écrite dans la vie courante, à la maison,
au travail et dans la collectivité en vue d’atteindre des
buts personnels et d’étendre ses connaissances et ses
capacités ». La « numératie » désigne quant à elle « la
capacité à utiliser, appliquer, interpréter et communiquer
des informations et des idées mathématiques ».
En 2012, 7,7 % des Français âgés de 16 à 65 ans se
situent aux deux niveaux les plus élevés de compétence
en littératie (niveaux 4 et 5) et 34 % au niveau 3, contre
respectivement 11,8 % et 38,2 %, en moyenne, dans les
pays de l’OCDE participants. La France se situe ainsi
au 21e rang (sur 24) pour la littératie, avec 41,7 % de
sa population au-dessus du niveau 2, contre 50 % en
moyenne dans les pays de l’OCDE participants. Quoique
bien inférieures à celles du Japon et des Pays-Bas,
les performances françaises ne sont que légèrement
inférieures à celles du Royaume-Uni, de l’Allemagne
et des États-Unis, et légèrement supérieures à celles
de l’Espagne et de l’Italie.
De même, 8,3 % des Français âgés de 16 à 65 ans se
situent aux deux niveaux les plus élevés de compétence
en numératie (niveaux 4 et 5) et 29 % au niveau 3, ce
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
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DOSSIER - PRÉPARER LA COMPÉTITIVITÉ DE DEMAIN : QUELS DÉFIS POUR LE SYSTÈME D’ENSEIGNEMENT FRANÇAIS ?
Enseignement primaire
et secondaire
Un niveau d’ensemble moyen, une
proportion d’élèves en difficulté trop forte
Deux grands objectifs scolaires concourent probablement à la compétitivité d’un pays : le niveau et
la distribution des acquis traditionnels dans le pays et
les dispositions ou habitudes de pensée transmises aux
élèves. Le niveau et la distribution des acquis importent
pour la poursuite d’études et la formation continue,
tandis que les dispositions concourent à une culture
économique plus ou moins productive et plus ou moins
favorable à l’innovation. En France, le niveau scolaire
des élèves est dans la moyenne mais la distribution
des acquis est très inégalitaire et la culture du système
éducatif reste plutôt élitiste et anxiogène.
qui place la France au 19e rang des pays participants
à l’enquête, là encore assez loin derrière la moyenne
(respectivement 12,4 % et 34,4 %). Le niveau de la
France reste bien en-deça de ceux du Japon, des PaysBas, et cette fois-ci également de l’Allemagne, mais
il est à peu près égal à celui du Royaume-Uni, et légèrement supérieur à ceux des États-Unis, de l’Italie et
de l’Espagne.
La proportion d’adultes français obtenant de faibles
scores en littératie (niveau inférieur ou égal au niveau 1)
est l’une des plus élevées : 21,6 %, contre 15,5 % en
moyenne dans les pays de l’OCDE participants. Il en va
de même pour la numératie : 28 % des adultes français
se situent à un niveau inférieur ou égal au niveau 1,
contre une moyenne de 19 %. La France a ainsi une
distribution des compétences assez polarisée dans ces
deux domaines, avec une forte proportion d’adultes
dans les niveaux les plus bas.
Il n’est pas aisé d’interpréter ces données. On peut
cependant penser que la proportion importante d’adultes
aux niveaux les plus faibles de littératie et de numératie n’est pas favorable à l’apprentissage tout au long
de la vie, et qu’une part de la population plus grande
qu’ailleurs pourrait éprouver des difficultés à changer d’emploi et à participer à la formation continue.
Améliorer ces résultats est un défi pour les systèmes
d’éducation et de formation français.
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CAHIERS FRANÇAIS N° 380
Les évaluations nationales de l’école primaire
montrent qu’un fort pourcentage d’élèves ont des acquis
insuffisants ou fragiles en français et en mathématiques.
En 2010, 25 % des élèves de CE1 et 27 % des élèves de
CM2 avaient des acquis fragiles ou « pas suffisants »
en français ; en mathématiques, c’était 23 % et 33 %,
respectivement. Au lieu de diminuer, la part d’élèves
en difficulté augmente durant l’école primaire.
Les résultats de la France dans l’enquête PISA de
l’OCDE se situent dans la moyenne internationale, avec
en 2012 un score de 505 en compréhension de l’écrit
(au-dessus de la moyenne à 496), de 495 en culture
mathématique (similaire à la moyenne de 494) et de
499 en culture scientifique (similaire à la moyenne de
501) (1). Les scores de la France sont inférieurs à certains
pays comme le Japon, les Pays-Bas ou l’Allemagne (sauf
en compréhension de l’écrit), mais ils sont équivalents
à ceux du Royaume-Uni ou du Danemark, équivalents
ou supérieurs à ceux des États-Unis et supérieurs à ceux
de l’Italie ou de l’Espagne (OCDE, 2013c, 2013d).
Une culture d’enseignement peu favorable
à la réussite de tous et à l’innovation
Les enquêtes PISA ne permettent pas seulement
d’évaluer les acquis disciplinaires, mais aussi de capter
d’autres compétences et attitudes importantes pour
l’innovation, comme l’intérêt des élèves pour les disciplines apprises, leur plaisir d’apprendre, leur confiance
(1) L’enquête PISA évalue les acquis des élèves de 15 ans en
compréhension de l’écrit, culture mathématique et culture scientifique dans 65 pays.
DOSSIER - PRÉPARER LA COMPÉTITIVITÉ DE DEMAIN : QUELS DÉFIS POUR LE SYSTÈME D’ENSEIGNEMENT FRANÇAIS ?
en eux et dans leurs compétences ou encore leur persévérance. Quoique souvent considérés comme des
objectifs secondaires, ces compétences émotionnelles et
sociales sont cruciales et sous-tendent les dispositions
d’esprit permettant l’innovation et la créativité.
La France semble avoir un grand atout et une
grande faiblesse. Du côté positif, les élèves français
prennent en moyenne plus de plaisir à apprendre et ont
plus d’intérêt pour l’apprentissage que ceux des autres
pays. Dans l’enquête PISA de 2012, 65 % des élèves
français déclarent s’intéresser à ce qu’ils apprennent
en mathématiques (contre 53 % en moyenne, dans
les pays de l’OCDE) et 42 % disent faire des mathématiques parce qu’ils aiment cela, contre 38 % en
moyenne dans les pays de l’OCDE. Mais malgré ce
plaisir d’apprendre et cette curiosité, les élèves français ont moins confiance en eux que ceux des autres
pays. En 2012, ils sont parmi ceux qui ont le moins
confiance dans leurs compétences en mathématiques,
après le Japon, la Corée et Macao (Chine), à l’opposé
des pays d’Amérique du Nord ou d’Europe du Nord
qui se situent sur ce plan au-dessus de la moyenne.
Ils sont aussi les plus anxieux dans cette discipline,
avec les élèves d’Italie, de Corée du Sud, du Japon et
du Mexique, ce qui était déjà le cas en 2003. À travers
des questions et indicateurs parfois différents, toutes
les enquêtes PISA mettent en évidence ces mêmes
résultats pour la France (OCDE, 2013e).
Si la culture d’enseignement en France a beaucoup évolué durant les dernières décennies, elle reste
marquée par l’institution du concours ou de l’examen destiné à identifier et sélectionner les meilleurs
plutôt qu’à s’assurer de l’apprentissage d’un savoir
ou d’une compétence. Ce type de culture scolaire
laisse peu de place à l’apprentissage par projet, par
enquête, par résolution de problèmes, à la curiosité, etc., qui préparent davantage les étudiants aux
attitudes favorables à l’innovation. La faiblesse de
la formation pédagogique des enseignants ne fait
qu’amplifier le problème. La création des écoles
supérieures du professorat et de l’éducation devrait
en partie y répondre.
Même s’il est trop tôt pour en juger, l’introduction
d’un programme scolaire reposant sur les compétences
(le « socle commun ») oriente sans doute gra­duel­
lement l’éducation vers l’acquisition de compétences
plutôt que vers la seule transmission des savoirs ou la
sélection des élites.
Enseignement supérieur
L’enseignement supérieur joue un rôle clé dans
la productivité et l’innovation. Il assure la formation
initiale des cadres, des personnels de recherche et des
professions intermédiaires. Dans la mesure où les entreprises françaises (comme celles d’autres pays à haut
revenu) ne peuvent être concurrencielles sur les coûts
de la main-d’œuvre, leurs ressources humaines doivent
leur permettre de renforcer leur compétitivité hors-prix,
en développant et en offrant des services et produits de
qualité (2). C’est aussi sur son enseignement supérieur et
sa recherche que s’appuie son potentiel d’innovation.
Les établissements d’enseignement supérieur doivent à
la fois préserver le savoir ancien, mais aussi développer
de nouvelles connaissances et se situer à la frontière
du savoir, pour l’adoption et le développement rapides
des innovations.
On peut là encore comparer la performance du
système français de manière quantitative et qualitative,
même si les données sont assez limitées.
De bons indicateurs quantitatifs
Les indicateurs quantitatifs montrent que, comme
ailleurs, l’enseignement supérieur a connu en France
une forte expansion : les effectifs étudiants ont augmenté de 37 % entre 1990 et 2012 et ont été multipliés
par 8 depuis 1960 (MESR, 2013). Nous n’avons pas
de données comparatives correspondant aux standards
internationaux sur les taux d’entrée dans l’en­sei­gnement
supérieur, mais on sait que 72 % des jeunes d’une
génération obtenaient le baccalauréat en 2011 et que
85 % d’entre eux s’inscrivaient immédiatement dans
l’enseignement supérieur, si bien qu’au moins 61 %
d’une cohorte entre aujourd’hui dans l’enseignement
supérieur. Il en résulte une hausse de la part des diplômés
du supérieur dans la population, même si tous n’ont
pas forcément étudié en France.
Le taux de sortie de l’enseignement supérieur avec
un diplôme, quel qu’il soit, se compare aussi fa­vo­ra­
blement aux autres pays. En 2011, 80 % des étudiants
qui entrent dans l’enseignement supérieur en sortent
avec un diplôme de premier cycle, professionnel ou
général, contre 68 % en moyenne pour un pays de
l’OCDE, ce qui place la France parmi les premiers des
(2) Sur ce point, voir dans ce même numéro les articles de
Flora Bellone et Raphaël Chiappini, p. 2, Antoine Berthou et
Charlotte Emlinger, p. 10, Sarah Guillou, p. 17.
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
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DOSSIER - PRÉPARER LA COMPÉTITIVITÉ DE DEMAIN : QUELS DÉFIS POUR LE SYSTÈME D’ENSEIGNEMENT FRANÇAIS ?
pays de l’OCDE pour lesquels des données longitudinales sont disponibles, au même niveau que le Danemark
(81 %), légèrement au-dessus de l’Allemagne (75 %
pour l’enseignement supérieur général), des Pays-Bas
(72 %) et bien au-dessus de la Norvège (59 %) ou des
États-Unis (53 %) (OCDE, 2013). Cependant, si les
étudiants français qui entrent dans l’enseignement
supérieur en ressortent en général avec un diplôme, c’est
souvent après des réorientations et des redoublements,
notamment pour ceux qui reçoivent une formation
générale. En outre, on ne dispose pas encore de données permettant de comparer les niveaux de diplômes
obtenus dans les différents pays.
Des taux d’échec trop importants dans les
formations universitaires générales
Le défi majeur du système d’enseignement supérieur réside dans la formation générale des universités.
Même si les STS (3) connaissent aussi des taux d’échec
assez élevés, ce sont les licences générales et masters
de l’université qui posent le plus de problèmes de
réussite (c’est-à-dire d’obtention du diplôme de la formation commencée). C’est notamment le cas pour les
bacheliers qui entrent dans les formations générales de
l’université, plus encore s’ils ne sont pas titulaires d’un
baccalauréat général. Aujourd’hui, 58 % des inscrits
en L1 à l’université décrochent leur licence en trois,
quatre ou cinq ans, mais seulement 27 % l’obtiennent
en trois ans (et 38,9 % en trois ou quatre ans) (MESR,
2013). Le taux d’échec est de 35 % pour les bacheliers
généraux, mais de 76 % pour les bacheliers technologiques. Après la première année de licence, 52 % des
inscrits en L1 passent en L2 ; 23 % redoublent, et 19 %
se réorientent (en IUT, STS ou autres). Seulement 6 %
abandonnent leurs études. Les bacheliers professionnels
connaissent les plus grands taux d’échec dans toutes
les filières (52 % échouent en STS et 54 % en IUT).
Les bacheliers technologiques réussissent beaucoup
mieux en STS (71 %) et en IUT (68 %) qu’à l’université
(24 %) (Jaggers, 2012). Malgré le filtre de la licence
précédant les masters (et la sélection pour entrer en
master 2), seulement 46,4 % des étudiants inscrits
en master à l’université en 2009 avaient obtenu leur
diplôme en deux ans, et 57,2 % en deux ou trois ans.
Ces difficultés viennent en partie du fait que les
étudiants inscrits dans les formations générales de
l’université n’ont pas toujours la préparation scolaire
(3) Sections de techniciens supérieurs (préparation au BTS).
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CAHIERS FRANÇAIS N° 380
requise. Elles viennent aussi en partie des moyens
financiers réduits – ce sont les formations les moins
coûteuses de l’enseignement supérieur français –, qui
ne permettent pas des taux d’encadrement adéquats
ni la mise en œuvre de pédagogies plus adaptées aux
publics. Elles viennent enfin d’une adaptation insuffisante des formations universitaires aux nouveaux publics
élargis et diversifiés à laquelle conduit nécessairement
l’expansion de l’enseignement supérieur.
L’amélioration du système d’enseignement français en vue de mieux contribuer à la compétitivité de
l’économie passera probablement par une réforme
de ses pédagogies et de ses formations, notamment à
l’université, bien qu’il soit difficile de les comparer à
celles des autres pays de l’OCDE. Malgré des changements positifs dans ses pratiques, notamment la
mise en place d’un accompagnement des étudiants, les
efforts demeurent insuffisants. Il manque une véritable
refonte des pédagogies ainsi qu’un accompagnement
individualisé systématique sous forme de cours de
remise à niveau, de tutorat et de cours en petits groupes.
Tant que l’évaluation des enseignants et des universités
dépendra essentiellement de leur recherche, il est peu
probable que l’on parvienne à mobiliser les énergies
pour ce type de projets afin d’améliorer sensiblement
la réussite des étudiants. Les étudiants des grandes
écoles bénéficient davantage de pédagogies actives
s’appuyant sur la résolution de problèmes, l’apprentissage collaboratif ou l’étude de cas, ce qui leur permet
probablement de développer davantage des compétences
entrepreneuriales.
Des compétences insuffisamment tournées
vers l’innovation
Les rares informations comparatives disponibles
montrent cependant que le jugement rétrospectif des
diplômés français sur les forces et faiblesses de leur
formation d’enseignement supérieur n’est pas très
différent de celui de leurs homologues européens. De
ce point de vue, ces défis ne sont pas spécifiquement
français mais communs à l’ensemble de l’Europe.
C’est ce que montre l’enquête REFLEX-HEGESCO,
qui interroge les diplômés du supérieur sur leur formation cinq ans après la fin de leurs études (Allen
et Van der Velden, 2011). Les quatre compétences
les plus citées comme points forts sont les mêmes en
France et chez ses voisins, quoique classées dans un
ordre différent : la pensée analytique, la maîtrise de
son domaine disciplinaire, l’acquisition de nouveaux
DOSSIER - PRÉPARER LA COMPÉTITIVITÉ DE DEMAIN : QUELS DÉFIS POUR LE SYSTÈME D’ENSEIGNEMENT FRANÇAIS ?
savoirs et l’écriture de rapports et de documents. La
France se distingue du point de vue de l’utilisation des
outils informatiques : alors que les étudiants européens
y voient le 6e point fort de leur formation, ce n’est que
le 11e (sur 19) pour les étudiants français. À l’inverse,
les étudiants français pensent que leurs formations ont
davantage développé leur compétence de « clarté de
pensée » que leurs homologues européens (8e rang en
France contre 12e rang en moyenne). Les points faibles
sont eux aussi assez similaires, avec en première place
l’apprentissage des langues étrangères.
L’avis des professionnels occupant des emplois
« hautement innovants » importe particulièrement
lorsque l’on s’intéresse à la compétitivité. Cette catégorie regroupe les personnes qui travaillent dans une
organisation innovante et participent elles-mêmes à
l’innovation. Elles se distinguent par une plus grande
utilisation des compétences suivantes dans leur travail :
créativité (trouver de nouvelles idées et solutions), esprit
critique (volonté de questionner des idées), communication orale (présentations publiques), opportunisme
(être prêt à saisir des opportunités) et pensée analytique
(Avvisati et al., 2013).
Si les professionnels français considèrent que leur
formation a davantage développé leur pensée critique que leurs confrères européens et japonais (13e
des compé­tences les plus développées contre 15e en
moyenne), ils pensent aussi qu’elle a moins cultivé
leur capacité à trouver de nouvelles idées et solutions
(14e rang contre 11e en moyenne). Le développement
des compétences de présentation orale est le 5e point
faible des formations suivies (et 4e point faible en
moyenne dans les pays ayant participé à l’enquête).
Concernant la connaissance des autres disciplines – qui
peut être interprétée comme le résultat d’une attention
à l’interdisciplinarité ou à un certain degré de culture
générale, et importe à ce titre pour l’innovation –, les
diplômés français et leurs confrères étrangers la placent
à peu près au même rang de force et de faiblesse de leur
formation (en fait un peu moins comme une faiblesse
en France). Si le point fort de l’enseignement supérieur français ne consiste pas à développer la plupart
des compétences critiques pour l’innovation, force
est de constater que ce n’est pas plus le cas dans les
autres pays pour lesquels l’information est également
disponible. Ce n’en sera pas moins un des grands défis
pour former des ressources humaines qui rendront la
France plus compétitive.
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fessionnelle des docteurs : les rai- OCDE.
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de veille n°189.
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supérieur et de la Recherche
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supérieur et de la recherche, n° 6.
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
39
LES SERVICES
PEUVENT-ILS SAUVER
L’EMPLOI EN FRANCE ?
Richard Duhautois
CEE, Université Paris-Est, Erudite, TEPP
Nadine Levratto
EconomiX, CNRS-Université de Paris Ouest-Nanterre-La Défense, CEE
Héloïse Petit
CES, Université Paris I, CEE
L’aspect majeur de la désindustrialisation est la fonte de l’emploi industriel, qui s’est encore
accentuée avec la crise. Si les préconisations s’orientent pour la plupart vers la mise en
œuvre d’une politique industrielle capable d’enrayer cette tendance, l’analyse des créations d’emplois concomitantes dans le secteur des services peut amener à jeter un autre
regard sur ces transformations. C’est ce que proposent Richard Duhautois, Nadine Levratto
et Héloïse Petit, qui examinent les impacts croisés de la tertiarisation, de la transformation
des processus de production et du tissu productif sur le marché du travail et sur l’emploi.
C. F.
Le constat de la désindustrialisation de l’économie
française est aujourd’hui bien établi. Depuis le milieu
des années 1970, le nombre d’emplois dans le secteur de
l’industrie connaît une tendance décroissante continue
(graphique 1). Entre 1975 et 2013, l’industrie a perdu
2,2 millions d’emplois, réduisant de près de moitié
son nombre de salariés (tableau 1). La crise récente,
en accélérant le processus, a relancé le débat sur la
réaction politique appropriée à ces transformations.
Une première stratégie, ancrée dans une logique de
politique industrielle, consiste à tenter de maintenir voire
d’inverser la tendance. Un tel argument s’appuie sur
les capacités d’innovation ou de gains de productivité
des secteurs de l’industrie (Askenazy, 2012). Nous
proposons d’adopter un regard différent en nous focalisant sur le marché du travail et ses transformations.
Du point de vue de l’emploi, la première conséquence
de la désindustrialisation est que 74 % des emplois
se trouvent aujourd’hui dans le secteur tertiaire (82
% si on y ajoute la construction). Et la tendance est
très nettement à la hausse depuis plusieurs décennies.
40
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
Selon toute probabilité, l’avenir de l’emploi en France
se trouve bien dans le secteur des services.
Dans cette optique, la première étape consiste à
mieux comprendre la façon dont la désindustrialisation a
redessiné les contours du marché du travail. Ici, il n’est
plus tant question de lutter contre la baisse de l’emploi
industriel que de comprendre la croissance de l’emploi
dans les services pour, éventuellement, la guider. Cet
aspect du débat sur la désindustrialisation, encore peu
développé en France, suscite des travaux à l’étranger,
aux États-Unis notamment. La désindustrialisation
qui y est observée dès le début des années 1960 et la
faible institutionnalisation du marché du travail amène
Bluestone et Harrisson (1982) (1) à envisager la polarisation du secteur des services entre des « emplois du
savoir », bien rémunérés, et des emplois de services
à la personne, qui le sont beaucoup moins. Le débat
a été réactivé plus récemment par Schmitt et Jones
(1) Bluestone B. et Harrisson B. (1982), The Deindustrialization of America, New York, Basic Books.
DOSSIER - LES SERVICES PEUVENT-ILS SAUVER L’EMPLOI EN FRANCE ?
Graphique 1. Évolution de l’emploi salarié privé
1970-2013 (en milliers d’emplois))
12 000
10 000
Commerce
Construction
Industrie
Services
8 000
6 000
4 000
2 000
1970
1971
1972
1973
1974
1975
1976
1977
1978
1985
1980
1981
1982
1983
1984
1979
1986
1987
1988
1989
1990
1991
1992
1993
1994
1995
1996
1997
1998
1999
2000
2001
2002
2003
2004
2005
2006
2007
2008
2009
2010
2011
2012
2013
0
Source : INSEE. Série longue.
Tableau 1. Créations d’emplois salariés
entre 1970 et 2013 (en millions)
Emploi privé
Industrie
Construction
Commerce
Services
Emploi public(*)
Total
(*) En 2012.
Variation totale (1970-2013)
5,0
-2,2
-0,3
1,2
6,3
2,9
7,9
Niveau d’emploi
en 2013
17,9
3,2
1,4
3,0
10,3
5,5
23,4
Champ : Salariés hors agriculture.
Source : INSEE. Série longue.
(2012) ou Holzer et al. (2011) qui s’interrogent sur la
disparition des « good jobs » et par les travaux s’interrogeant sur l’externalisation, voire la délocalisation,
pour les emplois du secteur des services nécessitant
des compétences élevées (2).
Des créations massives d’emploi
dans les services
La perte d’emplois dans l’industrie, associée à la
montée puis la persistance d’un chômage de masse dans
les années 1980, tend à occulter la capacité de l’économie française à engendrer des emplois. Entre 1970 et
2013, ce sont pourtant près de 8 millions d’emplois qui
ont été créés : quand l’industrie en perdait 2,2 millions,
le secteur public en gagnait 2,9, le commerce 1,2 et
surtout, les services en créaient près de trois fois plus
(2) Blinder A.S. (2009), « How Many U.S. Jobs Might Be
Offshorable ? », World Economics, 10(2). Lu Y. et Morissette R.
(2010), « Possibilité de délocalisation et rémunération dans le secteur des services », Statistique Canada, octobre, n° 75-001
(6,3 millions). S’il y a eu un phénomène massif sur
le marché du travail français au cours des dernières
décennies, c’est bien la très forte augmentation de
l’emploi dans le secteur tertiaire. Alors que la population
active est restée relativement stable de l’après-guerre
jusqu’aux années 1970, elle a connu une hausse très
nette au cours des quarante dernières années (Piketty,
1998), que seule la forte croissance de l’emploi tertiaire
a pu absorber, au moins partiellement.
Une grande partie de ces emplois ont été créés pendant la période de croissance de la fin des années 1990.
Dans les trois fonctions publiques, à l’augmentation des
effectifs observée au cours des années 1980 et 1990 a
succédé une phase de stagnation consécutive à la mise
en œuvre de politiques de stabilisation puis de réduction de la dépense publique. Dans le secteur privé, le
nombre de salariés suit les inflexions de la conjoncture
économique, même s’il varie plus ou moins amplement
selon les formes et les caractéristiques des entreprises.
Le secteur associatif a contribué par son dynamisme
à l’intensification du processus de tertiarisation : à
la fin des années 2000, les associations employaient
1,8 million de personnes (3). En prolongeant les séries sur
l’emploi non marchand privé, on peut faire l’hypothèse
que le nombre d’emplois créés dans le secteur depuis
le début des années 1980 est de l’ordre de 1,1 million.
Le secteur tertiaire représente aujourd’hui plus
des trois quarts de l’emploi salarié total, à comparer
aux 18 % du secteur industriel et aux 3 % du secteur
agricole. L’augmentation de l’emploi dans le secteur
tertiaire n’est pas un phénomène nouveau. Selon Marchand et Thélot (1991) (4), à partir de 1949, l’emploi
dans les services dépasse celui de l’industrie, bien
que les effectifs continuent à croître ensuite de façon
parallèle jusqu’en 1974. La part de l’emploi industriel
atteint alors son maximum historique avec 38,5 % de
la population active. Après la première crise pétrolière
en 1973, les évolutions divergent : la part de l’emploi
dans les services croît fortement alors que celle de
l’industrie diminue. Sur l’ensemble de la période, les
effectifs du secteur de la construction sont en revanche
demeurés quasiment inchangés.
(3) Archambault E. et Tchernonog V. (2012), Repères sur les
associations en France, conférence permanente des coordinations
associatives.
(4) Marchand O. et Thélot C., (1991), Deux siècles de travail
en France, INSEE, Études. Arthuis J. (2005), La globalisation de
l’économie et les délocalisations d’activité et d’emplois, tome 2,
Rapport d’information du Sénat n° 416 fait au nom de la commission des finances.
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
41
DOSSIER - LES SERVICES PEUVENT-ILS SAUVER L’EMPLOI EN FRANCE ?
Renouveau des secteurs employeurs
le conseil pour les affaires et la gestion, les activités
juridiques ;
Si les services constituent le secteur qui fournit le
plus d’emplois, ils restent encore mal connus, l’appareil
statistique et les politiques publiques ayant longtemps
privilégié l’industrie. Les révisions successives de
nomenclature intervenues en 2003 et 2008 ont toutefois
permis une amélioration (5).
- les services d’assistance à la production, qui sont
également créateurs de valeur ajoutée mais plus spécifiques que les précédents. Ils comprennent les activités
informatiques, l’ingénierie et les études techniques,
l’activité contrôle, analyse et mesures techniques ;
- les services d’organisation administrative nécessaires à la gestion de l’établissement mais qui sont
essentiellement des centres de coûts : les activités
comptables, le secrétariat, l’administration ;
Le graphique 2 montre les tendances de l’emploi
dans les activités rattachées aux services entre 1989 et
2013. Les créations d’emplois ont été particulièrement
nombreuses dans les activités scientifiques et techniques
et services administratifs et de soutien. Ce phénomène
a été alimenté par la réorganisation de l’industrie, et
en particulier son recentrage sur ses cœurs de métier,
qui ont favorisé l’externalisation de fonctions non
stratégiques. Cette catégorie peut se découper suivant
la valeur ajoutée et le rôle qu’occupent les fonctions
désormais assurées par des prestataires externes au sein
d’entreprises clientes :
- les services opérationnels fortement standardisés et à
moindre valeur ajoutée : les services auxiliaires des transports, la location sans opérateur, les activités de nettoyage,
gardiennage, etc., auxquelles on peut ajouter l’intérim.
Les deux premières catégories relèvent de services
dits supérieurs alors que les services d’organisation
administrative et les services opérationnels sont dits
« banals ». Toutes ces activités ont généré d’importantes créations d’emplois. Une analyse plus désagrégée
montre que le maximum est atteint dans le secteur des
activités informatiques et services d’information (+
192 %), les activités de services administratifs et de
soutien (+ 91 %) et les activités juridiques, comptables,
de gestion, d’architecture, d’ingénierie, de contrôle et
d’analyses (+ 82 %). À l’opposé, les télécommunica-
- les services élaborés à haute valeur ajoutée, souvent
jugés stratégiques pour l’entreprise : la recherchedéveloppement, la gestion des ressources humaines, la
communication, les activités financières et d’assurance,
(5) Les éléments chiffrés présentés dans cette partie sont issus
de séries rétropolées sur la base de la nomenclature sectorielle entrée en vigueur en 2008 (NAF Rev.2), hors intérim.
Graphique 2. Évolution de l’emploi salarié privé au sein des services (1989-2013) (en milliers d’emplois)
3 500
3 000
2 500
2 000
1 500
1 000
500
2
3
201
1
0
201
201
9
201
8
200
200
7
6
5
200
200
4
200
200
2
3
200
1
200
0
200
200
9
8
7
199
199
6
5
199
199
199
4
3
199
199
1
2
199
199
9
198
199
0
0
Activités scientifiques et techniques ; services administratifs et de soutien
Administration publique, enseignement, santé humaine et action sociale (hors emploi public)
Autres activités de services (hors activités extra-territoriales)
Activités financières et d'assurance
Hébergement et restauration
Information et communication
Activités immobilières
Source : INSEE. Série longue. Série rétropolée pour l’emploi privé du secteur OQ (Administration publique, enseignement, santé humaine et action sociale) avant 1999.
42
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
DOSSIER - LES SERVICES PEUVENT-ILS SAUVER L’EMPLOI EN FRANCE ?
tions ont détruit des emplois (- 10 %) tandis que dans
les activités immobilières, l’emploi a été relativement
stable (+ 2 %).
Le domaine des services à la personne (6) a également
constitué un important gisement d’emplois au cours
des trente dernières années (graphique 3).
Ce secteur se décompose en 21 activités se répartissant en trois grands domaines (7):
- les services à la famille (activités des ménages en
tant qu’employeurs, enseignement) ;
- les services de la vie (hébergement médico-social
et social et action sociale sans hébergement) ;
- les services aux personnes dépendantes (activités
pour la santé humaine).
Le nombre de salariés du secteur a plus que doublé
depuis les vingt-cinq dernières années, sous l’impulsion
des différentes aides aux personnes âgées, handicapées
et aux familles mises en place progressivement. De fait,
les secteurs les plus créateurs d’emplois entre 1989
et 2013 sont l’hébergement médico-social et social et
action sociale sans hébergement (+115 %), les activités
pour la santé humaine (+100 %) et les arts, spectacles et
activités récréatives (+72 %). Aujourd’hui, les services
à la personne restent considérés comme un important
gisement d’emplois. Selon une étude du CGSP (Liégey
et Jolly, 2012), ils représenteraient 18 % des créations
brutes d’emplois de 2011 à 2016.
L’augmentation du nombre et de la proportion
d’emplois tertiaires n’est pas sans effets sur les caractéristiques de l’emploi : ils sont davantage concentrés
dans des entreprises de taille réduite, répondent à des
besoins locaux, supposent des relations plus directes
avec les clients. Les conditions d’emploi et de travail
ont également été modifiées.
(6) « Les activités de services à la personne sont les activités
réalisées au domicile de la personne ou dans l’environnement
immédiat de son domicile ». Le décret du 26 décembre 2005 comporte une liste de 21 activités au titre desquelles des associations
ou des entreprises peuvent être agréées, permettant notamment à
leurs clients de bénéficier d’avantages fiscaux (tels que des taux de
TVA à 5,5 % et 7 % et l’exonération de cotisations patronales au
régime général).
(7) Pour une analyse approfondie de la composition du secteur
et des difficultés de rapprochement de la nomenclature des professions, voir CNIS (2012), rapport du groupe de travail interinstitutionnel sur la connaissance statistique des emplois dans les services
à la personne, rapporteure Christel Colin, n° 129.
Renouveau des formes
d’organisation de la production
Les changements dans la répartition sectorielle des
activités découlent en partie de ceux à l’œuvre dans
l’organisation du tissu productif. Le développement de
la sous-traitance dans le secteur industriel en est la manifestation la plus visible (8). Depuis le début des années
1980, les entreprises industrielles sont plus nombreuses
à avoir recours à la sous-traitance (de 60 % en 1984
à 87 % en 2003 (9)) et elles y recourent de plus en plus
intensément. S’adressant notamment à des entreprises
du secteur des services, ces pratiques tendent à accroître
la part des services dans la production.
Ces pratiques ont notamment pour conséquence de
donner une place, parfois centrale, à un acteur extérieur
dans la relation employeur-salarié (10). La dépendance
économique entre entreprises (entre preneur d’ordre
et donneur d’ordre par exemple) peut ici s’imposer au
salarié, s’ajoutant au lien de subordination inhérent à
la relation salariale.
Le développement des services durant les trente dernières années réduit mécaniquement la taille moyenne
des entreprises car celles du secteur tertiaire sont plus
petites que celles de l’industrie. Il en est de même
(8) Cf. Demmou L. (2010) pour une analyse des déterminants
du recul de l’emploi industriel.
(9) Perraudin C., Thèvenot N. et Valentin J. (2013), « Sous-traitance et évitement de la relation d’emploi : les comportements de
substitution des entreprises industrielles en France entre 1984 et
2003 », Revue internationale du travail, vol. 152, n° 3-4.
(10) Petit H. et Thèvenot N. (éds.) (2006), Les nouvelles frontières du travail subordonnées, Paris, La Découverte.
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
43
DOSSIER - LES SERVICES PEUVENT-ILS SAUVER L’EMPLOI EN FRANCE ?
Graphique 3. Évolution de l’emploi salarié privé
au sein des services à la personne 1989-2013
(en milliers d’emplois)
3 500
Activités des ménages en tant
qu'employeurs
3 000
2 500
2 000
1 500
Autres activités de services
Arts, spectacles et activités
récréatives
Hébergement médico-social et
social et action sociale sans
hébergement
Activités pour la santé
humaine
Enseignement
Administration publique
1 000
500
1989
1990
1991
1992
1993
1994
1995
1996
1997
1998
1999
2000
2001
2002
2003
2004
2005
2006
2007
2008
2009
2010
2011
2012
2013
0
Source : INSEE. Série longue. Série rétropolée pour l'emploi privé du secteur
OQ (Administration publique, enseignement, santé humaine et action sociale)
avant 1999.
de l’augmentation de la part des firmes pratiquant la
sous-traitance. L’emploi s’est ainsi trouvé davantage
localisé dans les petites unités.
Au milieu des années 1980, 2 000 entreprises de
500 salariés ou plus concentraient 40 % de l’emploi
privé ; en 2009, elles sont près de 2 500 mais ne représentent plus qu’un tiers de l’emploi salarié (Duhautois,
Levratto et Petit, 2014). Le mouvement est inverse pour
les petites entreprises : en 1985, les 900 000 entreprises
de moins de 10 salariés ne regroupaient que 17 % de
l’emploi salarié ; en 2009, elles sont 1,2 million pour
21 % de l’emploi. On observe ainsi une relation inverse
entre la contribution à la croissance de l’emploi entre
1985 et 2009 et la taille des entreprises : celles de
1 à 9 salariés ont créé près du tiers des emplois, contre
12 % pour celles de 500 salariés ou plus.
Cette apparente atomisation ne doit pas occulter
la contribution à l’emploi des grandes entreprises qui,
employant un salarié sur trois, conservent un rôle central
dans l’économie nationale. Il faut également noter que
l’augmentation de la part des petites unités productives a
des conséquences sur l’emploi et la structure du marché
du travail. D’un point de vue légal tout d’abord, les
plus petites entreprises sont exemptées de nombreuses
obligations en matière de représentation des salariés, de
négociation mais aussi de dépenses de formation par
exemple. Par ailleurs, on observe empiriquement que
44
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
les niveaux de rémunération ou conditions de travail
sont positivement liés à la taille des entreprises.
Renouveau des formes d’emploi
La tertiarisation et la transformation de l’organisation productive ne sont pas sans liens avec le changement
de nature des emplois dans les années 1980 et 1990. Si
le contrat à temps plein et durée indéterminée constitue
encore une norme très majoritaire (environ 85 % des
contrats de travail), la diffusion des contrats à durée
déterminée, de l’intérim (environ 6 % au début des
années 1980 et près de 15 % aujourd’hui) et des contrats
à temps partiel (environ 8 % au début des années 1980
à 18 % aujourd’hui) a profondément modifié le marché
du travail en touchant particulièrement certains secteurs.
L’explosion des créations d’emplois répertoriées pour
les activités des ménages en tant qu’employeurs (+187 %
entre 1989 et 2013) est significative du lien entre répartition
sectorielle et formes d’emploi (11) : il s’agit essentiellement
d’emplois à temps très limité. En divisant le total des
emplois par le total des heures travaillées, la moyenne
hebdomadaire de temps de travail s’établit à moins de 10
heures par emploi (Ould Younes, 2012 (12)).
Au delà des formes contractuelles, on peut illustrer
les transformations du marché du travail par l’analyse
de la distribution sectorielle des rémunérations. Le
graphique 4 présente les salaires mensuels nets (hors
primes) par secteurs d’activité. En niveau de salaire,
on peut distinguer deux profils de secteurs créateurs
d’emplois :
- d’une part, des secteurs à niveau de salaires faibles.
On retrouve les secteurs des services à la personne, identifiés plus haut, et une partie des services de soutien aux
entreprises (par exemple les activités de nettoyage), dont
les salaires se situent autour de 1500 euros nets par mois.
- d’autre part, des secteurs à niveaux de salaires
élevés ont également créé de nombreux emplois, dans
lesquels on retrouve les services aux entreprises (R&D,
activité financières, etc.). Ici, les salaires nets se situent
autour de 3200 euros nets par mois.
(11) La très forte croissance de ces activités est l’un des résultats
les plus visibles des politiques fiscales favorables et des modalités d’exonérations de cotisations sociales pour les employeurs. Le
poids croissant de ces dispositifs dans le budget de l’État a justifié
la diminution des avantages accordés à partir de 2013.
(12) Ould Younes S. (2012), « Les services à la personne en
2010 : stabilité de l’activité globale, après le ralentissement de
2008-2009 », DARES Analyses n° 60, septembre.
DOSSIER - LES SERVICES PEUVENT-ILS SAUVER L’EMPLOI EN FRANCE ?
Graphique 4. Salaires mensuels nets moyens par secteur d’activité en 2013 (en euros)
4 000
Secteurs industriels
3 500
Secteurs tertiaires
3 000
Construction
2 500
2 000
1 500
1 000
Cokéfaction et raffinage
Édition, audiovisuel et diffusion
Recherche-développement scientifique
Activités financières et d'assurance
Industrie pharmaceutique
Électricité, gaz, vapeur et air conditionné
Télécommunications
Activités inform. et services d'information
Activités juridiques, comptables, et autres
Industrie chimique
Fabrication de matériels de transport
Fabr. produits informatiques, électroniques et optiques
Fabrication d'équipements électriques
Autres activités spécialisées, scient. et techni.
Arts, spectacles et activités récréatives
Industries extractives
Activités immobilières
Transports et entreposage
Autres industries manufacturières
Métallurgie et fabr. de produits métalliques
Eau, déchets, dépollution
Fabr. produits en caoutchouc et plastique
Activités pour la santé humaine
Construction
Enseignement
Autres activités de services
Commerce, réparation véhicules
Hébergement et restauration
Services administratifs et de soutien
Action sociale
0
Fabr.de machines et équipements
500
Source : André C. et Chamkhi A. (2012) .
Le niveau de salaires des secteurs qui ont connu de
fortes créations d’emplois liées à l’externalisation est
très hétérogène. Si on peut avoir en tête l’externalisation de services non qualifiés et mal payés tels que le
nettoyage ou le gardiennage, elle a également concerné
des emplois plus qualifiés (13). La croissance de l’emploi
chez les prestataires de services informatiques, dans
les sociétés de conseils aux entreprises ou, encore,
dans les bureaux d’études (14) a ainsi été alimentée par
la recherche de gains de productivité consécutive à
l’externalisation d’une partie de ces fonctions.
différenciées par grandes catégories de secteurs. En
effet, le taux de croissance des salaires nominaux – sans
déduire la variation des prix – est plutôt identique dans
chaque secteur et se situe autour de 40 % en moyenne.
Seuls trois secteurs ont des taux de croissance qui
oscillent autour de 50 % : des secteurs de l’industrie
(pharmaceutique et pétrolière) et de la construction. Ces
évolutions de salaires relativement uniformes, associées
à des niveaux de départ qui vont du simple au double,
ont toutefois contribué à modifier la distribution depuis
la fin des années 1990 :
L’analyse de la dynamique des salaires sur la période
1998-2013 souligne d’abord l’absence de tendances
- d’une part, l’écart entre les salaires moyens par
secteur les plus élevés et les plus faibles a augmenté ;
(13) Gerstenberger B. et Roehrl R.A. (2005), « L’externalisation des emplois dans les services aux entreprises en Europe », in
Auer P., Besse G. et Méda D. (éds), Délocalisations, normes du
travail et politique d’emploi, Paris, La Découverte.
(14) Un rapport du Sénat met en évidence comment la nature du
service concerné et l’ancrage physique des activités se combinent
pour définir la stratégie de délocalisation/externalisation des services
par une entreprise. Voir Arthuis J. (2005), La globalisation de l’économie et les délocalisations d’activité et d’emplois, t. 2, Rapport
d’information n° 416, fait au nom de la Commission des finances».
- d’autre part, au sein de l’industrie comme des services, la distribution est devenue réellement bimodale.
Cela tient notamment à la dispersion des salaires au sein
de chaque secteur qui varie fortement en fonction de la
proportion de cadres notamment (André et Chamkhi,
2012) : dans les secteurs où la proportion de cadres
est la plus importante, les salaires moyens par secteur
sont particulièrement tirés vers le haut. Même si les
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
45
DOSSIER - LES SERVICES PEUVENT-ILS SAUVER L’EMPLOI EN FRANCE ?
cadres ont connu une croissance de leurs salaires plus
faible que les ouvriers et les employés entre 1998 et
2013, le salaire moyen sectoriel est tiré par les plus
hauts revenus.
Finalement, si la qualification moyenne des salariés
a fortement augmenté depuis 40 ans, les 8 millions
d’emplois créés dans le secteur tertiaire ne sont pas
tous des emplois stables et bien rémunérés. En France,
les « good jobs » ne semblent pas avoir disparu avec
la désindustrialisation et certains secteurs des services
sont porteurs d’emplois qualifiés et bien rémunérés
(banques, assurances, audiovisuel, etc.) ; mais des
emplois de mauvaise qualité sont aussi créés en nombre
dans certains secteurs (restauration, action sociale,
etc.). Du point de vue du marché du travail, il y a là
un enjeu au moins aussi important que celui de la
désindustrialisation.
46
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
BIBLIOGRAPHIE
●●André C. et Chamkhi A.
(2012), « Les salaires par secteur
et par branche en 2010 », DARES
analyses, n° 074.
●●H o l z e r H . J . , L a n e J . I . ,
Rosenblum D.B. et Andersson F.
(2011), Where Are All the Good
Jobs Going ?, New York, Russell
Sage Foundation.
●●Askenazy Ph. (2012), « Face
à la désindustrialisation, quelle ●●Liégey M. et Jolly C. (2012),
stratégie industrielle ? », Esprit, « Les secteurs créateurs d’emplois
n° 2012/12.
à moyen terme », Note d’analyse
du CAS, n° 258, janvier.
●●Demmou L. (2010), « Le recul de
l’emploi industriel en France entre ●●Piketty Th. (1998), « L’emploi
1980 et 2007. Ampleur et princi- dans les services en France et aux
paux déterminants : un état des États-Unis : une analyse structulieux », Économie et statistique, relle sur longue période », Éconovol. 438, n° 1.
mie et statistique, vol. 318.
●●Duhautois R., Levratto N. et
Petit H. (2014), « Au delà de la
tertiarisation : 30 ans de modifications du tissu productif », Document de travail du CEE, à paraître.
●●Schmitt J. et Jones J. (2012),
« Where Have all the Good Jobs
Gone? », CEPR Briefing Paper,
juillet.
COMMENT RENDRE
LE SYSTÈME FISCAL
FRANÇAIS PLUS
FAVORABLE
À LA COMPÉTITIVITÉ ?
Laurent Simula
Professeur à l’Université d’Uppsala et au Uppsala Center for Fiscal Studies
La fiscalité est l’un des facteurs de la compétitivité des entreprises dans la mesure où elle
influence les coûts de production, et notamment le coût du travail. Sur ce plan, la France
est souvent pointée du doigt pour la lourdeur des prélèvements obligatoires – en particulier
des cotisations sociales – qui constituerait un handicap sur les marchés internationaux.
Il faut toutefois se garder, nous rappelle Laurent Simula, de considérer que des prélèvements élevés sont forcément néfastes pour la compétitivité : tout dépend, en effet, de leur
contrepartie en termes de qualité des infrastructures, de niveau d’éducation, de soutien à la
recherche et à l’innovation, autant d’éléments qui permettent au contraire de produire des
biens de meilleure qualité à un coût plus faible. Dans le cas de la France, des améliorations
pourraient toutefois être apportées au système fiscal afin de le rendre plus favorable à la
compétitivité. La mobilité du capital et du travail fortement qualifié impose notamment que
ceux-ci ne soient pas taxés excessivement.
C. F.
La compétitivité d’une économie est souvent
confondue­avec son attractivité. Il s’agit pourtant de
deux concepts bien différents. L’attractivité renvoie à
la capacité d’un territoire à attirer des investissements
ou des facteurs mobiles. La compétitivité désigne la
faculté des entreprises, et, par extension, d’un pays, à
être concurrentiel sur un marché. Il s’agit donc d’un
phénomène à deux facettes : gagner des parts de marché
à l’étranger tout en préservant les ventes de biens et
services sur le territoire national. Bien évidemment,
des mesures favorables à la compétitivité peuvent é­ga­
lement renforcer l’attractivité et réciproquement. Dans
cet article, nous nous concentrerons sur les liens entre
fiscalité et compétitivité. En outre, nous privilégierons
la question de la performance des entreprises françaises
à l’exportation, plutôt que leur faculté à faire face, sur
le marché national, aux importations des entreprises
étrangères.
Traditionnellement, on distingue la compétitivitéprix de la compétitivité hors-prix ou structurelle.
La première correspond à la faculté de produire des
biens et des services à des prix inférieurs à ceux des
concurrents. Elle dépend donc en particulier des coûts
de production relatifs, des marges des producteurs ainsi
que des taux de change (pour les inputs importés et
les outputs exportés). La seconde renvoie pour sa part
à la capacité à imposer ses produits indépendamment
de leurs prix, c’est-à-dire en raison de leur qualité, de
l’image de marque, des délais de livraison performants,
de leur meilleure adaptation à la demande. Elle permet
aux entreprises de différencier leurs produits de ceux
de leurs concurrents et de ne pas s’affronter seulement
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
47
DOSSIER - COMMENT RENDRE LE SYSTÈME FISCAL FRANÇAIS PLUS FAVORABLE À LA COMPÉTITIVITÉ ?
sur les prix. Le système fiscal influence directement
ou indirectement ces deux formes de compétitivité.
La compétitivité-prix dépend en effet de l’imposition
des facteurs de production, tandis que la compétitivité
structurelle est en particulier liée aux incitations fiscales
en matière de recherche et développement (R & D).
Néanmoins, certaines innovations issues de la R & D
peuvent bien sûr être favorables à ces deux formes de
compétitivité ; par exemple, des innovations de procédé
peuvent permettre de limiter les coûts de production
tout en augmentant la qualité.
Avant de commencer notre analyse, il convient
de noter que la compétitivité d’une nation n’est pas
nécessairement synonyme de bien-être de sa population,
même si une bonne insertion sur les marchés internationaux est créatrice de valeur et d’emplois. En outre, la
compétitivité dépend certes en partie du système fiscal,
mais elle dépend de manière plus générale des choix
stratégiques effectués par les entreprises, de l’environnement économique global, du niveau d’éducation
de la main-d’œuvre, etc. Il s’agit donc d’une question
très vaste, mais nous avons choisi dans cet article de
nous concentrer uniquement sur l’un de ses aspects.
Nous examinerons comment le système fiscal actuel
pourrait être modifié afin de favoriser la compétitivité
des entreprises françaises.
Une perte de compétitivité
sur fond de hausse des prélèvements
obligatoires
Au cours des années 2000, la compétitivité des
entreprises françaises a fortement reculé si l’on en
juge par l’évolution des parts de marché à l’exportation
comparativement aux autres grands pays européens(1).
Cette situation est d’autant plus grave que la
France est une économie particulièrement ouverte
– le commerce­international(2) représentait environ
27 % de l’activité économique française en 2009. Si
les emplois étaient régulièrement répartis entre les
secteurs, cela signifierait qu’environ un actif occupé sur
quatre travaillerait directement ou indirectement grâce
au commerce extérieur. Les exportations représentent
(1) Sur ce point, voir dans ce même numéro l’article de Flora
Bellone et Raphaël Chiappini, p. 2, ainsi que celui d’Antoine
Berthou et Charlotte Emlinger, p. 10.
(2) Mesuré par la demi-somme des importations et exportations
en pourcentage du PIB.
48
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
environ la moitié de la production dans les industries
électroniques et électriques, et entre 35 % et 40 %
dans l’industrie navale et aéronautique, l’habillement
et textile, les équipements du foyer, la mécanique, la
chimie, la pharmacie et la métallurgie.
Le nombre des entreprises exportatrices reste néanmoins limité. Une entreprise manufacturière sur cinq
seulement réalise des exportations. En outre, la moitié
des entreprises exportatrices ne sont présentes que sur
un ou deux marchés étrangers. Ces entreprises ont des
caractéristiques bien particulières : elles sont plus productives que la moyenne, utilisent davantage de capital
(le ratio capital/travail y est plus élevé) et emploient
des travailleurs plus qualifiés. Il s’agit principalement
d’entreprises de taille intermédiaire, qui ne réalisent
qu’une faible partie de leur chiffre d’affaires à l’export,
et de « champions nationaux », de taille importante, dont
les ventes sont essentiellement réalisées à l’étranger.
Peu de PME sont actives à l’exportation. En outre, il y
a peu de firmes « mixtes » en France, œuvrant en des
proportions importantes à la fois sur le marché intérieur
et sur les marchés étrangers.
La France est une économie spécialisée dans des
secteurs exportateurs, qui constituent également les
points forts des principaux pays développés, et en
particulier de nos voisins européens. Nos entreprises
s’exposent ainsi à une concurrence assez rude. Les
secteurs d’exportation de la France sont assez comparables à ceux de l’Espagne, du Japon, des États-Unis
et de l’Allemagne. Il y a davantage de différences avec
l’Italie ou le Royaume-Uni. La Chine, quant à elle, a
des spécialisations clairement distinctes et n’apparaît
donc pas comme un concurrent direct.
Une analyse par secteur reste néanmoins incomplète. Il convient également de considérer la qualité
des produits exportés. Il apparaît ainsi que la France
est spécialisée dans la haute technologie et le haut de
gamme. C’est également le cas des pays d’Europe du
Nord et du Royaume-Uni, pour lesquels cette spécialisation est encore davantage marquée. Par contre, la
France se distingue de l’Allemagne, de l’Italie et de
l’Espagne, qui privilégient les produits de gamme
moyenne (l’automobile constitue de ce point de vue une
exception). L’économie française occupe ainsi une place
un peu singulière au sein de l’Union européenne. Le
problème est qu’au cours des quinze dernières années,
elle a perdu plus de parts de marché dans ses secteurs
exportateurs de prédilection que dans les autres sec-
DOSSIER - COMMENT RENDRE LE SYSTÈME FISCAL FRANÇAIS PLUS FAVORABLE À LA COMPÉTITIVITÉ ?
teurs. Pour ce qui est des exportations de services, elle
a un avantage comparatif clair, mais lié avant tout aux
activités touristiques.
des années 1980 qui ne s’observe pas en France
(graphique 1). Par conséquent, celle-ci doit financer
un ratio de dépense publique particulièrement élevé,
au regard de ses voisins européens notamment.
La plupart des exportations françaises sont destinées aux autres pays de l’Union européenne (environ
les deux tiers) : 14 % environ vers l’Allemagne, 9 %
vers l’Espagne et 8 % vers le Royaume-Uni par
exemple. Réciproquement, la plupart de nos importations sont d’origine européenne. Il en est de même pour
nos principaux partenaires européens. Par conséquent,
les entreprises françaises se retrouvent avant tout en
concurrence avec d’autres entreprises européennes, sur
les marchés extérieurs comme sur le marché français,
et non avec des entreprises asiatiques comme beaucoup
pourraient le penser.
L’évolution de la dépense publique se reflète dans
le niveau des prélèvements obligatoires, dont le taux
est supérieur à celui de la plu­part des autres pays de
l’UE (carte 1). Si cela pose a priori un problème pour
la compétitivité des entreprises, il convient d’examiner
plus finement la répartition de la charge fiscale afin
de déterminer quels impôts pénalisent le plus nos
exportations, en gardant à l’esprit l’enseignement
principal de la théorie de l’incidence fiscale : « ce
n’est pas nécessairement celui qui paie l’impôt du
point de vue légal qui en porte le poids réel ». La
fiscalité pèse in fine sur les détenteurs des facteurs
de production (capital et travail). En outre, dans une
économie ouverte, les bases fiscales les plus mobiles
(capital et travail qualifié) ne peuvent être que faiblement imposées de manière réelle, ce qui signifie qu’un
transfert de la charge fiscale doit s’opérer vers les bases
moins mobiles (travail peu qualifié et consommation).
Il conviendra donc d’aller au-delà des comparaisons
de taux apparents d’imposition, qui ne donnent qu’une
idée très approximative de la réalité économique.
Le décrochage des performances à l’exportation s’est accompagné d’une hausse des dépenses
publiques et des prélèvements obligatoires. La
France est ainsi l’un des pays où la dépense
publique est la plus élevée. En 2012, elle se situait
au deuxième rang de l’Union européenne et des
pays de l’OCDE, atteignant 56,7 % du PIB. Si la
part de la dépense publique s’est accrue dans les
pays les plus riches tout au long du XXe siècle, elle
connaît une phase de stabilisation depuis le début
Graphique 1. Dépenses publiques (en % du PIB)
60
56,6
51,6
49,5
50
45,7
France
Moyenne des douze pays (a)
38,5
40
43,5
46,3
45,1
42,6
34,6
27,6
30
33,8
29,0
27,9
23,4
17,0
20
17,6
12,6
10
0
12,7
10,1
1870
1913
1920
1937
1960
1970
1980
1990
2000
2010
(a) Les douze autres pays sont l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, le Canada, l’Espagne, l’Italie, le Japon, les Pays-Bas,
le Royaume-Uni, la Suède, la Suisse et les États-Unis.
Sources : The Economist, 19 mars 2011, FMI, OCDE.
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
49
DOSSIER - COMMENT RENDRE LE SYSTÈME FISCAL FRANÇAIS PLUS FAVORABLE À LA COMPÉTITIVITÉ ?
Carte 1. Géographie des prélèvements obligatoires dans l’Union européenne en 2010 (en % du PIB).
< 30
30 - < 35
35 - < 40
40 - < 45
45 - < 50
Malte
Islande
Source : Commission européenne (2010), Taxation trends in the EU.
Les impôts ont des contreparties
qui peuvent être favorables
à la compétitivité
Les impôts ne sont pas nécessairement les ennemis de
la compétitivité. La qualité des infrastructures publiques,
l’investissement dans le système éducatif et dans les organismes de recherche peuvent permettre aux entreprises de
produire à moindre coût des produits de meilleure qualité.
En effet, ces éléments favorisent les gains de productivité,
réduisent les coûts de formation de la main-d’œuvre et les
coûts de transport ; ils favorisent également les innovations
par le soutien à la recherche en amont.
50
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
© DILA, Paris, 2014.
Le graphique 2 met en rapport le taux légal de
taxation des sociétés avec le niveau de capital public
par kilomètre carré dans 18 pays de l’UE. Les deux
éléments paraissent liés par une relation croissante. En
particulier, la France, le Royaume-Uni ou l’Allemagne
semblent compenser leurs taux élevés par la fourniture
de biens publics de qualité. Le taux d’imposition effectif
des sociétés est toutefois plus élevé en France qu’en
Allemagne (tableau 2). Dans la mesure où la seconde
offre presque deux fois plus de capital public par kilomètre carré que la première, cela permet d’identifier
l’une des sources possibles de l’écart de compétitivité
entre les deux nations.
DOSSIER - COMMENT RENDRE LE SYSTÈME FISCAL FRANÇAIS PLUS FAVORABLE À LA COMPÉTITIVITÉ ?
Graphique 2. Taux d’imposition sur les sociétés (en %) et capital public par km2 en 2002 (a)
45 %
Belgique
40 %
Italie
Grèce Espagne
Taux légal
35 %
Allemagne
France
Pays-Bas
Portugal
Autriche
Tchécoslovaquie
30 % Finlande
Danemark
Suède
Pologne
Luxembourg
Royaume-Uni
25 %
20 %
Hongrie
Irlande
15 %
0
0.1
0.2
0.3
Capital public par km²
0.4
0.5
0.6
Source : Benassy-Quéré A., Gobalrajas N. et Trannoy A. (2007), « Tax and Public Input Competition », Economic Policy, avril, p. 385-430.
(a) Le capital public par km2 est mesuré ainsi : il correspond au stock de capital public en millions de dollars US, en 2002.
De façon plus générale, certains pays ou régions
bénéficient en outre d’une rente d’agglomération (la
Ruhr pour l’industrie lourde par exemple)(3) liée aux
économies d’échelle, qui favorisent le regroupement des
entreprises en pôles d’activité. Les entreprises opèrent en
effet un arbitrage entre les avantages liés à la proximité
(faibles coûts de transport entre lieux de production et
marchés) et ceux liés à la concentration. La présence de
nombreuses entreprises en un lieu est source de recettes
fiscales. Celles-ci permettent à l’État de financer des
biens publics (infrastructures, santé, éducation, etc.) et
d’attirer de nouvelles entreprises, ce qui renforce la rente
d’agglomération. Ce processus cumulatif modifie les
conditions locales de production. Il améliore à la fois
la compétitivité-prix et la compétitivité hors-prix des
entreprises. Cette double amélioration peut compenser
une fiscalité plus forte. Les régions Île-de-France et
Rhône-Alpes sont particulièrement bien situées au
sein de l’Union européenne et concentrent un grand
nombre d’activités économiques, ce qui est favorable
aux effets d’agglomération.
(3) Pour une étude sur la France, Voir Barbesol Y. et Briant A.
(2008), « Économies d’agglomération et productivité des entreprises :
estimation sur données individuelles françaises », Économie et
statistique, n° 419-420, Paris, INSEE.
Le poids de la fiscalité
varie en fonction de la spécialisation
des entreprises
Nous venons de voir que la fourniture de capital
public pouvait, au moins en partie, compenser une
fiscalité plus lourde. Nous avons souligné cependant
que la France avait un taux d’imposition effectif des
sociétés relativement élevé compte tenu des contreparties offertes à ses entreprises, ce qui ne renforce pas
a priori leur compétitivité. Afin de dresser un tableau
plus complet, il est utile d’adopter un point de vue microéconomique et de distinguer les entreprises en fonction
de leurs secteurs économiques et des gammes de biens
ou services produits. En effet, toutes les entreprises ne
font pas face à des charges fiscales réelles identiques.
Les sociétés exportatrices de services ont une
intensité capitalistique relativement peu élevée. Leurs
coûts sont donc très étroitement liés aux salaires et aux
charges afférentes. Le « coin socio-fiscal » joue donc
un rôle essentiel pour leur compétitivité. Or, la part de
la fiscalité dans le coût du travail est particulièrement
élevée en France (tableau 1). Pour un célibataire gagnant
67 % du salaire moyen, elle représente 47,1 % ; si ce
taux est proche de celui de l’Allemagne (45,6 %), il est
nettement supérieur à ceux du Royaume-Uni (28,2 %),
des Pays-Bas (33,2 %) ou de l’Espagne (37 %). Cela
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
51
DOSSIER - COMMENT RENDRE LE SYSTÈME FISCAL FRANÇAIS PLUS FAVORABLE À LA COMPÉTITIVITÉ ?
Tableau 1. Coin socio-fiscal (a) (en %, pour un célibataire gagnant 67 % du salaire moyen en 2012)
Belgique
50,5
Slovénie
38,5
Hongrie
47,6
Espagne
37
France
47,1
Danemark
37
Allemagne
45,6
Slovaquie
36,9
Italie
44,5
Finlande
36,7
Autriche
44,2
Pologne
34,6
Lettonie
43,6
Bulgarie
33,6
Roumanie
43,4
Pays-Bas
33,2
Suède
40,7
Portugal
32
République Tchèque
39,3
Luxembourg
28,9
Lituanie
39,2
Royaume-Uni
28,2
Estonie
39,2
Irlande
20,1
Grèce
38,6
Malte
18,9
(a) Note : le coin socio-fiscal désigne l’écart entre le coût total d’un travailleur pour une entreprise et son salaire net.
Source : Commission européenne.
constitue a priori un handicap pour les industries exportatrices de services.
Les entreprises exportatrices de biens manufacturés
sont caractérisées par une forte intensité capitalistique
et l’emploi d’une main-d’œuvre qualifiée. Elles sont
avant tout affectées par la fiscalité sur le capital, les taxes
foncières ainsi que les incitations fiscales en matière
de R & D. L’impôt sur les sociétés joue donc un rôle
important. Cependant, il convient d’aller au-delà du
taux apparent et de considérer le taux effectif. Ainsi,
le taux nominal apparent en France, de 33,33 %, est
légèrement inférieur au taux moyen effectif, de 35,1 %.
52
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
Mais ce dernier est nettement inférieur en Allemagne
(24,6 %) ou au Royaume-Uni (26,7 %) par exemple
(tableau 2).
En outre, les entreprises exportatrices de biens
manufacturés sont spécialisées dans le haut de gamme
et sont donc sensibles aux incitations fiscales en matière
de R & D. L’OCDE a construit un indicateur synthétique
de ces incitations fiscales (graphique 3) qui montre que
la France a fait des efforts importants afin de favoriser
les investissements en R & D de toutes les entreprises
et en particulier des PME. Les États-Unis, et à plus
forte raison la Suède ou l’Allemagne, n’ont pas en
DOSSIER - COMMENT RENDRE LE SYSTÈME FISCAL FRANÇAIS PLUS FAVORABLE À LA COMPÉTITIVITÉ ?
Tableau 2. Impôt sur les sociétés en 2012 (en %)
États-Unis
Malte
Belgique
France
Italie
Espagne
Allemagne
Luxembourg
Grèce
Canada
Autriche
Danemark
Pays-Bas
Portugal
Taux apparent
Taux moyen effectif(a)
40
35
33,99
33,33
31,4
30
29,55
29,22
26
26
25
25
25
25
35,6
17,1
35,1
23,2
26,3
24,6
17,1
11,3
19,9
26
18,9
17,3
23
Finlande
Slovaquie
Royaume-Uni
Suède
Estonie
Hongrie
République Tchèque
Pologne
Slovénie
Roumanie
Lettonie
Lituanie
Irlande
Bulgarie
Taux apparent
24,5
23
23
22
21
19
19
19
17
16
15
15
12,5
10
Taux moyen effectif (a)
18,5
12,8
26,7
19,9
11,4
16,6
12,7
14,5
11,9
8,3
11,2
-
(a) Les taux apparents d’imposition ne tiennent pas compte de différentes surtaxes ou possibilités de déductions fiscales. Or, les entreprises opèrent
leurs décisions en tenant compte de ces surtaxes et déductions, c’est-à-dire sur la base de taux effectifs d’imposition. Le problème est qu’il y a autant
de taux effectifs que d’entreprises. Il convient donc de calculer une sorte de moyenne de ces taux, mais différentes pondérations sont possibles. Ceci
explique qu’en fonction de la méthode de calcul retenue, on puisse obtenir des taux effectifs assez différents pour un même pays. Les taux effectifs
que nous indiquons dans le tableau 2 ont été calculés par Duanjie Chen et Jack Mintz (2011), « New Estimates of Effective Corporate Tax Rates on
Business Investment », Cato Institute & Budget Bulletin n° 64. Leur méthodologie consiste à calculer le taux effectif d'une entreprise multinationale
représentative.
Source : KPMG et Cato Institute.
Graphique 3. Indicateur synthétique d’incitations fiscales en R & D en 2013
0.60
0.50
0.40
0.30
0.20
0.10
0.00
France
Espagne
Pays-Bas
Irlande
Royaume-Uni
Belgique
États-Unis
Suède
Allemagne
- 0.10
Grande entreprise, réalisant des profits
Grande entreprise, réalisant des pertes
PME, réalisant des profits
PME, réalisant des pertes
Note : Un indice supérieur à 0,1 témoigne d’une générosité fiscale à l’égard de la R & D, un chiffre entre 0 et 0,1 correspond à une
incitation modérée et un chiffre négatif à une incitation faible.
Source : OCDE.
revanche un système fiscal très favorable à la R & D.
Cet indicateur synthétique présente certaines limites,
mais il est intéressant au moins à deux titres. D’une part,
il souligne que le système fiscal français actuel n’est
pas aussi défavorable aux entreprises qu’on le décrit
parfois. D’autre part, si l’on compare cet indicateur
pour la France en 2013 et au début des années 2000,
on réalise l’ampleur des efforts accomplis : ils ont
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
53
DOSSIER - COMMENT RENDRE LE SYSTÈME FISCAL FRANÇAIS PLUS FAVORABLE À LA COMPÉTITIVITÉ ?
transformé un système peu favorable à l’innovation en
l’un des systèmes les plus incitatifs. Cependant, des
pays comme la Suède et les États-Unis investissent
beaucoup dans la R & D sans que le système fiscal n’y
soit très favorable. Il ne faut donc pas trop vite faire du
système fiscal la cause des difficultés des entreprises
françaises en termes de compétitivité. Le système fiscal
permet de moduler les incitations individuelles et, ce
faisant, de créer une dynamique favorable aux exportations ; mais de nombreux autres éléments, y compris
un mauvais positionnement des entreprises, entrent en
ligne de compte.
Rendre le système fiscal français
plus favorable à la compétitivité
Les analyses précédentes suggèrent un certain
nombre de pistes de réforme.
Il convient tout d’abord de renforcer les positions
françaises dans les secteurs exportateurs de prédilection.
Ceux-ci se distinguent par une forte intensité capitalistique et le recours au travail qualifié. Dans la mesure
où ces facteurs de production sont plus mobiles, il est
nécessaire d’alléger les impôts sur le capital physique
et les emplois hautement qualifiés. Ceci est d’autant
plus important que ces facteurs sont eux-mêmes des
déterminants essentiels de la compétitivité. Il faut donc
s’efforcer d’éviter leur expatriation, par une pression fiscale comparable ou inférieure à celle de nos principaux
concurrents. À ce titre, le Pacte pour la croissance, la
compétitivité et l’emploi ouvre la voie à de nouveaux
allégements. Le crédit d’impôt pour la compétitivité et
l’emploi (CICE) imputable sur l’impôt sur les bénéfices
est calculé sur la base des salaires inférieurs à 2,5 fois le
SMIC. Mis en œuvre depuis 2013, il permet de réduire
le coût du travail de 6 %.
Il convient par ailleurs de soutenir l’innovation
dans les entreprises, par des incitations fiscales stables
et pérennes. Le crédit d’impôt recherche (CIR) et le
dispositif « Jeune entreprise innovante » (JEI) ont été
stabilisés pour une période de cinq ans afin de garantir
aux entreprises une meilleure visibilité et une sécurité juridique. Il sera utile d’en évaluer les effets et
d’apprécier dans quelle mesure les entreprises peuvent
l’utiliser à des fins d’optimisation fiscale comme le
redoutait la Cour des comptes dans un rapport récent.
La transparence, la simplicité et la stabilité des
règles fiscales sont bénéfiques à la compétitivité, mais
54
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
également à l’attractivité du territoire national, et plus
généralement à la croissance économique. Il semble
aussi préférable de privilégier des dispositifs qui ne distordent pas le mode de financement de l’investissement.
Ces réformes pourraient s’accompagner de dispositifs fiscaux destinés à inciter les PME à exporter et,
plus largement, favorables au développement de firmes
mixtes opérant en des proportions importantes sur le
marché national et sur les marchés internationaux.
Néanmoins, la frilosité des PME à l’exportation et la
concentration des entreprises sur un nombre limité de
marchés s’expliquent peut-être davantage par des problèmes informationnels (la connaissance d’un nouveau
marché est très coûteuse), par l’aversion au risque des
entreprises petites et moyennes et par des difficultés
de financement.
Toutes ces réformes ne peuvent être justifiées que
dans la mesure où les allégements fiscaux et investissements publics qu’elles impliquent sont à moyen et long
termes favorables à la croissance et à l’emploi, et finalement au bien-être de la population. Elles reposent en
effet, à court terme et à dépenses publiques constantes,
sur un redéploiement de l’effort fiscal vers les assiettes
les moins mobiles, comme la consommation. Le consentement à l’impôt, et plus généralement la cohésion
sociale, requièrent que les efforts fiscaux destinés à
renforcer la compétitivité des entreprises profitent in
fine à tous, et en particulier aux ménages des classes
populaires et moyennes. La compétitivité, renforcée
par une structure fiscale plus efficace, est socialement
acceptable si elle débouche sur davantage d’équité. Afin
d’atteindre cet objectif, les différents États auraient
intérêt à mieux coordonner leurs politiques et à limiter
la concurrence fiscale déloyale, en particulier au sein
de l’Union européenne.
BIBLIOGRAPHIE
●●Bénassy-Quéré A., CarréTallon M. et Crozet M. (2009),
Une fiscalité compétitive dans
un monde concurrentiel, rapport
pour le Conseil des prélèvements
obligatoires.
ce que l’on sait, ce que l’on ne
sait pas et ce que l’on ne saura
jamais, rapport pour le Conseil
des prélèvements obligatoires.
●●Simula L. et Trannoy A.
(2009), « L’incidence de l’impôt
●●C O E - R e x e c o d e ( 2 0 1 1 ) , sur les sociétés », Revue française
« Mettre un terme à la différence d’économie, vol. 24, n° 3, p. 3-39.
de compé­ti­ti­vi­té entre la France
et l’Allemagne­.
●●Simula L. et Trannoy A.
(2009), Incidence fiscale des
impôts payés par les entreprises :
LE REDRESSEMENT
DE LA COMPÉTITIVITÉ
PASSE-T-IL
PAR DES POLITIQUES
PROTECTIONNISTES ?
Bernard Guillochon
Professeur émérite à l’Université Paris-Dauphine
Les difficultés de l’industrie française, qui se traduisent notamment par le creusement du
déficit commercial et des pertes d’emplois, ont renforcé les critiques vis-à-vis du libreéchange. Le « patriotisme économique » et le « protectionnisme européen », déjà en vogue
avant 2007, ont redoublé d’intérêt depuis. Dans les faits, si les pays développés pratiquent
des droits de douane faibles dans l’ensemble, ils ont accru leur recours aux obstacles
non tarifaires et aux mesures anti-dumping. Les entraves au libre-échange n’ont pourtant
que peu de chances, selon Bernard Guillochon, de résoudre les difficultés françaises. Le
redressement du solde commercial et de l’industrie passe avant tout, aussi bien pour des
raisons politiques qu’économiques, par des politiques structurelles permettant d’améliorer
la compétitivité hors-prix des produits français.
C. F.
La dégradation de la compétitivité de l’économie
française ne date pas de la crise de 2008. Le taux de
couverture des échanges commerciaux de marchandises
(exportations/importations) a commencé à se réduire
bien avant, précisément depuis 1997, passant de 109,7 %
en 1997 à 87,8 % pour les dix premiers mois de 2013 (1).
Si la question resurgit aujourd’hui dans le débat public,
c’est en grande partie en raison du lien supposé entre
ces mauvaises performances sur les marchés mondiaux
et le ralentissement de la croissance, qui s’est intensifié
depuis la crise. En réalité, le commerce extérieur français
a toujours été fragile, mais le contexte actuel renforce
les difficultés, qui se manifestent en particulier par des
licenciements dans l’industrie. Beaucoup prônent le
retour vers un certain protectionnisme qui permettrait de
reprendre en main l’appareil productif, malmené par la
(1) Douanes, ministère de l’Économie et des Finances,
octobre 2013.
concurrence (déloyale ?) de certains partenaires. En fait,
le protectionnisme n’a pas totalement disparu. Même
si la protection tarifaire est nettement moindre qu’il y
a vingt ans, le recours à d’autres formes d’obstacles est
fréquent, surtout depuis 2009. Dans ce contexte, l’Union
européenne (UE) renforce, si nécessaire, ses barrières
à l’importation par des mesures ciblées, très souvent
à l’encontre des pays émergents. L’effet sur le solde
commercial de la France est toutefois limité car la part
des échanges avec ces pays dans l’ensemble du commerce extérieur français reste minoritaire (15,1 % des
importations et 12,8 % des exportations). Par ailleurs,
45 % des importations françaises de biens manufacturés
sont constituées de biens intermédiaires (2) dont la pro (2) Direction générale des douanes et des droits indirects (2012),
« Les importations de biens intermédiaires, facteurs de compétitivité ? », Le chiffre du commerce extérieur. Études et éclairages,
n° 33, ministère de l’Économie et des Finances, juillet.
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
55
DOSSIER - LE REDRESSEMENT DE LA COMPÉTITIVITÉ PASSE-T-IL PAR DES POLITIQUES PROTECTIONNISTES ?
tection renforcée, si elle devenait générale, accroîtrait
sensiblement le coût de production de nombreuses
entreprises. Ainsi, toute réflexion sur un rehaussement
des barrières commerciales doit tenir compte de la
diversité de nos échanges, à la fois en termes de pays
partenaires et de types de produits. Elle doit également
prendre en considération les protections existantes,
aussi bien celles de l’UE que celles de ses partenaires.
Graphique 1. Principaux soldes bilatéraux annuels
moyens de la France (*)
(en milliards de dollars courants, 1997-2007 et 2008-2011)
États-Unis
Espagne
Royaume-Uni
Nouveaux membres UE
Suisse
Japon
Irlande
Italie
Pays-Bas
Les déséquilibres du commerce
français : l’Europe et les autres
Compte tenu de la dépendance énergétique de la
France, seule la prise en compte de l’évolution de nos
échanges hors énergie présente un réel intérêt en termes
de compétitivité. Le solde CAF/FAB (3) des biens hors
énergie (et hors matériel militaire), faiblement positif
de 1997 à 2006, devient négatif en 2007, pour se détériorer ensuite régulièrement jusqu’en 2011 (-28,2 milliards
d’euros) avant de se redresser un peu en 2012 (-15 milliards d’euros). Cette dégradation de moyen terme est
en grande partie liée à l’érosion régulière des parts de
marché, les exportations françaises passant de 6,3 %
des exportations mondiales en 1990, à 4,7 % en 2000,
4 % en 2007 et 3,1 % en 2012 (4). Elle est due aussi à
la pénétration croissante des produits étrangers (biens
intermédiaires et biens finals) sur le territoire français.
La France face à l’Europe
Sur la période 1997-2007, le commerce français se
caractérise déjà par des déficits permanents à l’égard de
ses principaux partenaires européens (à l’exclusion du
Royaume-Uni et de l’Espagne) et vis-à-vis de la Chine
(graphique 1). Entre 2008 et 2011, la tendance ne fait que
s’amplifier, avec en plus un retournement du solde avec
l’Espagne et avec les nouveaux pays membres de l’UE.
Le déficit cumulé de la France à l’égard de ses principaux fournisseurs et clients de l’UE dépasse largement
celui provenant du commerce avec la Chine, ce qui
indique clairement que le problème de la compétitivité
française ne se résume pas à celui de la concurrence
asiatique par les bas salaires. Par ailleurs, en Europe,
l’origine sectorielle des déficits diffère selon les parte(3) La valeur des importations comprend les frais de transport et d’assurance (CAF = coût, assurance, fret) et la valeur des
exportations est saisie avant les frais de transport et d’assurance
(FAB = franco à bord).
(4) Douanes, ministère de l’Économie et des Finances,
octobre 2013.
56
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
2008-2011
1997-2007
Chine
Belgique
Allemagne
- 50
- 40
- 30
- 20
- 10
0
10
(*) Hors pays producteurs d’hydrocarbures et hors pays moins avancés.
Source : Base CHELEM (CEPII).
naires. Pour l’ensemble de la période 1997-2011, et en
considérant les pays avec lesquels nous avons constamment des déficits, ceux-ci sont localisés principalement
dans la filière des véhicules, de la mécanique et de la
chimie pour notre commerce avec l’Allemagne, dans
la chimie et l’énergie pour celui avec la Belgique, dans
la mécanique et le textile pour celui avec l’Italie, dans
l’électronique et l’agroalimentaire pour celui avec les
Pays-Bas et dans l’électronique, la chimie et l’agroalimentaire pour l’Irlande. Quant au renversement de la
position de l’Espagne, après 2008, il trouve son origine
à la fois dans le maintien d’un bon excédent espagnol
dans l’agroalimentaire et les véhicules et dans le basculement des soldes (qui deviennent légèrement positifs en
faveur de l’Espagne) en chimie, mécanique et matériel
électrique.
La réduction des déficits français, voire l’émergence
d’excédents, à l’égard des pays de l’UE, ne peut évidemment pas provenir d’un quelconque retour à un
protectionnisme national à l’encontre de partenaires
avec qui la France forme la première zone commerciale
du monde et avec qui elle réalise près des deux tiers de
ses échanges. Vis-à-vis des pays dont les coûts salariaux
sont proches (Allemagne, Belgique, Pays-Bas et Italie),
elle devrait être obtenue principalement par des politiques structurelles de long terme capables d’améliorer
la compétitivité hors-prix des produits français (Berthou et Emlinger, 2011) – en particulier dans la filière
des véhicules et de la mécanique –, par la promotion
des entreprises de taille intermédiaire, par la montée
en gamme (Combe et Mucchielli, 2011) dans tous les
créneaux et par une reprise de la croissance dans l’UE,
qui accroîtrait la demande adressée à la France.
DOSSIER -LE REDRESSEMENT DE LA COMPÉTITIVITÉ PASSE-T-IL PAR DES POLITIQUES PROTECTIONNISTES ?
Vis-à-vis de pays dont les salaires sont nettement inférieurs aux nôtres (Irlande, Espagne, nouveaux membres),
la question se pose différemment. Une grande partie
des déficits est en effet liée à l’externalisation de la
production qui se traduit par l’importation de biens intermédiaires permettant de limiter les coûts de production
sur le territoire national, à l’instar de ce que pratiquent
les entreprises allemandes. En 2011, 80 % des biens
intermédiaires importés par la France proviennent de
l’Europe. L’Allemagne importe également 80 % de ses
intrants depuis l’Europe (5), mais s’approvisionne beaucoup plus que la France auprès des nouveaux membres
de l’UE (16 % contre 5 % pour la France) et en Asie
(13 % contre 9 % pour la France). Une politique protectionniste au sens strict à l’encontre de ces importations
venues de l’UE serait contraire au principe même de
l’intégration européenne et s’avérerait très handicapante
pour des secteurs dont l’organisation productive repose
massivement sur cette externalisation, en particulier
l’automobile. La solution est ailleurs, dans une reprise
de la croissance au sein de l’UE, et en particulier dans
les pays aux salaires les plus faibles. On sait qu’une telle
politique de relance se heurte, pour l’instant, à l’objectif
de stabilisation, puis de réduction des déficits publics.
La concurrence asiatique est surtout chinoise
La supériorité japonaise sur les marchés mondiaux
de haute technologie qui avait marqué les années 1980
est en régression et cela se voit notamment dans l’évolution du solde bilatéral avec la France. Depuis 2007,
l’excédent du Japon vis-à-vis de la France se réduit et
fait place à un petit déficit en 2010 et 2011. Il en est de
même pour le commerce avec la Corée du Sud, le solde
français passant de - 0,62 milliard de dollars en 2005
à 0,99 milliard en 2011. Rien de comparable entre ces
évolutions limitées et favorables à la France et le déficit
croissant des échanges avec la Chine. Au cours de la
période 2008-2012, le déficit annuel moyen français
avec ce pays dépasse les 27 milliards de dollars et
devient le plus important après celui avec l’Allemagne.
Deux secteurs y contribuent majoritairement : les produits électroniques (le déficit passe de 12 milliards de
dollars en 2008 à 16 milliards en 2011) et les produits
textiles (9 milliards de dollars de déficit en 2008 à
10,8 milliards en 2011) (6). Les causes de cette poussée
sont connues : faiblesse des salaires chinois, conditions
de travail peu conformes aux normes occidentales, sous (5) Direction générale des douanes et des droits indirects
(2012), op. cit.
(6) Données de la base CHELEM (CEPII).
évaluation du yuan. Face à cette situation, la question
se pose de savoir si la politique commerciale de la
France, de fait celle de l’Union européenne, est bien
adaptée, ou, comme le pensent beaucoup d’observateurs
français, trop permissive.
Le retour du protectionnisme
D’un point de vue tarifaire, l’UE, comme les autres
pays développés, se protège peu. Le taux de droit de
douane moyen appliqué en 2012 est comparable à celui
des États-Unis et du Japon : 5,2 % dans l’UE, 3,4 % aux
États-Unis et 4,6 % au Japon. Dans son commerce avec
les pays en développement, l’UE supporte des droits en
moyenne plus élevés que ceux qu’elle prélève. Alors que
le taux moyen européen appliqué en 2010 aux importations en provenance des pays d’Amérique centrale et du
Sud s’élève à 2 %, celui que l’UE rencontre quand elle
exporte vers eux est de 6,5 %. L’écart s’avère encore
plus important pour ce qui concerne les PED d’Asie,
dont le taux moyen rencontré par l’UE est de 9 % tandis
que celui de l’Europe s’établit à 3 % (Guimbard, 2012).
Mais il s’agit là de moyennes. En réalité, comme la
plupart des pays avancés, l’Union européenne protège
plus particulièrement certaines activités, en particulier
dans l’agriculture. Ainsi, en 2012, les droits de douane
moyens sont de 52,9 % pour les produits laitiers, de
17,1 % pour les céréales, de 6,6 % pour les textiles et
de 11,5 % pour les vêtements.
De plus, les instruments de protection actuels ne
se limitent pas aux tarifs douaniers. D’autres mesures,
aussi efficaces et moins transparentes, sont adoptées par
tous les pays, particulièrement depuis octobre 2008, qui
marque incontestablement le départ d’un renouveau du
protectionnisme. Celui-ci s’appuie principalement sur
des mesures contingentes autorisées par l’OMC (clauses
de sauvegarde, droits compensateurs – pour compenser
les subventions à l’exportation – et surtout mesures
anti-dumping) et sur les obstacles non tarifaires (ONT).
Depuis la fin des années 1990, les deux types d’ONT les
plus utilisés sont les obstacles techniques au commerce
(OTC) et les normes sanitaires et phytosanitaires (SPS)
destinées, en principe, à protéger la santé humaine,
animale et végétale. Actuellement, ces mesures constituent environ la moitié des obstacles non tarifaires. La
chute de la croissance mondiale à partir de 2009 n’a pas
provoqué de hausse immédiate et notable des tarifs douaniers. En revanche, le nombre des mesures restrictives
diverses, principalement des ONT, s’est nettement accru
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
57
DOSSIER - LE REDRESSEMENT DE LA COMPÉTITIVITÉ PASSE-T-IL PAR DES POLITIQUES PROTECTIONNISTES ?
pour l’ensemble du monde : 53 en 2008, 346 en 2009,
306 en 2010, 344 en 2011 (OMC, 2012).
l’UE elle-même maintient voire accentue sa protection à
l’égard de ces pays, dans une logique de surenchère qui
caractérise bien souvent les périodes de croissance molle.
Le protectionnisme du G20
Cette montée des mesures protectionnistes concerne
particulièrement les pays du G20 qui représentent plus
des neuf dixièmes du commerce mondial. L’OMC souligne, par exemple, que dans la période allant de mai à
décembre 2013, l’ensemble de ces pays ont mis en place
116 nouvelles mesures restrictives, un nombre supérieur
à celui enregistré durant la période d’octobre 2012 à
mai 2013 (109 mesures) (OMC, 2013). L’UE (dont les
pays font partie du G20) dénonce cette recrudescence de
barrières nouvelles. Un rapport établi par la Commission
européenne (2013) révèle qu’entre le 1er octobre 2008
et le 31 mai 2013, les pays partenaires de l’UE (dans
le G20 et hors G20) ont adopté 688 mesures nouvelles.
Celles-ci proviennent pour les trois quarts de certains
pays émergents et prennent la forme, le plus souvent, de
barrières à l’importation à l’encontre des marchandises
(nouveaux droits, droits anti-dumping et ONT). Il existe
aussi d’autres formes d’intervention sur le commerce,
comme les obstacles internes, les mesures à l’encontre
des importations de services ou des investissements
directs entrants et les aides à l’exportation (tableau 1).
Nul doute que ces obstacles supplémentaires puissent
freiner le commerce mondial et, en particulier, les exportations des pays de l’UE vers les pays émergents. Mais
leur impact exact est mal connu, et sans doute assez
faible, compte tenu du fait que le commerce­de l’UE
avec les pays émergents ne représente que 15 % à 20 %
de la totalité de ses échanges et que les flux concernés
par ces obstacles représentent une très faible part du
commerce mondial (de l’ordre de 1 % à 2 %). De plus,
Les mesures européennes ciblées
L’Union européenne est parvenue, jusqu’ici, à protéger
son agriculture, grâce à des droits de douane négociés
à l’OMC et à des normes sanitaires et phytosanitaires,
comme les limites à l’importation des organismes génétiquement modifiés, l’interdiction d’importer des viandes
nourries aux activateurs de croissance ou la protection
des produits possédant une spécificité du fait de leur origine géographique. Ces obstacles font l’objet de plaintes
de la part des pays émergents exportateurs de produits
agricoles et sont au cœur des négociations entamées en
juillet 2013 avec les États-Unis dans le cadre du Partenariat
transatlantique.
L’anti-dumping européen
Dans les secteurs industriels, l’UE utilise massivement
l’anti-dumping. Cette arme est autorisée par l’OMC et permet de limiter les importations sur des produits spécifiques
venant de pays accusés de pratiquer du dumping (vente à
perte ou à un prix inférieur à celui du même produit sur
le marché du pays exportateur). Comme la preuve de
l’existence de telles pratiques (qui, dans la conception de
l’OMC, n’est pas liée aux bas salaires) se révèle le plus
souvent fragile, on considère que l’anti-dumping est bel
et bien une des formes nouvelles du protectionnisme.
En termes de nombre d’actions anti-dumping engagées
depuis 1995, l’UE se place au troisième rang, derrière
l’Inde et les États-Unis. Entre 1999 et 2012, l’UE a mené
322 actions de ce genre dont 94 à l’encontre de la Chine
et 139 à l’encontre des pays d’Asie en développement
Tableau 1. Nombre des nouvelles mesures restrictives au commerce adoptées par les principaux pays
émergents entre octobre 2008 et juin 2013
Pays à l’origine
des mesures
58
Barrières à la
frontière des
marchandises
Mesures
internes restrictives sur les
marchandises
Mesures restrictives sur
les importations
de services et sur les
IDE entrants
Autres
Total
Argentine
121
2
18
6
147
Russie
64
8
7
20
99
Indonésie
Brésil
Afrique du Sud
Chine
Inde
Vietnam
22
18
23
1
12
8
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
15
26
10
73
6
17
18
59
2
5
15
45
7
14
14
36
3
7
11
33
9
4
4
25
Source : Commission européenne (2013), Tenth Report of Potentially Trade Restrictive Mesures..
DOSSIER -LE REDRESSEMENT DE LA COMPÉTITIVITÉ PASSE-T-IL PAR DES POLITIQUES PROTECTIONNISTES ?
hors Chine. À long terme, les secteurs européens les
plus demandeurs sont les biens intermédiaires (fer, acier,
produits chimiques), les textiles et les cuirs, les produits
électroniques et l’agriculture (7). Pour la seule période allant
d’octobre 2008 à novembre 2013, sur les 81 enquêtes
anti-dumping menées par l’UE, 49 concernent la Chine,
29 les pays d’Asie en développement hors Chine, et 41
ont abouti à la fixation de droits temporaires ou définitifs
(OMC, 2013), dont les taux sont bien au-dessus de ceux
des taux NPF (8). Ainsi, les produits en acier venant de
Chine et soumis à des droits anti-dumping européens, fixés
dans la période 2008-2012, supportent des taxes allant de
24 % à 71,90 % (9) selon les produits, alors que le taux NPF
accepté par l’UE pour la branche acier est, en moyenne,
de 2 %. La France profite de cette protection, comme les
autres membres de l’UE. La protection des biens finals,
hors agriculture, est, en revanche, beaucoup plus limitée.
La faible protection européenne
des biens de consommation courante
Le quart de la valeur des importations françaises de
biens de consommation courante (vêtements, sous-vête (7) Global Antidumping Data, Banque mondiale, 2012.
(8) Un droit NPF (« nation la plus favorisée ») est un droit de
douane négocié par le pays à l’OMC et appliqué à tous les pays
membres de l’OMC avec qui aucun accord particulier n’a été passé.
(9) Global Antidumping Data, Banque mondiale, 2012.
ments, articles de cuir, articles de sport, électroménager,
téléphones et matériel de télécommunication) provient
des pays émergents, au premier rang desquels on trouve
la Chine. Ces biens sont peu protégés, même si, en termes
comparatifs, les droits NPF de la filière textile sont plus
élevés que la moyenne de tous les biens et même si des
droits anti-dumping sont prélevés sur certains articles
particuliers. Comme le montre une étude du CEPII
(Fontagné et Emlinger, 2013) concernant l’année 2010, le
prix moyen des biens importés depuis les pays émergents,
en dépit de ces droits, est deux à trois fois plus faible
que celui des biens nationaux substituts. Compenser un
tel écart pour recréer des emplois nécessiterait des taux
de protection très élevés qui ne seraient aujourd’hui
négociables ni au sein de l’UE, ni a fortiori à l’OMC.
La décision, si elle était prise, donnerait évidemment lieu
à des représailles à l’encontre de certaines exportations
françaises. De plus, il n’est pas certain que le rapatriement
de cette activité de production engendrerait beaucoup
d’emplois sur le territoire, du fait de la robotisation. A
contrario, la possibilité pour les consommateurs français
d’acheter des biens moins chers est à l’origine d’un gain
que les auteurs de l’étude situent dans une fourchette
allant de 1 270 à 1 370 euros par ménage et par an, ce qui
peut justifier d’accepter ces importations. Par ailleurs,
l’externalisation progressive de la filière textile dans le
bas de gamme, conséquence logique du démantèlement
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
59
DOSSIER - LE REDRESSEMENT DE LA COMPÉTITIVITÉ PASSE-T-IL PAR DES POLITIQUES PROTECTIONNISTES ?
de l’accord « multifibre » qui protégeait ce secteur dans
les années 1970 et 1980, a obligé l’industrie européenne
à s’adapter, en se spécialisant désormais dans le textile
technique, fondé sur l’innovation (10). Cette reconversion
a permis à l’Europe, et plus particulièrement à la France,
de retrouver une place dans cette activité en fournissant
des produits nouveaux dotés de fonctions spécifiques et
de créer des emplois qualifiés. L’abandon des protections peut donc s’avérer, dans certains cas, bénéfique à
moyen terme.
Protections sectorielles
et taux de change
Ainsi, dans un contexte de regain d’un protectionnisme
surtout non tarifaire, et provenant principalement de pays
émergents ou en transition en difficulté (Argentine­, Russie,
Indonésie), l’Union européenne ne reste pas passive. Sa
protection ciblée sur certains produits spécifiques, essentiellement en agriculture et dans les biens intermédiaires,
s’est maintenue ou renforcée depuis octobre 2008, surtout
à travers l’anti-dumping, qui vise principalement l’Asie.
Dans les secteurs des biens de consommation courante
dont les produits sont importés majoritairement depuis les
pays émergents, en particulier depuis la Chine, ses barrières
sont faibles, l’Europe ayant renoncé à s’investir fortement
dans ces créneaux (textile et cuirs bas de gamme, électronique grand public). Mais l’UE et, en particulier la France,
profitent de ces importations à bas prix. La reconquête
du marché intérieur nécessiterait des barrières si élevées
qu’elles engendreraient des représailles dommageables.
Dans le cas des textiles et du cuir, la France, comme ses
partenaires européens, a su développer des produits haut de
gamme qui se vendent à la fois dans les pays développés
et dans les pays émergents. Doit-on néanmoins utiliser
une autre arme, celle du taux de change ? On sait que la
question de la surévaluation de l’euro est souvent posée.
À cet égard, l’étude du CEPII (Héricourt et al., 2014), qui
s’appuie sur des données d’entreprises, indique qu’une
dépréciation de 10 % de l’euro par rapport à la monnaie
chinoise engendrerait une hausse de la valeur des exportations françaises vers la Chine de 5,7 %, l’effet étant du
même ordre si l’on considère l’ensemble des pays à bas
revenu. L’impact sur la valeur des importations – résultat de la hausse des prix et de la baisse éventuelle des
quantités – serait très faible, de sorte que l’amélioration
du solde bilatéral proviendrait presque uniquement de la
(10) COFACE (2013), « Montée en gamme et innovation : clés
du succès pour le textile européen et français ? », Panorama, hiver.
60
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
hausse des exportations. En appliquant ces résultats aux
données de 2012, on observe qu’une dépréciation de
l’euro de 10 % aurait réduit le déficit français à l’égard
de la Chine (qui se monte à 26,3 milliards d’euros)
d’à peine 1 milliard. Ainsi, même si l’arme monétaire n’est
pas à négliger, compte tenu du contexte de sous-évaluation
de nombreuses monnaies, elle ne paraît pas à même de
redonner à la France des marges de manœuvre significatives en termes de compétitivité externe. Le redressement
de celle-ci ne peut s’appuyer principalement ni sur des
mesures protectionnistes sectorielles supplémentaires et
de grande ampleur ni sur une dépréciation de l’euro. De
telles actions sont politiquement dangereuses (en raison
des représailles) et moyennement efficaces d’un point
de vue économique, voire contre-productives, compte
tenu du coût qu’elles engendrent pour le consommateur
et pour les entreprises qui importent massivement les
biens intermédiaires. D’autres voies sont donc à explorer,
fondées sur l’innovation de produits et le développement
de complémentarités industrielles au sein de l’Union
européenne.
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Les trois mondes de l’État-proviDocumentation française.
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DES PÔLES
DE COMPÉTITIVITÉ
AU CICE : FAUT-IL REVOIR
LA POLITIQUE
INDUSTRIELLE ?
Vincent Charlet
Directeur de La Fabrique de l’industrie
La politique industrielle fait l’objet de débats récurrents : trop peu interventionniste pour
certains, elle gaspillerait pour d’autres les deniers publics, soutenant des secteurs ou
des entreprises voués à être éliminés par le marché. Au gré des décennies, et suivant les
évolutions de l’analyse économique, l’intervention publique en général, et la politique
industrielle en particulier, ont pris diverses formes. Vincent Charlet fait le point sur les différentes périodes qui ont marqué la politique industrielle de la France, des grands projets
gaulliens aux dispositifs actuels, centrés sur le soutien à l’innovation et à la compétitivité.
Il montre que les différentes approches, souvent considérées comme opposées selon
qu’elles prônent l’appui à quelques secteurs clefs ou la seule garantie d’un cadre favorable
à l’activité économique, sont en fait complémentaires.
C. F.
Personne ne s’est fortement étonné qu’Arnaud
Montebourg­, ministre socialiste du Redressement productif, déclare en janvier 2013 vouloir construire « la
carte de France productive des années 2020 ». C’était
au cours de la présentation des nouvelles filières industrielles(1) et cela collait de près à son image d’homme
politique interventionniste. Que Gene Sperling, Chief
Economic Advisor du président Obama, ait défendu en
mars 2012 l’idée d’une politique industrielle volontariste aux États-Unis aurait pu surprendre davantage ses
auditeurs ; ce ne fut pourtant pas le cas(2). Même David
Cameron, Premier ministre britannique conservateur,
a pu promettre une « stratégie industrielle digne de ce
(1) Montebourg A. (2013), La nouvelle stratégie de filières
industrielles, communication en Conseil des ministres, Paris, le
30 janvier.
(2) Luce E. (2012), « America reassembles industrial policy »,
Financial Times, 8 avril.
nom » sans dommage politique(3). Les politiques industrielles sont donc, à l’évidence, de retour à l’agenda.
Et pourtant ! Que n’a-t-on pas lu et entendu sur les
politiques industrielles et leurs échecs, sur les ambitions
néocolbertistes manquées, sur les budgets publics gaspillés à soutenir à bout de bras des canards boiteux, tout
particulièrement en France ? Les politiques industrielles
font partie de ces objets qui, depuis soixante-dix ans au
moins, alimentent un débat permanent, des réflexions
les plus denses aux querelles les plus creuses.
Que doivent donc faire les pouvoirs publics pour
aider les entreprises à prospérer ? Pour mieux répondre
à la question, il est bon de prendre un peu de recul et de
mesurer le chemin parcouru, de Pompidou à Hollande
(3) Cameron D. (2012), Keynote Speech on CBI Conference,
Londres, 19 novembre. Disponible sur le site de The Telegraph.
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
61
DOSSIER - DES PÔLES DE COMPÉTITIVITÉ AU CICE : FAUT-IL REVOIR LA POLITIQUE INDUSTRIELLE ?
ou de Thatcher à Cameron. Cela permet in fine, comme
veut le montrer cet article, de considérer d’un regard
apaisé l’ensemble des initiatives en cours en France.
Trois grands objectifs,
de multiples déclinaisons
Dans tous les pays développés(4), les politiques
industrielles prennent de nombreuses formes : crédits d’impôts, grands programmes régaliens, aides à
l’innovation, achats publics… Nous proposons ici une
classification simple, en trois ensembles.
Trois familles de politique industrielle
D’un côté, on trouve les mesures-cadres : investissement dans les infrastructures, réglementation, fiscalité,
politiques de l’énergie, de l’emploi, de la formation,
soutien public à la recherche et à l’innovation… Les
mesures-cadres déterminent les conditions dans lesquelles les entreprises naissent, croissent et meurent.
C’est par exemple le cas du récent crédit d’impôt pour
la compétitivité et l’emploi (CICE) visant à compenser
le coût du travail, du crédit d’impôt recherche (CIR) qui
défiscalise l’effort privé de R & D, des aides aux PME
pour innover ou pour exporter. Ces dispositifs découlent
d’arbitrages du législateur, par exemple sur la taxation
du capital et du revenu ; ils traduisent également sa
volonté d’encourager des comportements économiques
vertueux. Il n’est pas toujours évident de déceler dans
ces mesures-cadres la marque du volontarisme politique
ni l’ampleur des effets sur les différents secteurs productifs ; elles font pourtant bien partie des politiques
industrielles. Dans un pays comme l’Allemagne, elles
en constituent même l’essentiel.
La deuxième famille regroupe les interventions qui
visent en particulier un secteur, une filière… bref, un
alignement vertical d’entreprises dont on suppose que
l’activité sera source de gains de productivité. C’est dans
cette famille qu’il faut ranger les grands programmes
pompidoliens ou le récent soutien aux filières du Conseil
national de l’industrie. Ces politiques, coûteuses ou
non, très associées à l’interventionnisme colbertiste, ont
remporté des succès industriels incontestés : l’Arpa-Net
devenu Internet aux États-Unis, la mise au point des
techniques de fracking ouvrant la voie à l’exploitation
des gaz de schiste, l’essor commercial des filières aéronautique et spatiale en Europe, l’explosion du secteur
(4) Ce chapitre laisse volontairement de côté le débat, tout aussi
vaste, concernant les pays émergents et en développement.
62
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
de la microélectronique en Asie du Sud-Est… On doit
aussi déplorer des échecs patents : le plan Calcul en
France devant préfigurer une industrie nationale du
logiciel, diverses tentatives occidentales de mettre
sur pied des filières industrielles du photovoltaïque…
La troisième famille est celle des politiques qui
soutiennent certaines configurations productives
locales : clusters technologiques, grappes d’entreprises,
pôles de compétitivité, campus… Comme dans le cas
précédent, le pouvoir politique fait le pari de soutenir
spécifiquement quelques acteurs privés dont il pressent
le potentiel. Simplement, ce pari n’est plus déterminé par
une chaîne de valeur mais par des effets de proximité.
De solides justifications économiques
Il est capital de noter que chacune de ces trois
familles d’interventions fonde sa justification sur des
bases scientifiques robustes. Ainsi, les mesures-cadres
sont appuyées par de nombreux travaux ayant montré
que le succès des entreprises dépendait d’abord de
paramètres fondamentaux tels que l’efficacité des infrastructures, l’absence de distorsion de la concurrence, la
qualité de la formation et des processus d’apprentissage, la libre circulation des actifs, et naturellement
l’équilibre des comptes publics. Si leurs auteurs en
concluent souvent que les politiques interventionnistes
devraient rester mesurées, l’article récent de Stiglitz
et al. (2013) illustre qu’on ne trouve pas uniquement
dans cette famille les penseurs libéraux de l’École de
Chicago : le débat est plus subtil que « pour ou contre
l’intervention de l’État ». Deuxièmement, des auteurs
éminents tels que Oliver Williamson(5) ont montré combien l’organisation coopérative au sein d’une chaîne de
valeur pouvait être source d’apprentissage et de compétitivité. Et les filières, sur lesquelles les économistes
de l’INSEE ont travaillé dès les années 1960, offrent
aujourd’hui encore un cadre privilégié pour trouver
des solutions pratiques à certains dysfonctionnements,
en matière de formation professionnelle par exemple
ou concernant les relations entre fournisseurs et donneurs d’ordres. Enfin, les travaux successifs sur les
clusters(6), les effets d’agglomération(7) et la nouvelle
(5) Williamson O. E. (1975), Markets and hierarchies, New
York, Free Press.
(6) Marshall A. (1890), Principles of economics, Londres, Macmillan.
(7) Porter M. (1990), The Competitive Advantage of Nations,
New York, Free Press.
DOSSIER - DES PÔLES DE COMPÉTITIVITÉ AU CICE : FAUT-IL REVOIR LA POLITIQUE INDUSTRIELLE ?
économie géographique(8) justifient la grande efficacité
des pôles pour entretenir la compétitivité des entreprises,
notamment pour mettre sur le marché des produits et
services innovants.
Ces trois familles d’interventions sont utiles et
complémentaires ; elles sont malheureusement souvent
perçues comme rivales.
d’après-guerre, la Guerre froide a fondé la légitimité
des ambitions gaulliennes : les politiques industrielles
devaient permettre de garantir la souveraineté (équipement militaire), d’accéder à l’espace, d’atteindre
l’autonomie énergétique et de soutenir à l’export les
champions industriels. Ce fut, en France, l’âge d’or
des grands programmes verticaux.
Prenons à ce stade un peu de recul : nous aurons
bientôt vécu un complet mouvement de balancier depuis
les débuts de la Ve République. À cette date, des choix
structurants furent arrêtés, correspondant au contexte de
l’époque. Dans la foulée de la reconstruction volontariste
Dès les années 1970, le ralentissement économique
et la mondialisation ont perturbé ce modèle. Les groupes
industriels ont externalisé leurs activités périphériques
pour se concentrer sur leurs cœurs de métier ; ils se sont
dans le même temps fortement internationalisés. Les
États, dont l’action se bornait aux frontières, voyaient
disparaître une partie des justifications pour les soutenir.
Parallèlement, parmi les économistes, l’entrée dans les
années 1980 a marqué la prédominance des travaux
libéraux mettant en doute l’efficacité des interventions
publiques par rapport au libre jeu des acteurs privés.
(8) Krugman P. (1991), Geography and Trade, Cambridge, The
MIT Press.
Tant que l’affrontement avec le bloc soviétique
perdurait, certains pays (États-Unis, France, Royaume-
Des grands programmes gaulliens à
la stratégie de Lisbonne
Les grands programmes verticaux remis
en question après les Trente Glorieuses
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
63
DOSSIER - DES PÔLES DE COMPÉTITIVITÉ AU CICE : FAUT-IL REVOIR LA POLITIQUE INDUSTRIELLE ?
Uni…) maintenaient leur effort d’équipement militaire,
volet important des politiques industrielles, à un niveau
élevé. Le très libéral président Reagan fut par exemple à
l’origine de la Strategic Defence Initiative (SDI, surnommée « Guerre des étoiles »), le plus coûteux programme
technologique jamais élaboré par un gouvernement
occidental. Les volets civils, eux, se tarissaient, résistant
de moins en moins aux remises en cause mentionnées
précédemment. C’est précisément à cette période que
l’on a vu apparaître, en France, les prémices d’une mutation, avec des aides à l’innovation d’un genre nouveau,
moins ciblées : le crédit d’impôt recherche s’adressant à
toutes les entreprises, l’Agence nationale de valorisation
de la recherche (Anvar) – de­venue ensuite OSEO puis
BPIFrance – répondant aux besoins spécifiques des
PME ou encore le programme intergouvernemental
européen Eureka. En 1989, on a cru voir tomber avec
le Mur de Berlin le dernier argument massif en faveur
de politiques sectorielles volontaristes. La création de
l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 1995
et le renforcement de la doctrine communautaire en
matière de concurrence constituent des repères symboliques importants pour mesurer combien, dans cette
nouvelle décennie, le soutien direct aux entreprises était
considéré comme anachronique et inefficace. Dans
le même temps, la prise de conscience du potentiel
industriel des nouvelles technologies a ouvert un nouvel
espace de légitimité pour des politiques d’innovation
ambitieuses.
Le soutien à l’innovation et le ciblage
territorial des politiques industrielles
Dès mars 2000, la stratégie de Lisbonne a formalisé
la volonté des États membres de l’UE de conquérir une
position de leadership dans ce qu’ils anticipaient comme
une « économie de la connaissance »(9). À cette fin, l’UE
s’appuyait sur deux outils principaux : le marché unique,
dont il fallait encore améliorer le niveau d’intégration,
et les incitations politiques ou financières en faveur de
la R & D(10), mais pas de politiques industrielles verticales. L’objectif de Lisbonne n’ayant pas été atteint
en 2010, il a été reconduit pour 2020. Cet attachement
à l’innovation comme voie de salut économique est
tout à fait évocateur de l’impression, alors largement
(9) European Council (2000), Lisbon European Council,
Presidency­Conclusions, 23 et 24 mars.
(10) C’est de cette stratégie communautaire que date l’injonction de parvenir à dépenser au moins 3 % du PIB en R & D, un
tiers étant idéalement à la charge des pouvoirs publics et deux tiers
provenant des efforts spontanés des entreprises.
64
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
partagée, que les activités manufacturières à faible
valeur ajoutée étaient vouées à glisser progressivement
vers les pays à bas salaires et que des pays comme la
France ne pouvaient faire autrement que de se spécialiser
dans des métiers à haute technicité et à fort contenu
innovant, notamment dans les services. L’heure était au
soutien des PME, start-up et autres « gazelles ». C’est
dans la même décennie que le système de recherche et
d’innovation a été profondément rénové, par avancées
successives.
Les pôles de compétitivité et les dotations aux
campus universitaires, datant de la même période et
s’inscrivant eux aussi dans le soutien à l’innovation,
témoignent en outre d’une autre rupture symbolique.
Après que l’impératif d’aménagement du territoire eut
longtemps guidé la dépense publique, on observait avec
une évidence croissante un processus d’archipélisation
économique, pour partie sous l’effet des nouveaux
savoirs et des nouvelles technologies. L’État, à peine
éteintes les attaques sur son colbertisme déplacé, devait
répondre à des critiques de plus en plus vives sur la
dispersion territoriale de ses moyens d’action. La remise
d’un rapport par le député Christian Blanc au Premier
ministre de l’époque, Jean-Pierre Raffarin, marque la
reconnaissance publique que les politiques de développement pouvaient désormais être bâties sur un schéma
polaire et sélectif. Ce rapport a non seulement proposé
la mise en place des pôles de compétitivité ; il a plus
largement été accueilli comme le signe d’un chan­
gement de perception de la question territoriale au plus
haut niveau politique. Depuis, d’autres interventions
publiques ont assumé un ciblage territorial très marqué :
instituts Carnot (laboratoires de recherche travaillant
en forte collaboration avec les entreprises), campus
universitaires et, naturellement, le récent programme
d’investissements d’avenir (PIA).
Le retour en grâce de l’intervention
publique et la construction
progressive d’une complémentarité
d’actions
En 2008, une crise financière et bancaire sans
pré­cédent depuis les années 1930 s’est propagée à
l’économie réelle ; la France et d’autres pays européens
n’en sont toujours pas sortis. Cette déflagration est venue
hypothéquer lourdement les stratégies industrielles
fondées sur le pari de l’économie de la connaissance
et le renoncement aux interventions verticales directes,
DOSSIER - DES PÔLES DE COMPÉTITIVITÉ AU CICE : FAUT-IL REVOIR LA POLITIQUE INDUSTRIELLE ?
qu’États et entreprises perfectionnaient encore quelques
mois plus tôt. D’une part, il est apparu comme une évidence que seuls les États pouvaient venir au secours des
acteurs économiques, par un soutien budgétaire massif,
et les prémunir du risque d’implosion. Certains principes
économiques au fondement de l’action publique depuis
les années 1980-1990 ont donc été remis en question
en quelques semaines. D’autre part, pour avoir frôlé un
« risque systémique » à plusieurs reprises en quelques
mois, l’attention de tous a été brutalement ramenée sur
le hic et nunc. Les ambitions de leadership dans une
putative économie de la connaissance semblaient subitement secondaires au regard de la nécessité d’assurer
la pérennité de la production et de la vente de biens
tangibles à horizon de quelques trimestres. En termes
économiques, on pourrait dire que le taux d’actualisation, également appelé taux de préférence pour le
présent, venait de bondir d’un coup.
Dans le tumulte de la gestion de crise, le président
Nicolas Sarkozy a annoncé au Congrès, réuni en
juin 2009, que le Gouvernement lancerait un « grand
emprunt » destiné à financer l’investissement dans « les
priorités stratégiques [de la France] pour l’avenir »(11). Il
a confié à une commission, présidée par les deux anciens
Premiers ministres, Alain Juppé et Michel Rocard,
le soin de déterminer les principes directeurs de cet
investissement, fixé peu après à 35 milliards d’euros.
Cet effort d’investissement, pressenti comme le dernier
d’une telle ampleur avant un long hiver budgétaire, s’est
traduit par le Programme d’investissements d’avenir
(PIA), lancé en janvier 2010 et abondé en juillet 2013
de douze milliards d’euros supplémentaires. Visant
explicitement certaines filières industrielles (aéronautique, défense, énergie, ferroviaire…) et poursuivant par
ailleurs le renforcement de l’appareil public de recherche
(soutien des initiatives et laboratoires d’excellence,
des instituts de recherche technologique – IRT…), le
PIA marque incontestablement le retour assumé d’une
politique industrielle, interventionniste et verticale.
En témoignent également les annonces, faites depuis,
du lancement de 34 plans de reconquête industrielle,
fédérant les entreprises autour d’objectifs de moyen
terme, et la proposition de sept grandes ambitions technologiques de long terme, dont le PIA assurera en partie
le financement. C’est aussi dans ces mêmes années que
le Conseil national de l’industrie a été installé, dans le
(11) Sarkozy N. (2009), Déclaration du Président de la
République­devant le Parlement réuni en Congrès, 22 juin.
but d’entretenir un dialogue fructueux entre entreprises
et partenaires sociaux au sein des filières.
Dans le même temps, le double constat des difficultés des entreprises françaises à l’export et de l’érosion
de leurs marges a conduit l’exécutif à porter une attention particulière aux conditions de leur compétitivité.
La remise par Louis Gallois de son rapport, suivie
dès le lendemain par l’annonce du Pacte national
pour la croissance, la compétitivité et l’emploi par le
Premier­ministre, puis encore par l’annonce du Pacte
de responsabilité par le Président de la République
en janvier 2014, sont autant de jalons essentiels qui
marquent l’intention du Gouvernement d’améliorer
l’environnement institutionnel des entreprises, en commençant par la réduction du coût du travail. Ceci sans
remettre en question les outils mis en place dans les
dernières années, qu’il s’agisse des soutiens localisés
aux clusters et campus ou des interventions sectorielles.
lll
De 1958 à 2014, bien des querelles académiques
et bien des conflits de valeurs se sont joués autour
des politiques industrielles, c’est-à-dire des manières
pertinentes pour les États d’aider les entreprises à
prospérer dans un environnement mondial compétitif. À trop écouter ces débats, on finirait par penser, à
tort, que les politiques industrielles changent tous les
quatre matins, sous l’effet de modes intellectuelles et
du goût des décideurs pour le lancement de dispositifs
qui porteront leur nom. Que les économistes ne soient
pas toujours unanimes ni sûrs de leurs conclusions, ou
que les décideurs successifs soient amenés à compléter
certains outils de politiques publiques est bien le moins
que l’on puisse attendre face à un environnement économique d’une infinie complexité, alternant des phases
d’euphorie comme la « bulle Internet » des années 2000
et des phases de grave dépression. En présence d’une
telle asymétrie des forces, le procès en amateurisme
relève très souvent de la facilité. En prenant un peu de
recul, on voit au contraire que l’on peut poser un regard
apaisé sur les divers outils de politique industrielle en
place et sur leurs évolutions. Alors que les entreprises se
déploient sur des marchés de plus en plus mondialisés
et qu’elles doivent sans cesse faire preuve de réactivité,
on dispose aujourd’hui d’outils renouvelés sur les trois
champs fondamentaux des politiques industrielles : la
préservation des conditions de la compétitivité, l’appui
vertical aux chaînes de valeur et le soutien aux pôles
à fort potentiel. Bien sûr, en pratique, il arrive que ces
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
65
DOSSIER - DES PÔLES DE COMPÉTITIVITÉ AU CICE : FAUT-IL REVOIR LA POLITIQUE INDUSTRIELLE ?
outils réclament un perfectionnement ou une mise au
point ; il n’est pas question ici de réfuter l’importance
d’une évaluation rigoureuse des différents postes de
dépense de l’État. On peut même prédire sans risque
d’erreur que, le contexte évoluant, certains des outils
flambant neufs dont on dispose aujourd’hui devront être
corrigés voire réorientés dans quelques années. Mais,
fondamentalement, les pôles de compétitivité, le crédit
d’impôt recherche, les filières et les investissements
d’avenir, pour ne prendre que ces quatre exemples,
ont été maintenus voire abondés, après une alternance
politique, par un Gouvernement qui travaille par ailleurs
à la baisse des dépenses publiques et du coût du travail.
Cela montre que la cohérence de l’action publique se
construit dans le temps. C’est un devoir partagé que de
préserver cette cohérence, eu égard aux défis immenses
qui attendent les entreprises sur leurs marchés dans les
décennies à venir.
66
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
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COMPÉTITIVITÉ
ET POLITIQUES PUBLIQUES
DANS LES AUTRES
ÉCONOMIES AVANCÉES
Christophe Blot et Sabine Le Bayon
Économistes à l’OFCE
La perte de compétitivité des produits français pousse depuis le milieu des années 2000 à
considérer les politiques publiques des autres économies avancées, et notamment celles de
l’Allemagne, qui affiche des excédents commerciaux records. En Europe, trois instruments
ont particulièrement été mobilisés depuis la fin des années 1990 : la baisse du coût du travail,
la flexibilisation de l’emploi et des salaires et la réduction de l’impôt sur les sociétés. Selon
Christophe Blot et Sabine Le Bayon, ces mesures renforcent la compétitivité-prix mais ne
permettent pas aux pays de tirer leur épingle du jeu à long terme dans un environnement de
plus en plus concurrentiel. Des politiques améliorant la compétitivité hors-prix, notamment
le soutien à la recherche et développement et les dispositifs favorisant la croissance des
PME et la concentration du tissu productif, sont mieux à même de renforcer durablement
la compétitivité de la France et de l’ensemble des économies avancées.
C. F.
Pour une entreprise, la compétitivité renvoie à la capacité de vendre des biens ou des services, soit parce qu’ils
sont moins chers que ceux produits par les concurrents,
soit parce qu’ils présentent des caractéristiques autres
que le prix qui permettent à l’entreprise de capter une
demande. Dès lors qu’il s’agit d’un pays, la notion devient
plus complexe. L’insertion du pays dans le commerce
mondial est forcément révélatrice de la compétitivité
mais elle ne se réduit pas à cette dimension. L’idée de
nation compétitive renvoie aussi souvent à la croissance, à la productivité ou à l’amélioration du niveau de
vie(1). La compétitivité est également proche du concept
d’attractivité puisqu’elle est liée au territoire, à l’espace
de production. Pour autant, la mesure de la compétitivité
n’est pas aisée. Le solde commercial ou l’évolution des
(1) Debonneuil M. et Fontagné L. (2003), Compétitivité, rapport
du CAE n° 40, Paris, La Documentation française.
parts de marché peuvent être les témoins d’une bonne
ou d’une mauvaise compétitivité. D’autres indicateurs
traduisent la dynamique des prix ou des coûts relatifs. Le
taux de change effectif réel est construit à partir des taux
de change, des coûts de production, de la productivité et
du niveau des marges. Les politiques publiques peuvent
alors avoir des effets sur cette compétitivité, en particulier
au travers de la fiscalité des facteurs de production et
notamment du travail. Les réformes du marché du travail
entreprises à partir de 2003 en Allemagne et l’introduction
de la TVA sociale en 2007 en sont des exemples récents
(Blot et Le Bayon, 2013). Pourtant, analyser la compétitivité au seul prisme des coûts de production est largement
insuffisant. Il ne suffit pas de produire moins cher pour
être compétitif. Les nouvelles théories du commerce
international montrent qu’en situation de concurrence
imparfaite, la compétitivité résulte de la capacité des
producteurs à capter la demande en se différenciant, par
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
67
DOSSIER - COMPÉTITIVITÉ ET POLITIQUES PUBLIQUES DANS LES AUTRES ÉCONOMIES AVANCÉES
la qualité ou par la variété des biens produits. De plus,
lorsqu’il existe des rendements d’échelle croissants(2),
les firmes qui sont entrées les premières sur le marché
ont un avantage pérenne. Le débat sur le rôle des politiques publiques doit tenir compte de cette dimension.
Le soutien à l’innovation ou le développement des pôles
de compétitivité sont quelques instruments importants
des politiques publiques de compétitivité. Leurs effets
sont cependant délicats à identifier dans un schéma qui
est de nature complexe.
Compétitivité : une guerre des coûts
et un dumping fiscal en marche
Les politiques de change
Dès lors que la notion de compétitivité se réfère à
l’idée de prix relatifs, l’action sur les taux de change
est le premier levier sur lequel les autorités publiques
(ici monétaires) peuvent agir. La dépréciation de la
monnaie permet effectivement aux entreprises, soit
de gagner des parts de marché, soit d’accroître leurs
marges. En Europe, la période du système monétaire
européen (SME)(3) fut régulièrement ponctuée de dévaluations de monnaies de pays y participant. Elles furent
le plus souvent subies, en réaction à une accumulation
de déséquilibres provoquant des attaques spéculatives
comme dans le cas de la crise de 1992. Au cours de
cette période, les monnaies de l’Espagne, de l’Italie ou
encore du Royaume-Uni furent dévaluées. Aujourd’hui,
les valeurs de l’euro, du dollar, de la livre sterling et du
yen ne sont pas déterminées par un accord mais fixées
sur le marché des changes en fonction de l’offre et de
la demande. La politique de change aurait-elle alors
disparu des outils dont disposent les pays avancés pour
gagner en compétitivité ? Rien n’est moins sûr. Le Japon
continue en effet d’intervenir régulièrement sur le marché des changes pour tenter d’enrayer l’appréciation
du yen. Les États-Unis se désintéressent officiellement
de la valeur du dollar mais leur politique monétaire
expansionniste après 2001 ou depuis 2009 pousse évi(2) Les rendements d’échelle sont dits croissants lorsque le coût
moyen de production diminue avec la quantité produite. Il peut
s’agir de rendements d’échelles internes lorsque le coût moyen de
production de l’entreprise diminue avec sa production ou de rendements d’échelle externes lorsque le coût moyen de production
de l’entreprise diminue lorsque la production de l’ensemble du
secteur augmente.
(3) Créé en 1979, le SME visait à stabiliser les cours des monnaies européennes entre elles. Une marge de fluctuation des taux
de change autour de l’ECU (unité de compte européenne) était
autorisée.
68
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
demment la monnaie américaine à la baisse. Enfin, la
politique de change reste bien une stratégie utilisée par
certains pays émergents, et en premier lieu la Chine,
qui contrôle le rythme d’appréciation du renminbi.
La baisse du coût du travail
Au-delà du taux de change, les politiques publiques
peuvent modifier le coût du travail, via l’évolution du
taux de cotisations sociales. Comme les négociations
salariales portent généralement sur le salaire brut, une
diminution des cotisations patronales réduit le coût global du travail sans affecter la rémunération perçue par le
salarié. En revanche, une baisse des cotisations salariales
entraîne un gain de pouvoir d’achat du salarié, sans effet
sur le coût global du travail. De nombreuses politiques
de baisses de cotisations sociales ont été mises en place
en Europe durant les dernières décennies. Le premier
objectif de ces politiques fut généralement la sauvegarde
de l’emploi, mais l’amélioration de la compétitivité
qui en a résulté est bien un canal de transmission de ce
type de mesure(4). Au Royaume-Uni, la progressivité
des taux de cotisations sociales en fonction du salaire
a été instaurée dès 1975 et les réformes suivantes ont
conservé ce principe, avec un taux maximal de 26 %
aujourd’hui. Dans les années 1980, la Belgique avait
introduit le plan Maribel de déductions de cotisations
patronales pour les travailleurs manuels, avant de le
réserver aux seules entreprises exposées à la concurrence
internationale à partir de 1993. Jugeant ces déductions
incompatibles avec le principe du marché commun du
fait de la distorsion de concurrence entre entreprises
européennes, la Commission européenne avait demandé
en 1997 à la Belgique d’élargir la mesure à tous les
secteurs. Depuis 1999, elles ont donc été généralisées
et sont progressives en fonction du salaire. En Allemagne, à la suite de la réunification, la compétitivité
s’était dégradée (hausse des salaires dans les nouveaux
Länder de l’Est et augmentation du taux de cotisations
sociales de 6 points entre 1990 et 1997). Les politiques
des années 2000 ont visé à regagner en compétitivité et
à retrouver un solde commercial excédentaire (Chagny,
2008). La stratégie de réduction des taux de cotisations
sociales (employeurs et employés) à tous les niveaux de
salaires (baisse de 2,5 points de pourcentage depuis le
milieu des années 2000) y a contribué. Elle s’est faite
progressivement, avec toutefois une baisse plus soutenue en 2007 dans le cadre de la TVA dite « sociale » :
(4) Le Bihan H. (1998), « L’impact de la réduction des cotisations employeurs : quelques jalons macroéconomiques », Revue de
l’OFCE n° 66, juillet.
DOSSIER - COMPÉTITIVITÉ ET POLITIQUES PUBLIQUES DANS LES AUTRES ÉCONOMIES AVANCÉES
la hausse de la TVA de 3 points a en partie été utilisée pour compenser la baisse du taux de cotisations à
l’assurance chômage et en partie pour réduire le déficit
budgétaire. L’objectif était de taxer la consommation
afin de financer l’amélioration de la compétitivité-coût
et ainsi stimuler les exportations. Les mécanismes de
transmission de la mesure correspondent bien à ceux
d’une dévaluation compétitive(5). Ce type de mesure,
qualifié de dévaluation fiscale, est parfois préconisé au
sein de la zone euro pour rétablir la compétitivité des
pays qui enregistrent d’importants déficits courants
(Keen et Mooij, 2012).
La flexibilisation du marché du travail
Les pays de la zone euro bénéficiant d’une aide
financière ont récemment mis en place certaines recommandations de la Commission européenne pour réformer
les institutions du marché du travail et faciliter un
ajustement des salaires relatifs par rapport aux autres
pays européens. Cet ajustement salarial a reposé sur
plusieurs mécanismes. D’abord, il a porté sur le niveau
ou l’évolution du salaire minimum (gel depuis 2008 en
Irlande et depuis 2012 au Portugal, baisse de 22 % en
Grèce). Ensuite, la décentralisation accrue des négociations salariales a été encouragée afin de mieux les
adapter à la situation des entreprises et de réduire le
pouvoir des syndicats, moins fort au niveau local qu’au
niveau national. Enfin, une autre préconisation a consisté
à limiter l’extension des conventions collectives. Ainsi,
la part des salariés non couverts par une convention
a augmenté et le salaire ne suit plus mécaniquement
les augmentations fixées dans les accords de branche
ou de région. Ces deux dernières mesures ont été
adoptées dans la plupart des pays du Sud de l’Europe
(Espagne, Portugal et Grèce). Toutes ces réformes,
dans un contexte de chômage de masse, ont pesé sur
l’évolution des salaires et participé à l’amélioration
de la compétitivité de ces pays, mais elles ont dans le
même temps fortement réduit la demande intérieure.
Certes, un ajustement des coûts salariaux et des prix
relatifs au sein de la zone euro est indispensable, mais le
risque de plonger durablement l’économie européenne
dans un processus de déflation salariale ne doit pas être
négligé. De plus, l’amélioration récente de la balance
courante européenne a contribué à l’appréciation du
taux de change de l’euro, ce qui réduit l’impact initial
(5) Chevillon G., Heyer E., Montperrus-Veroni P. et Timbeau X.
(2006), « Désinflation compétitive : le cas allemand 2007 »,
commu­ni­ca­tion au colloque « Concurrence (étrangère) et réglementation du marché du travail » du CEPII le 24 avril 2006.
des gains de compétitivité. L’exemple du Japon est
frappant à cet égard : la déflation sur longue période
n’a pas entraîné d’amélioration des parts de marché car
le yen s’est apprécié. Ce qui en retour a accentué la
déflation, via une baisse des prix des produits importés.
Au sein de la zone euro, une stratégie de coordination
des politiques salariales, via par exemple la mise en
place de normes de salaire minimum permettrait de
limiter les risques déflationnistes et les stratégies de
dévaluation compétitive tout en favorisant une réduction
des déséquilibres courants intra-zone(6).
L’externalisation
Un autre coût que celui du travail est intégré dans
le coût final de production : celui des consommations
intermédiaires. Les entreprises industrielles allemandes
ont tiré profit de l’élargissement de l’Union pour externaliser une partie de leur production dans les pays d’Europe
de l’Est ou dans le secteur des services pour produire à
moindre coût (Fontagné et Gaulier, 2008). Il s’agit là de
décisions stratégiques prises par les firmes. Le rôle des
pouvoirs publics serait alors simplement de promouvoir
l’intégration commerciale.
La baisse des taux d’imposition
sur les bénéfices
Enfin, la baisse des taux d’imposition sur les bénéfices des sociétés a été utilisée par de nombreux pays
pour attirer des entreprises étrangères. L’exemple le plus
connu est bien évidemment celui de l’Irlande, qui affiche
un taux de 12,5 %. Selon les données de l’OCDE, avec
un taux global de 34,4 % en 2013(7), la France se situe
au même niveau que la Belgique, mais au-dessus de la
plupart de ses voisins européens (30 % en Allemagne
ou en Espagne, 27 % en Italie, 25 % aux Pays-Bas,
autour de 20 % dans la plupart des pays d’Europe de
l’Est). De nombreux pays se sont engagés sur la voie
d’une diminution de ce taux d’imposition. L’Allemagne,
toujours pour regagner de l’attractivité, l’a réduit fortement en 2000 puis en 2008, tout en élargissant la base
imposable. Au Royaume-Uni, plusieurs baisses ont été
votées depuis 2010 et il passera de 23 % actuellement à
20 % en 2015. Quant au Portugal, malgré un contexte de
finances publiques très contraint, le gouvernement doit
(6) Cf. OFCE, ECLM et IMK (2013), IAGS Second Report
2014, décembre.
(7) Il s’agit du taux normal de 33,33 % auquel s’ajoute la contribution exceptionnelle de 5 % sur l’impôt sur les sociétés pour les
entreprises dont le chiffre d’affaires dépasse 250 millions d’euros.
Cette contribution exceptionnelle est passée à 10,7 % en 2014.
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
69
DOSSIER - COMPÉTITIVITÉ ET POLITIQUES PUBLIQUES DANS LES AUTRES ÉCONOMIES AVANCÉES
élevés dans le secteur de l’industrie manufacturière
allemande (33,16 euros) que dans le reste de la zone
euro (27,82 euros). De même, la faiblesse des coûts
horaires de main-d’œuvre au Portugal (9,89 euros) ou
même en Espagne (20,28 euros) ne leur a pas permis
de rester compétitifs dans un environnement de plus en
plus concurrentiel, du fait notamment de leur spécialisation sur des produits à faible valeur ajoutée. D’autres
dimensions doivent donc être prises en compte.
Au-delà des coûts de production,
quelles politiques pour stimuler
les échanges et la croissance ?
aussi baisser le taux de 25 % à 23 % cette année, avec
pour objectif de passer sous les 20 % en 2016. L’idée
est de ramener le taux de l’impôt sur les sociétés à un
niveau proche de celui des pays de l’Est de l’Europe.
Il n’en reste pas moins que le taux d’imposition affiché
reflète mal le taux effectif payé par les entreprises, qui
dépend aussi de la base fiscale. La France, qui affiche
un taux d’imposition relativement élevé, permet aux
entreprises de bénéficier de nombreuses déductions
(par exemple le crédit d’impôt recherche), ce qui réduit
l’imposition effective.
Les politiques publiques de réduction des coûts de
production (baisse des charges sociales, flexibilisation
du marché du travail) ont un impact sur la compétitivité.
Dans le cas allemand, ce fut bien un facteur de l’amélioration du solde commercial dans les années 2000.
Il est également évident que les écarts de coûts de
production sont un élément essentiel de l’insertion
des pays émergents dans le commerce international.
Pour autant, de telles stratégies ne peuvent soutenir la
croissance des pays avancés à long terme. Le rôle du
progrès technique et de la productivité est prépondérant.
D’ailleurs, une étude récente de Marc et Rioux (2012)
sur les coûts horaires de la main-d’œuvre dans l’Union
européenne montre qu‘en 2008, ils étaient bien plus
70
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
Dans le cas de la France, les études cherchant à
rendre compte des pertes de parts de marché au cours
des années 2000 concluent généralement que le principal facteur de dégradation des performances des
entreprises françaises à l’exportation est hors-prix(8).
Cette dimension de la compétitivité recouvre différentes
caractéristiques pouvant être liées soit à la nature des
produits (qualité, image de marque, contenu technologique), soit aux structures de marché (existence de
réseau de distribution, tissu productif) soit à d’autres
facteurs (contraintes financières des entreprises, qualité
des infrastructures et des institutions). Étant donné la
nature parfois subjective de ces facteurs de compétitivité
hors-prix, les politiques publiques sont plus difficiles à
définir et à mettre en œuvre. En outre, l’évaluation de
leurs effets devient également plus incertaine.
Soutenir la R & D
La compétitivité résulte de la capacité d’innover
et de se différencier pour capter la demande. Quels
sont alors les moyens dont disposent les pouvoirs
publics pour stimuler cette innovation, source d’amélioration de la qualité ou d’augmentation du contenu
technologique ? Les politiques de soutien à l’investissement sont ici essentielles. L’activité de recherche
et développement (R & D) permet en particulier
d’accroître le contenu technologique des produits.
Plusieurs dispositifs fiscaux permettent de soutenir
la R & D et ils sont assez largement utilisés par les
pays avancés (France, Japon, États-Unis, Royaume-
(8) Berthou A. et Emlinger Ch. (2011), « Les mauvaises performances françaises à l’exportation : la compétitivité-prix est-elle
coupable ?  », Lettre du CEPII n° 313, septembre. Voir également
dans ce même numéro l’article de ces auteurs p. 10.
DOSSIER - COMPÉTITIVITÉ ET POLITIQUES PUBLIQUES DANS LES AUTRES ÉCONOMIES AVANCÉES
Uni(9)…) mais aussi dans les pays émergents (Brésil,
Russie, Inde et Chine). Les aides peuvent prendre
la forme d’un crédit d’impôt. C’est notamment le
cas au Royaume-Uni où le gouvernement octroie un
crédit d’impôt sur les dépenses de R & D différencié
selon que l’entreprise est une PME ou une grande
entreprise. L’aide peut également consister en une
subvention spécifique pour l’embauche de chercheurs.
En Belgique, le gouvernement accorde des aides pour
l’embauche de personnel diplômé d’un doctorat. Il
faut noter enfin que les gouvernements investissent
directement dans la R & D. Au niveau européen, les
pays où les dépenses publiques de R & D sont les
plus élevées sont l’Autriche, la Finlande et l’Estonie
(tableau 1). Généralement, il ressort que plus elles
sont élevées, plus les dépenses des entreprises le
sont, ce qui laisse supposer un effet multiplicateur
des dépenses publiques de R & D (Dumont, 2012).
L’impact des politiques publiques de soutien à la
R & D est toutefois difficile à mesurer. Selon
Westmore (2013), elles permettent bien d’accroître
l’innovation mais leur effet sur la productivité et la
croissance dépend des mesures adoptées et du cadre
dans lequel elles sont développées. Il reste que le
soutien à l’innovation joue un rôle sur la spécialisation en améliorant le contenu technologique des
produits, ce qui permet un positionnement renforcé
sur les produits de haute et moyenne technologie.
Ce facteur de spécialisation doit être distingué de la
spécialisation par gamme, qui renvoie, elle, plutôt à
la qualité ou au savoir-faire et qui se traduit par la
production de biens à plus forte valeur ajoutée. Ainsi,
alors que la France et l’Allemagne exportent des
biens haut de gamme, la France est spécialisée dans
les secteurs de l’aéronautique et la pharmacie (biens
à fort contenu technologique) tandis que l’Allemagne
est mieux positionnée dans le secteur automobile
et des machines, qui correspondent à des produits
à technologie moyennement élevée (Fortes, 2012).
Stimuler la croissance des entreprises
pour accroître le nombre de grosses PME
Les travaux récents sur le commerce international
soulignent également qu’en matière de performances
à l’exportation, la taille des entreprises compte. Les
entreprises exportatrices sont généralement plus
grandes et plus productives. La comparaison entre la
France et l’Allemagne témoigne d’importantes diffé(9) Parmi les grands pays industrialisés, l’Allemagne n’accorde
aucune mesure fiscale de soutien au niveau fédéral à la R & D.
Tableau 1. Dépenses de R & D en 2011
(en % du PIB)
État
Entreprises
Autres
Total
Pologne
0,1
0,1
0,0
0,2
Lituanie
0,1
0,1
0,1
0,3
Danemark
0,1
0,2
0,0
0,4
Slovaquie
0,3
0,2
0,1
0,7
Italie
0,5
0,6
0,2
1,3
Irlande
0,5
0,8
0,4
1,7
Belgique
0,5
1,3
0,4
2,2
Espagne
0,6
0,6
0,2
1,4
Portugal
0,6
0,7
0,2
1,5
Royaume-Uni
0,6
0,9
0,5
2,1
Pays-Bas
0,7
1,0
0,3
2,0
France
0,8
1,2
0,2
2,3
Slovénie
0,8
1,5
0,2
2,5
Allemagne
0,9
1,9
0,1
2,9
Estonie
1,0
1,7
0,4
3,1
Autriche
1,1
1,4
0,6
3,1
Finlande
1,0
2,5
0,3
3,8
Note : ces dépenses incluent la masse salariale des personnels de R & D, les dépenses de fonctionnement et les achats
d’équipements liés à ces travaux.
Source : Eurostat.
rences entre ces deux pays. Dans le secteur industriel,
il y avait en 2010, selon Eurostat, près de 16 000
grosses PME (c’est-à-dire des entreprises ayant entre
50 et 250 salariés) en Allemagne, soit 8 % du tissu
industriel, contre moins de 6 000 en France (3 %),
près de 9 000 en Italie (2 %) et 6 300 au Royaume-Uni
(5 %). Le manque de grosses PME pourrait expliquer
selon Artus et Fontagné (2006) les moins bonnes
performances à l’exportation de la France. Le soutien
à la croissance des entreprises pourrait être la clé de
l’amélioration de la compétitivité. Cette capacité à
croître résulte cependant d’un ensemble complexe
de facteurs. Le soutien à la R & D ou à l’investissement y contribue de même que l’environnement
fiscal et social. Le secteur financier est également un
élément moteur de la pérennité des entreprises et de
leur croissance. Les relations de long terme nouées
entre les PME et le système bancaire, comme c’est
le cas en Allemagne, sont un facteur de résilience
des entreprises. À l’opposé, un système financier
orienté vers le marché, comme celui des États-Unis,
protégerait moins les entreprises des chocs négatifs
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
71
DOSSIER - COMPÉTITIVITÉ ET POLITIQUES PUBLIQUES DANS LES AUTRES ÉCONOMIES AVANCÉES
mais serait plus favorable au financement de jeunes
entreprises à fort potentiel.
Favoriser la concentration du tissu productif
Au-delà de la taille, l’existence de rendements
d’échelle externes croissants est source d’efficacité
productive, de transmission de l’innovation et donc
de compétitivité. Elle implique des gains à la concentration du tissu productif sur un territoire donné. La
concentration permet en effet d’utiliser de manière
optimale les équipements existants, de renforcer la
proximité et les interactions entre les entreprises (via
les relations clients-fournisseurs ou via la mise en
réseau) et favorise l’appariement sur le marché du
travail. Il en résulte un schéma vertueux dans lequel
les avantages du territoire se cumulent et se renforcent
mutuellement : qualité des infrastructures due à des
investissements publics, qualification de la maind’œuvre, taux d’emploi élevé, diffusion de l’innovation
et des savoir-faire, forte productivité des entreprises…
Le processus est néanmoins freiné par les coûts de
congestion. L’abondance des entreprises entraîne des
pressions à la hausse des salaires réels pour attirer
les meilleurs salariés. La densité urbaine accroît les
problèmes de logement et contribue à l’augmentation
des prix immobiliers.
La politique des pôles de compétitivité lancée en
France en 2005 vise précisément à favoriser l’émergence
de clusters autour d’entreprises innovantes et de centres
de recherches d’un même secteur (Duranton et al.,
2008). De telles expériences ont également été menées
en Espagne, aux États-Unis, au Royaume-Uni ou au
Danemark. Mais l’efficacité de ces politiques publiques,
via des incitations fiscales à l’implantation ou le soutien
public à la recherche, est difficile à évaluer et les études
concluent souvent à des effets limités. Il se peut que les
sites choisis ne soient pas toujours adaptés, auquel cas
la politique est mal calibrée. Au contraire, la réussite
peut être liée à des caractéristiques naturelles, qui de
toute façon, auraient permis la croissance.
●●●
La quête de success story en matière de compétitivité, en cherchant à reproduire les politiques
publiques menées dans des pays étrangers, peut s’avérer décevante. De fait, la France a adopté une panoplie
assez large de politiques de soutien à la compétitivité
(baisse de charges, soutien à la R & D via le crédit
72
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
d’impôt recherche, pôles de compétitivité, création
d’une banque publique d’investissement qui succède
à Oséo dont l’objectif était notamment de financer
l’innovation). Les dispositifs existent, il faut arriver
à en évaluer régulièrement l’efficacité pour les ajuster
si nécessaire. La synergie entre les instruments doit
aussi être garantie. Par ailleurs, l’environnement fiscal
et social ne doit pas être perçu comme un frein systématique à la compétitivité mais comme la contrepartie
d’infrastructures publiques et de qualification de la
main-d’œuvre.
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peut-on en attendre ? », Collection
du CEPREMAP­.
DÉBAT
FUSION IMPÔT
SUR LE REVENU / CSG
ET RETENUE À LA SOURCE
La fusion de la CSG et de l’impôt sur le revenu de même que le prélèvement à la source
se sont trouvés à nouveau au centre du débat après l’annonce en novembre 2013 par le
Premier ministre d’une « remise à plat » de la fiscalité. Antoine Bozio souligne son besoin
d’une cohérence plus grande, et également d’une meilleure identification des cotisations
contributives et de l’impôt. La mise en œuvre d’une fusion IR-CSG, rendue certes difficile
par la complexité et les incohérences du système actuel, serait l’occasion de le simplifier.
Pour François Écalle, le renforcement de la progressivité des prélèvements obligatoires
de même que la simplification du système fiscal, objectifs attendus d’une telle réforme –
le premier étant par ailleurs discutable –, ne lui sont aucunement conditionnés. Il insiste
aussi sur les difficultés techniques et les risques économiques qui l’accompagneraient.
C. F.
1. Fusion IR-CSG et prélèvement
à la source : les termes du débat
Antoine Bozio
Directeur de l’Institut des politiques publiques (IPP) et chercheur à PSE-École d’économie de Paris
L’annonce par le Premier
ministre, Jean-Marc Ayrault, de
l’ouverture d’un grand chantier de
réforme de la fiscalité en novembre
2013 a remis à l’ordre du jour le débat
sur l’opportunité d’une fusion entre
les deux impôts sur le revenu français, l’impôt sur le revenu (IR) et
la Contribution sociale généralisée
(CSG). Cette proposition avait été
au cœur du débat de la campagne
présidentielle de 2012 et figure
explicitement dans le programme
du président de la République : « La
contribution de chacun sera rendue
plus équitable par une grande réforme
permettant la fusion à terme de l’impôt sur le revenu et de la CSG dans
le cadre d’un prélèvement simplifié
sur le revenu (PSR) (engagement 14
de François Hollande) ».
Le débat, comme souvent en
matière fiscale, est particulièrement
animé et les prises de position, souvent hostiles, se multiplient sur des
aspects plus ou moins particuliers
de cette potentielle réforme.
Ce court article n’a pas pour
objet de trancher le débat ni de pro-
poser une voie de réforme chiffrée,
mais de présenter simplement les
termes du débat, les objectifs et les
enjeux d’une réforme de l’imposition des revenus en France. Nous
présenterons d’abord un diagnostic
de la fiscalité française permettant
de comprendre la nécessité d’une
réforme, puis les difficultés et les
obstacles à cette réforme, en soulignant les solutions qui relèvent
d’un choix politique et celles qui
renvoient à des choix techniques.
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
73
DÉBAT – FUSION IMPÔT SUR LE REVENU / CSG ET RETENUE À LA SOURCE
Un diagnostic :
une fiscalité complexe
et peu lisible
Si les possibles réformes divisent
experts et citoyens, le constat de
base sur la fiscalité française fait
largement consensus : une multiplicité de cotisations sociales, de
prélèvements sociaux, des règles
d’impôt sur le revenu complexes,
des assiettes à chaque fois différentes, une multitude de niches et
d’opportunités d’optimisation fiscale et au final des prélèvements
lourds et peu lisibles.
Composition de la feuille
de paie…
La première étape commence
avec la feuille de paie. Le salaire
brut, la référence légale, précisé à la
première ligne, peut laisser perplexe
les employeurs comme les salariés ;
ce qui importe c’est le résultat de la
trentaine de lignes de prélèvements
qui vont conduire au coût du travail
pour l’employeur (en ajoutant des
cotisations employeurs ou autres
prélèvements sur les salaires) et
au revenu net pour le salarié (en
déduisant les cotisations salariées, la
CSG et la Contribution au remboursement de la dette sociale, CRDS).
Rares seront les salariés qui pourront
identifier sur cette feuille de paie
quelles sont les cotisations dites
contributives (qui donnent lieu à
des droits différés, à la retraite ou
au chômage) et quelles contributions
financent des biens publics ouverts
à tous ; plus rares encore seront
ceux qui comprendront pourquoi
les assiettes des cotisations diffèrent
de celle de la CSG et de la CRDS.
La complexité de l’établissement de
la paie est telle qu’une proportion
croissante d’entreprises a recours à
des prestataires externes spécialisés
74
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
dans l’établissement des feuilles de
paie(1).
Les autres revenus que les revenus d’activité subissent aussi des
prélèvements à la source, essentiellement CSG et CRDS (pour
les revenus de remplacement par
exemple), mais aussi des prélèvements sociaux additionnels (pour les
revenus du patrimoine) : le prélèvement social de 2 % institué par la loi
de financement de la Sécurité sociale
pour 1998 (actuellement de 4,5 %),
la contribution additionnelle (0,3 %)
et le prélèvement de solidarité (2 %).
Au total, les revenus du patrimoine
sont imposés à la source à un taux
de 15,5 % mais sous la forme de
cinq impositions distinctes.
… calcul du revenu
imposable…
foyer divisé par le nombre de parts
déterminé selon le nombre de personnes adultes et mineures du foyer,
puis re-multiplié par ce nombre de
parts. On obtient in fine un montant
d’impôt sur le revenu, à régler par le
foyer l’année suivant les revenus qui
ont généré la créance fiscale. Ce type
de prélèvement, dit par voie de rôle,
est devenu assez rare pour les impôts
sur le revenu (seuls trois pays dans
le monde, dont la France, utilisent
encore cette technique). En déduisant
ce montant d’IR du revenu net, on
obtient un revenu net net d’impôt,
comparable au revenu net chez nos
voisins qui prélèvent l’impôt sur le
revenu à la source.
… et du revenu disponible
La deuxième étape est la déclaration à l’administration fiscale
du revenu imposable de l’année
précédente. Une complexité supplémentaire vient du fait que la CSG est
partagée entre une partie déductible
d’IR et une partie non-déductible.
Cela conduit à calculer un revenu
imposable supérieur au revenu net
(il faut y ajouter la CSG non-déductible) mais pour autant largement
inférieur au revenu brut qui constitue
l’assiette de la CSG. L’ensemble des
revenus imposables d’un foyer fiscal
(couples mariés ou pacsés avec ou
sans personnes à charge) constitue
alors l’assiette de l’IR qui est ensuite
réduite en fonction de diverses
caractéristiques (niches fiscales,
abattements divers, etc.) et auquel
on applique le principe du quotient
familial : le barème progressif de
l’IR est appliqué au revenu global du
Une dernière étape consiste à
ajouter au revenu net net d’impôt le
montant des prestations auxquelles
peuvent avoir droit les ménages
(prestations familiales, allocations
logement, etc.). On obtient alors le
revenu disponible, à partir duquel les
ménages doivent effectuer leur choix
de consommation(2). Parmi les prestations, il est important de souligner la
place que prennent deux dispositifs,
le revenu de solidarité active (RSA)
et la prime pour l’emploi (PPE). Ces
deux dispositifs sont de nature différente : l’un est une prestation et
l’autre est un crédit d’impôt, mais
en pratique, ce sont deux dispositifs
visant à améliorer les incitations au
retour à l’emploi des personnes en
bas de la distribution des revenus en
réduisant leurs impôts ou en augmentant leurs prestations. Même si ces
dispositifs ont un objectif particulier
qui mériterait un traitement en soi,
leur existence (et leurs défauts) est
(1) Le coût de l’établissement de la paie
varie selon les prestataires, mais on peut l’estimer entre 15 et 30 euros par bulletin de paie.
(2) Il faudrait ajouter les cotisations
contributives dans la mesure où elles
offrent des droits à un revenu différé que
les ménages devraient valoriser.
DÉBAT – FUSION IMPÔT SUR LE REVENU / CSG ET RETENUE À LA SOURCE
profondément liée aux caractéristiques des prélèvements sociaux et
fiscaux sur les revenus salariaux : la
raison d’être de la PPE est l’impossibilité de réduire la CSG sur les bas
salaires, alors même que les bénéficiaires de la PPE sont contributeurs
nets au système fiscal en raison du
montant de CSG qu’ils acquittent.
On aboutit alors à l’aberration d’un
système qui prélève 8 % de CSGCRDS au niveau du Smic pour en
reverser une partie l’année suivante
aux mêmes personnes sous la forme
d’un crédit d’impôt.
Cette présentation très rapide
ne fait pas honneur à la complexité
réelle du système – qui dépasse de
très loin cette description synthétique – mais elle permet de dresser
les éléments essentiels du diagnostic : deux impôts sur le revenu avec
des assiettes différentes ; un décalage temporel dans le prélèvement
de l’IR rendant mal adaptée son
utilisation pour réduire l’imposition
des bas revenus ; un empilement
de prélèvements contribuant à un
système particulièrement illisible.
Quels objectifs
pour la fusion IR-CSG ?
Face à ce diagnostic général,
largement partagé, plusieurs propositions ont animé le débat. La plus
médiatique a été la proposition de
Camille Landais, Thomas Piketty
et Emmanuel Saez dans leur livre
Pour une révolution fiscale(3). Ces
économistes proposaient de supprimer l’IR, la PPE, la CRDS et la CSG
pour les remplacer par un seul impôt
sur le revenu prenant pour assiette
celle de la CSG et y appliquant un
(3) Landais C., Piketty T., Saez É. (2011),
Pour une révolution fiscale ; un impôt sur le
revenu pour le XXIe siècle, Paris, Le Seuil.
barème progressif. Ce nouvel impôt
sur le revenu serait ainsi individuel,
progressif et prélevé à la source.
Peu ou prou, cette proposition a été
comprise comme une « fusion IRCSG ». Dans le débat qui a suivi,
plusieurs commentateurs ou responsables ont proposé des réformes
partielles inspirées de cette proposition : par exemple l’introduction d’un
barème progressif sur la CSG sans
fusion avec l’IR ; le prélèvement à
la source de l’IR sans modification
du barème ; la fusion RSA-PPE ; la
fin de la déductibilité partielle de la
CSG, etc. Pour pouvoir juger de l’opportunité de ces différentes options,
il est nécessaire de s’accorder sur
les objectifs poursuivis. Or, ceux-ci
apparaissent finalement très variés.
Quels objectifs ?
On peut distinguer trois types
d’objectifs. Un premier, souvent
mentionné, est le désir d’améliorer
la progressivité des impôts sur le
revenu. En effet, avec un impôt sur
le revenu au taux proportionnel qui
prend de plus en plus de poids et un
impôt sur le revenu progressif dont
l’assiette décline au cours du temps,
il est légitime de souhaiter inverser
cette tendance. Mais en soi, le désir
de progressivité accru n’est pas forcément suffisant pour justifier une
fusion IR-CSG. On pourrait très bien
envisager d’augmenter le poids de
l’IR, d’élargir son assiette et de diminuer en contrepartie le poids de la
CSG sans pour autant aller jusqu’à la
fusion. Un deuxième objectif serait
de mettre fin au décalage temporel
des prélèvements, entre IR et CSG,
afin de résoudre la mauvaise articulation entre ces deux outils fiscaux.
Là encore, il n’est pas nécessaire
d’envisager une fusion IR-CSG, et
la mise en place d’un prélèvement à
la source de l’IR pourrait aligner la
temporalité de l’ensemble des pré-
lèvements sur le revenu et faciliter
leur mise en cohérence. Le dernier
type d’objectifs se concentre sur
l’architecture et la lisibilité de notre
système d’imposition sur le revenu.
Le consentement à l’impôt n’étant
pas chose acquise – les événements
récents autour du « ras le bol fiscal »
des Français le rappellent à propos –,
il est indispensable que les prélèvements obligatoires aient une certaine
lisibilité pour susciter l’adhésion des
citoyens. Si le sentiment se répand
que l’impôt est facile à éviter, que
« les autres » ne le paient pas ou que
son calcul est incompréhensible, il
n’est pas étonnant que le consentement à l’impôt s’effrite, et avec
lui, la capacité à mener à bien les
politiques publiques souhaitées par
les citoyens.
Un système fiscal cohérent
comme condition au
consentement à l’impôt
Pour l’auteur de ces lignes,
c’est bien ce dernier objectif qui
devrait être prépondérant. Et dans
ce cadre, la fusion IR-CSG n’est
qu’une pièce dans un effort général
visant à redonner de la cohérence à
un système fiscal qui a évolué, au
gré des modifications des lois de
finances, en empilant les dispositifs mais sans viser à une cohérence
d’ensemble. Il est naturel que la fiscalité, comme toutes les institutions,
soit le produit de l’histoire, et bien
des traits actuels jugés incohérents
sont le résultat d’arbitrages qui se
voulaient temporaires à un moment
donné et qui sont restés figés. Par
exemple, la séparation entre CSG
déductible et non déductible est le
résultat du remplacement de cotisations déductibles de l’assiette de
l’impôt sur le revenu par la CSG.
Mais il est important, périodiquement, de redonner une cohérence
d’ensemble. Comme les auteurs de
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
75
DÉBAT – FUSION IMPÔT SUR LE REVENU / CSG ET RETENUE À LA SOURCE
la Mirrlees Review(4), la grande revue
de la fiscalité au Royaume-Uni,
l’énonçaient, une fiscalité moderne
se doit de proposer un ensemble
cohérent (« tax by design »).
Mieux identifier cotisations
contributives et impôt
Si l’on voulait tracer à grands
traits l’esquisse d’une réforme de la
fiscalité des ménages visant d’abord
à redonner de la cohérence (et non à
bouger des masses de prélèvements
entre les ménages), on pourrait en
faire la description suivante : sur l’ensemble des prélèvements sociaux et
fiscaux qui touchent les revenus des
ménages, la distinction fondamentale
n’est pas vraiment entre ce qui est
du ressort de la sécurité sociale, des
collectivités locales ou de l’État, mais
entre les prélèvements qui sont des
cotisations qui ouvrent des droits
sociaux et ceux qui financent des
biens publics. D’une certaine façon,
la distinction majeure se trouve
entre les cotisations contributives
et l’ensemble des prélèvements qui
méritent le nom d’impôts. La CSG,
bien que finançant la Sécurité sociale,
est de fait un impôt sur le revenu ;
une partie des cotisations sociales,
celles dites non-contributives, est
aussi proche d’un prélèvement fiscal.
Pour redonner une certaine cohérence
à l’ensemble de ces prélèvements, on
pourrait imaginer des prélèvements
sociaux contributifs bien identifiés
(retraite, chômage, indemnités journalières), auxquels s’ajouterait un
large impôt sur le revenu. Le point
important de la clarification viendrait
du fait que l’assiette de l’impôt sur le
(4) Mirrlees J., Adam S., Besley T.,
Blundell R., Bond S., Chote R., Gammie
M., Johnson P., Myles G. et Poterba J.
(2010) (eds.), Dimensions of Tax Design:
The Mirrlees Review, Oxford, Oxford University Press for Institute for the Fiscal
Studies.
76
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
revenu serait aussi large que possible
et remplacerait les multiples assiettes
des prélèvements. On pourrait envisager là deux solutions, l’une visant
à rendre déductible de l’impôt sur
le revenu les cotisations contributives ou l’autre, plus radicale, visant
à prendre pour assiette commune
l’ensemble des rémunérations, y
compris ces cotisations contributives.
Ce processus de clarification
devrait aussi répondre à une exigence de bonne pratique fiscale : en
prenant une assiette aussi large que
possible, la réforme devrait inciter
les responsables politiques à jouer
sur les taux (à la hausse ou à la
baisse) plutôt que sur les assiettes ; la
pertinence du principe économique
qui privilégie des assiettes larges
et des taux faibles n’a jamais été
démentie et devrait être un point fondamental de toute réforme fiscale.
Quels obstacles
à la « fusion IR-CSG » ?
Présentée en quelques lignes,
cette esquisse de réforme met de
côté des difficultés techniques et
politiques – bien réelles – qu’il
convient maintenant de présenter et
de discuter. Pour clarifier, on utilise
l’expression « fusion IR-CSG » pour
désigner une refonte de la fiscalité
des revenus mais avec un cadre plus
large que la fusion de l’IR et de la
CSG. On y inclut en particulier les
différents prélèvements sociaux, la
PPE, le RSA et la contribution sur
les hauts revenus – la CSG étant
elle-même composée d’un point de
vue juridique de quatre prélèvements
distincts selon les types de revenus(5).
(5) Les taux sont de 6,2 % sur les revenus de remplacement (allocations chômage,
indemnités maladie), de 7,5 % sur les revenus d’activité, de 6,6 % sur les pensions de
retraite et de préretraite et de 8,2 % sur les
revenus de patrimoine et de placement.
Des gagnants
et des perdants
La principale difficulté d’une
telle réforme est qu’elle conduit
forcément à des gagnants et des
perdants ; mais à vrai dire, toute
réforme de la fiscalité à budget
constant a cette caractéristique et
la seule façon de ne rien changer
pour personne est… de ne rien
changer. Ce qu’il est important
de comprendre, c’est qu’il est, par
contre, possible de proposer une
réforme qui, en jouant sur le barème
du nouvel impôt, minimise la redistribution entre différentes catégories
de revenu : il est ainsi possible de
proposer une réforme qui soit neutre
en termes de redistribution verticale.
Cela n’implique pas qu’au sein d’un
même niveau de revenu, il ne puisse
y avoir des perdants et des gagnants ;
c’est au contraire inévitable au vu de
la structure de l’actuel système fiscal. On peut distinguer trois grandes
raisons à cela : l’existence de niches
fiscales dans l’assiette de l’IR, des
différences de prélèvements sociaux
différenciés selon les catégories de
revenu et d’emploi et l’importance
de la structure familiale dans le
fonctionnement de l’actuel impôt
sur le revenu.
L’existence de niches fiscales
dans l’assiette de l’IR signifie qu’un
certain nombre de revenus (en particuliers les revenus du patrimoine)
bénéficient de taux réduits d’IR mais
pas de prélèvements sociaux. La
fusion « IR-CSG » implique d’unifier les règles traitant ces revenus.
Il est possible de prévoir des abattements qui pourraient reproduire
en moyenne le taux d’imposition
effectif actuel. Par exemple, il est
possible de prévoir un abattement
pour l’assurance vie qui maintienne
le caractère fiscalement avantageux
de ce placement, même si cela ne
DÉBAT – FUSION IMPÔT SUR LE REVENU / CSG ET RETENUE À LA SOURCE
permettra pas de reproduire exactement la situation actuelle pour tous
les ménages.
Les écarts de prélèvements
sociaux selon les catégories de
revenu sont un autre exemple d’une
difficulté similaire : la relation entre
le revenu imposable à l’IR actuel et
l’assiette de la CSG est variable selon
les contribuables. Il existe d’abord
des disparités de traitement entre les
revenus des actifs et les revenus de
remplacement (chômage et retraite) ;
il existe aussi des différences de cotisations sociales entre indépendants et
salariés et entre salariés du public et
du privé, voire même entre salariés
du public rémunérés fortement avec
des primes ou ceux qui bénéficient de
peu de primes. Ces différences ont
forcément un impact sur l’assiette
du nouvel impôt. Là encore, il est
possible de mettre en place des abattements qui puissent reproduire en
moyenne la pression fiscale actuelle :
par exemple, un abattement sur les
revenus de pension permettrait de
retrouver le taux d’imposition moyen
des retraités. Mais certains transferts
sont inévitables. Plus que refléter un
problème conceptuel de la fusion
IR-CSG, ils témoignent des incohérences actuelles du système de
prélèvements sociaux.
La familialisation de l’actuel IR
avec le quotient familial et le caractère totalement individuel de la CSG
souleve la question de la prise en
compte de la situation familiale dans
le nouvel impôt sur le revenu. Il ne
fait pas de doute qu’il ne pourra pas
être totalement individuel comme la
CSG et il apparaît peu vraisemblable
(mais possible) de mettre en place un
quotient familial élargi à l’ensemble
des prélèvements sociaux noncontributifs. Une voie médiane serait
de prendre en compte les charges de
famille (les enfants, les conjoints ou
autres personnes à charge) selon un
barème à définir mais en mettant fin
au système du quotient. Plusieurs
options sont possibles, soit avec des
forfaits par enfant ou personne à
charge comme c’est le cas dans la
plupart des pays européens, ou avec
des abattements du revenu imposable plafonnés. Quelle que soit la
solution adoptée, s’il n’est pas possible de reproduire exactement les
mécanismes des quotients familial
et conjugal actuels, il est par contre
tout à fait envisageable de maintenir
un aspect familialisé de l’impôt sur
le revenu, y compris en donnant plus
de poids aux familles nombreuses.
Réformer la gouvernance
des budgets de la Sécurité
sociale et de l’État
La seconde difficulté vient de
la remise à plat de la gouvernance
des budgets de la Sécurité sociale
et de l’État. La situation actuelle,
qui prévoit deux lois de finances
séparées pour les prélèvements de
l’État et ceux de la Sécurité sociale,
est foncièrement problématique
pour l’établissement d’une fiscalité
cohérente. Le débat démocratique
(parlementaire et public) sur le vote
du budget est d’ailleurs particulièrement troublé par cette succession
d’annonces et modifications fiscales
dans le PLF et PLFSS, qui contribue au sentiment d’un processus
abscons. Il y aurait de fait beaucoup
à gagner pour les finances publiques
à suivre une approche budgétaire
globale – au moins pour la partie recettes – et ainsi renforcer la
lisibilité du pilotage des finances
publiques, à la fois pour l’ensemble
des citoyens, mais aussi pour nos
partenaires européens. Une telle
réforme de la gouvernance budgétaire ne va pas pour autant de soi :
le principe d’autonomie du finance-
ment de la sphère sociale par rapport
à l’État est profondément ancré et il
serait nécessaire de définir les règles
d’affectation d’une partie du produit
de l’impôt sur le revenu au budget de
la Sécurité sociale. En même temps,
on ne voit pas pourquoi il serait
impossible de déterminer à chaque
loi de finances le pourcentage de
l’impôt sur le revenu affecté au
financement de la Sécurité sociale,
comme cela est fait pour la CSG.
lll
Dans le débat sur l’opportunité
d’une telle réforme, de nombreuses
voix se sont élevées pour en rejeter la
démarche : l’administration fiscale
y très hostile, soulignant les risques
pour les finances publiques ; les syndicats craignent pour l’autonomie de
la sphère sociale ; des parlementaires
craignent une nouvelle hausse de la
fiscalité ; certains craignent des taux
punitifs pour les hauts revenus ; des
associations familiales craignent la
fin de la prise en compte des charges
de famille, etc.
Si l’objectif d’une fusion de nos
deux impôts sur le revenu est bien la
clarification de notre système fiscal,
ces craintes ne sont pas vraiment
justifiées : il est possible de proposer une réforme fiscale à budget
constant et redistribution constante
dont l’objet soit essentiellement de
redonner de la cohérence à notre
système fiscal. Cela ne veut pas
dire que des difficultés n’existent
pas – une telle réforme n’est pas à
prendre à la légère – mais les obstacles ne sont pas dirimants. D’une
façon plus profonde, les difficultés
propres à la mise en place d’une
telle réforme sont avant tout liées à
la complexité et aux incohérences
du système actuel. Elles sont de fait
autant de raisons supplémentaires de
souhaiter une clarification.
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
77
DÉBAT – FUSION IMPÔT SUR LE REVENU / CSG ET RETENUE À LA SOURCE
2. Des réformes inutiles et risquées
François Écalle
Chargé de cours, Université Paris I
La retenue à la source de l’impôt
sur le revenu (IR) et sa fusion avec
la contribution sociale généralisée
(CSG) sont deux sujets différents :
l’impôt sur le revenu pourrait être
retenu à la source sans être fusionné
avec la CSG ; un impôt unique sur le
revenu fusionnant IR et CSG pourrait être prélevé comme l’IR actuel.
Ces deux sujets ne sont certes pas
tout à fait indépendants. Pour beaucoup de défenseurs de la fusion,
l’impôt unique sur le revenu devrait
ainsi avoir certaines des caractéristiques de la CSG qui facilitent
une retenue à la source, notamment
la simplicité. Cependant, l’impôt
unique sur le revenu ne sera pas
forcément aussi simple que la CSG
et il devrait même avoir, selon ses
défenseurs, des caractéristiques
de l’IR qui rendent la retenue à la
source plus difficile à mettre en
œuvre, notamment la progressivité
(c’est-à-dire un taux d’imposition
qui augmente avec le total des revenus, toutes sources confondues).
Ces deux projets, fusion et retenue à
la source, soulèvent deux questions
auxquelles il est plus particulièrement difficile de répondre et qui
sont seulement évoquées ici pour
mémoire.
La première concerne la
fusion et le financement de la
Sécurité sociale, auquel la CSG
contribue­. L’autorisation annuelle
de prélever l’impôt fusionnant IR
et CSG et la prévision de recettes
correspondante seraient vraisemblablement votées, comme pour
les autres impôts d’État, avec la loi
de finances, qui en affecterait une
78
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
fraction à la Sécurité sociale. Pour
les uns, cette évolution constituerait
une étape de plus sur la voie d’une
étatisation de la sécurité sociale
remettant en cause sa légitimité,
fondée notamment sur des ressources propres et une gestion par
les partenaires sociaux. Pour les
autres, il s’agirait de poursuivre
une évolution souhaitable, dont la
création des lois de financement
de la Sécurité sociale a déjà été
une étape marquante, qui tire les
conséquences de la déconnexion
progressive entre les prestations
sociales et les revenus d’activité et
qui permet à l’État de mieux assurer ses responsabilités en matière
de finances publiques, celles-ci
portant sur l’ensemble des administrations publiques au sens des
comptes nationaux.
La deuxième question concerne
la retenue à la source et l’as­sen­
timent à l’impôt. Les opposants à
une telle retenue objectent que l’IR
ne serait plus un « impôt citoyen »
si une retenue à la source permettait
un prélèvement « indolore ». Ses
partisans répondent qu’en devenant « indolore », il serait mieux
accepté.
Les autres pays ont, en général,
un seul impôt sur le revenu, prélevé
à la source. Ce n’est pas une raison
suffisante pour les imiter car ils ne
se sont pas non plus trouvés dans la
situation que connaît aujourd’hui la
France, pour des raisons historiques,
avec deux impôts sur le revenu, dont
l’un est particulièrement compliqué, et une réforme à faire dans un
contexte budgétaire très difficile.
Ces deux projets doivent être évalués au regard de leurs visées et de
leurs risques dans le contexte de la
France de 2014. Leurs promoteurs
ont pour principaux objectifs un
renforcement de la progressivité
des prélèvements obligatoires, une
simplification du système fiscal et
un ajustement plus rapide de l’impôt
aux variations des revenus. Or, ni la
fusion, ni la re­tenue à la source ne
sont nécessaires pour atteindre les
deux premiers objectifs et l’intérêt
du troisième, avancé pour justifier la retenue à la source, est très
limité, alors même que ces projets
présentent des risques très sérieux,
surtout dans la situation actuelle
des finances publiques. Il serait
donc préférable de s’en tenir à des
réformes plus limitées mais moins
risquées.
Renforcer la progressivité
des prélèvements
obligatoires : un objectif
discutable…
Les travaux de Camille Landais,
Thomas Piketty et Emmanuel Saez
ont beaucoup contribué à diffuser
la thèse d’une « régressivité » des
prélèvements obligatoires sur les
ménages, c’est-à-dire d’une baisse
du taux moyen de ces prélèvements
au fur et à mesure que leur revenu
augmente, anomalie que la fusion
IR-CSG devrait corriger(1).
(1) Landais C., Piketty T., Saez É.
(2011), Pour une révolution fiscale ; un impôt sur le revenu pour le XXIe siècle, Paris,
Le Seuil.
DÉBAT – FUSION IMPÔT SUR LE REVENU / CSG ET RETENUE À LA SOURCE
Cette régressivité se manifeste
au sommet de l’échelle des revenus,
entre les personnes se situant au
seuil des 5 % les plus riches, dont
le taux d’imposition (tous prélèvements confondus) est de 49 %, et
les 5 000 personnes les plus aisées
pour lesquelles il est de 35 %. Leurs
données montrent aussi que cette
baisse de 14 points est entièrement
due à la diminution du taux des
cotisations de retraite et chômage.
Le caractère « régressif » des prélèvements obligatoires tient ainsi au
fait que les cotisations de retraite et
de chômage sont plafonnées, d’une
part, et ne s’appliquent pas aux
revenus du capital, qui représentent
un pourcentage plus important des
hauts revenus, d’autre part.
Cependant, les retraites et
indemnités de chômage sont elles
aussi plafonnées et les revenus du
capital n’y donnent aucun droit. Si
on considère ensemble les cotisations et les prestations de retraite et
chômage, le fait qu’elles soient proportionnelles aux salaires jusqu’à
un plafond et ne dépendent pas
des revenus du capital n’a aucun
caractère régressif et n’obère en
rien la redistribution opérée par le
système fiscal et social.
Ces travaux sont polarisés sur
les prélèvements obligatoires et
oublient les dépenses publiques.
Or, les cotisations retraite et chômage ont pour contrepartie des
prestations et pour objet principal
d’assurer des « salaires différés »,
non de redistribuer les revenus ; les
autres prélèvements obligatoires
financent des dépenses publiques
qui peuvent avoir par elles-mêmes
pour effet de redistribuer les revenus
et il faut donc aussi les prendre en
compte pour apprécier correctement
l’ampleur de la redistribution.
Les analyses de l’INSEE et
des organisations internationales
montrent que la redistribution est
opérée en France pour les deux
tiers par des prestations sociales
(minima sociaux, prestations familiales et allocations de logement
pour l’essentiel). Elles montrent
aussi que la répartition des revenus qui résulte de la redistribution
réalisée par ces prestations et par
les prélèvements sur les revenus
(IR, CSG et autres prélèvements
sociaux) n’est pas plus inégalitaire
en France que dans les autres pays.
Ces analyses ne prennent cependant en compte qu’une partie des
canaux de la redistribution, qui sont
multiples, jouent dans un sens ou
dans l’autre et sont souvent très
peu transparents. Elles ignorent
notamment les impôts sur le capital (ISF, droits de mutation…), les
impôts indirects (TVA…), les services publics (santé, éducation…),
les logements en HLM ou encore les
dépenses sociales des collectivités
locales (2).
… et non conditionné
à une fusion
de l’IR et de la CSG
Il n’est donc pas du tout évident,
au contraire, que l’ensemble des
interventions publiques ait un
caractère « régressif » en France,
que la redistribution des revenus
soit insuffisante et que la progressivité des prélèvements obligatoires
doive être renforcée. Il reste que
l’ampleur de la redistribution relève
aussi d’un choix politique et que la
question des instruments les plus
adaptés pour l’accroître peut donc
(2) Écalle F. (2013), « Multiplicité et
opacité des canaux de la redistribution »,
Sociétal n° 80.
se poser. Or, il existe des outils
bien plus simples que la fusion de
l’IR et de la CSG pour atteindre
cet objectif.
Par exemple, sur les 8 points
de CSG et de CRDS appliqués aux
revenus d’activité (le taux de CSG
représente 7,5 % de ces revenus,
celui de la CRDS 0,5 %), il y a 5
points déductibles de l’assiette de
l’IR (5,1 % exactement depuis 2012
contre 5,8 % précédemment).
L’avantage qui en résulte pour un
ménage est d’autant plus important
que son revenu est élevé, ce qui
réduit la progressivité de l’IR. Pour
renforcer celle-ci, il suffit de rendre
la CSG entièrement non déductible.
Cette mesure est un préalable technique à la fusion des deux impôts
et la réforme pourrait s’arrêter là.
Pour qu’elle soit réalisée à ren­
dement budgétaire constant, le taux
de la CSG pourrait être réduit en
contrepartie.
Pour rendre le système social et
fiscal encore plus redistributif, les
taux du barème de l’IR peuvent être
augmentés, plus fortement pour les
plus élevés, en contrepartie d’une
baisse du taux de la CSG, sans les
fusionner.
En maintenant séparés l’IR et la
CSG, il est ainsi possible de rendre
l’ensemble des deux prélèvements
globalement plus progressif mais
les ménages non imposés à l’IR
(soit près de la moitié) resteraient
soumis à un impôt proportionnel, la
CSG, alors que certains promoteurs
du projet de fusion souhaitent un
allégement de la fiscalité pour les
plus pauvres d’entre eux. En modifiant leurs barèmes, les minima
sociaux, notamment le RSA et
son complément, la prime pour
l’emploi, peuvent permettre d’obtenir le résultat visé, à savoir une
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
79
DÉBAT – FUSION IMPÔT SUR LE REVENU / CSG ET RETENUE À LA SOURCE
hausse du revenu des plus pauvres
après redistribution, sans fusionner
IR et CSG.
Une simplification
du système fiscal
réalisable sans la fusion
IR-CSG ni la retenue
à la source
Non seulement la fusion IR-CSG
n’est pas nécessaire pour simplifier le système fiscal français, mais
elle risque plutôt d’en aggraver la
complexi­té, illustrant ainsi la version fiscale de la loi de Gresham­ :
« le mauvais impôt chasse le bon ».
La fusion de l’IR, de la CSG et de
la CRDS pourrait en effet consister à ajouter 8 points à chacun
des taux du barème de l’IR tout
en supprimant la CSG et la CRDS
et en ne touchant pas aux dispositions qui font la complexi­té de
l’IR : les exonérations, déductions,
abattements, réductions et crédits
d’impôts ; les parts de quotient
familial ; les régimes spécifiques
(revenus professionnels et fonciers,
plus-values…) ; la prise en compte
des déficits fonciers ou professionnels, etc. C’est la simplification
de l’IR, par ailleurs fortement
souhaitable, qui peut permettre de
le fusionner avec la CSG et, surtout, de le retenir à la source, non
l’inverse.
Pour pouvoir être prélevé à la
source par l’entreprise qui paye
des salaires à une personne, par
la banque qui lui verse les revenus financiers ou par la caisse de
Sécurité sociale qui lui assure des
prestations, un impôt sur le revenu
doit en effet être simple à calculer.
C’est le cas de la CSG sur les salaires
dans la mesure où ils relèvent tous
d’un même taux. Ce n’est pas le
cas de l’IR pour lequel un barème
80
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
progressif s’applique à l’ensemble
des revenus du ménage. Pour qu’une
entreprise retienne à la source l’IR
dû par le ménage d’un salarié sur la
rémunération qu’elle verse chaque
mois à ce salarié, il faudrait que
l’administration communique son
taux moyen d’imposition à cette
entreprise. Or, il dépend du revenu
total du ménage sur l’année et il
faudrait donc que l’administration
connaisse l’équivalent de sa déclaration de revenus avant même que ces
revenus ne soient encaissés.
En pratique, dans les pays où
l’IR est retenu à la source, l’administration fiscale communique aux
tiers qui versent les revenus (entreprises, caisses de retraite…) un taux
approximatif qui correspond à l’application du barème aux revenus de
l’année précédente, éventuellement
corrigée pour tenir compte d’éléments nouveaux dans la situation
du ménage (chômage, mariage…).
L’année suivante, sur la base d’une
déclaration récapitulative, une régularisation permet de solder l’écart entre
l’impôt finalement dû et celui retenu
à la source. Cette régularisation permet aussi d’imputer les réductions
et crédits d’impôts et d’intégrer les
revenus comptabilisés sur une base
annuelle (revenus fonciers, bénéfices
industriels et commerciaux…), sauf
à obliger ceux qui perçoivent ces
revenus à faire des déclarations mensuelles ou trimestrielles, ce qui n’irait
pas dans le sens de la simplification.
Les retenues prélevées à chaque
source de revenu peuvent seulement
être des acomptes sur l’impôt dû
au titre de l’ensemble des sources
de revenus du ménage. Si l’imposition de ces revenus est très simple
(ménage d’une seule personne avec
seulement un salaire ; barème avec
deux ou trois tranches), la régularisation peut être sans objet ; si
l’imposition est complexe, parce
que les revenus du ménage sont multiples et/ou parce que la loi fiscale est
complexe, la régularisation est inévitable et oblige à faire une déclaration
récapitulative aussi compli­quée que
la déclaration actuelle.
Les promoteurs de la retenue à
la source, et de la fusion IR-CSG,
envisagent généralement de simplifier l’IR au moins dans deux
directions avant de lancer ce projet.
La première consiste à supprimer un grand nombre de niches
prenant la forme de déductions,
réductions ou crédits d’impôts,
ce qui est souhaitable in­d é­p en­
damment de tout projet de retenue à
la source ou de fusion avec la CSG.
La deuxième consiste à supprimer le quotient familial, qui
permet de tenir compte du nombre
d’enfants, en le remplaçant par des
allocations ainsi que le quotient
conjugal, qui permet d’imposer
conjointement les membres d’un
couple. Remplacer le quotient familial par des allocations, comme dans
quasiment tous les autres pays, se
justifie assez bien ; mais supprimer
le quotient conjugal sans le laisser
en option – les exemples étrangers
sont ici plus rares – pose de délicates
questions sur le rôle des femmes
auxquelles celles-ci ne donnent pas
toutes la même réponse.
Même si l’IR était calculé sur une
base personnelle et non conjugale,
une autre de ses caractéristiques, que
les défenseurs de la fusion IR-CSG
souhaitent généralement renforcer,
rendrait difficile une retenue à la
source : l’application d’un barème
progressif à l’ensemble des revenus. Son application aux revenus
et plus-values de placement à partir de 2013, au lieu du prélèvement
libératoire, est ainsi défavorable à
une retenue à la source.
DÉBAT – FUSION IMPÔT SUR LE REVENU / CSG ET RETENUE À LA SOURCE
L’intérêt limité
d’un ajustement
plus rapide de l’impôt aux
fluctuations
des revenus…
L’impôt sur les revenus de l’année N est prélevé l’année N + 1.
Un ménage dont le revenu baisse
fortement entre N-1 et N peut donc
avoir à payer un impôt trop lourd
par rapport à ses revenus en N et
doit attendre N + 1 pour que l’impôt
tienne compte de sa nouvelle situation. Si l’impôt était retenu à la
source, il tiendrait immédiatement
compte de cette baisse de revenu,
ce qui est un avantage essentiel de
ce mode de prélèvement pour ses
défenseurs.
Cependant, comme l’a noté le
Conseil des prélèvements obligatoires (3), l’application d’un barème
progressif aux revenus de toutes les
sources conduit inévitablement à
d’importantes régularisations en
N + 1, ce qui limite beaucoup la
portée d’une meilleure synchronisation de l’impôt aux variations des
revenus des contribuables qui est
attendue de la retenue à la source.
En outre, si un tiers des contribuables voit son revenu baisser d’une
année à l’autre et a donc intérêt à
une retenue à la source, les deux
tiers voient leur revenu augmenter
et ont un intérêt opposé. Les pouvoirs
publics peuvent certes préférer atténuer les difficultés des premiers mais
d’autres outils permettent d’atteindre
cet objectif : délais de paiement,
dégrèvements gracieux…
(3) Conseil des prélèvements obligatoires (2012), Prélèvement à la source et impôt sur le revenu, Paris, La Documentation­
française.
… et une transition
vers la retenue
à la source difficile à gérer
Enfin, les intérêts financiers
de l’État sont opposés à ceux des
contribuables. Ce conflit d’intérêts
est particulièrement fort pour ce qui
concerne les solutions à apporter
au problème posé par l’année de
la transition vers la retenue à la
source.
Si celle-ci était appliquée la
première fois en 2015, les ménages
paieraient à travers elle leur impôt
sur les revenus de 2015, mais ils
devraient aussi payer cette même
année leur impôt sur les revenus
de 2014. Comme il est difficilement
envisageable de les faire payer deux
fois la même année, il est vraisemblable que l’État abandonnerait
l’imposition des revenus de 2014.
Les ménages seraient néanmoins
globalement perdants puisqu’ils
seraient imposés sur les revenus
de 2015, en principe plus élevés
que ceux de 2014. Les rapports sur
la retenue à la source recommandent
souvent de leur restituer le gain tiré
par l’État, par exemple sous forme
d’une baisse des taux. Cependant,
les ménages dont les revenus auront
diminué en 2015 seront alors doublement gagnants et le législateur
pourrait ne pas leur accorder cette
restitution, d’où quelques éléments
de complexité.
En outre, si les revenus de 2014
ne sont pas imposés, les contribuables qui le peuvent auront
intérêt à réaliser cette année-là
des revenus exceptionnels (plusvalues de cessions…) qui ne seront
jamais imposés. Des dispositions
devraient donc être prises pour les
réintégrer dans les revenus imposés
des années suivantes.
Au total, s’il existe des solutions techniques aux problèmes
posés par l’année de transition,
elles ne sont pas faciles à mettre
en œuvre et cette année-là ne sera
certainement pas celle de la simplification du système fiscal.
Les risques élevés
d’une fusion
dans la situation
économique actuelle
La fusion de l’IR et de la CSG
ne se traduirait pas « simplement »
par l’addition des taux de l’IR et
de la CSG, notamment parce que
le premier est assis sur un revenu
familial et la deuxième sur un
revenu personnel. Un choix devra
donc être fait entre imposition
personnelle et familiale. Quelle
que soit la solution retenue, une
fusion des deux impôts à rendement
budgétaire constant fera, au moins
pour cette raison, des gagnants et
des perdants en grand nombre. Si
l’impôt unique sur le revenu est
personnel, les perdants seront plutôt
les familles avec enfants ayant des
revenus supérieurs à la moyenne et
les couples dont les deux membres
ont des revenus très différents. La
diminution des niches fiscales et
le renforcement de la progressivité
de l’ensemble IR-CSG, souvent
attendu de leur fusion, se traduiront aussi, à rendement budgétaire
constant, par de nombreux transferts entre perdants et gagnants. En
outre, les perdants de ces réformes
auront déjà, pour beaucoup d’entre
eux, été les plus touchés par les
hausses des prélèvements obligatoires des années 2011 à 2013.
Pour limiter le nombre des perdants et l’ampleur de leurs pertes,
les réformes de l’impôt sur le revenu
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
81
DÉBAT – FUSION IMPÔT SUR LE REVENU / CSG ET RETENUE À LA SOURCE
ont toujours été réalisées en France
en diminuant son produit et il y a
fort à craindre, pour les finances
publiques, qu’il en soit de même
avec la fusion IR-CSG. Or, les
engagements pris par la France en
matière de finances publiques visà-vis de ses partenaires européens
excluent toute baisse des prélèvements obligatoires avant 2017.
En effet, les comptes des administrations publiques doivent être
ramenés à l’équilibre structurel
en 2016, ce qui suppose de réaliser
plus de 15 milliards d’euros d’économies chacune des années 2014
à 2016 à taux de prélèvements
obligatoires inchangé. Si ce taux
devait diminuer, les économies
nécessaires seraient encore plus
importantes alors même qu’elles
sont déjà très difficiles.
Enfin, la perspective de telles
réformes fiscales, dont les gagnants
et les perdants ne sont pas clai­
rement identifiés, pourrait amener
82
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
les ménages à accroître leur épargne
de précaution et à réduire leurs
investissements (entrepreneurs individuels et propriétaires fonciers) au
détriment de la croissance.
lll
Au lieu d’engager des réformes
inutiles et risquées, telles que la
fusion IR-CSG et la retenue à la
source de l’IR, il serait préférable
de mettre en œuvre des mesures
moins ambitieuses visant à simplifier ces deux impôts comme les
suivantes.
Alors que, par exemple, le
nouveau régime d’imposition des
plus-values mobilières appliqué
à partir de 2013 les différencie,
les assiettes de l’IR et de la CSG
devraient être identiques, ce qui
simplifierait leur déclaration et leur
recouvrement.
Beaucoup de réductions
d’impôts peuvent encore être
supprimées, comme celles qui
concernent les investissements
outre-mer, ce qui simplifierait l’IR,
augmenterait son produit et en renforcerait la progressivité.
La suppression totale de la
déductibilité de la CSG aurait les
mêmes propriétés : augmentation
du rendement de l’IR et de sa progressivité.
Si le renforcement de la
progressivité du système fiscal
n’apparaît pas souhaitable, les
recettes supplémentaires dégagées
par la suppression des niches et de
la déductibilité de la CSG peuvent
être utilisées pour réduire les taux
de l’IR.
LE POI N T SUR …
LE POINT SUR... - LES PENSÉES FÉMINISTES CONTEMPORAINES
LES PENSÉES FÉMINISTES
CONTEMPORAINES
Alban Jacquemart
Post-doctorant au Centre d’études de l’emploi, Chercheur associé au Centre Maurice Halbwachs
Le féminisme, tant d’un point de vue politique que théorique, est assurément pluriel. Sa diversité s’exprime dans le fondement même de sa revendication égalitaire entre femmes et
hommes – à partir d’une conception différentialiste ou universaliste –, dans la dimension
de cette égalité – matérielle ou questionnant aussi les identités de genre et de sexualité –,
dans son articulation ou non avec d’autres luttes sociales et dans ses modes d’action réformistes ou radicaux. Mais plus qu’à travers ces lignes de clivages entremêlées et souvent instables, c’est sur des questions très concrètes que se manifestent avec netteté les
oppositions entre les féminismes, ainsi notamment celle du voile et de la laïcité ou celle
relative à la prostitution, sans pourtant là non plus que sur ces deux sujets de controverse
la compo­si­tion des deux camps soit forcément la même. Pour Alban Jacquemart, une telle
dispersion si elle affaiblit la voix des féministes atteste également la richesse de leurs
analyses, loin de toute pensée sclérosée.
C. F.
Défense du droit à l’avortement et
à la contraception, revendication de
l’égalité salariale ou condamnation
des propos sexistes constituent des
points de convergence du féminisme,
entendu comme la revendication politique pour l’égalité des sexes. Pourtant,
il semble plus approprié de parler
des féminismes que du féminisme.
En effet, notamment en raison de la
multiplicité des actrices(1) qui s’en
réclament (membres d’associations,
de collectifs dans des partis politiques
ou des syndicats, d’administrations,
intellectuelles, chercheuses, etc.), les
féminismes renvoient à une grande
variété de positions théoriques et
politiques. Ainsi, loin de constituer un ensemble d’idées unifié, les
féminismes sont traversés par des
(1) Si le féminisme peut être défendu par
des femmes et des hommes, nous utiliserons le féminin pour signifier la place prépondérante des femmes, tant dans le travail
de formulation théorique que dans l’action
militante.
divergences, notamment fondées
sur la signification même de l’idée
d’égalité des sexes. Comment alors,
au-delà de clichés ou de raccourcis,
cartographier les féminismes contemporains et rendre compte de la richesse
intellectuelle et politique qui les traverse ? Pour y parvenir, il importe de
comprendre les principales lignes de
clivages et de voir la manière dont
elles s’actualisent à l’occasion de
débats spécifiques.
La diversité
des féminismes
Il est possible d’identifier plusieurs points de tension qui distinguent
voire opposent les pensées féministes
à partir de quatre questions : sur quoi
fonder la revendication à l’égalité ?
Comment définit-on l’égalité ?
Comment articuler égalité des sexes
et d’autres égalités ? Quels moyens
pour parvenir à l’égalité ?
Quels fondements
à l’égalité ?
L’opposition entre féminisme
universaliste et féminisme différentialiste constitue une première
ligne de clivage largement opérante
parmi les féminismes. Ces deux traditions féministes, si elles peuvent
porter des revendications identiques,
s’affrontent sur le fondement de ces
revendications. Pour les différentialistes, les femmes doivent avoir des
droits au nom de leurs spécificités
(biologiques, psychologiques et/ou
sociales, etc.). Les différentialistes
revendiquent alors d’accorder une
valeur égale aux qualités féminines
et masculines, que les spécificités
féminines soient considérées comme
relevant de la « nature », et particulièrement de la fonction reproductrice,
ou de la socialisation différenciée des
sexes. Au contraire, pour la tendance
universaliste, incarnée par la pensée
de Simone de Beauvoir, c’est l’appar-
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
83
LE POINT SUR... - LES PENSÉES FÉMINISTES CONTEMPORAINES
tenance des femmes à la communauté
humaine qui fonde la revendication
de l’égalité des sexes. Les différences,
biologiques et/ou sociales, entre les
femmes et les hommes sont alors
considérées comme n’impliquant
pas de différences de capacités en
fonction du sexe et ne peuvent donc
justifier un quelconque traitement
inégalitaire. S’il s’agit d’un postulat
largement partagé dans l’ensemble
des féminismes contemporains(2), les
positions différentialistes bénéficient
néanmoins d’une certaine visibilité de leurs partisanes, à l’image
d’Antoinette­ Fouque, de Julia
Kristeva­ou de Sylviane­Agacinski.
Quelle égalité ?
Les revendications féministes
impliquent en outre des définitions
concurrentielles de l’égalité, tout particulièrement du point de vue de la place
à accorder aux enjeux identitaires. En
effet, si les féminismes ont toujours
cherché à revaloriser socialement ce
qui est, par nature ou par culture, du
côté des femmes et du féminin, ils
ont principalement conçu l’égalité
comme une égalité matérielle entre les
femmes et les hommes, notamment
dans la distribution du pouvoir politique et économique. Sans abandonner
cette dimension, différentes féministes
sont néanmoins venues, depuis les
années 1990, replacer les questions
identitaires au centre de la définition
de l’égalité. Ce déplacement s’est ainsi
opéré par la formulation du concept
de genre, insistant sur la dimension
symbolique de la construction sociale
(2) Par des associations comme le
Planning­familial, Osez le féminisme,
le Collectif national pour les droits des
femmes (CNDF) ou la Coordination française pour le lobby européen des femmes
(CLEF), la majorité de la communauté des
chercheuses sur le genre, les services en
charge des politiques d’égalité des sexes
ou des intellectuelles comme Élisabeth
Badinter­ou Gisèle Halimi.
84
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
de la différence des sexes(3), et par
les mouvements et théories queers(4).
La pensée queer, inspirée par la philosophe américaine Judith Butler,
dénonce en effet le poids des normes
de genre (devoir se comporter comme
un homme ou comme une femme) et
de sexualité (devoir être hétérosexuel.
le, monogame, etc.) et pose la reconnaissance de la diversité des identités
de genre et de sexualité au cœur de la
définition de l’égalité. Elle est incarnée aujourd’hui en France par des
intellectuelles comme Marie-Hélène­
Bourcier­, Virginie Despentes­ ou
Beatriz­Preciado et des collectifs militants tels que les Panthères roses et Les
dures à queer. Mais ces déplacements
théoriques et politiques ne font pas
l’unanimité parmi les féministes et on
peut distinguer deux principales critiques. D’abord, certaines féministes
rejettent la négation de la différence
biologique entre femmes et hommes
au principe de cette posture. C’est le
cas, fort logiquement, des féministes
différentialistes qui entendent revaloriser la nature féminine, mais aussi
de féministes universalistes pour qui
l’égalité doit transcender la différence
des sexes sans la nier(5). Mais, plus
fréquemment, les théories queers
sont critiquées pour l’insistance sur la
question des identités, perçue comme
minimisant la dimension proprement
matérielle des inégalités.
(3) Voir Bereni L. (2012), « Le genre »,
Cahiers français, n° 366.
(4) À l’origine insulte homophobe,
queer (« étrange », « bizarre ») est réapproprié par un mouvement politique américain dans les années 1990 pour refuser la
conformité aux normes de genre et revendiquer les identités sexuées et sexuelles
minoritaires (lesbiennes, gays, bisexuel.
le.s, transexuel.le.s, transgenre, etc.).
(5) Les récents débats sur la fausse introduction de la fausse « théorie du genre » à
l’école ont ainsi vu nombre de féministes
défendre les recherches sur le genre en
insistant, notamment, sur le fait qu’il ne
s’agissait pas de « nier la différence des
sexes ».
Quelle articulation avec
d’autres luttes sociales ?
La façon d’articuler égalité des
sexes et d’autres formes d’égalité
entre les individus est une ligne de
clivage forte des féminismes contemporains. L’enjeu est certes ancien et,
par exemple, les mouvements féministes des années 1970, très marqués
à gauche, s’affrontaient déjà sur la
manière d’articuler luttes féministes
et lutte des classes. Ces questions
sont cependant aujourd’hui enrichies et complexifiées par la prise
en compte, entre autres, de la lutte
contre le racisme et contre l’homophobie, devenues de plus en plus
importantes dans l’agenda politique
et militant. Ainsi, l’intégration de
l’égalité femmes-hommes dans les
politiques de promotion de la « diversité » fait débat parmi les féministes,
nombreuses à craindre la « dilution de
la question de l’égalité entre hommes
et femmes dans la diversité »(6). Plus
encore, le concept d’intersectionnalité, forgé par Kimberley Crenshaw,
interroge les revendications féministes
dans un monde social traversé par
d’autres rapports sociaux de domination, comme ceux de classe, de
sexualité ou de « race ». En effet, par
intersectionnalité, des chercheuses
comme la philosophe Elsa Dorlin et
des militantes féministes (Panthères
roses ou Collectif 8 mars pour toutes)
entendent signifier l’imbrication des
systèmes de domination (chacun.e
n’est pas seulement femme ou
homme, mais aussi pauvre ou riche,
homosexuel.le ou hétérosexuel.le,
non-blanc.he ou blanc.he, etc.) et la
nécessité de penser simultanément
l’opposition à ces différents systèmes.
Ces perspectives insistent alors sur la
diversité de la catégorie « femmes »,
venant heurter des conceptions fémi(6) Laufer J. et Silvera R. (2009),
« Égalité­ et diversité », Travail, genre et
sociétés, n° 21, p. 25-27.
LE POINT SUR... - LES PENSÉES FÉMINISTES CONTEMPORAINES
nistes qui, justement, s’appuient sur
l’existence des femmes comme
groupe unifié (mais pas nécessairement homogène) par la domination
masculine. Dès lors, les approches
intersectionnelles sont perçues comme
divisant les femmes, partageant pourtant un intérêt commun dans le combat­
pour l’égalité des sexes.
Quels moyens d’atteindre
l’égalité ?
Comme toute pensée politique,
les féminismes sont également traversés par des désaccords sur le degré
de radicalité de leur combat. Certes,
il existe aujourd’hui un large consensus sur le fait que l’égalité des sexes
impose la disparition, à plus ou moins
long terme, d’une structure sociale
profondément inégalitaire, qu’elle
soit désignée comme patriarcat ou
domination masculine par exemple.
Néanmoins­, les féminismes peuvent
être distingués entre réformistes et
radicaux en fonction des moyens
envisagés pour y parvenir. Pour
les tenantes d’un féminisme réformiste, il s’agit de procéder à des
actions correctrices permettant de
faire progressivement disparaître le
patriarcat partout où il se loge. La
loi et les outils de l’action publique
constituent alors des modes d’action
privilégiés. Dans une perspective
plus révolutionnaire, le féminisme
radical prône pour sa part un renversement du patriarcat par une lutte
systématique contre le sexisme et les
inégalités femmes-hommes et par une
subversion de l’ordre social. Plutôt
dé­fendue par des associations, cette
posture implique principalement le
recours à des manifestations de rue ou
à des actions visant à choquer l’opinion publique, comme dans le cas des
Femen ou le groupe La barbe, sans
pour autant délaisser l’intervention
de la loi. On peut cependant relever
que si ce clivage est particulière-
ment signifiant parmi les féministes
(les unes jugeant les autres « trop
réformistes » ou au contraire « trop
radicales »), l’action pour l’égalité
des sexes revêt so­cia­lement, encore
aujourd’hui, un caractère relativement radical indépendamment du
mode d’action retenu, comme en
témoignent les virulentes attaques
adressées récemment à l’initiative
des ABCD de l’égalité.
Des oppositions sans
cesse actualisées
Si ces divergences façonnent les
féminismes, elles ne permettent pas
de distinguer de manière nette des
courants de pensées : chaque ligne de
clivage ne se superpose pas avec la
suivante ; les frontières entre chaque
position sont souvent poreuses ; enfin,
des postulats initialement identiques
n’induisent pas toujours les mêmes
prises de position. Aussi, ce sont
d’abord des débats sur des questions
précises qui polarisent les féminismes
et dessinent des camps, toujours
recomposés à chaque débat. On a
choisi ici de revenir sur deux débats
particulièrement clivants depuis les
années 2000 : le « voile » et la prostitution. Il faut néanmoins souligner
que d’autres questions (parité en politique, quotas, gestation pour autrui,
pornographie, par exemple) suscitent
également des polémiques parmi les
féministes et voient s’actualiser sous
d’autres formes des clivages politiques.
sur la solution à apporter(7). Mais
lorsque la question resurgit comme
un problème public en 2003, elle
divise profondément les féministes(8). D’abord, si la majorité des
féministes, au-delà des clivages précédemment mentionnés, condamne
le port du voile, elles ne s’entendent
pas sur la nécessité ou non d’une
loi l’interdisant à l’école. Ni putes
Ni soumises, la revue­Pro-choix
de Caroline­Fourest ou Élisabeth
Badinter­défendent une loi d’interdiction au nom de la laïcité et de la
République­, pensées comme le seul
cadre politique capable de défendre
l’égalité femmes-hommes. Mais la
plupart des associations (CNDF,
Planning familial, Chiennes de
garde, etc.) adoptent une posture « ni
loi, ni voile », considérant que si le
port du hijab est un signe de domination masculine, il résulte d’une crise
identitaire consécutive à l’insécurité
économique et sociale des femmes
concernées. Ainsi, fidèles à l’idée
d’allier féminisme et luttes sociales,
ces associations estiment que seule
une plus grande justice sociale permettra de « combattre le voile ». À
ces deux premiers camps, majoritaires, s’opposent des féministes
qui non seulement récusent une loi,
mais qui également considèrent la
focalisation sur la question du voile
comme sexiste et raciste : la loi et la
condamnation du port du hijab stigmatisent et marginalisent des femmes
et la religion musulmane. Nourrie par
les réflexions sur l’intersectionnalité
Féminismes, « voile »
et laïcité
À l’occasion de la première
« affaire du voile » en 1989, les féministes affirment quasi unanimement
leur opposition au port du foulard
musulman (hijab), considéré comme
le signe de l’oppression des femmes,
même si des désaccords apparaissent
(7) Voir Rochefort F. (2002), « Foulard,
genre et laïcité en 1989 », Vingtième siècle,
n° 75.
(8) Voir Dot-Pouillard N. (2007), « Les
recompositions politiques du mouvement
féministe français au regard du hijab »,
Sociologie­, http://sociologies.revues.org/246.
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
85
LE POINT SUR... - LES PENSÉES FÉMINISTES CONTEMPORAINES
et les analyses post-coloniales(9), cette
position est notamment défendue par
la féministe Christine Delphy ou les
collectifs, créés à cette occasion, Une
école pour toutes et Collectif féministe pour l’égalité. Le vote en 2004
de la « loi sur les signes religieux à
l’école » n’apaise pas les tensions ;
au contraire, la récurrence du débat,
et notamment au moment de la loi
de 2010 sur l’interdiction du « voile
intégral », affermit les positions.
Ainsi­, ce sont aujourd’hui deux blocs
qui s’opposent avec virulence, les
« anti-voile » et les « pro-voile ».
Les premières, qui regroupent les
pro-loi et « ni loi, ni voile » de 2003,
posent leur conception de la laïcité
en rempart pour l’égalité des sexes et
renvoient le « voile » à un marqueur
corporel de la domination masculine.
Les secondes, minoritaires, défendent
la dimension polysémique du port du
hijab, refusant de faire de cette pratique un signe unilatéral de sexisme,
et dénoncent le sexisme et le racisme
au principe de la construction de
l’image de la « musulmane voilée »
comme incarnation idéal-typique de
la victime du sexisme. Les féministes
queers rallient ce positionnement au
nom de leur rejet des impositions des
normes de genre et de leur défense
des identités minoritaires et stigmatisées.
Féminismes et prostitution
Les débats sur la prostitution
à partir de 2002(10) vont également
voir se constituer deux camps fémi-
(9) Ensemble de travaux qui se proposent
de saisir la façon dont les sociétés occidentales restent façonnées par la pensée coloniale dans leur rapport aux sociétés non-occidentales.
(10) Date à laquelle est débattue la réintroduction du délit de « racolage passif »
dans le droit français, finalement adoptée dans la « loi de sécurité intérieure »
de 2003.
86
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
nistes toujours d’actualité(11). D’un
côté, la majorité des féministes est
acquise à la cause abolitionniste (dont
l’objectif est de faire disparaître la
prostitution) : la prostitution est une
violence sexiste contre les femmes
prostituées, mais plus largement
contre toutes les femmes, contribuant
à façonner une image des femmes
comme sexuel­lement disponibles pour
les hommes. Osez le féminisme, le
CNDF, la CLEF, Sylviane Agacinski,
Caroline Fourest et les structures en
charge de l’égalité femmes-hommes
défendent cette position. De l’autre
côté, quelques féministes s’allient
avec les prostituées (qui revendiquent
le statut de « travailleuses du sexe »)
pour défendre la liberté des femmes
à disposer de leur corps et s’élever
contre la stigmatisation des prostituées. Les féministes s’inscrivant dans
les perspectives intersectionnelles et
queers, mais aussi le Planning familial ou Élisabeth­Badinter ont ainsi
récemment manifesté leur opposition à la proposition de loi prévoyant
notamment la « pénalisation des
clients de prostituées ». Les débats
récents autour de cette disposition ont
alors contribué à durcir les positions
de chaque camp, participant à faire de
cette question une ligne de fracture
centrale des féminismes contemporains.
La dispersion, faiblesse
et force des féminismes
Les deux exemples développés
pourraient laisser croire à l’existence de deux pôles entre opposantes
ou partisanes des formulations
théoriques et politiques les plus
récentes (intersectionnalité, queer,
postcolonialisme, etc.). Pourtant,
(11) Voir Lilian M. (2003), « Prostituées
et féministes en 1975 et 2002 : l’impossible
reconduction d’une alliance 
», Travail,
genre et sociétés, n° 10, p. 31-48.
les antagonismes qui se forment à
chacun des débats ne regroupent pas
les mêmes féministes. Certes, on
retrouve un pôle « anti-voile »/« antiprostitution » réunissant certaines
associations féministes (CNDF ou
Ni putes Ni soumises), intellectuelles
(Gisèle Halimi ou Sylviane Agacinski) et institutions en charge des
politiques d’égalité, et un pôle « provoile »/« pro-prostitution » autour
de féministes queers et intersectionnelles (Panthères roses, Collectif
8 mars pour toutes, Marie-Hélène­
Bourcier ou Virgine Despentes­). Mais
ce serait oublier que des positions
« pro-voile »/« anti-prostitution »
(Christine Delphy) ou « antivoile »/« pro-prostitution » (Planning
familial, Élisabeth Badinter­) existent.
Aucune posture théorique ni aucun
débat ne permettent donc d’établir des
camps féministes figés. La récente tribune pour défendre la pénalisation des
clients de prostituées signée par Christine Delphy (universaliste, radicale,
intersectionnelle et « pro-voile »),
Françoise Héritier (différentialiste,
réformiste et « anti-voile ») et Yvette
Roudy (universaliste, réformiste et
« anti-voile ») est venue le rappeler avec force(12). Cette complexité
des postures théoriques et prises de
position féministes participe à leur
faible lisibilité et donc, souvent, à leur
faible prise dans le débat politique et
médiatique. Néanmoins, elle constitue
également une force. D’abord, elle
assure un renouvellement permanent des pensées féministes, évitant
qu’elles se figent dans des postulats
jamais interrogés. Elle permet aussi de
toucher une grande diversité d’acteurs
sociaux et contribue ainsi à inscrire
plus fermement la question de l’égalité
femmes-hommes au cœur des agendas
théoriques et politiques.
(12) Delphy C., Héritier F. et Roudy Y.
(2013), « L’égalité passe par la pénalisation
du client », Le Monde, 28 novembre.
POL I TIQUES PUB LI QU ES
POLITIQUES PUBLIQUES - DÉCENTRALISATION : OÙ EN SOMMES-NOUS ?
DÉCENTRALISATION :
OÙ EN SOMMES-NOUS ?
Gérard Marcou
Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Directeur du GRALE
Depuis la loi du 16 décembre 2010, l’organisation territoriale de la France est de nouveau en
mouvement comme l’atteste la loi du 27 janvier 2014 – qui manifeste une certaine continuité
avec la précédente – mais aussi de nombreux autres textes déjà votés ou en projet. À partir
de leur examen, Gérard Marcou, nonobstant l’absence d’un dessein explicite, distingue trois
lignes de force. La première a trait à l’institutionnalisation de la négociation des compé­
tences entre les communes, les départements et les régions, ces dernières paraissant plus
privilégiées comme « chefs de file ». La seconde concerne les métropoles, lesquelles ont
pour effet de renforcer fortement l’intercommunalité à travers la concentration de nombreuses compétences. Enfin, troisième point, plusieurs réformes confèrent une légitimité
démocratique accrue aux échelons locaux.
C. F.
La loi du 27 janvier 2014 (« loi
MAPAM ») annonce la modernisation de l’action publique territoriale
et l’affirmation des métropoles.
Pourtant, l’encre à peine sèche, le
Président de la République annonçait le 14 janvier un nouveau projet
de loi, cette fois tourné vers le renforcement des régions. Bien d’autres
textes importants pour les élections
locales ont été votés ces derniers
mois, y compris la limitation du
cumul des mandats, et de nombreuses lois sectorielles, récemment
votées, ou en projet affecteront les
compétences des différentes collectivités territoriales.
Derrière l’accumulation des
textes et malgré l’absence d’un
dessein explicite du gouvernement,
on devine une certaine continuité
d’orientation entre la réforme
de 2010 et celle de 2014 : promouvoir l’intercommunalité et affaiblir
le département, sans le dire, au profit
de la région. Mais, pour apprécier la
portée de la réforme en cours, c’est
l’ensemble des lois récentes intéressant les collectivités territoriales qu’il
faut rapprocher. Trois lignes de force
semblent alors se dégager : la mise
en place d’une arène de négociation
des compétences qui devrait favoriser
la région par la fonction de « chef de
file » ; la poursuite du regroupement
des communes et la concentration des
pouvoirs urbains ; les transferts de
légitimité. On voit aussi se dessiner
en creux un nouveau profil du rôle
de l’État.
La négociation
des compétences
et la fonction
de chef de file
Faute d’avoir pu ou voulu simplifier les structures pour clarifier
les compétences, comme l’avait
recommandé le rapport Balladur,
et exprimer une conception globale
des rôles respectifs de l’État et des
différentes catégories de collectivités
territoriales, le législateur s’en remet
à la négociation pour régler l’exercice
des compétences locales. Si on rapproche les réformes institutionnelles
et les législations sectorielles on voit
se redessiner les profils respectifs de
l’État et des régions.
L’institutionnalisation
de la négociation
des compétences
Il convient de rappeler qu’il n’y
a jamais eu de législation générale
sur la répartition des compétences
entre l’État et les collectivités
territoriales. Les compétences effectivement exercées par les différentes
collectivités territoriales résultent de
multiples législations sectorielles, et
de l’exercice de la clause générale de
compétence. La loi du 27 janvier 2014
rétablit la clause générale de compétence des régions et des départements,
que la loi du 16 décembre 2010 n’avait
pas réellement supprimée.
Avec la loi du 27 janvier 2014,
l’État renonce à définir un schéma
d’ensemble de la distribution
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
87
POLITIQUES PUBLIQUES - DÉCENTRALISATION : OÙ EN SOMMES-NOUS ?
des compétences entre les différentes catégories de collectivités
territoriales et ses missions n’apparaissent qu’en creux. Le titre I
de la loi repose sur deux institutions essentielles : la collectivité
« chef de file » et la conférence
territoriale de l’action publique
(CTAP). Mais il ne redéfinit pas
les compétences matérielles respectives des collectivités territoriales,
bien qu’il précise ponctuellement
certaines d’entre elles. Selon le
nouvel article L. 1111-9 CGCT, la
région – l’article utilise la même
formulation pour le département
et la commune (ou l’établissement
public de coopération intercommunale – EPCI – à fiscalité propre)
(par. II à IV) – – « est chargée d’organiser, en qualité de chef de file, les
modalités de l’action commune des
collectivités territoriales et de leurs
établissements publics pour l’exercice des compétences relatives… »
aux domaines dont l’énumération
suit. Mais cette énumération ne
définit pas ces compétences et ne
crée pas des compétences nouvelles.
L’« action commune », par référence
à l’article 72.5 de la Constitution
d’où provient cette expression,
s’applique seulement aux compétences existantes des collectivités
territoriales existantes.
La mission des CTAP est de
favoriser « un exercice concerté
des compétences » et d’émettre des
avis sur la conduite des politiques
publiques et les délégations de compé­
tences (art. L. 1111-9-1 CGCT). La
CTAP est présidée par le président de
la région et elle réunit les présidents
des conseils départementaux (nouveau
nom des conseils généraux), les présidents des EPCI à fiscalité propre, ou
leurs représentants élus pour ceux de
moins de 30 000 habitants, et les représentants des communes selon trois
classes démographiques, notamment.
Les modalités de l’action commune
sont fixées par des « conventions
88
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
territoriales d’exercice concerté »
(CTEC) pour chacun des domaines
pour lesquels la région ou le département sont désignés comme chefs
de file ; elles peuvent l’être pour les
domaines dans lesquels les communes
et leurs EPCI à fiscalité propre sont
désignés comme chefs de file. Les
CTEC donnent lieu à un débat en
CTAP ; elles déterminent en particulier les délégations de compétences,
la création de services unifiés et les
modalités de simplification et de clarification des interventions financières
des collectivités territoriales. La CTEC
permet de déroger à l’obligation pour
le maître d’ouvrage de financer au
moins 30 % de l’investissement et à
celle interdisant le cumul de subventions du département et de la région,
en dehors des opérations inscrites
dans le contrat de projet État-région
(CPER) (art. L. 1111-9.I CGCT).
L’État est exclu de la CTAP, sous
réserve du contrôle de légalité sur les
CTEC, sauf quand des collectivités
territoriales demandent la délégation
de compétences de l’État, comme la
loi en élargit la possibilité ; dans ce
cas, le préfet de région y participe.
La loi ne fait ici que définir une
arène de négociation et l’on peut
s’attendre à ce que la logique de
l’échange politique l’emporte sur les
« objectifs de rationalisation » visés
par la loi (art. L. 1111-9-1.V). Un
tel cas de figure n’est pas nouveau et
ses suites sont connues : « l’échange
politique territorial » se définit par
« un style de négociation qui est
celui du marchandage, et il n’est pas
orienté vers la recherche de solution aux problèmes […] ; il permet
des contreparties et des transferts
d’intérêts comme dans tout système
de troc » (1).
(1) Marin B. (1990), p. 31, dans Marin B.
(ed.), Governance and generalized political
exchange. Self-organizing policy networks in
action, Francfort, Campus Verlag/Boulder,
Westview Press.
L’État, « chef de file »
La liste des domaines pour lesquels des collectivités territoriales
sont désignées comme chefs de file
fait apparaître en creux ceux pour
lesquels l’État conserve, au-delà de
la législation, la maîtrise administrative et financière, tout en intégrant
des compétences locales plus ou
moins étendues.
Tel est le cas en matière d’habitat
et de logement. Ce domaine essentiel
est absent de ceux pour lesquels la
loi définit des collectivités territoriales chefs de file. C’est que l’État
demeure le chef de file, en dépit du
rôle accru donné aux intercommunalités et aux départements au cours
des dernières années. Le coût de la
politique du logement représente
pour l’État 40 milliards d’euros, dont
16 milliards pour les seules aides
au logement (2). Depuis la fin des
années 1990, le lo­gement s’impose
comme une priorité aux documents
d’urbanisme communaux, notamment par l’obligation de compatibilité
des plans locaux d’urbanisme (PLU)
aux plans locaux de l’habitat (PLH),
lesquels doivent prendre en compte
les objectifs communiqués par le préfet de région. La loi 2014-366 pour
l’accès au logement et un urbanisme
rénové (ALUR) du 24 mars 2014
renforce l’obligation logement dans
la planification urbaine et la loi de
programmation pour la ville et la
cohésion urbaine du 21 février 2014
repose sur des instruments centralisés
(l’ANRU).
Il en va de même en ce qui
concerne la politique de santé et de
protection sociale. L’État a mis en
place progressivement un système
vertical de pilotage du système de
soins. La loi du 21 juillet 2009 (HPST)
(art. 117 et suiv.) a remplacé les ARH
(2) Trannoy A., Wasmer É. (2013), « La
politique du logement locatif », Les Notes
du Conseil d’analyse économique, n° 10, Paris,
La Documentation française, octobre.
POLITIQUES PUBLIQUES - DÉCENTRALISATION : OÙ EN SOMMES-NOUS ?
de la loi de 1995 par les ARS (agences
régionales de santé), à la vocation
encore plus large, établissements
publics de l’État chargés de la réalisation des objectifs de la politique
nationale de santé, dans le cadre des
directives d’un conseil national de
pilotage et de l’objectif de dépenses
fixé par la loi de financement de la
Sécurité sociale, et des principes de
l’action sociale et médico-sociale. La
même loi met fin au statut d’établissements public local des hôpitaux
publics. Les collectivités territoriales
sont seulement consultées, notamment
au sein de la conférence régionale de
la santé et de l’autonomie (C. santé
publique : art. L. 1432-4).
En matière d’éducation et d’enseignement supérieur, la législation
fait apparaître la compétence générale de l’État, ce qui n’exclut pas
l’attribution de compétences aux collectivités territoriales qui s’intègrent
dans un système national piloté par
l’État (cf. la loi du 8 juillet 2013 sur
l’école – art. 18 et suiv. sur les collectivités territoriales ; loi du 22 juillet
2013 sur l’enseignement supérieur
et la recherche (3)).
Les transferts ponctuels
de compétences
Ces transferts sont assez nombreux et ne paraissent pas obéir à
un plan d’ensemble. La loi charge
ainsi la région d’adopter un schéma
régional de l’intermodalité (sauf
en Île-de-France où s’appliquent
d’autres dispositions), avec lequel
les plans de déplacements urbains
(PDU) doivent être compatibles
(art. 6 : C. transports, art. L. 1214-7),
et elle étend à l’aménagement numérique le contenu du schéma régional
d’aménagement et de développement
du territoire (art. 2). La loi du 22 juillet 2013 prévoit que la région élabore
(3) Fortier Ch. (2013), « Les universités
dans la loi du 22 juillet 2013 », AJDA, n° 39,
18 novembre, p. 2251.
et adopte, en y associant les autres
collectivités territoriales, un schéma
régional de l’enseignement supérieur,
de la recherche et de l’innovation,
dans le cadre de la « stratégie nationale » ; la région fixe ensuite les
objectifs des programmes pluriannuels d’intérêt régional en matière
de recherche (art. 19 : C. éduc., art.
L. 214-2). La loi du 27 janvier 2014
permet le transfert aux régions, sur
leur demande, de tout ou partie de la
gestion des programmes européens
en qualité d’autorité de gestion ou par
délégation de gestion ; dans le premier cas, elles supportent la charge
des corrections et sanctions financières mises à la charge de l’État par
la Commission­européenne (art. 78).
Enfin, la loi du 5 mars 2014 étend la
compétence régionale à l’ensemble
de la formation professionnelle
(art. 21 ; C. travail, art. L. 6121-1).
Plusieurs lois à venir sont un enjeu,
à cet égard, pour les régions.
Les métropoles
et la réforme
du premier niveau
Au 1er janvier 2014, on dénombrait 2 145 intercommunalités à
fiscalité propre regroupant 36 614
communes, et 62 millions d’habitants (4). La généralisation de
l’intercommunalité prévue par la
loi du 16 décembre 2010 a donc
été menée à son terme sous réserve
de quelques cas isolés. La loi du
27 janvier 2014 a repris et étendu
l’institution de la métropole prévue
par cette même loi mais avec des
variations importantes. On peut voir
la création des métropoles comme le
premier pas vers une réforme radicale
du premier niveau, l’intercommunalité étant désormais généralisée. Il
faudra alors s’interroger sur l’avenir
de la commune historique.
(4) Acteurs publics (2014), n° 910, 10 mars.
L’institution des métropoles
La loi permet de distinguer quatre
situations différentes : un régime de
droit commun et trois régimes particuliers (le Grand Paris, la métropole
de Lyon et celle d’Aix-MarseilleProvence­). La métropole est un EPCI
à fiscalité propre, sauf celle de Lyon,
qui est une collectivité à statut particulier créée en lieu et place de la
communauté urbaine et du département dans le périmètre de celle-ci.
Le régime de droit commun
(CGCT : art. L.5217-1) s’applique
aux métropoles qui naîtront de la
transformation de plein droit par
décret des intercommunalités à
fiscalité propre de plus de 400 000
habitants dans une aire urbaine de
plus de 650 000, et de la transformation volontaire de celles formant
un ensemble de 400 000 habitants
incluant le chef-lieu de région, ou se
trouvant au centre d’une zone d’emploi de plus de 400 000 habitants et
exerçant déjà les compétences que
la loi attribue aux métropoles au lieu
et place des communes membres.
Cela donnera lieu à la création de
9 métropoles de droit commun par
transformation de plein droit, et deux
autres agglomérations pourront y
prétendre.
En revanche, les métropoles du
Grand Paris, de Lyon et Aix-Marseille-Provence sont créées par la loi.
La métropole du Grand Paris
et celle d’Aix-Marseille-Provence
sont subdivisées en « territoires »
correspondant aux EPCI existant à
la date du 31 décembre 2014.
L’élection du conseil donne lieu
à des modalités variables. Pour les
métropoles de droit commun, les
conseillers communautaires sont élus
avec les conseils municipaux, donc
au suffrage direct, selon les modalités fixées par la loi du 17 mai 2013.
Ce régime s’applique à la métropole
d’Aix-Marseille-Provence. Pour
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
89
POLITIQUES PUBLIQUES - DÉCENTRALISATION : OÙ EN SOMMES-NOUS ?
les métropoles de Paris et de Lyon,
un régime transitoire s’appliquera
jusqu’au prochain renouvellement
des conseils municipaux suivant la
création de la métropole, en attendant qu’une ordonnance précise les
conditions d’élections des conseillers
communautaires.
Les compétences
des métropoles
La création des métropoles
répond à un double objectif : dynamiser les pôles de développement
économique et soutenir la production de logements dans les zones
urbaines denses, en mettant en place
des autorités locales à l’échelle de
l’unité urbaine. Ce double objectif conditionne la concentration
des compétences au bénéfice des
métropoles.
L’un des enjeux était le transfert
de la compétence en matière de PLU
aux intercommunalités à fiscalité
propre. Ce sera le cas pour les métropoles, comme cela l’était déjà pour
les communautés urbaines. Mais
pour les communautés de communes
et les communautés d’agglomération, ce transfert n’interviendra que
trois ans après la publication de la
loi ALUR sauf opposition de 25 %
des communes représentant 20 %
de la population.
Dans les quatre types que la loi
distingue, la métropole concentre
les pouvoirs en matière d’habitat,
de lo­g ement et de politique de
la ville, définis dans les mêmes
termes. Les compétences des
communautés urbaines sont également alignées, en ce domaine,
sur celles des métropoles : l’article 71 de la loi de modernisation
de l’action publique territoriale
et d’affirmation des métropoles
(MAPAM) supprime la limitation
de la compétence logement aux
seules opérations d’intérêt communautaire.
90
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
Cependant la métropole du
Grand Paris donne lieu à des dispositions spécifiques : elle élabore
un « projet métropolitain », puis un
« plan métropolitain de l’habitat et
de l’hébergement », qui tient lieu de
PLH, doit être compatible avec le
schéma directeur de la région Îlede-France (SDRIF) et prendre en
compte le « schéma régional de l’habitat et de l’hébergement », lequel
est adopté par le comité régional de
l’habitat et non par le conseil régional (CGCT : art. L. 5219-1.V, al. 2).
Mais la nouveauté des métropoles en ce qui concerne le logement
réside moins dans les compétences
directes en ce domaine que dans l’é­
lar­gis­sement des compétences des
métropoles à tout ce qui fait la ville,
y compris le développement économique, la lutte contre les pollutions,
les déplacements, les économies
d’énergie. C’est la globalité de la
compétence métropolitaine, préfigurant d’une certaine manière la
commune nouvelle de l’aire urbaine,
qui constitue l’élément nouveau le
plus fort de la réforme, et a déterminé, en outre, un élargissement
des compétences des communautés
urbaines. Il est vrai que ce dernier
risque d’être en trompe-l’œil dès
lors que la plupart des communautés urbaines actuelles deviendront
des métropoles.
Cet élargissement est moins
marqué pour la métropole du Grand
Paris dont les compétences sont limitées à cinq domaines importants
(outre le transfert des compétences
des EPCI qu’elle absorbe et remplace) : l’urbanisme, l’habitat et le
logement, la politique de la ville, le
développement et l’aménagement
économique, social et culturel ; la
protection et la mise en valeur de
l’environnement et du cadre de vie.
Manquent les compétences relatives
à la gestion des services d’intérêt
collectif ; de plus, la compétence pour
la constitution de réserves foncières
est limitée à celles qui sont d’intérêt métropolitain, à la différence des
métropoles de droit commun et de
Lyon – ce qui se justifie par l’étendue que couvrira la métropole du
Grand Paris et l’existence en son sein
de nombreuses grosses villes. Bien
que l’article L. 5219-1. II se réfère
au régime des métropoles de droit
commun pour ce qui n’est pas réglé
par le chapitre sur la métropole du
Grand Paris, la liste des compétences
exercées de plein droit en lieu et place
des communes exclut que l’on puisse
prétendre qu’elle exercerait aussi les
compétences des métropoles de droit
commun. Il en va de même du régime
des délégations de l’État qui donne
lieu à des dispositions particulières.
Le rôle des métropoles dépendra
aussi, précisément, des délégations de compétences consenties
par l’État. Le régime est différent
pour les métropoles de droit commun et pour celle du Grand Paris.
Celle-ci peut demander à l’État de
la faire bénéficier de compétences
dérogatoires en matière de ZAC et
d’autorisations d’urbanisme, d’engager en sa faveur une procédure de
projet d’intérêt général ; elle peut
demander la délégation de quatre
compétences indissociables qu’elle
exercerait au nom de l’État : les
aides au logement social locatif, les
aides en faveur de l’habitat privé par
délégation de l’Agence nationale de
l’habitat (ANAH), la garantie du
droit au logement décent, la procédure de réquisition attribution,
la veille sociale (accueil, hébergement, accompagnement). Enfin,
l’État peut mettre à la disposition
de la métropole du Grand Paris les
établissements publics d’aménagement de l’État.
En revanche, la référence au chapitre VII trouve toute son utilité en
ce qui concerne la possibilité pour
les métropoles d’exercer au lieu et
POLITIQUES PUBLIQUES - DÉCENTRALISATION : OÙ EN SOMMES-NOUS ?
place du département et de la région
certaines de leurs compétences,
énumérées par la loi (art. L.5217-2.
IV et V), notamment en matière de
développement économique, ce que
n’écarte aucune disposition du chapitre IX
Pour la métropole de Lyon, la
globalité de la compétence est accentuée par le fait qu’elle absorbe à
l’intérieur de son périmètre la totalité
des compé­tences du département.
Quel avenir pour la
commune historique ?
Avec la généralisation de l’intercommunalité, c’est bien une
administration communale à deux
degrés qui se met en place, et les
métropoles en sont la configuration
la plus intégrée. L’idée n’est pas nouvelle, des municipalités de canton
du Directoire au plan Fouchet du
15 mai 1968.
Cependant, le renforcement de
l’intercommunalité ne signifie pas
la mort de la commune historique,
même si certaines très petites communes doivent disparaître. D’ores
et déjà, on sait qu’en 2011, les
dépenses des intercommunalités
représentaient plus de 31 % du
total des dépenses du bloc communal ; l’intégration financière est
plus forte dans les communautés
urbaines (dépenses de 1 252 euros/
habitant), et moins forte dans les
communautés d’agglomération
(871 euros/habitant) que la moyenne
(813 euros/habitant) (budgets primitifs 2012) (5). Même si des évolutions
sont à prévoir, la part des communes
devrait en moyenne rester supérieure
à 50 % dans les dépenses du bloc
communal. Les intercommunalités sont des unités administratives
souvent étendues. Il ne faut pas que
(5) Données publiées par la DGCL : www.
collectivites-locales.gouv.fr/files/files/
BPGFP_2012.pdf
l’avantage de gestion se traduise par
un éloignement des élus locaux et
de l’administration des citoyens.
La commune historique peut et doit
conserver des compétences de gestion d’équipements collectifs et de
fourniture de services de proximité,
elle doit également participer aux
processus délibératifs à l’intérieur
de la nouvelle unité.
Dans ce contexte, la question de
l’aménagement des compétences et
des moyens administratifs au sein
de chaque intercommunalité prend
une grande importance.
Les transferts
de légitimité
Ces transferts de légitimité procèdent du nouveau mode d’élection
des conseillers départementaux, de
l’élection des conseillers communautaires, de l’évolution du statut de
la région, de la limitation du cumul
des mandats.
Le nouveau mode
d’élection des conseillers
départementaux
Les élections cantonales étaient
le scrutin le plus stable et le plus
ancien de l’histoire électorale française. Il remontait à 1833 ; la loi du
10 août 1871 avait seulement réduit
à six ans la durée du mandat mais
maintenu le renouvellement partiel
tous les trois ans. Depuis, on s’est
contenté de modifier le découpage
des cantons en fonction de l’évolution
démographique. La surreprésentation
des zones rurales et la très forte dominante masculine parmi les conseillers
généraux affectaient la légitimité de
l’institution, tandis que sa disparition
au profit de la région était ré­gu­liè­
rement évoquée.
La loi du 17 mai 2013 maintient
le scrutin majoritaire uninominal à
deux tours dans le cadre du canton,
mais il s’agira de cantons élargis,
dont le nombre devra être inférieur
de moitié au nombre des cantons
actuels. Les électeurs de chaque
canton éliront un binôme de candidats comportant obligatoirement
un homme et une femme, présentés
par ordre alphabétique. Enfin, la loi
introduit le renouvellement intégral
du conseil départemental au terme du
mandat de six ans (nouveaux articles
L. 191 et suiv. du code électoral).
Cette réforme renouvellera sans
doute la légitimité du département
comme collectivité territoriale,
d’autant que les compétences des
départements ont régulièrement
été étendues depuis le début des
années 1980. Il est vrai que le projet de loi annoncé par le président
de la République dans son discours
du 18 janvier pourrait proposer que
les métropoles soient substituées
au département à l’intérieur de leur
périmètre et en absorbent les compétences, comme la loi du 27 janvier
2014 l’a fait pour Lyon, et la suppression des départements de la « petite
couronne » parisienne est envisagée
par le Premier ministre (16 janvier).
Mais cela ne compromettrait pas le
maintien des départements dans le
reste du pays.
L’élection des conseillers
communautaires
au suffrage direct
La loi du 17 mai 2013 a mis en
œuvre le principe posé par la loi du 16
décembre 2010, l’élection au suffrage
direct des conseillers communautaires,
à compter du premier renouvellement
des conseils municipaux suivant sa
promulgation (art. 51), c’est-à-dire
dès les élections municipales de mars
2014. Il est remarquable que l’application de cette loi n’ait tenu aucune place
dans la campagne électorale. Cela en
marque les limites : les citoyens votent
pour élire des conseils municipaux ;
ils identifieront rarement l’élection
des conseillers communautaires
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
91
POLITIQUES PUBLIQUES - DÉCENTRALISATION : OÙ EN SOMMES-NOUS ?
et rien n’invitait à faire campagne
sur des thèmes propres à l’échelle
intercommunale. C’est pourquoi une
nouvelle réforme sera nécessaire : sans
une élection distincte des conseillers
communautaires, la réforme ne sera
pas achevée. Le gouvernement devra
présenter un rapport au parlement sur
l’application de la loi dans les six mois
suivant les élections municipales
(L. 27 janvier 2014 : art. 48).
Selon les nouvelles dispositions, nul ne peut être conseiller
communautaire s’il n’est conseiller
municipal. Les conseillers communautaires sont élus selon les même
modalités que les conseillers municipaux, en même temps qu’eux et
sur la même liste. Toutefois, dans les
communes de moins de 1000 habitants (élection du conseil municipal
au scrutin majoritaire plurinominal),
les conseillers communautaires sont
désignés dans l’ordre du tableau du
conseil municipal, de sorte que le
maire sera toujours membres du
conseil communautaire (C. électoral : art. L.273-1 à L. 273-12).
Le statut de la région
La loi du 27 janvier 2014 est plutôt
favorable au renforcement du premier
niveau, celui des communes, surtout
si l’on considère que les métropoles
sont substituées aux régions dans
certaines compétences relatives au
développement économique. Le projet
de loi annoncé par le gouvernement
devrait être favorable aux régions. Le
Président de la République a envisagé
une diminution du nombre de régions
et le Premier ministre a annoncé que
le projet de loi portera sur « le renforcement des pouvoirs des régions en
allant très loin dans la décentralisation
de certaines compétences ».
La diminution du nombre des
régions est une opération politique
difficile. Depuis la loi du 16 décembre
2010, elle n’est plus possible sans
l’accord préalable exprimé lors d’une
consultation des électeurs par la majo-
92
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
rité absolue des suffrages exprimés,
représentant le quart des électeurs
inscrits, dans chacune des régions
concernées (CGCT : art. 4123-1).
L’échec du référendum alsacien sur
la fusion de la région et des deux
départements incitera sans doute à
la prudence.
Plus importante est la question
des pouvoirs des régions. Au-delà de
nouveaux transferts de compétences
matérielles, c’est sur la question du
pouvoir réglementaire que le débat se
fixe (6). En réalité, les régions, comme
les autres collectivités territoriales,
disposent d’un pouvoir réglementaire
pour l’exercice de leurs compétences.
Mais l’exercice des compétences est,
à la fois, l’objet exclusif et la limite
du pouvoir réglementaire des collectivités territoriales. Comme le rappelle
nettement le Conseil d’État dans son
avis du 15 novembre 2012 : « Il serait
contraire aux articles 21 et 72 de la
Constitution de confier aux collectivités territoriales le soin de fixer des
règles d’application d’une législation
étrangère aux compétences locales, et
ce, alors même que cette législation
ne serait pas sans incidence sur leur
fonctionnement, sur l’exercice de leurs
compétences ou sur la vie locale »
(§1, c). Un tel pouvoir exigerait
une révision de la Constitution et
engagerait la France sur la voie du
fédéralisme (7).
(6) Cf. notamment : Chavrier G. (2012), Le
pouvoir normatif local : enjeux et débats,
Paris, LGDJ, coll. « Systèmes » ; Faure B.
(2013), « Le Conseil d’État et le pouvoir
réglementaire des collectivités territoriales »,
AJDA 18 novembre, p. 2240.
(7) Marcou G. (2008), « Les paradoxes de
la région », AJDA, n° 30, p. 1634 ; « Quel
avenir pour la région en France : décentralisation ou autonomies régionales ? »,
in Lucarelli A., Verpeaux M. (2013) (dir.),
Régionalisme italien et régionalisme français,
Paris, L’Harmattan­« Logiques juridiques »,
p. 151-181.
La fin du cumul
des mandats
La loi organique du 14 février
2014 met fin, pour l’essentiel, à l’une
des plus vieilles coutumes constitutionnelles françaises. À compter du
premier renouvellement de l’assemblée parlementaire à laquelle il
appartient suivant le 31 mars 2017,
un parlementaire ne pourra plus
exercer simultanément un mandat
de maire, ou d’adjoint, de président
ou de vice-président d’une collectivité
territoriale, ou plus généralement une
fonction exécutive, ni être président
du conseil d’administration d’un
établissement public, d’une société
d’économie mixte locale (SEML)
ou d’une société publique locale ou
encore d’un office d’HLM, notamment. Aucun seuil démographique
n’est prévu, à la différence des dispositions actuelles. Ne reste que la
possibilité d’être élu simple conseiller.
Combinée avec les exigences
de parité, et la réforme des conseils
départementaux, cette réforme devrait
conduire à un renouvellement important du personnel politique dans les
années à venir, et libérer des intérêts
locaux les réformes relatives aux
collectivités territoriales discutées
au parlement.
lll
S’il est donc encore difficile
d’entrevoir ce que sera la nouvelle
organisation territoriale de la France (8),
on ne devrait pas oublier que l’esprit
de la décentralisation, c’est d’abord
de renforcer le premier niveau, ce
qui impose d’adapter l’institution
commu­nale aux données de la société
contemporaine. Enfin, la décentralisation n’est pas une fin en soi. Elle doit
donc être évaluée, dans les différents
domaines, en fonction du service
rendu et des coûts.
(8) Marcou G. (2013), « L’État et les
collectivités territoriales : où va la décentralisation ? », AJDA, n° 27, p. 1556.
BIBL I OTHÈQUE
BIBLIOTHÈQUE - TRENTE ANS APRÈS LA DISTINCTION DE PIERRE BOURDIEU
PHILIPPE COULANGEON
ET JULIEN DUVAL (Dir.)
« Trente ans après La Distinction de Pierre Bourdieu »
(La Découverte, 2013)
Présenté par Antoine Saint-Denis
Un livre central
et controversé
La Distinction s’est imposée
comme l’un des livres de référence
de la sociologie contemporaine. Pierre
Bourdieu y établissait, sur la base de
travaux collectifs, combien le jugement de goût – le fait d’aimer ou de
détester tel roman, tel tableau, telle
musique ou telle décoration –, loin
de relever purement des choix individuels, est un jugement de classe, faisant du monde social « une lutte de
classement ».
Devenu une référence, cet épais
volume publié aux éditions de Minuit
en 1979 n’est pourtant pas à proprement parler un classique. Sa composition est bien trop originale pour
cela. La description de la société française des années 1960 et 1970 qui
résulte d’enquêtes de terrain et de traitements statistiques novateurs pour
l’époque est appuyée par de multiples
graphiques et tableaux, et s’y trouve
mêlée avec des considérations théoriques de grande portée.
Surtout, ce livre a suscité dès
sa parution de multiples débats et
controverses, quant à la validité de
ses conclusions et de ses concepts.
Épaulés par près de trente auteurs,
Philippe Coulangeon et Julien Duval
viennent de publier le résultat d’un travail éditorial, qui permet de prendre
toute la mesure de la trace laissée par
cette œuvre innovante et dérangeante.
S’ils aboutissent à la conclusion que
La Distinction s’est imposée comme
« une référence forte dans le corpus
des sciences sociales contemporaines »
et « un outil fécond pour analyser le
monde contemporain », c’est sans complaisance, car après avoir considéré les
mutations de la société française en
trois décennies, mais aussi les limites
théoriques de l’ouvrage.
Ce livre, qui brassait un grand
nombre d’objets d’étude et mêlait développements littéraires et tableaux statistiques, est resté déconcertant, « fécond
mais décalé par rapport aux pratiques
de recherches en vigueur », marquées
par un « durcissement des frontières
entre les méthodes et entre les objets ».
En dépit de toutes ces nuances, le
constat est clair : l’empreinte de La
Distinction sur la sociologie de la
culture, la sociologie politique, ou la
sociologie des classes sociales est profonde et durable.
Un rayonnement
international
Alors que la sociologie américaine
et son appétence pour les quantifications semblent dominer aujourd’hui, il
est notable que La Distinction se soit
imposée comme l’une des références
majeures des sociologues. Traduit dans
douze langues, le livre a aussi rayonné
au sein de l’anthropologie, de l’économie, de l’histoire, de la science politique ou des études littéraires. Surtout,
que ce soit en France ou à l’étranger,
il a attiré l’attention, bien au-delà du
cercle des spécialistes.
Cela signifie-t-il que ses concepts
et conclusions sont transposables aux
contextes étrangers ? De multiples
recherches le démontrent, avec certaines nuances.
Ainsi, un article rend compte des
mutations intervenues en matière
d’offre culinaire des restaurants dans
le quartier du South End de Boston,
aux États-Unis. Ce qui était naguère
un quartier populaire est devenu un
endroit gentrifié. Une nouvelle population de cadres à pouvoir d’achat relativement élevé revendique un goût de
la mixité sociale. Pourtant, elle a totalement rejeté la nourriture populaire
qui caractérisait les enseignes, pour
lui préférer des plats exotiques, voire
des restaurants chics servant notamment des plats français. Ainsi, qu’on
ne s’y trompe pas : s’il y a diversité des
goûts culinaires des nouveaux habitants, celle-ci ne signe pas la fin des
aversions envers des goûts populaires.
La nouvelle diversité est devenue un
signe de distinction sociale mais n’empêche pas les exclusions.
Une autre étude détaille comment
se déploie le souci de distinction des
élites de São Paulo : rejet de l’architecture moderne marquée par l’abolition
de l’inscription spatiale des frontières
de classe – ainsi, dans les maisons,
les cuisines ouvertes ne séparent plus
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
93
BIBLIOTHÈQUE - TRENTE ANS APRÈS LA DISTINCTION DE PIERRE BOURDIEU
franchement la domesticité des maîtres
–, rejet des films brésiliens à connotation sociale, qui montrent la misère
et la violence, rejet de l’art abstrait,
non occidental ou qui tient au propos
pessimiste.
« La classe continue à être le facteur
fondamental de la structuration et de
la différenciation de la vie culturelle »,
même si, comme partout, « la principale opposition n’est pas entre culture
intellectuelle et culture populaire, mais
entre participation et non-participation
aux activités culturelles ».
Tous ces auteurs rappellent combien se trouve profondément vérifiée,
sous toutes les latitudes, la thèse centrale de Pierre Bourdieu. Les jugements
de goût, qui se présentent comme des
préférences esthétiques, ont en fait un
caractère social marqué, et sont étroitement dépendants de la position sociale
des individus.
Omnivorité
et éclectisme
Qu’en est-il alors de la thèse de
« l’omnivorité » ? Richard Peterson
avait, à partir du début des années 1990,
pointé la transformation des pratiques
culturelles, et le fait que les classes
supérieures, loin de se cantonner à la
consommation de produits élitistes,
prenaient plaisir à s’immerger dans les
cultures populaires. D’autres auteurs
sont allés jusqu’à annoncer la disparition des préférences sociales en matière
culturelle, au profit d’un « éclectisme »
généralisé.
En fait, tout indique que l’incontestable diversification des pratiques
culturelles – décuplée par les outils
numériques – n’a nullement entraîné
une homogénéisation des pratiques
des différentes classes sociales. Les
goûts des uns demeurent dans une large
mesure les dégoûts des autres, même
s’il faut souvent y regarder de plus près
94
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
pour voir apparaître la logique de différenciation sociale à l’œuvre dans les
pratiques culturelles.
Ainsi, l’évolution du public de
l’Ensemble intercontemporain, seul
orchestre permanent en France qui se
consacre exclusivement à la musique
contemporaine, entre 1983 et 2007, fait
apparaître que la logique de distinction
à l’œuvre dans ce public effectuant des
choix ciblés demeure très largement
actuelle. Seule une fraction très limitée du public, celui qui est le mieux
doté en capital culturel, pratique l’omnivorisme.. Autrement dit, il faut être
solidement ancré dans l’élite pour pouvoir sans risque de remise en cause de
sa position sociale mélanger les pratiques musicales.
Légitimité culturelle
Si la culture savante décline, et si les
classes supérieures consomment de plus
en plus de productions de masse, elles ne
le font du reste pas de la même manière
que les classes populaires. La logique
de distinction les conduit à le faire sur
un mode ironique, ou en y mobilisant
d’autres attraits. À la vue d’un même
film, les uns valoriseront le jeu d’acteurs
ou la profondeur de l’histoire, les autres
l’action. La démocratisation annoncée
montre ainsi toutes ses limites.
L’un des travaux les plus évocateurs
compare les goûts musicaux des jeunes
immigrés de l’East End londonien avec
ceux de l’Île-de-France. Il montre que
la culture populaire de ces jeunes n’a
rien d’une culture de masse ou commerciale. Faite de RnB, de hip-hop
et de musiques ethniques d’inspiration traditionnelle mais réadaptées au
contexte européen, elle se nuance en
de multiples sous-styles qui sont autant
de marqueurs des histoires familiales
et du contexte du quartier.
En France comme au Royaume-Uni,
« certaines frontières musicales restent
clairement des frontières sociales. »
Mais les jeunes d’ici, confrontés à un
rejet social plus grand de leurs préférences – nombre de municipalités
françaises refusent par exemple de soutenir le rap – ont développé un sentiment d’illégitimité face aux institutions
beaucoup plus fort que ceux d’outreManche, confrontés à une politique
culturelle beaucoup plus neutre.
Le succès des romans policiers – un
quart des livres lus – est-il le signe
d’une démocratisation culturelle ? La
réalité s’avère plus subtile. Les gros
lecteurs de romans policiers sont majoritairement des « transfuges de classe »,
c’est-à-dire des personnes dont la trajectoire est marquée par une ascension
sociale rapide, mais qui s’effectue par
à-coups. Pour cette raison, ces individus qui sont souvent des intellectuels de première génération se sentent
confrontés à un risque de déclassement.
Pourquoi choisissent-ils donc de lire
des polars ? « Le polar est pour eux
un moyen de s’évader… dans le réel,
de découvrir d’autres métiers, de gérer
leur identité, de comprendre ce qu’ils
auraient pu devenir ».
Un déterminisme
de classe ?
Tout en revendiquant l’héritage de
Bourdieu, le sociologue Bernard Lahire
se démarque de l’habitus bourdieusien,
en rappelant que la plupart des individus sont « culturellement hybrides ou
composites ». Loin d’être déterminés
par leur passé, ils déclenchent – ou pas,
selon les situations – les dispositions
et compétences dont ils sont porteurs.
Selon lui, « les phénomènes de dissonance culturelle sont majoritaires dans
toutes les classes sociales. »
Dans La Distinction, Bourdieu
opposait les préférences pour l’inutile des classes supérieures aux goûts
marqués par la nécessité des classes
BIBLIOTHÈQUE - TRENTE ANS APRÈS LA DISTINCTION DE PIERRE BOURDIEU
populaires. En plus de fonder « une
critique sociale du jugement », l’ouvrage constituait une véritable « théorie des classes sociales ».
Las, Jean-Claude Passeron considère que Bourdieu a sous-estimé
« l’autonomie et la résistance dans
les choix culturels des dominés »,
peut-être pour n’avoir pas voulu voir
« que ‘‘le peuple’’ ou ‘‘le populaire’’
est d’abord un enjeu de lutte entre les
intellectuels », lesquels plaquent sur
d’autres groupes sociaux leurs propres
représentations. On a trop souvent tendance à appréhender les classes populaires de manière homogène, sans voir
qu’elles sont parcourues de pratiques
aussi diverses que celles des classes
supérieures.
Pierre Bourdieu avait pointé l’émergence dans les années 1960 et 1970
d’une « petite bourgeoisie nouvelle »,
sensible à l’écologie, au féminisme, au
tiers-mondisme, souvent investie dans
des associations et des luttes symboliques plus que matérialistes. Dans ce
qui lui était apparu comme une « fuite
romantique du monde réel », Bourdieu
voyait une consolidation des intérêts
de la bourgeoisie.
Or, cette catégorie ne semble pas
avoir résisté au temps, ou à l’analyse. Les différents contributeurs préfèrent, trois décennies après, évoquer
des « classes moyennes salariées ».
Avec la crise économique et les mutations du salariat, celles-ci peinent de
plus en plus « à affronter le dilemme
de la domination », coincées entre les
classes populaires sur lesquels elles
continuent d’exercer un certain pouvoir (dans le cadre de métiers tels que
travailleur social face aux pauvres ou
enseignant face à des enfants immigrés) et les classes supérieures qui
leur renvoient, du fait de la panne de
l’ascenseur social, le sentiment d’un
déclassement.
Compétition à l’école
Bourdieu avait montré le rôle déterminant que joue le volume de capital,
tant culturel (symbolique) qu’économique dont disposent les individus
quant à leurs positions sociales. Un
des textes de l’ouvrage de 2013 compare les stratégies mises en place au
sein des classes moyennes supérieures
en faveur de la réussite scolaire de leurs
enfants.
Tous disposent d’un capital global
élevé, mais celui des « technocrates »
est composé avant tout de capital économique. Leur rapport à la connaissance a un caractère instrumental. Le
choix du lieu de résidence, la création
d’un environnement « conditionnant »
pour les enfants, le recours à des cours
particuliers sont des traits saillants des
stratégies de réussite parentale.
Par opposition, les « intellectuels »
disposent d’un capital économique
moindre, mais sont mieux dotés en
capital culturel. Ils travaillent plus
souvent dans le secteur public et se
montrent très attachés à la méritocratie. Les parents se livrent à de véritables études de marché pour trouver
les meilleures écoles, faire jouer leurs
réseaux et inscrire leurs enfants aux
options scolaires les plus valorisées.
Si les auteurs ne savent pas dire clairement quel groupe tend à l’emporter sur l’autre dans notre société, ils
suggèrent que le profil idéal quant à
la réussite d’un enfant dans la société
française d’aujourd’hui serait d’avoir
un père « technocrate » et une mère
« intellectuelle ».
Le sentiment
de légitimité politique
Comment se sentir légitime à
émettre une opinion politique ?
Bourdieu avait aussi, il y a trois décennies, jeté un pavé dans la mare de la
sociologie politique. Les enquêtes dont
La Distinction rendait compte soulignaient que la différence entre classes
sociales ne résidait pas seulement dans
la diversité des opinions émises par les
uns et les autres, mais aussi dans l’inégal sentiment de légitimité à produire
des opinions personnelles.
Il existe bien, rappellent des chercheurs d’aujourd’hui, une « division
du travail politique » entre les classes
sociales. Aussi dérangeant que cela
puisse être dans une démocratie, la réalité est que les citoyens sont inégaux.
Plus encore que la compétence technique, c’est le sentiment d’être compétent qui est inégalement distribué.
Une étude réalisée aux États-Unis
établit que « les mieux dotés en capital
expriment des positions idéologiques
plus sophistiquées et plus nuancées,
tandis que les moins bien dotés, dont les
positions politiques ont plus de chances
d’être déléguées, sont plus enclins à
se déclarer extrêmement libéraux ou
conservateurs ».
Une pensée féconde
Ce nouveau volume de plus de 400
pages ne cache pas certaines questions restées assez inexplorées – telle
la question des dimensions spatiales
des structures sociales (comment les
classes sociales sont souvent séparées
physiquement, comment la résidence
est « autant le résultat d’une prise de
position qu’une condition des prises
de position à venir »).
Mais il montre à l’envi toute la
richesse de la pensée de Bourdieu, bien
loin de toute caricature déterministe,
rappelant que le concept-clé d’« homologie structurale » établit non pas des
causalités mais des relations entre une
position sociale et des pratiques. Cette
pensée a été si féconde qu’elle a, à bien
des égards, changé notre perception
contemporaine du social, de la culture
et de la politique.
CAHIERS FRANÇAIS N° 380
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