INTRODUCTION
Le sujet de ce mémoire concerne la représentation de la pensée sur scène. Cette
proposition constitue d'emblée un paradoxe, puisque, à première vue, les processus
mentaux liés à une pensée semblent renvoyer à un « intérieur », opaque et
irreprésentable, comme coupé du monde : quand je pense, je ferme les yeux, et je plonge
en moi-même. Je tente une « dérobade au monde tel qu'il m'apparaît8 ». C'est presque un
repli sur moi-même. Mais je cherche justement à « établir si la pensée et les autres
activités mentales silencieuses et invisibles sont censées paraître9 » lors de la
représentation et sous quel(les) modalités. En outre, le sujet sous-tend deux questions :
–S'agit-il de représenter un contenu de pensée (donc, d'une certaine façon, un
savoir) ou, plus généralement, l'acte, le geste, l'agencement d'un tel contenu, c'est-
à-dire la forme active, voire la performance interne qu'est la pensée ?
–Qu'entend-on exactement par « pensée » : une pensée conceptuelle,
philosophique, ou bien, plus généralement, toutes les activités mentales liées à la
pensée : la rêverie, l'imagination, l'association d'idées, etc ?
Parce que ce document s'appelle, justement, un mémoire, je reviens sur plusieurs
expériences que j'ai faites pendant mon cursus à la Manufacture, autour de ces questions.
La première est longtemps demeurée obscure pour moi, et cette ambiguïté se retrouve
parfois dans le mémoire, qui tentera toutefois d'apporter des éléments de réponses. La
seconde n'en était pas moins omniprésente, même si elle n'était pas toujours formulée
explicitement, et constitue, aujourd'hui, un des fils directeurs de ce travail. Elle renvoie à
une dualité du mot « pensée », qui se retrouve jusque dans le dictionnaire :
PENSEE nom féminin (du latin pensare : peser)10
1. Ensemble des processus par lesquels l'être humain, au contact de la réalité
matérielle et sociale, élabore des concepts, les relie entre eux et acquiert de
nouvelles connaissances : la pensée logique, les démarches de la pensée
2. Le fait de penser à quelque chose, d'imaginer ce qui n'est pas réel, présent ; image,
représentation ainsi fournie, idée
La distinction a été précisée par de nombreux travaux, notamment ceux de David
Gelernter11 : on peut distinguer, d'une part, la pensée analytique, dite haut-niveau
(conceptualisation, abstraction, raisonnement par succession d'opérations logiques sur les
concepts), et d'autre part, la pensée dite bas-niveau, qui procède par associations d'idées,
métaphores, analogies, brouillant le mode de la raison jusqu'à ce que le souvenir ne se
distingue plus nécessairement de l'hallucination et des rêves, par exemple. Plutôt que de
se focaliser sur l'une ou l'autre version de la pensée, ce travail étudie plutôt leurs
modalités d'interaction, dans la perspective de leurs représentations : l'une précède-t-elle
l'autre, par exemple, ou constitue-t-elle au contraire son but, ou encore son point de fuite
(ou les deux...) ? Y a-t-il inspiration réciproque de l'une sur l'autre, et si oui, sous quelles
8 Hannah ARENDT, La vie de l'esprit (La pensée. Le vouloir), trad. L. Lotringer, Paris, PUF, 1981, p. 41
9 Ibid. p. 42
10 Dictionnaire Larousse
11 David GELERNTER, The muse in the machine : computerizing the poetry of human toughts, New-York,
Maxwell Macmillan International, 1994
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