dicdemo

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Gilbert Beaugé, Renaud Veeckman
La dictature démocratique
Essai sur la dégénérescence du système nord américain
1
« Il n’est pas de paix qui dure assez longtemps pour permettre à l’économie qu’elle
rend possible, d’égaler les dépenses exigées par la guerre suivante, l’invention des
dettes publiques se présentant comme un remède ingénieux, il est vrai, mais qui
finit par se détruire lui-même ; tout cela étant, ce que la bonne volonté aurait dû
faire, mais n’a pas fait, c’est finalement à l’impuissance qu’il reviendra de le
réaliser ».
Emmanuel Kant, Sur l’expression courante : il se peut que ce soit
juste en théorie, mais en pratique cela ne vaut rien, yen Théorie et
pratique/Droit de mentir, Paris, Vrin, 1972 (1re ed. 1793) pp. 56-57.
« Notre époque n’est pas que postcommuniste, elle est aussi post-démocratique.
Nous assistons aujourd’hui à l’instauration du totalitarisme démocratique ou, si
vous préférez, de la démocratie totalitaire ».
Alexandre Zinoviev, La grande rupture, L’âge d’homme, Lausanne,
1999, p. 91.
Sommaire
Partie I La dictature démocratique pour demain.
Chap. 1 La globalisation signifie-t-elle la fin de l’histoire démocratique des Usa ?
Chap. 2 Prospérité de la misère, et misère de la prospérité.
Chap. 3 Misère et recomposition des hiérarchies.
Chap. 4 La démocratie, l’économie de marché et les idées reçues.
Chap. 5 Un leadership mondial peut-il être démocratique et perdurer ?
Partie II La guerre : la bonne étoile américaine.
Chap. 1 Les étapes successives.
Chap. 2 Les tendances de fond de la politique américaine de 1945 à 1990
Chap. 3 Hausse des dépenses fédérales et envol des budgets militaires.
Chap. 4 Les changement de cap du début des années 70.
Partie III Du Welfare State au Warfare State.
Chap. 1 De la Corée au Viêt Nam : 1950-1975
Chap. 2 L’équation pétrolière : 1945-1980
Chap. 3 Les présidences Reagan et Bush I : 1981-1992.
Chap. 4 La trahison démocrate et la présidence Clinton.
Partie IV La montée des nouvelles hantises : la présidence Bush II et le Warfare State
Chap. 1 Etats voyous et terrorisme.
Chap. 2 Nine eleven.
Chap. 3 La guerre : une nécessité américaine.
Partie V La nouvelle gouvernance intérieure
Chap. 1 La désaffection du politique.
Chap. 2 Démocrates républicains, ou républicains démocrates ?
Chap. 3 Démocratie, oligarchie et rôle des élites
Chap. 4 Lobbies et marchandisation du politique.
Chap. 5 Une bureaucratie policière
Chap. 6 Tyrannie des médias et dictature de l’opinion.
Chap. 7 Cléricalisation du politique et politisation du religieux
Partie VI Bilan et perspective
Chap. 1 L’Iran et la question nucléaire.
Chap. 2 La montée des inquiétudes.
Chap. 3 En ont-ils les moyens ?
Chap. 4 Le calendrier.
Partie VII Conclusion.
Aujourd’hui, à l’échelon mondial, le choix porte probablement
2
entre ce que Jacques Attali anticipe avec beaucoup
d’optimisme comme une « hyperdémocratie » et ce que
d’autres redoutent comme une « hyperdictature ». Rien
n’indique d’ailleurs qu’il s’agisse d’un choix, ni que les extrême
ne se rejoignent pas. Lorsque le « champ des possibles »
s’amenuise, certains choix paraissent inévitables, l’avenir ne
brille plus d’un éclat aussi net, et les rapports de force se
tendent. C’est cette tension qui nous préoccupe, liée au fait que
ce ne sont jamais les mêmes qui font les mêmes choix.
Le jeu mondial est à somme nulle : ce que les uns prélèvent,
les autres le concèdent et rarement les « intérêts vitaux » des
uns ne se confondent ou convergent avec les « intérêts vitaux »
des autres : leur vocation est de s’affronter.
Ce livre tente de prendre la mesure des rapports de force qui
depuis quelque temps se sont engagés à l’échelon mondial
entre les forces qui concourent à davantage de démocratie, et
celles qui concourent à davantage de dictature. Rien n’indique
d’ailleurs que ces deux termes continuent toujours à s’opposer.
Aujourd’hui — et de manière apparemment paradoxale — on
impose la démocratie par la force.
Effet d’une globalisation libérale galopante, qu’il nous faille
désormais saisir l’essentiel des problèmes que nous
rencontrons au niveau mondial, est devenu une nécessité de
méthode. Simultanément, il saute aux yeux de tous que les
cadres « nationaux », « étatiques », ou encore de « pays à
pays » sont chaque jour de moins en moins adéquats pour
opérer cette saisie : en même temps que le monde se
recompose, se recomposent également les cadres qui jusquelà nous permettaient de l’appréhender. Cependant — et quitte à
se déplacer — la notion de « frontières » a encore de beaux
jours devant elle.
Dans cette recomposition d’ensemble, les États-Unis
d’Amérique jouent un rôle tout à fait particulier, au service
d’intérêts toujours plus précis. Fer de lance de la démocratie
mondiale et première puissance au monde, il n’y a pas
d’endroits dans le monde où — d’une manière ou d’une autre
— leurs intérêts ne soient ni engagés ni en jeu. Allons à
l’essentiel : aujourd’hui comme hier, il s’agit pour eux de
s’enrichir, d’accroître leur niveau de vie et d’instaurer un ordre
mondial tel qu’il leur permette d’y parvenir, sans jamais perdre
la main ou renoncer à la suprématie qu’ils exercent, et que
personne ne conteste.
2
Jacques Attali, Une brève histoire de l’avenir, Paris, Fayard 2006.
4
Dans une logique où la richesse des uns est à la fois la cause
et la conséquence de la pauvreté des autres et où le jeu
mondial de la richesse et de la pauvreté est à somme nulle, ils
feront tout pour : générer et s’approprier une fraction croissante
du surplus mondial, fixer les règles qui devront y concourir et
s’opposer par tous les moyens à tout ce qui serait de nature à y
faire obstacle. Le monde en quelque sorte leur appartient et ils
ne sauraient renoncer au monde — ou laisser-faire — sans
renoncer à tout.
En régime de croisière, les seules règles du marché
garantissent cette maîtrise et assurent la reproduction de
l’hégémonie que les États-Unis exercent sur le reste du monde.
C’était vrai pour le seul « monde libre » jusqu’à l’implosion du
bloc de l’Est. Depuis le ralliement de la Chine et de la Russie
au libéralisme, c’est vrai pour le reste de la planète sans
restrictions, ni réserves. Le terrain du libéralisme, les États-Unis
en ont défini le périmètre et les contours. Ils en ont fixé les
objectifs, la légitimité, les règles et les enjeux. Sur ce terrain, ils
règnent en maîtres, comme ils règnent en maîtres sur le
monde, un monde qui n’aurait d’autre alternative que d’y faire
allégeance en se vassalisant, ou de vaincre les États-Unis sur
leur propre terrain et — pour ainsi dire — à domicile.
L’analyse de la répartition des richesses mondiales confirme ce
point de vue. Cette répartition repose sur deux piliers
principaux : le rôle international du dollar et le contrôle du
secteur énergétique mondial. Il s’agit d’un côté de maîtriser ce
qui reste et demeure le moteur de l’économie mondiale, et tout
particulièrement le pétrole. Il s’agit de l’autre de préserver et de
garder en main les moyens de réserve et de paiement
internationaux. Ce sont les deux principaux leviers de
l’hégémonie nord-américaine et — tant que les mécanismes du
marché opéreront — le succès sera garanti.
Or il advient régulièrement que les mécanismes du marché
cessent d’opérer, ou opèrent à l’encontre des intérêts nord
américains. Dans ce cas, on multipliera les pressions et les
mises en garde, le jeu sur la règle démocratique fera partie de
la règle démocratique du jeu et, en dernier recours, on fera la
guerre.
La politique étrangère et la diplomatie d’un côté, la stratégie de
défense de l’autre vont surseoir à la défaillance d’un marché qui
leur échappe, tourne à leur désavantage et risque de les
compromettre. Ce que la diplomatie ne parvient pas à obtenir,
la guerre l’imposera et les deux volets de leur action sur le
monde — de plus en plus — auront tendance à se confondre.
Il serait naïf de croire que les États-Unis puissent renoncer aux
possibilités de la diplomatie avant de recourir aux armes. Mais il
serait encore plus vain de penser qu’ils puissent renoncer aux
armes, après avoir épuisé les ressources de la diplomatie, dès
lors que leurs « intérêts vitaux » sont en jeu.
On épiloguera à l’infini sur ce que sont actuellement les
« intérêts vitaux » des États-Unis ou sur la manière dont ils
auront évolué au cours du temps et — du reste — peu importe.
Une constante ici semble se dégager : celle de la recherche
d’un équilibre interne/externe en termes de répartition des
5
richesses. Tout se passe en effet comme si — au-delà d’un
certain seuil — la guerre devient inéluctable et que ce seuil, en
permanence, menace d’être franchi dans une logique
consistant à mettre la barre toujours plus haut. Beaucoup plus
qu’une alternance des phases interventionnistes ou de replis,
nous aurions une spirale du recours à la force et cela
indépendamment de la coloration politique des partis au
pouvoir. Ce mécanisme, essayons en quelques mots de le
caractériser.
Que ce soit d’un point de vue « interne » (national) ou
« externe » (mondial), la manière libérale de générer et de
répartir les richesses produit toujours et de partout les mêmes
effets : elle creuse les inégalités et accentue les écarts.
Toujours plus de richesses d’un côté, va de pair avec toujours
plus de pauvreté de l’autre sur une échelle qui ne cesse de
s’approfondir et de s’élargir.
La tolérance à la pauvreté et à l’écart croissant entre pauvres et
riches est extrêmement variable de pays à pays. Ce qui —
dans les pays occidentaux — permet difficilement de vivre à un
homme seul pendant une semaine, permet ailleurs et à une
famille de dix personnes de subsister pendant deux mois et
davantage.
Pour un pays comme les États-Unis, la seule manière
d’échapper à une catastrophe interne liée à la montée des
inégalités et des disparités de revenus intérieurs — tout en
préservant le statut quo ante — va consister à ponctionner sur
le surplus mondial des volumes au moins toujours égaux, et
même supérieurs, à la manière dont les disparités internes se
creusent. De là, la spirale que nous évoquions à l’instant et —
au-delà d’un certain seuil qui ne cesse d’évoluer à la hausse —
le caractère inéluctable du recours aux armes.
En dernier recours et face à des partenaires dont le jeu est
identique, mais qui ne disposent pas d’une force militaire
comparable, le chaos externe sera toujours préférable au chaos
interne. Toute l’économie nord-américaine est pilotée en amont
par l’effort de guerre, et par le jeu des alliances permettant de
rétablir un ordre qui leur soit favorable et qui risquerait de leur
échapper. En dernier recours, ils interviendront seuls contre
tous. Cela ne date pas d’hier, mais c’est d’hier que date une
montée des tensions, telle que les chances d’un ordre mondial
encore viable soient désormais compromises.
Tant que l’ordre mondial reposait sur l’antagonisme Est Ouest
et un système d’alliances qui — dans le camp occidental —
permettait de gérer une répartition globalement favorable et
équilibrée des richesses entre pays riches, la révolte des pays
pauvres n’était pas à craindre. En grande partie, elle était
confisquée par leur allégeance orientale : russe ou chinoise.
Avec l’implosion des pays de l’Est et leur ralliement au
libéralisme, désormais c’est le camp libéral qui profondément
se divise. Simultanément, les « intérêts vitaux » des États-Unis
heurtent de plein fouet non seulement les intérêts de leurs alliés
d’hier (Europe, Japon) mais également ceux de leurs anciens
adversaires (Russie, Chine).
D’un autre côté, et en dépit d’un déploiement de force d’une
6
rare intensité, jamais la position des États-Unis n’aura été aussi
précaire et fragile. Nous sommes entrés depuis peu dans une
phase d’instabilité et de désordre mondial dont l’incertitude est
telle, que le pire est en permanence à craindre.
Dans une phase où l’absence d’une politique mondiale
concertée gère ce que désormais le marché gouverne, toutes
les surenchères sont envisageables. Si on accepte cette
analyse on comprend mieux certaines caractéristiques de la
situation intérieure nord-américaine, certaines constantes de
leur politique extérieure et de défense et le fait que —
désormais — cette opposition entre l’intérieur et l’extérieur n’ait
plus court.
On comprend mieux que — progressivement — l’essentiel des
pouvoirs se soient concentrés sur la fonction présidentielle, que
le pays ne soit devenue gouvernable qu’à partir de sa politique
extérieure, ou que l’alternative entre dépenses civiles et
dépenses militaires ait perdu la pertinence qu’elle pouvait avoir.
On comprend mieux aussi que — d’un point de vue structurel et
en longue durée — la gouvernance du système ait pu échapper
à l’alternance des partis au pouvoir ; qu’une menace disparue, il
ait fallu aussitôt en faire surgir d’autres et que l’intransigeance
soit devenues le maître mot de leur politique extérieure, avec le
mépris des règles de la démocratie internationale.
On comprend également que le trépied « armée-pétrole-dollar »
constitue le roc dur de l’hégémonie nord-américaine, car nous
touchons aux fondements même de l’édifice : que les ÉtatsUnis cessent de contrôler le jeu pétrolier ou que le dollar
s’effondre, et tout s’écroule.
On comprend enfin — et ce sera l’essentiel de notre hypothèse
— que les risques d’une dictature à l’échelon mondial prennent
forme aujourd’hui, du cœur même de la démocratie. Pour
maintenir un ordre mondial des choses qui leur soit favorable,
tout en différant toujours plus loin la hantise du chaos interne,
les États-Unis interviendront toujours davantage, seuls, « pour
le bien de tous » et par la force. Y renoncer, se serait renoncer
à la puissance et courir à sa perte. Transiger, ce serait
s’affaiblir. Que pour y parvenir, il leur faille transgresser les
règles de la démocratie internationale n’est plus à démontrer.
L’important ici — et pour ce qui nous préoccupe — est que le
seul jeu des règles démocratiques internes puisse leur
permettre de le faire. La spirale est engagée et cela requiert un
conditionnement mondial de la pensée, de la morale et de
l’opinion.
7
Partie I
La dictature démocratique pour demain
Annoncer que les Usa, "la plus grande des démocraties
mondiales", deviennent une dictature, pourrait apparaître
comme une provocation. Et pourtant, si nous étions
3
contemporains de Montesquieu , aux vues de la situation
actuelle, nous ne serions pas loin de l’affirmer. En effet, le
comportement des Usa correspond avec une exactitude
troublante à la définition que l’auteur de l’esprit des lois donnait,
au début du XVIIIe siècle, du despotisme où « un seul sans loi
et sans règles entraîne tout par sa volonté et par ses
caprices ». Le despotisme, n’est-il pas en effet, le régime du
non-respect des engagements, de l’instantané, de l’absence de
toute limite fixe, de la fluidité absolue de toute structure, de la
mobilité des critères d’exclusion, du désordre et de l’absence
de règles ?
Si chacun accepte ces quelques critères pour définir un régime
despotique, on peut d’ores déjà avancer la thèse principale de
cet essai : les États-Unis d’Amérique sont en passe de devenir
la "plus grande des dictatures démocratique mondiale". Un État
paradoxal au regard de l’histoire moderne qui tout en donnant
l’impression de demeurer une démocratie ne l’est plus en
partie. Le critère principal qui permet d’appréhender
l’émergence totalitaire est le passage à « l’absence de toute
limite fixe ». Tous les paramètres secondaires en découlent de
façon mécanique.
Mais qu’est-ce donc que cette absence de toute limite fixe ?
Une recomposition incessante de l’intérieur vis-à-vis de
l’extérieur, du Même vis-à-vis de l’Autre, de ce qui est inclus
vis-à-vis de ce qui exclu. Dans ses prolongements ultimes,
cette recomposition brouille tous les repères traditionnels.
Composé aujourd’hui d’éléments hétérogènes, le seul facteur
d’unité de l’empire américain est désormais, son opposition à
tout ce qui, de l’intérieur comme de l’extérieur, est réputé le
menacer ; de là une hostilité constamment entretenue envers
des ennemis toujours renaissants. À l’extérieur, et selon les
circonstances, ce sont les communistes, les États voyous, le
terrorisme, et parfois, à demi-mot, l’Europe. À l’intérieur ce sont
les noirs, les chicanos, les exclus, les étrangers et les
récalcitrants de toutes espèces. Mais qu’ont-ils tous en
commun ? Rien si ce n’est d’avoir été déclarés « ennemi de la
liberté ». Sont rangés dans le camp de la liberté et de « l’axe du
bien » ceux des États qui, par leur comportement, se sont
révélés être du bon côté de l’alliance et qui — à ce titre —
bénéficient d’un label de bonne conduite. En sont exclus tous
les autres selon une échelle à laquelle va correspondre un
ordre gradué de sanctions et de mesures de représailles. Les
3
Montesquieu : Charles Louis de Secondat, baron de La Brède et de
Montesquieu est un moraliste, penseur et philosophe français du siècle des
Lumières, né le 18 janvier 1689 à la Brède (Gironde) et mort à Paris le 10
février 1755. Il est l’auteur de L’esprit des lois, un ouvrage dans lequel il
théorise la notion de séparation des pouvoirs (éxcécutif, législatif, judiciaire) qui
est à la base de toutes les démocraties modernes.
8
amis des Usa — et donc de la liberté — sont ceux qui
témoignent d’un comportement donnant satisfaction. Tout ce
qui n’est pas du côté américain est du côté adverse. Et
4
Zbigniew Brzezinski d’établir des distinctions entre « alliés
sûrs, partenaires de circonstance, adversaires non déclarés et
ennemis avoués ». Le Bien n’a pas d’autres définitions que
celle qu’il se donne de lui-même avec une absolue liberté de
désignation et donc d’exclusion qui — du coup — devient
totalitaire.
Tous les ennemis — intérieurs ou extérieurs — s’équivalent.
Les liens qui unissaient l’individu à l’État sont soumis à une
double torsion : d’un côté ils se délabrent en jetant des masses
toujours plus grandes d’individus sans droits ni toits aux quatre
coins de la planète : rejetés par les uns sans être acceptés par
les autres, et voués à une existence errante que ne protège
aucune garantie, fut-elle humanitaire, ils viennent hanter les
frontières qui opposent la pauvreté à la richesse, lesquelles se
reconstituent au rythme où les autres se délabrent. De l’autre
côté, ces liens se renforcent et la seule manière de comprendre
le refus systématique que les Usa opposent à la cour de justice
internationale consiste à admettre que leur « espace national »
s’étend désormais à l’ensemble des endroits de la planète où
leurs intérêts sont en jeu et où se trouvent des ressortissants
américains. C’est-à-dire partout.
Après tout, le recul des frontières et le protectionnisme,
l’alternance entre leur ouverture et leur fermeture, le génocide
des Indiens et la construction d’une nation d’émigrés, la
ségrégation raciale et le progrès démocratique sont toujours
allés de pair, et cela s’est joué à la fois à l’articulation des
frontières entre États de l’Union, et aux frontières de l’Union
avec le reste du monde. C’est d’ailleurs cette double articulation
qui permet de comprendre cette alternance entre phase
d’expansionnisme et phases de replis et le fait qu’aujourd’hui la
politique intérieure soit subordonnée à la politique extérieure,
tout en faisant l’économie de cette « crise de l’Etat-Nation » que
connait en Europe. La crise entre le sentiment d’appartenance
et le devoir d’obéissance n’est pas encore ouverte.
Or, nous touchons là un des mécanismes essentiel de la
tentation dictatoriale : d’un côté les caractéristiques (frontières,
souveraineté…) qui permettaient jusque-là de distinguer entre
un « intérieur » et un « extérieur » se recomposent. De l’autre,
la manière dont les clivages intérieurs se déplacent — et
notamment les antagonismes de classes, d’intérêts ou
d’appartenance communautaire — est telle que, si on veut que
le système reste « viable », ils ne puissent que s’exacerber. Il
faut donc à la fois que le nationalisme reste la composante
principale du sentiment d’appartenance, et que l’État renforce
son emprise sur l’extérieur. À l’articulation, il est impératif pour
les États-Unis de continuer à prélever sur l’extérieur à un
rythme toujours plus rapide et sur une échelle toujours plus
large que celui auquel les inégalités internes se creusent, et
fassent davantage que les compenser. Là aussi, en ouvrant le
4
Brzezinski Zbigniew : né à Varsovie en Pologne en 1928 de père
diplomate. Brzezinski fait ensuite ses études à Montréal puis à Boston. Il fut
Conseiller à la sécurité nationale du Président des États-Unis de Jimmy Carter
(1977 à 1981). Il est l'auteur de plusieurs études et analyses sur le
bouleversement et le rôle de États-Unis dans le monde. Il est le fondateur en
1973 de la commission Trilatérale.
9
champ des possibles, la « déréglementation » aura joué à
fond : aujourd’hui l’État fédéral est totalement « déréglementé »
en ce sens qu’il échappe à tout contrôle démocratique véritable.
Chapitre 1
La globalisation signifie-t-elle la fin de
l’Histoire démocratique des Usa ?
Aujourd’hui — aux Usa peut être plus qu’ailleurs — l’opposition
n’est plus entre économie de marché et économie planifiée,
entre protectionnisme et libre-échangisme, entre
nationalisations et privatisations, ni même probablement entre
républicains et démocrates. Les exigences de la globalisation
touchent tous les secteurs de la vie sociale en plaçant la
démocratie mondiale au cœur de cette nouvelle donne et la
démocratie nord-américaine au cœur de la démocratie
mondiale.
En fait, la globalisation concerne cette recomposition
généralisée de tout ce qui constituait jusqu’alors les
fondamentaux de l’histoire : les notions de pays, de frontières,
de souveraineté, d’appartenance… Certaines frontières n’ont
plus de sens autre que formel, mais si certaines d’entre elles
tombent et disparaissent, d’autres au contraire se reconstituent,
surgissent et se renforcent : perméabilité des frontières d’un
côté, étanchéité de l’autre. Ce qui se globalise d’un côté, par
ailleurs se parcellise et se segmente.
C’est véritablement au lendemain de la seconde guerre
mondiale que le cours de l’histoire - tel du moins que nous
l’appréhendons - a vu le jour. La levée des barrières douanières
et la convertibilité des monnaies les unes par rapport aux
autres permirent de développer les échanges sur une échelle
encore jamais atteinte. Jusqu’au premier conflit mondial, le jeu
interne à chaque nation prise séparément l’emportait sur les
relations que chacune d’entre elles entretenait avec les autres.
La première guerre mondiale mit un terme à cet équilibre :
l’échec de la Société des Nations, la montée des dictatures en
Europe et le déclin des empires coloniaux, accompagnèrent et
créèrent les conditions d’une internationalisation toujours plus
poussée des conditions de la production et de l’échange.
Simultanément, la logique de « guerre froide », la bipolarisation
Est Ouest, l’accession des pays anciennement colonisés à leur
indépendance et l’affirmation du leadership nord américain sur
l’ensemble du « monde libre » ont laissé croire que la
démocratie gagnait du terrain. En fait tandis que le totalitarisme
se renforçait à l’Est, l’extension de la démocratie dans les pays
occidentaux accompagnait celle des dictatures dans les pays
pauvres sous influence occidentale. Tant que la montée en
puissance de l’empire nord américain et la relative faiblesse
des puissances secondaires allaient de pair avec une
bipolarisation des forces en présence et un équilibre de leurs
zones d’influence respectives, le « déficit démocratique
mondial » restait dissimulé par la dissuasion, la multiplication
des organes internationaux de consultation et de négociation,
et la volonté affichée de prévenir et de réguler les conflits. Tout
au long de cette période — sous l’hypothèse d’une
« destruction mutuelle assurée » — la plupart des conflits sont
restés localisés, sans risque de déflagration majeure à
10
l’échelon mondial. L’alternative entre le libéralisme et le
socialisme restant crédible, on aura pu penser qu’une issue
négociée était envisageable. Les antagonismes Nord Sud
dérivaient alors de l’antagonisme Est Ouest.
Avec la pénétration du capital dans presque toutes les sphères
d’activité humaine, et l’acceptation quasi unanime du leadership
nord-américain à l’échelon mondial, les données du problème
se sont entièrement redistribués depuis quelques années : tout
se passe comme s’il n’y avait plus d’alternative. Le point
d’orgue aura été le ralliement de la Chine au libéralisme ce qui
a induit certains à croire que l’Histoire s’arrêtait là.
Les analyses classiques de l’impérialisme — à juste titre —
mettaient l’accent sur le cycle de la dépendance dans lequel les
pays les plus pauvres se trouvaient vis-à-vis des pays les plus
riches. Aujourd’hui, la globalisation opère une double inversion
du cycle. D’une part, elle maintient cette dépendance ; d’autre
part elle en modifie les termes. Corollaire de la globalisation, la
5
thèse du « choc des civilisations » — dissimule la manière
dont les enjeux se « déplacent » et changent de cadre, et la
façon dont ces cadres se recomposent en modifiant les règles.
Simultanément le jeu démocratique se retourne contre luimême et les intérêts entre alliés qui autrefois convergeaient,
aujourd’hui divergent : « au moment même où le monde
découvre la démocratie et apprend à se passer politiquement
de l’Amérique, l’Amérique tend à perdre ses caractéristiques
démocratiques et découvre qu’elle ne peut se passer
6
économiquement du monde » .
Nous avons là un paradoxe : alors que l’économie US ne cesse
de s’affaiblir, sa puissance ne cesse de se renforcer. Unifiée
sous la bannière de la marchandise et du profit, la domination
économique, militaire, technologique et culturelle qu’elle exerce
sur le reste du monde est incontestée, mais elle n’a jamais été
aussi fragile.
Au plan extérieur, tout d’abord. Le mépris dans lequel les ÉtatsUnis tiennent les engagements qu’ils ont contractés, les
obstacles qu’ils dressent face à tout ce qui est de nature à
desservir leurs intérêts particuliers et l’usage qu’ils entendent
faire de la force pour y parvenir, n’a d’égal que la faiblesse des
moyens dont ils disposent pour y faire face.
Au plan intérieur, ensuite, tandis que les dépenses militaires
s’imposent comme un des leviers les plus efficaces de la
relance économique, le fossé entre politique intérieure et
politique étrangère s’accentue. Sur chaque plan, tout converge
dans le sens d’une hégémonie extérieure renforcée et d’une
faiblesse interne accrue.
À l’échelon mondial cependant, le constat principal reste celui
d’un enrichissement relatif indéniable, mais compatible avec un
accroissement des inégalités. La richesse mondiale augmente,
mais les écarts entre pauvres et riches se creusent.
Chapitre 2
Prospérité de la misère et misère de la
5
6
Samuel P. Huntington, Le Choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 1997
Emmanuel Todd, Après l’empire, Paris, Gallimard, 2002, p. 31.
11
prospérité
« Avec seulement 6.3 % de la population
mondiale, nous représentons 50 % de la richesse
mondiale […] Notre tâche principale, dans les
années à venir, est de mettre en place un système
de relations internationales qui nous permette de
maintenir ce déséquilibre […]. Nous ne devons pas
nous leurrer en imaginant que nous pouvons,
aujourd’hui, nous payer le luxe de l’altruisme et de
la charité. Nous devrions cesser d’évoquer des
principes aussi irréalistes et flous que les droits de
l’homme, l’amélioration du niveau de vie et la
démocratisation. Le jour n’est pas loin où nous
allons devoir nous positionner en termes de
7
rapport de forces purs. »
8
George Kennan ex-directeur de la planification
politique au département d’État et ex-secrétaire
d’État
Rarement dans l’histoire, en aussi peu de temps, avec un bond
aussi considérable de la démographie, le volume global de la
richesse mondiale n’aura progressé à un rythme aussi soutenu.
Par ailleurs, loin de tendre à diminuer comme certains l’avaient
envisagé, les flux de main-d’œuvre, de marchandises et de
capitaux : ils se sont intensifiés. À l’exception des pays
socialistes, l’interpénétration des différentes économies de
marché s’est renforcée, l’émergence de grandes unités de
production directement gérées au niveau international a
accompagné la hausse des volumes de production, le revenu
par habitant a augmente et le bilan humanitaire mondial s’est
amélioré parallèlement à la croissance du volume des
échanges et des investissements. Au niveau le plus global —
tout s’est passé en fin de compte comme si — promu au rang
de modèle incontesté de croissance et de développement, le
capitalisme remplissait enfin les promesses que l’on attendait
de lui : enrichir le monde, améliorer les conditions matérielles
d’existence de chacun et contribuer à davantage de bien être
pour tous. La débâcle des économies de l’Est n’a pas infirmé
pas cette tendance : au contraire, elle l’a confirmée et ‘la
renforcée.
La prospérité mondiale est indéniable, et elle se traduit d’abord
par un accroissement de la richesse dans des proportions
encore jamais atteintes jusque-là. Entre 1950 et 2000 le PNB
mondial a été multiplié par 6,5 (par soixante en dollars
courants) et, comme le note Paul Bairoch, on observe tout au
long de cette période un taux de croissance de la production
industrielle sans précédent : 6 % en moyenne par an
entre 1953 et 1975, 2.4 % entre 1973 et 1980, 4.1 %
entre 1980 et 2000.
7
George Kennan, PPS, 23 février 1948, cité par N. Chomsky, De la guerre
comme politique étrangère des Etats-Unis, Marseille, ed. Agone, 2002, p. 31.
8
George Frost Kennan (1904-2005) Diplomate, politologue et historien
américain connu sous le nom de “père du conaitment”. Il fut un personnage clé
dans l’instauration de la guerre froide.
12
Simultanément, la population mondiale s’est accrue, mais à un
rythme inférieur à celui de la richesse. Au total, le revenu par
habitant a augmenté et le bilan humanitaire mondial s’est
amélioré. Entre 1950 et 1999 — en dollars constant — le
revenu moyen par tête a grimpé de 2114 à 5709$, tandis que
l’espérance de vie a augmenté : pour la même période de
temps, la longévité moyenne est passée de 49 ans à 66 ans.
Simultanément, le taux d’alphabétisation a augmenté de 54 % à
79 % et la mortalité infantile régressé : de 156 décès pour 1
000 naissances en 1950 à 54 en 1998. Dernier point, le
pourcentage de la population mondiale vivant avec moins de
2 $/jours a diminué : de 63 % en 1950 à 40 % en 1992.
L’augmentation du revenu moyen par habitant, de l’espérance
de vie et des taux d’alphabétisation, liée à la généralisation du
contrôle des naissances et à la régression des seuils de
pauvreté, sont à inscrire de manière incontestable au bilan
positif des cinquante dernières années.
Cela s’est accompagné d’une intensification des échanges et
du commerce. Entre 1945 et 1970, les échanges mondiaux ont
quadruplé en valeur courante et leur rythme de progression a
été supérieur à celui du produit brut mondial : ils ont progressé
trois fois plus vite que la production. Le contraste avec la
période antérieure est saisissant : pour un indice base 100 en
1900, nous avons un indice égal à 103 en 1948 — stationnaire
9
donc — il est de 269 en 1963, et de 520 en 1971 . L’ouverture
des marchés s’accentue et les négociations conduites dans le
cadre du GATT sont traduites par des réductions tarifaires
importantes ; entre 1949 et 1960 les taxes sur les échanges ont
été pratiquement réduites de moitié. Au lendemain de la guerre,
elles représentaient environ 40 % de la valeur des produits
importés, elles ne représentent plus que 10 % en moyenne au
terme du Kennedy round (1967). Toujours en valeur, les
exportations mondiales sont passées de 58 milliards de dollars
en 1948 à 578 milliards en 1973 ; elles ont donc été multipliées
par dix et la tendance s’est confirmée au cours de la période
suivante : 3 639 milliards en 1993 et 5473 milliards en 1999. En
volume, les échanges ont progressé de 8 % par an en
moyenne et la tendance a été plus soutenue pour les produits
manufacturés que pour les produits miniers, et pour les produits
miniers que pour les produits agricoles.
Nous avons vu que de 1950 à 1998, la production mondiale
avait été multipliée par six, dans le même temps, le volume des
exportations était multiplié par dix-huit, si bien qu’en 2000 la
part de la production mondiale exportée était de 25 %, contre
15 % seulement en 1973. Il faudrait moduler ce constat par
périodes, mais après les fléchissements de 1973 et de 1983
dus à l’impact des deux crises pétrolières, la tendance a repris
et s’est maintenue : progression de 10 % en volume en 1994, et
de 11 % en 1997. Notons un brusque retournement de
tendance en 2001 : les échanges ont reculé de 4 % en valeur et
de 1 % en volume.
Dans une très large mesure, cette évolution doit être versée au
compte d’une augmentation considérable de l’investissement
9
Paul Kennedy, Naissance et déclin des grandes puissances, Paris, Payot,
1991, p. 464
13
direct à l’étranger et d’un nombre toujours plus important de
firmes (multinationales) dont la concentration par secteurs
(horizontale ou verticale) puis d’un secteur à l’autre
(conglomérats) n’a cessé de se renforcer : fusion, absorption ou
rachat. La délocalisation des unités de production et les
mouvements de capitaux liés à l’ouverture ou à la fermeture
d’usines, la multiplication des filiales étrangères et leur
dissémination sur des segments toujours plus spécialisés des
filières de production ont permis de contourner les barrières
nationales mises aux importations. Le jeu des facturations entre
filiales, les ventes de brevet ou de licences de fabrication et la
diffusion du progrès technique ont permis de faciliter les
transferts de revenus et d’accroître les gains de productivité. Le
raccourcissement du cycle des produits stratégiques (à haute
valeur ajoutée), la coopération pour le contrôle des sources
d’approvisionnement en matières premières, et la concurrence
pour les débouchés liés à l’extension du marché mondial, tout
cela permet de comprendre l’influence croissante des firmes
multinationales.
Au début des années 1990, on comptait 37 000 firmes
multinationales contrôlant environ 170 000 filiales et les 170
premières se localisaient dans cinq pays seulement : le Japon
(soixante-deux), les Usa (cinquante-trois), l’Allemagne (vingttrois), la France (dix-neuf) et la Grande-Bretagne (onze).
Depuis, avec le jeu des concentrations et des fusions, les parts
de marché de ces entreprises n’ont cessé d’augmenter et, avec
elles, leur pouvoir de pression sur les instances nationales et
internationales. Dans son rapport 2002, la CNUCED estimait à
65 000 le nombre des multinationales dans le monde ; elles
disposaient de 850 000 filiales, employaient 54 millions de
salariés et réalisaient 10 % du Produit Brut mondial et le tiers
des exportations mondiales ; les cent premières
comptabilisaient plus de la moitié du chiffre d’affaires
transnational global.
Chapitre 3
Misère et recomposition des hiérarchies.
Tout cela est exact, mais ne va pas sans réserves. Nous
raisonnions jusqu’à maintenant sur des moyennes mondiales et
si — sur ce plan — les progrès sont incontestables. Ils
s’accompagnent cependant d’énormes disparités dans les
performances de pays à pays. Ainsi, tandis que le monde
s’enrichit, que certains pays accèdent au rang de puissances
économiques secondaires (Europe, Japon) ou émergent sur le
devant de la scène internationale (NPI), d’autres pays
s’appauvrissent en termes relatifs (Amérique latine) et même
absolus (Afrique). Dans le même temps, à l’intérieur du bloc
des pays les plus riches, les hiérarchies se recomposent et la
puissance relative des États unis ne cesse de décliner. Enfin, à
l’intérieur de tous les pays, les disparités entre riches et
pauvres s’amplifient de telle sorte que si les moyennes
nationales augmentent, les écarts se creusent. Enfin, on
observe une réorientation des flux d’échanges qui se traduit par
un déséquilibre des rapports entre blocs et un rééquilibrage des
rapports à l’intérieur de chaque bloc.
14
Les évolutions les plus marquantes s’observent « de bloc à
bloc ». En 1950, les sept pays actuellement les plus riches du
monde (Usa, Japon, Grande-Bretagne, Allemagne, France,
Italie, Canada) produisaient plus de 85 % de la richesse
mondiale. En 2000, cette proportion est tombée à 70 % et cette
évolution a bénéficié principalement aux pays nouvellement
industrialisés d’Asie (Corée du sud, Taiwan, Indonésie,
Thaïlande, Malaisie, Singapour, Philippines), aux pays de
l’Opep et — dans une moindre mesure — aux pays en voie de
développement d’Amérique du sud (Mexique, Brésil, Argentine)
ainsi qu’aux ex-pays communistes (Russie, Chine).
Autrement dit, si entre 1950 et 2000 le bloc des pays les plus
développés a concédé une part significative de la richesse
mondiale cela a été principalement dû à un affaiblissement de
l’économie Us comparé aux économies japonaise et
européenne et à une montée en puissance des NPI, des pays
de l’Opep et des pays ex-socialistes. Ces derniers se sont
répartis un peu plus de 15% de la richesse mondiale en 2000,
contre seulement 2.5 % en 1950.
Par ailleurs — à l’intérieur de chaque bloc — cette évolution
dissimule plusieurs phases et tendances contradictoires,
correspondant à des mécanismes distincts d’enrichissement ou
d’appauvrissement. Tandis que les échanges mondiaux sont
plus importants entre pays développés qu’entre pays
développés et pays en voie de développement, les échanges
entre pays développés se recentrent sur chaque composante
du bloc. En 1950, la part des États-Unis dans la richesse
mondiale était de 55 %, celle de l’Europe de 28 % et celle du
Japon de 2.5 %. En 2000, ces proportions sont passées
respectivement à 32 %, 27 % et 13 %. Ainsi, si le PNB mondial
en dollars courant a été multiplié par 60, il a été multiplié par
280 au Japon, 45 en Europe et 35 aux États-Unis.
De la même manière, de 1950 à 2000, les parts de l’Europe et
du Japon dans la valeur du commerce mondial n’ont cessé de
progresser comme cela a été le cas pour les pays asiatiques et
pour le Moyen-Orient. Ainsi, la part de l’Europe est passée de
31 à 43 % alors que, dans le même temps, celle du Japon
passait de 0.5 % à 10 %, celle des pays asiatiques de 14 % à
26 % et celle des pays du Moyen-Orient de 2 à 3.5 %. Or - et
bien que les raisons soient différentes - cette évolution s’est
opérée au détriment des États-Unis, des pays d’Amérique latine
et de l’Afrique. Au cours de la même période, la part des EtatsUnis a régressé de 28 à 16 %, celle de l’Amérique latine de
12.5 à 5.5 % et celle de l’Afrique de 7.5 à 2 %. Tandis que les
balances commerciales (exportations/importations) de l’Europe,
du Japon et des pays asiatiques ne cessaient de s’améliorer,
celles des États-Unis, des pays d’Amérique du sud et de
l’Afrique ne cessaient de se détériorer.
Actuellement les 3/4 des exportations des pays en voie de
développement s’orientent vers les pays développés et sont
constitués à 90 % en produits de base non transformés
localement, c’est-à-dire en matières premières et produits
agricoles (minerais, phosphates, céréales, café, coton), alors
que les 4/5 des marchandises qu’ils en reçoivent sont des
produits manufacturés, de consommation ou d’équipement.
Et cette situation ne semble pas prête de devoir changée. A
titre indicatif, En 1997 près de 50 % des investissements directs
mondiaux étaient implantés en Europe et aux Usa et
15
proviennaient à 80 % de l’Europe, des Usa et du Japon. Pour
leur part, l’Afrique, l’Amérique centrale et l’Asie se partageaient
30% des investissements directs mondiaux. Et ils n’y
participaient qu’à hauteur de 2.3 % : Amérique latine (1 %),
Asie (0.8 %), Afrique (0.5 %). Cette tendance est encore plus
marquée en termes de flux et elle n’a fait que se renforcer au
cours des dernières années : en moyenne sur la période 19891994 près de 70 % des flux de capitaux entrent en Europe, aux
Usa et au Japon ; la tendance fléchit un peu ensuite (57 % en
1997), mais depuis elle à repris : 77 % en 1997 et 80 % en
2000.
Désormais, certaines firmes présentent un chiffre d’affaires
global supérieur au produit brut des pays dans lesquels elles
sont implantées, de plus en plus de pays sont sous le contrôle
de grands groupes multinationaux et une poignée de firmes
dominent la recherche mondiale. Selon le rapport de la
CNUCED pour l’année 2000, 30 parmi les cent plus
importantes entités économiques mondiales étaient des firmes
multinationales. On en dénombrait 25 en 1990. La première —
Exxon Mobil — occupait la quarante-cinquième place, derrière
le Chili et devant le Pakistan ; elle était suivie par General
Motors qui se situait devant le Nigeria, le Koweït et l’Ukraine. Le
chiffre d’affaires de General Motors est plus élevé que le
produit brut du Danemark, celui de Toyota dépasse celui de la
Norvège.
Bien que représentant 85 % des habitants de la planète, les
pays en voie de développement ne comptaient que 16
entreprises parmi les 500 plus grandes sociétés mondiales
répertoriées par le Financial Times. Si l’on considère
maintenant les 200 premières entreprises mondiales, le
montant cumulé de leur chiffre d’affaire représente plus du
quart de l’activité économique globale alors qu’elles n’emploient
que 19 millions de salariés, c’est-à-dire moins de 0.75 % de la
main-d’œuvre planétaire.
Après 1985, les flux de capitaux en provenance des Pays en
Voie de Développement et dirigés vers les pays développés
sont supérieurs aux flux inverses et — tandis que les excédents
courants de certains pays développés (Europe, Japon, NPI)
permettent de financer les déficits nord-américains avec des
pertes considérables liées à la dépréciation du dollar — ils
plongent les pays les plus pauvres dans la misère. Cela se
traduit notamment par des disparités considérables du revenu
par habitant et une dégradation du bilan humanitaire.
Revenu par habitant : une disparité croissante
Le revenu par habitant ne se répartit ni à part égale entre tous
les pays, ni à l’intérieur de chaque pays entre les différentes
couches de la population. Même si dans les années 1990, le
taux de croissance du revenu moyen par habitant a été deux
fois et demie plus élevé dans les pays sous-développés que
dans les pays développés, et que les inégalités internes sont
plus fortes dans les premiers que dans les seconds, en se
recomposant, ces disparités s’amplifient et se cumulent.
Entre 1950 et 1980, en dollars constants, le PNB mondial par
habitant a progressé d’environ 10 % — de 1400 à 1550 $ —
mais il a été multiplié par 7.5 au Japon (de 700 à 5 500 $), par
16
3 en Europe (de 1950 à 5 900 $) et par 1.8 aux Usa (de 1410
à 8160$).
Le revenu a suivit une évolution comparable. En 1960, le
revenu moyen par habitant était deux fois plus élevé aux Usa
qu’en Allemagne (2 491 $ / 1 186 $) et deux fois plus élevé en
Allemagne qu’en Italie (1 186 $ / 638 $), c’est-à-dire quatre fois
plus élevé aux Usa, qu’en Italie. Vingt ans plus tard (1980), il
était sensiblement plus élevé en Allemagne qu’aux États-Unis
(10 837 $ / 9 595 $) mais uniquement deux fois plus élevé aux
États-Unis qu’en Italie (9 595/5 142) alors que le rapport entre
l’Allemagne et l’Italie s’était maintenu constant. Simultanément,
en 1980, (en dollars courants) le revenu par habitant du Japon
était de 8 910 $, derrière le Royaume-Uni (9 340 $) et devant
l’Italie (6 910 $). Actuellement, il est de 35 600 $ en troisième
position (derrière le Luxembourg et la Suisse), mais supérieur
aux revenus nord américains (34 280 $), britannique (25 120 $),
allemand (23 560) et italien (19 390 $). Entre 1980 et 2000, le
revenu moyen par habitant a été multiplié par 4 au Japon, par
3.5 aux États-Unis, par 2.8 en Italie, par 2.5 en GrandeBretagne et — malgré la réunification — par 2 en Allemagne.
Dans certains cas, en même temps que les hiérarchies se
recomposent, les écarts se resserrent mais on observe une
évolution inverse dans les pays sous-développés ou en voie de
développement.
En 1980, tandis que le PNB moyen par habitant était d’environ
10 650 $ dans les pays industrialisés, il était de 1 580 $ dans
les pays à revenus moyens (Brésil) et de 250 $ dans les pays
les plus pauvres (Zaïre). La période qui a suivi ne fait que
confirmer cette tendance en amplifiant ces disparités. En 2000,
le PNB moyen par habitants était de 26 090 $ dans les pays
développés, de 3 070 $ au Brésil et de 640 au Zaïre. L’écart
entre les revenus élevés et les revenus moyens a augmenté
(de 6.5 à 8.5 pour 1) tandis que l’écart entre les revenus
moyens et les bas revenus a diminué (de 6.3 à 4.8 pour 1).
Or ces moyennes dissimulent à leur tour d’importantes
disparités « nationales » dans la distribution des revenus par
classes sociales. Si de 1950 à la fin des années soixante les
inégalités entre pays et à l’intérieur de chaque pays ont
diminué, à partir de là elles se sont amplifiées et ne cesseront
de s’accroître.
Actuellement 10 % des Français détiennent environ 50 % de la
richesse nationale, mais l’amplitude des inégalités de revenus
en France va de 1 à 3 (ou de 1 à 5 selon le mode de calcul
retenu) et — même si la part relative des salaires et des profits
demeure relativement stationnaire sur le long terme — à partir
des années 1980, elle s’est dégradée. Entre 1959 et 1973, le
taux de marge des entreprises (rémunération des
investissements) a baissé en France de 2.9 %, puis de 7.8 %
entre 1973 et 1981. Simultanément, la part des salaires dans la
valeur ajoutée est passée de 66.5 % en 1970 à 71.8 % en 1981
mais à partir de là, la tendance s’est retournée : entre 1982
et 1997 la part des salaires dans le PIB français passait de 69 à
60 %, celle des profits passant dans le même temps de 25.5 %
à 30.5 %. Dans le cas de la France, les écarts se creusent,
mais se heurtent à de nombreux obstacles : « en 2003, le
revenu médian des Français se situait à 1 330 euros nets par
mois ; 10 % des Français gagnaient plus de 3 530 euros, 1 %
8 883 euros et 0.1 % (32 000 foyers fiscaux) plus de
17
10
25 580 euros » .
Ce n’est le cas ni en Grande-Bretagne, ni aux États-Unis où,
malgré un accroissement supérieur de la richesse globale, les
écarts s’approfondissent davantage encore. En 1995 le niveau
des inégalités salariales retrouvait au Royaume-Uni le niveau
de 1886 et dans ce pays où les inégalités entre riches et
pauvres sont les plus importantes du monde occidental, elles
sont désormais comparables à celles qui existent au Nigeria. Le
phénomène est plus marqué encore aux USA.
Aujourd’hui, aux USA, « le 1 % des Américains les plus riches
détiennent plus de 40 % de la richesse nationale, une
proportion proche du sommet atteint en 1929 (44 %) alors que
pendant près d’un demi-siècle, cette proportion avait baissé,
11
pour atteindre 20 % en 1976 » . Comme à l’échelon mondial,
mais sur une échelle élargie, les écarts entre pauvres et riches
augmentent au fur et à mesure que la richesse globale
s’accroît. Entre 1970 et 1999, les salaires réels nord américains
n’augmentaient que de 10 % alors que le revenu disponible
après impôt des 1 % les plus riches progressait de 157 %. En
1980 un grand patron recevait en moyenne quarante fois le
revenu d’un salarié moyen ; en 2000, il recevait 530 fois plus.
Nous disions qu’à partir du début des années 1970 le revenu
disponible de la plupart des Américains avait commencé à
baisser : pour un ouvrier d’usine avec trois personnes à charge
ce recul atteignait 20 % entre 1968 et 1981. On aurait pu croire
que l’arrivée au pouvoir des démocrates aurait freiné cette
tendance ; au contraire elle la amplifiée : entre janvier 1981 et
avril 1990, le salaire minimum est resté bloqué à 3,35 $ de
l’heure, perdant ainsi 30 % de sa valeur. Par ailleurs, selon un
classement de la Revue Forbes, et alors que le produit national
n’avait fait que doubler dans l’intervalle, les 400 Américains les
plus riches en l’an 2000 l’étaient dix fois plus que leurs
homologues en 1990, la richesse moyenne de cette catégorie
ayant progressé uniquement entre 1998 et 2000, de
940 millions de dollars par personne. Dans le même temps, la
part du revenu national, absorbée par les 5 % les plus riches,
est passée de 15.5 % en 1980 à 22 % en 2002 — et celle des
20 % les plus riches de 43 % à 49.5 % — alors que la part des
80 % les moins riches tombait de 60 à 50 %.
À la fin des années 1990, en pleine période d’expansion, les
États-Unis réussissent la rare performance d’être
« simultanément en tête des dix-sept pays les plus riches pour
le revenu par habitant et en dernière position pour le bilan en
matière de lutte contre la pauvreté. En dépit d’une multiplication
par six de la consommation nationale depuis le milieu des
années 1970, le nombre des indigents est supérieur en 1998 au
12
niveau atteint un quart de siècle plus tôt » . L’évolution des
inégalités intérieures dans les pays les plus pauvres est plus
importante encore que dans les pays riches et leurs effets se
cumulent au plan mondial.
En 1960, l’écart de revenu entre le cinquième de la population
mondiale la plus riche, et le cinquième de la population
10
Alternatives économiques, mai 2002, cité par S. Halimi, op. cit. p. 511.
Kevin Ohlipps, Wealth and Democracy : A political History of the American
Rich, Broadway Books, New York, 2002, p. 123.
11
12
The Guardian, 9 septembre 1998.
18
mondiale la plus pauvre était de 1 à 30 ; en 1997, il était de 1 à
75 et il est, aujourd’hui, de 1 à 80. Actuellement, alors que la
population des pays les plus riches ne cesse de vieillir et que la
population des pays les plus pauvres rajeunit, 20 % de la
population mondiale se partage plus de 80 % de la richesse
correspondante, les 20 % les plus pauvres ne disposant que de
0.5 % de cette richesse.
Or, ces écarts ne font que s’approfondir au fur et à mesure
qu’on en recule les bornes et les échéances : actuellement, « le
revenu des 1 % d’habitants les plus riches de la planète atteint
celui des 57 % les plus pauvres » et « la fortune des 350
personnes les plus riches — et milliardaires en dollars — est
supérieure aux revenus annuels des 45 % des habitants les
plus pauvres de la planète, soit environ 2.6 milliards de
13
personnes » .
Simultanément, tandis que le BIT estime à plus de 700 millions
— soit un tiers de la population active — le nombre de
personnes sous employées ou au chômage dans le monde, un
être humain sur six (1 milliard d’individus) vit encore en
dessous du seuil de subsistance ou dans la pauvreté absolue
avec moins de 0,75 euro par jour, et un sur deux avec
1,50 euro, sans avoir accès aux services publics essentiels :
santé, éducation, assainissement. Un milliard et demi de
travailleurs en Asie gagnent entre 3 et 45 dollars par jour, pour
des familles cinq fois plus nombreuses, alors que le salaire
journalier moyen dans les pays de l’Europe occidentale, des
Etats-unis et du Japon n’est jamais inférieur à 100 $ : 200 $ en
Allemagne, 130 $ en France et aux Usa.
Au total, le bilan est catastrophique : Il y a une ligne de
téléphone pour deux habitants dans les pays riches, contre une
pour quinze dans les pays en voie de développement, et une
pour deux cent dans les pays les plus pauvres, le tiers de
l’humanité ne disposant toujours pas de l’électricité ou de l’eau
potable, et ces proportions — depuis un demi-siècle — n’ont
cessé de s’amplifier. Sur ce plan, l’Afrique noire est frappée de
plein fouet.
La dette extérieure du continent noir a triplé au cours des dix
dernières années — passant de 65 à 185 milliards de dollars —
soit un chiffre supérieur à la somme des PNB des quarantecinq États de l’Afrique subsaharienne avec ses 550 millions
d’habitants. D’après l’Indicateur de développement humain
publié par le PNUD depuis 1990 — qui prend en compte la
durée de vie, le niveau d’éducation et le revenu moyen par
habitants — parmi les 35 pays où il est le plus faible, on trouve
31 pays africains. On n’y trouve en moyenne qu’un médecin
pour 25 000 habitants — contre 90 en Europe — et huit enfants
sur dix y décèdent avant l’âge d’un an. Le PNB le plus élevé —
celui de l’Afrique du Sud avec 113.2 milliards de dollars — est
douze fois inférieur à celui de la France et 90 fois inférieur à
celui des États-Unis. En 2002, l’Afrique attire moins de 1 % des
investissements mondiaux et les coûts de fonctionnement des
entreprises y sont au moins 50 % supérieurs à ceux d’Asie, où
les profits sont dix fois supérieurs. D’après l’OMC, elle ne
représente que 2 % des échanges mondiaux. L’Afrique noire
n’est pas menaçante - elle est menacée – et on voit mal
comment cela pourrait durer.
13
Ignacio Ramonet, op. cit.p. 266.
19
C’est dans le cadre de ce bilan global entre pays et à l’intérieur
de chaque pays que se pose la question des rapports entre
dictature et démocratie et celle du rôle que jouent les ÉtatsUnis dans l’arbitrage de ces rapports.
Chapitre 4
La démocratie, l’économie de marché et
des idées reçues.
Premier lieu commun universellement répandu nous trouvons
cette idée que la domination que les États-Unis exercent depuis
1945 sur le reste du monde serait inscrite dans l’ordre
démocratique mondial des choses. Viendrait-elle à s’affaiblir
que cet ordre serait compromis. Rien n’est moins sûr. Cette
domination, on la désignera comme on voudra — hégémonie,
impérialisme, prééminence, suprématie, leadership — le
constat est de partout identique et il ne fait aucun doute :
« aucune puissance, à l’heure actuelle, ne peut rivaliser avec
14
l’Amérique ou s’opposer à ses offensives » . Non seulement,
elle ne fait aucun doute, mais elle ne serait pas prête de
cesser : « for many decades, no state is likely to be in position
to take on the United States in any of the underlying element of
15
power » . Sur ce plan on sera plus réservé encore : on voit mal
en effet pourquoi cette domination serait éternelle
Un système auto entretenu.
Fait également partie de cette façon de voir les choses l’idée
que la démocratie ne serait critiquable qu’à partir d’elle-même
16
et — comme l’écrivait John Dewey au début du siècle dernier
— que « le remède aux maux de la démocratie, c’est plus de
démocratie ». Autrement dit, on pourrait toujours apporter une
réponse démocratique à chaque nouveau problème engendré
par la démocratie, de sorte qu’elle s’en trouverait constamment
renforcée.
L’envers de cette idée — mais elles vont ensemble — est que
la dictature constituerait le contraire exact de la démocratie, son
ennemi héréditaire et, de tous les idéaux vers lesquels celle-ci
tend, celui qui s’y opposerait le plus. Démocratie et dictature
seraient irréductibles l’une à l’autre et s’affronteraient comme
les deux pôles antagoniques extrêmes autour desquels se
serait cristallisé, au cours du XXe siècle, l’exercice du pouvoir
et les formes de la vie collective. L’avènement de l’une
coïnciderait avec la mort de l’autre et un combat à mort ne
cesserait de les opposer. Il est permis d’en douter.
"Démocratie" et "économie de marché"
14
Ignacio Ramonet, Géopolitique du chaos, Paris, folio, 2002, p. 69.
15
William C. Wohlforth, “The Stability of a unipolar World”, International
Security, vol 24, n°1 (summer 1999) p. 8.
16
Dewey John : (1859 -1952) Philosophe états-unien spécialisé en
psychologie appliquée. Son système philosophique se rattache au courant
pragmatiste.
20
Fait également partie de cette constellation de pensées, l’idée
selon laquelle la démocratie et l’économie de marché seraient
liées l’une à l’autre de manière « organique ». La progression
de l’une accompagnerait la progression de l’autre de telle sorte
que la démocratie serait le régime politique normal de
l’économie de marché, qui serait le régime économique normal
de la démocratie. Comme le notent la plupart des auteurs,
l’économie de marché et la démocratie ne font plus qu’un :
« désormais, dans les grands pays développés, seules des
minorités sont prêtes à remettre en cause les acquis
démocratiques, comme seules des minorités proposent de
remettre en cause les fondements de l’économie de
17
marché » . Sur cette base commune deux points de vue
s’affrontent.
Dans le cadre d’un seul pays, les uns pensent que cette liaison
est « contradictoire » et que la démocratie et le marché sont
des valeurs antagoniques. Tandis que la démocratie vise à
davantage d’égalités, de libertés et de solidarités, les
mécanismes du marché engendrent toujours plus d’inégalités,
de servitudes et de conflits d’intérêts. Tandis que la démocratie
vise à remplacer la force par le droit, à renforcer l’entraide
mutuelle et à garantir les libertés de chacun, le marché fait
prévaloir la force sur le droit, réduit toujours davantage la
marge de manœuvre des plus pauvres vis-à-vis des plus
riches, accroît le champ et l’étendue des servitudes de tous et
brise le jeu des solidarités qui pourraient s’y opposer.
Les autres pensent au contraire que cette liaison est
complémentaire et que la démocratie et le marché poursuivent
des objectifs convergents. Il faut reconnaître que, jusqu’à
maintenant au moins, un des aspects déterminant du jeu
politique dans les pays riches et démocratiques aura été de
compenser un aspect par l’autre en évitant de générer des
disparités de richesse trop marquées, sources de conflits et
d’affrontements. Cela a été — et cela reste en grande partie —
l’enjeu de ce que l’on aura désigné comme « l’Etatprovidence ».
Ce débat aura été transposé pratiquement tel quel à l’échelon
international. L’antagonisme entre pays pauvres et pays riches
prenant le relais des antagonismes entre riches et pauvres
avec des résultats comparables : pour les uns, la révolte des
pays pauvres serait inéluctable et mettrait la démocratie
mondiale en danger. Pour les autres, les seuls mécanismes du
marché devraient y surseoir et la démocratie ne devrait pas
cesser de gagner du terrain.
Liée au point de vue précédant, nous trouvons l’idée selon
laquelle la richesse étant l’objectif d’une économie de marché,
au-delà d’un certain seuil de richesse, la démocratie ne peut
que se stabiliser et, ce seuil étant lui-même irréversible, la
démocratie à son tour le deviendrait. Autrement dit, lorsqu’un
pays serait devenu riche et démocrate, il serait peu probable
qu’il redevienne pauvre et dictatorial. Cela exige un examen
plus attentif.
17
Philippe Auberger, La démocratie à l’épreuve des marches, Paris,
Economica, 2003, p. 7.
21
Démocraties, dictatures et revenus par habitant.
Il n’y a que deux mécanismes d’allocations des ressources
matérielles et des richesses produites : le marché et l’État. Le
point de départ est que spontanément les mécanismes du
marché ne garantissent pas à eux seuls la survie des
populations auxquelles ils s’adressent. Il faut donc que l’État
intervienne pour rétablir les équilibres faute desquels,
l’existence même du marché serait compromise. C’est sur cette
base que s’est posée la question de savoir quel était le régime
politique le plus compatible avec l’économie de marché, et non
pas celle de savoir qu’elle était l’économie la mieux compatible
avec la démocratie. Or, rien n’indique qu’une solution ait été
trouvée, ni même que la question ait été convenablement
posée.
18
Seymour Martin Lipset , faisait déjà observer en 1959 que
« plus une nation est prospère, plus la démocratie a de
chances de s’y maintenir ». D’après les données d’Adam
19
Przeworski & Fernando Limongi , réactualisées par Zakaria et
portant sur la période 1950-1990, nous aurions aujourd’hui une
corrélation entre démocratie et revenu par habitant dont le seuil
se situerait aux alentours de 6 000 $ par habitant et par an ; audessus de 6 000 $ la démocratie n’aurait pratiquement plus
aucune chance de disparaître et deviendrait en quelque sorte
« immortelle » (une chance sur 500) ; en dessous elle aurait du
mal à s’installer ou à se maintenir. Les auteurs calculent ainsi
que les 32 démocraties disposant d’un revenu moyen de
9 000 $ cumulent à elles seules 736 années d’existence et
qu’aucune n’a succombé. En revanche, parmi les 69
démocraties les plus pauvres, 39 ont disparu, soit un taux de
mortalité de 56 %, mais dégressif : l’espérance de vie d’une
démocratie dont le revenu est inférieur à 1 500 $ serait de huit
ans, alors qu’il serait de dix-huit ans entre 1 500 et 3 000 $.
Ainsi « la probabilité que la démocratie survive s’accroît de
20
façon monotone avec le revenu » . De façon « monotone »,
c’est-à-dire sans solution de continuité, ni rupture de seuil.
L’auteur note également une corrélation positive entre
l’abondance en matières premières (minéraux, pétrole) et
l’échec économique, et cela lui permet de supputer les chances
à venir de la transition démocratique dans des pays qui ne le
sont pas encore (Roumanie, Biélorussie, Bulgarie, Croatie,
Malaisie, Iran, Turquie, Maroc, Tunisie et Chine) et d’isoler les
cas particuliers de Singapour, de la Russie et des pays arabes
producteurs de pétrole. Après avoir fait observer que les
experts qui s’étaient penchés sur les avantages et les
inconvénients comparés de la démocratie pour les pays en voie
de développement, n’étaient « arrivés à aucune réponse
catégorique », l’auteur note que « presque tous les pays
pauvres qui ont réalisé des progrès importants ont dû cette
18
Seymour Martin Lipset (1922) Politologue et sociologue nord américain. Il
fut notamment président de l’association des professeurs américains pour la
paix au Moyen Orient.
19
Adam Przeworski (1940) Professeur américano-polonais de sciences
politiques. Il est un spécialiste reconnu de l’étude des sociétés démocratiques
tant sur le plan analytique que théorique.
20
Adam Przeworski & Fernando Limongi, « Modernization : theories and facts »
World Politics, 49, n°2, janvier 1997.
22
21
évolution à un régime libéral autoritaire » et il cite Taiwan, la
Corée du sud, Singapour, le Chili, l’Indonésie et la Chine. Mais
un régime « libéral autoritaire » est-ce encore une démocratie ?
Dans ce cas on parvient à un diagnostic plus nuancé. La
démocratie ne serait pas une fonction linéaire de la croissance
ou du revenu et la nécessité de sophistiquer le schéma saute
aux yeux de tous, jusqu’à faire apparaître le régime politique
comme une variable indépendante de la croissance
économique : « il existe des indices d’une relation non linéaire
dans laquelle plus de démocratie accroît la croissance lorsque
les libertés politiques sont faibles, mais déprime la croissance
22
lorsqu’un niveau modéré de liberté politique a été atteint » .
Même si la chose n’est pas formulée de cette manière — on
admet alors que, dans certains cas, le développement des
libertés publiques est défavorable à la croissance et que la
démocratie, ou encore les « libertés », constitue un « bien de
luxe » dont on peut sans grand dommage réduire les coûts.
Dans certains cas, on pourrait donc échanger un peu moins de
démocratie contre un peu plus d’efficacité, ou le contraire, à
condition de s’appauvrir. Il suffirait d’ailleurs de prendre
l’exemple de l’Allemagne nazie pour mettre en évidence un
minimum de démocratie compatible avec un maximum
d’efficacité économique et aujourd’hui — dans le cas des pays
émergeant — la conclusion ne se fait pas attendre : « la
dictature éclairée (au sens où elle réprime la demande sociale)
est donc la forme de gouvernement la mieux adaptée à
l’économie de marché […] l’essentiel est que le marché soit
23
libre ; peu importe que les individus ne le soient pas ».
Toutes les critiques que l’on pouvait faire à ce type d’approche
ont été émises et d’abord le fait de réduire la démocratie à une
batterie de variables quantitatives sur une échelle variant de 0 à
1. On aura également critiqué les fonctions de préférence qui y
étaient associées, la multiplicité des formes démocratiques de
vie collective et le fait qu’il ne s’agissait pas forcément d’un
modèle « universel ». On aura mis l’accent sur le rôle que
chaque forme aura pu jouer à chaque phase du développement
d’une société dès lors que ce développement n’était pas
linéaire. On aura également fait observer que la « tolérance aux
inégalités internes » n’étant pas identiques de partout, les
comparaisons cessaient d’être pertinentes. On aura enfin noté
que ces études accréditaient l’idée, au moins de manière
implicite, d’un continuum entre la démocratie et la dictature.
Rarement on aura fait prévaloir que les dépenses militaires,
tout comme les dépenses de « bien-être », étaient devenues
consubstantielles aux démocraties sans être substituables et
que si elles relançaient l’efficacité économique des uns, elles
affaiblissaient les démocraties des autres. Au moins jusqu’à ces
dernières années, les dictatures des pays pauvres n’auront été
que la contrepartie des démocraties des pays riches. Plus
généralement, on n’aura pas pris la mesure du fait que
l’équation entre démocratie et croissance avait cessé de
pouvoir s’apprécier au seul niveau « national » et que tous les
21
Fareed Zakaria, L’avenir de la liberté, Odile Jacob, Paris, 2003, p. 315.
22
Robert Barro, « Determinants of economic growth : a cross-country empirical
study », NBER Working Paper, n° 5698, août 1996
23
Jean Paul Fitoussi, La démocratie et le marché, Paris, Grasset, 2004, p. 28.
23
protocoles de comparaison dont on disposait — s’ils
rapprochaient ou éloignaient des pays inégalement positionnés
sur leur propre itinéraire de développement politique ou
économique — entretenaient entre eux des rapports à la fois
politiques et économiques où la démocratie et la croissance
étaient en jeu. C’est ce schéma que la globalisation remet
aujourd’hui en cause.
Depuis quelque temps, les priorités se sont inversés : on se
demandait jusque-là qu’elles étaient les réformes du marché les
plus démocratiques ; on se demande aujourd’hui quelles sont
les réformes de la démocratie les plus profitables et autour de
cette question deux points de vue s’affrontent. D’un côté (social
libéral) nous trouvons ceux qui pensent que, se limitant l’une
l’autre, il y aurait une complémentarité entre économie de
marché et démocratie qui les renforcerait mutuellement. On va
donc s’employer ici à trouver un « optimum » à la fois politique
et économique. De l’autre côté (militaro libéral), nous trouvons
ceux qui pensent que l’extension du domaine du marché exige
une réduction pure et simple du domaine de la démocratie. En
poussant cette logique à son terme, on en conclut que, non
démocrate mais efficace le marché gagne en liberté ce que
l’individu et l’État lui concèdent et que — démocrate mais
inefficace — l’État perd en souveraineté ce que l’individu lui
demande et ce qu’il concède au marché.
Dans la phase précédente, on ne voyait pas que les dictatures
dans les pays pauvres n’étaient que la contrepartie des
démocraties dans les pays riches, mises en place et soutenues
par elles. Dans la phase actuelle, on ne voit pas que le recul de
la dictature dans les pays pauvres accompagne son avancée
dans les pays riches : une avancée rampante, feutrée mais
préoccupante.
À l’encontre du credo du libéralisme ordinaire et de la doctrine
24
dite du « consensus de Washington », Jean-Paul Fitoussi voit
bien que les économies les plus solidaires ne sont pas
forcément les moins performantes et que la mondialisation en
elle-même n’est pas préoccupante. Cependant, il considère que
dans l’état actuel des choses, la mondialisation conduit le
monde à la catastrophe : « non seulement la mondialisation
accroît la part du marché et réduit celle de la démocratie, mais
elle le fait au nom de l’efficacité du marché et d’un ordre
25
supérieur à celui de la démocratie » . Concernant cet « ordre
supérieur à la démocratie », il reste discret, mais il le désigne
alternativement comme une « contrainte exogène » — c’est-àdire imposée de l’extérieur — et quelque chose de
« transcendantal » c’est-à-dire — en terme kantien — comme
un a priori de l’expérience. On voit le paradoxe de quelque
chose qui serait extérieur à quelque chose de « global ».
Comment caractériser alors cet ordre supérieur et l’inscrire
dans l’expérience autrement que par la dictature - fut-elle
éclairée – c’est-à-dire en fait un « libéralisme autoritaire » ? Le
libéralisme autoritaire, c’est la forme que prend aujourd’hui la
dictature.
24
Fitoussi Jean-Paul Economiste français, professeur à l'institut d'études
politiques de Paris. Président de l'Observatoire français des conjonctures
économiques (OFCE) depuis 1989.
25
Fitoussi, op. cit. p. 89.
24
Dans le cadre d’un seul pays — si la loi de la majorité conduit
inévitablement à l’émergence de préoccupations sociales et
donc à l’affaiblissement du rôle du marché et au renforcement
du pouvoir d’État — c’est que le nombre de pauvres y est
supérieur à celui des riches et que le principe "d’un homme,
une voix " continue d’y prévaloir. N’entrons pas ici dans la
nuance qui consisterait à faire prévaloir que ce sont les pauvres
qui sont le plus sensibles au « populisme », car de surcroît elle
est vraie. Tout en restant sur un plan politique — mais en
passant au niveau international — le décalage entre
l’Assemblée générale des Nations Unis (un pays une voix) et le
Conseil de sécurité (cinq membres disposant chacun d’un droit
de veto) sanctionne déjà le décalage entre pouvoir politique et
pouvoir militaire. Bien que le nombre des pays pauvres y soit
plus important que le nombre des pays riches, le militaire y
prendra toujours le pas sur le politique. Tout en restant au
niveau international, mais en passant du plan politique et
militaire au plan économique, ce qui était l’amorce d’une
gouvernance mondiale y démissionne de façon définitive : ce
qui prévaut alors c’est le principe "d’un dollar, une voix" qui
reconduit le jeu des inégalités mondiales en les plaçant sous
tutelle militaire. Sur ce plan, ce sont les Etats-unis qui font la loi
et mènent le jeu.
Ne cessant en effet de dicter les règles de la mondialisation,
d’en redéfinir les enjeux et d’en manipuler les présupposés, les
États-Unis — qui offrent aujourd’hui toutes les caractéristiques
d’une économie de rente financière — constituent le fer de
lance de la globalisation et ont placé le reste du monde dans
une situation qui est devenue ni acceptable ni praticable pour
eux. La conclusion est simple : ce sont les États-Unis qui
constituent désormais une « contrainte exogène » pour la
démocratie mondiale. Cette contrainte n’est pas
transcendantale, mais strictement « pragmatique ». Jusqu’à
aujourd’hui l’argent représentait le « nerf de la guerre ». Depuis
peu, la guerre est devenue « le nerf de l’argent ».
"Démocratie" et "conflits militarisés"
Il s’agit ensuite de l’idée qu’entre démocraties « riches et
stabilisées », la probabilité d’un affrontement militaire majeur
serait devenue inconcevable ou — en d’autres termes — que
les démocraties ne se feront plus la guerre. Ce point d’ailleurs
aura fait l’objet d’une théorisation explicite de la part de
26
quelqu’un comme Michael Doyle mais, depuis un demi-siècle,
il semble s’être imposé comme un credo unanimement accepté
par tous ; c’est cette idée qui conduit Mandelbaum à s’extasier
— en ce début de vingt et unième siècle — sur l’absence de
conflits entre grandes puissances en faisant de la conversion
de la Russie et de la Chine au libéralisme la garantie la plus
sûre d’une paix durable à venir. Le point de vue est soutenu par
l’idée que « plus la structure et l’attitude d’une nation sont
résolument capitalistes, et plus cette nation sera pacifiste et
27
tendra à mesurer les coûts d’une guerre » ce qui pose la
26
Doyle Michael : (1948) Professeur de politique et de relations internationales
à l’université de Columbia. Son étude principale est relative à la notion d’empire
et à l’analyse des différents impérialismes qui en découlent. Il a ainsi abordé
l’empire romain, l’empire britannique; l’empire ottoman, et l’empire égyptien.
27
Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, p. 128.
25
question des rapports entre l’économie et les dépenses
militaires.
D’un côté nous aurons ceux qui pensent que les achats
d’armes servent de stimulant à l’économie. De l’autre nous
aurons ceux qui penseront que les sommes engagées pour la
défense tout à la fois s’inscrivent dans une logique de
« dépenses improductives » — en perte sèche donc — et que,
pour un résultat identique, c’est autant que l’on soustrait aux
programmes sociaux de santé, de logement ou d’éducation. Or,
aussi paradoxal que cela puisse paraître, les deux points de
vue peuvent converger : à la fois en termes de relance et de
substitution.
28
Sumner Slichter — économiste à Harvard — admettait par
exemple que la guerre froide avait « augmenté la demande de
biens, (relancé les commandes) contribué au maintien d’un
haut niveau d’emploi, accéléré le progrès technique et aidé
29
ainsi le pays à relever son niveau de vie » . Dans la logique
inverse, les dépenses sociales peuvent se substituer aux
dépenses militaires et une « volonté politique ferme » devrait
suffire pour inverser les termes de l’équation sans en modifier
l’équilibre. C’était déjà le cas par exemple de John K.
30
Galbraith le théoricien de la « technostructure » et de la
« prospérité sans commande d’armements ». Cette idée
structure de part en part l’ouvrage de Ruth Sivard qui nous
explique — notamment — que la seule mise en chantier du
sous-marin Trident (1.5 milliards de dollars) aurait suffi à
financer pendant cinq ans un programme mondial de
vaccination, évitant ainsi la mort d’environ cinq millions
d’enfants en bas âge. Nous retrouvons la même idée chez
31
Howard Zinn pour lequel « la militarisation de la nation […]
impliquait inévitablement que les fonds affectés aux problèmes
sociaux soient réduits à la portion congrue ». Cela le conduit
logiquement à préconiser de « faire passer les 300 à 400
milliards de dollars annuels affectés au budget de la défense
vers des projets qui permettraient d’améliorer les conditions de
32
vie des Américains et des autres peuples du monde » . De
33
même, quelqu’un comme Robert B. Reich plaidera en faveur
d’un rééquilibrage des dépenses militaires au bénéfice des plus
28
Sumner H. Slichter : (1892-1959) Economiste américain.
29
Sumner Schlichter, cite par Fred J. Cook, « Juggernaut : the Warfare State »,
The Nation, 20 octobre 1961, p. 300.
30
John Kenneth Galbraith : (1908 - 2006) Economiste canadien d'origine
écossaise. Il est surtout connu en tant que conseiller économique de différents
présidents des États-Unis, de Franklin Delano Roosevelt à John Fitzgerald
Kennedy jusqu'à Lyndon B. Johnson.
31
Zinn howard : Historien américain, professeur à l’université de Boston. Né
en 1922 à Brooklyn (New York) dans une famille d'ouvriers juifs originaires de
Russie. Dans les années 60, il milite pour les droits des Noirs, puis contre la
guerre du Vietnam. Plus récemment, il s'est engagé contre la guerre en Irak.
Son œuvre reflètent le besoin de se réapproprier les traditions les institutions
publiques qui ont été, selon lui, abandonnées ou trahies par les élites politiques
pour garantir leurs intérêts privés.
32
Howard Zinn, op. cit. p. 443
33
Reich Robert B. secrétaire d'Etat au département du Travail de 1993 à 1997
(Présidence Clinton)
26
pauvres, pour un salaire minimum supérieur au seuil de
pauvreté et pour l’accès de tous à la santé et à une éducation
de qualité.
En Europe, nous retrouvons cette idée — parmi d’autres —
chez Claude Serfati lorsqu’il observe — à juste titre — « qu’il
manque 80 milliards de dollars par an aux pays en voie de
développement pour assurer les services sociaux de base,
alors que l’on compte 720 milliards de dépenses militaires par
34
an dans le monde » .
Chapitre 5
Un leadership mondial peut-il être
démocratique et perdurer ?
Il s’agit enfin de l’idée selon laquelle, la démocratie étant
garantie dans le cadre d’un seul pays par le couple « EtatNation » — auquel est lié le « monopole de l’exercice de la
violence légitime » — elle serait susceptible de l’être, à
l’échelon mondial, par l’Organisation des Nations Unies. Dans
l’un et l’autre cas, il s’agirait de parer aux risques de conflits liés
à la montée des inégalités.
À la vérité, si œuvrer pour le développement c’était œuvrer
pour la paix — et réciproquement — rien n’indique que les
objectifs sur ce plan aient été atteints. Au plan des
organisations internationales, l’échec est total : les guerres
continuent, et les inégalités se creusent. Avant d’aborder le
débat d’idées, commençons par le constat.
Le bilan des Nations Unies tient en deux mots : parallèlement à
l’équilibre fragile de la « guerre froide », l’ONU ne sera jamais
parvenu à maîtriser le problème du maintien de la paix et de la
sécurité internationale. Pour ce qui concerne la « guerre
froide », tout se sera joué en dehors de l’ONU, principalement
sur la base de la dissuasion nucléaire entre l’OTAN (1946) et le
Pacte de Varsovie (1955). Au mieux, l’ONU sera parvenue à
« localiser », ou encore à « banaliser » certains conflits réputés
mineurs en évitant qu’ils se généralisent. Au pire, elle n’aura
pas évité que d’autres s’éternisent. Dans l’un et l’autre cas, les
forces des Nations Unies se seront bornées à faire le ménage
de l’inévitable — ou à circonscrire les dégâts — sans participer
à éviter le pire. Il est vrai que la dissuasion nucléaire reposait
sur les cinq membres permanents du Conseil de sécurité, mais
cela suggère que la généralisation des conflits régionaux — dit
encore de « faible intensité » — n’était que la contrepartie de
l’évitement d’un conflit frontal.
Incapable dans de nombreuses situations de s’opposer à la
reprise des hostilités et des combats (Corée 1951, Égypte
1956, Chypre 1974, Liban 1982…) la plupart du temps, l’Onu
sera tout juste capable d’assurer la sécurité de ses propres
forces d’interposition (Salvador, Nicaragua, Afghanistan,
Cambodge), son échec dans toute une série d’autres
circonstances ne faisant que souligner le désaccord des
membres du Conseil de sécurité (Bosnie, Somalie, Angola,
34
Claude Serfati, La mondialisation armée ou le déséquilibre de la terreur, ed
Textuel, 2001.
27
35
Rwanda). Boutros Boutros-Ghali , secrétaire général des
Nations Unies jusqu’en 1996 était particulièrement bien placé
pour en dresser le bilan et en indiquer les causes : « depuis la
création de l’ONU en 1945 une centaine de conflits majeurs ont
éclaté de par le monde, qui ont provoqué plus de vingt millions
de morts. L’ONU est restée impuissante devant la plupart de
ces crimes en raison des veto — au nombre de 279 — opposés
à l’action du Conseil de sécurité. La guerre froide étant
achevée, les veto ont pris fin le 31 mai 1990 ». Depuis les veto
ont repris, mais les conditions ont changé.
Ce désaccord n’aura jamais été aussi profond qu’à l’occasion
de conflits qui — bien que localisés — se seront « éternisés ».
C’est le cas, plus que tout autre, du conflit israélo-palestinien.
Ne revenons pas sur la création de l’État d’Israël : l’histoire aura
tranché. Dès 1948, l’ONU confirme le droit à l’existence d’un
État palestinien : à ce jour, il n’a toujours pas été reconnu et,
malgré l’occupation des territoires, la colonisation systématique,
la destruction et l’appropriation de biens, la privation des droits,
la déportation et le fait que le meurtre y soit depuis cinquante
ans monnaie courante et quotidienne, jamais l’Onu - à aucun
moment de son histoire — n’aura fait quoi que ce soit. Nous
parlions de désaccord entre les membres du Conseil de
sécurité. La vérité est qu’Israël est devenu, depuis cinquante
ans, le bras armé de la politique nord américaine au MoyenOrient. À l’heure actuelle, avec plus de 3 milliards de dollars par
ans d’aide de toutes sortes (mais surtout militaire) et quelles
que soient les gesticulations de la diplomatie Us pour inciter
son allié à « plus de mesure » (Brzezinski), la politique
étasunienne n’aura oscillé qu’entre un laisser-faire coupable, un
interventionnisme théâtral, et un soutien inconditionnel.
Entre 1945 et 2003, les Usa opposeront 78 fois leur droit de
veto à une résolution des Nations Unies condamnant l’État
d’Israël : une des dernières en date (octobre 2003) concerne
l’édification de cet autre mur de la honte que représente la
construction d’un « mur de sécurité » de 350 km de long, à l’est
de la ligne verte.
Autant les théoriciens de la « crise démocratique » ignorent la
situation internationale, autant les théoriciens de l’hégémonie
ne s’intéressent qu’à elle. On est frappé ici par les décalages —
mais également par les convergences profondes et
paradoxales — qui existent entre les théoriciens de
« l’expansionnisme », les théoriciens du « retrait », et les
théoriciens du « déclin ». Partisans d’un monde unipolaire sous
leadership nord américain, les premiers pensent que les ÉtatsUnis doivent maintenir et renforcer en permanence leur
hégémonie sur le reste du monde — y compris et surtout — en
utilisant la force (Robert Kagan, Brzezinski). Les deuxièmes
pensent que cette domination est désormais devenue ruineuse,
que les États-Unis ont encore le choix d’opérer un repli tactique
à condition d’en contrôler les termes, et que ce retrait serait
préférable à la fois pour eux et pour le reste du monde ; ils sont
donc partisans d’un monde « multipolaire et d’une stratégie
35
Boutros Boutros-Ghali (1922) Diplomate égyptien qui fut le 6ème secrétaire
général des Nations unies de 1992 à 1996.
28
36
multilatérale » (Kupchan ). Enfin les derniers considèrent que
les États-Unis n’ont plus le choix, qu’à plus ou moins long terme
la perte de leur hégémonie est devenue inéluctable et qu’ils
sont déjà entrés dans une phase de déclin durable et
irréversible (Kennedy, Todd). Dans chaque cas, la vision qu’ils
ont de l’Europe à valeur de test.
Le point de vue dominant de l’unilatéralisme
37
Pour les membres du Project for New American Century crée
en 1997 — et qui comptait parmi ses membres des
personnalités aussi éminentes que Paul Wolfovitz, Dick
38
39
40
Cheney , Ronald Rumsfeld ou Francis Fukuyama — il
s’agit pour les États-Unis de contraindre les autres États à
respecter les règles du droit international, tout en se réservant
la possibilité de les transgresser « pour le bien de tous ». C’est
le thème toujours actuel et repris à Madeleine Albright de la
« nation indispensable », déjà popularisé à l’époque par
41
Krauthammer le théoricien du « moment unipolaire » — pour
lequel les intérêts nationaux Us devaient toujours prévaloir
quels qu’en fussent les enjeux et les circonstances. Pour les
théoriciens de « l’hégémonie bienveillante » et de la « guerre
préventive », il va sans dire que le multilatéralisme qui accroît le
périmètre de légitimité d’une intervention extérieure est toujours
préférable mais — la vocation des institutions internationales
étant d’être instrumentalisées par la puissance hégémonique —
si le consensus est trop difficile à obtenir, ou le compromis trop
coûteux à réaliser, ces institutions n’ont qu’à se plier, ou
disparaître.
Ce mépris des règles du jeu international, c’est très exactement
42
ce que dénonce un juriste comme Richard Falk — professeur
de droit à Princeton — pour qui les institutions internationales
sont aux mains des puissances mondiales qui les manipulent à
36
Kupchan Charles : Professeur de relations internationales à l'université de
Georgetown et responsable du département des affaires européennes au
National Security Council.
37
Project for New American Century : créé au printemps 1997 le PNAC est
un think tank ayant pour objectif de promouvoir un leadership nord américain
global et mondialisé.
38
Richard Bruce Cheney (1941), dit Dick Cheney, est un homme d'affaires et
un homme politique américain, membre du parti républicain. Il est le 46e viceprésident des États-Unis d'Amérique, en poste depuis 2001 au côté du
président George W. Bush.
39
Donald Henry Rumsfeld (1932) est l'actuel Secrétaire à la Défense, le chef
du Pentagone, dans l'administration républicaine de George W. Bush.
40
Francis Fukuyama (1952) Philosophe, économiste et politologue américanojaponais. Fukayama est connu pour sa théorie de la fin de l’histoire (The End of
History and the Last Man). Selon lu, l’histoire de l’humanité après la chute du
bloc communiste est arrivée à un moment où la confrontation entre les
idéologies est dépassée. Il envisage à terme le triomphe du libéralisme tant sur
le plan économique que politique.
41
Charles Krauthammer (1950), éditorialiste conservateur américain
collaborant, entre autre, au Washington Post ou à Time Magazine.
Krauthammer est un défenseur de l’unilatéralisme et au maintien des USA
comme superpuissance. Il considère que « la notion de légitimité découle d’un
consensus international » qui est pour lui une absurdité et appelle un monde
unipolaire dominé par la politique extérieure nord américaine.
42
Richard falk: Professeur de droit international à l’université de Princeton.
29
leur convenance et fixent tout à la fois leurs objectifs et leur
calendrier. Leur vraie nature surgit justement à l’occasion de
divergences entre grandes puissances — comme c’est le cas
aujourd’hui avec l’Irak, l’Iran, la Turquie etc. — et, que ce soit
pour le préconiser ou pour le dénoncer, sur ce plan au moins
les deux points de vue concordent.
Il n’est pas étonnant que les théoriciens de l’expansionnisme
Us mettent aujourd’hui l’accent sur les divergences de vue et
les contradictions d’intérêt entre grandes puissances. Ces
divergences se manifestent d’abord sur la façon de fixer les
priorités nationales, d’identifier les dangers extérieurs et de
conduire la politique étrangère, mais également sur la manière
de régler un conflit, la plus ou moins grande tolérance à l’échec,
le rôle accordé au temps et à la diplomatie… Ainsi les USA
accorderaient plus d’importance à la force qu’au droit, aux
initiatives unilatérales plutôt que multilatérales, à la compétition
plutôt qu’à la coopération, aux résultats obtenus plutôt qu’à la
manière de les obtenir, leur « culture stratégique » serait plus
manichéenne (du type tout ou rien) que dialectique, leur
tolérance à l’échec serait moindre et — pour un résultat
identique — la rapidité d’exécution prévaudrait sur la méthode
utilisée.
43
Dans son dernier ouvrage Robert Kagan a bien vu qu’au point
où en étaient les choses un des obstacles à l’expansionnisme
Us était le fossé qui ne cessait de se creuser entre les intérêts
de l’Europe et ceux les États-Unis. On connaît sa thèse : dans
la mesure où jusqu’à maintenant les États-Unis assuraient la
charge de sa défense, l’Europe aura pu en faire l’économie et
— la construction européenne s’étant traduite par une baisse
de son potentiel militaire — sa façon de voir le monde s’est
transformée également. Or, la seule manière de jouer un rôle
mondial significatif étant aujourd’hui de disposer d’une
puissante armée si — de surcroît — toute son histoire récente
et son idéologie le lui interdisaient, non seulement l’Europe ne
voudrait pas devenir plus puissante au plan militaire, mais elle
en serait incapable.
La plus grande tolérance européenne face à la montée des
nouvelles menaces serait liée à sa faiblesse militaire. Alors que
les Usa auraient tendance à accorder plus d’importance aux
risques de prolifération d’armes de destruction massive, à
l’émergence d’États « voyous » et au terrorisme international,
les Européens seraient davantage attentifs aux risques liés au
développement des « conflits interethniques et des migrations,
à l’augmentation de la pauvreté, du crime organisé ou à la
44
dégradation de l’environnement » . À vrai dire, l’insistance des
Européens à mettre l’accent sur le jeu démocratique n’est pour
lui que la contrepartie du pouvoir qui leur fait défaut et cette
incapacité à répondre militairement à la menace conduit soit à
la tolérance, soit au déni du danger. C’est là qu’intervient
l’apologue du chasseur d’ours :
« L’homme armé d’un seul couteau peut décider que l’ours qui
rode dans la forêt est un danger supportable dès lors que
43
Robert Kagan (1958) Chercheur et essayiste néoconservateur. Diplomé de
l’université de Yale, il est un des cofondateurs du Project for the New American
Century (PNAC). Kagan a travaillé au bureau des affaires inter-américaines au
Secrétariat d’Etat (1985-1988) où il fut le rédacteur principal des discours deu
Secrétaire d’Etat George P. Shultz (1984-1985).
44
Robert Kagan, La puissance et la faiblesse, Paris, Plon, 2003, p.54.
30
l’alternative — chasser l’ours à l’aide d’un seul couteau — est
en fait plus risquée que de se tapir en espérant que l’animal
n’attaquera point. Toutefois, s’il dispose d’un fusil le même
homme tiendra sans doute un raisonnement différent sur ce qui
45
constitue un risque insupportable » . La conclusion qu’il en tire
est radicale : « si l’abîme stratégique entre les États-Unis et
l’Europe est aujourd’hui plus profond que jamais et s’il se
creuse encore à un rythme inquiétant, c’est parce que ces
divergences matérielles et idéologiques se renforcent
mutuellement. Et il n’est pas impossible que la division
46
engendrée par leur conjonction devienne irréversible » .
Notons le car c’est important : c’est la première fois que
l’éventualité d’un clash « irréversible » entre les États-Unis et
l’Europe est évoquée. Nous partageons ce point de vue et la
question est de savoir qui en aura l’initiative.
Toute l’argumentation de Robert Kagan repose sur la
prééminence du militaire sur l’économique et de l’économique
sur le politique. C’est le contraire en Europe. D’un côté, il
reconnaît le succès de l’intégration européenne : « le plus
47
grand exploit réalisé en matière de politique internationale » .
De l’autre, il admet que « si la fin de la guerre froide avait
donné lieu à l’avènement d’une ère où le pouvoir économique
comptait plus que le pouvoir militaire, alors l’Union européenne
aurait été en mesure de façonner l’ordre mondial avec autant
48
de poids que les États-Unis » . Or ce n’est pas le cas. Dans
l’intervalle il ne dit rien de la situation économique des USA et
se contente de diagnostiquer le déclin de l’Europe à partir d’un
argument démographique : ce fameux décalage qu’évoquait
The Economist « entre une Amérique jeune, exubérante,
multiraciale et une Europe vieille, décrépite et repliée sur elle49
même » .
Robert Kagan anticipe alors sur la prochaine crise militaire, qu’il
localise en Asie de l’Est (Corée du nord) et fait observer que les
intérêts européens dans cette région du monde y étant
beaucoup moindre qu’au Moyen Orient, l’antagonisme entre
l’Europe et les États-Unis devraient s’atténuer. Il en conclut
« qu’il n’y a aucune raison de prévoir un choc de civilisation au
50
sein de ce que l’on appelait jadis l’Ouest » . L’Ouest a donc
vécu, mais que se passerait-il si la prochaine crise se localisait
ailleurs qu’en Asie et s’il s’agissait d’autre chose que d’un
« choc de civilisation » ? Au regard de l’expérience irakienne, la
question de l’Iran qui à nouveau détiendrait des armes de
destruction massive – encore plus massives probablement –
est devenue préoccupante. Le scénario pourrait se reproduire
et l’histoire se répéter.
Par ailleurs, l’auteur en vient à se poser la question de savoir
pourquoi l’Europe fait encore l’économie de la force militaire, y
compris d’ailleurs contre les États-Unis. D’un côté il se
demande si « l’ambition de l’Europe d’accéder à la puissance
ne serait pas — d’une certaine manière — un
51
anachronisme » ; de l’autre, il paraît acquis à l’idée d’une
45
Ibidem, p. 53.
Ibidem, p. 21.
47
Ibidem, p. 37.
48
Ibidem, p. 91.
49
Ibidem, p. 140.
50
Ibidem, p. 151.
51
Ibidem, p. 103.
46
31
sujétion européenne durable et structurelle : « de fait, nous ditil, les Européens n’ont pas cherché à contrer le pouvoir
croissant du colosse américain en développant leur propre
pouvoir. À l’évidence, même une Amérique unilatérale ne leur
paraît pas constituer une menace suffisante pour justifier une
augmentation des dépenses militaires pour la contenir. Ils ne
veulent pas non plus compromettre leurs vastes échanges avec
ce pays en tentant de faire jouer leur puissance économique
contre le chef. Enfin, ils ne sont pas disposés à s’allier avec la
Chine, qui est prête à augmenter son budget défense, pour
faire contrepoids aux États-Unis. Ainsi les Européens espèrent
plutôt contenir la puissance américaine sans avoir à user euxmêmes de la force. Par une démarche qui est peut-être le nec
plus ultra de la subtilité et de l’action indirecte, ils veulent
52
contrôler le mastodonte en faisant appel à sa conscience » .
Outre que — si c’était le cas — on voit très bien que ce serait
sans issue, Kagan n’hésite pas à raisonner, vis-à-vis de
l’Europe, en termes de conflit armé.
Les critiques de l’unilatéralisme
Face à un ressentiment international croissant, de plus en plus
nombreux sont ceux qui pensent - aux États-Unis - que
l’unilatéralisme et le mépris du jeu démocratique international
constituent aujourd’hui une menace insupportable, non
seulement pour leurs alliés traditionnels, mais également pour
eux. Simultanément, ils sont frappé de la rapidité avec laquelle
les Etats-Unis seront parvenus à dilapider en aussi peu de
temps le capital de sympathie bien réel qu’ils étaient parvenus
à mobiliser au lendemain du onze septembre. Or si certains
d’entre eux continuent à caresser l’idée que l’unipolarité
pourrait durer au moins aussi longtemps que la guerre froide, la
plupart pensent que la stratégie multilatérale est probablement
le meilleur moyen de parvenir à maintenir leur hégémonie car quels qu’en soient les moyens - c’est bien de cela dont il s’agit.
Même Brzezinski semble revenu à une appréciation plus
nuancée du champ des possibles : « le nouveau désordre
mondial exige une stratégie moins rigide que le face à face de
la guerre froide, une approche à géométrie variable, souple et
53
diversifiée » . L’objectif reste identique : ce sont les moyens
qui divergent, et ces moyens (la géométrie variable) sont ceuxlà même contre lesquels Montesquieu nous mettait en garde.
Même les tenants « pragmatistes » d’une stratégie unipolaire —
54
55
comme John Ikenberry ou Joseph Nye — sont extrêmement
52
53
Ibidem, p. 66.
Zbigniew Brzezinski,Le vrai choix, Paris, Odile Jacob, 2004, p. 65.
54
G. John Ikenberry Professeur à Princeton, Ikenberry est un important
théoricien des relations internationales et de la politique étrangère nord
américaine. Il est connu pour ses vives critiques de ce qu’il nomme “la grande
stratégie néoimpériale” des USA sous l’administration Bush. Sa position se veut
pragmatique. Il pense que l’impérialisme tel qu’il est pratiqué actuellement ne
pourra remplir ses objectifs.
55
Joseph Nye (1937) Cocréateur avec Robert Keohane, de la théorie des
relations internationales (néoliberalisme) développée dans leur livre Power and
interdependance (1977). Nye a été, sous l’administration Clinton, assistant du
Secrétaire d’Etat à la défense pour les affaires de sécurité. En 2005, il a été élu
comme l’un des dix chercheurs les plus influents dans le domaine des relations
internationales.
32
critiques vis-à-vis de la politique extérieure suivi par Georges
Bush au lendemain du onze septembre. Ce n’est pas qu’ils
soient contre l’hégémonie des USA : c’est que les moyens
utilisés leur paraissent « contre-productifs », et aller à l’encontre
des objectifs poursuivis. Ainsi, Joseph Nye — doyen de la
Kennedy School of Government d’Harward — se prononce-t-il
pour un équilibre entre la puissance brute de la coercition (Hard
Power), et la puissance douce (Soft Power) de la persuasion,
du compromis et de la conviction partagée.
De manière beaucoup plus curieuse mais symptomatique,
quelqu’un comme Wohlforth — pourtant partisan convaincu de
l’unipolarité — considère que le seul obstacle qui désormais
pourrait mettre en danger l’hégémonie nord-américaine, serait
le consensus interne « bipartisan » (Présidence et Congrès) qui
se serait réalisé autour d’une stratégie externe unilatérale.
Au contraire — mais les deux aspects sont liés — le pouvoir
grandissant de la présidence vis-à-vis du Congrès inquiète
56
quelqu’un comme Jeremy Rabkin qui y voit un danger pour la
démocratie interne et la souveraineté nationale. Il préconise
donc un repli tactique car à ses yeux, il ne s’agit plus de
protéger la « forteresse Amérique » depuis l’étranger (from
abroad), plutôt que de procéder à des rapatriements de
troupes, de dénoncer les « alliances contraignantes » (no
entangling alliances), et d’amorcer des politiques de
désengagement systématique : quelles que soient les
circonstances, la souveraineté nationale doit prévaloir.
Les thèses "déclinistes"
Si, pour les théoriciens du « retrait », la suprématie nordaméricaine relève sur le fond d’une décision d’ordre politique et
pourrait encore être reconduite ou aménagée sans en
compromettre les chances, pour les théoriciens du « déclin » ou de la « décadence » - la perte d’hégémonie est devenue
structurellement inéluctable, même si des correctifs
« politiques » pouvaient encore lui être apportés : dans ce cas,
le « retrait » ne ferait qu’en différer l’issue et peut-être même la
précipiter.
Or, là encore, rien n’est moins évident. La thèse du « déclin
américain » - en effet - soulève de nombreuses difficultés :
« toujours annoncée, et pas encore amorcée » selon certains,
pour la plupart de ses tenants, elle se situe déjà dans une
problématique « post-impériale », et il est instructif — sous cet
angle — de rapprocher les points de vue américains et
européens.
Il y a une quinzaine d’années — juste avant que bloc soviétique
57
n’implose — Paul Kennedy portait déjà sur les États-Unis un
56
Rabkin Jeremy Professeur de droit constitutionnel à l’université Cornell de
New York.
57
Paul Kennedy (1945) Spécialiste britanique en relations internationales et
en stratégie. Paul Kennedy est directeur de l’International Security Studies. Son
livre le plus connu “The rise and the fall of the great power” montre les
interactions entre les économies et la stratégie à travers les cinq siècles
passés.
33
diagnostic pessimiste. Historien de l’économie, au terme d’un
panorama saisissant de la naissance et de l’effacement des
grandes puissances mondiales depuis le XVe siècle (Espagne,
Hollande, Autriche Hongrie, Grande-Bretagne), l’auteur
concluait au fait que — à leur tour — les États-Unis étaient
entrés dans une phase de « déclin irréversible ». Il notait une
contradiction grandissante entre l’érosion « relative » de la
puissance économique des USA vis-à-vis de ses principaux
partenaires mondiaux et un déséquilibre croissant entre les
moyens dont ils avaient besoin pour reproduire leur hégémonie
(« les exigences de leur défense ») et ceux dont ils disposaient
pour y satisfaire. Engagés dans des dépenses militaires
improductives de plus en plus lourdes, alors même que leur
puissance économique ne cessait de se fragiliser, ils étaient
menacés de « sur expansion » (Strategic Overstretch), terme
par lequel il désignait la nature de leurs engagements
internationaux. Sous les hypothèses issues de la guerre froide,
ce fut probablement l’une des réflexions les plus radicales pour
tenter de penser les perspectives à long terme de l’empire. Sa
conclusion était sans nuance : « il n’y a qu’une réponse à la
question, de plus en plus discutée dans l’opinion, de savoir si
les États-Unis peuvent préserver leur position actuelle : c’est
58
non » .
La victoire incontestée de l’économie de marché et sa
généralisation à l’échelon mondial en aura redistribuée la
donne mais — à une ou deux réserves prés — rien ne permet
de penser que l’hypothèse ait perdu en crédibilité ; tout indique
au contraire qu’elle s’est aiguisée. La généralisation de
l’économie de marché à l’échelon mondial, loin de renforcer la
puissance américaine aura tendance - au contraire – à
l’affaiblir.
Les réserves cependant sont d’importance. Pour Paul Kennedy,
les coûts militaires de défense et de sécurité restent
fondamentalement des « dépenses improductives » pour
l’économie qui doit les prendre en charge : il s’agit d’un
« fardeau » à supporter et le poids de plus en plus lourd de ce
fardeau — compte tenu de l’amenuisement des ressources —
conduit au déclin. Sur ce point, rien n’est acquis, mais s’il est
vrai — comme nous tenterons de le démontrer — que les
dépenses militaires doivent être considérés comme des
« investissements », dans ce cas, le déclin en serait différé
d’autant, ce qui ne veut pas dire que l’appareil économique ne
cesserait pas de s’affaiblir. C’est d’ailleurs ce que l’on observe
et le fait que l’expansion militaire soit devenu de plus en plus
indispensable à l’expansion économique, n’aura fait que freiner
le déclin économique, sans pour autant retourner la tendance.
Renoncer à l’expansion militaire reviendrait à accélérer le déclin
en s’exposant à des dangers plus redoutables encore.
Cohérent avec sa théorie des dépenses improductives et du
« fardeau », Kennedy ne le pensait pas et anticipait sur ce point
les théories du « retrait » : « la tâche à laquelle les hommes
d’État américains doivent faire face dans les années à venir est
58
Paul Kennedy, Naissance et déclin des grandes puissances, Paris, Payot,
1991. p. 591.
34
donc de reconnaître […] qu’il faut gérer les affaires de telle
sorte que l’érosion relative des États-Unis puisse se dérouler
d’une façon lente et régulière, en évitant de l’accélérer par des
politiques qui ne feraient qu’apporter un avantage à court
59
terme, au prix de désavantages à long terme » . D’ores et déjà
nous sommes entrés dans une logique des avantages « à court
terme ».
La deuxième réserve est symétrique de la première : les
dépenses militaires sont là pour « protéger » des intérêts déjà
existants, et non pour en créer de nouveaux. Si on voit bien
dans le schéma de Kennedy que la protection des intérêts Us à
l’étranger impose des « charges » qui ne cessent de croître au
fur et à mesure que ces intérêts augmentent et se diversifient,
on voit mal en revanche en quoi cette surenchère — de
l’économique sur le militaire et réciproquement — serait
devenue inéluctable et constituerait une « question de survie
pour la nation ». Pour cela, il aurait fallu lier de manière
beaucoup plus étroite, l’économie interne sur l’économie
externe et analyser beaucoup plus finement le rôle de l’État ; ce
n’est pas le cas. Lui-même d’ailleurs ne le pensait pas, d’où la
thèse — surdéterminée donc — du retrait progressif, assez
proche des thèses actuelles d’Ikenberry sur « l’auto
restriction ».
Depuis la fin de la guerre froide, cette idée d’un déséquilibre
croissant entre les engagements extérieurs des USA, les
ressources décroissantes dont ils disposent et la montée en
puissance de pôles « régionaux » (Europe, Asie de l’Est) a été
60
reprise par Charles Kupchan . Il faudrait entrer dans la finesse
des analyses, mais l’auteur montre que la fin de la guerre froide
loin d’être synonyme d’une victoire finale de l’Amérique du nord
accompagne au contraire les débuts d’une remise en cause de
son hégémonie (the beginning of the demise of its global
dominance). Le véritable challenge auquel les USA sont
confrontés n’est pas la montée du terrorisme islamique, ni
même le décollage de la Chine, mais bien l’intégration
européenne (the rise of Europe) « whose economy already
rivals America’s ». Il en conclut à la nécessité — pour les USA
— d’encourager un monde « multipolaire » : autant feindre
d’organiser et de contrôler ce qui vous échappe. Multipolarité et
multilatéralisme apparaissent bien comme les deux faces
idéologiques du même déclin et de la même hantise, mais sans
que nous puissions trancher.
61
En France, Emmanuel Todd lie la « décomposition du
système américain » au décalage qu’il note entre la
dépendance économique accrue des Usa vis-à-vis du reste du
monde, la nécessité de préserver et d’accroître leur niveau de
vie et le fait que — pour y parvenir — ils ne puissent que
59
Paul Kennedy, op. cit. 591.
60
Charles A. Kupchan, The end of the American Era, Alfred A. Knopf, New
York 2003
61
Emmanuel Todd Historien et politologue à l’Institut National de
Démographie de Paris. Ses recherches étudient l’ascencion et la chute des
peuples et cultures à travers les millénaires. Sa dernière étude prédit la chute
des USA comme unique super puissance mondiale.
35
renforcer l’insécurité mondiale : « Dépendante
économiquement (l’Amérique) a besoin d’un niveau de
désordre qui justifie sa présence politico-militaire dans l’ancien
monde ». D’un côté « elle (l’Amérique) va devoir lutter pour
maintenir une hégémonie désormais indispensable à son
niveau de vie », mais pour cela il lui faut faire la guerre. De
l’autre, si « aucune menace globale ne requiert une activité
particulière des États-Unis pour la protection des libertés
(autrement dit si l’Amérique renonce à la guerre) de toute part
62
leur hégémonie est compromise » .
L’Amérique serait donc devenue, comme certains le disaient
autrefois, un « tigre de papier ». En vis-à-vis, une alliance bien
tempérée de l’Union Européenne, de la Russie et du Japon —
serait de nature à remettre en place l’essentiel de ses
prétentions pour les réduire à rien ou à peu de chose : une
ambition démesurée au regard de ses possibilités réelles.
Totalement à l’opposé de ce point de vue — certains auteurs
envisagent le pire — tel Canfora : « trois guerres dans les dix
ans à peine qui nous séparent de la fin de l’URSS sont un signe
de ce qui nous attend : un éternel état de siège à l’échelle
63
mondiale » . Nous trouvons un point de vue assez comparable
64
chez Rodrigo de Zayas qui évoque à ce propos un « état
d’exception permanent » mais c’est peut-être Jean-Christophe
65
Rufin qui — sur ce point — aura tenté de radicaliser l’analyse.
À partir d’une relecture de la « guerre froide » puis de la
nécessité pour les États-Unis de s’inventer toujours de
nouveaux ennemis, de nouveaux périls, de nouvelles menaces,
il suggère une symétrie avec le totalitarisme.
Selon lui, pour que les États-Unis puissent préserver et
renforcer leur hégémonie, il leur est indispensable de faire la
guerre, même s’ils n’en ont plus les moyens. Lorsque l’ennemi
héréditaire disparaît (L’URSS, la Chine), alors il leur faut en
créer d’autres, y compris de toutes pièces : l’exclusion,
l’écologie, la drogue, la pauvreté, l’islam… L’essentiel n’est pas
tellement de savoir qui on attaque, mais d’attaquer pour
relancer en permanence la machine militaire. Pour cela, il faut
maintenir à tout prix l’image d’un affrontement sans merci entre
les deux systèmes (le libéralisme et le communisme) puis —
une fois la menace communiste disparue — susciter à nouveau
de nouvelles menaces.
Ainsi, « la lutte à mort » que se seraient livrés les deux grands
entre 1945 et 1990 dissimulerait en fait une complicité et une
connivence beaucoup plus profondes entre le libéralisme et le
totalitarisme : « la véritable victoire des sociétés démocratiques,
face au communisme […] est d’avoir pu constituer avec lui un
couple durable et fécond, de l’avoir soutenu et fructueusement
62
Emmanuel Todd, Après l’empire, Paris, Gallimard, 2002, p. 240.
63
Luciano Canfora, l’imposture démocratique, Paris, Flammarion, 2002 p. 132.
64
Rodrigo de Zayas est né à Madrid en 1935. Rodrigo de Zayas est un
intellectuel éclectique : fils du fondateur de la Modern Gallery new-yorkaise.
C’est aussi un concertiste réputé, un homme politique engagé à gauche et un
historien.
65
Jean-Christophe Rufin ( 1952) Médecin et romancier. Diplômé de l'Institut
d'études politiques de Paris, il devient, en 1986, conseiller du secrétaire d'État
aux droits de l'homme. Ancien vice président de Médecins sans frontières, il est
actuellement Président de l'ONG Action Contre la Faim.
36
66
exploité » . Raymond Aron
« d’associés rivaux ».
67
parlait déjà en son temps
D’un côté, tout au long de la guerre froide l’URSS monopolisait
la rébellion et les espoirs de libération des pays et des peuples
qu’elle maintenait sous son influence en « sacrifiant l’expansion
révolutionnaire aux avantages consentis à la nation qui en
68
contrôlait le devenir » . De l’autre, la hantise du communisme
apparaissait aux États-Unis — et plus généralement dans le
périmètre du monde libre — « comme l’instrument providentiel
permettant d’achever le contrôle social des sociétés
69
démocratiques » .
S’en prenant au mythe des « démocraties fragiles, éphémères
et faibles », l’auteur montre que ce « climat d’apocalypse » dont
la civilisation libérale a besoin de se sentir en permanence
menacée pour rebondir, ces sous bassement de terreur sans
lequel elle ne peut vivre aujourd’hui porteraient leurs fruits : « le
système libéral tel qu’il se déploie aujourd’hui est peut-être
l’exemple le plus achevé et le plus illimité de pouvoir dont une
structure sociale ait jamais disposé. Il n’est pas une violence
que la société démocratique ne retourne à son profit, pas de
déviance qui ne lui soit utile, pas de rébellion qui ne lui restitue
en fin de compte son énergie, pas d’apocalypse dont elle ne tire
gloire de la conjurer […]. Elle est une dictature dans la mesure
70
où elle s’impose à tous, y compris à ceux qui la refusent » .
D’un côté donc, la civilisation démocratique s’imposerait à
ceux-là mêmes qui la refusent le plus « sans pourtant les
empêcher d’agir contre elle » ; de l’autre elle se serait
« délivrée de la nécessité du consentement des hommes
qu’elle gouverne » et le système se serait en quelque sorte
« rendu indépendant de l’usage que font les hommes de la
71
liberté qu’il leur accorde » .
La vérité est plus contradictoire : jamais l’empire américain
n’aura été aussi fort, qu’au moment où il était aussi faible et son
affaiblissement économique aura accompagné son
renforcement militaire. Rares sont ceux qui auront pris la
mesure du danger de cette spirale. Si l’empire s’était affaibli au
point de ne plus pouvoir se porter à la hauteur de ses
prétentions impériales, il suffirait d’attendre qu’il s’écroule sur
lui-même et les signes en seraient perceptibles. Ce n’est pas le
cas. Non seulement les Usa ne sont pas prêts à renoncer à
l’hégémonie à laquelle ils sont déjà parvenus et qu’ils entendent
66
Jean Christophe Rufin, La dictature libérale : le secret de la toute puissance
des démocraties au XXe siècle.
67
Raymond Aron (1905 -1983) Philosophe, sociologue et politologue français.
Professeur à l’Ecole Nationale d’Administration, à la Sorbonne (1955 à 1968)
puis au Collège de France (1970). Durant toute sa vie, il consacra une activité
de journaliste. Editorialiste au Figaro puis à L’express, Raymond Aron exprime
le point de vue de l’impossibilité d’une citoyenneté multinationale ou d’une
nationalité partagée. Le lien entre le citoyen et l’Etat nation souverain sont, à
son sens, trop forts et trop imbriqués pour permettre l’émergence de ce
nouveau type de citoyenneté.
68
Rufin, op. cit. p. 224.
69
Rufin, op. cit. p. 175.
70
Rufin op. cit. p. 301.
71
Rufin, op. cit. pp. 20-21.
37
consolider pour conserver leur niveau de vie, mais plus les
moyens leur feront défaut pour atteindre cet objectif, plus ils
seront prêts à y mettre le prix — y compris à crédit — pour ne
pas y renoncer. C’est d’ailleurs ce qui rend l’hypothèse de la
dictature de plus en plus probable.
Depuis une dizaine d’années, une transition douce de l’empire
vers la dictature s’est amorcée. De tout cela, il nous faut tenter
de reconstituer le puzzle tout au long du XXe siècle.
38
Partie II
La guerre : La bonne étoile
américaine.
« Nous devons empêcher ce complexe
militaro-industriel d’acquérir une influence
excessive, qu’il agisse de façon délibérée ou
non. Il est possible que cette puissance
connaisse un accroissement injustifié et
atteigne des proportions désastreuses.
Nous ne devons jamais permettre à ce
complexe militaro-industriel de mettre en
danger nos libertés ou nos méthodes
démocratiques. Rien en vérité n’est
définitivement garanti »
Discours d’adieu à la nation du président
Eisenhower (janvier 1961)
La stratégie impériale Us remonte bien au-delà de la fin de la
deuxième guerre mondiale et même si — à partir de Pearl
Harbor — l’entrée en guerre des Usa marque une rupture, la
thèse de l’isolationnisme américain depuis la déclaration
d’indépendance jusqu’à cette date n’est qu’un mythe : toute
l’histoire des États-Unis est structurée par la guerre. En 1942,
72
Quincy Wright faisait observer que « les États-Unis n’avaient
connu au cours de leur histoire que vingt années au cours
desquelles leur armée ou leur marine n’avait pas été en action
73
quelque part » . Reprenant le même calcul mais trente ans
74
plus tard, Harry Magdoff note que « les États-Unis ont été
engagés dans des opérations de type militaire pendant les trois
quarts de leur histoire, c’est-à-dire pendant 1 782 mois sur
75
2 340 » , c’est-à-dire 148 ans sur 195. Plus près de nous, mais
sans donner de chiffres et en étudiant de près la plupart de ces
conflits, Howard Zinn réitère le même constat : depuis leur
création les États-Unis d’Amérique ont été en guerre trois jours
sur quatre !
Cela implique un bref retour sur les deux guerres mondiales
(WW1 et WW2) et l’entre-deux guerres qui ont consacré les
Usa comme première puissance mondiale.
72
Philip Quincy Wright (1890 –1970). Historien au département des sciences
sociales de l’université de Chicago. Ses études ont inspiré de nombreux
historiens et sa base de donées sur les guerres et conflits demeure une
référence pour quiconque s’interresse à l’étude quantitative des conflits
militarisés.
73
Quincy Wright, A study of war, Chicago, 1942, vol I, p. 236
74
Henry Samuel Magdoff (1913 –2006). Homme de presse commentateur
politique américain. Magdoff fut durant les présidences Roosevelt appelé à
travailler pour le Secrétariat d’Etat au Commerce (1946) puis au New Council
on American Business (1948). Par la suite, il ne lui fut plus possible de
collaborer avec le Gouvernement pour des “raisons de sécurité”. Dans les
années 70, il créa avec Paul Sweezy, the Monthly review, l’un des journaux les
plus influents de la Gauche américaine.
75
H. Magdoff, “Militarisme et impérialisme”, Critique de l’économie politique,
n°4/5, juillet-décembre 1971, p.178.
Chapitre 1
Les étapes successives.
WW1 : une victoire aux points
L’intervention militaire dans la première guerre mondiale est
tardive (avril 1917) mais il s’agit d’une intervention massive :
quatre millions d’hommes sont mobilisés, dont deux millions
envoyés en Europe et un million directement sur le front. À la
fin du conflit (nov. 1918), 50 000 soldats américains y auront
laissé la vie. En revanche, l’économie anticipe sur le militaire et
les commandes de matériel militaire de la part des alliés sont
précoces : en avril 1917, plus de deux milliards de
marchandises ont déjà été écoulés. Entre 1914 et 1919, la
production industrielle augmente de 25 % parallèlement aux
investissements ; outre l’agriculture (les prix du blé sont
multipliés par 3, ceux du coton par 4), « l’effort de guerre »
concerne directement la sidérurgie et la production navale,
l’industrie chimique (explosifs, munitions, approvisionnement,
pharmacie) et les produits de base (charbon, pétrole). Les
exportations sont multipliées par quatre et l’excédent
commercial passe de 400 millions de dollars en 1914 à
3.8 milliards en 1919. Au cours de la même période, le revenu
national est multiplié par deux. Débiteurs de l’Europe en 1914,
les Usa deviennent créanciers en 1919 et, à la fin de la guerre,
ils disposent de près de la moitié (45 %) des réserves
mondiales d’or. En effet pour faire face aux déficits de guerre,
les cessions d’avoirs se sont multipliées : de 1914 à 1919 les
capitaux détenus par les Européens aux Usa chutent de
7 milliards à 3.5 milliards, le recours à l’emprunt s’est envolé
(2.5 milliards de prêts privés, 9.5 milliards de prêts fédéraux) et
les paiements or se sont généralisés.
Premier producteur mondial pour l’industrie et l’agriculture en
1913 la puissance des États-Unis n’était pas négligeable, mais
elle restait dépendante de l’Europe (afflux de population,
exportations de produits manufacturés, financement de
l’investissement etc.), le rôle du dollar était pratiquement
insignifiant et la diplomatie Us marginale. En 1920, rien n’est
encore acquis, mais les États-Unis sont en passe de devenir la
première puissance mondiale. La guerre met un frein aux flux
migratoires en provenance de l’Europe : on passe de 1 200 000
émigrés en 1914 à 430 000 en 1920, puis 240 000 en 1930.
L’entre-deux guerres : le marasme
Les statistiques concernant le PNB ainsi que les dépenses
gouvernementales Us ne remontent guère qu’à 1930, mais les
quelques données dont nous disposons permettent de dégager
certains ordres de grandeur.
De 1900 à 1929, le PNB est en progression régulière, mais
c’est particulièrement vrai dans la période de guerre (19161920) où la part des dépenses gouvernementales dans le PNB
ne cesse d’augmenter. Ainsi le PNB passe de 23 à 40 milliards
de dollars entre 1903 et 1913 et si, au cours de cette période, la
part des dépenses gouvernementales reste à peu près
stationnaire (1.7 milliards de dollars c’est-à-dire 7.4 % du PNB
en 1903 contre 3.1 milliards, c’est-à-dire 7.7 % du PNB en
40
1913), le taux de croissance du PNB au cours de la période de
guerre est très largement supérieur au taux moyen de
croissance des années antérieures, tandis que la part des
dépenses gouvernementales augmente.
De 1920 à 1929, la progression du PNB se maintient
(104.4 milliards de dollars en 1929) tandis que la part des
dépenses gouvernementales diminue légèrement
(10.2 milliards de $, soit 9.8 % du PNB pour 1929) mais en se
maintenant à un niveau supérieur aux années d’avant-guerre
(cf. Tableau 1 : PNB et Dépenses gouvernementales par
76
postes 1900-1945) .
La guerre n’a pas modifié la structure de la production mondiale
— en 1929, comme en 1914, dix pays seulement assurent
90 % de la production — mais la production croît à un rythme
plus soutenu que les échanges même si ce rythme reste
inférieur aux taux d’avant-guerre : 2.2 % en moyenne dans les
années 1920, contre 4 % au début du XXe siècle. Tandis que la
demande se contracte, les protections douanières se
généralisent mettant ainsi en évidence la plus ou moins grande
dépendance de chaque économie vis-à-vis du marché
mondial : alors que le commerce extérieur n’entre que pour 5 %
dans le PIB nord américain, la moyenne européenne est de
15 % mais cela n’empêche pas les États-Unis de relever leurs
tarifs jusqu’à 38 % par exemple pour les produits manufacturés
(tarifs McCumber de 1922)
Malgré le frein que les échanges mondiaux enregistrent, la
hausse généralisée des tarifs de protection douaniers, la
détérioration des termes de l’échange des produits primaires de
base (notamment agricoles) par rapport aux produits
77
manufacturés et la faiblesse relative de la demande mondiale
vis-à-vis de la production, la part des États-Unis dans le
commerce mondial ne fait qu’augmenter : 10 % du commerce
mondial des produits manufacturés en 1913, 19.5 % en 1929.
Dans le même temps, la part de l’Europe chute de 81 à 67 %.
De même, la part dans les exportations de produits primaires
passe de 17.3 à 20.0 %, le nombre de chômeurs diminue de
4.27 millions en 1921, à environ 2 millions en 1927 et le salaire
moyen des travailleurs industriels augmente : de 1.4 % en
moyenne par an entre 1922 et 1929. Les États-Unis sont
devenus les premiers fournisseurs de capitaux et les firmes Us
investissent 10 milliards de dollars à long terme, dont un tiers
78
en Europe . De manière incontestable, le reste du monde
s’affaiblit tandis que les États-Unis se renforcent. Divisées et
ruinées par la guerre, les puissances européennes perdent du
terrain, les USA en gagnent.
79
Au lendemain de la guerre, le président Wilson occupe une
position de force dans les négociations internationales, mais,
très curieusement, le Congrès pas plus que le pays ne vont le
suivre. Le Congrès refuse de ratifier les accords de Versailles
(novembre 1919) et les élections de 1920 le désavouent en
76
77
Les tableaux sont imprimés en annexes.
78
Régis Bénichi, Histoire de la mondialisation, Ed Jacques Marseille – Vuibert,
Paris, 2003, p. 93
79
Thomas Woodrow Wilson (1856 –1924) 28ème Président des Usa de 1913 à
1921.
41
portant les républicains aux affaires ; ils y resteront jusqu’à la
crise de 1929. Au plan militaire, aucune mesure n’est prise :
seuls les accords de Washington (1922) se bornent à limiter le
tonnage des navires de combats. Le poids des réparations de
guerre exigées de l’Allemagne (135 milliards de marks or) est
exorbitant ; dés janvier 1919 les États-Unis cessent de soutenir
les monnaies alliées, en 1923 le mark s’effondre et les Plans
Dawes (1924) et Young (1929) de relèvement de l’Allemagne
feront long feu. Si de 1919 jusqu’en 1929, les réserves de
devises et d’or des banques centrales européennes se
reconstituent, à cette date, elles s’écroulent. L’inflation, les
déficits d’or ou de devises et les manques de moyens de
paiement, le flottement et la dépréciation des monnaies les
unes par rapport aux autres liées au renforcement du rôle du
dollar, les brusques variations de taux de change, la guerre à la
hausse des taux d’intérêts et les flux désordonnés de capitaux
spéculatifs vont précipiter la crise.
1929 : Crise de surproduction et politique du pire.
Le point de vue « économiquement correct » voudrait que — à
partir du krach boursier de Wall Street (octobre 1929) - la crise
financière Us ait progressivement « rattrapé » l’ensemble des
capitales occidentales pour les plonger dans le marasme
économique (théorie des « dominos »). Tout semble
s’enchaîner - en effet - à partir de la brusque chute des cours
de Wall Street, lesquels baissent de 50 % en 10 jours. Fait
également partie de ce point de vue, l’idée qu’il s’agit d’une
crise de « surproduction » — un excédent d’offre marchande
sur la demande solvable — dont on trouverait les prémisses,
dès 1925, dans la plupart des économies libérales avancées, à
l’exception justement des États-Unis. Sur ce point, tout le
monde semble d’accord.
La difficulté est donc d’établir le lien entre « surproduction » et
crise financière, tout en « localisant » le phénomène. Sur le
premier point, on aura avancé : le capital financier s’emballe et
affiche des cotations sans commune mesure avec « l’économie
réelle » ; dès lors que l’économie réelle reprenait ses droits, le
krach devenait inévitable.
Le deuxième point est beaucoup plus délicat à trancher car les
réflexes « nationalistes » auront joué, et ils continuent encore à
le faire : qui est responsable ? À la vérité, et dès cette période,
nous nous trouvons dans une spirale — et quasiment un bras
de fer — où la crise de surproduction européenne amorce la
crise financière Us, qui amplifie la crise industrielle européenne,
qui a son tour relance la crise financière Us : c’est la logique du
pire où celui qui gagnera sera celui qui perdra le moins. Pour
tous, les conséquences en sont catastrophiques et le bilan est
désastreux : entre les derniers mois de 1929 et la fin de 1932
(le point le plus bas) la production mondiale chute de 40 %, les
prix de 30 à 50 %, et 80 % de la capitalisation boursière
disparaît en fumée. Le commerce mondial est en chute libre et
sa valeur est réduite des 2/3 : la dépression de 1929 ramène le
volume des échanges au niveau atteint au milieu du XIXe siècle
et, compte tenu des baisses de prix (50 % sur les produits de
base, 30 % sur les produits manufacturés), les baisses en
valeur sont plus considérables encore : à l’été 1929, le
commerce mondial représentait 68 milliards de dollars, il ne
42
représente plus que 23 milliards au début de 1933.
Le New Deal : un échec total
Entre 1929 et 1932, la production industrielle nord américaine
recule de moitié (indice 100 en 1929, 64 en 1932). Dans la
même période de temps, le revenu national passe de 87.4 à
41.7 milliards de dollars, les exportations chutent de 5.24 à
1.61 milliards de dollars, les investissements s’écroulent de 35
à 3.9 milliards de dollars, l’indice du cours des actions est divisé
par neuf, une banque sur cinq (5 000 environ sur 24 000) fait
faillite et le nombre de chômeurs passe de 1.5 en 1928 à
4 millions en 1930, 7 millions en 1931, 11 millions en 1932, puis
15 millions en 1933 (25 % de la population active). Des millions
d’Américains plongent dans une misère noire. Or, et tandis que
la richesse nationale est en chute libre, les dépenses civiles
gouvernementales augmentent à un rythme encore jamais
atteint jusque-là.
Entre 1930 et 1939 — c’est-à-dire pendant toute la période du
New Deal — et alors qu’en dollars courant le PNB Us chute de
9 % passant de 97.4 à 88.9 milliards de dollars, les dépenses
gouvernementales augmentent de 300 % : de 3.4 (3.5 % du
PNB) à 10.3 milliards de dollars (11.5 % du PNB). Mais il y a
mieux encore : en décomposant plus finement la période
(tableau 1) c’est au moment où le produit intérieur enregistre la
plus forte baisse que ces dépenses augmentaient le plus. Ainsi,
entre 1930 et 1934, alors que les dépenses augmentent de
225 % (de 3.4 à 10.7) avec un ratio PNB/Dépenses record
(17.5 %), le PNB chute de 37 %, de 97.4 à 61.1 milliards de
dollars. Dans le même temps, le taux de chômeurs par rapport
à la population active passe de 3.2 % à 17.2 % et — signe qu’il
s’agit bien d’une crise de surproduction — le ratio d’utilisation
des capacités de production chute de 83 à 72 %. Autrement dit
l’échec est complet et la hausse des dépenses
gouvernementales ne parvient pas à relancer l’économie.
80
L’élection en 1932 de Roosevelt marque le début du New
Deal et d’une intervention accrue de l’État qui transforme
profondément le rôle de l’État fédéral par une politique de
redistribution interne et de faibles dépenses militaires : c’est le
vote de la NIRA (National Industrial Recovery Act) puis de
l’AAA (Agricultural Adjustment Administration). Jusque-là
jamais nous n’avions eu — aux États-Unis — de « politique
sociale ». Roosevelt est réélu en 1936 et on observe une légère
reprise, puis une nouvelle récession en 1937 : le revenu
national tombe de 13 %, l’emploi de 30 %, les profits de 78 % :
dix ans après le début de la crise le pays n’a pas retrouvé son
niveau de production antérieur. Entre 1929 et 1939, la part des
achats de biens et services civils, ainsi que des transferts au
titre du Welfare rendent compte de 90 % de l’augmentation des
dépenses gouvernementales, pour seulement 10 % alloués aux
dépenses militaires. Comme le montre le tableau 1, les efforts
accomplis pour enrayer la récession avec des dépenses de
travaux publics et autres dépenses non-militaires, combinés
avec la chute du PNB ne parviennent pas à sortir l’économie
nord américaine du marasme : l’échec du New Deal est
80
Franklin Delano Roosevelt (1882 –1945) 32ème président des Usa (19331945). Il est le seul président américain à avoir obtenu plus de deux mandats, il
en en remporta quatre.
43
complet et ce que le New Deal n’est pas parvenu à faire, la
seconde guerre mondiale va l’accomplir. Si la crise de 1929
apparaît comme une conséquence de la première guerre
mondiale, elle produit des effets contraires et inverses à ceux
que la guerre avait permis d’obtenir. Le New Deal échoue là où
la guerre avait réussi. En Europe — et c’est probablement à
cela qu’il nous faut évaluer la victoire nord américaine — c’est
pire encore.
La plupart des capitales (Londres, Paris, Berlin, Rome, Tokyo)
font une surenchère protectionniste, augmentent leurs tarifs
douaniers (c’est le cas aux Usa pour le tarif Hawley Smoot de
juin 1930 qui porte les droits à plus de 50 % en moyenne) et
tentent de rééquilibrer leur balance extérieure et de reconstituer
leurs réserves, en bloquant leurs importations ou en dévaluant
leur monnaie. En septembre 1931, la Grande-Bretagne
suspend la convertibilité or de la livre et laisse flotter sa
monnaie, puis c’est le tour du dollar (avril 1933) qui dévalue de
plus de 40 % (janvier 1934) suscitant un regroupement
éphémère autour de l’étalon or (juillet 1933) lequel explose en
septembre 1936 ; à son tour la France suspend la convertibilité
or du franc et dévalue (octobre 1936) suivie par les Pays bas, la
Suisse et l’Italie. La Belgique et la Pologne avaient déjà donné
l’exemple.
Déjà, l’échec de la conférence de Londres (juin 1933) pour
élaborer une riposte commune concertée avait donné la
mesure de la débâcle européenne mais, dés janvier 1933 —
avec l’arrivée d’Hitler à la chancellerie — nous sommes entrés
dans cette spirale de « l’autarcie et de l’expansion » qui va
conduire certains pays (L’Italie, l’Allemagne, le Japon) au
réarmement, à l’élargissement de leur marché intérieur par la
force, à la dictature et au déclenchement de la deuxième guerre
mondiale.
WW2 : le salut
La deuxième guerre mondiale confirme la hausse des
dépenses gouvernementales, mais cette fois - et à nouveau les dépenses militaires prennent le pas sur les dépenses
civiles. Or - et à nouveau - c’est la prospérité. La première
guerre mondiale avait permis aux États-Unis de se positionner
comme première puissance mondiale potentielle. Sur le seul
plan économique - en affaiblissant ses adversaires davantage
qu’elle-même - la crise de 1929 avait consolidé cette position ;
la deuxième guerre mondiale va leur permettre d’accéder
définitivement au rang de première puissance mondiale, ou de
« superpuissance ».
Avec la deuxième guerre mondiale, l’ampleur des engagements
fédéraux ne connaît plus de limites et l’ordre des priorités
bascule : désormais la guerre devient un élément essentiel de
la prospérité économique (ou de sa relance), elle s’affirme
comme l’élément prépondérant de la politique étrangère et les
enjeux de la politique extérieure vont de plus en plus dicter les
formes et les modalités de sa politique interne, en pesant d’un
poids considérable sur l’évolution ultérieure de la démocratie
nord américaine.
44
En 1939 le PNB Us était tombé à son niveau le plus bas depuis
une dizaine d’années (88.9 milliards de dollars) ; même avec
une baisse des dépenses gouvernementales (de 10.3 à
9.4 milliards), il remonte en 1940 à son niveau de 1930 (96.5)
et — à partir de là — il repart à nouveau pour une longue
progression ininterrompue, tandis que les dépenses
gouvernementales emboîtent le pas : en six ans (1940-1945) il
est plus que multiplié par deux (de 96.5 à 221.4 milliards de
dollars) tandis que les dépenses gouvernementales sont
multipliées par dix (de 9.4 à 92.7 milliards). Vis-à-vis de la
période précédente, c’est le ratio entre dépenses civiles et
dépenses militaires qui s’inverse : en 1940 (avec 1.6 milliards
de dollars) les dépenses militaires ne représentaient que
17.5 % des dépenses gouvernementales alors que les
dépenses civiles (7.8 milliards) en couvraient l’essentiel
(82.5 %). À la fin de la guerre, cette proportion s’est inversée,
mais sur une échelle dix fois plus large : avec 82.9 milliards,
elles représentent 89.5 % des dépenses gouvernementales,
contre 10.5 % seulement pour les budgets civils (9.7 milliards
de dollars) ; entre 1940 et 1945, les dépenses militaires sont
multipliées par 50 tandis que la part du budget fédéral dans le
PNB atteint des sommets inconnus jusque-là, et inégalés
depuis : plus de 43 % en 1943 et 1944 ! On n’avait jamais rien
vu de tel et espérons qu’on ne le reverra plus jamais car –
depuis – la donne de la puissance s’est modifiée. La fin de la
guerre ramène les dépenses gouvernementales à 14.3 % du
PNB (1949).
Pendant cinq ans, l’histoire de l’Amérique se confond avec celle
de la guerre dont son économie bénéficie, sans en subir les
inconvénients. Les transferts liés à la guerre évitent la
surproduction en relançant la machine économique. Tandis
qu’en milliards de dollars constants (1958) et pour la période
1929-1939, le PNB Us était resté stationnaire — de 203 à
209 milliards de dollars — pendant les sept années de guerre
(1939-1945) il augmente de 41 % — de 209.4 à 355.2 — et à
un rythme deux fois supérieur à celui des quatorze années qui
suivront : la recherche atomique s’intensifie et les usines
produisent des milliers de camions, d’avions, de tanks, de
canons et de liberty-ship. Pour ne donner qu’un exemple, en six
ans seulement — de 1940 à 1946 — les profits de l’industrie
textile – qui est une des premières à participer à « l’effort de
guerre » - augmentent de 600 %.
La première guerre mondiale avait permis de réduire le taux de
chômage de 8 % de la population active en 1914 à 1.4 % en
1918. La deuxième les réduits de 19 % en 1938 à 1.2 % en
81
1944 . Simultanément, la plupart de leurs concurrents — et
alliés — sont ruinés. Au total - et à l’arrêt des hostilités - les
Etats-unis sont devenus la première puissance économique et
militaire mondiale. Dans ces conditions — leur capacité
d’initiative politique et diplomatique prend le dessus. L’empire
se construit aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur et les
deux aspects sont liés : le mouvement de « globalisation » - à
la fois interne et externe, mais jusqu’à maintenant de manière
décalée - se confond avec la recomposition de l’empire. Notons
que le New Deal n’aura profité jusque-là qu’à la population
blanche et que – pour l’essentiel – les populations noires en
auront été écartées.
81
Baran & Sweezy, Le capitalisme monopoliste, Paris, Maspéro, 1968, p.212
45
Chapitre 2
Les tendances de fond de la politique
nord américaine de 1945 à 1990
Au plan intérieur toute une série de remaniements
institutionnels — financiers politiques et militaires — visent à
renforcer les pouvoirs présidentiels en articulant de manière
plus étroite la politique sur l’économie, et la politique intérieure
sur la politique extérieure, c’est-à-dire l’économie interne sur la
politique mondiale. Cela aboutit à la fois à une
présidentialisation accrue de la politique étrangère et à un
retrait constant et régulier de la diplomatie (le Département
d’État) au bénéfice de la défense (le Pentagone), mais
également à une ponction constante et régulière, sur une
échelle toujours plus large, des excédents mondiaux, par
l’économie américaine. Les mécanismes évolueront, mais les
résultats resteront identiques et ces tendances ne feront que se
renforcer au cours des cinquante années qui suivront.
Au plan international, cela se manifeste par tout un ensemble
de propositions visant à revenir sur les « erreurs de l’entre deux
guerres » : il s’agit alors d’instaurer des mécanismes de
consultation et de régulation susceptibles de garantir la paix et
la prospérité de tous : création du Fonds Monétaire
International et accords de Brettons Wood (juillet 1944),
création du GATT, ou de l’ONU (juin 1945) etc. L’enjeu sur ce
plan est de généraliser les mécanismes de la démocratie à
l’ensemble du jeu international, d’interdire la guerre et de
promouvoir l’économie de marché.
Dans une très large mesure, les dispositions internes
convergent avec les mesures externes : elles visent les mêmes
effets et produisent les mêmes résultats. Au plan extérieur,
avec la suprématie du dollar, la richesse augmente et les
inégalités se creusent, mais pas de partout de la même
manière, ni avec les mêmes succès. Au plan intérieur, la paix
sociale est maintenue mais au prix de dictatures externes,
tandis que la « guerre froide » fixe le cadre dans lequel se
généralisent les conflits « régionaux ».
Enfin, cela va de pair avec l’importance que prend alors
l’économie pétrolière qui tire l’économie mondiale de l’avant et
contribue à asseoir la suprématie du dollar : ni la crise de 1973,
ni celle de 1979 ne remettront en cause le contrôle que les USA
exercent sur le jeu pétrolier : au contraire, elles le confirmeront
et le renforceront.
Quand la Présidence prend le pouvoir
Avec 27 amendements seulement depuis qu’elle a été adoptée
(1787) la Constitution américaine est une des plus anciennes et
des plus stables qui soit. Le principe sur lequel elle repose est
simple : c’est celui — avec l’existence de « contre-pouvoirs » et
du « Check and Balance » — d’un équilibre et d’un partage des
pouvoirs entre le législatif (Le Congrès), l’exécutif (L’État
fédéral et la présidence) et le judiciaire, la Cour suprême ayant
précisément pour tâche de veiller à ce que cet équilibre soit
46
maintenu : au terme de la Constitution elle est chargée en effet
(Art3, sect.2) de s’assurer et de garantir la constitutionnalité des
actes et la séparation des pouvoirs et elle exerce, à cet égard,
un rôle d’arbitrage. La remarque vaut aussi bien pour les
décisions d’ordre politique, qu’économique ou militaire. À la
charnière entre la politique et l’économie — et pour ce qui
concerne le rôle des forces armées et l’usage de la puissance
militaire — la question est celle du pouvoir respectif de chacune
de ces instances.
Il existe des zones d’incertitude — et, sur certains points, les
débats sont toujours en cours — mais dans son principe au
moins et en matière de politique extérieure, le texte de la
Constitution accorde au Congrès des pouvoirs au moins aussi
importants qu’à la présidence et peut être même supérieurs. Il
appartient au Congrès, de manière régulière, de proposer et de
voter les lois, d’approuver et de contrôler les dépenses
gouvernementales — vote de la loi de finance — et d’enquêter
sur les activités de la présidence. Il lui appartient également de
réglementer et de régir le commerce avec les pays étrangers,
mais aussi (art 1, sect. 8) d’assurer la défense commune, de
lever et d’entretenir les armées de terre et la marine, de
déclarer la guerre et de punir les crimes commis en haute mer
et les offenses contre le droit des gens.
En regard de ces dispositions (art.2, sect. 2 & 3), le président
est chargé de faire appliquer la loi, mais il est également
commandant en chef des forces armées et, à ce titre, il assure
le contrôle opérationnel des effectifs militaires : il lui appartient
donc de « faire la guerre » et très tôt il exerce ce droit. Il
dispose aussi du pouvoir de mettre fin aux hostilités, de
conclure des traités avec les pays étrangers et de nommer le
personnel diplomatique, mais ces pouvoirs sont étroitement
encadrés par le Sénat qui doit ratifier les traités à la majorité
des deux tiers, et les nominations à la majorité simple. Par
ailleurs le président dispose du pouvoir de reconnaître ou pas
un État étranger — c’est-à-dire de se prononcer sur la légitimité
de son gouvernement — de fixer la position des États-Unis
dans les instances internationales. En revanche, s’il peut user
de son droit de « veto » — ou encore de « message » — il n’a
pas le droit de dissoudre. Enfin il décide de l’embargo sur un
pays étranger, de la rupture des relations diplomatiques, du gel
de certains avoirs étrangers aux États-Unis et — sous réserve
de l’approbation des budgets correspondants par le Congrès —
des programmes d’assistance économique et militaire. Voilà
pour les pouvoirs présidentiels.
Par ailleurs, depuis 1913 la politique monétaire Us repose sur
le Federal Reserve System — un organisme indépendant des
autorités fédérales — qui au lendemain de la guerre — est
reconduit dans ses fonctions. La FED, la Banque centrale Us, a
deux fonctions principales : régler l’offre de monnaie et
contrôler le bon fonctionnement du système bancaire. Douze
banques de réserve émettent de la monnaie et servent de
banquiers aux autres établissements de crédit sous l’autorité
d’un Conseil des gouverneurs — nommé par le président — qui
définit la politique monétaire fédérale : taux d’intérêts, stabilité
des prix, lutte contre l’inflation par la vente ou l’achat de titres
pour accroître ou réduire l’offre, fixation du montant des
réserves légales etc. Au lendemain de la guerre — outre la
47
FED — la politique économique nord américaine va reposer sur
trois piliers, placés chacun sous l’autorité directe du président :
le Council of Economic Advisers (1946), le bureau du Budget et
le Département d’État au trésor. Il s’agit sur ce plan de définir et
d’élaborer la politique des finances publiques avec pour objectif
d’assurer la croissance, de lutter contre le chômage et de
garantir les équilibres internes et externes.
Enfin, au plan politique et dans le respect de la Constitution —
donc sous le contrôle de la Cour suprême — il va falloir
rééquilibrer les pouvoirs du Congrès vis-à-vis de la présidence,
tout en renforçant la cohésion nationale autour de la fonction
présidentielle. Au plan intérieur, et autour de la présidence, ce
sera la création de la CIA, puis celle du National Security
Council (NSC, 1947) ; au plan extérieur la réforme des armées
va progressivement donner au Pentagone (aux militaires) la
prééminence sur le Département d’État (les diplomates). La
création du NSC et de la CIA d’un côté, la réforme du
Pentagone et la marginalisation progressive du département
d’État de l’autre (équivalant du ministère des affaires
étrangères) va contribuer à concentrer entre les mains du seul
président la plupart des éléments de la politique extérieure, au
moment même où celle-ci tendra de plus en plus à se
confondre avec le seul usage de la puissance militaire. Mis en
place au début des années cinquante, le mécanisme permet en
partie de comprendre le déclenchement de la guerre de Corée,
puis celle du Vietnam (1965) et il sera parachevé à la fin des
hostilités (1975). Simultanément — et à l’exception des
dépenses fédérales de Welfare — la plupart des éléments de
« politique intérieure » relèveront du Congrès si bien que —
d’un strict point de vue fédéral (ou présidentiel) — le pays ne
deviendra « gouvernable » qu’à partir de sa politique extérieure
ou, plus exactement, de l’équilibre entre politique intérieure et
politique extérieure. En termes d’influence politique, tandis que
le NSC va s’imposer comme principal interlocuteur du
président, et le président comme seul « donneur d’ordre » du
Pentagone, le Pentagone va supplanter le département d’État.
La Président au cœur du système sécuritaire.
Crée en 1947 dans le cadre du National Security Act et
directement lié au président puisqu’il fait partie de son Bureau
exécutif, le National Security Council est placé depuis 1953
sous la direction du Conseiller pour la Sécurité Nationale (NSA)
et il regroupe — au titre de « conseillers personnels » du
président — tout un panel de décideurs militaires et civils
(généraux, universitaires et hauts fonctionnaires) dont la
fonction va être de formuler des recommandations, de planifier
la politique de sécurité à long terme et de coordonner les points
de vue des différentes administrations. Une de ses fonctions —
notamment — va être la gestion de situation de crise « en
direct », à partir de la désormais trop fameuse « situation
room » de la Maison-Blanche.
Il s’agit d’une structure collégiale souple puisque la nomination
de ses membres n’est pas soumise à l’approbation du Sénat,
mais qui progressivement va se renforcer — une dizaine
d’employés permanents au début des années 1960, une
cinquantaine en 1970, et une centaine en 1990. Son rôle, dans
le cadre du Bureau exécutif, ne va cesser de s’étendre : 6
48
millions de dollars en 2000 pour un budget global de
fonctionnement du Bureau exécutif de 40 millions la même
année. En éclipsant le Département d’État — au point qu’on
aura pu parler à son propos de « mini département d’État » et
directement relié à la Maison-Blanche — le NSC va devenir
l’instrument central de la « présidence impériale » et le principal
outil de renforcement de l’emprise présidentielle sur la politique
extérieure.
Une de ses premières manifestations spectaculaires est
l’élaboration au printemps de 1950 du fameux document NSC68 qui fixe les paramètres de l’endiguement mais — dès sa
création — il inspire les grandes lignes de la stratégie
présidentielle : le discours du 12 mars 1947, et ce que l’on va
désigner comme « la double doctrine Truman », vise justement
à articuler politique interne et politique externe. Au plan
intérieur, l’objectif est de renforcer le loyalisme des élites et la
cohésion nationale autour de la fonction présidentielle : on sait
que cela débouchera sur le Maccarthysme. Au plan extérieur —
et cela va correspondre à la stratégie de « l’endiguement »
(containment) — il s’agit de faire admettre que les États-Unis
interviendront économiquement et/ou militairement, chaque fois
et de partout dans le monde où ils estimeront que leurs intérêts
stratégiques sont en jeu. Sur ce plan, l’objectif est de consolider
et de renforcer le « grand domaine » — ou encore le « domaine
réservé » — tout en faisant en sorte que « la gangrène
communiste ne s’étende pas ». Les enjeux internes —
politiques ou économiques — se nouent plus étroitement
encore sur les enjeux externes, et la nécessité de ce nouage
est partagée aussi bien par le grand public que par les
technocrates en poste à Washington : la guerre froide en
constitue le pivot.
Dès le début des années 1960 — avec l’arrivée dans
82
l’administration Kennedy du conseiller Bundy — l’influence du
NSC se confirme et, sous Nixon (1969-1974), la nomination de
83
Kissinger marque le déclin définitif du département d’État et
l’amorce d’une série de conflits ouverts entre le conseiller et le
secrétaire d’État. Dans l’intervalle en effet l’influence du
département d’État n’aura cessé de décliner et la politique
étrangère s’élabore en liaison de plus en plus étroite avec le
Pentagone.
Pendant plus de cent cinquante ans, le Département d’État
avait dominé la politique étrangère Us. Il contrôle les
représentations politiques à l’étranger (consuls,
82
William Putnam "Bill" Bundy (1917 – 2000) Membre de la CIA et conseiller
pour les affaires étrangères pour les Présidents Jonh F. Kennedy et Lyndon B.
Jonhson. Bundy eut un rôle déterminant dans la planification de la guerre du
Vietnam. Il s’opposa fortement au Mac Carthysme. A partir des années 70, il
quitta ses fonctions dans l’administration pour enseigner au Michigan Institute
of Technology puis à l’université de Princeton, où il finit sa carrière.
83
Henry Alfred Kissinger né Heinz Alfred Kissinger (1923) Dilpomate et
homme d’état germano-américain. Kissinger fut Secrétaire d’Etat sous les
Présidence Nixon et Ford. Il eut un rôle déterminant dans la politique étrangère
américaine des années 70. A cette époque, il prona une politique de détente
avec le bloc soviétique. Il entrepit également une ouverture ave c la Chine
communiste à travers une alliance stratégique anti soviétique. Il favorisa les
relations diplomatiques avec tous les régimes anti communistes même
dictactatoriaux. Il favorisa le coup d’état au Chili contre le Président Salvador
Allende et l’accession au pouvoir d’Augusto Pinochet. Prix Nobel de la paix.
49
ambassadeurs…), le renseignement et le traitement de
l’information diplomatique ainsi que les négociations avec les
pays tiers tout en exerçant une fonction de conseil, d’avis et de
recommandation auprès de la présidence : dès sa création, le
secrétaire d’État est membre statutaire du NEC. L’influence du
Département d’État va se maintenir tant bien que mal jusqu’à la
fin des années 1960. Cependant — à partir de la présidence
Nixon (1969) — le fait que ses objectifs ne soient plus relayés
au plan intérieur, que les lobbies s’en détournent, que le
président préfère désormais s’appuyer sur le NSC, mais surtout
l’influence croissante du département de la défense,
contribuent à son déclin. La loi de réforme du département
d’État engagé en 1998 sous Clinton ne redressera pas cette
tendance. D’après le New York Times « le Département d’État,
l’institution responsable de la diplomatie américaine dans le
monde, rencontre des difficultés pour s’adapter à une période
dans laquelle les marchés financiers ont plus d’impact qu’un
sommet Moscou Washington. Il perd son recrutement au profit
des banques d’investissement, des sociétés point.com, et des
départements du Trésor ou du commerce dont la politique
84
étrangère a été valorisée » .
En 2001, avec un budget de 16 milliards de dollars — soit 1 %
du budget fédéral global et 16 fois moins que le budget de la
Défense — le département d’État employait environ 20 000
personnes dont la moitié en poste à l’étranger, pour environ
250 missions diplomatiques. Notons que l’Agence pour le
développement international crée en 1961 (Usaid) et
directement rattachée au Département d’État disposait à cette
date — avec un budget de 7.5 milliards $/an en moyenne —
d’un statut d’agence indépendante. En regard, avec un budget
de 396 milliards de dollars en 2004 soit 20 % du budget fédéral
global et la deuxième enveloppe en importance après les
affaires sociales et la sécurité médicale, les effectifs du
Pentagone — premier employeur au monde — s’élevaient à
2.5 millions de personnes (65 % de militaires pour 35 % de
civils), c’est-à-dire la moitié des effectifs fédéraux globaux. Or
cette évolution — aujourd’hui à peu près irréversible — se met
en place au lendemain de la guerre avec la réforme des
armées et la réorganisation des services de renseignements.
Les pleins pouvoirs et le risque dictatorial
On voit très bien comment les choses se mettent en place :
d’une part, la diplomatie perd du terrain face aux militaires dont
les forces augmentent, se concentrent et se réorganisent.
D’autre part, la politique extérieure se présidentialise tandis que
le NSC — sur lequel le président s’appuie — permet de faire le
lien entre les intérêts civils et les intérêts militaires d’un côté, les
enjeux intérieurs et les enjeux extérieurs de l’autre. Autour de la
fonction présidentielle, cette convergence et cette concentration
des pouvoirs exécutifs et militaires entre les mains d’une
poignée d’hommes, aura pu faire penser à certains que — au
moins en temps de guerre — les risques de dictature étaient
réels. C’est le cas par exemple de Ch. P. David : « en temps de
guerre, certains présidents, comme Lincoln ou Roosevelt ont
assumé les pleins pouvoirs — que l’on a pu qualifier de « quasi
84
Jane Perlez, “As Diplomacy Loses Luster: Young stars Flee State Dep.”, New
York Times Sept. 5, 2000.
50
dictatoriaux » — allant jusqu’à soumettre entièrement le
85
fonctionnement de l’économie aux besoins de la guerre » .
Cette recomposition des rapports d’influence entre le
Département d’État, le Pentagone et le NSC nous la retrouvons
au Congrès où — comme le remarque Justin Vaïsse — « la
commission des affaires extérieures du Sénat et la commission
des relations internationales de la Chambre ont connu un
certain déclin au cours des dernières années, tandis que la
commission des forces armées du Sénat et celle de la sécurité
86
nationale de la chambre gagnaient en importance » . Au début
des années 1990, la tendance paraît irréversible. Indice
symptomatique, afin de faire face aux difficultés de recrutement
qu’elle rencontre, et alors que la règle à la Chambre voulait
jusque-là que l’on ne puisse participer simultanément à plus de
deux « commissions majeures », la commission des affaires
internationales cesse en 1994 d’être classée comme
« commission majeure ».
La question qui se pose donc est celle de savoir si cette
concentration des pouvoirs militaires entre les mains du seul
président — et de l’équipe qui l’entourait — se sera ou non
heurtée à l’opposition du Congrès, ou si elle aura recueilli son
soutien. Il s’agira ensuite de savoir si ce diagnostic doit être
limité au « temps de guerre » et si cette opposition entre
« temps de guerre » et « temps de paix » a réellement un sens.
Enfin, elle sera de savoir quelles étaient les conditions
économiques — à la fois intérieures et extérieures — qui auront
rendu cette évolution inévitable.
La carte blanche du Congrès
Disposant de l’armée la plus puissante au monde et d’un droit
de veto dans les instances internationales, le seul obstacle que
les États-Unis pouvaient rencontrer face à une telle
concentration des pouvoirs ne pouvait provenir que de
l’intérieur, c’est-à-dire du Congrès vis-à-vis du président et de
l’opinion publique vis-à-vis du Congrès, donc – en fin de
compte - de l’opinion publique vis-à-vis du président.
Désormais c’est l’opinion publique qui fabrique les présidents,
charge aux candidats de fabriquer l’opinion publique.
La question de la nomination du personnel politique (secrétaire,
hauts fonctionnaires, ambassadeurs) n’est pas de celles qui —
sur le fond — auront véritablement opposé le Congrès à la
présidence. Certains exemples sont restés célèbres (Sorensen,
Tower, Lake etc.) mais doivent être considéré comme des
symptômes : dans ce cas, on aura pris prétexte d’une
opposition sur un registre pour obtenir gain de cause sur un
autre. Au total, rarement le Sénat aura fait obstacle à une
proposition qui lui était soumise par la présidence et 99.8 % des
candidatures proposées, auront été confirmés.
La question des « traités » est plus délicate. Nous avons vu que
le président disposait du pouvoir de signer un traité, à condition
qu’il soit ratifié au Sénat par une majorité des 2/3. En pratique,
85
Charles Philippe David, ed, Repenser la sécurité, Nouvelles menaces,
nouvelle politique, Montréal, Fides, 2002, p. 152.
86
Vaïsse Justin, Le congrès, in: C.P. David, L. Balthazar et J. Vaïsse, La
politique étrangère des Etats-Unis, Presses de sciences Po, Paris, 2003, p. 275
51
et tout au long de son histoire, le Sénat n’aura rejeté qu’une
vingtaine de traités sur les quelque 1 500 qui lui auront été
soumis : les exemples les plus spectaculaires — parce qu’ils
restent dans toutes les mémoires — sont le traité de Versailles
de 1919 pour mettre fin à la première guerre mondiale, et le
rejet en octobre 1999 — sous l’administration Clinton — du
traité sur l’interdiction des essais nucléaires (TICE). Depuis
Versailles, seuls six traités n’auront pas été ratifiés par le
Sénat, 52 autres ne lui ayant jamais été soumis dont — par
exemple — la convention de Montego Bay sur le droit de la
mer. Réciproquement, et sans avoir à le consulter, le président
pourra rejeter un traité qui aurait été ratifié par le Congrès :
c’est le cas par exemple en 2002 du rejet par Georges Bush II
du traité de 1972 sur l’interdiction des défenses anti-missiles.
En fait — sur ce plan également — le mécanisme est beaucoup
plus subtil. Progressivement et au fils des années, la pratique
des « traités » va être supplanté par celle des « accords
exécutifs » (Executive Agreements) non soumis à l’approbation
du Sénat pour des résultats identiques. Le constat qu’en tire
Ch. P. David est éloquent : « la proportion des traités par
rapport aux accords exécutifs qui était de 1 pour 1 entre 1789
et 1889, est passée à 1 pour 2 entre 1890 et 1933, puis à 1
pour 13 entre 1933 et 1974, et enfin à 1 pour 22 depuis 1975.
Sur les quelque 15 000 conventions internationales dont les
États-Unis sont parti prenante, 13 500 ont pris la forme
87
d’accords exécutifs » . Là encore, les offensives du Congrès
resteront lettre morte : c’est le cas de la loi Case d’août 1972
qui visait justement à contrecarrer la pratique des accords « en
forme simplifiée ».
Enfin, et pour nous en tenir aux seuls rapports du législatif et de
l’exécutif au regard des dispositions constitutionnelles — rien ni
personne ne se sera opposé à cette tendance qui plaçait le
président en position quasi exclusive de « chef de guerre » :
ligoté et freiné sur tous les autres plans, sur ce plan, il aura eu
« carte blanche ». En 1794 Washington organisait la milice pour
mater la rébellion du Whisky et on passe d’une période (les 150
premières années) où les généraux deviennent des présidents
(de Jackson à Eisenhower), à une période (à partir de 1945) où
pratiquement tous les présidents deviennent des généraux. En
88
plein milieu de la guerre de Corée (1951) le président Truman
89
renvoie le général MacArthur dont il ne partage plus les points
de vue. En 1991, le président Bush I interviendra dans le Golfe
90
contre l’avis du général Powell , et on pourrait multiplier les
exemples : le président est un « chef de guerre », y compris et
surtout contre ses propres chefs de guerre.
87
Charles P. David, op. cit. p. 150.
Harry S. Truman (1884-1972) 33ème Président des Usa (1945-1953). Viceprésident de Franklin D. Roosevelt, il lui succéda, après sa mort.
88
89
Douglas MacArthur (1880 –1964) Général et homme politique américain.
McArthur commanda les forces aliées dans le Pacifique Sud durant la Seconde
guerre mondiale. Il dirigea les forces américaines lors de la guerre de Corée
(1950-1951). Il fut relevé de son comandement (avril 1951) du fait de graves
discordances avec la politique du president Truman. Il se présenta à la primaire
des Républicains pour l’élection présidentielle de 1951 contre Truman. Malgré
sa notoriété, il ne fut pas investi.
90
General Colin Luther Powell (1937) 65ème Secrétaire d’Etat à la Défense
des Usa sous la Présidence de George W. Bush. Il assuma cette fonction de
2001 à 2005. Il fut également général en chef des forces alliées lors de la
guerre du golfe.
52
Les relations avec le Congrès sont plus délicates à cerner.
Nous avons vu que — au regard de la constitution — le
Congrès seul disposait du pouvoir de « déclarer la guerre ». À
la vérité, il n’aura « déclaré la guerre » que cinq fois au cours
de son histoire : en 1812 (en Floride et contre l’Espagne), en
1846 (au Texas et contre le Mexique), en 1898 (à Cuba, et à
nouveau contre l’Espagne), en 1917 (1e guerre mondiale) et en
1941 (2e guerre mondiale) : dans ce cas, la guerre contre le
Japon est déclarée par le Congrès (8 décembre 1941) avec
une seule voix d’opposition. Dans tous les autres cas de figure
— et nous avons vu qu’ils étaient nombreux — le président
aura pris - seul - la décision « d’intervenir militairement », mais
sans que la guerre ne soit « déclarée ». L’essentiel d’ailleurs du
renforcement des pouvoirs présidentiels en matière militaire
repose sur cette ambiguïté portant sur l’usage de la force
armée, en l’absence de déclaration de guerre. Toutes les
guerres dans lesquelles les États-Unis se seront engagés
depuis 1945 auront bien eu lieu, mais sans avoir été déclarées.
Dès lors qu’une guerre n’a pas été déclarée, comment signer
un traité de paix ? La réponse est simple : légalement, on reste
en guerre.
Cela ne veut pas dire que — en apparence au moins — le
Congrès n’ait pas tout fait pour tenter de récupérer un pouvoir
qui lui échappait. Ainsi, en 1973, alors que la guerre du
Vietnam touche à sa fin et que la situation de guerre a mis en
évidence le caractère exorbitant des pouvoirs présidentiels en
matière militaire, le Congrès refuse de financer les opérations
militaires engagées par l’administration Nixon au Cambodge et
au Laos, de même qu’il refusera à Gerald Ford l’envoie d’armes
à Saigon afin d’éviter que la ville ne tombe aux mains du Nord
Vietnam. On pourrait donc penser que le Congrès — bien
mieux et beaucoup plus vite que la présidence — aura vu que,
dans ce cas, la situation était sans issue, mais l’opinion aura
91
également joué dans ce sens, au point que Noam Chomsky
n’hésite pas à y voir un tournant décisif de l’histoire américaine.
Mais cela ne suffit pas, et l’affrontement engagé sur le terrain
des financements trouve un prolongement sur le terrain
législatif. Ainsi, et en l’absence de « déclaration de guerre », le
War Power Act de 1973 — la loi sur les pouvoirs de guerre —
impose au président de consulter les chambres avant et
pendant l’engagement des troupes. Après avoir pris la décision
« d’intervenir militairement », il dispose de 48 heures pour en
informer les chambres et — sauf avis contraire du Congrès —
l’engagement doit cesser dans les soixante jours qui suivent la
décision d’intervenir (art IVa), avec trente jours supplémentaires
pour le retrait des troupes. De plus, et à la majorité simple —
sans être soumis au veto présidentiel — le Congrès peut
interrompre ou prolonger ces délais.
La même année (1973), le Congrès adopte la loi d’aide à
l’étranger — le Foreign Assistance Act — qui oblige le président
à refuser une aide quelconque à un pays où les droits de
91
Avram Noam Chomsky (1928) Professeur émérite de linguistique au
Massachusetts Institute of Technology. Chomsky est le créateur de la théorie
de la grammaire générative, souvent considérée comme l’avancée la plus
importante au XXème siècle en lingustique. Il eest aussi, l’une des figures les
plus importantes de la Gauche américaine. Il est très critique de la politique
unilatéraliste engagée par les Usa, de l’iniquité du système étasunien, et de
l’arrogance nord américaine envers les plus faibles.
53
l’homme ne seraient pas respectés. Dans le même ordre
d’idée, l’accord Hughes-Ryan de 1974 modifié en 1980, tente
d’imposer une plus grande transparence sur les activités de
renseignement et les opérations clandestines, avec notification
obligatoire des exportations d’armements. Enfin — et ce n’est
pas la moindre des choses — en 1982 l’amendement Boland
interdira toutes dépenses de la part de la CIA ou du Pentagone
en faveur des contras nicaraguayens. De toutes les mesures
précédentes — et en quelque sorte elle les résume toutes —
c’est la seule qui portera ses fruits : deux ans plus tard ce sera
l’Iran-gate (1984) qui correspond à la fois — et au moins pour
cette période — au maximum d’influence acquise par le NSC et
à l’ouverture d’une série de crises avec le département d’État.
Nous disions que — dans les dernières années de la guerre du
Vietnam et sous l’administration Nixon (1969-1974) — l’arrivée
de Kissinger aux affaires amorçait le déclin du département
d’État alors dirigé par William Rodgers. En 1975, Ford nomme
92
Scowcroft comme conseiller et dégage Kissinger d’un cumul
de fonctions en lui permettant de récupérer le département
d’État. La nomination de Brzezinski par Carter sera à l’origine
93
de la démission de Cyrus Vance , alors secrétaire d’État. Nous
sommes en 1980 et la crise est définitivement ouverte sous
Reagan : en huit ans (1981-1988) six conseillers vont se
94
succéder — dont Caspar Weinberger — occasionnant d’abord
95
96
la démission de Haig , puis de Schultz et enfin de Poindexer,
à propos justement de l’Iran-gate. L’enquête permanente
ouverte sur les activités de la présidence — commission Tower
— se soldera par un affaiblissement relatif du NSC. Avec
Georges Bush I (1989-1993) nous trouvons un relatif équilibre
97
entre James Baker (secrétaire) et Brent Scowcroft (conseiller)
et si — reflétant les incertitudes de l’immédiat après guerre
froide — le premier mandat de Bill Clinton est incertain et
incohérent, son deuxième mandat est plus résolu : nous avons
98
Madeleine Albright au secrétariat, Wiliam Cohen à la Défense
92
Brent Scowcroft (1925 ) Conseiller influent pour la sécurité intérieure des
Présidents Gérald Ford et George H. W. Bush. Scowcroft est le fondateur et
président du think tank The Forum for International Policy. Il est aussi président
du Scrowcroft group, inc. - une société de conseil internationale.
93
Cyrus Roberts Vance (1917 –2002) Secrétaire d’Etat du Président Jimmy
Carter de 1977 à 1980. Il privilégia les négociations et montra un intérèt à la
réduction de l’armement. En avril 1980, il demissiona pour montrer sa
désaprobation lors de la crise des otages à Téhéran.
94
Caspar "Cap" Willard Weinberger (1917 - 2006) Politicien américain et
Secrétaire d’Etat sous le Président Reagan (1981-1987). Il est notament connu
pour sa position favorable au Strategic Defense initiative program (Guerre des
étoiles).
95
Alexander Meigs Haig, Jr. (1924) Général quatre étoiles de l’US army et
Secrétaire d’Etat sous le Président Reagan (1981-1982).
96
Schultz (1920) Secrétaire d’Etat au travail (1969-1970), Secrétaire d’Etat au
trésor (1972-1974), puis Secrétaire d’Etat de 1982 à 1989.
97
James Addison Baker III (1930) Politicien et diplomate américain.
Secrétaire d’Etat au trésor de 1985 à 1988 sous la seconde présidence de
Ronald Reagan et Secrétaire d’Etat dans l’administration du Président George
H. W. Bush.
98
Madeleine Korbel Albright né Marie Jana Korbelová (1937) Première
femme Secrétaire d’Etat de l’histoire américaine. Elle fut en poste sous la
Présidence de Bill Clinton.
54
99
et Samuel Berger comme conseiller. Depuis 2001, avec Colin
Powell au secrétariat, Rumsfeld à la Défense et Condoleza
100
Rice comme conseiller, George Bush II réalise la rare
performance de reconstituer un consensus de faucons.
La cour suprême : un soutien passif pour la Présidence.
En fait, même la loi sur les pouvoirs de guerre qui visait à
restreindre les pouvoirs présidentiels, n’aura fait que les
renforcer. De 1973 à 2001, sur 92 rapports soumis au Congrès
et concernant des « opérations extérieures », un seul invoque
l’article IVa de la loi de 1973 déclenchant le compte à rebours
des soixante jours. Depuis cette date, tous les présidents sans
exception auront transgressé la loi avec le soutien passif de la
Cour suprême et même — dans certaines circonstances —
contre l’avis du Congrès. Or il ne s’agit pas d’une spécialité
républicaine plutôt que démocrate : dernier exemple en date,
en 1999 Clinton intervient en Serbie et dans le cadre de l’OTAN
contre l’avis du Congrès. Dans ce cas, le recours du sénateur
Campbell à l’encontre du président pour non-respect de la loi
(20 avril 1999) sera d’abord rejeté par une cour fédérale, avant
que la cour Suprême choisisse de ne pas se prononcer.
En fait, si le Congrès soutient le président en ne s’opposant pas
à lui, et s’il est plus réticent sur les opérations de « maintien de
la paix » que sur les interventions armées, et sur le
« stationnement des troupes à l’étranger » que sur leur
mobilisation, l’erreur serait ici de penser qu’il puisse être moins
interventionniste que lui, et que la décision dépende du fait que
ce dernier dispose ou non d’une majorité aux chambres.
Si en 1994, le refus de financer l’opération précipite le retrait
des troupes Us de Somalie — qui est définitif en mars — et si
en décembre 1995 la chambre ne maintient le financement de
l’IFOR (Force de maintien de la paix en Bosnie) que par 218
voies contre 210 alors que Clinton dispose d’une majorité, en
1995 Gringrich obtient que 18 millions des budgets de
renseignement soient affectés au renversement de la
République islamique d’Iran. En 1996 les lois Helms-Burton et
d’Amato-Kennedy contre les « Etats-voyous » sont à l’initiative
du Congrès, et c’est le Congrès qui de 1995 à 2000 bloque la
contribution Us à l’ONU, alors que Clinton ne dispose plus de la
majorité. Inversement, trois jours après les attentats du onze
septembre 2001, une résolution conjointe des deux chambres
(Senate Joint Resolution 23) autorise le président Bush à
utiliser la force contre le terrorisme et à envahir l’Afghanistan.
De la même manière, par 77 voix contre 23 au Sénat et 296
contre 123 à la chambre des représentants, la résolution du
16 octobre 2002 (House Joint Resolution 114) l’autorise à faire
usage de la force contre l’Irak.
99
Samuel R. "Sandy" Berger (1945) Conseiller pour la sécurité intérieure du
Président Clinton (1997-2001). Il fut un des acteurs majeurs du sommet de
Camp David en 2000. Suite au 11 septembre, il fut amener à témoigner sur son
engagement contre le terrorisme durant son exercice et ausur les informations
qu’il donna à son successeur, Condolezza Rice.
100
Condoleezza Rice ( 1954) 66ème et actuel Secrétaire d’Etat. Elle a
remplacé Colin Powel en janvier 2005 après la démission de celui-ci. Avant de
rentrer dans le Gouvernement de George W. Bush, Condolezza Rice était
professeur de sciences politiques à l’université de Stanford. Durant
l’administration de George W. H.Bush, elle fut conseillère du Président pour les
questions traitant des affaires d’Europe de l’Est et de la reunification allemande.
55
Sur un plan économique, le constat est identique : alors que
pendant les deux mandats successifs de Clinton — et qu’il
dispose ou non de la majorité — le Congrès se montre réticent
à accorder au président le pouvoir de signer des ententes
internationales favorisant la libéralisation du commerce
extérieur (Fast Track Authority), c’est sans réserves qu’il
accorde ces pouvoirs au président Bush (Trade Promotion
Authority).
Malgré une logique de « cohabitation » qui a tendance à se
renforcer, le consensus « bipartisan » sur les questions
militaires se renforce également. Pendant 52 ans — de 1950 à
2002 — la présidence et le Congrès n’auront été du même bord
politique que pendant dix-huit ans et demi (36 % de la période),
mais uniquement pendant deux ans et demi de 1980 à 2002 :
11 % de la période. Avant 1955, le parti présidentiel — qu’il soit
démocrate ou républicain — contrôlait les deux chambres à
85 % de son temps d’exercice mais, à partir de là, son emprise
n’aura cessé de se réduire : 33 % en moyenne depuis cette
date. Simultanément, alors qu’entre 1946 et 1949, 66 % des
projets de loi soumis par la présidence étaient approuvés par le
Congrès, entre 1992 et 1995, cette proportion n’est plus que de
24 %. En fait — mais la discipline de parti n’a ici aucun sens —
de 1955 à 1995 les démocrates contrôlent sans interruption la
chambre des représentants, et le Sénat la plupart du temps. De
plus, de 1933 à 1969 et à l’exception des deux mandats
d’Eisenhower (1953-1961), les démocrates occuperont la
Maison-Blanche. Cela n’empêche pas que — d’une présidence
à l’autre, républicaine ou démocrate — les budgets fédéraux
n’aient cessé d’augmenter parallèlement avec les budgets
militaires.
Chapitre 3
Hausse des dépenses fédérales et envol
des budgets militaires.
Pour un pays qui n’aura cessé de proclamer que le meilleur des
gouvernements était celui qui gouvernait le moins cela pourrait
paraître paradoxal mais, entre 1950 et 1990 les dépenses
gouvernementales n’auront cessé d’augmenter à un rythme
continu et régulier : 42 milliards de dollars en 1950, 92 en 1960,
195 en 1970, 590 en 1980, 1 253 en 1990, 1 790 en 2000. Visà-vis de la richesse nationale, la tendance est tout aussi
soutenue : alors qu’il représentait seulement 8 % du PNB en
1902, à la veille de la deuxième guerre mondiale (1940) le
budget fédéral s’élevait à 9.5 billions de dollars pour un revenu
national d’environ 96.5 billions, soit environ 10 % de la richesse
nationale ; or, en 1950, les dépenses gouvernementales
représentaient 15.6 % du PNB, puis 17.7 % en 1960, 19.3 % en
1970, 21.6 % en 1980, 21.8 % en 1990. On enregistre un léger
fléchissement entre 1990 et 2000 (18.7 %) mais depuis la
tendance est repartie : elle se maintient à la hausse et elle est
indépendante de l’appartenance politique du président :
républicains comme démocrates y auront contribué.
Cette tendance — en longue durée — dissimule cependant des
phases d’évolution plus contrastées : entre 1945 et 1948 les
56
dépenses gouvernementales chutent de 42 à 12 % du PNB et
cela correspond à la phase de démobilisation d’après guerre.
Entre 1949 et 1953 la hausse reprend pour atteindre à cette
date 20 % du PNB et cela correspond à la guerre de Corée. À
nouveau les dépenses gouvernementales chutent
régulièrement pour atteindre 17.2 % du PNB en 1965 et — très
curieusement — malgré la guerre du Vietnam, il faut attendre
1975 pour qu’elles retrouvent un niveau comparable à celui de
1953. Dans ce cas, l’explication est plus délicate. Entre 1975
et 1990 le ratio dépenses/richesses est à peu près stationnaire
— aux alentours de 22 % — pour — nous l’avons vu —
diminuer à partir de là, se stabiliser dans une fourchette de 17 à
18 % et repartir ensuite. On pourrait penser que — dans ce cas
— la fin de la « guerre froide » permette au moins en partie
d’en rendre compte. Pour le vérifier, il faut donc ventiler les
dépenses gouvernementales en dépenses civiles et dépenses
militaires.
En l’espace de 40 ans (1950-1990) le budget militaire américain
passe de 13.7 milliards de dollars à 299.3 milliards (il est donc
multiplié par 20), tandis que — au cours de la même période —
les dépenses civiles sont multipliées par 43, passant de
29 milliards de dollars à 1 243 milliards. Simultanément la part
relative des dépenses militaires dans le total des dépenses
gouvernementales diminue (de 32 % à 24 %)
proportionnellement à l’augmentation des dépenses civiles (de
68 % à 76 %). Les budgets fédéraux (x30) augmentent donc
moins rapidement que les dépenses civiles (x40) qui
augmentent plus rapidement que les dépenses militaires (x20)
dont la part dans le PNB reste stationnaire aux alentours de
5 %. La richesse augmente moins rapidement que les budgets
qui augmentent moins rapidement que les dépenses civiles
mais — là encore — nous trouvons d’importantes disparités
selon les périodes.
Exception faite des années 1952 (395 milliards pour la guerre
de Corée) et 1968 (310 milliards pour la guerre du Vietnam)
entre 1947 et 1995 les États-Unis ont dépensé chaque année,
environ 245 milliards de dollars (valeur 1991) pour leur défense,
soit un total de 12 000 milliards entre 1947 et 1990.
Entre 1945 et 1948, la proportion des dépenses militaires dans
les budgets fédéraux chute de 90 à 30 % pour remonter de 34
à 70 % entre 1949 et 1954. Les effets de guerre sont
parfaitement isolés et les dépenses fédérales civiles se
stabilisent entre 1947 et 1954 aux alentours de 21 milliards de
dollars. Entre 1955 et 1961 les dépenses militaires diminuent
de 62 à 50 % tandis que les dépenses civiles augmentent
proportionnellement, mais — alors qu’on s’attendrait à une
reprise des dépenses militaires à partir de 1962 — elles ne
cessent de diminuer jusqu’en 1965 (42 %) : les États-Unis
entrent en guerre avec des budgets civils comparativement à la
hausse. On note une légère reprise entre 1966 et 1969 (de 43 à
45 % du budget fédéral) mais à nouveau les budgets civils
augmentent plus rapidement : entre 1968 et 1978, ils passent
de 54 % à 77 % des dépenses fédérales. Dans les quatre ans
qui suivent (1978-1982) les parts relatives se stabilisent dans
cette proportion puis, à nouveau les budgets militaires
augmentent : de 24 à 28 % entre 1982 et 1987. À partir de là,
ils ne cessent de diminuer : 27 % en 1988, 21 % en 1992, 17 %
57
en 1996, 16 % en 1999. Il nous faut donc renvoyer ce constat à
une périodisation des conflits.
Au total, les États-Unis seront intervenus de partout et chaque
fois que leurs intérêts — parce qu’ils couraient le risque d’être
compromis — auront exigé d’eux qu’ils reprennent en main des
situations qui menaçaient de leur échapper, et qu’ils
rétablissent un ordre conforme au cours « américain » du
monde, en réduisant à rien le rôle des Nations Unies. Mais —
même en écartant l’idée qu’ils n’aient pas pu faire autrement —
cela n’explique pas qu’ils aient pu le faire. Il est vrai que tous
les conflits armés ne se situent pas sur le même plan et que
leurs coûts — notamment — ne sont pas identiques. Mais tout
porte à penser que — pour les États-Unis — l’opposition entretemps de paix et temps de guerre n’a pas de sens. D’une part,
et même si le conflit armé ne constitue que la partie la plus
visible de l’iceberg militaire, il ne se sera pas passé une année
au cours de cette période, sans qu’ils n’interviennent
militairement quelque part dans le monde. D’autre part, la
guerre froide instaure un « état de guerre permanent » et les
deux aspects sont liés : la multiplication des conflits localisés
s’inscrit dans le cadre de la menace nucléaire qui tout à la fois
autorise qu’ils aient lieu, et interdit qu’ils se généralisent en
réduisant à peu de chose le rôle des Nations Unies.
Le complexe militaro-industriel : le bras armé de la
prospérité
101
102
Au début des années 1970, Baran & Sweezy
répondent à
cette question d’une manière qui présente au moins le mérite
d’en radicaliser les termes : régulièrement confrontée à des
crises de « surproduction » l’augmentation des dépenses
gouvernementales nord américaines serait liée à l’incapacité
des seuls mécanismes du marché à trouver des débouchés
privés pour un surplus sans cesse croissant. Ils mettent en
évidence le fait que — liée à l’impératif d’une utilisation
optimale des capacités de production et à la nécessité de
disposer de débouchés sur une échelle toujours plus large
(innovations technologiques, économies d’échelle etc.) — la
structure de la concurrence, la politique des prix et la
concentration toujours plus poussées des grandes firmes
multinationales se traduisent par des excédents chroniques de
capitaux en quête d’investissement et — en définitive — par
des crises régulières de surproduction (hausse du surplus).
Dans ce schéma, la crise traduit un écart croissant entre le
surplus potentiel (différence entre la production réalisable et la
consommation « minimale ») et le surplus disponible (différence
entre la production réelle et la consommation effective). Ainsi,
les débouchés internes pour l’absorption de ce surplus se
raréfiant, ils seraient absorbés hors de la production par l’État
sur une échelle qui — parallèlement à l’ampleur du surplus —
ne cesserait de s’élargir : aménagement par l’État du plein-
101
Paul A. Baran (1910 - 1964) Economiste américain connu pour ses
positions marxistes. Né en Russie, il a enseigné aux Usa à l’université de
Stanford de 1949 jusqu’à sa mort.
102
Paul Marlor Sweezy (1910 - 2004) Economiste marxiste, cofondateur avec
Henry Samuel Magdoff du magazine Monthly Review.
58
emploi des capacités de production et lutte contre les
surcapacités inemployées par la dévalorisation du capital
ancien, soutient à la production concurrentielle internationale
par le financement public (nationalisations ou subventions…)
programmation des débouchés pour la consommation collective
nationale (santé, logements, éducation, loisirs, routes) et enfin
dépenses militaires, comme champ d’accumulation et de
croissance de la fraction du capital excédentaire.
Tout repose donc ici sur la tendance à la hausse du taux de
surplus. La part relative des dépenses civiles par rapport aux
dépenses militaires s’explique par le fait que, si les dépenses
civiles entrent très rapidement en concurrence avec des
intérêts privés internes (c’est le cas dans le logement,
l’éducation, la santé etc.), ce n’est pas le cas des dépenses
militaires qui — sous cet angle — sont potentiellement illimitées
(au moins en temps de paix), jusqu’à ce que la totalité du
surplus ait été absorbé. Au-delà de certains seuils — minimum
vital nécessaire ou taux de profit compromis — et postes par
postes, les dépenses gouvernementales civiles entreraient en
concurrence avec les intérêts privés, et ceux-ci feraient alliance
pour s’y opposer. Les milieux immobiliers s’opposent aux
programmes de logement qui compromettent leur rentabilité, et
se lient avec les lobbies médicaux qui s’opposent aux
programmes de santé, lesquels font alliances avec les lobbies
des assurances. Nous aurions ici un mouvement exponeniel :
« si un poste est en cause, l’opposition se développe
proportionnellement au montant de l’augmentation ; si tous les
postes sont concernés, elle se développe proportionnellement
103
au carré de l’augmentation » .
Lorsqu’on connaît la détermination du lobby des assurances —
qu’en 1998 le Magazine Fortune classait en troisième position
pour son efficacité — on comprend qu’Howard Zinn puisse se
poser la question : « comment garantir le droit à la santé de
tous les Américains sans que l’avidité des compagnies
104
d’assurance ne vienne s’en mêler ? » .
Seules les dépenses militaires échappent à cette logique
puisque la différence entre le public et le privé n’y joue pas. Les
informations sur la rentabilité des entreprises d’armement sont
rares mais — au début de la guerre du Vietnam — on admet
que les marges de profit des entreprises d’armement sont deux
fois supérieures aux marges moyennes. On admet également
que la structure du marché est telle que les entreprises du
secteur y jouissent d’un monopole garanti par l’État : « en 1970
le budget militaire américain atteignait 80 milliards de dollars et
les entreprises impliquées dans la production militaire faisaient
des bénéfices colossaux. Deux tiers des quarante milliards
dépensés pour les systèmes d’armement allaient directement
dans les caisses de douze à quinze géants industriels dont la
seule raison d’être était de remplir les contrats militaires passés
avec le gouvernement ». Le sénateur Paul Douglas —
économiste et président du Joint Economic Committee du
Sénat — remarquait alors que « six contrats sur sept ne
103
Baran & Sweezy, op. cit. p. 153
104
Howard Zinn, Le XXe siècle américain, une histoire populaire de 1890 à nos
jours, Marseille, ed. Agone 2003, p. 407.
59
faisaient l’objet d’aucun appel d’offres […] Prétextant la
nécessité de garder le secret, le gouvernement choisit une
entreprise et dresse avec elle un contrat au cours de
105
négociations plus ou moins secrètes » . L’appareil militaire se
développe : « à partir de 1959, les Etats-unis disposent d’un
total de 275 bases majeures situées dans 31 pays différents et
de plus de 1 400 bases étrangères, si l’on tient compte de tous
les emplacements où ils sont stationnés et des emplacements
réservés à une occupation d’urgence. Pour des effectifs
permanents d’environ un million de soldats, le coût de
106
fonctionnement est évalué à 4 milliards de dollars par an » .
Par ailleurs, et compte tenu de leurs modes de financement
respectifs, les dépenses fédérales (financées par l’impôt sur les
revenus des ménages et des entreprises, les impôts indirects et
les taxes douanières) sont beaucoup plus flexibles que les
dépenses des États de l’Union ou que les dépenses locales et
municipales (financées par l’impôt sur la propriété). Baran et
Sweezy, citant Bator, observent que « les dépenses au niveau
des États et au niveau local représentaient 7.5 % du PNB en
1929 et 8.5 % en 1957 ; ce chiffre s’est élevé au creux de la
grande crise et il est tombé à moins de 4 % pendant la
guerre ». Ils en concluent à la prééminence des structures
fédérales sur les structures fédérées : « étant donné la
structure du gouvernement et de la politique aux États-Unis,
toute modification à venir de l’influence du gouvernement sur le
fonctionnement de l’économie sera, très probablement,
107
amorcée au niveau fédéral » . Aujourd’hui cela paraît être une
évidence, mais nous sommes à la fin des années 1960 et cela
signifie simplement — qu’à cette période au moins — le doute
subsistait encore.
Les auteurs montrent par ailleurs — et toujours pour cette
période — qu’en économie fermée, les débouchés
d’investissement se raréfiant, la tendance à la hausse du
surplus se traduirait par un sous-emploi croissant que ni
l’augmentation de la population Us (ou plus exactement,
l’augmentation du pouvoir d’achat de cette population) ni
108
l’innovation technologique (ce que Schumpeter décrivait
comme un processus de « création destructive ») ne sont
susceptibles d’absorber. L’ouverture de l’économie notamment
par les exportations de capitaux n’y parviendrait pas non plus :
moyen de drainer le surplus externe et pas d’absorber le
surplus interne, les flux de retour sur investissements directs à
l’étranger sont toujours plus importants que les flux de sortie. Si
un pays exporte du capital ce n’est pas que ce capital ne puisse
105
Cité par Howard Zinn, op. cit. p.170
106
D.F. Fleming, The cold war and its origins 1917-1960, New York, 1961.
Baran & Sweezy, op. cit. p. 152.
107
108
Joseph Alois Schumpeter (1883 - 1950) est l'un des économistes
autrichiens les plus connus du XXe siècle. En 1920 paraît sa Théorie de
l’évolution économique, ouvrage qui s’affranchit du cadre néo-classique et
témoigne de son intérêt pour la dynamique et les lois du changement
économique. Schumpeter met particulièrement en exergue l'importance de l'
entrepreneur et du processus de destruction créatrice apportée par l'offre de
nouveaux produits sur le marché. Il poursuit une carrière universitaire à
l'université de Bonn puis à Harvard suite à la montée du nazisme en europe
centrale puis s’installe définitivement aux États-Unis en 1932.
60
pas trouver sur place des occasions d’investissement : c’est
qu’il peut s’investir à l’étranger dans des conditions plus
avantageuses encore et contribuer ainsi à accroître d’autant le
surplus national disponible. Il faut donc à nouveau que — d’une
manière ou d’une autre — ce surplus soit absorbé.
Ils montrent également que cette absorption — et donc le
prélèvement fiscal — ne lèse pas les intérêts privés capables
de les répercuter en amont sur les salaires, et/ou en aval sur le
consommateur. En effet, tout au long de cette période (19451965), la part des profits dans le PNB avant et après impôt aura
toujours été en hausse : les entreprises n’auront cessé de
transférer les charges additionnelles en amont sur leurs
employés (pression sur les salaires) et en aval sur les
consommateurs (hausses de prix). Pour les salariés, cela va
dépendre de leur capacité de résistance et de négociation et
109
fragiliser toujours davantage ceux que Veblen appelait la
« underlying population » et — sauf exception — il est rare que
les consommateurs soient parvenus à se mobiliser contre la
baisse de leur pouvoir d’achat.
Ils montrent enfin qu’une part considérable de ces dépenses
est distribuée en aide (économique ou directement militaire)
aux régimes politiques « clients » ; que les enjeux commerciaux
de cette stratégie passent progressivement au second plan visà-vis des enjeux d’implantation et de localisation des
investissements directs à l’étranger. Enfin si les dépenses
militaires n’augmentent pas davantage et ne sont pas plus
élevées, c’est que l’évolution de la composition organique des
capitaux militaires — comme celle de tous les capitaux — se
heurte à des obstacles propres qui freinent leur capacité
d’absorption : nature des nouvelles armes, composition des
biens et services achetés par les militaires, diminution des
effectifs en hommes au service de technologies de plus en plus
sophistiquées etc. Ils soulignent également l’importance des
dépenses militaires comme régulateur du chômage et de la
force de travail employée, celle de la Recherche &
Développement par rapport aux fournitures et au matériel des
armées et le caractère crucial des innovations technologiques
civiles induites (sous produit de) par la recherche militaire.
L’explication qu’ils nous donnent est sans équivoque, la
différence entre la profonde stagnation des années trente et la
relative prospérité des années cinquante est pleinement
imputable aux énormes dépenses militaires des années
quarante. Mais la conclusion est plus radicale encore :
l’expansion illimitée de l’appareil militaire devient alors
essentielle pour la survie nationale. Peu de temps auparavant
— et alors que la guerre du Vietnam n’était pas encore à l’ordre
du jour — Kennedy et York parlaient d’une « une spirale qui
menait droit au néant ».
Le schéma est intéressant, mais l’ouvrage se fonde sur des
données dont les plus récentes remontent à 1964 (début de la
guerre du Vietnam), il est publié aux États-Unis en 1966, et en
France en 1970. Cela appelle trois remarques. Jusqu’à cette
date le rapatriement des profits réalisés par les investissements
nord américains à l’étranger reste constamment supérieur au
109
Thorstein Bunde Veblen né Tosten Bunde Veblen (1857 - 1929)
Economiste et sociologue norvegiano-américain.
61
volume des capitaux qui s’exportent, sans que les
investissements étrangers aux Usa ne rééquilibrent cette
tendance ; on peut donc dire qu’ils augmentent le surplus plutôt
que de l’absorber. La balance des paiements courants de son
côté reste excédentaire et nous ne sommes pas encore dans
une logique de déficits cumulés structurels : on pouvait donc
s’en tenir aux seules dépenses gouvernementales. Par ailleurs,
la guerre du Vietnam n’a pas encore mis en évidence le fait que
les dépenses civiles pouvaient augmenter plus rapidement que
les dépenses militaires, y compris « en temps de guerre ».
Enfin, mais c’était difficile à anticiper, la « guerre froide » n’a
pas encore porté tous ses fruits et si — avec le recul — il n’est
pas exagéré de dire qu’elle aura été gagnée, cela ne préjuge ni
de la façon d’en rendre compte, ni de ses effets. De manière
plus fondamentale - et au plan de la méthode - la périodisation
adoptée (1929-1939 vs 1929-1959) dissout le phénomène, plus
qu’elle ne le met en relief. La deuxième guerre mondiale reste
exceptionnelle, au moins en ce sens que les dépenses
fédérales (jusqu’à 50 % du PNB) auront non seulement
absorbé le surplus, mais également prélevé sur les « intérêts
privés » ; enfin et c’est probablement le point le plus délicat à
aborder : nous restons dans le cadre d’un raisonnement « aux
frontières ». Il aura donc fallu – ultérieurement - que d’autres
phénomènes interviennent.
Notre hypothèse est que la fin de la guerre du Vietnam (19731975) et la crise qui lui succède (1974-1975) correspondent à
un infléchissement radical de la stratégie fédérale qui — au
moins jusqu’à la fin de la « guerre froide » (1990) et pour les
quinze ans qui suivent — modifie entièrement le sens des
« dépenses militaires ». Ultérieurement les données du
problème se transforment à nouveau, mais — dans l’immédiat
— cet infléchissement s’inscrit à la croisée de plusieurs
tendances de fond qui jusque-là n’avaient pas été prises en
compte. Il s’agit – pour l’essentiel - de l’apparition à partir de
1971 des premiers déficits commerciaux, de la remise en cause
des accords de Bretton Woods et de la convertibilité du dollar
en or avec l’instauration de taux de change flottants, de la
tendance à un endettement structurel croissant, de la première
crise pétrolière de 1973 suivie par celle de 1979, et de
l’inflexion de la politique de défense vers une stratégie de
désengagement mutuel. Tous ces phénomènes sont liés : ils
portent sur l’internationalisation croissante des conditions de la
production et de l’échange ; État par État, et secteur d’activité
par secteur d’activité (commerce, pétrole, banque, industrie) ils
remettent en question la notion de « frontières » : si certains
États s’affaiblissent, d’autres au contraire se renforcent et si
certaines frontières disparaissent, d’autres au contraire se
reconstituent, encore plus contraignantes que les précédentes.
Enfin, tous ces éléments préparent et créent les conditions de
ce que l’on va désigner à partir de 1981 comme la
« globalisation » c’est-à-dire la dérégulation à l’échelon mondial
de l’ensemble des secteurs d’activité et la libération (absence
de frontières) des mouvements de capitaux financiers liquides :
« une porte se ferme : Bretton Woods ; une autre s’ouvre : la
110
libéralisation des marchés des capitaux » .
110
Serge Halimi, Le grand bond en arrière. Comment l’ordre liberal s’est imposé
au monde, Paris, Fayard, 2004, p. 539.
62
Chapitre 4
Les changements de cap du début des
années 1970.
Dès la fin des années 1960 et le début des années 1970 —
avant même que la guerre du Vietnam ne soit terminée — une
série de ruptures en chaîne modifient de manière radicale les
équilibres à la fois internes et externes. Toutes se traduisent
parce que l’on aura désigné alors comme « une flexibilité
accrue de la contrainte d’équilibre de la balance des
paiements ». Anticipant sur le premier choc pétrolier (1973) et
préparant le second (1979), il s’agit d’abord de la remise en
cause des accords de Bretton Woods, c’est-à-dire de la
convertibilité du dollar en or. Si l’instauration de taux de change
flottants — qui traduit en fait une dévaluation du dollar —
n’interdit pas au même moment (à partir de 1971) l’apparition
des premiers déficits commerciaux, elle favorise en revanche
un retournement de tendance de l’investissement international.
Jusque-là les États-Unis investissaient dans le monde, à partir
de là le monde investit aux États-Unis. Simultanément — alors
que la politique de défense s’infléchit vers une stratégie de
dénucléarisation et de désengagement mutuel — les déficits
fédéraux et l’endettement national apparaissent comme des
tendances structurelles du développement économique et
social.
Nous avons vu que le budget fédéral se ventilait en deux
grandes catégories : les dépenses militaires et les dépenses
civiles. Les premières comprennent toutes les dépenses
effectuées au titre de la défense nationale et seul l’État fédéral
commandite l’armée. Les deuxièmes comprennent les
paiements aux individus sous formes de transferts de revenus
(directs ou indirects) — c’est-à-dire les dépenses de
« Welfare » ou de « bien-être » — les subventions aux États et
aux collectivités locales (all other grants), le service de la dette
(Net Interest) et l’ensemble (all other) des programmes
fédéraux dits « d’intérêt collectif » : assistance étrangère,
subventions agricoles, recherche scientifique etc.
Phénomène remarquable, cette augmentation continue des
dépenses gouvernementales se sera accompagnée de déficits
budgétaires croissants, et cela à un rythme supérieur à celui
des dépenses globales. Entre 1950 et 1970, on note une
tendance au déficit, mais les déficits cumulés sur vingt ans (75 milliards $) ne représentent guère en 1970 que 38 % de la
dépense globale annuelle, pour un service de la dette égal —
cette année-là — à 14 milliards, soit 7 % du budget fédéral.
C’est pratiquement rien et 1969 sera la dernière année
d’excédents. À partir de là, et jusqu’en 1998, nous n’aurons
plus que des déficits, et cela sur une échelle constamment
toujours plus large, si bien qu’en 1983 les déficits cumulés sur
trente ans (705 milliards) seront supérieurs aux budgets
fédéraux en cours et qu’en 1997, la dette extérieure globale
cumulée sur les vingt ans qui précèdent (1980-1997) sera deux
fois supérieure (3 098 milliards) au budget de l’année de
référence (1 600 milliards). C’est considérable et véritablement
un tour de force. On voit très bien que ce ne sont plus les
mêmes mécanismes qui opèrent.
63
Phénomène plus remarquable encore, et signe que dans
l’intervalle une partie du déficit se sera volatilisée, en dollars
constants de 1996, cette tendance est amplifiée de 25 %
environ (tableau 2). De manière incontestable, au début des
années 1970, le schéma traditionnel qui associait les déficits
budgétaires uniquement aux périodes de guerre ou de
récession économique se transforme et change d’échelle.
Jusque-là le meilleur gouvernement était celui qui gouvernait le
moins et qui — par la création de monnaie ou par l’emprunt —
111
s’endettait pour « financer le déficit » (Keynes ). Depuis une
trentaine d’années, l’histoire fiscale des États-Unis se
caractérise par des déficits permanents et cumulés, et on voit
bien que le déficit fédéral et la dette extérieure ne produisent
une augmentation de la demande que s’ils augmentent
régulièrement, et - avec eux - les dépenses civiles et militaires
(Tableau 4).
Mais par ailleurs, l’évolution des « dépenses non militaires »
dissimule plusieurs tendances divergentes : les transferts aux
États fédérés et aux collectivités locales augmentent à un
rythme plus rapide que les dépenses de Welfare (x65) et que le
service de la dette (x48) lequel croît proportionnellement aux
dépenses civiles, le rythme de progression le plus lent étant
celui des programmes civils fédéraux. Au plan extérieur, tout se
passe comme si les Etats-unis s’étaient mis à l’abri de la
contrainte de la balance des paiements.
La balance des paiements courants représente la différence
entre les importations et les exportations de biens et de
services et celle des transferts financiers. Elle combine un
double mouvement : celui de la balance commerciale et celui
des mouvements de capitaux, c’est-à-dire le solde des entrées
et des sorties de capitaux à court et à long terme, ou encore —
aux erreurs et omissions prés — les mouvements de capitaux
Us privés non liquides vers l’étranger (accumulation Us hors
frontières) par rapport aux mouvements de capitaux privés
étrangers non liquides vers les Usa (accumulation étrangère
dans les frontières). Cela se calcule compte tenu de la balance
des liquidités, c’est-à-dire de l’encaisse liquide officielle des
Usa à l’extérieur, vis-à-vis des engagements liquides étrangers
aux USA.
À l’échelon mondial, les flux d’investissements directs sont un
jeu à somme nulle : les capitaux qui sortent d’un pays entrent
dans un autre et les entrées équilibrent les sorties. Pour un
pays donné, on s’intéresse donc à l’évolution des flux en
provenance et à destination d’autres pays, à la constitution de
stocks (étrangers dans l’espace national, et nationaux à
l’étranger), aux revenus que ces investissements engendrent et
à la manière dont ils se redistribuent ou se réinvestissent.
111
John Maynard Keynes, Baron Keynes of Tilton (1883 –1946)
Economiste britanique dont les théories ont largement influencé de nombreux
gouvernement. Keynes a largement soutenu l’interventionnisme de l’Etat dans
l’économie en usant de mesures fiscales et monétaires afin de favoriser la
relance dans les périodes de depression.
64
Sur cette base — et bien que les séries statistiques dont nous
disposions ne s’y prêtent guère — il est intéressant de définir
une « balance impériale » comme étant égale aux revenus des
investissements Us à l’étranger, diminuée des revenus des
investissements étrangers aux USA, augmentée des dépenses
militaires, des transferts unilatéraux et des réserves en devises.
Sous cette hypothèse, la balance des paiements courants
traduit alors un équilibre — ou pas d’ailleurs - entre la balance
impériale, la balance commerciale et la balance des services et
des transferts unilatéraux.
L’explosion des déficits commerciaux
Largement excédentaire au lendemain de la guerre, la balance
commerciale qui entre 1964 et 1970 enregistrait des soldes
positifs de plus en plus réduits devient déficitaire en 1971, pour
la première fois depuis 1892 : nous n’aurons plus de solde
positif que pour les années 1973 et 1975 (dernière année) et,
en même temps que la compétitivité des produits Us décline, la
tendance s’amplifie : le déficit commercial passe de
2.2 milliards en 1971 à 27.9 milliards en 1981 après avoir
atteint 33.7 milliards en 1978 de telle sorte que les déficits
commerciaux cumulés des années 1970 atteignent en 1981 la
somme d’environ 150 milliards. Entre 1972 et 1990, le déficit
commercial passe de 6.4 à 111 milliards de dollars ; Dans le
même temps, la part relative des échanges dans le PNB
augmente légèrement : jusqu’en 1966 les importations
représentaient moins de 5 % du PNB, 6 % jusqu’en 1973 et un
peu moins de 10 % entre 1973 et 1980. Les exportations
épousent le même mouvement : un peu plus de 5 % jusqu’en
1972 et autour de 9 % entre 1974 et 1980. Simultanément, la
balance des services qui était déficitaire jusque-là devient
excédentaire en 1970 et cet excédent ne cessera de s’amplifier
— 64.8 millions de dollars en 2002 — sans toutefois compenser
le déficit commercial qui à la même date est devenu
considérable : 482 millions $. Aujourd’hui, les exportations ne
couvrent guère plus que la moitié (58.8 %) des importations.
La consommation intérieure dépend donc de plus en plus de
biens dont les importations ne sont pas couvertes par des
exportations correspondantes ; le monde produit de plus en
plus pour que l’Amérique consomme davantage en augmentant
d’autant sa capacité de prélèvement sur l’économie mondiale,
mais par d’autres moyens. La conclusion qu’en tire E. Todd
paraît fondée, mais elle date : « le déficit commercial des Etatsunis doit être qualifié de prélèvement impérial ». Quand un pays
achète plus qu’il ne vend, il doit financer la différence par
l’emprunt qui augmente d’autant sa dette extérieure, à moins
que cette tendance ne soit freinée par des mouvements de
capitaux en sens inverse qui rétablissent l’équilibre et les deux
phénomènes peuvent se conjuguer : c’est exactement ce qui se
passe. D’un côté, la balance des paiements courants
(investissements étrangers aux USA + revenus des capitaux
exportés) se maintient et n’est déficitaire qu’en 1971-1972 et
1977-1979. De l’autre, et dès cette période, la dette nationale et
les déficits fédéraux augmentent dans des proportions sans
commune mesure avec le précédant. (Tableau 8).
65
Les flux d’investissements directs.
Avant 1950 les flux d’investissements directs Us à l’étranger
étaient extrêmement bas : moins de 100 millions de dollars par
an en moyenne. De 1950 à 1955, ils restent modestes
(695 millions de dollars par an en moyenne), localisés à 40 %
dans le pétrole et les mines et, jusqu’à cette date, les revenus
rapatriés aux USA sont plus que du double vis-à-vis des sorties
de capitaux (1.5 milliards en moyenne) de telle sorte que les
stocks passent au cours de la même période de 11.7 à
19.3 milliards, tandis que les investissements étrangers aux
USA stagnent. Au cours de cette période — les revenus
rapatriés aux Usa sont plus importants que les sorties nettes de
capitaux vers l’étranger et ils le resteront, au moins jusqu’en
1985-1986.
De 1956 à 1960 les flux d’investissements Us à l’étranger
passent de 1.86 à 1.70 milliards de dollars (1.6 milliards en
moyenne par an) puis de 3.0 milliards à 4.2 milliards entre 1961
et 1968 (2.5 en moyenne) pour plafonner à 1.8 milliards
entre 1969 et 1972 tandis que — dans le même temps — les
flux d’investissements étrangers vers les USA ne dépassent
pas 100 à 300 millions par an – ce qui est ridicule – avec 300 à
400 millions de réinvestissements sur place. Simultanément les
stocks de capitaux Us à l’étranger passent de 19.3 en 1955 à
32.7 en 1960, puis 94 en 1969 (5 milliards en moyenne par an)
pour retomber à 40.6 en 1972, alors que les stocks étrangers
aux USA ne progressent guère que de 1 milliard par an.
Autrement dit les USA assurent déjà une part prépondérante de
l’investissement mondial et nous restons dans le cadre de
l’hypothèse de Baran & Sweezy où ils contribuent à
l’augmentation du taux de surplus interne. Cela correspond
d’ailleurs à ce que nous croyons savoir de l’évolution des taux
de profits internes, avant et après impôt.
De 1948 à 1955 — après élimination des gains de
réappréciation des stocks — les taux de profits sur le capital
des sociétés non financières aux Etats-unis sont en chute libre :
avant impôt, il passe de 16.2 % entre 1948-1950 à 14.3 %
entre 1950 et 1955 puis 12.2 % entre 1956 et 1960 (de 8.6 % à
6.4 % puis 6.2 % après impôts). Tout au long de la guerre du
Vietnam — et malgré une période de prospérité et de
croissance soutenue — la tendance se maintient : après une
remontée avant impôt de 12.2 % entre 1956-1960 à 14.1 %
entre 1961 et 1965 (de 6.2 à 8.3 après impôts) il chute à 9.1 %
en 1970 (5.3 % après impôts). À partir de 1971 — signe que la
pression fiscale s’accentue sur les entreprises — la tendance
se redresse avant impôts (9.6 % en 1971, 9.9 % en 1972 et
10.5 % en 1973), mais reste pratiquement stationnaire ou se
dégrade après impôts : 5.7 % en 1971, 5.6 en 1972 et 5.4 en
112
1973 . Sauf erreur d’appréciation de notre part, nous avons
bien là une chute tendancielle du taux de profit. Nous avons vu
que — dans le même temps — le taux d’utilisation des
capacités de production diminuait. Cela correspond bien - de
1955 à 1967-1973 - à une montée en régime de
l’investissement Us à l’étranger.
112
William D. Nordhaus, “The falling share of profit”, in: A.M. Okun & L. Perry
(eds), Brooking Papers on economic Activity, n°1, 1974, The Brooking
Institution, Washington DC, p. 180.
66
Or, à partir de 1973 on observe un retournement de tendance.
Jusque-là les investissements s’opéraient pratiquement à sens
unique : des USA vers le reste du monde. À partir de là les
entrées l’emportent sur les sorties et les USA reçoivent plus
qu’ils ne concèdent : 2 milliards par an en moyenne, et même
8 milliards en 1979. Dans le même temps, le stock de capitaux
étrangers investis aux USA augmente : 10 milliards en 1967, 18
en 1973, 66 en 1980 (Tableau 5).
Entre 1967 et 1980, les flux mondiaux sont multipliés par cinq
(de 6.2 à 33.5 milliards de dollars courants) mais alors qu’en
1967 les Etats-unis recevaient 0.26 milliards de dollars (1.5 %
du total mondial) et en exportaient 3.05 (la moitié du total
mondial), en 1980 ils n’en exportent plus que 1.5 (4 % du total
mondial) et en reçoivent 4.6 (14 % du total mondial). Ces flux
proviennent essentiellement de l’Europe et du Japon dont les
monnaies — à partir de 1969-1971 — se sont réapprécié vis-àvis du dollar, rendant ainsi moins onéreux l’investissement sur
le territoire des Usa.
La relative faiblesse du dollar vis-à-vis des autres monnaies,
bien que facilitant les exportations de produits Us vers
l’étranger ne parvient pas à enrayer la hausse des importations
(automobiles, télévisions, textile etc.) ni la détérioration de la
balance commerciale, mais elle améliore la balance des
paiements courants.
En 1980, l’ensemble des actifs Us à l’étranger (y compris les
réserves monétaires) s’élevait à 930 milliards de dollars dont
388 milliards d’investissements directs privés et 62.1 milliards
en portefeuilles d’actions détenues par des ressortissants nord
américains dans des sociétés étrangères. Ils se répartissaient à
75 % dans les pays développés (dont 45 % en Europe) et à
22 % dans les activités pétrolières. Symétriquement, le volume
des investissements directs étrangers aux Etats-unis s’élevait à
570 milliards, avec un solde excédentaire record de
360 milliards. Toujours en 1980, les revenus rapatriés des
investissements Us à l’étranger rapportaient 75.9 milliards de
dollars alors que les revenus exportés des investissements
étrangers aux Usa ne rapportaient que 43.1 milliards soit un
solde positif net de 32.7 milliards.
Entre 1976 et 1990, l’ensemble des actifs Us à l’étranger (y
compris les réserves monétaires) passent de 457 à
2 179 milliards de dollars alors que le volume des
investissements étrangers aux Usa passe de 292 à
2 424 milliards, soit un solde négatif de 245 milliards.
Symétriquement, et au cours de la même période, les revenus
rapatriés des investissements Us à l’étranger passent de 29.3 à
170 milliards, tandis que les revenus exportés des
investissements étrangers aux Usa passent de 13.3 à
140 milliards, soit un solde positif croissant de 16 à 28 milliards,
mais qui — en définitive — ne représente que peu de chose. À
lui seul, il ne parvient même plus à rééquilibrer une balance des
paiements qui — de toute manière — a de moins en moins de
sens. C’est qu’en fait — et bien au-delà des mouvements « aux
frontières » — cette évolution apparaît comme la résultante de
plusieurs phénomènes et mouvements contradictoires.
67
Amorcé à partir du début des années 1960 puis amplifié à partir
de 1973 par le régime des changes flottants et l’évolution des
taux d’intérêts comparés, l’investissement Us à l’étranger
progresse à un rythme qui maintient l’équilibre de la balance
des paiements courants. Toutefois - dans une logique où cette
balance cesse progressivement d’avoir le sens qu’on lui
accordait jusqu’alors - on passe d’une logique « d’exportations
de capitaux » à une logique de globalisation croissante du
système productif et financier nord américain (Tableaux 5 et 6).
Tous ces aspects bien évidemment sont liés et il nous faudrait
distinguer ici — secteurs par secteurs — entre ce qui tient aux
conditions d’approvisionnement en matières premières de
base, et ce qui tient aux débouchés solvables (à la fois
intérieurs et extérieurs), compte tenu des conditions
intermédiaires de la transformation, et donc de la valeur
ajoutée. Cette étude reste à faire, et il est probable qu’on en
repèrerait les effets dans un écart croissant entre PIB et PNB.
A-t-on suffisamment réfléchi d’ailleurs à cette opposition feutrée
- et qui ne devrait cesser de s’amplifier – entre produit
« intérieur » et produit « national » ?
D’une part, l’essentiel des investissements faits aux USA
(80 %) ne sert pas à la création de nouvelles entreprises mais à
l’acquisition d’entreprises déjà existantes refinancées par
l’emprunt local. Dès 1971, pour une production globale de
330 milliards de dollars, un commerce mondial de 300 milliards
(dont 30 % d’échanges intra-firmes) et un investissement
international d’environ 165 milliards (dont 86 milliards
uniquement pour les Usa), la production des firmes Us à
l’étranger (172 milliards) représente plus de la moitié de la
production intérieure, et elle est quatre fois plus importante que
les seules exportations Us vers l’étranger (45.9 milliards en
1972). En 1980, 35 % des produits « américains » vendus à
l’étranger étaient fabriqués par les filiales d’entreprises Us à
l’étranger, et cette proportion depuis a grimpé jusqu’à 40 %.
Liés à l’élasticité de leurs échanges extérieurs et de leur
demande en produits importés mais également aux parités de
leur pouvoir d’achat, compte tenu des stratégies des différentes
banques centrales, les différentiels d’inflation de pays à pays
épousent la chute des taux de change de leurs devises par
rapport à celle des pays aux taux d’inflation les plus bas.
Par ailleurs, financés jusque-là par des sorties nettes de
capitaux qui contribuaient à déséquilibrer la balance des
paiements, les investissements internationaux le sont de plus
en plus par des emprunts sur les marchés des capitaux
étrangers ou par le réinvestissement local des profits réalisés
sur place.
Enfin, la capacité des multinationales à transformer les
fluctuations de change en marge de profit accru favorise
l’apparition de mouvements internationaux de capitaux
spéculatifs flottants et annonce la période suivante. Celle d’une
autonomie accrue du capital financier vis-à-vis du capital
productif ou industriel. Fondée jusque-là sur le contrôle des
taux de change, désormais l’hégémonie du dollar est pilotée
par le contrôle des taux d’intérêt et une offre globale de
monnaie qui vient gonfler les réserves de change.
68
Partie III
Du "welfare state" au "warfare
state".
Nous l’avons vu, la seconde guerre mondiale aura réussi là où
le New Deal avait échoué. Roosevelt meurt en avril 1945,
quelques mois donc après le début de son quatrième mandat et
deux mois avant la reddition allemande (mai 1945). C’est le
seul président à avoir sollicité et obtenu quatre mandats
successifs. Ce point d’ailleurs fera l’objet d’un amendement
constitutionnel. Truman lui succède au mois d’août 1945 et
prend « seul » la décision d’utiliser l’arme atomique. Longtemps
après, cette décision fait encore l’objet de controverses : désir
de mettre fin rapidement aux pertes alliées en mettant
l’adversaire à genoux, ou nécessité de justifier les
investissements considérables consentis pour le projet
atomique ? Alors que le Japon était sur le point d’accepter une
reddition pratiquement sans condition, la manière dont les Usa
mettent un terme à la deuxième guerre mondiale a pour effet
immédiat d’évincer l’URSS des négociations de paix, d’affirmer
la volonté Us de main mise sur la région asiatique et de
préparer les conditions de la « guerre froide » dont elle
constitue le « premier acte ». Probablement parce qu’elle
n’aura pas donné lieu à un conflit ouvert, on aura trop eu
tendance à considérer que la « guerre froide » n’en était pas
une. Il faut cependant se rendre à l’évidence : pendant
quarante-cinq ans (1945-1990) les Etats-unis seront restés en
permanence sur un pied de guerre atomique et cela s’inscrit
parmi les tendances profondes de l’économie Us. Or cela – et
pour cette période - n’est peut-être pas l’essentiel.
Pour cette période, l’essentiel pourrait bien être que nous
passions d’un « modèle » à l’autre (civil vs militaire) ou – plus
exactement – que la preuve ait été faite ici que ces deux
modèles ne s’opposaient pas. Peu importait que les Etats-Unis
perdent la guerre du Viêt-Nam – et tout en témoigne – si l’effort
militaire permettait de générer des excédents qui fassent que la
guerre intérieure soit gagnée, en relançant à son tour la course
aux excédents. Car c’est ainsi : au cours de cette période et
tandis qu’ils étaient engagés sur un front extérieur qui les
excédait de toutes parts – avec la question raciale - les EtatsUnis auront frôlé la guerre civile. La guerre intérieure aura
probablement été aussi difficile à gagner que la guerre
extérieure. La deuxième aura été perdue, la première aura
momentanément été gagnée, mais les deux étaient liées :
rappelons que 85% des effectifs mobilisés au Viêt-Nam étaient
noirs. C’est cette évolution – et cette transformation – que l’on
observe lorsque nous passons de la guerre de Corée à celle du
Viêt-Nam.
69
Chapitre 1
De la Corée au Viêt-Nam : 1950-1975.
Au lendemain de la deuxième guerre mondiale les Etats-unis
désarment : en 1950, ils ne consacrent plus que 13.7 milliards
pour leur défense (contre 42.6 encore en 1946), leurs effectifs
militaires ont été réduits de 12.5 à 1.38 millions d’hommes et
cela se traduit par une réduction considérable des dépenses
gouvernementales qui — entre 1945 et 1948 — sont divisées
par trois : de 92.7 à 29.7 milliards de dollars, c’est-à-dire 11 %
du PNB dont 30 % pour l’armée. Cela suffit d’ailleurs à conduire
les opérations de police internationale qui accompagnent les
débuts de la guerre froide.
Dans l’immédiat donc, des budgets militaires à la baisse
suffisent à baliser leurs prétentions impériales : les Usa
interviennent successivement en Iran et en Yougoslavie (1946),
en Uruguay (1947), en Grèce (1947-1949), en Chine (19481949), en Allemagne (1948), au Porto Rico (1950) et aux
Philippines (1948-1954). La plupart du temps, il s’agit
d’opérations de commandos pilotés par la CIA — c’est le cas
par exemple aux Philippines contre la rébellion Huk — mais les
marines sont également mis à contribution, et les résultats
obtenus sont sans commune mesure avec les moyens
engagés : toujours des moyens relativement modestes, pour
des résultats considérables.
Or, au lendemain de la guerre, la crise est bien réelle. Bien que
le PNB continue de croître (de 5 % en moyenne par an
entre 1946 et 1949) l’inflation reprend, le chômage qui était
tombé à 1.2 % en 1944 remonte à 5.5 % en 1949, le pouvoir
d’achat diminue, les grèves se multiplient et les agriculteurs
exercent une pression continue à la hausse des prix des
denrées alimentaires de base. Comme dans l’entre-deuxguerres, les budgets fédéraux augmentent à nouveau : des
programmes de travaux publics et d’équipements ménagers, ou
encore d’aide aux soldats démobilisés, à quoi il faut également
ajouter le relèvement du salaire minimum (1949) permettent en
partie de redresser la tendance, mais cela n’est pas suffisant.
Quelque chose de probablement décisif se joue alors pour
l’évolution à venir de la nation américaine : en 1948 le président
Truman demande au Congrès de rétablir la conscription et il
l’obtient. Deux ans après il déclare la guerre.
Cinq ans après la fin de la deuxième guerre mondiale, le
premier conflit d’importance dans lequel les Usa sont engagés
est la guerre de Corée qui durera trois ans (1950-1953). Au
moment du cessez-le-feu (juin 1953) les Etats-Unis ont
dépensé plus de 50 milliards dans cette guerre, ils ont envoyé
plus de 2 millions d’hommes sur le terrain, 54 000 soldats sont
tombés au combat, et on compte plus d’un demi million de
morts coréens. Il ne s’agit plus là d’une simple affaire de
« police internationale ». Ses résultats seront excellents.
Entre 1949 et 1953 les budgets fédéraux sont multipliés par
deux (de 38.8 à 76.1 milliards de dollars) et passent de 14 à
20 % du PNB, tandis que — simultanément — les dépenses
militaires sont multipliées par quatre (de 13.1 à 52.8 milliards).
Au début de 1950 sur un budget de 40 milliards de dollars, les
dépenses militaires s’élevaient à 12 milliards, soit 30 % du total
70
global ; en 1955 elles représentent 65 % de ce total
(40 milliards sur 62). Simultanément, la croissance reprend,
l’inflation diminue et le chômage baisse à nouveau : de 5.5 %
en 1949 à 2.5 % en 1953. Comme avec la deuxième guerre
mondiale, mais à moindre échelle, la guerre de Corée aura
permis de rétablir la prospérité.
L’entre-deux-guerres.
La phase qui va de la fin de la guerre de Corée (juin 1953) au
début de la guerre du Vietnam (1960-1961) est plus délicate à
interpréter. Notons tout d’abord qu’à peine une guerre terminée,
en refusant de signer les accords de Genève (juillet 1954) sur
la réunification des deux Vietnam — qui comportaient la tenue
d’élections libres avant juin 1956 — les Etats-unis préparent les
conditions du conflit suivant.
Conséquence de la fin de la guerre de Corée où il était tombé à
2.5 % en 1953, dés 1955 le chômage remonte à 4 %, et il ne
cessera pas d’augmenter jusqu’au début des années soixante :
7 % en 1958 et le taux le plus élevé depuis la crise de 1929.
Simultanément le taux d’utilisation des capacités de production
diminue régulièrement : pour une base 100 en 1950, cet indice
tombe à 98 en 1953, 92 en 1955, 85 en 1957 et 80 en 1961,
c’est-à-dire un taux inférieur à celui de 1929 où il était de 83 %
(Tableau 6).
Par ailleurs — seul exemple que nous connaissions au cours
de la période — si les dépenses gouvernementales progressent
à un rythme légèrement inférieur à celui du PNB, les dépenses
militaires chutent en valeur absolue, et donc relative : de 49.2 à
48.1 milliards de dollars entre 1954 et 1960. D’un côté en effet,
et même si cette progression ne cesse de fléchir, le PNB
progresse à un rythme annuel moyen de 4.8 % par an. D’un
autre côté, la part des dépenses civiles par rapport aux
dépenses militaires ne fait que progresser — alors qu’elle tend
à diminuer en temps de guerre — et on voit bien que le surplus
augmente à un rythme supérieur à celui du PNB : entre 1950
et 1960, il progresse de 10.5 % par an en moyenne. D’après les
calculs de Baran & Sweezy si - au cours de la guerre de Corée
(1950-1953) - les dépenses gouvernementales absorbent près
de 40 % du surplus total généré, cette proportion augmente
dans les années qui suivent (1954-1960) jusqu’à 50 %, comme
elle avait augmenté — jusqu’à 56 % — dans les années qui
avaient suivi la deuxième guerre mondiale (1946-1950).
Entre 1955 et 1960, alors que le taux annuel moyen de
progression des dépenses fédérales est de 6.5 % celui des
dépenses militaires est de 2.5 %, et celui des dépenses civiles
de 11.5 %. Eisenhower crée le ministère de la santé, de
l’éducation et des affaires sociales, lance un programme
d’autoroutes, renforce les retraites garanties par l’État et en
1957 — l’année où la cour suprême reconnaît la légitimité des
revendications de la communauté noire — la Maison-Blanche
présente au Congrès un budget qui accuse un déficit
considérable pour l’époque. Dans le même temps, le taux de
pauvreté baisse aux Etats-unis, le salaire horaire moyen dans
l’industrie américaine augmente de 81 % en valeur entre 1950
et 1965, « celui des mineurs de 80 %, celui des ouvriers de la
métallurgie de 102 %, celui des ouvriers de l’automobile de
71
113
88 %, celui des ouvriers de la boucherie de 114 % » . Il nous
faut donc admettre que les dépenses civiles prennent encore le
relais des dépenses militaires lorsque celles-ci se heurtent à un
plafond d’absorption interne et que c’est un moyen
« d’acheter » la paix civile.
Toutefois, au cours de ces sept années qui séparent la fin de la
guerre de Corée du début de la guerre du Vietnam et qui
correspondent au double mandat républicain d’Eisenhower, la
pression militaire se maintient : les Usa interviennent en Iran
pour installer le Shah au pouvoir (1953), au Vietnam pour
soutenir les troupes françaises d’occupation (1954), au
Guatemala après la nationalisation des compagnies Us (1954),
en Égypte lors de la crise de Suez (1956) et — pour la seule
année 1958 — ils sont présents à la fois au Liban, en Irak, en
Chine et au Panama. Mais il s’agit d’interventions relativement
peu coûteuses et compatibles avec un frein mis à la Recherche
& Développement : alors que les Soviétiques mettent en orbite
le premier satellite spatial (Spoutnik : octobre 1957) et prennent
de l’avance au plan militaire (missiles Gap), dans le mois qui
suit, le Pamplemousse nord américain échoue lamentablement
(novembre 1957) mais sans que cela ne se traduise par une
augmentation significative des budgets militaires. Nous avons
vu quelle était la teneur du discours d’adieu d’Eisenhower. Ce
retard sera l’un des principal argument de campagne de
Kennedy alors que – de manière étrange et loin de l’inverser –
la guerre du Viêt-Nam va reconduire ce schéma.
Le Viêt-Nam.
Kennedy est élu en novembre 1960 sur le thème de la
« nouvelle frontière » et en l’espace seulement de quinze mois,
son administration augmente le budget de la défense de
9 milliards, accroît considérablement l’aide militaire au Sud
Vietnam et doit faire face à la crise des missiles à Cuba
(octobre 1962). Les trois premiers soldats américains meurent
en janvier 1963, Kennedy est assassiné en novembre de la
même année, et Lyndon Johnson (vice-président) — qui est élu
en 1964 avec 16 millions de voix d’avance sur le sénateur
114
républicain Goldwater — hérite du conflit.
Sept ans après la fin du conflit coréen, le deuxième conflit
d’importance dans lequel les Etats-unis s’engagent est la
guerre du Vietnam qui cette fois va durer quinze ans (19611975) dans des conditions que personne depuis n’aura
oubliées : plus de 500 000 soldats sont mobilisés, elle fera
50 000 morts américains, 400 000 morts sud vietnamiens et
900 000 nord-vietnamiens et le Vietnam va être la première
guerre de leur histoire que les Usa vont perdre.
En août 1964 — avec la résolution du Tonkin votée par le
Congrès à une majorité écrasante (416 voix contre 0 à la
Chambre et 88 contre 2 au Sénat) Johnson obtient carte
blanche pour intensifier les combats ; les premiers
bombardements du nord commencent en janvier 1965 et
jusqu’à l’arrêt officiel des hostilités (janvier 1973) les crédits
113
Serge Halimi, op. cit. p. 56.
Barry Goldwater (1909-1998) Cinq fois sénateur de l’Arizona (1953–1965,
1969–87), il fut désigné par le parti républicain pour les elections présidentielle
de 1964.
114
72
fédéraux seront sans cesse reconduits. En 1968, Johnson ne
se représente pas et Nixon (républicain) est élu, puis réélu en
1972. Il restera en poste pratiquement jusqu’à la fin de la
guerre avant de démissionner (août 1974). La guerre du
Vietnam donc s’éternise. Cela bien évidemment n’interdit pas
aux États-Unis d’intervenir simultanément dans d’autres parties
du monde et sur d’autres théâtres d’opération : c’est le cas à
Cuba (1961 et 1962), au Laos (1962), à nouveau à Panama
(1964), en Indonésie (1965), en République dominicaine (19651966), au Guatemala (1966-1967), au Cambodge (1969-1975),
dans le sultanat d’Oman (1970), au Laos (1971-1973), ou
encore au Chili (1973), dans ce cas pour renverser le régime de
115
Salvador Allende .
Les Etats-unis perdent la guerre, mais ce n’est pas faute d’y
avoir mis les moyens : tout au long de cette période, les lignes
de crédit militaire seront régulièrement reconduites. Cependant
— nouveau paradoxe — pendant toute la période de guerre, et
à l’exception des années 1966 à 1968, la progression et le
volume des budgets civils seront très largement supérieurs à
ceux des budgets militaires. Les Etats-unis entrent dans — et
sortent de — la guerre la plus importante qu’ils aient menée au
cours de leur histoire avec des budgets civils à la hausse. On
voit bien que quelque chose se transforme : contrairement à la
seconde guerre mondiale ou à la guerre de Corée — et pour la
première fois malgré l’intensification de l’effort de guerre — les
dépenses civiles l’emportent et prennent le pas sur les
dépenses militaires. Jusque-là on pouvait penser que les
dépenses militaires émargeaient sur les dépenses civiles ;
désormais, elles permettent — au moins en partie — de les
financer. Il faut donc qu’elles « rapportent », et davantage que
ne coûtent les dépenses civiles et on sait que celles-ci auront
permis de financer la paix civile, en évitant une guerre qui l’eut
été.
On connaît les principales causes de cette hausse des
dépenses civiles. Préparée puis accompagnée par les acquis
de la cour Warren (1953 -1969), désormais la ségrégation
raciale heurte de plein fouet le libre jeu des mécanismes
économiques et démocratiques et crée les conditions de
menaces intérieures difficilement supportables. On oublie trop
souvent que le premier étudiant noir autorisé à s’inscrire dans
une université (James Meredith, en 1962 à l’université d’Ole —
Mississipi) devra le faire sous escorte militaire. En 1965 le
président Johnson lance sa « guerre contre la pauvreté ». Il
s’agit d’abord de la création en 1965 des programmes de
couverture santé (medicare pour les personnes âgées ;
medicaid pour les plus pauvres). Il s’agit ensuite — en liaison
avec l’obtention formelle de l’égalité de droits (Arrêt Brown de
1954) et du vote de la loi sur les droits civiques (le Civil Rights
Act de 1964) qui interdit la discrimination raciale pour l’emploi,
l’éducation, la résidence et le transport — du lancement du
programme de discrimination positive (1967) qui accompagne
les révoltes dans les ghettos noirs (1964-1968). Socialement le
virage est significatif : « en dollars constants (1986) le coût des
115
Salvador Isabelino del Sagrado Corazón de Jesús Allende Gossens
(1908 - 1973) Président socialiste du Chili de novembre 1970 au 11 septembre
1973, date à laquelle il fut renversé par un violent coup d’état des militaires qui
mirent au pouvoir le général Augusto Pinochet. Allende se suicida durant le
coup d’état.
73
programmes de lutte contre la pauvreté était de 15 milliards de
dollars avant 1962. Il progresse de 27 milliards de dollars
pendant les deux années suivantes de l’administration Kennedy
(1962-1963) puis pendant celles de son successeur Lyndon
Johnson (1963-1969). Ensuite la progression s’accélère —
54 milliards de dollars au cours des administrations Nixon et
116
Ford (1969-1977) » . Conjugués avec l’effet des dépenses
militaires, les résultats ne se font pas attendre.
D’avril 1961 (fin de la récession Eisenhower) à décembre 1969
(106 mois) les Etats-unis enregistrent la période d’expansion la
plus longue de leur histoire. Il faudra attendre le milieu du
mandat de Bush I (mars 1991) - puis le double mandat Clinton
(1993 - mars 2001) - pour enregistrer une période d’expansion
aussi longue et aussi soutenue.
Comme dans le cas de la seconde guerre mondiale, ou de la
guerre de Corée, la croissance repart. Entre 1955-1956 et
1960-1961 le taux de croissance était tombé de 8.1 % à 2.1 %
pour une moyenne annuelle de 5 %. À partir de 1961-1962 il
remonte à 7.1 % pour atteindre 11.4 % à la fin de la guerre
avec une moyenne annuelle de 7.8 %. En dollars constant le
taux de croissance du PNB entre 1950 et 1960 était de 3.2 % ;
il passe à 3.9 % entre 1960 et 1970 pour redescendre
légèrement ensuite (3.3 % entre 1970 et 1978).
De même, entre 1953 et 1961 le taux de chômage était passé
de 2.5 % à 6.7 % de la population active ; avec la guerre du
Vietnam, il diminue : 5.7 % en 1963, 5.3 en 1966, 3.4 en 1969.
Avant la deuxième guerre mondiale, les taux de chômage
oscillaient entre 15 et 25 % de la population active. Au
lendemain de la guerre, on admet assez rapidement que le
plein-emploi est réalisé s’il se stabilise à un taux inférieur ou
égal à 4 %. Entre 1945 et 1961 ce sera le cas à six reprises
différentes et le reste du temps, il va osciller entre 4.1 et 6.8 %
(récessions de 1949, 1954, 1958 et 1961). Entre 1961 et 1973
— c’est-à-dire pendant toute la durée de la guerre du Vietnam il se stabilise aux alentours de 4.9 % en moyenne de la
population active et, avant 1965, l’inflation est peu importante :
1.8 % entre 1957 et 1960. Avec la guerre, on observe une
première poussée inflationniste qui atteint les 3 % et même
dépasse les 4 % à la fin des années 1960 puis elle est de 4.5 %
en moyenne par an de 1967 à 1973. Simultanément, on a le
sentiment que si la guerre du Vietnam soutient la croissance,
c’est de moins en moins vrai au fur et à mesure qu’elle se
poursuit : en dollars constants, le taux annuel moyen de
croissance du PNB entre 1960 et 1973 est de 4.1 % mais il est
de 4.6 % entre 1960 et 1967 et de 3.6 % entre 1967 et 1973
(Tableau 6).
De 1964 à 1969 le taux de chômage des noirs et des
hispaniques baisse de moitié, le nombre d’étudiants noirs
double dans les années 1970, le nombre des pauvres recule de
25 % et celui des Américains vivant au-dessous du seuil de
pauvreté est divisé par deux. Au moins jusqu’en 1980 — les
avancées sont réelles et nous retrouvons là les caractéristiques
habituelles de « l’effet de guerre ». Cependant la nouveauté
vient d’ailleurs.
116
David Stockman, The Triumph of Politics: why the Reagan revolution failed,
Harper & Row, New York, 1986, p. 410.
74
Mesure jusqu’alors impensable pour un républicain, en
août 1971 Nixon impose un contrôle des prix et des salaires et
abolit la convertibilité du dollar en or ; si d’un côté cette mesure
sanctionne un affaiblissement relatif de l’économie américaine
incapable de supporter plus longtemps des parités
« administrées », de l’autre elle crée les conditions d’un
système financier dont le dollar va sortir renforcé, en ayant la
capacité de s’affaiblir. Or, si la dévaluation du dollar ne
rééquilibre pas les échanges — au contraire — dans un
premier temps, elle retourne les flux d’investissements directs
et — dans un deuxième temps — elle libère les flux financiers
tout en anticipant sur les chocs pétroliers à venir.
Dans une très large mesure c’est la situation pétrolière qui
permet de comprendre une période d’expansion aussi longue et
soutenue, compatible avec un double effort de « guerre » : civil
et militaire.
Chapitre 2
L’équation pétrolière : 1945-1980
On a souvent présenté la politique énergétique suivie par les
Etats-unis au lendemain de la seconde guerre mondiale comme
animée par le seul souci de préserver leurs réserves
domestiques et de limiter leurs importations de manière à
maintenir leur dépendance énergétique au niveau le plus bas
possible. C’est exact, mais on aura rarement souligné à quel
point ces objectifs étaient contradictoires. Par ailleurs, on n’aura
pas suffisamment analysé le jeu - ni les intérêts - des acteurs
en présence.
Dans un premier temps (1945-1970) alors que les Majors
contrôlent le jeu pétrolier mondial en maintenant des prix
stationnaires, le marché nord américain reste coupé du marché
mondial. Or, tandis que le monopole des Majors est battu en
brèche aussi bien par les Indépendants texans que par les
firmes d’États européennes ou l’Opep, la dépendance
énergétique augmente et les réserves diminuent. C’est
l’ensemble de ce processus qui va aboutir aux deux crises de
1973 et 1979-81.
Il ne faut pas opposer les deux chocs pétroliers de 1973
et 1979 ; longuement préparés depuis la fin des années 1960,
ils cumulent leurs effets et se complètent : compte tenu des
mécanismes que le premier choc met en place — le deuxième
n’est que la conséquence du premier. Avec le premier choc,
tout témoigne du fait que les objectifs ne sont pas atteints : la
consommation ne diminue pas, les importations doublent en
volume, les réserves plafonnent et le système des doubles prix
se maintient. À nouveau, les Usa ont intérêt à des prix à la
hausse. Le deuxième choc va balayer tout cela, et c’est
pratiquement chose faite en 1983.
Après avoir identifié les acteurs en présence, commençons par
montrer que — sans pouvoir le provoquer — les Etats-unis
avaient intérêt au premier choc pétrolier mais qu’il ne suscite
pas tous les effets qu’ils en attendaient.
75
Les causes du premier choc pétrolier.
Seuls à occuper cette position dans le concert des nations qui
participent à l’économie pétrolière, les Etats-unis ont toujours
été et restent aujourd’hui encore le premier consommateur
mondial de pétrole. Jusqu’en 1947, ils étaient exportateurs
nets, mais depuis leurs importations n’ont pas cessé
d’augmenter : aujourd’hui ils sont les premiers importateurs
mondiaux. Enfin, jusqu’en 1975, ils étaient également le
premier producteur mondial ; depuis ils sont passés en
troisième position, derrière l’Arabie saoudite et la Russie.
Premier consommateur, premier importateur, troisième
producteur - mais premier producteur jusqu’en 1975 - il ne faut
jamais perdre cela de vue lorsqu’on raisonne sur le jeu
énergétique mondial.
De 1945 jusqu’en 1973 et même bien avant — alors que le prix
du pétrole s’impose comme prix directeur de toutes les autres
sources d’énergie — le marché pétrolier international reste
dominé par les Majors nord américains, et britanniques : Esso,
Shell, Mobil, Chevron, Gulf, Texaco, BP. Ces derniers font le
lien entre le marché international et le marché intérieur Us,
lequel reste coupé du marché mondial par un système de
« double prix ».
Toutes les mesures mises en œuvre pour maintenir ce système
(et elles sont nombreuses) aboutiront à ce que nous ayons d’un
côté des prix intérieurs protégés, artificiellement soutenus à la
hausse et permettant de développer une production à des coûts
comparativement plus élevés que dans le reste du monde ;
nous aurons de l’autre — et pour des coûts exceptionnellement
bas — des prix internationaux artificiellement maintenus à la
baisse par les Majors. Au plan intérieur, cela va permettre de
soutenir la croissance tout en recomposant les équilibres issus
de l’après-guerre, mais conduire à un épuisement rapide des
réserves ; au plan international cela va permettre aux Etats
consommateurs - mais non producteurs (Europe, Japon) d’accélérer plus rapidement la substitution charbon/pétrole et
d’accroître leur consommation sur une échelle encore inconnue
jusque-là, mais en aggravant d’autant leur dépendance
énergétique. Or tous ces aspects sont liés et ce sont les Majors
qui font le lien, mais ce lien ne cesse de se dégrader.
Majors et Etats du Golfe.
Il nous faudrait ici refaire l’histoire des Etats du Moyen-Orient et
des firmes pétrolières Us avec lesquelles elle se confond, mais
ce serait simple : sous gouvernance nord-américaine et soutien
de l’Etat fédéral, ces deux histoires n’en font qu’une.
Au lendemain de la guerre, afin de créer les conditions d’une
offre extérieure durable à bas prix et d’asseoir la suprématie du
dollar, il s’agit pour les Etats-unis de renforcer les majors en
soutenant les Etats du Golfe dans lesquels ils sont implantés.
Cette aide est considérable, et principalement orientée vers les
secteurs pétrolier et militaire.
Dès 1945, le Red Line Agreement qui datait de 1928 devient
gênant : il est abrogé en novembre 1948 et la fusion d’Aramco
est réalisée en décembre 1948 par l’association de Jersey et
76
Socony (40 %) à Socal et Gulf. Simultanément, les objectifs de
L’Anglo-American Petroleum Agreement de 1943-1945 sont
très clairs : il s’agit de transformer la structure géographique de
la production pour conserver les réserves américaines sans
faire chuter les prix intérieurs et ces prix — en période de paix
et pour une demande constamment à la hausse — doivent
concilier des volumes croissant d’importations de brut « à la
marge » avec « the maintenance of a healthy petroleum
117
Industry in the United States » . On comprend que - dès ce
moment-là - « Access to, and development of, Persian Gulf Oil
118
had become a vital national interest » .
En 1945, pour un baril de brut vendu entre 0.85 à 1,05 $ selon
les marchés, le prix de revient du baril moyen-oriental est
d’environ 0,40 $, dont 0.22 en Royalties. Début 1948 le prix
monte à 1,30 $ puis 1.40, ce qui donne aux Saoudiens — sur le
modèle vénézuélien — l’occasion de renégocier leur part sur la
base du 50/50, en vigueur à partir de 1950. Après une période
d’incertitude, les prix du baril se stabilisent à un niveau
exceptionnellement bas et — entre 1950 et 1970 — ils oscillent
dans une fourchette qui pratiquement n’évolue pas : de 1.8 à
2 $baril.
Majors, Indépendant et Firmes d’État.
Jusqu’à la veille du premier choc de 1973 avec une demande
augmentant de 7 % par an — ce qui correspond à un
doublement en dix ans — et un baril toujours inférieur à 2 $, le
marché pétrolier reste piloté par les Majors. Intégrée
verticalement « du puits à la pompe », leur emprise sur
l’industrie pétrolière et les marchés internationaux est à peu
près complète et — avec le soutien de l’État fédéral — ils
contrôlent pratiquement l’ensemble de la filière : en ajustant
l’offre à la demande — et l’offre à un niveau toujours
légèrement inférieur à la demande de manière à éviter les
crises de surproduction — ce sont eux qui fixent les prix.
Or, si la position des Majors ne cesse de se dégrader et qu’ils
concèdent du terrain, cela ne se fait que progressivement : en
1950, ils contrôlaient 88 % de la production mondiale et 80 %
des capacités mondiales de raffinage. À veille du premier choc
pétrolier, ils ne contrôlent plus que 31 % de la production et
50 % des capacités de raffinage.
Cette perte de contrôle des Majors s’inscrit à la charnière d’une
double tendance dont les effets se renforcent mutuellement.
D’un côté, certains pays consommateurs non représentés dans
le jeu pétrolier, vont se lancer dans la bataille en créant des
sociétés d’État, tandis que — protégés par la législation Us
interne — les Indépendants texans vont se lancer sur le marché
international. En livrant aux Majors une concurrence de plus en
plus sévère et en proposant aux pays producteurs des
avantages que jusque-là ces derniers leurs refusaient, les
Indépendants nord américains et les sociétés d’État
européennes parviendront à forcer les « barrières à l’entrée »
du jeu international tout en contribuant à un transfert de
117
Irvine H. Anderson, Aramco, the United States and Saudi Arabia, A study of
the Dynamics of Foreign Oil Policy, Princeton University Press, 1981, p. 167.
118
Ibidem, p. 166.
77
monopole, des Majors vers l’Opep. Par ailleurs, au fur à mesure
que les pays producteurs vont prendre conscience de
l’inélasticité de la demande pétrolière, de son impact sur la
croissance des pays consommateurs et des réserves dont ils
disposent, ils ne cesseront d’améliorer leur position vis-à-vis
des firmes et d’obtenir de nouveaux avantages sur leurs
partenaires immédiats : renégociation des contrats de
concessions (surface et durée), hausse du taux de Royalties,
partage des profits (50/50), partage du capital, nationalisations
etc.
Si l’intérêt des « nouveaux entrants » (Indépendants nord
américains, société d’États consommateurs) converge avec
celui des Majors pour maintenir et renforcer le contrôle que les
capitaux étrangers dans leur ensemble exercent sur les Etats
propriétaires des gisements (les pays hôtes), ils divergent avec
eux sur la question du partage de la rente, car c’est d’un
partage plus favorable au pays hôtes que dépend leur entrée
dans la filière. Simultanément les intérêts des « nouveaux
entrants » ne convergent pas forcément entre eux : en effet, si
les Indépendants (en tant que producteurs sur le sol national
Us) ont intérêts à des prix à la hausse pour des volumes
stationnaires — car c’est des écarts de prix et du montant des
importations Us que dépendent leurs marges de profit intérieur
— les sociétés nationales des Etats consommateurs ont intérêt
à des volumes en hausse pour des prix à la baisse.
Simultanément — au moins dans un premier temps et même
après la création de l’Opep (1960) — les Etats hôtes auront
intérêt à accroître leurs revenus globaux mais sans remettre en
cause les principes de base (concession et/ou participation) qui
les liaient aux Majors alors que — hors Opep — de nouveaux
producteurs vont apparaître. Avec eux, ils ont intérêt à
augmenter les volumes de production à prix constants de
manière à accroître leur part de marché dans la production
mondiale : la production (investissements locaux), le transport,
le raffinage et la distribution étant aux mains des Majors, c’est
d’eux que dépend l’ajustement de l’offre sur la demande auquel
est liée la hausse des revenus des pays hôtes.
La création de l’Opep.
Pour un pays producteur, il ne suffit pas de « nationaliser »
pour obtenir la maîtrise de sa production. Tant que le pays qui
nationalise reste isolé des autres producteurs et que les majors
contrôlent l’exploration, le raffinage, le transport et la
distribution, il n’a le choix qu’entre épargner ses réserves (ne
plus produire) ou écouler sa production aux conditions dictées
par les Majors. En 1936, le Mexique avait nationalisé, mais sa
production avait chuté de 80 % et les Etats-unis s’étaient
fournis auprès du Venezuela qui était devenu deuxième
producteur mondial et en avait profité — dès 1943 — pour
renégocier sur la base de 50/50. Le scénario iranien de 19511953 est sensiblement comparable. À la suite de la
nationalisation des installations britanniques décidée par le Dc
119
Mossadegh — et avant que la CIA ne fasse tomber le régime
de Mossadegh pour installer le Shah d’Iran — le pétrole iranien
est boycotté par les Majors qui se regroupent pour l’acheter à la
119
Dr. Mohammed Mossadegh (1882-1967) Homme politique iranien. Il fut
premier ministre de 1951 à 1953. Il fut renversé par coup d’état soutenu par les
services secrets britanniques et américains.
78
compagnie nationale et le commercialiser dans les conditions
qui prévalaient jusque-là.
En 1960 et pour la deuxième fois en 18 mois, les compagnies
diminuent les prix affichés (ou postés) servant de référence (ou
encore « d’assiette ») au calcul de la redevance, ce qui se
traduit par une chute des revenus des pays producteurs. Mais
la baisse des prix affichés par les Majors est liée à une baisse
des prix de marché correspondant à une crise de surproduction
qu’ils n’ont pas provoquée. Elle provient — principalement —
de la concurrence qu’ils subissent, à la fois de la part des
Indépendants nord américains et des sociétés d’État
européennes qui se sont créés dans l’intervalle. Pour les uns
comme pour les autres — mais sans disposer des moyens dont
disposent les Majors — il s’agit de forcer les barrières à l’entrée
du Cartel. Signe que leurs marges de profit étaient
considérables, la riposte des Majors va donc être de diminuer
leurs marges et d’accroître celle de leurs partenaires (les pays
producteurs) sans parvenir toutefois à enrayer un mécanisme
qui, désormais, paraît inéluctable : la réappropriation par les
pays producteurs à la fois des marges de rente et des marges
de profit ce qui entraîne la création de l’Opep, avec cinq
membres fondateurs initiaux : Venezuela, Arabie Saoudite,
Iran, Irak et Koweït. Simultanément, avec l’apparition de
nouveaux producteurs hors Opep (Libye, Nigeria, Abu Dhabi,
Indonésie) l’offre augmente en exerçant une pression à la
baisse des prix.
Si - entre 1960 et 1973 - la cohésion globale des pays de
l’Opep se renforce et que le nombre des participants augmente
(Qatar 1961, Abu Dhabi 1967), des divergences cependant
apparaissent. Tous ont en commun de vouloir maintenir ou
accroître leur part de marché mondial tout en augmentant leurs
revenus, et postulent donc à exercer un rôle directeur sur
l’industrie pétrolière, en lieu et place des Majors. Sous cet
angle, les Majors (ou les opérateurs étrangers secondaires)
sont leurs premiers adversaires, et les plus immédiats. Mais, ils
se heurtent également, aux intérêts de l’ensemble des Etats
consommateurs pour lesquels une hausse brutale des prix du
brut, ou une baisse de la production (ou les deux) se traduirait
par un alourdissement de la facture pétrolière, un déficit de la
balance commerciale et une baisse de croissance. En
apparence au moins, ils auraient donc tout le monde à dos. En
revanche, si leurs intérêts convergent sur ce point en leur
désignant des adversaires communs — compte tenu de la
situation interne à chacun d’eux — ces intérêts divergent sur la
stratégie à adopter, c’est-à-dire sur la nature et l’ampleur des
mesures à prendre. Très rapidement deux groupes se
distinguent, et ce qui les distingue alors continue aujourd’hui
encore à prévaloir. Nous aurons d’un côté les partisans d’une
« stratégie de rupture » (Algérie, Libye, Irak, Iran) pour qui la
nationalisation des installations étrangères apparaît comme un
acte radical d’affirmation de la souveraineté nationale ; de
l’autre nous aurons les « modérés » — partisans d’une
stratégie de transition douce — pour lesquels le maintien de
relations contractuelles apparaît comme la garantie (à risques
réduits) de la poursuite de leurs objectifs. Il s’agit
principalement les pays du Conseil de Coopération du Golfe :
Arabie Saoudite et Koweït en tête.
79
Le premier groupe dispose en général de populations
importantes, de capacités d’absorption internes développées et
(comparativement aux autres) de réserves relativement peu
abondantes. À revenu fiscal égal, il aura donc intérêt à des prix
élevés pour des volumes de production réduits. L’objectif est de
maximiser ses revenus en épargnant ses ressources. C’est le
contraire pour le deuxième groupe : faiblement peuplés, ne
disposant pas de capacités de recyclage interne importantes
mais de réserves considérables, il pourra — à bas prix —
maximiser ses revenus, en dilapidant ses réserves.
Pratiquement, entre 1960 et 1973, d’un côté les décisions de
l’Opep vont apparaître comme une série de compromis
collectifs entre tous ces intérêts particuliers, de l’autre chaque
acteur va prendre séparément des décisions que les autres
acteurs vont contrecarrer, ou sur lesquelles ils vont s’ajuster.
L’Europe et le japon.
Depuis la fin de la deuxième guerre mondiale jusqu’au début
des années 1970, les pays occidentaux — mais tout
particulièrement l’Europe et le Japon — bénéficient très
largement d’un pétrole à bas prix. Cependant, d’un pays à
l’autre, la consommation globale d’énergie n’augmente pas
dans les mêmes proportions que la production, tandis que les
parts respectives de chaque source évoluent de manière
différente, pour des réserves à peu près inexistantes et des
importations pétrolières constamment à la hausse.
En Europe, la consommation progresse à un rythme
considérablement plus élevé que la production, la substitution
charbon/pétrole est deux fois plus importante qu’aux EtatsUnis, et les importations progressent à un rythme jamais atteint
jusque-là. Entre 1960 et 1973 la consommation d’énergie de
l’Europe des neuf passes de 490 à 975Mtep (4.7 % par an en
moyenne) pour une production pratiquement stationnaire.
Simultanément la part du charbon régresse de 67 à 23 %,
tandis que la part du pétrole augmente de 25 à 60 %. La
production intérieure restant relativement limitée, les
importations augmentent jusqu’à représenter, en 1973, 98 % de
la consommation de telle sorte que la dépendance énergétique
vis-à-vis de l’extérieur est de l’ordre de 65 %. Cette tendance
est encore plus marquée pour le Japon dont la consommation
progresse à un rythme moyen de 13 % par an jusqu’à devenir,
en 1973, le deuxième consommateur d’énergie au monde, dont
78 % pour le pétrole — la production domestique ne couvrant
que 10 % du total.
Le rapport des importations nettes à la consommation brute
augmentée des stocks, fournissant un indice de la dépendance
énergétique d’un pays, entre 1950 et 1973 cet indice ne cesse
d’augmenter alors que les réserves diminuent : en 1973 il est
de 95 % pour le Japon, de 65 % pour l’Europe des dix, et de
15 % seulement pour les USA.
La situation intérieure Us : Gaz, charbon, pétrole.
Exportateurs nets jusque-là, à partir de 1948 les Etats-unis
deviennent importateurs nets de pétrole, les importations allant
jusqu’à atteindre 15 % de la production intérieure en 1955. En
provenance du Moyen-Orient dont les coûts d’extraction sont
incomparablement plus bas que ceux des gisements nord
80
américains, ces importations sont assurées par les Majors
pétroliers qui — par ailleurs — continuent d’assurer plus de la
moitié de la production intérieure. Entre 1950 et 1955 le pétrole
assure près de 70 % de la progression de la consommation
énergétique et le gaz 50 % de cette progression, le charbon
régressant de 20 %.
Mais il s’agit d’un pétrole dont le prix — fixé par les Majors —
s’équilibre avec les prix du Golfe du Mexique (2,25 $/b contre
2.75 en décembre 1948) dont les coûts de production sont les
plus élevés des Etats-unis : c’est le système du « Gulf plus ».
En juin 1948 les prix du Golfe persique baissent légèrement (de
2.25 à 2.03) puis — à partir de juillet 1949 — ils se stabilisent à
1.75$/b : nous l’avons dit, ils ne bougeront pratiquement plus
pendant 20 ans. Sur cette base, tout se joue donc à l’intérieur
du territoire Us.
Au lendemain de la guerre, la consommation de charbon aux
Etats-unis représente encore 45 % de la consommation
globale. Elle n’en représente plus que 35 % en 1950, 17 % pour
le gaz naturel et 38 % pour le pétrole. Or, si de 1950 à 1973 la
part relative du charbon diminue de 35 à 17 % alors que les
volumes consommés restent stationnaires, la part relative du
gaz naturel augmente plus rapidement que celle du pétrole,
tandis que les parts cumulées de la production de ces trois
sources restent pratiquement stationnaires et même
augmentent : en 1950, le charbon, le gaz et le pétrole
représentaient 86 % de la production totale d’énergie, ils en
représentent 92 % en 1960 et 93 % en 1970. Il s’agit donc
d’une recomposition de leurs parts respectives. Au total — et
aux énergies résiduelles prés (électricité, nucléaire) — on a
donc le sentiment que le recul du charbon est comblé par la
progression du gaz et du pétrole et que la progression du
pétrole est freinée à la hausse par la production gazière. La
progression du pétrole n’interdit donc pas la progression du
gaz, mais explique la régression du charbon. Cependant,
derrière ces tendances lourdes et qui ne sont pas homogènes,
plusieurs phénomènes se dissimulent : sur l’ensemble de la
période, la structure de la concurrence entre sources se
transforme.
De 1950 à 1956 la production de charbon diminue, celle de
pétrole et de gaz augmente, mais les importations de brut
augmentent plus rapidement encore jusqu’à représenter 18 %
de la consommation intérieure Or — à partir de 1956 et sous la
pression des Indépendants et du Congrès — l’administration
Eisenhower impose aux Majors de limiter leurs importations à
12 % de la consommation intérieure et — en vertu de la
législation sur la sécurité nationale — trois ans plus tard ce
quota est ramené autoritairement à 9 %. Les raisons
généralement invoquées portent alors sur le degré de
dépendance énergétique acceptable par les Etats-unis — mais
il est peu élevé pour l’époque et faiblement préoccupant. De
manière plus convaincante, une régulation par les volumes
importés se substitue à une régulation par l’égalisation des prix
et — même si le système Gulf Plus reste en vigueur — cela
instaure un système de « double prix » avec des prix intérieurs
à la hausse vis-à-vis de prix mondiaux à la baisse. Mais le
corollaire de cette proposition est vrai également : le maintien
de l’équilibre du marché américain, passait déjà par une hausse
81
des prix pétroliers intérieurs. L’effet est immédiat : à partir de
1956, le système des quotas pétroliers permet de freiner la
chute de la production de brut, de soutenir la production de gaz
et de stopper la régression charbonnière.
La production de charbon chute brutalement entre 1957 et 1958
mais elle se maintient à ce niveau entre 1958 et 1962 et —
même si elle progresse à nouveau à partir de là — Il faudra
attendre 1965 pour qu’elle retrouve son niveau de 1957. La
production de gaz ne cesse de progresser entre 1956 et 1970.
Quant à la production de pétrole, stationnaire entre 1957
et 1961 elle ne reprend qu’à partir de 1962. Après une césure
en 1956, nous en avons donc une deuxième en 1962. Toutes
sources confondues, la production repart en 1962 et cela
correspond en grande partie au début de la guerre du Vietnam
qui relance une demande d’énergie à bas prix.
Entre 1962 et 1970 le Gaz progresse plus rapidement que le
pétrole qui progresse plus rapidement que le charbon. Des prix
élevés et coupés du marché mondial permettent aux
indépendants de générer un profit compatible avec une hausse
des volumes de production, mais avec un retrait relatif de la
scène énergétique. Entre 1960 et 1973 la part du pétrole dans
la production globale d’énergie passe de 35 à 30 % alors que la
consommation s’envole et que des importations en hausse et à
bas prix comblent la différence. Simultanément la production de
gaz naturel augmente, mais beaucoup moins vite que la
consommation avec ce paradoxe que les importations
augmentent également, mais à un rythme moins soutenu que
les importations de pétrole.
Enfin — malgré une progression des volumes charbonniers
entre 1960 et 1973 — la part relative du charbon ne cesse de
régresser, si bien que les exportations augmentent. Au total,
entre 1960 et 1973, la consommation globale d’énergie
augmente plus vite que la production et la dépendance
énergétique globale s’accroît, la différence étant couverte —
aux exportations de charbon près — par des importations
pétrolières à la hausse. La progression de la production de gaz
est supérieure à la production de pétrole et très largement
supérieure à la consommation de gaz alors que le pays importe
du gaz et que la consommation de pétrole est à peu prés égale
à la production de gaz. Dans le même temps, les progrès de la
production de charbon sont sensiblement égaux à ceux de sa
consommation, mais inférieurs dans chaque cas au taux
moyen, alors que le système des doubles prix se consolide.
En fait ce système de « double prix » n’est qu’apparent : d’un
côté, tout se passe comme si, contrôlant les volumes de
production moyen orientaux, les Majors en fixaient le prix de
manière à l’équilibrer — c’est-à-dire à l’aligner et le stabiliser —
sur les coûts en développement des gisements nord américains
placés dans les plus mauvaises conditions. En effet, les
producteurs que favorisent des conditions d’exploitation plus
avantageuses auront toujours intérêt à ce que subsistent des
producteurs placés dans de plus mauvaises conditions qu’eux,
car c’est d’eux que dépendent les marges dont ils pourront
bénéficier. Dans ces conditions en effet, le prix de la source
d’énergie la plus coûteuse, impose et dicte le prix des sources
dont le coût est moins élevé et le prix qui va prévaloir sera celui
82
du producteur placé dans les plus mauvaises conditions et pour
la production duquel il existe une demande intérieure solvable.
Nous avons ici un premier point d’équilibre pétrolier interne
externe.
D’un autre côté, si les pétroliers dans leur ensemble (Majors et
Indépendants) exercent une pression globale à la baisse de la
production charbonnière, les indépendants nationaux placés
dans les plus mauvaises conditions auront intérêt à maintenir
des prix comparativement plus bas que ceux des charbonniers
placés dans les meilleures conditions, mais comparativement
plus hauts que ceux des charbonniers placés dans les plus
mauvaises conditions. C’est ce prix – en effet - qui dicte le
rythme de substitution charbon/pétrole et fixe leur réduction de
part de marché au bénéfice des Majors. Nous avons ici un
deuxième point d’équilibre mais strictement interne entre
pétroliers et charbonniers. En favorisant une hausse des prix
intérieurs du brut vis-à-vis de prix mondiaux à la baisse, le
système des quotas d’importation freine le rythme de
substitution charbon/pétrole. Tout se passe comme si
l’évolution de ce double équilibre était arbitrée par l’évolution
des coûts et des prix du gaz naturel ; dans ce cas, le système
devient plus complexe.
Une loi de 1938 donnait à la Federal Power Commission —
devenue l’Inter State Gaz depuis 1954 — le droit de
réglementer les prix de vente de gros payés par les
distributeurs au gazoduc Inter-Etats. Depuis 1954, une nouvelle
loi lui accorde également le droit de fixer les prix au puits que
les distributeurs doivent payer aux producteurs, les prix à
l’intérieur d’un même État restant libres. Nous avons donc ici un
troisième point d’équilibre entre la totalité de l’espace national
Us et chaque État de l’Union pris séparément, qui module le
rythme de substitution gaz/pétrole, et donc pétrole/charbon.
Dès 1954, la production et la consommation de gaz arbitre la
production et la consommation comparées de charbon et de
pétrole. Entre 1960 et 1973, l’utilisation de gaz reste stable :
40 % pour les ménages, 40 % pour l’industrie et 20 % pour le
secteur électrique. Les réserves sont principalement localisées
dans quatre Etats : Louisiane, Oklahoma, Texas et Alaska — et
les prix restent sévèrement encadrés par l’Inter State qui va
régulièrement appliquer une politique de bas prix : les prix du
gaz n’augmentent que de 20 % entre 1950 et 1970, contre
35 % pour les fuels et 80 % pour les charbons. Comme on voit,
l’augmentation comparée des prix est à l’inverse de la
progression des volumes et à la charnière entre prix
administrés et prix de marché.
Le prix posté — qui est en fait un prix fictif — annule (ou ajuste)
l’effet des rentes minières ou de monopole des différentes
catégories de pétrole produites dans le monde sur leurs
conditions de commercialisation sur le territoire national Us ;
d’un côté il représente un point d’équilibre entre les intérêts des
Indépendants texans qui alimentent plus de la moitié de la
demande intérieure, et ceux des Majors tournés vers la
prospection, la production et la distribution internationales. De
l’autre il représente un point d’équilibre entre les pétroliers et
les autres producteurs d’énergie. Traduisant la dualité interne
entre prix du charbon et prix du pétrole, mais également la
dualité « à la frontière » entre prix du pétrole intérieur et prix
83
internationaux, dans la pratique il impose au restant de la
planète les règles du jeu qui sont celles de la situation
intérieure nord américaine : en fait, les termes de la stratégie
externe sont dictés et imposés par la nature des arbitrages
internes. Comme le remarquera quelques années plus tard, le
rapport de la Commission d’enquête parlementaire française
sur les activités pétrolières « toute baisse des prix du pétrole
brut du moyen orient aurait abouti à détruire l’équilibre du
marché américain […] une fois de plus on s’aperçoit que les
prix pétroliers au moyen orient découlaient de la stratégie
120
pétrolière du gouvernement américain » .
Toutes les mesures prises au cours de cette période —
indexation des importations sur la production ou sur la
consommation, définition de quotas par sociétés et par Districts
(Kennedy, 1962), report des quotas d’une année sur l’autre et
quotas préférentiels pour certaines activités comme la
pétrochimie (Johnson, 1968), remplacement des quotas par
des taxes douanières et distinction entre produits bruts et
produits raffinés (Nixon, 1970) etc.. — n’ont qu’un seul objectif :
maintenir les marges des Indépendants avec des prix intérieurs
relativement élevés de manière à accroître les réserves
« nationales » sans pour autant pénaliser les Majors, ni la
consommation industrielle interne. En 1968, avec les reports
d’importation d’une année sur l’autre (Johnson) on pourrait
penser qu’une inflexion se produit, mais si la pression à
l’ouverture du marché pétrolier, à la suppression des quotas et
à leur remplacement par un système de droits de douanes
sélectif (par produit) se renforce, les Indépendants — soutenus
par le Congrès — résistent. Or déjà tout bascule et les indices
se multiplient.
Dès 1968, il devient clair pour tout le monde que les Etats Unis
(dans leur ensemble) ont intérêt à un alignement des prix du
pétrole intérieur sur des cours mondiaux à la hausse et le
principal argument porte sur le fait qu’un redressement du prix
des produits pétroliers améliorerait la position des Etats-unis
vis-à-vis de leurs concurrents occidentaux, principalement
l’Europe et le Japon. L’Europe et le Japon qui sont les
concurrents directs des Etats-unis, ont beaucoup plus à perdre
qu’eux d’une hausse des prix pétroliers. Du reste, dès les mois
de mai et juin 1972 on en retrouve l’écho au sein de
l’administration Nixon et assez rapidement — après qu’ils aient
eu lieu — l’idée est développée que les Etats-unis apparaissent
comme les principaux bénéficiaires des hausses.
Même s’il est vrai que les réserves d’énergies non
renouvelables sont « finies », loin de traduire un « état objectif »
— et pour ainsi dire « géologique » — de ce qu’il resterait à
exploiter (le fameux « pic d’Hubert »), le volume de ces
réserves les unes par rapport aux autres fluctue au gré de
l’évolution de leurs prix comparés. Les gisements les moins
onéreux à exploiter étant toujours découverts en premier si les
prix restent stationnaires, les réserves diminuent. Or, si les
réserves de charbon Us étaient, restent toujours et resteront
considérables (environ 2 000 milliards de t, c’est-à-dire 50 %
des réserves mondiales en 1970), les réserves prouvées de
120
Sur les sociétés pétrolières operant en France, Rapport de la commission
d’enquête parlementaire 10/18, 1974, p.78
84
pétrole sont stationnaires entre 1954 et 1969 et ne sont
soutenues dans l’intervalle que par les découvertes de l’Alaska
dont l’exploitation à cette date n’est pas rentable.
Simultanément les réserves de gaz qui avaient régulièrement
augmenté entre 1954 et 1967 diminuent à partir de là, si bien
que les réserves totales atteignent à peine en 1973 le niveau
de 1960 tandis que — dans l’intervalle — la production a été
multipliée. L’augmentation des réserves passe donc par une
hausse des prix (Tableau 7).
Par ailleurs — nous l’avons vu — les Majors n’ont cessé de
concéder du terrain sous les coups conjugués des pays
producteurs de pétrole (Opep), mais également des
Indépendants nord-américains et des firmes européennes ou
japonaises. Dans le même temps, les revenus des compagnies
pétrolières américaines provenant de leurs activités sur le
territoire national diminuent régulièrement, leurs
investissements déclinent et la rentabilité des capitaux
pétroliers baisse tout en restant inférieure en moyenne à celle
des autres secteurs manufacturiers : de 0.75 points en
moyenne. Les revenus des compagnies pétrolières provenant
du territoire national baissent de 63 à 53 % entre 1965 et 1973.
Leurs investissements déclinent de 14.3 mia$ en 1968 à 11.5
en 1972. Enfin – et quel que soit le critère retenu (rapport du
revenu net au capital social, du revenu net au capital social
augmenté de la dette ou du revenu net au total des actifs) – la
rentabilité des capitaux pétroliers dans leur ensemble est en
chute libre : elle baisse entre 1968 et 1972, de 12.6 à 9.8 %.
Ajoutons que cette baisse est plus marquée aux Etats-unis qu’à
l’étranger. Les Majors ont intérêt à une hausse des prix.
Ensuite, un renchérissement des prix du brut en revalorisant le
charbon relancerait sa production en augmentant d’autant sa
part dans le bilan énergétique, tout en réduisant la part du
pétrole « importé » au bénéfice du pétrole « intérieur » : à 2 $ le
baril le brut de l’Alaska n’est pas rentable ; à 8 dollars, il
commence à le devenir et la situation est à peu près analogue
pour le gaz naturel. Les charbonniers et les pétroliers dits
« indépendants », ont intérêt à une hausse des prix
De plus, et alors que le dollar est mis à rude épreuve, l’arrêt de
sa convertibilité or et son remplacement par des taux de
change flottants permet d’anticiper sur les évolutions à venir :
ce que les Etats-unis perdront d’une main, ils le récupéreront
de l’autre.
Dès l’hiver 1970-1971, il devient clair que les Etats-unis ont
intérêt à un alignement de leurs prix intérieurs sur des prix
mondiaux à la hausse, sans disposer des moyens de provoquer
cette hausse par le seul jeu des mécanismes du marché. À
cette date, les intérêts des pays producteurs et ceux des Etatsunis convergent sur une hausse des prix qui « en apparence »
donne l’initiative aux pays du Golfe, mais rétablit en fait
l’équilibre de la situation nord américaine, au détriment de leurs
principaux alliés et concurrents (Europe, Japon).
On aura présenté les producteurs moyen-orientaux comme
étant à l’initiative de cette affaire, et on peut difficilement
imaginer qu’ils aient pu être hostiles à une hausse des prix.
85
Mais on peut encore moins imaginer que – se lançant dans
cette entreprise – ils n’aient pas disposé de l’aval nordaméricain.
De cette logique, on en connaît l’enchaînement inéluctable : en
trois mois — d’octobre à décembre 1973 — les prix sont
multipliés par quatre, les volumes sont réduits de 15 %, les
Usa, les Pays-Bas, mais également le Portugal et l’Afrique du
Sud sont placés sous embargo, et l’ensemble des pays de
l’Opep – unanimement - emboîte le pas des hausses de prix et
des réductions de volumes. De 2 $ en 1972, le baril passe à
12 $ en 1974. Il se maintiendra à peu prés à ce niveau jusqu’en
1979.
Les effets du premier choc.
Du point de vue nord américain, la recomposition des rapports
de forces à la frontière porte principalement sur l’impact du
premier choc sur les pays consommateurs (Europe, Japon),
puis sur les économies des pays producteurs (Opep), et enfin
sur la manière dont les Usa seront parvenus à en canaliser
l’impact sur leur propre économie. Allons ici à l’essentiel : le
premier choc divise les pays consommateurs, ses
conséquences réduisent à peu de chose l’avantage que les
pays producteurs étaient parvenu à en retirer, cette réduction
bénéficie presque entièrement à l’économie nord américaine,
mais ce n’est pas encore suffisant.
Les pays consommateurs.
Premier effet du choc de 1973, en même temps que les pays
consommateurs prennent conscience de leur dépendance
énergétique, leur facture pétrolière augmente, leur croissance
accuse le coup et l’inflation reprend. L’objectif étant identique
pour tous (diminuer sa consommation, réduire sa dépendance,
diversifier ses sources d’approvisionnement et accélérer les
mouvements de substitution) la riposte des pays
consommateurs va dépendre de la structure comparée de leur
production vis-à-vis de leur consommation, et des
caractéristiques de leurs approvisionnements extérieurs. Elle va
également dépendre de l’organisation du secteur énergétique
dans son ensemble et — selon leurs dotations en ressources
alternatives (charbon, gaz, nucléaire) — de leur capacité à
infléchir le mouvement de substitution dans un sens ou dans
l’autre.
En 1974, la dépendance pétrolière de l’Espagne vis-à-vis du
Moyen-Orient était de 84 %, de 77 % pour la France, de 76 %
pour les Pays-Bas, 75 % pour le Japon, 70 % pour l’Italie et
55 % pour l’Allemagne et — malgré une forte production interne
et une diversification plus poussée de leurs fournisseurs — de
15 % uniquement pour les USA. Entre 1970 et 1980 — qui
constituent une année de pointe avec 230 milliards de $ — la
valeur des importations de brut des dix principaux pays
consommateurs occidentaux est multipliée par neuf. L’URSS y
échappe et devient premier producteur en 1975, puis exporte à
partir de là. En devenant productrices puis exportatrices de
pétrole, la Norvège et la Grande-Bretagne y échappent
également et leurs balances énergétiques s’améliorent : le ratio
d’auto approvisionnement de la Grande-Bretagne par exemple
86
passe de 50 % en 1973 à 98 % en 1980. C’est également le
cas des Pays-Bas dont les recettes d’exportation de gaz naturel
permettent de payer les importations de pétrole : la production
de gaz naturel y a démarré en 1967 — pour 1980, les réserves
estimées de Slochteren s’élèvent à 1 600 milliards de m3 — et
atteindra son plus haut niveau en 1979 avec 96.3 milliards de
m3. Malgré le déficit pétrolier, les balances commerciales du
Japon et de l’Allemagne fédérale résistent. En revanche les
déficits de la France, de l’Espagne, de l’Italie et des Usa se
creusent : alors que la facture pétrolière des USA est multipliée
par seize de 1973 à 1980 (64 milliards $), celle de la France est
multipliée par sept (26 milliards $). En 1980 le déficit pétrolier
nord américain était de 25 milliards, celui de la France de
12 milliards. Simultanément, le Tiers-monde s’effondre.
Pratiquement du jour au lendemain, le Japon met un frein à ses
importations avec 269 millions de tonnes en 1973 (année de
pointe), les quatre grands fournisseurs de brut (Exxon, BP, Gulf
et Mobil) réduisant leurs livraisons aux raffineurs japonais dès
1979. En Europe le mouvement est plus lent à se mettre en
place — 716 millions de tonnes en 1977 (année de pointe) —
tandis que les USA restent le 1er importateur mondial avec
475 millions de tonnes pour 1977 (année de pointe). À
l’exception des Etats-unis, dont les importations nettes en
provenance de l’Opep augmentent, les importations de la
plupart des pays de l’OCDE sont stationnaires.
S’il est vrai que les prix élevés du brut pénalisent globalement
les pays consommateurs — on peut admettre qu’il s’agit d’un
prélèvement de l’ordre de 2 % du PNB des pays industriels —
ils ne pénalisent pas tous les pays ni — dans chaque pays —
tous les opérateurs de la même manière : tandis qu’ils
favorisent certains opérateurs et certains pays, ils en pénalisent
d’autres. Or, dans les années qui suivent, les Etats-unis vont
globalement récupérer et bien au-delà, ce que momentanément
ils concèdent.
Le premier choc réduit la part de l’Opep dans la production
121
mondiale et cette évolution s’opère au bénéfice des
nouveaux producteurs hors Opep : Grande-Bretagne, Norvège,
Mexique, Nigeria, Russie, Chine etc. Simultanément, les
122
volumes d’exportation Opep sont à la baisse mais de telle
sorte qu’en dollars courants, les revenus pétroliers augmentent
de manière considérable : ils sont multipliés par 13 entre 1972
et 1979, et par 18 uniquement pour l’Arabie saoudite
(Tableau 12).
Or, dans le même temps, alors que les revenus accrus de
l’Arabie Saoudite relancent ses importations de biens et
services dont les Etats-unis sont le premier fournisseur et que
le recyclage de ses excédents (réserves de change,
pétrodollars, placements) se dirigent principalement vers les
Etats-unis, aux Etats-Unis le PNB chute de 0.3 % chaque
année et — en 1974 — l’inflation atteint 11 %, 9.5 % en 1975 et
la tendance se maintient dans les années qui suivent
(stagflation). N’entrons pas dans le détail du recyclage des
pétrodollars : entre 1974 et 1978, les importations des pays du
121
Ellle était de 55% en 1973, elle n’est plus que de 48.7% en 1979.
122
De 38.4 millions b/j en 1973, ils passent à 30.4 millions b/j en 1979.
87
Golfe augmentent de 31 % en moyenne par an, les Etats-unis
en sont les principaux bénéficiaires et les livraisons d’armes en
constituent l’essentiel.
Après que l’Arabie Saoudite ait décrété l’embargo les Etats-unis
ne prennent aucune mesure de représailles contre le Royaume,
ils développent avec lui leur vente d’armes et cessent de
soutenir l’Europe. Dès le mois de juin 1974, une commission
mixte américano saoudienne se met en place : elle concerne
l’industrialisation, les échanges, l’agriculture, la science, la
technologie, la formation de la main-d’œuvre et la coopération
militaire. Ses principales décisions portent sur la suppression
des taxes sur l’investissement étranger aux Usa et le
déplafonnement (Commission Ford) des investissements Opep
aux Usa, le Preferential Lending Arrangment pour les
investissements Opep ; la non-publication des données
concernant les placements de fonds auprès des banques nord
américaines… En 1976, le prince Fahd et le président Ford
signent un accord de stabilisation des approvisionnements
pétroliers sur une période de 10 ans. De même les
négociations avec l’Iran, interrompues en 1972, reprennent :
elles portent sur les fournitures militaires en contrepartie de
garanties d’approvisionnement.
Compte tenu de l’inflation nord américaine et en dépit des
hausses nominales du prix du baril, le pouvoir d’achat des
revenus pétroliers diminue d’environ 60 %, par rapport aux prix
des biens importés à partir des Etats-unis, et à cela s’ajoute la
dépréciation du dollar vis-à-vis des monnaies et des pays (le
yen, le mark, la livre, le franc) susceptibles de satisfaire des flux
d’échange alternatifs. À partir de là, la conjoncture se retourne
et cela correspond à l’entrée en fonction du président Reagan.
Aux Etats-unis — mais proportionnellement l’ordre de
grandeur est identique pour l’ensemble des pays que les
hausses pénalisent — le prélèvement du secteur énergétique
sur le reste de l’économie est multiplié par deux et à un
prélèvement par les prix, se conjoint un prélèvement par
l’investissement. En 1970, 5 % du PNB suffisait à régler la
facture énergétique, dont 0.3 % pour les importations ; en 1979
10 % y suffisent à peine dont 4 % pour les importations, tandis
que la part des dépenses de ce secteur dans le PNB passe de
1.6 % en 1973 à 3.2 % en 1979.
Dans la mesure où certains en bénéficiaient (Grande-Bretagne,
Norvège, Pays bas) et d’autres pas, nous avons vu que les
hausses divisaient les pays européens. Elles les divisent
également sur leurs « capacités de récupération des pertes
subies » et — dans ce cas — le rôle du dollar confirme la
suprématie nord américaine sur l’ensemble des autres
monnaies.
En Europe, malgré la baisse du volume des importations,
l’appréciation du dollar par rapport à la plupart des monnaies
(dévaluation du franc 1982) augmente d’autant la facture
pétrolière, tandis que la diminution de la consommation crée
des surcapacités de raffinage nécessitant de nouveaux
investissements, à la fois pour modifier l’outil de raffinage, pour
développer la production et l’exploration et pour s’aligner sur les
règles du jeu dictées par les Etats-unis. Pour rester en France,
88
dès 1973 l’amont (exploration/production) est déconnecté de
l’aval (raffinage/distribution), Elf naît de la fusion de la RAP,
SNPA, BRP et SN Repal (1976) et la suppression des quotas
d’importation et du contrôle de l’implantation des stationsservice (1979) prépare la libération des prix du carburant
(1985). Le mécanisme est très exactement le même avec les
pays producteurs de pétrole.
Si la consommation japonaise et la consommation européenne
marquent un temps d’arrêt, la consommation nord américaine
ne cesse d’augmenter, alors que la production diminue et que
les importations augmentent. La production pétrolière nord
américaine qui s’était maintenue stationnaire entre 1968
et 1973 chute entre 1974 et 1979, les gains de rentabilité ne
parvenant tout au plus qu’à freiner cette tendance. Donnons
simplement un exemple.
En 1979 le coût de production d’un baril est de 1 $ au MoyenOrient, 8 $ en mer du nord et 10 $ en Alaska. Depuis 1977, le
pétrole de l’Arctique est acheminé jusqu’au Port de Valdez,
dans le Golfe d’Alaska, par un oléoduc long de 1 280 km. La
production annuelle est passée de 6.3 millions de barils en
1961, à 69 millions en 1977 mais les prix de revient élevés sont
particulièrement sensibles aux fluctuations des cours mondiaux.
En août 1977, le prix plafond du brut d’Alaska est fixé entre
5.69 et 7,61 $baril à la tête du puits. Le coût de transport par
pipeline trans-alaskien — lancé en 1969 et mis en service en
1977, pour un coût global de 8 milliards$ — est fixé à
4.84/baril ; il arrive dans les raffineries Us à 13.30/13,54 $baril,
à un prix proche des cours mondiaux, mais à peine rentable.
Cela n’empêche pas la production de chuter.
Pour combler la différence, les importations doublent en volume
et sont décuplées en valeur, jusqu’à atteindre 8.5 Mb/j en
1978 : alors qu’en 1973 les importations de pétrole
représentaient 37 % de la consommation Us, et provenaient à
30 % de l’Opep, en 1978, elles représentent 45 % de la
consommation et proviennent à 60 % de l’Opep. En 1980, le
pétrole représentait 32 % des importations globales, contre
7.5 % en 1970 (Tableau 7)
À partir de 1973 - avec la hausse des prix mondiaux l’exploration sur le territoire national reprend. Le nombre de
forages réalisés évoluant en fonction des prix, ils sont effectués
aux Etats-unis à plus de 65 % par des indépendants, lesquels
sont (pratiquement) absents de la production et de la
distribution pour se concentrer (presque) exclusivement dans la
prospection (drilling). Ils ont deux sources de revenus : les
gisements qu’ils exploitent (la plus petite entreprise emploie 2
personnes et produit 18 b/j), mais surtout les gisements qu’ils
trouvent et qu’ils revendent aux grandes compagnies. Leur
capacité d’endettement est donc « proportionnelle au prix du
pétrole » et les fonds qui leur sont accordés sont gagés sur les
réserves (prouvées) dont ils disposent. Or, signe que les prix ne
sont pas encore suffisamment élevés, les résultats restent
médiocres — 1.8 millions de barils par jour — si bien que les
réserves diminuent encore et que la dépendance énergétique
s’accroît : en 1970 les réserves pétrolières s’élevaient à 39
billions de barils ; en 1979, elles ne sont plus que de 27 billions
de barils (Tableaux 11 et 13)
89
Par ailleurs, si malgré les hausses de prix, la consommation de
pétrole augmente parallèlement aux volumes importés, la
production et la consommation de charbon et d’électricité
augmentent plus rapidement encore, alors que la
consommation de gaz naturel est en chute libre. Au total le
mouvement de substitution s’inverse : jusque-là le pétrole se
substituait au charbon ; désormais le charbon et l’électricité se
substituent au gaz et la tendance va se maintenir durablement
jusqu’en 1986. En fait tout se passe comme si le gaz et
l’électricité — dont les prix intérieurs sont sévèrement encadrés
— arbitraient la compétition entre le charbon et le pétrole et que
cela se traduise par d’importantes transformations dans la
structure de la consommation « intermédiaire », c’està-dire la
consommation « productive ».
En 1950, la part du charbon dans la consommation nord
américaine était de 37 % ; elle n’est plus que de 17 % en 1973 ;
simultanément, le rythme de croissance de la production
charbonnière qui était d’environ 5 % entre 1961 et 1965, tombe
à 1.1 % entre 1969 et 1973. À ce rythme, la production
charbonnière diminuait en volumes absolus. Les hausses
pétrolières ont pour effet de relancer la rentabilité du charbon :
entre 1973 et 1979, la consommation de charbon augmente de
22 % et sa production de 33 %, ce qui relance les exportations.
On retrouve le même phénomène avec l’électricité, mais moins
marqué : en 1950, 4.5 % de l’énergie consommée provenait de
l’électricité ; elle est de 5 % en 1973, de 7 % en 1979 et
culminera en 1995 avec 11 % tandis que la part du nucléaire
dans la consommation globale d’électricité ne cesse
d’augmenter : 24 % en 1973, 48 % en 1979 et 75 % en 2000.
Le gaz rééquilibre cette tendance.
En 1970, l’autonomie gazière des Etats-unis est à peu près
totale, mais les réserves plafonnent et nous aboutissons à un
paradoxe : alors que le pays produit plus qu’il ne consomme
ses importations augmentent. Entre 1973 et 1979 — alors que
la consommation reste toujours inférieure à la production et que
les exportations sont inexistantes — la production de gaz
diminue et elle ne cessera de diminuer jusqu’en 1986 tandis
que la consommation chute proportionnellement — de 22.5 en
1973 à 16.7 en 1986 — en stabilisant les importations. Le
premier choc pétrolier freine donc à la fois la production et la
consommation de gaz en stabilisant les importations dans le
ratio initial de la dépendance gazière et on voit vite pourquoi.
La chaîne de liquéfaction — gazoduc depuis le gisement
jusqu’à la côte, usine de liquéfaction, terminal d’expédition,
flotte de méthaniers, terminal de réception — nécessite des
investissements lourds avec des délais de mise en service de 4
à 6 ans. Pour 1977 — sur la base d’un volume de 6 milliards de
m3 par an, le coût d’une chaîne de liquéfaction était évalué à
1.5 milliards de dollars et 5 milliards pour un volume de 15 à
20 milliards de m3. Dans ces conditions, et compte tenu des
avantages de la chaîne sur le gazoduc (flexibilité des conditions
de commercialisation) le gaz devient rentable pour un baril à
23/26 dollars. De nouvelles hausses sont nécessaires.
90
Les Majors. Les compagnies pétrolières.
On aura pu penser — et il a été dit — que le premier choc
pétrolier pénalisait les Majors au bénéfice des pays producteurs
et il est vrai qu’ils perdent le contrôle du marché pétrolier.
Cependant, à partir de 1973, tout en conservant le monopole
de la distribution, la plupart des compagnies pétrolières se
replient sur le marché intérieur nord américain où elles
relancent l’exploration domestique, elles se concentrent sur le
(ou les) segment (s) de la filière pétrole où elles détiennent des
avantages comparatifs (pétrochimie) et elles se diversifient soit
par source d’énergie (charbon, nucléaire), soit par secteur
d’activité (métallurgie, bio-industries, agroalimentaires).
Au lendemain de la première crise — et ce sera d’ailleurs la
cause principale des difficultés qu’il va leur falloir affronter sur le
territoire national — les majors affichent des résultats sans
commune mesure avec leurs profits antérieurs. Jusque-là, la
part de revenus provenant de leurs activités sur le territoire
national n’avait cessé de chuter, à partir de là elle remonte : de
35.5 % en 1974 à 57 % en 1979. Depuis 1950, les parts de
marché intérieur des petits distributeurs indépendants avaient
continuellement augmenté jusqu’à 35 % dans certains Etats :
en deux ans (1972-1974) les Majors reconquièrent leur part de
marché intérieur perdu. De 1969 à 1976 l’autofinancement
n’avait cessé de décliner, il reprend à partir de là. Enfin, liés à
l’épuisement des réserves, à la baisse des prix relatifs et à la
hausse des coûts d’exploration — les coûts moyens
d’exploration par baril découvert s’inscrivent dans une
fourchette allant de 1 à 8. Enfin, la crise va relancer les
mouvements de fusion et de concentration.
Malgré des différences considérables de taux de profit entre
chimie de base et chimie spécialisée qui se répercutent entre
chimistes et pétroliers — sous l’impulsion des majors,
l’intégration de la pétrochimie se renforce. Bien que les taux de
profit des capitaux investis dans le charbon soient inférieurs de
moitié (ou des ¾) à ceux des capitaux investis dans le pétrole,
les pétroliers se diversifient principalement dans le charbon (de
l’Ouest), mais également dans le gaz naturel et le nucléaire.
Enfin, ils se réorientent vers les métaux non ferreux, la
sidérurgie, les bio-industries et l’agroalimentaire. En 1979 les
pétroliers contrôlent 35 % des réserves et 22 % de la
production charbonnière, pour seulement 10 % de leurs
investissements. Ils produisent également 35 % du cuivre nord
américain.
Avec la formule de la « Royalty Trust » qui consiste à exploiter
les ressources dont dispose une société jusqu’à ce qu’elle
disparaisse, les fusions et le recours à l’emprunt vont permettre
à certaines entreprises de reconstituer leurs réserves à des
coûts plus faibles que les coûts d’exploration. Cependant, si les
réserves de ces entreprises augmentent, les réserves
nationales diminuent. Dans l’immédiat donc, l’investissement
des compagnies pétrolières augmente — de 12.2 à
22.3 milliards $ entre 1973 et 1975 — mais pour décliner
ensuite (18.7 milliards en 1978) et si la rentabilité des capitaux
pétroliers remonte en 1974, elle reste plus faible que celle des
autres secteurs. Fin 1978, et sans pouvoir les provoquer, les
majors ont intérêt à de nouvelles hausses.
91
Mais cela leur vaut de violentes attaques de la part du Congrès
et de la présidence et les perspectives de démantèlement se
précisent ; avec le projet de « désintégration verticale » des
Majors, il s’agissait de restaurer la concurrence à tous les
stades de la filière pétrole en interdisant un contrôle des prix de
transfert de société mère à filiale, et donc de favoriser une
baisse des prix, mais il est rejeté par le Sénat. Le projet de
cantonner les Majors à la seule vente du pétrole (par rapport
aux autres sources) l’est également, mais aussi celui de couper
la production des Indépendant des autres activités pétrolières.
En 1980, la proposition de loi du sénateur Kennedy visant à
interdire toute absorption aux 18 plus grosses sociétés échoue
et ce sera le même échec — en mars 1984 — d’une proposition
de loi visant à étendre cette mesure aux 50 compagnies les
plus importantes. Cela soulève la délicate question de la
politique énergétique fédérale au cours de cette période.
La politique fédérale.
Si jusqu’aux débuts des années 1980 avec Reagan qui
tranchera, les politiques fédérales de riposte (Nixon, 1973 /
Carter 1977) peuvent paraître contradictoires et tourner court,
elles ne font que traduire les difficultés d’arbitrage entre les
différents groupes d’intérêts en présence et les incertitudes
d’un rééquilibrage des rapports de force internes. Avec
Reagan, les prix intérieurs américains seront entièrement
« libérés », mais — jusque-là — le pétrole reste vendu aux
Etats-unis à des cours supérieurs aux cours mondiaux.
En fait, dès la fin des années soixante (1968-1970) un débat se
met en place aux Etats-unis dont l’enjeu porte sur l’intérêt que
le pays aurait à faire baisser les prix ou, au contraire, à les
soutenir à la hausse. Une première commission nommée par
Nixon admet qu’un redressement de 12 à 21 % des
importations sur la production intérieure ferait chuter les prix
intérieurs de 20 % (30 cent par baril dans l’immédiat, 80 cents
sur les trois ans), elle se prononce pour la suppression des
quotas et son remplacement par un système de taxes
sélectives, en concluant au fait que — sous ces hypothèses —
la dépendance pétrolière vis-à-vis du Moyen-Orient devrait se
stabiliser aux alentours de 10 % (janvier 1970). À l’inverse, une
deuxième commission — rapport Prinic de 1971 — conclue au
fait qu’à prix fixe les importations atteindraient 23 % en 1980,
qu’avec une baisse des prix de 80 cents, elle atteindrait 41 % à
la même date et que — pour stabiliser la dépendance à 10 %
— une hausse de 75 cents vis-à-vis des prix de 1969 serait
nécessaire. Cette contradiction n’est pas résolue tout de suite :
en fait elle va se maintenir pendant dix ans. La commission
parlementaire française déjà citée admet pour sa part que « le
seul moyen de concilier ces deux tendances […] était de faire
monter les prix du brut au Moyen-Orient à un niveau compatible
123
avec les prix américains » . C’est vrai, mais le schéma paraît
plus contraignant encore. En fait on va osciller entre une
stratégie impossible d’indépendance totale (Nixon) et une
stratégie d’importations équilibrées (Carter) qui suppose des
prix unifiés à la hausse. Quelles que soient les péripéties
intermédiaires de la politique fédérale entre les deux chocs,
123
Sur les sociétés pétrolières opérant en France, Rapport de la commission
d’enquête parlementaire 10/18, 1974, p.95.
92
c’est cette ligne de fond qui permet d’en saisir la cohérence sur
longue période. Elle présente deux volets : intérieur et il
échouera ; extérieur, et il va créer les conditions du deuxième
choc.
Une des premières mesures prise par Nixon lorsqu’il accéda à
la présidence (1969) avait été de rabaisser le taux de la
« depletion allowance » de 27.5 à 22 % ; les compagnies
réagissent en faisant prévaloir que la sécurité des
approvisionnements impliquait des prix à la hausse. Au début
des années 1970 — sous la pression de la situation intérieure
— les mesures de plafonnement des importations de brut
volent en éclats et c’est une des causes de la crise de 1973 ;
mais, en pleine crise, Nixon relèvera les quotas de la côte Est
de 15 % en septembre 1972, puis de 50 % en janvier 1973. Le
contrôle des importations est levé en 1973 et Ford relève les
droits de douanes (janvier 1975), mais cette mesure est
supprimée par le Congrès (décembre 1975). Dès le début de
1974, le Congrès vote l’élimination des provisions pour
reconstitution de gisements (« depletion allowance ») mais il se
heurte au veto de Nixon (mars 1974). En mars 1975 Ford
obtient que la provision ne soit plus accordée qu’aux
producteurs de moins de 2000b/j. Cette succession de mesures
contradictoires et au « coup par coup » est préoccupante.
En 1973, le projet « Indépendance » présenté par Nixon vise la
suppression pure et simple des importations par un freinage de
la consommation et une augmentation de la production
intérieure. Il s’agit alors de « mettre notre pays en mesure de
satisfaire ses besoins énergétiques en dehors de toute source
étrangère ». N’entrons pas dans le détail d’un projet qui sera
attaqué de toute part. Une mesure passe alors inaperçue : la
distinction au niveau des prix intérieurs entre « l’ancien » et le
« nouveau » pétrole, la même distinction étant adoptée pour le
gaz. L’ancien pétrole (old oil crude) concerne la production d’un
puits quelconque pour 1972 ; le nouveau pétrole (new oil) la
production d’un puits qui n’était pas encore en service à cette
date, ou l’excédent d’un puits ancien sur sa production, pour
l’année de référence (released oil). Les prix du brut ancien sont
bloqués ; ceux du nouveau sont « libérés » et — par ailleurs —
les prix des puits à faible débit (brut stripper) sont libres.
Jusque-là, la différence passait entre bruts intérieurs et bruts
moyen-orientaux ; désormais elle clive la production intérieure
entre ancien et nouveau brut.
Le prix du « nouveau pétrole » est libéré et passe de 5,50 $ en
avril 1973 à 11,50 $ en 1975, alors que dans le même temps,
« l’ancien pétrole » — toujours sous contrôle — est légèrement
redressé, de 4.2 à 5,20 $. En décembre 1975, l’ancien pétrole
reste bloqué à 5,25 $ mais — dans la proportion 60/40 (60 %
pour l’ancien, 40 % pour le nouveau) — le composite price est
plafonné à 7,60 $ ce qui ramène le « nouveau » à un prix
(11,28 $) inférieur aux cours mondiaux ; dans le même temps
— pour compenser l’inflation et créer des effets d’incitation —
une marge de manœuvre de 10 % est laissée au président.
Des dispositions comparables sont adoptées pour le gaz.
Jusqu’en 1975, il était interdit de vendre du gaz naturel en
dehors de l’État où il avait été produit : en 1975, cette mesure
est abrogée et le prix plafond du « nouveau gaz » (hors des
frontières de l’État producteur) est porté de 52 cents à 1,42 $
93
par milliers de pieds cube et peu après — sous la pression des
distributeurs — le prix de « l’ancien gaz » est légèrement
majoré.
Pour augmenter la production il fallait des prix intérieurs
élevés ; or ils augmentent, mais pas au point de relancer la
production et ils restent de moitié inférieurs aux prix mondiaux :
après avoir été trop élevés, les prix intérieurs deviennent trop
bas.
Le plan Carter-Schlesinger (Plan National de l’Énergie d’avril
1977) revient sur cette stratégie, mais en maintient la ligne
directrice : « je ne vois pour notre pays ni perspective ni
nécessité d’atteindre à l’autarcie énergétique dans l’avenir » ; il
faut donc « limiter les importations à un niveau acceptable » ce
qui exclue que le volume des importations atteint en 1975 (8.5
Mb/j) soit dépassé, pour revenir à une moyenne de 5Mb/j. Pour
cela il préconise une libération des prix intérieurs (« les prix
doivent refléter les coûts réels ») et un programme fédéral de
financement de la production d’hydrocarbures de synthèse (le
synfuel). Entre 1975 et 1978, tandis que le débat politique
intérieur se focalise autour du démantèlement ou pas des
Majors pour non-respect de la concurrence (disvestiture) et que
l’option « tout charbon » est confirmée, le plan Carter envisage
de porter de 9 % en 1976 à 23 % en 1985 la part du nucléaire
dans la production d’électricité. Dans les premiers mois de
1974 — avec uniquement 16 compagnies exploitantes — 14
commandes de centrales avaient été annulées et 94 autres
reportées : il s’agit ici — en l’espace de huit ans — de porter le
nombre de centrales de 63 à 138.
Freiné par les délais de mise en œuvre des équipements,
d’amortissement des investissements, et des taux d’intérêt
élevés, le nucléaire piétine. L’hypothèse des hydrocarbures de
synthèse fera long feu (on admet alors que le pétrole
synthétique qui est un dérivé du charbon devient rentable à
partir de 45 $ le baril) mais elle témoigne aujourd’hui encore
d’une véritable préoccupation. Actuellement — et pour un baril
à 80 $ — les fuels de synthèse seraient rentables à 150 $.
En revanche, la libération des prix intérieurs, anticipe sur toutes
les tendances ultérieures : en avril 1979, le prix moyen du brut
nord américain était de 9,50 $ le baril pour 16 $ sur le marché
mondial et tout le monde admettait que la libération totale des
prix — prévue pour septembre 1981 - les porterait de 15 à 20 $
en moyenne, seule manière de rentabiliser les gisements
nationaux, d’accroître la production et d’augmenter les
réserves. La libération des prix du gaz (Natural Gaz Policy Act)
suivrait de peu (1985), mais la proposition Carter de revaloriser
le « nouveau gaz » de 1,42 $ à 1.75 — qui est approuvée par le
Congrès — est rejetée par le Sénat qui s’oppose à leur
réglementation. Passons sur les réactions au plan Carter : il
suscite une levée de bouclier de la part des défenseurs des
consommateurs et de l’environnement, de l’industrie pétrolière,
de l’industrie automobile, des producteurs de charbon… si bien
qu’on en arrive à ce paradoxe qu’au printemps 1979 — seule
manière de maintenir ce rapport de force interne en équilibre —
l’Etat fédéral subventionne les importations de produits
pétroliers.
94
Du point de vue nord américain, pour que la production
pétrolière reprenne ou cesse de chuter et que les importations
diminuent ou cessent de grimper, pour que les forages
s’intensifient et que les réserves se reconstituent, les prix ne
sont pas encore suffisamment élevés et de nouvelles hausses
sont désirables. Mais on ne voit pas pourquoi le plan Carter
aurait réussi, là où le plan Nixon avait échoué : abandonné à sa
seule logique « interne », il se heurte aux mêmes obstacles. Or,
une fois de plus, le salut vient de l’extérieur : très curieusement
— ou très logiquement selon le point de vue que l’on adopte —
la Grande-Bretagne prend l’initiative des premières hausses de
prix. Mais cela n’aurait pas été envisageable sans une
recomposition intermédiaire des rapports de forces externes.
Cinq ans après le premier choc pétrolier, avec un baril aux
alentours de 12 $ qui semblait satisfaire tout le monde, on
aurait pu penser, qu’un équilibre durable s’était mis en place.
En fait — avec huit hausses successives de décembre 1978 à
décembre 1981 — le deuxième choc pétrolier va s’échelonner
sur 3 ans : uniquement entre février 1979 et décembre 1980,
les prix sont multipliés par trois et l’arabian light — par exemple
— passe de 12.7 à 34 $ le baril. Au total et en l’espace de huit
ans, les prix du baril auront été multipliés par quinze ou seize.
Les conséquences du premier choc — ou plus exactement
l’absence de conséquences du premier choc — rendaient
inévitable le second et – nouveau - on observe une
recomposition des rapports de force, à la fois interne et externe.
L’entre-deux-chocs.
Dans l’intervalle des deux chocs pétroliers, au plan militaire et
probablement politique — à l’exception de l’intervention au
Timor oriental (1975), de la perte de contrôle de la situation
iranienne (1979) et de la prise d’otages de l’ambassade de
Téhéran (novembre 1979) — il nous faut considérer les
présidences Ford et Carter (1974-1981) comme des
intermèdes. D’un côté, le scandale du Watergate va masquer le
retournement politique conservateur qui l’a précédé — ce que
Serge Halimi décrit comme « le grand virage à droite du milieu
des années 1970 » — qui explique « la victoire, à contrecourant, de Jimmy Carter sur son adversaire républicain ». D’un
autre côté, comme l’observe l’auteur, « le refoulement du
syndrome vietnamien est rapide : en 1973, les Américains
estimaient dans une proportion de 4 contre 1 (40 % contre
12 %) que le gouvernement consacrait trop d’argent aux
dépenses militaires ; en 1980 ils jugent dans une proportion de
5 contre 1 (60 % contre 12 %) qu’il faut au contraire accélérer le
124
réarmement de l’Amérique » .
Jusque-là les objectifs de la politique économique étaient de
soutenir la croissance, de maintenir le plein-emploi et de
contrôler l’inflation (stabilité des prix) tout en garantissant les
équilibres externes et elle disposait de deux outils : la politique
monétaire (offre de monnaie et taux d’intérêts) et la politique
budgétaire (finances publiques). Un taux de croissance soutenu
lié au plein-emploi se traduisait par une hausse de l’inflation et
inversement. Désormais, avec l’abandon de la convertibilité or
du dollar et la mise en place d’une politique monétariste,
l’inflation coexiste avec un taux de chômage important et un net
124
Serge Halimi, op. cit. p. 158.
95
ralentissement de la croissance (stagflation). Entre 1974
et 1980 le chômage se situe à 6.9 % en moyenne de la
population active (8.5 % en 1975, 7.0 % en 1980) et —
phénomène nouveau — il coïncide avec une inflation élevée et
un très fort ralentissement de la croissance : l’inflation est de
7.9 % en moyenne par an entre 1973 et 1980 — avec deux
fortes poussées en 1974 et 1979 — tandis que dans le même
temps, en dollars constants, le taux de croissance chute à
2.3 %.
Entre 1973 et 1980 et en pourcentage du PNB, les dépenses
gouvernementales augmentent légèrement (18.7 % contre
21.6 %) et la part relative des budgets militaires vis-à-vis des
budgets civils diminue régulièrement (de 31.2 % à 22.7 %) si
bien que les budgets civils sont multipliés par 2.7 (de 169 à
457 milliards) tandis que les budgets militaires sont multipliés
par 1.8 (de 76 à 134 milliards de dollars). Cette tendance va
s’inverser sous Reagan et Bush, mais se rétablir sous les deux
présidences Clinton (1992-2001). Il est vrai que nous n’avons
pas au cours de cette période de « conflits majeurs » et que les
Etats-Unis se contentent d’assumer leur rôle de « gendarme
international ». En fait, l’essentiel des efforts déployés au cours
des deux présidences Ford et Carter porte sur le rééquilibrage
des rapports de force internes liés aux deux chocs pétroliers
successifs.
Chapitre 3
Les présidences Reagan et Bush I : 1981-1992.
S’il est vrai qu’à « la fin des années 1970, les démocrates ne
125
savent plus pourquoi ils sont au pouvoir, ni pour quoi faire » ,
l’élection de Donald Reagan en novembre 1980 et son entrée
en fonction en janvier 1981 marquent une inflexion radicale. Il
est certain qu’à partir de 1973 le niveau de vie de la majorité
des Américains avait cessé d’augmenter et qu’il faudrait plus de
vingt-cinq ans pour que le recul qui s’amorce soit résorbé. Mais
il ne fait aucun doute que lorsqu’en octobre 1979 — en riposte
126
au deuxième choc pétrolier qui s’annonce — Paul Volker
engage une politique monétariste pure et dure, tout à la fois il
contribue à la défaite électorale du président Carter, et il
amorce une longue période de déréglementation généralisée.
Jusque-là — indépendante en principe des orientations de
l’État fédéral mais alignée dans les faits sur l’évolution des
marchés financiers — toute la politique du Fédéral Réserves
Board lorsqu’il fixait ses taux d’intérêts était de viser le
chômage intérieur le plus bas possible, tout en contrôlant
l’inflation, c’est-à-dire la stabilité des prix à la consommation.
Or, nous l’avons vu, entre 1970 et 1980, pour un taux de
croissance moyen du PIB extrêmement modeste (d’environ
2.5 %), l’inflation se maintient à un niveau relativement élevé
(6.5 %) comparativement au taux de chômage (6 %). Au début
des années 1980 lorsque la FED porte le Corporate Bond Rate
125
Serge Halimi, op. cit. p. 159.
126
Volker Paul (1927) Responsable de la Banque centrale américaine durant
les présidences de Jimmy Carter et de Ronald Reagan (août 1979 à août
1987).
96
à plus de 15 %, le résultat intérieur est immédiat : le taux
d’inflation chute de 13.5 % en 1980 à 3.2 % en 1983 mais le
chômage bondit à 9.9 % — un record depuis la grande
dépression des années trente. Simultanément, tandis que les
écarts intérieurs entre pauvres et riches s’aggravent, le pouvoir
d’achat des salaires régresse alors que les déficits
commerciaux et budgétaires se creusent : respectivement de
36 milliards de dollars en 1980 à 148 milliards en 1985, et de
60 milliards en 1980 à 220 en 1986. Dans le même intervalle de
temps, la parité du dollar passe de 4 à 10 francs.
Après une récession prolongée (1979-1982) la croissance
reprend (janvier 1983) : en dollars constant le PNB ne retrouve
qu’en 1982 (4 620 milliards $) le niveau qu’il avait atteint en
1979 (4 630 milliards $) et — si de 1982 à 1992, il progresse à
un rythme moyen de 3 % par an — le prix à payer en est
exorbitant. Entre 1981 et 1990, le chômage se situe en
moyenne à 7 % de la population active, une part importante des
avoirs Us sont rachetés par des capitaux étrangers, les
ménages consomment plus qu’ils ne gagnent et les entreprises
spéculent. Les infrastructures, l’éducation et le logement se
dégradent, la dette fédérale qui était d’environ 80 milliards de
dollars à l’arrivée de Reagan est multipliée par plus de trois et
demi (290 milliards) lorsque Bush I s’en va (1993). Enfin,
lorsque Reagan arrive aux affaires la dette extérieure globale
des Etats-unis s’élevait à 900 milliards de dollars. Sous Reagan
et Bush I, le déficit Us atteint 4 000 milliards de dollars. On
127
comprend la réaction de Félix Rohatyn , ex-conseiller
économique de Bill Clinton : « il aura fallu 200 ans pour que la
dette publique (extérieure) atteigne 1 000 milliards de dollars, et
128
12 ans seulement, pour la porter à 4 000 milliards » .
Parallèlement, l’augmentation régulière des budgets fédéraux
(de 680 milliards $ en 1981 à 1 380 en 1992), se traduit par une
progression constante des dépenses militaires vis-à-vis des
dépenses civiles. Tout au long des années 1980 — et avant la
première guerre contre l’Irak (1991) qui constitue le troisième
conflit majeur dans lequel les Usa sont engagés depuis la
Corée et le Vietnam — les Etats-Unis sont présents sur de
nombreux théâtres d’opérations militaires. Principalement l’Iran
(1980, 1984 et 1987) et la Libye (1981, 1986 et 1989) mais
également le Salvador (1981-1982), le Nicaragua (1981-1990),
le Honduras (1983-1989), la Grenade (1983-1984), la Bolivie
(1986), les îles vierges (1989) et le Panama (1989-1990).
Sous la présidence de Bush I (1989-1993), nous n’aurons
« que » deux guerres en quatre ans : en décembre 1989 au
Panama où 26 000 soldats envahissent le pays. En
janvier 1991 au Koweït, avec l’opération « Tempête du désert »
qui est approuvée par le Sénat à une courte majorité, mais par
la chambre des représentants à une majorité plus confortable. Il
nous faut la considérer comme un reliquat indirect de la guerre
froide, dont les coûts d’ailleurs seront judicieusement répartis
sur l’ensemble des membres de la coalition, et qui ne
parviendra pas à enrayer la tendance que nous venons de
décrire.
127
Rohatyn Félix (1928) Homme d’affaire et banquier d’origine autrichienne qui
connut fit carrière dans le service public. Felix G. Rohatyn a été ambassadeur
des USA à Paris durant le second mandat de Bill Clinton.
128
Cité par Stieglitz.
97
En fait — en liaison notamment avec le programme reaganien
dit de la « guerre des étoiles » qui sera abandonné sous Clinton
— les dépenses militaires recommencent à grimper peu après
la fin de la guerre du Vietnam pour plafonner au début des
années 1990, passant de 22 à 28 % du total des dépenses
gouvernementales entre 1978 et 1987. Or la « guerre des
étoiles » apparaît très rapidement comme un fiasco technique
et Caspar Weinberger — alors secrétaire à la défense — en
falsifiera d’ailleurs les résultats. Mais, sous cet angle, la fin de
la guerre froide sonne comme une malédiction. Il est d’ailleurs
tout à fait caractéristique qu’en début de mandat Bush II ait
voulu en réactiver les enjeux, et aujourd’hui encore.
D’une certaine manière, tout au long des présidences de
Reagan et de Bush I (1981-1992) les déficits fédéraux cumulés
(1981.8 milliards) auront financé près de 65 % des dépenses
militaires correspondantes (3 052,6 milliards $). Si ces
dépenses ne servaient qu’à « faire la guerre », on pourrait en
conclure que désormais les Usa font la guerre à crédit et c’est
en partie vrai, mais elles servent également à autre chose et
nous y reviendrons. Au total, on a le sentiment que la fin de la
« guerre froide » tombe à pic : « nous avons battu les
Soviétiques sur la ligne d’arrivée, mais cette ligne nous l’avons
franchie à bout de souffle. Nous n’avons plus la capacité
d’autrefois pour influencer le cours des événements et pour
129
défendre nos intérêts dans le monde » . Or cette période est
principalement marquée par la mise en place des conditions de
la dérèglementation financière qui portera l’essentiel de ses
fruits à la période suivante : sous Clinton. Elle est également
marquée par l’approfondissement des conséquences du
deuxième « choc pétrolier » et les deux aspects sont liés par la
transformation du rôle du dollar.
Le dollar comme arme financière.
Une monnaie « nationale » ne s’impose comme équivalent
mondial accepté par tous qu’à partir du moment où l’économie
dont elle est l’expression apparaît comme étant capable à la
fois de favoriser les échanges multilatéraux (paiements) et de
« couvrir » l’insolvabilité éventuelle des pays débiteurs dans
cette monnaie (réserves).
Dans l’entre-deux-guerres, l’effondrement des échanges
mondiaux avait été au moins en partie imputé à l’impossibilité
pour la livre britannique de continuer à assumer ce rôle, mais
au lendemain de la deuxième guerre mondiale tout bascule :
l’internationalisation des conditions de la production et de
l’échange impliquait alors qu’une monnaie puisse « garantir »
les liquidités indispensables, tout en se portant « prêteur en
dernier recours ». On en aura rarement pris la pleine mesure,
mais le marché pétrolier aura été l’un des principal vecteur de
la promotion du dollar au rang de monnaie de réserve et de
paiements internationaux. On sait que les accords de Bretton
Woods (1944) portant création du FMI prévoyaient — avec la
convertibilité du dollar en or sur la base de 35 $ l’once — des
taux de change fixes des principales monnaies par rapport au
dollar, avec des fluctuations possibles de 1 % autour de ce
taux.
129
Lawrence Eagleburger, secretaire d’Etat adjoint, Université de Georgetown,
13 décembre 1989, cité par S. Halimi, op. cit. p. 349.
98
Les accords de Bretton Woods avaient pris du temps à se
mettre en place : par rapport au dollar les principales monnaies
se stabilisaient mais pas avant la fin des années 1950, ni la
révolution des transports maritimes, dont la crise de Suez
(1956) constituera un épisode majeur.
Jusqu’à l’hiver 1948, les transactions pétrolières étaient
libellées soit en dollars, soit en livre sterling selon leurs
provenances ou leurs marchés. Face aux difficultés
rencontrées par les Britanniques dans la reconstruction de leur
économie et à l’épuisement de leurs réserves en dollars, au
printemps 1949 la livre est dévaluée de moitié ouvrant ce que
l’on va désigner alors comme la « dollar-sterling crisis in oil » et
une compétition des deux monnaies sur les ventes mondiales.
Les majors américains dont les difficultés à vendre à l’intérieur
du « bloc sterling » augmentaient (Grande-Bretagne, Norvège,
Suède, Finlande, Danemark), acceptaient alors d’être payés en
sterling qu’ils utilisent pour acheter des équipements
britanniques, mais cela se traduit immédiatement par une
réduction des volumes de production saoudiens et une baisse
correspondante des revenus du royaume d’environ 25 millions
de dollars. Plutôt qu’un taux de Royalties indexé sur les
volumes de production, les Saoudiens en profitent alors pour
réclamer un partage des profits et, à partir de là, les paiements
en dollars se généralisent.
Valeur refuge, l’étalon or apparaît alors comme un gage de
« supranationalité » tandis que les parités fixes assurent la
permanence et la continuité des termes de l’échange : en
contrepartie de ce que l’on vend, il faut être sûr de la stabilité
de la monnaie dans laquelle on est payé. Or — quoi qu’on en
dise — la « valeur » d’une monnaie n’est indexée que sur la
« richesse nationale » du pays qui en est détenteur et qui en
contrôle le cours. Pour le pays créancier, si la force ainsi
acquise est à la mesure des responsabilités contactées, il va
donc lui falloir gérer un double équilibre à la fois interne et
externe : interne en contrôlant l’inflation de sa devise sans
freiner la croissance ni relancer le chômage, et externe en
contrôlant les fluctuations de taux de change et d’intérêt vis-àvis des autres monnaies. Symétriquement, pour les pays
débiteurs et qui participent aux échanges — c’est-à-dire
aujourd’hui tous les pays — il va leur falloir se procurer des
dollars et — pour attirer des dollars — soit vendre aux Etatsunis, soit favoriser chez eux l’investissement Us. De la même
manière, ils devront constituer des réserves (généralement en
Bons du Trésor américain à long terme et à faible taux d’intérêt)
destinées à les mettre à l’abri des fluctuations des taux de
change ou d’intérêt, ainsi que des variations comparées des
prix de ce qu’ils importent par rapport à ce qu’ils exportent. Le
système est tel qu’un pays se doit de provisionner à la fois pour
lui-même (balance commerciale et balance des paiements)
mais également pour les entreprises qui opèrent à partir de son
territoire national et cela au fur et à mesure que ces
importations augmentent vis-à-vis de ses exportations, et que
son déficit se creuse.
Vis-à-vis d’autres emplois possibles, ses fonds rapportent peu à
ces pays et constituent une sorte de prêt permanent — et à des
taux ridiculement bas — qu’ils consentent au pays dans la
99
monnaie duquel ils sont libellés, c’est-à-dire les Etats-unis. On
évalue aujourd’hui à environ 2 000 milliards de dollars le
montant global de ces réserves — soit 20 % du PIB nord
américain et à peu près l’équivalent du PIB allemand — et il ne
cesse de croître au rythme de 150 à 200 milliards de dollars par
an.
Or, seuls les Etats-Unis échappent à cette contrainte d’avoir à
constituer des réserves et le mécanisme en est simple. Si la
balance commerciale d’un pays peut être soit excédentaire, soit
déficitaire, au niveau mondial le volume des excédents équilibre
forcément celui des déficits, laissant au pays contrôlant la
monnaie dans laquelle se règlent les échanges ce luxe inouï de
disposer d’un déficit structurel permanent, qui le place dans le
rôle — comme le dit Joseph Stiglitz — de « pays déficitaire en
dernier ressort ». Qu’importent en effet les variations de
volumes - ou même leur expression momentanée en dollars
courants - si à terme la politique monétaire ou budgétaire des
Etats-unis leur permet de se reconstituer en destituant les
autres ? Au train où vont les choses, la valeur du dollar sera de
moins en moins indexée sur la valeur de la production nord
américaine (l’économie réelle) mais sur sa capacité à produire
de la monnaie et à la dévaluer (ou la réévaluer) selon qu’il
s’agira de l’exporter ou de la rapatrier. De cela, il nous faut
reconstituer le mécanisme en faisant le lien avec la situation
pétrolière.
Très rapidement, la pénurie de dollars que l’on avait connu
entre 1945 et 1955 — et que l’on désignait alors comme le
« mystère de la monnaie manquante » — va s’inverser en son
contraire. Compte tenu de la faiblesse du stock d’or mondial, du
volume croissant de dollars détenus à l’extérieur des Usa, de
l’amplitude croissante des fluctuations de change, des
disparités de pouvoir d’achat et d’inflation d’une économie à
l’autre et d’un manque de confiance grandissant dans le dollar,
les évolutions économiques divergentes des pays participants
au SMI vont se traduire par une série de réévaluations ou de
dévaluations en chaîne. Par ailleurs, le règlement de l’offre
d’actifs de réserve (en or ou en dollars) ne pouvant croître
indéfiniment, il va de plus en plus dépendre du déficit extérieur
des Usa et se conclure — en juin 1969 — par la mise en place
des Droits de Tirages Spéciaux (DTS) sur la base d’un panier
de monnaies servant de calcul aux taux.
Principalement lié au quadruplement des prix pétroliers, en
mars 1973 les Usa renoncent à la convertibilité du dollar en or,
ce qui conduit à un flottement généralisé des différentes
monnaies les unes par rapport aux autres. À partir de 1976 et
des accords de Kingston (Jamaïque) entrés en vigueur en
1978, l’or étant exclu comme moyen de paiement et son prix
officiel étant aboli, les DST deviennent l’actif principal de
réserve. Il s’agit alors de maintenir des taux de change
ordonnés par des contrôles à vue des taux d’intérêt, du volume
global de la masse monétaire et des mouvements comparés de
prix et/ou de revenus mais — chaque pays adoptant les
dispositions de son choix et les DST ne pouvant à la fois être
un étalon de mesure pour d’autres monnaies et être définis par
ces monnaies — cela revient à renoncer à une politique de
régulation monétaire d’ensemble. La situation prévaudra
jusqu’à la fin des années 1980 mais déjà — avec la proposition
100
Baker de 1985, les accords du Louvre de 1987 etc. — la
dérégulation l’emporte. À certains égards nous nous retrouvons
dans une situation assez comparable à celle qui prévalait à la
veille de la première grande crise mondiale : elle soulève la
redoutable question des actifs — ou encore des « indicateurs
économiques objectifs » — qui doivent être pris en compte
dans l’évaluation comparée du pouvoir d’achat des différentes
monnaies, tout en fournissant les premiers signes d’un
décrochage du dollar vis-à-vis de « l’économie réelle ». À partir
du milieu des années 1980, la libéralisation des marchés
financiers et la déréglementation bancaire rendent possibles
des flux et des reflux de plus en plus massifs de capitaux
flottants, fébriles ou spéculatifs — à la recherche de retours
immédiats et à court terme — faisant ainsi apparaître les
méfaits pour les uns et les bienfaits pour les autres d’une
flexibilité incontrôlée des taux de change et d’intérêts par
rapport à des politiques de taux fixes.
Les flux de capitaux à court terme suivant les différentiels de
taux d’intérêt de pays à pays, dans un monde où désormais le
montant des transactions sur les marchés financiers ou
monétaires représente plus de cinquante fois la valeur des
échanges commerciaux internationaux, loin de tendre à un
rééquilibrage automatique des balances des paiements et à un
nivellement des soldes, ces mouvements engagent au contraire
des processus cumulatifs de crise des transactions courantes
et des règlements officiels. Ils se traduisent également par un
épuisement des réserves monétaires et des avoirs publics (or,
dollar) et un endettement d’autant plus difficile à supporter que
la devise dans laquelle la dette est libellée s’apprécie vis-à-vis
de la devise locale ou que celle-ci se déprécie vis-à-vis du
dollar, en relançant toujours plus le cycle de la spéculation.
Sachant qu’il s’agit d’un jeu à somme nulle et que — défalqué
des coûts de transaction — ceux qui perdent, perdent très
exactement ce que gagnent ceux qui gagnent, plus on dépense
(Etats, FMI etc.) pour soutenir ou renflouer une devise, plus la
spéculation devient rentable pour ceux qui parient sur sa chute
— ou la provoquent. Ils précarisant toujours davantage les pays
à monnaie ou à régimes instables ou — dans les pays à
monnaie forte — les couches les plus faibles et les plus
démunies de la population.
Si à l’heure actuelle les Etats-unis empruntent au rythme
insensé de deux milliards de dollars par jour, et qu’ils
consomment beaucoup plus qu’ils ne produisent, ceci n’est
possible qu’en contrôlant étroitement les taux de change et les
taux d’intérêts du dollar. Ainsi, non seulement le montant de ce
que l’économie nord-américaine prélève sur le reste du monde
est très largement supérieur à ce qu’elle lui concède, mais ce
qu’elle lui concède (aide internationale, investissements directs,
actions du FMI) ne fait qu’augmenter le montant de ce qu’elle
prélève.
Ceci permet au moins en partie de comprendre que — tout au
long de la période qui suivra — à une baisse régulière des
budgets militaires ait pu correspondre une hausse tout aussi
régulière des ventes d’armes.
Simultanément, la déréglementation se met en place et c’est
dans cette logique qu’il nous faut replacer ce que l’on aura
101
désigné comme la « globalisation financière », ou encore
l’émergence d’un marché unique de l’argent à l’échelon
international. Clinton ne fera qu’en recadrer les enjeux au plan
intérieur et Bush II héritera de coudées franches. La
« déréglementation financière » ne désigne rien d’autre, en
définitive, que la suppression des contrôles de change, la
libération des mouvements de capitaux et l’abolition des
distinctions traditionnelles entre capitaux à court terme (marché
monétaire) et capitaux à long terme (marchés financiers) ou
encore, l’abolition de la différence entre banques de dépôts et
banques d’affaires. Conséquence de la déréglementation nous
allons enregistrer toute une série de crises chacune liée à la
manipulation des taux d’intérêts ou des taux change du dollar
dont le résultat sera une recomposition des solidarités et/ou des
antagonismes internes et externes.
D’un côté, pour accroître — aux dépens de l’économie
mondiale — le niveau de vie de la société américaine
considérée dans son ensemble, on n’hésite pas à concéder des
pans entiers du niveau de vie des couches de la population
déjà les plus démunies. Ainsi, plus de la moitié des actifs des
Caisses d’épargne étant constitués en prêts à des taux
inférieurs à 8 % — malgré l’élargissement des compétences
des Caisses en direction de l’immobilier — leur chute devient
inévitable : début 1987, plus de 500 Caisses (sur 3 000)
deviennent insolvables, imposant au président Bush I un plan
de redressement de 158 milliards échelonné sur onze ans. Un
record dans l’histoire économique des Usa, et toujours inégalé
à ce jour.
Simultanément — mais c’est l’autre volet du même dossier —
conjuguées avec la hausse du prix des produits pétroliers, la
hausse des taux d’intérêt et la déréglementation financière vont
mettre les pays du tiers-monde à genoux. Au début des années
1970, les excédents mondiaux de capitaux disponibles à
l’investissement — et notamment les pétrodollars du Golfe — la
faiblesse relative du dollar et des taux d’intérêts vis-à-vis des
taux de profit, la progression du commerce et des
investissements directs avaient poussé les pays du Tiersmonde à s’endetter : entre 1970 et 1980, la dette du Tiersmonde est multipliée par dix et passe de 80 à 800 milliards. À
partir du début des années 1980, le moment paraît donc venu
pour les Usa de récupérer sur l’extérieur ce qu’il leur faut bien
concéder à l’intérieur sans véritablement courir le risque de
troubles sociaux « majeurs ». La crise mexicaine de 1982
annonce la longue série de crises des années 1990 sur
lesquelles nous reviendrons. Au fur et à mesure que les Etatsunis s’enrichissent, le reste du monde s’appauvrit et cela –
dans l’immédiat - est amplifié par la conjoncture pétrolière.
Les conséquences du deuxième choc pétrolier.
Tout au long de cette période, et alors que les États-Unis ont
intérêt désormais à des prix à la baisse — la perte de contrôle
du marché par l’Opep liée au renforcement du contrôle que
l’Arabie saoudite exerce sur l’Organisation — permettra de
stabiliser les prix unifiés à un niveau qui soit compatible à la fois
avec le maintien du pouvoir d’achat des revenus de l’Opep, et
avec la reprise en main — par les Etats-unis et par les seuls
102
mécanismes du marché — du jeu pétrolier international.
L’avènement d’un marché international « libre » correspond à
l’alignement des prix intérieurs nord américains sur les prix
mondiaux.
Globalement — les Etats-unis sortent gagnants du deuxième
choc pétrolier et cette situation va prévaloir jusqu’à la fin des
années 1990 et le début des années 2000. À partir de là — et
sans que personne y prenne garde — la situation à nouveau se
retourne : nous changeons de cadre et l’hypothèse militaire
revient sur le devant de la scène. Du reste, elle n’avait jamais
été entièrement abandonnée.
Dès la fin de 1978, pour faire face à la dépréciation de ses
revenus, l’Opep n’a donc le choix qu’entre deux possibilités :
augmenter ses volumes avec des prix à la baisse de manière à
reconquérir des parts de marché, mais en courant le risque de
dilapider ses réserves pour des revenus stationnaires, et donc
à la baisse. Augmenter à nouveau ses prix à volumes de
production constants (ou en baisse), mais en courant le risque
de perdre de nouvelles parts de marché, de relancer le cycle
inflationniste, la rentabilité des sources d’énergie alternatives,
du pétrole de récupération et des gisements offshore, une
augmentation de la production hors Opep, une baisse de la
consommation mondiale et donc de leurs exportations. C’est la
deuxième solution qui est retenue mais cette alternative divise
les pays producteurs et il n’est pas établi qu’ils aient eu
vraiment le choix : le cycle des événements en témoigne et la
spirale qui se met alors en place est telle que —
progressivement — ils vont cesser de contrôler le marché.
N’entrons pas dans la spirale des hausses pour n’en retenir que
les conséquences : les prix augmentent plus rapidement que
les volumes ne diminuent, donc les revenus des pays
producteurs sont à la hausse. Mais d’un côté, l’Opep ne cesse
de concéder des parts de marché au bénéfice du marché spot
— « au comptant » — qui progressivement exerce un rôle
directeur sur les prix, de l’autre — ayant perdu le contrôle des
prix — elle ne peut plus exercer qu’un contrôle par les volumes,
mais cette stratégie divise ses membres qui régulièrement
outrepassent leurs quotas. Simultanément, les sociétés
pétrolières encouragent les hausses sur le marché libre qui
valorisent les produits qu’elles raffinent à partir des contrats
saoudiens à long terme passés dans la période précédente, et
cela intervient à un moment où leurs stocks étant au plus bas,
elles déstockent pour minimiser l’impact de la baisse du dollar
sur leur chiffre d’affaires. Au total, les mêmes raisons qui en
1979 poussaient à la hausse des prix — après que l’Opep en
ait perdu le contrôle — vont pousser à leur baisse.
Toute l’année 1981 (d’avril 1981 à octobre 1981) est marquée
par d’importants conflits prix-volumes au sein de l’Opep et les
dernières hausses de décembre dissimulent en fait des
réductions : augmentation des délais de paiement, ventes du
raffiné au prix du brut etc.
Avec un prix de référence maintenu à 34 $, un différentiel
ramené à 1,50 $, une production plafond de 18 Mb/j,
l’attribution de quotas par pays membres et la décision de ne
pas approvisionner le marché spot, les accords de Vienne
103
(mars 1982) traduisent un nouvel équilibre mais, en pratique, le
retournement de tendance date de mai juin 1982. À cette date,
les cours officiels du light rattrapent leurs cours spot et si dans
les six premiers mois, la production reste inférieure au plafond
fixé (16 Mb/j) — entre juin et décembre 1982 — les quotas sont
dépassés (18.6 mb/j) et les prix baissent à nouveau. En
mars 1983 — sous la pression des compagnies pétrolières et
pour la première fois de son histoire — l’Arabie saoudite réduit
le prix officiel du light de 34 à 29 $ et paraît s’accommoder du
marché libre : d’un côté elle crée la NORBEC pour
commercialiser ses excédents et adopte une stratégie de
« stocks flottants » : avec 50 millions de barils prêts à toute
éventualité, il s’agit de dissuader les pays membres de
dépasser leurs quotas en leur faisant redouter une chute des
prix sur le marché spot. De l’autre elle va accompagner la
tendance à la baisse des prix Opep en acceptant de jouer le
rôle de producteur résiduel ou encore « à la marge » (« swing
producer ») : pour un prix de référence et un plafond de
production fixé (17.5 Mb/j) - après que les pays membres ont
fixé leur volume de production - l’Arabie saoudite ajuste sa
production (à la hausse ou à la baisse, mais généralement à la
baisse) de telle sorte que l’offre Opep reste toujours inférieure à
la demande. En décembre 1983, l’Opep reconduit prix et
quotas adoptés en mars, mais la tendance est inéluctable. De
1982 à 1985 l’Opep réduit sa production de 18 à 16 millions de
barils/jour, mais tous les pays dépassent leurs quotas, sauf
l’Arabie qui dans le même temps réduit sa production des 2/3.
En décembre 1985, sous l’impulsion de l’Arabie Saoudite,
l’Opep décide de faire revenir sa production à 18 millions de
barils/jour et de reconquérir ses parts de marché par une
hausse des volumes et une baisse des prix, mais en mars 1986
le brent de la mer du nord se négocie en spot autour de 12 $ le
baril (les seuls prix pratiqués depuis 1985), sans que les pays
hors Opep réduisent leurs volumes et c’est un nouvel échec qui
divise les membres de l’Organisation. Tandis que les autres
pays de l’Opep augmentent leurs quotas, l’Arabie saoudite
réduit à nouveau les siens — sa production chute de 10 millions
de barils/jour en 1980 à 3 millions en moyenne en 1985 — et
déséquilibre le marché des produits raffinés (surcapacités,
marges nulles), en imposant des contrats de vente à marge de
raffinage garantie (net back). Le prix du brut s’effondre de 25 $
le baril à la fin 1985 à moins de 10 $ en juillet 1986, la baisse
des prix étant compensée par un accroissement de 3 millions
de barils/jour, pour des revenus stationnaires.
En moyenne le prix du baril avait été multiplié par 18 entre 1970
et 1981 (de 1.8 à 34 $) ; toujours en moyenne, ils sont divisés
par trois entre 1981 et 1986 (de 34 à 10 dollars) mais on admet
alors que — compte tenu des capacités saoudiennes de
variations de volumes — une fourchette de 15 à 30 $ par baril
laisse les revenus du royaume inchangé.
Cette situation est à l’origine de ce que l’on va désigner comme
le « contre choc pétrolier de 1986 », et le boom économique
des années 1987-1988. Il se traduit par une baisse de l’inflation
et donc des taux d’intérêt, une diminution des transferts
financiers des pays occidentaux vers les pays producteurs, une
augmentation de la demande adressée à l’Opep parallèle à une
réduction de l’offre hors Opep (qui représente toujours la moitié
104
de l’offre pétrolière occidentale) et une relance de la croissance
aux Usa qui — entre parenthèses — favorise la réélection du
1/3 du Sénat au bénéfice des républicains (Reagan).
La stratégie de bas prix menée depuis 1986 par les pays du
Golfe — qui représentent encore le tiers de l’offre mondiale —
amorce la remontée. De 1986 à 1989 on revient à 16 millions
de barils/jour avec fixation de quotas par pays (Genève,
août 1986), le baril se stabilise à 18 $ compatible avec le
maintien de la rentabilité des exploitations offshore de la mer du
nord et — pour maintenir ce prix — certains pays hors Opep
(Mexique, Norvège) réduisent légèrement leurs volumes (de 5 à
10 %) alors que d’autres refusent (Usa, Grande Bretagne). En
1987, avec le quart des réserves mondiales, l’Arabie Saoudite
produit encore 250 millions de tonnes, mais la structure de sa
production s’est inversée : en 1967, 16 % des 36 millions b/j
produits dans le monde venaient de l’offshore ; en 1987, 30 %
des 57 millions b/j en provient. Parallèlement — aux USA — la
recomposition des rapports de force interne, qui avait été
amorcée dans la période précédente, se poursuit et
s’approfondit.
Aux Usa, la libération des prix intérieurs intervient en
janvier 1981 — avec neuf mois d’avance sur les prévisions
Carter — et leur alignement sur les prix mondiaux s’opère dans
les mois qui suivent. Ce que le premier choc n’était pas
parvenu à réaliser, le deuxième l’accomplit : la prospection
s’intensifie, les stocks stratégiques ainsi que les réserves se
reconstituent, la production nord américaine reprend tandis que
la consommation diminue, les importations sont à la baisse et le
charbon regagne des parts de bilan.
Entre 1973 et 1983 l’Opep n’avait fait que reprendre le relais du
monopole pétrolier en marginalisant les Majors. Le deuxième
choc disloque les réseaux de distribution, ouvre le marché et
suscite l’apparition d’un « marché libre » à terme sur lequel tous
les autres prix devront s’aligner : entre 1980 et 1983 les
volumes conclus sur le marché libre (Nymex) sont multipliés par
dix. Avec la libération du prix du pétrole, le marché américain
cesse d’être coupé du marché mondial et à partir de 1983, avec
le retour à l’unité du marché mondial et à la concurrence
(fluctuations des prix selon l’offre et la demande) les prix Opep,
les prix américains et les prix de marché s’équilibrent.
Conséquence du deuxième choc le rapport entre Réserves et
Production qui était tombé de 13 en 1970, à 9 en 1980,
remonte à partir de 1982. Tandis que les découvertes de
nouveaux gisements offshore (Santa Barbara) maintiennent les
réserves Us (de 27.1 à 26.3 millions de barils entre 1979
et 1990), la production pétrolière se stabilise au niveau de
1979, la consommation chute et les importations diminuent de
moitié, ce qui se traduit par une réduction de la part des
importations dans la consommation. Au total, la part du pétrole
dans l’énergie consommée diminue : de 46 % en 1973 elle
passe à 40.5 % en 1985.
Simultanément les recompositions amorcées dans la période
précédente s’accélèrent. Effet du premier choc pétrolier,
entre 1975 et 1980, la production de charbon avait augmenté
de 25 % et la consommation de 22 %. Effet du deuxième choc :
105
entre 1980 et 1990, la production charbonnière augmente de
20 % et la consommation de 24 %, tandis que les exportations
progressent.
Nous savons que les différences de coûts du charbon par
rapport aux autres sources d’énergie et des différents charbons
les uns par rapport aux autres dépendent principalement de
leur teneur en souffre, de leur pouvoir calorifique (Btu/livre), des
transports et — dans une moindre mesure — de leur « usage ».
En 1978 le prix du charbon « à ciel ouvert » des gisements de
l’Ouest variait de 8 à 15 dollars la tonne, et celui du charbon
souterrain de 20 à 30 $ la tonne. Les hausses de 1979 vont
recomposer ces ordres de grandeur. En 1981, le prix au
comptant du charbon du Wyoming Idaho (1 % de soufre/8 000
Btu par livre) était de 7,50 $, celui de l’Illinois (3 % de soufre
10 500 Btu la livre) de 19 $ et celui du Kentucky (1 % de soufre
12 000 Btu la livre) de 35 $. Outre que l’on en déduit que « un
point de souffre fait perdre 3 $ et que 1 000 Btu additionnels par
130
livre font gagner 7 dollars par tonnes » avec un baril à 34 $
même les gisements du Kentucky redeviennent rentables
tandis que les usages se recomposent.
On distingue quatre usages du charbon, dont deux principaux :
le secteur des ménages pour le chauffage domestique d’un
côté, et l’industrie de l’autre ; au lendemain de 1973 on avait
envisagé d’utiliser le charbon (techniques de gazéification et de
liquéfaction) pour la production de fuel synthétique mais — en
dépit des hausses de 1979 — cet usage reste résiduel : pour
une production additionnelle de 1.5 Mb/j il faudrait extraire en
charbon l’équivalent de 170 Mtpe. Restent l’industrie et la
production d’électricité.
Le charbon représentait en 1979, 20 % de l’énergie utilisée par
l’industrie et dans ce cas deux facteurs jouent : la part de
l’énergie dans le coût final des secteurs gros consommateurs :
elle était de 45 % pour les ciments (le charbon couvrant 80 %
de leurs besoins) ; 35 % pour la sidérurgie ; 30 % pour
l’aluminium ; 25 % pour le papier carton… Les coûts de
reconversion au charbon, sont principalement liés à la durée de
vie des chaudières et au montant des investissements de
reconversion ; au total tous ces facteurs convergent et la part
du charbon dans la consommation industrielle va augmenter.
Enfin, en 1979, la production d’électricité absorbait 65 % de la
consommation de charbon et 40 % de l’électricité était produite
à partir du charbon : avec les hausses de 1979 le charbon
prend l’avantage sur le fuel et se retrouve à peu prés à égalité
avec le nucléaire : en 1982 1 kWh-fuel revient à 0 065 $,
1 kWh-charbon à 0.045, 1 kW/h nucléaire à 0,40 $.
Sans tenir compte des lois sur l’environnement, ni de la
productivité ou des salaires comparés par secteurs, les
transports constituent pour le charbon une part importante des
coûts — notamment à l’exportation — et un véritable « goulot
d’étranglement ». D’un côté la longueur des délais d’attente
dans des équipements portuaires insuffisants nécessitent de
lourds investissements ; de l’autre le monopole de certaines
compagnies ferroviaire est tel que le transport peut représenter
jusqu’à 75 % du prix final. La loi de déréglementation des
130
Philippe Delmas, Perspectives énergétiques des Etats-Unis, Paris,
Economica, 1983, p. 137
106
transports de fin 1980 y mettra un terme. Malgré cela, le prix du
charbon Us importé en Europe et au Japon était de 2.5 à 3 $
Mbtu, contre 5 $ pour le fuel lourd. Après avoir chuté de 1.9
(quad Btu) en 1970 à 1.7 en 1975 les exportations de charbon
Us reprennent et se maintiennent à ce niveau : 2.4 en 1980, 2.7
en 1990.
On rencontre des difficultés comparables avec le gaz naturel.
Aux Etats-unis la libération des prix du gaz ne suit qu’avec
retard celle des prix du pétrole et nous avons vu que — pour
encourager la prospection sans pénaliser les anciens
producteurs — elle ne touchait que le gaz découvert après
1977. Les réserves plafonnent entre 1979 et 1985 puis chutent
à partir de là. Concernant les transports, à la rigidité
acheteur/vendeur liée au gazoduc, s’oppose à la flexibilité du
gaz liquéfié (GNL) par transport maritime dans un rapport allant
de 1 à 4 entre le coût de transport du pétrole et celui du gaz.
Par ailleurs, si un des effets du deuxième choc aura été de
promouvoir « un cours mondial du gaz » il reste très délicat à
établir. Au niveau où il est fixé par les accords Algérie-GDF de
1982 - environ 6 $ Mbtu — ce prix correspond à peu prés à la
parité calorifique pétrole-gaz après transport et regazéification,
mais les Etats-unis dénoncent ces conditions (dossier El Paso)
et donc le gaz reste indexé sur le brut. Mais là aussi les Majors
dominent la production. Au total — et après avoir diminué dans
l’intervalle — entre 1975 et 2000 la production de gaz reste
stationnaire, aux alentours de 22 quad Btu.
Dans la période précédente sur les 75 usines nucléaires en
construction, la moitié avait été abandonnée : les délais d’effets
des nouveaux investissements, les délais d’autorisation (de 10
à 15 ans) la baisse de la consommation d’électricité liée à la
disparité des tarifs locaux et le fait que le marché soit dominé
par une poignée de firmes (Westinghouse etc.), expliquaient en
partie cette situation. Avec le deuxième choc, le point
d’équilibre où la production d’énergie est égale à sa
consommation (critère de Lawson) est dépassé et le
programme repart. En 1981, les coûts de production de 1 kWh
à partir du fuel sont de 0 066 $, de 0 044 $ pour le charbon et
de 0 033 $ pour le nucléaire. Compte tenu du blocage du
pétrole et du gaz, les producteurs d’électricité sont obligés de
se rabattre sur le charbon et de relancer le nucléaire, et
l’évolution s’opère à l’avantage des pétroliers et des électriciens
au détriment des charbonniers indépendants.
Enfin, on comprend que les Majors se soient diversifiés à la fois
dans le charbon, dans le gaz et dans le nucléaire. La crise de
1979 va renforcer leurs stratégies d’approfondissement,
d’expansion, de substitution et de diversification.
L’approfondissement et l’expansion dans le secteur pétrolier
s’accompagnent d’un repli sur le marché intérieur
(concentration spatiale) et d’une intégration verticale — en
amont et en aval — par rachats et fusions. En 1982, si les « 7
sœurs » (Exxon, Shell, Mobil, BP, Texaco, Socal, Gulf)
fournissent encore 40 % du marché des produits raffinés, elles
ne détiennent plus que 10 % des réserves et produisent moins
de 20 % du brut.
Dans les charbons, bien que 3 000 sociétés exploitent environ
6 300 mines et que de nombreuses sociétés indépendantes y
107
soient présentes (métaux non ferreux, électriciens, sidérurgie,
transports ferroviaires), les Majors dominent la production et la
concentration s’accentue. En 1981 la fusion de Du Pont de
Nemours (1er chimiste américain) avec Conoco (2e producteur
de charbon et 9e producteur de pétrole) donne la mesure et
l’ampleur (7.5 milliards $) des recompositions en cours. La
même année, Diamond Shamrock (chimiste) absorbe Natomas,
en abandonnant ses actifs non pétroliers. En août 1982,
Occidental Petroleum prend le contrôle de Cities Service et
récupère ses permis d’exploration ; au même moment, Us Steel
prend le contrôle de Marathon Oil. En janvier 1983, Philipps
Petroleum prend le contrôle de General American Oil
augmentant à la fois ses réserves et ses capacités de
production. L’année suivante (février 1984) Texaco rachète les
réserves de Getty Oil (10 milliards $) et le mois suivant
(mars 1984) c’est la fusion Socal-Gulf (14 milliards $). De
même, pour augmenter ses capacités de raffinage Mobil prend
le contrôle de Superior, Shell prend le contrôle de Belridge Oil,
BP entre dans le capital de Selection Trust, Atlantic Richfield
dans celui d’Anaconda, Socal dans celui de Amax, (troisième
producteur de charbon) etc.
Dès 1979, en corrélation avec la hausse des prix, les
investissements des compagnies pétrolières reprennent et — à
partir de là — la rentabilité des capitaux pétroliers dépasse
celle des autres secteurs. Au total, de 1972 à 1982 le chiffre
d’affaires (en $ courant) des majors est multiplié par cinq et
leurs investissements augmentent à un rythme supérieur à celui
de la période précédente. Or, lié à l’évolution du prix du baril,
progressivement l’étau se referme, contribue à transformer les
règles du jeu pétrolier, et crédibilise toujours davantage
l’hypothèse militaire.
En grande partie contrôlée par les États-Unis, la guerre IranIrak (septembre 1980 - juillet 1988) aura incontestablement
exercé la pression à une baisse peu soutenue des prix
pétroliers. En prenant 1973 comme base, et après avoir atteint
un sommet en 1982 à environ 16 $ pour un prix nominal affiché
de 32,30 $, le prix réel du baril diminue régulièrement pour se
stabiliser à partir de 1986 dans une fourchette allant de 5 à
7 dollars le baril. En volumes, la remontée s’opère à partir de
1986 et se maintient régulièrement depuis : 18.2 moi b/j en
1986, 23 en 1990, mais dans une logique de dépassement des
quotas : début 1990 le plafond avait été fixé à 22 millions de
barils. Or — compte tenu de la liaison entre croissance
économique et croissance de la demande pétrolière liée aux
trois années de récession qui s’annonçaient (1991,1992 et
1993) — on pouvait craindre un nouveau choc plus prononcé à
la baisse : dans ces conditions le piège se refermait dans les
trois ans qui suivaient. On sait que l’invasion du Koweït par
l’Irak en juin 1990, aura été motivée par le refus du Koweït de
réduire ses quotas de production et on peut raisonnablement
penser que les Usa n’y auront pas été pour rien.
Cela se traduit par une baisse de l’offre potentielle et une
relance de la production aux prix d’équilibre : 26 millions de
barils en 1995 et 28.7 en 1998 qui correspond à cette date à
43 % de la production mondiale. En 1996 la production Opep
retrouve son niveau de 1980 mais alors qu’à cette date, elle
représentait encore 44.5 % du total mondial, elle n’en
108
représente plus que 41.5 %. On observe un léger tassement
depuis 1998 ou — plus exactement — la production Opep
augmente moins vite que la production mondiale : avec 40.4
moi b/j en 2002, elle ne représente plus que 40 % du total, soit
environ le niveau de 1981.C’est cette évolution qu’accompagne
la double présidence Clinton.
Chapitre 4
La Trahison Démocrate et la Présidence Clinton.
Au début des années 1990, le fait majeur est l’effondrement
des économies de l’Est, leur reconversion à l’économie de
marché et le remodelage des enjeux géopolitiques qui étaient
associés à la partition Est/Ouest. La normalisation des rapports
avec l’ex-union soviétique et l’Europe prenant le dessus,
l’enjeu - à la charnière - est de reconduire l’Otan tout en
transformant profondément le rôle de l’organisation.
Simultanément - tout au long des années 1990 - les Etats-unis
connaissent au plan intérieur une prospérité économique
relativement soutenue, laquelle s’accompagne d’une stagnation
des budgets fédéraux et même d’une diminution significative
des dépenses militaires. Tout en minimisant pour un temps les
enjeux militaires, l’économie nord américaine connaît une
période de prospérité indéniable.
Tout au long de la « guerre froide », la menace aura pris
alternativement deux visages qui finalement étaient liés : celui
d’une déflagration nucléaire et celui d’une révolte des pays
pauvres. Aujourd’hui la menace nucléaire est momentanément
écartée et la révolte des pays pauvres n’a pas eu lieu. À moins
qu’un pays pauvre n’accède à l’arme nucléaire, il est peu
probable que - dans un avenir prévisible – la pauvreté constitue
une menace pour les pays riches. Au mieux, ces pays
s’enrichiront dans la dépendance ; au pire, ils feront l’objet de
règlements de compte localisés entre puissances principales et
puissances secondaires. C’était le cas hier pour l’Irak. Ce sera
peut-être demain le cas pour la Corée du Nord, l’Iran ou la
Syrie.
Tandis que les équilibres issus de la guerre froide se
recomposent, les années 1990 sont marquées par une
succession de crises financières qui aboutiront à la débâcle
boursière des années 2001-2002 puis — après la reprise à la
baisse des cours pétroliers — à l’invasion de l’Irak.
D’un côté — et comme jamais jusque-là sur une échelle aussi
large — les crises financières se succèdent en mettant en
évidence la formidable capacité de ponction de l’économie nord
américaine sur le reste du monde ; la seule logique des
échanges commerciaux et des investissements directs ne
suffisant plus à garantir la suprématie nord américaine, celle-ci
est relayée par des flux de capitaux liquides extrêmement
volatils à la recherche de retours à court terme. Le soutien
artificiel des cours en bourse ou la dévalorisation subite des
titres, par le contrôle des taux de change ou des taux d’intérêt,
prend le relais de la chute des taux de profit, et jamais le
volume des transactions financières mondiales et la spirale de
l’endettement n’auront été aussi considérables.
109
Tandis que le rôle de l’armée passe au second plan, d’un côté
les crises financières soutiennent la prospérité intérieure et
renforcent la suprématie du dollar, de l’autre elles
appauvrissent les pays déjà pauvres. Bénéfiques pour les
Etats-unis, les années 90 sont maléfiques pour le reste du
monde, et ceci est lié à cela.
On passe alors d’une période où les difficultés du Tiers-monde
se manifestaient principalement en termes d’endettement, à
une période où elles se manifestent principalement en termes
de crises monétaires. Désormais — marché des capitaux oblige
— les taux d’intérêt sont essentiellement gérés en fonction des
taux de change, mais cette stratégie est à double tranchant : ce
que l’on gagne d’un côté, il faut bien le concéder de l’autre et
son effet en retour (effet boomerang) sur l’économie américaine
aura été considérable (crise de 1987, de 1998 et de 2001). Le
résultat est qu’aujourd’hui, sous l’impulsion des Etats-unis,
l’économie mondiale est « à découvert » sans que rien — dans
« l’économie réelle » — ne puisse en compenser le déficit.
Simultanément, alors que la stratégie du FMI ne varie pas d’un
iota et que les « fonctions politiques » de l’aide internationale se
confirment au détriment de leurs « fonctions économiques »,
les pays de l’Opep reprennent l’initiative du marché pétrolier
dans une logique où leurs intérêts ne convergent plus
forcément avec ceux des Etats-unis. Jusque-là les Etats-unis
se contentaient d’un pilotage « à vue » — et par acteurs
interposés — des ressources pétrolières. Progressivement, leur
objectif sera un contrôle direct — et sur place — d’une partie
des ressources mondiales.
Dans les années 1990, le projet de « bouclier antimissile » est
abandonné et - en Amérique latine - la diplomatie Us
accompagne le « virage démocratique ». Cependant, l’embargo
sur l’Irak est maintenu avec des frappes ponctuelles
(décembre 1998) et la montée du terrorisme d’un côté, la
stigmatisation des « Etats voyous » de l’autre, constituent
autant de tendances – d’abord mal coordonnées entre elles –
mais qui trouveront leur pleine expression à la période suivante.
Les années « militairement creuses » de l’administration Clinton
et ses relatives bonnes performances intérieures ne doivent
pas faire illusion : bien avant l’arrivée de Georges W. Bush aux
affaires, l’évaluation des menaces se diversifie, les dépenses
d’armement reprennent et, liée à l’évolution de la conjoncture
pétrolière internationale, la situation intérieure ne cesse de se
dégrader en rendant inévitable un recours à la force. Vis-à-vis
de la période antérieure, ou même de l’immédiat « après guerre
froide », le jeu des intérêts en présence et celui des solidarités
se recomposent. On aura mal pris la mesure du fait que
l’implosion des pays de l’Est se sera accompagnée également
d’une implosion parallèle des solidarités qui s’étaient nouées
jusque-là autour de l’antagonisme Est Ouest.
À la vérité — avec cette incertitude que laisse déjà subsister
l’évolution à venir de la Russie et de la Chine — la seule
menace réelle qui pèse sur les « intérêts nord américains »
dans le monde provient aujourd’hui des pays riches « alliés »
des Etats-unis : principalement l’Europe et le Japon.
Aujourd’hui l’équilibre de « l’équation mondiale de puissance »
(Paul Kennedy) est en train de basculer et si la totalité de
110
l’espace mondial est devenu un prolongement de l’espace
national nord-américain, on ne peut convenablement apprécier
les menaces qui les guettent sans prendre en compte le danger
que représente pour eux la montée en puissance de leurs
partenaires d’hier. Pour les puissances mondiales
« secondaires », il s’agissait jusqu’alors d’accepter l’hégémonie
du dollar en contrepartie de la sécurité militaire que leur
garantissait la plus grande machine de guerre que l’histoire n’ait
jamais connue. La question se pose désormais de savoir si
cette machine — à son tour — ne constituerait pas pour elles
une menace, et si l’hégémonie du dollar est un phénomène
durable et irréversible. La réponse tient en quelques mots : la
puissance militaire nord américaine constitue une menace pour
tous — y compris pour les Etats-unis — et l’hégémonie du
dollar n’est pas inscrite dans le cours « naturel des choses ».
Les bonnes performances de l’administration Clinton.
Lorsque Clinton entre en fonction, le chômage se situe à 7.3 %,
le PIB stagne, le déficit budgétaire s’élève à 4.8 % du PIB contre 2.8 % en 1989 - et l’inflation a repris. La dette nationale
est passée d’environ 829 milliards de dollars en 1979 à plus de
4 000 milliards pour 1992, soit de 3 600 à 16 000 $ par
habitant, soit une augmentation de 450 %.
L’arrivée de Bill Clinton aux affaires ne modifie pas
fondamentalement la situation, mais elle l’infléchie de manière
contradictoire. En 1991 — et probablement trop tard, à moins
que cela n’ait été l’objectif poursuivi — la FED baisse ses taux
d’intérêt. Les performances économiques internes s’améliorent,
le déficit fédéral se réduit — le budget devient même
excédentaire — et les dépenses militaires sont à la baisse.
Favorisée par la conjoncture de sortie de « guerre froide »,
l’administration Clinton aura été obnubilée par la réduction du
déficit budgétaire et elle y sera parvenue : c’est d’ailleurs cette
conjoncture qui permet de comprendre le mot d’ordre de
campagne du président Clinton : « Putting the people first »
(priorité aux gens).
À partir de 1998 le budget devient excédentaire tandis que les
dépenses civiles augmentent en valeur absolue et relative : les
quatre dernières années du mandat Clinton (1998-2001)
enregistrent des excédents budgétaires plus que significatifs :
69 milliards en 1998, 125 en 1999, 236 en 2000 et 127 en
2001. Encore fallait-il que le PIB augmente plus rapidement que
les dépenses, et c’est le cas. Après la récession de 1991, la
croissance reprend : entre 1990 et 2001 (en $ constants de
1996) le PIB passe de 6700 à 9200 milliards de dollars, l’indice
de la production industrielle (base 100 en 1992) passe de 99 à
145 et l’indice de productivité (base 100 en 1992) de 95 à 118 ;
les taux d’intérêt baissent, et — malgré une augmentation
significative de la population active civile (de 125 à 142 millions)
— le chômage recule : de 5.6 % à 4 %. Entre 1985 et 2000 les
investissements directs augmentent de plus de 500 % et les
exportations de biens et de services de 200 % sur les deux
dernières décades.
Dans le même temps — entre 1992 et 1999 — confirmation
que les dépenses militaires sont bien financées sur le déficit,
tandis que le budget fédéral augmente mais moins vite que le
111
PIB, les dépenses militaires chutent en valeur absolue
(d’environ 300 milliards à 275 milliards) passant de 22 % à
16 % des dépenses totales et de 5 % à 3 % du PIB. Comme le
fait remarquer Stieglitz, « en ramenant les dépenses militaires
de 6.2 % du PIB qu’elles avaient atteint sous Reagan à 3 %, le
déficit était réduit de moitié ». Du reste — au plan mondial — la
réduction des dépenses militaires correspond à une tendance
générale.
L’administration Clinton (1992-2001) n’intervient guère qu’en
Somalie (1992) et pour expédier les affaires en cours, qu’en
Haïti et sous mandat des Nations Unis (septembre 1994), au
Kosovo et dans le cadre de l’OTAN (1999) ou encore — et cela
malgré l’avis favorable de la France, de la Russie et de la Chine
pour la levée des mesures d’embargo - pour bombarder l’Irak
(décembre 1998). Dans ce cas, il s’agit d’une décision
unilatérale.
La première intervention militaire en Haïti (15 au 15 septembre
1994) s’effectue, sous mandat de l’Onu, pour imposer le retour
131
du père Aristide — premier président démocratiquement élu
de toute l’histoire de l’île — mais, à vrai dire, la situation est
plus compliquée. Après avoir occupé Haïti de 1915 à 1934 puis
soutenu les deux dictatures Duvalier (1957-1986) les Etats-unis
étaient restés neutres lors de l’élection du père Aristide, mais
favorables au coup d’État qui l’avait renversé en 1991 : parmi
les conjurés certains avaient été formés dans la même
Académie militaire (Fort Bragg) que d’autres dictateurs fameux
d’Amérique du Sud. Toutefois, sans s’opposer à la résolution
des Nations Unies décrétant l’embargo sur l’île, mais qui se
heurtait à la réticence des pays périphériques à l’appliquer,
dans ce cas, ils feront pression sur l’Organisation pour
intervenir militairement. On peut penser qu’à partir de là, et au
moins pour ce qui concerne l’Amérique latine, les Usa ont
désormais intérêt à traiter avec des régimes démocratiquement
élus. Cela d’ailleurs ne garantit en rien qu’ils soient
démocratiques, ni qu’ils le restent, mais s’inscrirait dans le sens
d’un renoncement à l’exercice unilatéral de la force armée.
C’est d’ailleurs ce qui semble se passer et – simultanément les dépenses militaires sont à la baisse.
Tout au long de cette période, on observe en effet de la part
des Etats-unis une remarquable réduction des dépenses
militaires et de personnels. Entre 1987 et 1999 et bien qu’à un
rythme moins soutenu que l’évolution mondiale, les dépenses
militaires diminuent d’environ 30 %, les effectifs armés
diminuant dans une proportion plus soutenue encore :
385 milliards $ pour 2 millions d’hommes en 1990, contre
280 milliards pour 1.4 millions d’hommes en 2000, dont environ
250 000 stationnés en permanence à l’étranger. La tendance
est si soutenue qu’Emmanuel Todd — par exemple — « ne voit
pas comment une rétractation d’une telle ampleur pourrait être
interprétée comme le signe manifeste d’une volonté
132
impériale » . C’est oublier que l’ennemi d’hier est anéanti, que
— comparativement aux autres puissances mondiales — la
capacité de feu Us se maintient, se diversifie et même s’accroît,
que les industries d’armement prospèrent, que nous sommes
131
Jean Bertrand Aristide (1953) Homme d'église et homme politique haïtien.
Il fut président d'Haïti en 1991, de 1994 à 1996 et de 2001 à 2004.
132
Emmanuel Todd, Après l’empire, Paris, Gallimard, 2002, p. 103.
112
dans une phase de transition et que — bien avant que Georges
Bush II ne soit élu, les dépenses d’armement reprennent à la
hausse.
Sous cet angle et de manière incontestable, le bilan de Bill
Clinton est un succès, mais ce que l’on obtenait d’une main,
sans doute fallait-il le concéder de l’autre. En fait, les relatives
bonnes performances intérieures de l’administration Clinton
dissimulent une emprise croissante des marchés financiers
mondiaux, eux-mêmes de plus en plus « déconnectés » de
l’économie « réelle » et du politique et, à aucun moment,
l’administration Clinton ne remettra en cause les « acquis » de
la gestion Reagan : apparaissant de plus en plus comme le
moteur de la « globalisation » financière — la déréglementation
s’accélère. Mieux que cela, on assiste à une surenchère et
133
c’est ce que reconnaît Joseph Stieglitz — démocrate, prix
Nobel d’économie et président du Council of Economic Adviser
sous Clinton : « nous avons déréglementé aussi ardemment
qu’eux (les républicains) et sabrés plus implacablement dans
134
les dépenses qu’ils ne l’avaient jamais fait » .
La déréglementation démocrate.
Ainsi, la déréglementation des télécommunications (avec le
télécommunication Act de 1996), de la banque (avec
l’abrogation du Glass-Steagall Act de 1933) de l’énergie
(électricité) et du secteur des technologies de pointe stimulé par
la prolifération des sociétés point.com va-t-il — selon les termes
mêmes de Stieglitz — « tourner au délire ». Principal secteur de
localisation des sociétés point.com, le poids économique des
télécommunications double de 1992 à 2001, le secteur mobilise
plus du tiers des nouveaux investissements, il crée près des
deux tiers des emplois nouveaux et le taux de croissance de la
productivité y est exceptionnel. Entre 1991 et 1995, l’indice
Nasdaq des valeurs technologiques grimpe de 500 à 1000, puis
2000 en juillet 1998, pour franchir le seuil des 5000 en
mars 2000. En 1996, le Dow Jones passe de 5000 à 6500 et
135
c’est le moment que choisit Alan Greenspan , le très
médiatique directeur de la FED, pour parler « d’exubérance
irrationnelle ». Or rien ne se passe. En 1999, l’indice plafonnait
à 12 000 mais rien ne s’était encore passé. Il faut attendre
mars 2001 pour que le Dow Jones et le Nasdaq s’écroulent.
Parallèlement, la capitalisation boursière des valeurs
américaines (mesurée par l’indice Wilshire) enregistre une
progression extravagante. Lorsqu’elle atteint son apogée en
mars 2000, elle était de 17 000 milliards de dollars, c’est-à-dire
1.7 fois la valeur du PIB et on admettait qu’un ménage
américain sur deux possédait des actions. À la fin de 1999, la
Réserve Fédérale estime que les Américains détiennent 13.5
trillions en « équities », en augmentation de 26 % sur l’année
133
Stieglitz Joseph (1943) Economiste américain, prix Nobel d’économie en
2001. Joseph Stiglitz a été dans l’administration Clinton chef économiste (19951997). Economiste à la Banque mondiale de (1997 à 2000), il se montra très
critque de cette institution ainsi que du fond monétaire international.
134
Joseph Stieglitz, Quand le capitalisme perd la tête, Paris, Fayard, 2003, p.
351.
135
Greenspan Alan (1926) Economiste américain, responsable de la Réserve
fédérale américaine de 1987 à 2006. Il fut systématiquement depuis la
présidence Reagan reconduit par tous les présidents qui se sont succédés.
113
précédente. En 2000 — alors que la notion « d’actifs
immatériels » prend dans la nouvelle économie des dimensions
ignorées jusque-là, que certaines sociétés affichent des valeurs
boursières considérables sans jamais avoir réalisé le moindre
profit, et que les prix des actifs sont sans commune mesure
avec leur valeur réelle, le volume des transactions financières
mondiales atteint 150 000 milliards de dollars, c’est-à-dire
trente fois la valeur du commerce mondial de la même année.
En moyenne et par jour, 1.5 trillions $ change de mains sur les
marchés monétaires, soit 48 fois la valeur journalière du
commerce mondial, et à peu près l’équivalent du PIB annuel de
la France. D’une certaine manière, même si les Etats-unis
étaient parvenus jusque-là à tirer profit de la longue succession
de crises qui depuis le début des années 1990 se succédaient
à l’échelon international, désormais les effets de la
déréglementation les rattrapent, et la crise les frappe de plein
fouet.
Nous avons vu que les premiers déficits commerciaux Us
apparaissaient au milieu des années 1970. Au cours des
années 1990, sous l’effet d’une pression plus forte des
importations vis-à-vis des exportations, mais surtout d’une
chute de la productivité Us, cette tendance se confirme et les
déficits se creusent : 102 milliards de dollars en 1990, 159 en
1995, 329 en 1999, 410 en 2001 et 449 pour 2003. En l’espace
d’une douzaine d’années, les déficits commerciaux sont
multipliés par quatre, tandis que l’évolution de leur répartition
géographique indique une dépendance accrue à l’égard des
pays asiatiques. En 2001, pour un déficit commercial global de
410 milliards de dollars, nous avons un déficit d’environ
200 milliards avec l’Asie (83 milliards avec la Chine, 68 avec le
Japon, 13 avec la Corée du sud), 50 milliards avec l’Amérique
latine (dont 30 avec le Mexique) et 60 avec l’Union européenne
(dont 29 avec l’Allemagne, 13 avec l’Italie et 10 avec la
France). En janvier 2002, même la balance des produits à
haute composante technologique était déficitaire.
En même temps que sa structure évoluait, la dette extérieure
s’amplifiait à un rythme exponentiel tout en accélérant la
logique de « crise » (internes et externes). Avec l’arrivée de
Clinton aux affaires (fin 1992), nous avons vu que le déficit
fédéral s’élevait à 333 milliards de dollars et qu’il s’était
transformé en excédant. Mais outre le budget fédéral, la
balance des paiements courants doit également prendre en
compte la dette des ménages et celle des entreprises.
Entre 1964 et 2002 le stock de la dette aura été multiplié par
trois (de 10 000 à 30 000 milliards de dollars) et cela est
principalement imputable à l’endettement financier intérieur des
entreprises qui passe au cours de cette période de 53 à 7 620
milliards de dollars, soit 72 % du PIB. Cela est particulièrement
flagrant dans le secteur bancaire - entre 1989 et 1998 – où la
dette est principalement soutenue par l’emballement des
mouvements de fusion, d’annexion ou d’acquisition d’actifs
financés par l’emprunt.
Pour ce qui concerne l’endettement des ménages, le diagnostic
est comparable : il passe de 200 milliards de dollars en 1964 à
7 200 milliards en 2002, et de 26 % du revenu individuel en
1985 à 40 % en 2002, modifiant totalement le rapport entre
114
l’épargne et l’investissement. Selon la Morgan Stanley Bank, le
taux national net d’épargne (épargne des ménages, des
entreprises et de l’État rapporté au PIB) atteint avec 1.6 % à la
fin de 2002 son niveau le plus bas de toute l’histoire
américaine : c’est moins du tiers de la moyenne des années
1990 et le sixième seulement des années 1960 et 1970.
La progression extravagante de la dette extérieure, la chute des
bourses mondiales de 1998, la « bulle du surinvestissement »
qui devait éclater dans les années 2000 et la récession qui
s’installe à partir de mars 2001 s’inscrivent dans une logique
qui aura conduit à ravager des pans entiers des économies des
pays tiers. Nouvelle crise mexicaine de 1994 (après la crise de
1982 et le redressement partiel de 1988-1993), crises
asiatiques de 1997 (Corée du sud, Thaïlande, Indonésie,
Malaisie), crise russe de 1998 et crises latino-américaines de
1999 (Argentine, Brésil). D’une certaine manière, les scénarios
de la période antérieure se reproduisent et s’amplifient —
mettant en évidence la formidable capacité de ponction de
l’économie nord américaine sur le reste du monde. Les pays
émergents sont touchés en premier et les mécanismes
s’inversent : la baisse des taux d’intérêts et la hausse relative
du dollar dans un cas, la hausse du dollar et la baisse des taux
d’intérêts dans l’autre, produisent des effets comparables.
Les six crises des années 1990.
Nous avons déjà évoqué la crise qui, suite à l’envol des taux
d’intérêts au début des années 1980 et à la déréglementation
des marchés financiers, intervient en 1987 - aux USA et sous la
présidence de Bush père - avec le krach des caisses d’épargne
nord américaines : du jour au lendemain, 520 caisses sur 2 900
étaient déclarées insolvables, occasionnant un plan de
sauvetage de 158 milliards de dollars échelonnés sur onze ans,
supérieur donc à la dette mexicaine pour la même période.
C’était la deuxième crise sérieuse des années 80.
Mais avant de se manifester aux USA une première crise avait
déjà frappé le Mexique et on connaît les liens structurels qui
unissent les deux pays. En 1982 le Mexique se déclare
insolvable et cela est dû principalement au retournement du
marché pétrolier. Pays producteur de pétrole et membre de
l’Opep, depuis 1960 le Mexique connaissait des taux de
croissance soutenus et le pays s’était engagé dans une série
de réformes libérales qui le faisait donner en exemple par les
dirigeants du FMI. Se basant sur sa production pétrolière et sur
un endettement extérieur croissant, à partir de 1978, le
Mexique se lance dans une stratégie de croissance soutenue,
que la hausse des taux d’intérêts nord américains,
l’appréciation du dollar par rapport au peso et le retournement
du marché pétrolier vont mettre en situation de cessation de
paiement. Entre 1977 et 1981, le déficit de la balance
commerciale passe de 5 à 25 milliards de dollars (la part des
produits pétroliers dans les exportations passant dans le même
temps de 21 à 73 %), le déficit de la balance des paiements est
multiplié par trois et l’inflation remonte de 16 à 28 %, tandis que
la dette extérieure s’élève à 53 milliards de dollars ; à cela il
faut ajouter 20 milliards de dettes privées, 5 milliards de dettes
commerciales à court terme et d’endettement des entreprises,
et 7 milliards d’hypothèques sur des biens acquis à l’extérieur
115
par les ressortissants mexicains (principalement aux Usa). À
partir de là — et nous sommes en 1982 — les emprunts
réalisés à l’extérieur seront entièrement englouti dans le service
de la dette.
La situation nord américaine - avec qui s’effectue les 2/3 des
échanges, d’où provient 30 % des prêts bancaires et 70 % des
investissements directs - se répercute sur, et aggrave la
situation Mexicaine (baisse des recettes pétrolières,
renchérissement du crédit extérieur, évasion de 20 milliards de
dollars etc..). Elle suscite un premier train de mesures :
dévaluations successives du peso, contrôle des changes, gel
des avoirs en devises, recourt au crédit (2.5 milliards) et au prêt
international (3.8 milliards du FMI), avances sur recettes, lignes
de crédits sur les banques centrales étrangères etc.
Devant l’échec de ces mesures, un plan d’ajustement structurel
est mis en place par le FMI (fin 1982) : nouvelles dévaluations,
libération des prix, hausse des impôts, du taux d’escompte et
des tarifs publics. La présidence de Miguel de la Madrid (19821988) ne parvient pas à enrayer la situation. La diminution de
20 % de l’inflation, l’augmentation de l’excédent commercial et
une balance des paiements tout juste excédentaire compensent
mal une augmentation vertigineuse du chômage (18 % de la
population active), une diminution du PIB, une réduction des
salaires réels et un triplement du taux de change de la monnaie
nationale, que va aggraver l’effondrement du marché pétrolier
de 1986 : nous l’avons vu, le prix du baril passe de 25,30 $ en
1985 à 8,20 $ en juillet 1986.
En 1987, la dette extérieure du Mexique dépasse les
100 milliards de dollars, son déficit budgétaire atteint 15.8 % du
PIB et le taux d’inflation est de 159.2 %, occasionnant un
nouveau plan d’ajustement structurel qui — pendant un
moment au moins — portera ses fruits. En 1993 la situation
s’est redressée, mais les mécanismes qui permettaient de
l’expliquer se sont renforcés. D’un côté, le peso s’est stabilisé,
le budget est excédentaire, la dette extérieure a été
sensiblement réduite (de 100 à 73 milliards de dollars) et le
taux d’inflation ramené à 10 % ; mais de l’autre, l’économie
mexicaine a entièrement été « succursalisée » par l’Amérique
du Nord. En 1986, juste avant le deuxième « PAS », le Mexique
adhère au GATT.
Notons que — dans le même temps — les pays de l’Est
asiatique prospèrent, qu’ils accueillent toujours plus de capitaux
en quête de profits et qu’à leur tour, ils investissent à l’étranger,
y compris d’ailleurs au Mexique : c’est le cas par exemple de
Taiwan. L’effondrement des économies des pays de l’Est ne
modifie en rien cette logique : au contraire, elle la renforce et la
confirme.
La troisième crise d’importance — alors qu’on croyait le pays
à l’abri et que — dans l’intervalle — la situation intérieure s’était
redressée, frappe à nouveau le Mexique en 1995. En 1991, la
première intervention Us en Irak se traduit par une chute du
cours du baril qui se répercute sur l’offre mexicaine de pétrole
qui représente alors près de 65 % de ses exportations, mais le
pays résiste et adhère successivement à l’ALENA (1992) puis à
l’OCDE (avril 1994) ; simultanément le dollar baisse et — avec
116
136
l’élection d’Ernesto Zedillo , candidat du PRI au pouvoir
depuis 1929, qui succède à Salinas avec une majorité des deux
chambres au Congrès — le mécontentement social s’amplifie.
Avec la révolte du Chiapas de décembre 1994, les capitaux
étrangers qui s’étaient investis (mais la plupart à court terme)
refluent, la bourse de Mexico dégringole et le peso est à
nouveau dévalué, suscitant aussitôt une aide de 50 milliards de
dollars (dont 20 milliards Us et 30 milliards du FMI), la plus
importante jamais accordée à un pays. Si importante que
137
Igniacio Ramonet se demande « si elle cherchait à sauver le
Mexique […] plutôt qu’à sauver le système financier
138
international » . Comme les précédentes, elle s’accompagne
d’un nouveau plan de rigueur qui va plonger le pays dans la
récession mais servir de modèle pour les crises qui vont suivre.
Or, tout témoigne du fait que — vis-à-vis des Etats-unis — nous
sommes déjà dans une logique « interne ». À la vérité, les
investisseurs à long terme nord américains vont récupérer leurs
fonds avec intérêts et les Etats-unis — ce qui était au moins en
partie le but de l’opération — seront remboursés. Avec les
crises suivantes, le FMI obtiendra des résultats « allants du
139
simple échec, au désastre total » , mais simultanément nous
changeons de logique. Dans ce cas, des pays « clients »
deviennent des concurrents directs, tandis que l’on tente de
« clientéliser » d’anciens concurrents. Dans le même temps, on
passe d’une logique d’endettement, à une logique de « crise
monétaire ».
La quatrième grande crise mondiale touche les pays
asiatiques dans les années 1997-1998 mais pour en
comprendre les enjeux et les retombées, il nous faut remonter
légèrement en arrière. Depuis la fin des années 1940 jusqu’au
début des années 1980, les économies des pays de l’Est
asiatique s’étaient organisées à la fois autour de l’exclusion de
la Chine de l’économie de marché, de l’exceptionnel
dynamisme de l’économie japonaise, de la montée en
puissance des Nouveaux Pays Industrialisés (NPI) — les
fameux « dragons » — et du commerce trans-pacifique.
Nous avons déjà évoqué les performances du Japon. Vers le
milieu des années 1980 — alors que les performances des
« dragons » sont tout aussi remarquables sinon davantage —
la puissance grandissante du Japon sur la scène internationale
et son rôle de leader incontesté de la zone asiatique
préoccupent les autres puissances mondiales.
Jusqu’à cette date, avec un accès direct et sans restrictions
(single market dependance) au marché nord américain, le
commerce trans-pacifique connaît un essor considérable : en
1985, les Usa absorbaient plus du tiers (35 %) des exportations
du Japon, 40 % de la Corée et 45 % de Taiwan et — à
136
Zedillo Ernesto (1951) Président du Mexique de 1994 à 2000.
137
Ramonet Ignacio (1943) Journaliste et écrivain d’origine espagnole.
Rédacteur en chef du Monde diplomatique, il est à l’origine du mouvement
altermondialiste ATTAC et de l’ONG Media Watch Global.
138
Ignacio Ramonet, Géopolitique du chaos, Paris, Folio, 2002p. 77.
139
Joseph Stieglitz, op. cit. p.274.
117
l’exception peut-être des Philippines — les succès de la
Thaïlande, de la Malaisie, de l’Indonésie, de la Corée du Sud et
de Singapour étaient fulgurants. Entre 1986 et 1996, la
Thaïlande connaît une croissance de 9 % par an en moyenne,
le taux de croissance de Singapour en 1994 est également de
9 %… Malgré d’importantes disparités, l’ensemble représente
50 % du PIB, 40 % de la population et 35 % du commerce
mondial. À la veille de la quatrième grande crise financière,
20 % du commerce de l’ANSEA est un commerce interne,
contre 65 % avec l’Union Européenne et le reste (15 %) avec
les Etats-unis.
Pilotés par l’administration Reagan, les Accords du Plazza de
1985 avaient abouti à une réévaluation du yen de 50 %,
l’objectif étant alors de stimuler les exportations Us vers le
Japon, et d’affaiblir d’autant la compétitivité industrielle du pays.
Les résultats sont immédiats : le Japon diversifie son
commerce et ses flux d’investissement vers les pays asiatiques
et devient le premier pays créancier au monde. Au début des
années 1990, alors que s’amorce pour le Japon une longue
période de stagnation, la part des exportations japonaises vers
les Usa tombe à 27 %, tandis que la part du commerce transasiatique passe de 32 à 44 %, pour représenter en 1995 plus
de 50 % de son commerce global.
Un forum consultatif — l’APEC — est créé en 1989. La
déclaration de Bogor sanctionne l’émergence d’un consensus
sur la création d’une zone de libre-échange (L’ANSEA) qui se
réalise en 1992. Signe des enjeux qui s’y nouent, son premier
sommet à lieu à Seattle en 1993, mais le deuxième à Bangkok
(1994) et le troisième au Japon (1995). À cette date, mis à part
les Philippines, les six membres de l’ANSEA sont des régimes
libéraux autoritaires (Indonésie, Malaisie, Thaïlande, Singapour,
Brunei) que la question de la Corée du nord, de la Birmanie et
du Cambodge divise, sans parler des revendications
territoriales en mer de Chine : l’occupation militaire des îles
Spratly par exemple, est revendiquée simultanément et en
totalité par la Chine, Taiwan et le Vietnam, partiellement par les
Philippines, la Malaisie et Brunei.
Dès le milieu des années 1980, un taux de change fixe de la
plupart des monnaies asiatiques vis-à-vis du dollar (« taux
peg »), et donc une absence momentanée de risques liés aux
fluctuations de change, se traduit par une hausse des taux
d’intérêt locaux, dont le principal effet va être d’attirer un flux
croissant de capitaux étrangers liquides. D’un côté les banques
vont de plus en plus emprunter à court terme en devises
étrangères (mais principalement en dollar) offrant ainsi aux
entreprises des crédits à faible taux qui vont favoriser une
surenchère à l’investissement : les capacités de production vont
croître à un rythme sans commune mesure avec les débouchés
correspondants. De l’autre, le cycle des déficits commerciaux,
la hausse des taux d’intérêts asiatiques et l’arrivée massive de
fonds spéculatifs (hedge funds) relancent la logique du
surendettement et du surinvestissement. Enfin, dans une
logique spéculative, nous allons avoir une inflation de la valeur
(et des prix) des actions et de l’immobilier.
La crainte des Usa et de l’Europe d’un bloc asiatique autonome
se renforce ; Alan Greenspan, président de la Réserve fédérale
118
dénonce le dirigisme du capitalisme nippon et on se souvient
140
en France des réactions d’Edith Cresson . Il suffira que le
dollar ne cesse de se réapprécier vis-à-vis du yen (+ 40% entre
avril 1995 et fin 1998) pour que tout s’écroule. En 1995, avec
un taux de change de 80 yens pour un dollar, le Japon est
frappé de plein fouet. D’un côté, la spéculation sur les capitaux
liquides (actions) et sur l’immobilier va conduire au krach
boursier et immobilier. La baisse du taux de profit des
entreprises va en accentuer l’ampleur. De l’autre, la hausse du
dollar vis-à-vis des monnaies locales va se traduire par une
réduction du volume et de la valeur des exportations vis-à-vis
des importations « nécessaires », et donc par une détérioration
des comptes courants extérieurs de la plupart de ces pays, que
la persistance de la récession japonaise ne parviendra pas à
compenser. Liés à l’insolvabilité des débiteurs bancaires
locaux, les effets cumulés du krach boursier d’un côté et de la
dépréciation des monnaies de l’autre, se traduisent alors par
une fuite massive de capitaux. Le bilan est désastreux : en
juillet 1997, la dévaluation de la monnaie thaï est une des plus
graves crises monétaires que le monde ait connues. De partout
le chômage augmente — jusqu’à 20 % de la population active
en Indonésie — et les grands groupes industriels s’effondrent :
c’est le cas de Daewoo en Corée du Sud.
Dans un premier temps, les Usa s’abstiennent d’intervenir dans
une crise dont ils sont les bénéficiaires, le FMI attend de voir et
141
le Trésor américain (Lawrence Summers ) oppose son veto à
la création d’un Fonds monétaire Asiatique (FMA) qui — en
quelque sorte — aurait constitué le noyau d’un système
régional autonome. Comme chaque fois en pareil cas, le FMI
intervient en débloquant 120 milliards de dollars — dont la
moitié pour la Corée du sud — et cela s’accompagne de
mesures d’ajustement structurel : sauver les créanciers, ouvrir
les secteurs stratégiques protégés, comprimer la demande
intérieure etc. La Malaisie et la Chine qui ne suivent pas les
directives du FMI s’en sortent mieux ; pour la Thaïlande qui les
applique à la lettre, c’est la catastrophe, mais — d’une manière
générale — la politique du FMI est un échec. D’une part, elle
provoque un repli nationaliste : la plupart des Etats — sauf
l’Indonésie — rachètent la dette des firmes privées et bloquent
la privatisation des secteurs protégés. Ensuite, elle stimule la
coopération monétaire régionale. Enfin, en affaiblissant le
Japon, elle renforce la position de la Chine et affaiblit celle des
Etats-unis.
La cinquième grande crise touche la Russie dans les années
1998. Dans ce cas, les facteurs politiques internes s’articulent
étroitement sur la crise pétrolière externe et il s’agit, en quelque
sorte, d’une crise « à rebours ». Entre l’arrivée de Gorbatchev
au pouvoir en 1985 et sa démission en décembre 1991, l’échec
de la « perestroïka » et l’implosion du bloc de l’Est ouvrent une
phase de transition brusque à la démocratie et à l’économie de
marché. Les trois Etats fédéraux d’Europe de l’Est (Russie,
Tchécoslovaquie, Yougoslavie) se disloquent donnant
naissance à une vingtaine d’États indépendants chacun ayant
140
Cresson Edith (1934) Premier ministre socialiste français durant le second
septennat de François Mitterand (1991).
141
Lawrence Henry Summers (1954) Economiste et universitaire américain. Il
fut secrétaire au Trésor durant les 18 derniers mois de l’administration Clinton.
De 2001 à 2006, il fut le 27ème président de l’Université d’ Harvard.
119
en charge de promouvoir des plans de réformes radicales pour
accélérer la transition à l’économie de marché : privatisation
des entreprises, réforme de la banque, libération des prix et des
échanges, stabilisation des monnaies etc. Avant que la reprise
ne s’amorce, échelonnée et diversement répercutée selon les
pays, la reconstruction se traduit d’abord et de partout par des
baisses de production, une montée du chômage et de l’inflation
ainsi que par des déficits budgétaires cumulés qui plongent des
fractions toujours plus larges de la population dans la pauvreté.
Entre 1991 et 1998, le PIB russe chute de 40 %, et la pauvreté
est multipliée par dix. Premier exportateur mondial de pétrole,
mais victime en 1996 de la dépréciation des cours du brut
(consécutifs à la crise asiatique), le pays ne peut plus faire face
au remboursement de sa dette - qu’il suspend. La parité du
rouble s’effondre avec les conséquences habituelles que l’on
sait : déficits commerciaux croissants, krach boursier
(avril 1998), fuite des capitaux placés à court terme,
dévaluation du rouble (août 1998), et moratoire sur la dette
publique à court terme (40 milliards de dollars). En 1998 la
Russie obtient du FMI un prêt de 22.5 milliards de dollars sur
trois ans mais il faut attendre 1999 pour en ressentir les effets.
Sous Eltsine, la nouvelle bourgeoisie d’affaire et les oligarques
prospèrent, le tissu social se détériore (prises d’otages,
massacres civils, viols collectifs, racket etc.) mais l’arrivée au
142
pouvoir de Vladimir Poutine (mars 2000) correspond à une
restauration de l’autorité de l’État et à une reprise économique :
en trois ans — de 2000 à 2002 — le PIB est en hausse
régulière de 20 % et — même si elle reste inférieure au niveau
de 1991 — au premier trimestre 2003, la croissance est de
6.5 %. En 2000 la dette publique s’élevait à 48.5 % du PIB, fin
2002, elle est ramenée à 28.5 % et les réserves de change qui
avaient chuté à 11 milliards après le krach d’août 1998,
remontent à 63 milliards. Enfin, avec un taux de couverture de
plus de 150 %, la Russie dispose d’une indépendance
énergétique à peu près totale.
Malgré le retour (en ex-Yougoslavie) de réactions
ultranationalistes et les succès électoraux des anciens partis
communistes en Ukraine, Lituanie, Slovaquie, Hongrie et
Bulgarie, la transition à la démocratie est de partout engagée et
— au total — la décolonisation de l’Empire soviétique apparaît
comme une opération réussie. La question Tchétchène reste à
part, mais ce sont moins les difficultés rencontrées qui
étonnent, plutôt que le fait de ne pas en avoir rencontré
davantage. L’Union Soviétique démantelée, il reste que la
Russie conserve un statut de « grande puissance » dont on
peut prendre la mesure, ne fut-ce qu’à sa capacité à infléchir —
dans un sens ou bien dans l’autre — la recomposition des
« alliances » en cours. Aujourd’hui la Russie apparaît comme
« un acteur stable et fiable de l’équilibre des puissances » et
ceci est à verser au compte de ce que l’on désigne comme « le
pragmatisme russe » (de Poutine) consistant à opérer un repli
en ordre pour préserver l’essentiel des zones d’influence
prioritaires (Ukraine, Biélorussie, Kazakhstan, Tchétchénie) et à
feindre de concéder ce que l’on ne peut éviter.
Enfin, au plan diplomatique et politique, une nouvelle
142
Poutine Vladimir (1952) Homme politique russe et actuel président de la
Russie.
120
redistribution des cartes s’est opéré entre la Russie, les Usa et
l’Europe des quinze. Initié au lendemain du 11 septembre ce
que l’on va désigner comme le « partenariat américano-russe »
se traduit par des convergences de vue sur la lutte contre le
terrorisme, la fermeture des bases militaires russes à Cuba et
au Vietnam, l’aide russe à l’intervention Us en Afghanistan, le
soutien Us à la candidature russe à l’OMC, les accords sur la
politique énergétique et la réduction des arsenaux nucléaires
etc. Ce partenariat rencontre ses limites avec l’invasion de l’Irak
par les Etats-unis et la participation de la Russie au « front du
refus ».
Symétriquement, cadrées par l’APC (Accord de partenariat et
de Coopération) de 1997 les relations avec la Communauté
Européenne se stabilisent : aide européenne à la stratégie de
transition, accords commerciaux et douaniers et ouverture en
1998 de négociations sur l’adhésion à l’Otan et à la
Communauté Européenne de pays autrefois satellites de l’Urss
etc. Dernier épisode en date, mais antérieur à l’invasion de
l’Irak, la création du Conseil Otan-Russie (Rome, mai 2002)
définit le cadre d’un partenariat renforcé entre la Russie et les
19 membres du Traité de l’Atlantique nord. Il ne fait aucun
doute que — avec la recomposition de l’OTAN —
l’élargissement européen et la politique de défense commune
seront désormais au cœur de l’évolution à venir des relations
euro russes.
La sixième grande crise n’est pas financière, mais politique et
militaire. Elle touche l’ensemble des pays européens et elle
s’échelonne sur toute la décennie 1990 pour se conclure —
dans le cadre de l’OTAN — par l’intervention militaire des Etats
Unis au Kosovo.
143
Au lendemain de la seconde guerre mondiale, le général Tito
— leader et pilier des non-alignés — était parvenu, relativement
en marge de Moscou mais également des pays occidentaux, à
fédérer les nationalités des Balkans (serbes, croates,
bosniaques, slovènes, monténégrins, macédoniens) et les
minorités religieuses ou culturelles (narodnosti albanais,
musulmans, tziganes) autour d’un Etat unique autogestionnaire
et décentralisé. Or, à sa mort, la situation se dégrade et on
oublie le plus souvent que, dès le printemps 1981 — c’est-àdire pratiquement au lendemain de la mort de Tito survenue en
1980 — les revendications de la communauté albanaise pour
une république autonome du Kosovo se font de plus en plus
pressantes.
Liées à la baisse dramatique des remises en provenance de
l’émigration, à une bureaucratie exsangue et à un endettement
croissant, les inégalités de développement entre républiques
s’accusent. La question des nationalités et des disparités
religieuses ou culturelles revient au premier plan, la fin du
monopole politique du PC, la multiplication du nombre des
partis et la montée en régime d’une opposition politique de plus
en plus virulente, contribuent à rendre la situation de plus en
plus instable. Les contradictions entre inégalités économiques,
revendications démocratiques ou fédérales, et expression des
nationalités s’aiguisent : d’un côté la déconcentration des
143
Josip Broz Tito (1892-1980) Leader de la Yougoslavie de la seconde
guerre mondiale jusqu'à sa mort en 1980.
121
pouvoirs s’accompagne d’un autoritarisme accru au niveau
local, de l’autre l’État fédéral perd en légitimité et en autorité.
Les grandes grèves et les manifestations de rue de 1987-1988,
vont déboucher en septembre 1989 sur une modification de la
constitution qui simultanément renforce le caractère unitaire et
la vocation hégémonique de la Serbie sur les autres Etats, met
en place le pluralisme politique et affirme le droit à
l’autodétermination jusqu’à la sécession.
Dans la foulée de l’effondrement du bloc de l’Est, la
Yougoslavie implose. En 1990 les élections se multiplient ; en
mai 1991 la Serbie rompt avec l’État fédéral et à partir de là,
c’est la guerre civile : en juin de la même année, la Slovénie et
la Croatie proclament leur indépendance, la Macédoine en
septembre et la Bosnie en octobre. Tandis que les massacres
s’intensifient et que la reconnaissance des nouvelles entités
divise à la fois les pays européens et l’Onu en isolant serbes et
monténégrins, chaque communauté — à l’intérieur de chaque
nouvelle entité — joue son propre va-tout. Entre avril et
juin 1992, serbes et croates de Bosnie proclament séparément
leur indépendance et s’affrontent, alors qu’en mai — avant que
croates et musulmans ne s’affrontent à leur tour — l’Onu
décrète l’embargo.
Un premier conflit aura donc opposé la Slovénie à « l’armée
fédérale » ; un deuxième aura opposé la Croatie à l’armée
serbo-fédérale et le troisième aura mis toute la Bosnie à feu et
à sang : la guerre de Bosnie se solde par 3 millions de réfugiés,
140 000 morts et quelque 70 000 blessés ou mutilés. En
janvier 1993, le plan Vance-Owen de « cantonalisation » est
voué l’échec, la signature des accords de Dayton en
novembre 1995 consacre la partition ethnique du pays, mais
rien n’est joué pour autant. L’implosion de l’Albanie en 1997 va
relancer le processus, intensifier les opérations de l’UCK contre
les autorités serbes qui, parallèlement, vont durcir la répression
sur les populations civiles selon une spirale qui — sous
pression américaine — va déclencher l’intervention des forces
de l’Otan. Avec le début des bombardements par les forces
aériennes de l’Otan, le 24 mars 1999, il s’agit d’une opération
exclusivement aérienne, sans troupes au sol, et qui préfigure la
plupart des interventions à venir : alors que le nombre des
missions aériennes dépasse les 25 000, seuls deux avions
auront été perdus. À son tour, cette intervention, va renforcer la
répression sur les populations civiles jusqu’à ce que, le 3 juin
1999, l’Otan et la Serbie signent un accord de paix.
Du printemps 1991 à juin 1999, le démembrement de la
Yougoslavie et le dépeçage d’un pays pourtant membre de
l’Onu, constitue une phase particulièrement peu glorieuse de la
désunion européenne. Avant même que l’unité européenne
n’ait été atteinte, on aura pu penser qu’il anticipait sur sa
déconstruction ; Certains même y auront vu une répétition des
accords de Munich qui, en 1938, démembraient la
Tchécoslovaquie. Pour Ignacio Ramonet, pourtant peu enclin à
cautionner l’interventionnisme Us, « le conflit dans l’exYougoslavie a donné lieu à de telles injustices et de telles
atrocités que la non-intervention a été un crime politique
comme elle le fut en 1936-1939 durant la guerre
144
d’Espagne » .
144
Ignacio Ramonet, op. cit. p. 21.
122
Dans tous ces cas de figure, la puissance militaire nord
américaine en sortira renforcée et confirmée dans sa vocation
hégémonique.
Baisse des budgets militaires et nouvelle génération
d’armes.
La présidence de Georges Bush I (1989-1992) accompagnait,
plus qu’elle n’anticipait, les bouleversements qui nous
préoccupent. Au plan militaire, les Usa étaient intervenus en
1989 à Panama, et en 1991 au Koweït. Cependant, même si
l’intervention au Koweït est la plus importante action militaire Us
entrepris depuis vingt-cinq ans, elle s’inscrit encore dans le
schéma de la guerre froide et ne se traduit pas par une hausse
significative des dépenses militaires. Entre 1987 et 1998, liées
à l’effondrement du bloc soviétique, les dépenses militaires
mondiales chutent et les Etats-unis suivent sur ce plan la
tendance générale.
Les budgets défenses diminuent, mais le commerce des armes
augmente et la structure des transactions reproduit celle des
menaces. Malgré la mise en place du registre de vente d’armes
classiques de l’Onu distinguant 23 catégories de matériels
militaires (1991) — et adopté par le Code de Conduite de
l’Union Européenne — on ne connaît pas le montant exact des
transferts d’armement et on sait également que le terrorisme
utilise des « moyens asymétriques » qui biaisent
considérablement les données : le SIPRI, de Stockholm, évalue
ces transferts à environ 20 milliards de dollars au début des
années 2000. Cependant, des ordres de grandeur
apparaissent. En 1997 — pour un déficit global de 180 milliards
— les exportations d’armes Us représentaient 32 milliards de $
et les Usa contrôlaient près de 60 % des ventes mondiales
d’armes. Sur la période 1997-2001- avec 44.82 milliards de $
de ventes cumulées — les Usa demeurent les premiers
fournisseurs d’armes dans le monde (17.3 pour la Russie, 9.8
pour la France) mais ils sont dépassés à cette date par la
Russie dont les ventes ne cessent de progresser : 1.5 milliards
en 1995, 3.7 milliards en 2001, 4.97 milliards de $ en 2002,
contre 4.56 pour les USA. En 2002 — malgré la perte du
marché des avions de combat polonais (qui ont préféré le F16
de Lookheed-Martin au Mirage 2 000) la France vient en
troisième position (1.28 milliards) puis le Royaume-Uni
(1.12 milliards) et l’Allemagne (675 millions). En 2001, la Chine
devient le premier importateur (3.1 milliards de $) devant
Taiwan. L’Inde et le Pakistan figurent respectivement en
cinquième et dixième positions.
Par ailleurs, si les budgets défense diminuent, à l’intérieur de ce
cadre, les dépenses de recherche et de développement
augmentent, les programmes les plus coûteux (le bouclier
antimissile etc.) sont momentanément revus à la baisse mais il
s’agit — simultanément — de renouveler l’armement
conventionnel, en le remplaçant par des matériels plus
sophistiqués. Système unique de plate-forme spatiale à partir
de laquelle des armes à énergie dirigée auraient été lancées
contre les missiles adverses dans la partie haute de leur
trajectoire, le projet crusader évalué à 25 milliards de dollars est
mis en veilleuse. En marge des rivalités entre les différents
123
corps d’armée et, de la part des militaires, dicté par une hantise
du risque proche de la paralysie, l’enjeu principal de ce que l’on
aura désigné comme le « mouvement pour la réforme des
armées » ou encore « la révolution dans les affaires militaires »
aura consisté à engager la stratégie de restructuration
qu’impliquait la fin de la guerre froide en s’appuyant
principalement sur la Recherche & Développement. Le budget
de ce poste était de 48.5 milliards en 1999 et de 54 milliards en
2000. En terme tactique, priorité est donnée à la rapidité, à la
flexibilité et à la précision sur la masse, c’est-à-dire aux armes
téléguidées et aux « forces spéciales » sur l’armée de terre. Ce
programme sera repris tel quel par Donald Rumsfeld. Depuis
1995, la nouvelle ventilation des dépenses militaires s’oriente
vers l’achat de matériels high-tech coûteux et économes en
effectifs (destroyers DDG 51, avions de transport C17 etc.)
tandis que — simultanément — il s’agit de « banaliser » ou de
détruire l’armement conventionnel et de préparer une nouvelle
génération d’armes, mieux adaptées à la diversification des
menaces. Simultanément, tandis que l’objectif du Pentagone
est d’identifier de « nouveaux ennemis potentiels », l’objectif de
l’Us Strategic Command — qui coordonne la responsabilité des
forces nucléaires américaines et celui des trois principaux
offices nucléaires américains (Los Alamos, Sandia et Lawrence
Livermore) - est de diversifier la gamme des options nucléaires
disponibles. Il s’agit principalement de la bombe
électromagnétique (e-bomb) à haute précision et faible
intensité, disposant d’une capacité de pénétration accrue et
visant la destruction de bunkers ou d’installations souterraines
tout en réduisant les « dommages collatéraux ». On comprend
qu’en 1999, le Sénat ait refusé de ratifier le Traité d’interdiction
complète des essais nucléaires (CTBT : Comprehensive Test
Ban Treaty) et cela est d’autant plus préoccupant que — dès
1997 — l’Us Enrichment Corporation (USEC), la société nord
américaine qui enrichit l’uranium et dont les profits à cette date
s’élevaient à 120 milliards de dollars passait sous contrôle
privé. Aux Usa cette mesure aura suscité des remous. En
Europe, à quelques exceptions près, elle sera pratiquement
passée inaperçue.
Nommé par Bill Clinton en décembre 1996, le nouveau
145
secrétaire à la défense — William Cohen — est un
républicain ; dans l’année qui suit (septembre 1997), Clinton fait
de la surenchère sur les propositions budgétaires du
Pentagone. Dés février 1999, Cohen présente un plan
sextennal (2000-2005) de dépenses militaires en hausse de
120 milliards de dollars qui — selon le Washington Post —
représente alors « une demande d’argent sans précédent de la
part des services en uniformes, requérant un transfert massif
de ressources fédérales, soit une augmentation de plus de
10 % par rapport au budget actuel de la défense, presque égal
au budget entier du département de l’éducation ». Pour la seule
année 1999, la hausse est d’environ 20 milliards de dollars et,
dans le Projet de budget pour l’année fiscale 2000, présenté
par le président Clinton, le seul poste pour les dépenses
145
William Sebastian Cohen (1940) Politicien républicain américain de l’Etat
du Maine. Il fut Secrétaire d’Etat à la Défense sous la deuxième Présidence
Clinton (1997-2001).
124
militaires (281 milliards de dollars) est supérieur à la somme
cumulée de la totalité des autres postes budgétaires
(277 milliards). La hausse s’amorce des 1998-1999, en même
temps que le déficit commercial explose : en 2001, avant donc
l’arrivée de Georges Bush au pouvoir, le budget nord américain
de la défense est de 320 milliards de dollars, de 70 % environ
plus important que les budgets des cinq premiers pays
dépensant le plus. La Russie - qui vient en deuxième position dépense six fois moins. L’Irak, la Libye, la Corée du nord,
Cuba, le Soudan, l’Iran et la Syrie — c’est-à-dire le club des
« Etats voyous » — vingt-cinq fois moins, dont la moitié pour
l’Iran.
Les présidentielles 2 000 témoignent d’un remarquable
consensus « bipartisan » sur les questions militaires et de
défense. Le sénateur Joseph Liebermann — colistier
146
démocrate d’Al Gore — s’étant prononcé en faveur du
bouclier anti-missiles (NMD) également préconisé par Georges
Bush II, pour la première fois depuis les années 1960, le
candidat démocrate propose de dépenser davantage pour la
défense. Simultanément, alors qu’il s’agit d’amorcer le
redéploiement stratégique de la sphère occidentale vers les
pays de l’Est et l’Eurasie (doctrine Monroe) tout en bloquant le
développement d’un potentiel militaire européen autonome, il
s’agit également de désigner de nouvelles cibles (le modèle
Brzezinski). Or, et signe que les enjeux se recomposent,
rarement au cours de son histoire, la diplomatie nord
américaine n’aura été d’une telle arrogance.
Une diplomatie de l’arrogance.
Depuis la fin de la guerre de Corée (1953) jusqu’à l’invasion de
l’Irak (2003), la diplomatie nord-américaine est d’une
remarquable continuité : on met tout en œuvre pour obtenir une
caution internationale ; lorsqu’on n’obtient pas cette caution, on
passe outre et, lorsqu’il advient que l’on soit sanctionné, on
oppose son droit de veto. Dans tous les cas, la justification est
identique. Jusque-là on évoquait « la défense des intérêts
américains contre l’agression russe » et il s’agissait « d’assurer
la sécurité de l’Amérique » ; désormais on anticipe en étendant
la notion de « légitime défense » — le fameux article 51- à
l’ensemble de la planète.
Lors du bombardement de la Libye en 1986 Reagan déclara
qu’il s’agissait de « contribuer à un environnement international
de paix, de liberté et de progrès dans lequel notre démocratie
et les autres nations libres pourront s’épanouir », mais déjà il
évoquait « la légitime défense contre une agression future ». Au
même moment Georges Schultz admet que le terme de
« négociation est un euphémisme qui signifie capitulation si
147
l’ombre du pouvoir ne plane pas sur le tapis vert » .
L’administration Clinton va généraliser cette diplomatie de la
146
Albert Arnold Gore, Jr. (1948) Homme politique, professeur, homme
d’affaire et environnementaliste nord américain. Il fut le 45ème vice président des
Etats-Unis durant l’administration Clinton de 1993 à 2001.
147
Geoges Schultz, 14 avril 1986.
125
148
menace et James Schlesinger observe « qu’au cours du
premier mandat de Bill Clinton, les Etats-unis ont imposé ou
menacé d’imposer des sanctions 60 fois à l’encontre de 35
pays qui, à eux tous, rassemblaient 45 % de la population
149
mondiale » .
La notion « d’agression interne » avait déjà été évoquée à
propos du Vietnam. L’invasion du Panama fut défendue au
Conseil de sécurité au nom de l’article 51 qui, selon Thomas
150
Pickering : « autorise l’usage de la force armée pour
défendre un pays, défendre nos intérêts et notre peuple ». En
juin 1993, se référant à l’article 51, Albright explique que les
bombardements sur l’Irak sont destinés « à nous défendre
contre une agression militaire » (tentative d’assassinat contre
151
Bush père) et Douglas Hurd alors ministre des Affaires
étrangères britannique s’y réfère toujours en soutenant qu’il
autorise un Etat à user de la force pour « contrer les menaces
pesant sur ses ressortissants ».
Dès cette période, ce que les nord américains désignent
comme « a go it alone attitude » devient le mot d’ordre de la
diplomatie. En 1998, Clinton revendique pour les Etats-unis le
droit de « riposter quand, où et à la manière qu’ils auront
152
décidée » et à peu près au même moment, Madeleine
Albright — alors ambassadeur Us auprès de l’Onu - fait savoir
que « les Américains agiront multilatéralement (s’ils le peuvent)
et unilatéralement (s’il le faut) ». Cela va si loin que Charles
Maechling Jr, ancien conseiller au département d’État,
reconnaît que Madeleine Albright est « le premier secrétaire
d’État dans l’histoire des Etats-unis dont la spécialité en matière
de diplomatie consiste à sermonner les autres gouvernements,
à tenir des propos menaçants et à se vanter sans vergogne de
153
la puissance et des mérites de son pays » .
Pourquoi se priver d’intervenir lorsqu’on dispose de la force
pour le faire et que — au niveau du droit — le recours au veto
constituera toujours une solution ultime ? En 1986, un an après
que le Nicaragua ait déposé plainte devant la cour
internationale de justice, celle-ci condamne les Usa pour
« usage illégal de la force » et se heurte au veto nord
américain. De même, lors du retrait partiel de Panama, les
Etats-unis opposeront leur veto à une résolution qui les
condamnait pour « violation flagrante du droit international et
mépris de l’indépendance, de la souveraineté et de l’intégrité
territoriale des Etats », en réclamant le « retrait total des forces
148
James Rodney Schlesinger (1929) Secrétaire d’état à la défense de 1973
à 1975 sous les présidence de Richard Nixon et Gérald Ford. Il fut le premier
secrétaire d’état à l’énergie sous Jimmy Carter.
149
Schlesinger, cité par Thierry de Montbrial, Quinze ans qui bouleversèrent le
monde, Paris, Dunod, 2003, p. 323.
150
Thomas Reeve "Tom" Pickering (1931) Ambassadeur des Etats unis à
l’ONU de 1989 à 1992
151
Douglas Richard Hurd, Baron Hurd of Westwell (1930) Homme politique
britanique qui servit sous les gouvernements conservateurs de Margaret
Thatcher et John Major entre 1979 et 1995.
152
Bill Clinton, New York Times, 24 février 1998.
153
Cité par Thomas W. Lippman, p. 165.
126
d’invasion américaines de Panama ». La conclusion de Noam
Chomsky sur ce plan est radicale : « plus un Etat dispose de la
capacité d’user de la violence, plus est grand son mépris pour
la souveraineté des autres […] aucune question de législation
internationale ne vaut lorsque le prestige, la position ou la
154
puissance des Etats-unis sont en jeu » .
Mais la nouveauté vient peut-être d’ailleurs. Rarement dans
leur histoire les Etats-unis auront revendiqué aussi fort et aussi
haut une liaison aussi étroite entre leurs intérêts économiques
et leur action diplomatique ou militaire. L’argument est évoqué
par Bill Clinton à propos de la Yougoslavie : « Nous soutenons
nos valeurs, faisons avancer la cause de la paix et protégeons
155
nos intérêts » . Il avait déjà été avancé à propos d’Haïti où il
s’agissait alors de « préserver la démocratie dans (son)
hémisphère et renforcer la sécurité et la prospérité de
l’Amérique ». Mais c’est probablement son discours sur l’état de
l’Union de janvier 2000 qui en donne toute la mesure : « pour
réaliser toutes les opportunités de notre économie, nous
devons dépasser nos frontières et mettre en forme la révolution
qui fait tomber les barrières et met en place les nouveaux
réseaux parmi les nations et les individus, les économies et les
cultures : la globalisation. C’est la réalité centrale de notre
époque […]. Nous devons être au centre de tout réseau global
vital. Nous devons admettre que nous ne pouvons bâtir notre
156
avenir sans aider les autres à bâtir le leur » .
Désormais, non seulement la liaison entre intérêts
économiques privés et interventions militaires est clairement
revendiquée, mais — tandis que l’éventail des « intérêts vitaux
des Usa » ne cesse de s’élargir — il s’agit également d’en
valider l’exercice à toutes les institutions ou régions de la
157
planète où il risquerait d’être mis en défaut. M. Kantor ,
conseiller de Clinton pour le commerce extérieur, sur ce point
ne laisse subsister aucune équivoque : « l’époque de la guerre
froide, au cours de laquelle nous négligions d’intervenir lorsque
nos partenaires commerciaux manquaient à leurs
engagements, cette époque est révolue. Notre sécurité militaire
158
et notre sécurité économique ne peuvent être séparées » .
Par ailleurs, la déclaration dite de Washington (avril 1999)
associe très clairement les missions de l’OTAN au maintien des
approvisionnements énergétiques : « la protection de la
sécurité de l’Alliance (atlantique) peut être affectée par d’autres
risques d’importance majeure (qu’une attaque armée), tels que
les actes de sabotage et le crime organisé, ainsi que
l’interruption d’approvisionnements en ressources vitales » (art
24). Entendons le pétrole. Enfin, et c’est sans doute là
l’essentiel, au début des années 2000, le recensement des
154
Noam Chomsky p. 142 et 147.
155
Bill Clinton, New York Times, 23 mai 1999.
156
www.whitehouse.gov/wh/sotuoo/sotu-text.htlm.
157
Michael "Mickey" Kantor (1939) Homme d’affaire et économiste américain
qui participa à la campagne électorale Clinton-Al Gore. Il fut négociateur pour
les relations commerciales américaines de 1993 à 1997. Il fut aussi secrétaire
d’état au commerce de 1996 à 1997.
158
Cité par Gowan, art. cit.
127
intérêts vitaux des Usa » par un panel d’expert souligne très
nettement - parmi d’autres intérêts - le maintien de la stabilité et
de la viabilité de ses réseaux commerciaux, financiers, de
transport et d’énergie.
Simultanément, rarement, la position des Etats-unis au sein des
agences internationales n’aura été aussi intransigeante. En
1978, les cinq puissances nucléaires officielles — c’est-à-dire
les cinq membres du conseil de sécurité des Nations Unis —
avaient pris l’engagement de ne pas utiliser la force nucléaire
contre un pays qui n’en disposait pas. Cet engagement sera
repris par les cinq en 1994 lors de la prorogation du traité de
non-prolifération (TNP) mais — dés septembre 1996 — Clinton
signe une directive qui revient sur ce point et, même si les Usa
s’engagent à le respecter, ils ne ratifient pas le traité
d’interdiction complète des essais nucléaires (TICE). En
décembre 1997, les Etats-unis refusent de ratifier le traité
d’Ottawa interdisant les mines antipersonnelles. Fin 2001, Bush
dénoncera unilatéralement le traité antibalistique ABM qui
garantissait depuis 1972 l’équilibre de la terreur froide. Votée
en 1996, la loi d’Amato (ou d’Amato-Kennedy) vise à étendre le
champ d’application de la législation américaine en matière
commerciale au-delà du territoire national, et donc de partout
dans le monde. Heureusement ce sera un échec, de même
qu’en avril 1998 — sous la pression des mouvements alter
mondialistes — les négociations pour un accord multilatéral sur
les investissements (AMI) échoueront.
En 1997, 168 pays signent le protocole de Kyoto sur la
réduction des émissions de gaz à effet de serre. Il sera ratifié
par les Quinze (mai 2002) mais, dès son accession à la
présidence (janvier 2001), George Bush s’en retirera et c’est
l’un des points sur lequel bute toujours l’adhésion de la Russie
à l’OMC. Le refus par les Usa d’abroger la loi sur les sociétés
de vente à l’étranger permettant à certaines entreprises
américaines de délocaliser leurs bénéfices à l’exportation dans
certains paradis fiscaux (Foreign Sales Corporation) — et qui
revenait donc de manière indirecte à les subventionner — fera
que les Etats-unis seront condamnés à de nombreuses reprises
par l’OMC. En mars 2002 — signe que malgré les accords en
vigueur et leur adhésion officielle à l’idéologie du libre-échange
— ils peuvent imposer leur loi en matière tarifaire, ils décident
de manière unilatérale de relever de 30 % leurs droits de
douanes sur leurs importations d’acier. Même aux Etats-unis, la
décision reste incompréhensible : « Georges W. Bush has
cooked up an unpalatable (désagréable) confection of Tariffs
159
and import quotas that mock his free trade rhetoric » .
160
De même, alors que Mario Monti , commissaire européen à la
concurrence depuis 1999, provoque l’échec de l’acquisition de
Honeywell par General Electric, l’ultimatum Us sur le blocage
par sept pays européens d’importations de produits contenant
des OGM, relance l’escalade des antagonismes entre l’Union
européenne et Washington. Enfin, pour protéger leur industrie
pharmaceutique les Etats-unis refusent encore en
159
Georges F. Will, International Herald Tribune, 8 mars 2002.
160
Mario Monti (1943) Economiste et homme politique italien. Commissaire
européen de 1995 à 2004. Membre de la commission trilatérale.
128
septembre 2003 de souscrire aux accords sur les médicaments
génériques, et il en sera de même pour les négociations
amorcées en novembre 2001 sur le volet agricole du cycle
commercial de Doha, laissant peser des incertitudes sur leur
achèvement — initialement prévu pour décembre 2004 — mais
qui se poursuivent toujours.
De même, la convention sur les droits de l’enfant sera ratifiée
par tous les pays au monde sauf deux : les Usa et la Somalie
qui ce jour-là était absente. Mais c’est probablement en matière
d’arbitrage international que leur position est la plus
symptomatique. En juillet 1998, ils refusent l’accord instituant
une cour pénale internationale qu’ils n’acceptent toujours pas,
jusqu’à aujourd’hui, de reconnaître. En juillet 2002, au Conseil
de sécurité des Nations Unies, ils feront un chantage
inacceptable pour mettre en balance la prolongation de leur
mandat en Bosnie-Herzégovine avec une modification des
statuts de la cour et, en juillet 2003, en représailles au soutien
qu’ils apportent à cette cour, les Etats-unis suspendront leur
aide militaire à 35 pays. Robert Kagan a raison de faire
observer que « lorsque les Etats-unis exigent l’immunité et un
traitement de faveur pour les puissants, cela revient à saper le
principe même que les Européens tentent d’imposer, à savoir
que toutes les nations fortes ou faibles soient égales devant la
161
loi et (que) toutes aient pour obligation de la respecter » .
C’est le principe même de la démocratie et tenter d’y échapper
c’est sortir du consensus démocratique en crédibilisant la
dictature. Cela donnera Guantanamo et les tortures de la prison
d’Abou Ghraïb à Bagdad. Dans l’immédiat, élu à la sauvette,
Georges W. Bush II s’empare du relais que lui offre Clinton.
161
Kagan, La puissance et la faiblesse. Les Etats-Unis et l’Europe dans le
nouvel ordre mondial, Paris, Plon, 2003, p. 100
129
Partie III
Du "welfare state" au "warfare
state".
Nous l’avons vu, la seconde guerre mondiale aura réussi là où
le New Deal avait échoué. Roosevelt meurt en avril 1945,
quelques mois donc après le début de son quatrième mandat et
deux mois avant la reddition allemande (mai 1945). C’est le
seul président à avoir sollicité et obtenu quatre mandats
successifs. Ce point d’ailleurs fera l’objet d’un amendement
constitutionnel. Truman lui succède au mois d’août 1945 et
prend « seul » la décision d’utiliser l’arme atomique. Longtemps
après, cette décision fait encore l’objet de controverses : désir
de mettre fin rapidement aux pertes alliées en mettant
l’adversaire à genoux, ou nécessité de justifier les
investissements considérables consentis pour le projet
atomique ? Alors que le Japon était sur le point d’accepter une
reddition pratiquement sans condition, la manière dont les Usa
mettent un terme à la deuxième guerre mondiale a pour effet
immédiat d’évincer l’URSS des négociations de paix, d’affirmer
la volonté Us de main mise sur la région asiatique et de
préparer les conditions de la « guerre froide » dont elle
constitue le « premier acte ». Probablement parce qu’elle
n’aura pas donné lieu à un conflit ouvert, on aura trop eu
tendance à considérer que la « guerre froide » n’en était pas
une. Il faut cependant se rendre à l’évidence : pendant
quarante-cinq ans (1945-1990) les Etats-unis seront restés en
permanence sur un pied de guerre atomique et cela s’inscrit
parmi les tendances profondes de l’économie Us. Or cela – et
pour cette période - n’est peut-être pas l’essentiel.
Pour cette période, l’essentiel pourrait bien être que nous
passions d’un « modèle » à l’autre (civil vs militaire) ou – plus
exactement – que la preuve ait été faite ici que ces deux
modèles ne s’opposaient pas. Peu importait que les Etats-Unis
perdent la guerre du Viêt-Nam – et tout en témoigne – si l’effort
militaire permettait de générer des excédents qui fassent que la
guerre intérieure soit gagnée, en relançant à son tour la course
aux excédents. Car c’est ainsi : au cours de cette période et
tandis qu’ils étaient engagés sur un front extérieur qui les
excédait de toutes parts – avec la question raciale - les EtatsUnis auront frôlé la guerre civile. La guerre intérieure aura
probablement été aussi difficile à gagner que la guerre
extérieure. La deuxième aura été perdue, la première aura
momentanément été gagnée, mais les deux étaient liées :
rappelons que 85% des effectifs mobilisés au Viêt-Nam étaient
noirs. C’est cette évolution – et cette transformation – que l’on
observe lorsque nous passons de la guerre de Corée à celle du
Viêt-Nam.
130
Chapitre 1 De la Corée au Viêt-Nam : 1950-1975.
Au lendemain de la deuxième guerre mondiale les Etats-unis
désarment : en 1950, ils ne consacrent plus que 13.7 milliards
pour leur défense (contre 42.6 encore en 1946), leurs effectifs
militaires ont été réduits de 12.5 à 1.38 millions d’hommes et
cela se traduit par une réduction considérable des dépenses
gouvernementales qui — entre 1945 et 1948 — sont divisées
par trois : de 92.7 à 29.7 milliards de dollars, c’est-à-dire 11 %
du PNB dont 30 % pour l’armée. Cela suffit d’ailleurs à conduire
les opérations de police internationale qui accompagnent les
débuts de la guerre froide.
Dans l’immédiat donc, des budgets militaires à la baisse
suffisent à baliser leurs prétentions impériales : les Usa
interviennent successivement en Iran et en Yougoslavie (1946),
en Uruguay (1947), en Grèce (1947-1949), en Chine (19481949), en Allemagne (1948), au Porto Rico (1950) et aux
Philippines (1948-1954). La plupart du temps, il s’agit
d’opérations de commandos pilotés par la CIA — c’est le cas
par exemple aux Philippines contre la rébellion Huk — mais les
marines sont également mis à contribution, et les résultats
obtenus sont sans commune mesure avec les moyens
engagés : toujours des moyens relativement modestes, pour
des résultats considérables.
Or, au lendemain de la guerre, la crise est bien réelle. Bien que
le PNB continue de croître (de 5 % en moyenne par an
entre 1946 et 1949) l’inflation reprend, le chômage qui était
tombé à 1.2 % en 1944 remonte à 5.5 % en 1949, le pouvoir
d’achat diminue, les grèves se multiplient et les agriculteurs
exercent une pression continue à la hausse des prix des
denrées alimentaires de base. Comme dans l’entre-deuxguerres, les budgets fédéraux augmentent à nouveau : des
programmes de travaux publics et d’équipements ménagers, ou
encore d’aide aux soldats démobilisés, à quoi il faut également
ajouter le relèvement du salaire minimum (1949) permettent en
partie de redresser la tendance, mais cela n’est pas suffisant.
Quelque chose de probablement décisif se joue alors pour
l’évolution à venir de la nation américaine : en 1948 le président
Truman demande au Congrès de rétablir la conscription et il
l’obtient. Deux ans après il déclare la guerre.
Cinq ans après la fin de la deuxième guerre mondiale, le
premier conflit d’importance dans lequel les Usa sont engagés
est la guerre de Corée qui durera trois ans (1950-1953). Au
moment du cessez-le-feu (juin 1953) les Etats-Unis ont
dépensé plus de 50 milliards dans cette guerre, ils ont envoyé
plus de 2 millions d’hommes sur le terrain, 54 000 soldats sont
tombés au combat, et on compte plus d’un demi million de
morts coréens. Il ne s’agit plus là d’une simple affaire de
« police internationale ». Ses résultats seront excellents.
Entre 1949 et 1953 les budgets fédéraux sont multipliés par
deux (de 38.8 à 76.1 milliards de dollars) et passent de 14 à
20 % du PNB, tandis que — simultanément — les dépenses
militaires sont multipliées par quatre (de 13.1 à 52.8 milliards).
Au début de 1950 sur un budget de 40 milliards de dollars, les
dépenses militaires s’élevaient à 12 milliards, soit 30 % du total
global ; en 1955 elles représentent 65 % de ce total
131
(40 milliards sur 62). Simultanément, la croissance reprend,
l’inflation diminue et le chômage baisse à nouveau : de 5.5 %
en 1949 à 2.5 % en 1953. Comme avec la deuxième guerre
mondiale, mais à moindre échelle, la guerre de Corée aura
permis de rétablir la prospérité.
L’entre-deux-guerres.
La phase qui va de la fin de la guerre de Corée (juin 1953) au
début de la guerre du Vietnam (1960-1961) est plus délicate à
interpréter. Notons tout d’abord qu’à peine une guerre terminée,
en refusant de signer les accords de Genève (juillet 1954) sur
la réunification des deux Vietnam — qui comportaient la tenue
d’élections libres avant juin 1956 — les Etats-unis préparent les
conditions du conflit suivant.
Conséquence de la fin de la guerre de Corée où il était tombé à
2.5 % en 1953, dés 1955 le chômage remonte à 4 %, et il ne
cessera pas d’augmenter jusqu’au début des années soixante :
7 % en 1958 et le taux le plus élevé depuis la crise de 1929.
Simultanément le taux d’utilisation des capacités de production
diminue régulièrement : pour une base 100 en 1950, cet indice
tombe à 98 en 1953, 92 en 1955, 85 en 1957 et 80 en 1961,
c’est-à-dire un taux inférieur à celui de 1929 où il était de 83 %
(Tableau 6).
Par ailleurs — seul exemple que nous connaissions au cours
de la période — si les dépenses gouvernementales progressent
à un rythme légèrement inférieur à celui du PNB, les dépenses
militaires chutent en valeur absolue, et donc relative : de 49.2 à
48.1 milliards de dollars entre 1954 et 1960. D’un côté en effet,
et même si cette progression ne cesse de fléchir, le PNB
progresse à un rythme annuel moyen de 4.8 % par an. D’un
autre côté, la part des dépenses civiles par rapport aux
dépenses militaires ne fait que progresser — alors qu’elle tend
à diminuer en temps de guerre — et on voit bien que le surplus
augmente à un rythme supérieur à celui du PNB : entre 1950
et 1960, il progresse de 10.5 % par an en moyenne. D’après les
calculs de Baran & Sweezy si - au cours de la guerre de Corée
(1950-1953) - les dépenses gouvernementales absorbent près
de 40 % du surplus total généré, cette proportion augmente
dans les années qui suivent (1954-1960) jusqu’à 50 %, comme
elle avait augmenté — jusqu’à 56 % — dans les années qui
avaient suivi la deuxième guerre mondiale (1946-1950).
Entre 1955 et 1960, alors que le taux annuel moyen de
progression des dépenses fédérales est de 6.5 % celui des
dépenses militaires est de 2.5 %, et celui des dépenses civiles
de 11.5 %. Eisenhower crée le ministère de la santé, de
l’éducation et des affaires sociales, lance un programme
d’autoroutes, renforce les retraites garanties par l’État et en
1957 — l’année où la cour suprême reconnaît la légitimité des
revendications de la communauté noire — la Maison-Blanche
présente au Congrès un budget qui accuse un déficit
considérable pour l’époque. Dans le même temps, le taux de
pauvreté baisse aux Etats-unis, le salaire horaire moyen dans
l’industrie américaine augmente de 81 % en valeur entre 1950
et 1965, « celui des mineurs de 80 %, celui des ouvriers de la
métallurgie de 102 %, celui des ouvriers de l’automobile de
132
162
88 %, celui des ouvriers de la boucherie de 114 % » . Il nous
faut donc admettre que les dépenses civiles prennent encore le
relais des dépenses militaires lorsque celles-ci se heurtent à un
plafond d’absorption interne et que c’est un moyen
« d’acheter » la paix civile.
Toutefois, au cours de ces sept années qui séparent la fin de la
guerre de Corée du début de la guerre du Vietnam et qui
correspondent au double mandat républicain d’Eisenhower, la
pression militaire se maintient : les Usa interviennent en Iran
pour installer le Shah au pouvoir (1953), au Vietnam pour
soutenir les troupes françaises d’occupation (1954), au
Guatemala après la nationalisation des compagnies Us (1954),
en Égypte lors de la crise de Suez (1956) et — pour la seule
année 1958 — ils sont présents à la fois au Liban, en Irak, en
Chine et au Panama. Mais il s’agit d’interventions relativement
peu coûteuses et compatibles avec un frein mis à la Recherche
& Développement : alors que les Soviétiques mettent en orbite
le premier satellite spatial (Spoutnik : octobre 1957) et prennent
de l’avance au plan militaire (missiles Gap), dans le mois qui
suit, le Pamplemousse nord américain échoue lamentablement
(novembre 1957) mais sans que cela ne se traduise par une
augmentation significative des budgets militaires. Nous avons
vu quelle était la teneur du discours d’adieu d’Eisenhower. Ce
retard sera l’un des principal argument de campagne de
Kennedy alors que – de manière étrange et loin de l’inverser –
la guerre du Viêt-Nam va reconduire ce schéma.
Le Viêt-Nam.
Kennedy est élu en novembre 1960 sur le thème de la
« nouvelle frontière » et en l’espace seulement de quinze mois,
son administration augmente le budget de la défense de
9 milliards, accroît considérablement l’aide militaire au Sud
Vietnam et doit faire face à la crise des missiles à Cuba
(octobre 1962). Les trois premiers soldats américains meurent
en janvier 1963, Kennedy est assassiné en novembre de la
même année, et Lyndon Johnson (vice-président) — qui est élu
en 1964 avec 16 millions de voix d’avance sur le sénateur
163
républicain Goldwater — hérite du conflit.
Sept ans après la fin du conflit coréen, le deuxième conflit
d’importance dans lequel les Etats-unis s’engagent est la
guerre du Vietnam qui cette fois va durer quinze ans (19611975) dans des conditions que personne depuis n’aura
oubliées : plus de 500 000 soldats sont mobilisés, elle fera
50 000 morts américains, 400 000 morts sud vietnamiens et
900 000 nord-vietnamiens et le Vietnam va être la première
guerre de leur histoire que les Usa vont perdre.
En août 1964 — avec la résolution du Tonkin votée par le
Congrès à une majorité écrasante (416 voix contre 0 à la
Chambre et 88 contre 2 au Sénat) Johnson obtient carte
blanche pour intensifier les combats ; les premiers
bombardements du nord commencent en janvier 1965 et
162
Serge Halimi, op. cit. p. 56.
Barry Goldwater (1909-1998) Cinq fois sénateur de l’Arizona (1953–1965,
1969–87), il fut désigné par le parti républicain pour les elections présidentielle
de 1964.
163
133
jusqu’à l’arrêt officiel des hostilités (janvier 1973) les crédits
fédéraux seront sans cesse reconduits. En 1968, Johnson ne
se représente pas et Nixon (républicain) est élu, puis réélu en
1972. Il restera en poste pratiquement jusqu’à la fin de la
guerre avant de démissionner (août 1974). La guerre du
Vietnam donc s’éternise. Cela bien évidemment n’interdit pas
aux États-Unis d’intervenir simultanément dans d’autres parties
du monde et sur d’autres théâtres d’opération : c’est le cas à
Cuba (1961 et 1962), au Laos (1962), à nouveau à Panama
(1964), en Indonésie (1965), en République dominicaine (19651966), au Guatemala (1966-1967), au Cambodge (1969-1975),
dans le sultanat d’Oman (1970), au Laos (1971-1973), ou
encore au Chili (1973), dans ce cas pour renverser le régime de
164
Salvador Allende .
Les Etats-unis perdent la guerre, mais ce n’est pas faute d’y
avoir mis les moyens : tout au long de cette période, les lignes
de crédit militaire seront régulièrement reconduites. Cependant
— nouveau paradoxe — pendant toute la période de guerre, et
à l’exception des années 1966 à 1968, la progression et le
volume des budgets civils seront très largement supérieurs à
ceux des budgets militaires. Les Etats-unis entrent dans — et
sortent de — la guerre la plus importante qu’ils aient menée au
cours de leur histoire avec des budgets civils à la hausse. On
voit bien que quelque chose se transforme : contrairement à la
seconde guerre mondiale ou à la guerre de Corée — et pour la
première fois malgré l’intensification de l’effort de guerre — les
dépenses civiles l’emportent et prennent le pas sur les
dépenses militaires. Jusque-là on pouvait penser que les
dépenses militaires émargeaient sur les dépenses civiles ;
désormais, elles permettent — au moins en partie — de les
financer. Il faut donc qu’elles « rapportent », et davantage que
ne coûtent les dépenses civiles et on sait que celles-ci auront
permis de financer la paix civile, en évitant une guerre qui l’eut
été.
On connaît les principales causes de cette hausse des
dépenses civiles. Préparée puis accompagnée par les acquis
de la cour Warren (1953 -1969), désormais la ségrégation
raciale heurte de plein fouet le libre jeu des mécanismes
économiques et démocratiques et crée les conditions de
menaces intérieures difficilement supportables. On oublie trop
souvent que le premier étudiant noir autorisé à s’inscrire dans
une université (James Meredith, en 1962 à l’université d’Ole —
Mississipi) devra le faire sous escorte militaire. En 1965 le
président Johnson lance sa « guerre contre la pauvreté ». Il
s’agit d’abord de la création en 1965 des programmes de
couverture santé (medicare pour les personnes âgées ;
medicaid pour les plus pauvres). Il s’agit ensuite — en liaison
avec l’obtention formelle de l’égalité de droits (Arrêt Brown de
1954) et du vote de la loi sur les droits civiques (le Civil Rights
Act de 1964) qui interdit la discrimination raciale pour l’emploi,
l’éducation, la résidence et le transport — du lancement du
programme de discrimination positive (1967) qui accompagne
les révoltes dans les ghettos noirs (1964-1968). Socialement le
164
Salvador Isabelino del Sagrado Corazón de Jesús Allende Gossens
(1908 - 1973) Président socialiste du Chili de novembre 1970 au 11 septembre
1973, date à laquelle il fut renversé par un violent coup d’état des militaires qui
mirent au pouvoir le général Augusto Pinochet. Allende se suicida durant le
coup d’état.
134
virage est significatif : « en dollars constants (1986) le coût des
programmes de lutte contre la pauvreté était de 15 milliards de
dollars avant 1962. Il progresse de 27 milliards de dollars
pendant les deux années suivantes de l’administration Kennedy
(1962-1963) puis pendant celles de son successeur Lyndon
Johnson (1963-1969). Ensuite la progression s’accélère —
54 milliards de dollars au cours des administrations Nixon et
165
Ford (1969-1977) » . Conjugués avec l’effet des dépenses
militaires, les résultats ne se font pas attendre.
D’avril 1961 (fin de la récession Eisenhower) à décembre 1969
(106 mois) les Etats-unis enregistrent la période d’expansion la
plus longue de leur histoire. Il faudra attendre le milieu du
mandat de Bush I (mars 1991) - puis le double mandat Clinton
(1993 - mars 2001) - pour enregistrer une période d’expansion
aussi longue et aussi soutenue.
Comme dans le cas de la seconde guerre mondiale, ou de la
guerre de Corée, la croissance repart. Entre 1955-1956 et
1960-1961 le taux de croissance était tombé de 8.1 % à 2.1 %
pour une moyenne annuelle de 5 %. À partir de 1961-1962 il
remonte à 7.1 % pour atteindre 11.4 % à la fin de la guerre
avec une moyenne annuelle de 7.8 %. En dollars constant le
taux de croissance du PNB entre 1950 et 1960 était de 3.2 % ;
il passe à 3.9 % entre 1960 et 1970 pour redescendre
légèrement ensuite (3.3 % entre 1970 et 1978).
De même, entre 1953 et 1961 le taux de chômage était passé
de 2.5 % à 6.7 % de la population active ; avec la guerre du
Vietnam, il diminue : 5.7 % en 1963, 5.3 en 1966, 3.4 en 1969.
Avant la deuxième guerre mondiale, les taux de chômage
oscillaient entre 15 et 25 % de la population active. Au
lendemain de la guerre, on admet assez rapidement que le
plein-emploi est réalisé s’il se stabilise à un taux inférieur ou
égal à 4 %. Entre 1945 et 1961 ce sera le cas à six reprises
différentes et le reste du temps, il va osciller entre 4.1 et 6.8 %
(récessions de 1949, 1954, 1958 et 1961). Entre 1961 et 1973
— c’est-à-dire pendant toute la durée de la guerre du Vietnam il se stabilise aux alentours de 4.9 % en moyenne de la
population active et, avant 1965, l’inflation est peu importante :
1.8 % entre 1957 et 1960. Avec la guerre, on observe une
première poussée inflationniste qui atteint les 3 % et même
dépasse les 4 % à la fin des années 1960 puis elle est de 4.5 %
en moyenne par an de 1967 à 1973. Simultanément, on a le
sentiment que si la guerre du Vietnam soutient la croissance,
c’est de moins en moins vrai au fur et à mesure qu’elle se
poursuit : en dollars constants, le taux annuel moyen de
croissance du PNB entre 1960 et 1973 est de 4.1 % mais il est
de 4.6 % entre 1960 et 1967 et de 3.6 % entre 1967 et 1973
(Tableau 6).
De 1964 à 1969 le taux de chômage des noirs et des
hispaniques baisse de moitié, le nombre d’étudiants noirs
double dans les années 1970, le nombre des pauvres recule de
25 % et celui des Américains vivant au-dessous du seuil de
pauvreté est divisé par deux. Au moins jusqu’en 1980 — les
avancées sont réelles et nous retrouvons là les caractéristiques
habituelles de « l’effet de guerre ». Cependant la nouveauté
165
David Stockman, The Triumph of Politics: why the Reagan revolution failed,
Harper & Row, New York, 1986, p. 410.
135
vient d’ailleurs.
Mesure jusqu’alors impensable pour un républicain, en
août 1971 Nixon impose un contrôle des prix et des salaires et
abolit la convertibilité du dollar en or ; si d’un côté cette mesure
sanctionne un affaiblissement relatif de l’économie américaine
incapable de supporter plus longtemps des parités
« administrées », de l’autre elle crée les conditions d’un
système financier dont le dollar va sortir renforcé, en ayant la
capacité de s’affaiblir. Or, si la dévaluation du dollar ne
rééquilibre pas les échanges — au contraire — dans un
premier temps, elle retourne les flux d’investissements directs
et — dans un deuxième temps — elle libère les flux financiers
tout en anticipant sur les chocs pétroliers à venir.
Dans une très large mesure c’est la situation pétrolière qui
permet de comprendre une période d’expansion aussi longue et
soutenue, compatible avec un double effort de « guerre » : civil
et militaire.
Chapitre 2
L’équation pétrolière : 1945-1980
On a souvent présenté la politique énergétique suivie par les
Etats-unis au lendemain de la seconde guerre mondiale comme
animée par le seul souci de préserver leurs réserves
domestiques et de limiter leurs importations de manière à
maintenir leur dépendance énergétique au niveau le plus bas
possible. C’est exact, mais on aura rarement souligné à quel
point ces objectifs étaient contradictoires. Par ailleurs, on n’aura
pas suffisamment analysé le jeu - ni les intérêts - des acteurs
en présence.
Dans un premier temps (1945-1970) alors que les Majors
contrôlent le jeu pétrolier mondial en maintenant des prix
stationnaires, le marché nord américain reste coupé du marché
mondial. Or, tandis que le monopole des Majors est battu en
brèche aussi bien par les Indépendants texans que par les
firmes d’États européennes ou l’Opep, la dépendance
énergétique augmente et les réserves diminuent. C’est
l’ensemble de ce processus qui va aboutir aux deux crises de
1973 et 1979-81.
Il ne faut pas opposer les deux chocs pétroliers de 1973
et 1979 ; longuement préparés depuis la fin des années 1960,
ils cumulent leurs effets et se complètent : compte tenu des
mécanismes que le premier choc met en place — le deuxième
n’est que la conséquence du premier. Avec le premier choc,
tout témoigne du fait que les objectifs ne sont pas atteints : la
consommation ne diminue pas, les importations doublent en
volume, les réserves plafonnent et le système des doubles prix
se maintient. À nouveau, les Usa ont intérêt à des prix à la
hausse. Le deuxième choc va balayer tout cela, et c’est
pratiquement chose faite en 1983.
Après avoir identifié les acteurs en présence, commençons par
montrer que — sans pouvoir le provoquer — les Etats-unis
avaient intérêt au premier choc pétrolier mais qu’il ne suscite
pas tous les effets qu’ils en attendaient.
136
Les causes du premier choc pétrolier.
Seuls à occuper cette position dans le concert des nations qui
participent à l’économie pétrolière, les Etats-unis ont toujours
été et restent aujourd’hui encore le premier consommateur
mondial de pétrole. Jusqu’en 1947, ils étaient exportateurs
nets, mais depuis leurs importations n’ont pas cessé
d’augmenter : aujourd’hui ils sont les premiers importateurs
mondiaux. Enfin, jusqu’en 1975, ils étaient également le
premier producteur mondial ; depuis ils sont passés en
troisième position, derrière l’Arabie saoudite et la Russie.
Premier consommateur, premier importateur, troisième
producteur - mais premier producteur jusqu’en 1975 - il ne faut
jamais perdre cela de vue lorsqu’on raisonne sur le jeu
énergétique mondial.
De 1945 jusqu’en 1973 et même bien avant — alors que le prix
du pétrole s’impose comme prix directeur de toutes les autres
sources d’énergie — le marché pétrolier international reste
dominé par les Majors nord américains, et britanniques : Esso,
Shell, Mobil, Chevron, Gulf, Texaco, BP. Ces derniers font le
lien entre le marché international et le marché intérieur Us,
lequel reste coupé du marché mondial par un système de
« double prix ».
Toutes les mesures mises en œuvre pour maintenir ce système
(et elles sont nombreuses) aboutiront à ce que nous ayons d’un
côté des prix intérieurs protégés, artificiellement soutenus à la
hausse et permettant de développer une production à des coûts
comparativement plus élevés que dans le reste du monde ;
nous aurons de l’autre — et pour des coûts exceptionnellement
bas — des prix internationaux artificiellement maintenus à la
baisse par les Majors. Au plan intérieur, cela va permettre de
soutenir la croissance tout en recomposant les équilibres issus
de l’après-guerre, mais conduire à un épuisement rapide des
réserves ; au plan international cela va permettre aux Etats
consommateurs - mais non producteurs (Europe, Japon) d’accélérer plus rapidement la substitution charbon/pétrole et
d’accroître leur consommation sur une échelle encore inconnue
jusque-là, mais en aggravant d’autant leur dépendance
énergétique. Or tous ces aspects sont liés et ce sont les Majors
qui font le lien, mais ce lien ne cesse de se dégrader.
Majors et Etats du Golfe.
Il nous faudrait ici refaire l’histoire des Etats du Moyen-Orient et
des firmes pétrolières Us avec lesquelles elle se confond, mais
ce serait simple : sous gouvernance nord-américaine et soutien
de l’Etat fédéral, ces deux histoires n’en font qu’une.
Au lendemain de la guerre, afin de créer les conditions d’une
offre extérieure durable à bas prix et d’asseoir la suprématie du
dollar, il s’agit pour les Etats-unis de renforcer les majors en
soutenant les Etats du Golfe dans lesquels ils sont implantés.
Cette aide est considérable, et principalement orientée vers les
secteurs pétrolier et militaire.
Dès 1945, le Red Line Agreement qui datait de 1928 devient
gênant : il est abrogé en novembre 1948 et la fusion d’Aramco
137
est réalisée en décembre 1948 par l’association de Jersey et
Socony (40 %) à Socal et Gulf. Simultanément, les objectifs de
L’Anglo-American Petroleum Agreement de 1943-1945 sont
très clairs : il s’agit de transformer la structure géographique de
la production pour conserver les réserves américaines sans
faire chuter les prix intérieurs et ces prix — en période de paix
et pour une demande constamment à la hausse — doivent
concilier des volumes croissant d’importations de brut « à la
marge » avec « the maintenance of a healthy petroleum
166
Industry in the United States » . On comprend que - dès ce
moment-là - « Access to, and development of, Persian Gulf Oil
167
had become a vital national interest » .
En 1945, pour un baril de brut vendu entre 0.85 à 1,05 $ selon
les marchés, le prix de revient du baril moyen-oriental est
d’environ 0,40 $, dont 0.22 en Royalties. Début 1948 le prix
monte à 1,30 $ puis 1.40, ce qui donne aux Saoudiens — sur le
modèle vénézuélien — l’occasion de renégocier leur part sur la
base du 50/50, en vigueur à partir de 1950. Après une période
d’incertitude, les prix du baril se stabilisent à un niveau
exceptionnellement bas et — entre 1950 et 1970 — ils oscillent
dans une fourchette qui pratiquement n’évolue pas : de 1.8 à
2 $baril.
Majors, Indépendant et Firmes d’État.
Jusqu’à la veille du premier choc de 1973 avec une demande
augmentant de 7 % par an — ce qui correspond à un
doublement en dix ans — et un baril toujours inférieur à 2 $, le
marché pétrolier reste piloté par les Majors. Intégrée
verticalement « du puits à la pompe », leur emprise sur
l’industrie pétrolière et les marchés internationaux est à peu
près complète et — avec le soutien de l’État fédéral — ils
contrôlent pratiquement l’ensemble de la filière : en ajustant
l’offre à la demande — et l’offre à un niveau toujours
légèrement inférieur à la demande de manière à éviter les
crises de surproduction — ce sont eux qui fixent les prix.
Or, si la position des Majors ne cesse de se dégrader et qu’ils
concèdent du terrain, cela ne se fait que progressivement : en
1950, ils contrôlaient 88 % de la production mondiale et 80 %
des capacités mondiales de raffinage. À veille du premier choc
pétrolier, ils ne contrôlent plus que 31 % de la production et
50 % des capacités de raffinage.
Cette perte de contrôle des Majors s’inscrit à la charnière d’une
double tendance dont les effets se renforcent mutuellement.
D’un côté, certains pays consommateurs non représentés dans
le jeu pétrolier, vont se lancer dans la bataille en créant des
sociétés d’État, tandis que — protégés par la législation Us
interne — les Indépendants texans vont se lancer sur le marché
international. En livrant aux Majors une concurrence de plus en
plus sévère et en proposant aux pays producteurs des
avantages que jusque-là ces derniers leurs refusaient, les
Indépendants nord américains et les sociétés d’État
166
Irvine H. Anderson, Aramco, the United States and Saudi Arabia, A study of
the Dynamics of Foreign Oil Policy, Princeton University Press, 1981, p. 167.
167
Ibidem, p. 166.
138
européennes parviendront à forcer les « barrières à l’entrée »
du jeu international tout en contribuant à un transfert de
monopole, des Majors vers l’Opep. Par ailleurs, au fur à mesure
que les pays producteurs vont prendre conscience de
l’inélasticité de la demande pétrolière, de son impact sur la
croissance des pays consommateurs et des réserves dont ils
disposent, ils ne cesseront d’améliorer leur position vis-à-vis
des firmes et d’obtenir de nouveaux avantages sur leurs
partenaires immédiats : renégociation des contrats de
concessions (surface et durée), hausse du taux de Royalties,
partage des profits (50/50), partage du capital, nationalisations
etc.
Si l’intérêt des « nouveaux entrants » (Indépendants nord
américains, société d’États consommateurs) converge avec
celui des Majors pour maintenir et renforcer le contrôle que les
capitaux étrangers dans leur ensemble exercent sur les Etats
propriétaires des gisements (les pays hôtes), ils divergent avec
eux sur la question du partage de la rente, car c’est d’un
partage plus favorable au pays hôtes que dépend leur entrée
dans la filière. Simultanément les intérêts des « nouveaux
entrants » ne convergent pas forcément entre eux : en effet, si
les Indépendants (en tant que producteurs sur le sol national
Us) ont intérêts à des prix à la hausse pour des volumes
stationnaires — car c’est des écarts de prix et du montant des
importations Us que dépendent leurs marges de profit intérieur
— les sociétés nationales des Etats consommateurs ont intérêt
à des volumes en hausse pour des prix à la baisse.
Simultanément — au moins dans un premier temps et même
après la création de l’Opep (1960) — les Etats hôtes auront
intérêt à accroître leurs revenus globaux mais sans remettre en
cause les principes de base (concession et/ou participation) qui
les liaient aux Majors alors que — hors Opep — de nouveaux
producteurs vont apparaître. Avec eux, ils ont intérêt à
augmenter les volumes de production à prix constants de
manière à accroître leur part de marché dans la production
mondiale : la production (investissements locaux), le transport,
le raffinage et la distribution étant aux mains des Majors, c’est
d’eux que dépend l’ajustement de l’offre sur la demande auquel
est liée la hausse des revenus des pays hôtes.
La création de l’Opep.
Pour un pays producteur, il ne suffit pas de « nationaliser »
pour obtenir la maîtrise de sa production. Tant que le pays qui
nationalise reste isolé des autres producteurs et que les majors
contrôlent l’exploration, le raffinage, le transport et la
distribution, il n’a le choix qu’entre épargner ses réserves (ne
plus produire) ou écouler sa production aux conditions dictées
par les Majors. En 1936, le Mexique avait nationalisé, mais sa
production avait chuté de 80 % et les Etats-unis s’étaient
fournis auprès du Venezuela qui était devenu deuxième
producteur mondial et en avait profité — dès 1943 — pour
renégocier sur la base de 50/50. Le scénario iranien de 19511953 est sensiblement comparable. À la suite de la
nationalisation des installations britanniques décidée par le Dc
139
168
Mossadegh — et avant que la CIA ne fasse tomber le régime
de Mossadegh pour installer le Shah d’Iran — le pétrole iranien
est boycotté par les Majors qui se regroupent pour l’acheter à la
compagnie nationale et le commercialiser dans les conditions
qui prévalaient jusque-là.
En 1960 et pour la deuxième fois en 18 mois, les compagnies
diminuent les prix affichés (ou postés) servant de référence (ou
encore « d’assiette ») au calcul de la redevance, ce qui se
traduit par une chute des revenus des pays producteurs. Mais
la baisse des prix affichés par les Majors est liée à une baisse
des prix de marché correspondant à une crise de surproduction
qu’ils n’ont pas provoquée. Elle provient — principalement —
de la concurrence qu’ils subissent, à la fois de la part des
Indépendants nord américains et des sociétés d’État
européennes qui se sont créés dans l’intervalle. Pour les uns
comme pour les autres — mais sans disposer des moyens dont
disposent les Majors — il s’agit de forcer les barrières à l’entrée
du Cartel. Signe que leurs marges de profit étaient
considérables, la riposte des Majors va donc être de diminuer
leurs marges et d’accroître celle de leurs partenaires (les pays
producteurs) sans parvenir toutefois à enrayer un mécanisme
qui, désormais, paraît inéluctable : la réappropriation par les
pays producteurs à la fois des marges de rente et des marges
de profit ce qui entraîne la création de l’Opep, avec cinq
membres fondateurs initiaux : Venezuela, Arabie Saoudite,
Iran, Irak et Koweït. Simultanément, avec l’apparition de
nouveaux producteurs hors Opep (Libye, Nigeria, Abu Dhabi,
Indonésie) l’offre augmente en exerçant une pression à la
baisse des prix.
Si - entre 1960 et 1973 - la cohésion globale des pays de
l’Opep se renforce et que le nombre des participants augmente
(Qatar 1961, Abu Dhabi 1967), des divergences cependant
apparaissent. Tous ont en commun de vouloir maintenir ou
accroître leur part de marché mondial tout en augmentant leurs
revenus, et postulent donc à exercer un rôle directeur sur
l’industrie pétrolière, en lieu et place des Majors. Sous cet
angle, les Majors (ou les opérateurs étrangers secondaires)
sont leurs premiers adversaires, et les plus immédiats. Mais, ils
se heurtent également, aux intérêts de l’ensemble des Etats
consommateurs pour lesquels une hausse brutale des prix du
brut, ou une baisse de la production (ou les deux) se traduirait
par un alourdissement de la facture pétrolière, un déficit de la
balance commerciale et une baisse de croissance. En
apparence au moins, ils auraient donc tout le monde à dos. En
revanche, si leurs intérêts convergent sur ce point en leur
désignant des adversaires communs — compte tenu de la
situation interne à chacun d’eux — ces intérêts divergent sur la
stratégie à adopter, c’est-à-dire sur la nature et l’ampleur des
mesures à prendre. Très rapidement deux groupes se
distinguent, et ce qui les distingue alors continue aujourd’hui
encore à prévaloir. Nous aurons d’un côté les partisans d’une
« stratégie de rupture » (Algérie, Libye, Irak, Iran) pour qui la
nationalisation des installations étrangères apparaît comme un
acte radical d’affirmation de la souveraineté nationale ; de
l’autre nous aurons les « modérés » — partisans d’une
168
Dr. Mohammed Mossadegh (1882-1967) Homme politique iranien. Il fut
premier ministre de 1951 à 1953. Il fut renversé par coup d’état soutenu par les
services secrets britanniques et américains.
140
stratégie de transition douce — pour lesquels le maintien de
relations contractuelles apparaît comme la garantie (à risques
réduits) de la poursuite de leurs objectifs. Il s’agit
principalement les pays du Conseil de Coopération du Golfe :
Arabie Saoudite et Koweït en tête.
Le premier groupe dispose en général de populations
importantes, de capacités d’absorption internes développées et
(comparativement aux autres) de réserves relativement peu
abondantes. À revenu fiscal égal, il aura donc intérêt à des prix
élevés pour des volumes de production réduits. L’objectif est de
maximiser ses revenus en épargnant ses ressources. C’est le
contraire pour le deuxième groupe : faiblement peuplés, ne
disposant pas de capacités de recyclage interne importantes
mais de réserves considérables, il pourra — à bas prix —
maximiser ses revenus, en dilapidant ses réserves.
Pratiquement, entre 1960 et 1973, d’un côté les décisions de
l’Opep vont apparaître comme une série de compromis
collectifs entre tous ces intérêts particuliers, de l’autre chaque
acteur va prendre séparément des décisions que les autres
acteurs vont contrecarrer, ou sur lesquelles ils vont s’ajuster.
L’Europe et le japon.
Depuis la fin de la deuxième guerre mondiale jusqu’au début
des années 1970, les pays occidentaux — mais tout
particulièrement l’Europe et le Japon — bénéficient très
largement d’un pétrole à bas prix. Cependant, d’un pays à
l’autre, la consommation globale d’énergie n’augmente pas
dans les mêmes proportions que la production, tandis que les
parts respectives de chaque source évoluent de manière
différente, pour des réserves à peu près inexistantes et des
importations pétrolières constamment à la hausse.
En Europe, la consommation progresse à un rythme
considérablement plus élevé que la production, la substitution
charbon/pétrole est deux fois plus importante qu’aux EtatsUnis, et les importations progressent à un rythme jamais atteint
jusque-là. Entre 1960 et 1973 la consommation d’énergie de
l’Europe des neuf passes de 490 à 975Mtep (4.7 % par an en
moyenne) pour une production pratiquement stationnaire.
Simultanément la part du charbon régresse de 67 à 23 %,
tandis que la part du pétrole augmente de 25 à 60 %. La
production intérieure restant relativement limitée, les
importations augmentent jusqu’à représenter, en 1973, 98 % de
la consommation de telle sorte que la dépendance énergétique
vis-à-vis de l’extérieur est de l’ordre de 65 %. Cette tendance
est encore plus marquée pour le Japon dont la consommation
progresse à un rythme moyen de 13 % par an jusqu’à devenir,
en 1973, le deuxième consommateur d’énergie au monde, dont
78 % pour le pétrole — la production domestique ne couvrant
que 10 % du total.
Le rapport des importations nettes à la consommation brute
augmentée des stocks, fournissant un indice de la dépendance
énergétique d’un pays, entre 1950 et 1973 cet indice ne cesse
d’augmenter alors que les réserves diminuent : en 1973 il est
de 95 % pour le Japon, de 65 % pour l’Europe des dix, et de
15 % seulement pour les USA.
141
La situation intérieure Us : Gaz, charbon, pétrole.
Exportateurs nets jusque-là, à partir de 1948 les Etats-unis
deviennent importateurs nets de pétrole, les importations allant
jusqu’à atteindre 15 % de la production intérieure en 1955. En
provenance du Moyen-Orient dont les coûts d’extraction sont
incomparablement plus bas que ceux des gisements nord
américains, ces importations sont assurées par les Majors
pétroliers qui — par ailleurs — continuent d’assurer plus de la
moitié de la production intérieure. Entre 1950 et 1955 le pétrole
assure près de 70 % de la progression de la consommation
énergétique et le gaz 50 % de cette progression, le charbon
régressant de 20 %.
Mais il s’agit d’un pétrole dont le prix — fixé par les Majors —
s’équilibre avec les prix du Golfe du Mexique (2,25 $/b contre
2.75 en décembre 1948) dont les coûts de production sont les
plus élevés des Etats-unis : c’est le système du « Gulf plus ».
En juin 1948 les prix du Golfe persique baissent légèrement (de
2.25 à 2.03) puis — à partir de juillet 1949 — ils se stabilisent à
1.75$/b : nous l’avons dit, ils ne bougeront pratiquement plus
pendant 20 ans. Sur cette base, tout se joue donc à l’intérieur
du territoire Us.
Au lendemain de la guerre, la consommation de charbon aux
Etats-unis représente encore 45 % de la consommation
globale. Elle n’en représente plus que 35 % en 1950, 17 % pour
le gaz naturel et 38 % pour le pétrole. Or, si de 1950 à 1973 la
part relative du charbon diminue de 35 à 17 % alors que les
volumes consommés restent stationnaires, la part relative du
gaz naturel augmente plus rapidement que celle du pétrole,
tandis que les parts cumulées de la production de ces trois
sources restent pratiquement stationnaires et même
augmentent : en 1950, le charbon, le gaz et le pétrole
représentaient 86 % de la production totale d’énergie, ils en
représentent 92 % en 1960 et 93 % en 1970. Il s’agit donc
d’une recomposition de leurs parts respectives. Au total — et
aux énergies résiduelles prés (électricité, nucléaire) — on a
donc le sentiment que le recul du charbon est comblé par la
progression du gaz et du pétrole et que la progression du
pétrole est freinée à la hausse par la production gazière. La
progression du pétrole n’interdit donc pas la progression du
gaz, mais explique la régression du charbon. Cependant,
derrière ces tendances lourdes et qui ne sont pas homogènes,
plusieurs phénomènes se dissimulent : sur l’ensemble de la
période, la structure de la concurrence entre sources se
transforme.
De 1950 à 1956 la production de charbon diminue, celle de
pétrole et de gaz augmente, mais les importations de brut
augmentent plus rapidement encore jusqu’à représenter 18 %
de la consommation intérieure Or — à partir de 1956 et sous la
pression des Indépendants et du Congrès — l’administration
Eisenhower impose aux Majors de limiter leurs importations à
12 % de la consommation intérieure et — en vertu de la
législation sur la sécurité nationale — trois ans plus tard ce
quota est ramené autoritairement à 9 %. Les raisons
généralement invoquées portent alors sur le degré de
dépendance énergétique acceptable par les Etats-unis — mais
142
il est peu élevé pour l’époque et faiblement préoccupant. De
manière plus convaincante, une régulation par les volumes
importés se substitue à une régulation par l’égalisation des prix
et — même si le système Gulf Plus reste en vigueur — cela
instaure un système de « double prix » avec des prix intérieurs
à la hausse vis-à-vis de prix mondiaux à la baisse. Mais le
corollaire de cette proposition est vrai également : le maintien
de l’équilibre du marché américain, passait déjà par une hausse
des prix pétroliers intérieurs. L’effet est immédiat : à partir de
1956, le système des quotas pétroliers permet de freiner la
chute de la production de brut, de soutenir la production de gaz
et de stopper la régression charbonnière.
La production de charbon chute brutalement entre 1957 et 1958
mais elle se maintient à ce niveau entre 1958 et 1962 et —
même si elle progresse à nouveau à partir de là — Il faudra
attendre 1965 pour qu’elle retrouve son niveau de 1957. La
production de gaz ne cesse de progresser entre 1956 et 1970.
Quant à la production de pétrole, stationnaire entre 1957
et 1961 elle ne reprend qu’à partir de 1962. Après une césure
en 1956, nous en avons donc une deuxième en 1962. Toutes
sources confondues, la production repart en 1962 et cela
correspond en grande partie au début de la guerre du Vietnam
qui relance une demande d’énergie à bas prix.
Entre 1962 et 1970 le Gaz progresse plus rapidement que le
pétrole qui progresse plus rapidement que le charbon. Des prix
élevés et coupés du marché mondial permettent aux
indépendants de générer un profit compatible avec une hausse
des volumes de production, mais avec un retrait relatif de la
scène énergétique. Entre 1960 et 1973 la part du pétrole dans
la production globale d’énergie passe de 35 à 30 % alors que la
consommation s’envole et que des importations en hausse et à
bas prix comblent la différence. Simultanément la production de
gaz naturel augmente, mais beaucoup moins vite que la
consommation avec ce paradoxe que les importations
augmentent également, mais à un rythme moins soutenu que
les importations de pétrole.
Enfin — malgré une progression des volumes charbonniers
entre 1960 et 1973 — la part relative du charbon ne cesse de
régresser, si bien que les exportations augmentent. Au total,
entre 1960 et 1973, la consommation globale d’énergie
augmente plus vite que la production et la dépendance
énergétique globale s’accroît, la différence étant couverte —
aux exportations de charbon près — par des importations
pétrolières à la hausse. La progression de la production de gaz
est supérieure à la production de pétrole et très largement
supérieure à la consommation de gaz alors que le pays importe
du gaz et que la consommation de pétrole est à peu prés égale
à la production de gaz. Dans le même temps, les progrès de la
production de charbon sont sensiblement égaux à ceux de sa
consommation, mais inférieurs dans chaque cas au taux
moyen, alors que le système des doubles prix se consolide.
En fait ce système de « double prix » n’est qu’apparent : d’un
côté, tout se passe comme si, contrôlant les volumes de
production moyen orientaux, les Majors en fixaient le prix de
manière à l’équilibrer — c’est-à-dire à l’aligner et le stabiliser —
sur les coûts en développement des gisements nord américains
143
placés dans les plus mauvaises conditions. En effet, les
producteurs que favorisent des conditions d’exploitation plus
avantageuses auront toujours intérêt à ce que subsistent des
producteurs placés dans de plus mauvaises conditions qu’eux,
car c’est d’eux que dépendent les marges dont ils pourront
bénéficier. Dans ces conditions en effet, le prix de la source
d’énergie la plus coûteuse, impose et dicte le prix des sources
dont le coût est moins élevé et le prix qui va prévaloir sera celui
du producteur placé dans les plus mauvaises conditions et pour
la production duquel il existe une demande intérieure solvable.
Nous avons ici un premier point d’équilibre pétrolier interne
externe.
D’un autre côté, si les pétroliers dans leur ensemble (Majors et
Indépendants) exercent une pression globale à la baisse de la
production charbonnière, les indépendants nationaux placés
dans les plus mauvaises conditions auront intérêt à maintenir
des prix comparativement plus bas que ceux des charbonniers
placés dans les meilleures conditions, mais comparativement
plus hauts que ceux des charbonniers placés dans les plus
mauvaises conditions. C’est ce prix – en effet - qui dicte le
rythme de substitution charbon/pétrole et fixe leur réduction de
part de marché au bénéfice des Majors. Nous avons ici un
deuxième point d’équilibre mais strictement interne entre
pétroliers et charbonniers. En favorisant une hausse des prix
intérieurs du brut vis-à-vis de prix mondiaux à la baisse, le
système des quotas d’importation freine le rythme de
substitution charbon/pétrole. Tout se passe comme si
l’évolution de ce double équilibre était arbitrée par l’évolution
des coûts et des prix du gaz naturel ; dans ce cas, le système
devient plus complexe.
Une loi de 1938 donnait à la Federal Power Commission —
devenue l’Inter State Gaz depuis 1954 — le droit de
réglementer les prix de vente de gros payés par les
distributeurs au gazoduc Inter-Etats. Depuis 1954, une nouvelle
loi lui accorde également le droit de fixer les prix au puits que
les distributeurs doivent payer aux producteurs, les prix à
l’intérieur d’un même État restant libres. Nous avons donc ici un
troisième point d’équilibre entre la totalité de l’espace national
Us et chaque État de l’Union pris séparément, qui module le
rythme de substitution gaz/pétrole, et donc pétrole/charbon.
Dès 1954, la production et la consommation de gaz arbitre la
production et la consommation comparées de charbon et de
pétrole. Entre 1960 et 1973, l’utilisation de gaz reste stable :
40 % pour les ménages, 40 % pour l’industrie et 20 % pour le
secteur électrique. Les réserves sont principalement localisées
dans quatre Etats : Louisiane, Oklahoma, Texas et Alaska — et
les prix restent sévèrement encadrés par l’Inter State qui va
régulièrement appliquer une politique de bas prix : les prix du
gaz n’augmentent que de 20 % entre 1950 et 1970, contre
35 % pour les fuels et 80 % pour les charbons. Comme on voit,
l’augmentation comparée des prix est à l’inverse de la
progression des volumes et à la charnière entre prix
administrés et prix de marché.
Le prix posté — qui est en fait un prix fictif — annule (ou ajuste)
l’effet des rentes minières ou de monopole des différentes
catégories de pétrole produites dans le monde sur leurs
conditions de commercialisation sur le territoire national Us ;
144
d’un côté il représente un point d’équilibre entre les intérêts des
Indépendants texans qui alimentent plus de la moitié de la
demande intérieure, et ceux des Majors tournés vers la
prospection, la production et la distribution internationales. De
l’autre il représente un point d’équilibre entre les pétroliers et
les autres producteurs d’énergie. Traduisant la dualité interne
entre prix du charbon et prix du pétrole, mais également la
dualité « à la frontière » entre prix du pétrole intérieur et prix
internationaux, dans la pratique il impose au restant de la
planète les règles du jeu qui sont celles de la situation
intérieure nord américaine : en fait, les termes de la stratégie
externe sont dictés et imposés par la nature des arbitrages
internes. Comme le remarquera quelques années plus tard, le
rapport de la Commission d’enquête parlementaire française
sur les activités pétrolières « toute baisse des prix du pétrole
brut du moyen orient aurait abouti à détruire l’équilibre du
marché américain […] une fois de plus on s’aperçoit que les
prix pétroliers au moyen orient découlaient de la stratégie
169
pétrolière du gouvernement américain » .
Toutes les mesures prises au cours de cette période —
indexation des importations sur la production ou sur la
consommation, définition de quotas par sociétés et par Districts
(Kennedy, 1962), report des quotas d’une année sur l’autre et
quotas préférentiels pour certaines activités comme la
pétrochimie (Johnson, 1968), remplacement des quotas par
des taxes douanières et distinction entre produits bruts et
produits raffinés (Nixon, 1970) etc.. — n’ont qu’un seul objectif :
maintenir les marges des Indépendants avec des prix intérieurs
relativement élevés de manière à accroître les réserves
« nationales » sans pour autant pénaliser les Majors, ni la
consommation industrielle interne. En 1968, avec les reports
d’importation d’une année sur l’autre (Johnson) on pourrait
penser qu’une inflexion se produit, mais si la pression à
l’ouverture du marché pétrolier, à la suppression des quotas et
à leur remplacement par un système de droits de douanes
sélectif (par produit) se renforce, les Indépendants — soutenus
par le Congrès — résistent. Or déjà tout bascule et les indices
se multiplient.
Dès 1968, il devient clair pour tout le monde que les Etats Unis
(dans leur ensemble) ont intérêt à un alignement des prix du
pétrole intérieur sur des cours mondiaux à la hausse et le
principal argument porte sur le fait qu’un redressement du prix
des produits pétroliers améliorerait la position des Etats-unis
vis-à-vis de leurs concurrents occidentaux, principalement
l’Europe et le Japon. L’Europe et le Japon qui sont les
concurrents directs des Etats-unis, ont beaucoup plus à perdre
qu’eux d’une hausse des prix pétroliers. Du reste, dès les mois
de mai et juin 1972 on en retrouve l’écho au sein de
l’administration Nixon et assez rapidement — après qu’ils aient
eu lieu — l’idée est développée que les Etats-unis apparaissent
comme les principaux bénéficiaires des hausses.
Même s’il est vrai que les réserves d’énergies non
renouvelables sont « finies », loin de traduire un « état objectif »
— et pour ainsi dire « géologique » — de ce qu’il resterait à
169
Sur les sociétés pétrolières operant en France, Rapport de la commission
d’enquête parlementaire 10/18, 1974, p.78
145
exploiter (le fameux « pic d’Hubbert »), le volume de ces
réserves les unes par rapport aux autres fluctue au gré de
l’évolution de leurs prix comparés. Les gisements les moins
onéreux à exploiter étant toujours découverts en premier si les
prix restent stationnaires, les réserves diminuent. Or, si les
réserves de charbon Us étaient, restent toujours et resteront
considérables (environ 2 000 milliards de t, c’est-à-dire 50 %
des réserves mondiales en 1970), les réserves prouvées de
pétrole sont stationnaires entre 1954 et 1969 et ne sont
soutenues dans l’intervalle que par les découvertes de l’Alaska
dont l’exploitation à cette date n’est pas rentable.
Simultanément les réserves de gaz qui avaient régulièrement
augmenté entre 1954 et 1967 diminuent à partir de là, si bien
que les réserves totales atteignent à peine en 1973 le niveau
de 1960 tandis que — dans l’intervalle — la production a été
multipliée. L’augmentation des réserves passe donc par une
hausse des prix (Tableau 7).
Par ailleurs — nous l’avons vu — les Majors n’ont cessé de
concéder du terrain sous les coups conjugués des pays
producteurs de pétrole (Opep), mais également des
Indépendants nord-américains et des firmes européennes ou
japonaises. Dans le même temps, les revenus des compagnies
pétrolières américaines provenant de leurs activités sur le
territoire national diminuent régulièrement, leurs
investissements déclinent et la rentabilité des capitaux
pétroliers baisse tout en restant inférieure en moyenne à celle
des autres secteurs manufacturiers : de 0.75 points en
moyenne. Les revenus des compagnies pétrolières provenant
du territoire national baissent de 63 à 53 % entre 1965 et 1973.
Leurs investissements déclinent de 14.3 mia$ en 1968 à 11.5
en 1972. Enfin – et quel que soit le critère retenu (rapport du
revenu net au capital social, du revenu net au capital social
augmenté de la dette ou du revenu net au total des actifs) – la
rentabilité des capitaux pétroliers dans leur ensemble est en
chute libre : elle baisse entre 1968 et 1972, de 12.6 à 9.8 %.
Ajoutons que cette baisse est plus marquée aux Etats-unis qu’à
l’étranger. Les Majors ont intérêt à une hausse des prix.
Ensuite, un renchérissement des prix du brut en revalorisant le
charbon relancerait sa production en augmentant d’autant sa
part dans le bilan énergétique, tout en réduisant la part du
pétrole « importé » au bénéfice du pétrole « intérieur » : à 2 $ le
baril le brut de l’Alaska n’est pas rentable ; à 8 dollars, il
commence à le devenir et la situation est à peu près analogue
pour le gaz naturel. Les charbonniers et les pétroliers dits
« indépendants », ont intérêt à une hausse des prix
De plus, et alors que le dollar est mis à rude épreuve, l’arrêt de
sa convertibilité or et son remplacement par des taux de
change flottants permet d’anticiper sur les évolutions à venir :
ce que les Etats-unis perdront d’une main, ils le récupéreront
de l’autre.
Dès l’hiver 1970-1971, il devient clair que les Etats-unis ont
intérêt à un alignement de leurs prix intérieurs sur des prix
mondiaux à la hausse, sans disposer des moyens de provoquer
cette hausse par le seul jeu des mécanismes du marché. À
cette date, les intérêts des pays producteurs et ceux des Etats-
146
unis convergent sur une hausse des prix qui « en apparence »
donne l’initiative aux pays du Golfe, mais rétablit en fait
l’équilibre de la situation nord américaine, au détriment de leurs
principaux alliés et concurrents (Europe, Japon).
On aura présenté les producteurs moyen-orientaux comme
étant à l’initiative de cette affaire, et on peut difficilement
imaginer qu’ils aient pu être hostiles à une hausse des prix.
Mais on peut encore moins imaginer que – se lançant dans
cette entreprise – ils n’aient pas disposé de l’aval nordaméricain.
De cette logique, on en connaît l’enchaînement inéluctable : en
trois mois — d’octobre à décembre 1973 — les prix sont
multipliés par quatre, les volumes sont réduits de 15 %, les
Usa, les Pays-Bas, mais également le Portugal et l’Afrique du
Sud sont placés sous embargo, et l’ensemble des pays de
l’Opep – unanimement - emboîte le pas des hausses de prix et
des réductions de volumes. De 2 $ en 1972, le baril passe à
12 $ en 1974. Il se maintiendra à peu prés à ce niveau jusqu’en
1979.
Les effets du premier choc.
Du point de vue nord américain, la recomposition des rapports
de forces à la frontière porte principalement sur l’impact du
premier choc sur les pays consommateurs (Europe, Japon),
puis sur les économies des pays producteurs (Opep), et enfin
sur la manière dont les Usa seront parvenus à en canaliser
l’impact sur leur propre économie. Allons ici à l’essentiel : le
premier choc divise les pays consommateurs, ses
conséquences réduisent à peu de chose l’avantage que les
pays producteurs étaient parvenu à en retirer, cette réduction
bénéficie presque entièrement à l’économie nord américaine,
mais ce n’est pas encore suffisant.
Les pays consommateurs.
Premier effet du choc de 1973, en même temps que les pays
consommateurs prennent conscience de leur dépendance
énergétique, leur facture pétrolière augmente, leur croissance
accuse le coup et l’inflation reprend. L’objectif étant identique
pour tous (diminuer sa consommation, réduire sa dépendance,
diversifier ses sources d’approvisionnement et accélérer les
mouvements de substitution) la riposte des pays
consommateurs va dépendre de la structure comparée de leur
production vis-à-vis de leur consommation, et des
caractéristiques de leurs approvisionnements extérieurs. Elle va
également dépendre de l’organisation du secteur énergétique
dans son ensemble et — selon leurs dotations en ressources
alternatives (charbon, gaz, nucléaire) — de leur capacité à
infléchir le mouvement de substitution dans un sens ou dans
l’autre.
En 1974, la dépendance pétrolière de l’Espagne vis-à-vis du
Moyen-Orient était de 84 %, de 77 % pour la France, de 76 %
pour les Pays-Bas, 75 % pour le Japon, 70 % pour l’Italie et
55 % pour l’Allemagne et — malgré une forte production interne
et une diversification plus poussée de leurs fournisseurs — de
15 % uniquement pour les USA. Entre 1970 et 1980 — qui
147
constituent une année de pointe avec 230 milliards de $ — la
valeur des importations de brut des dix principaux pays
consommateurs occidentaux est multipliée par neuf. L’URSS y
échappe et devient premier producteur en 1975, puis exporte à
partir de là. En devenant productrices puis exportatrices de
pétrole, la Norvège et la Grande-Bretagne y échappent
également et leurs balances énergétiques s’améliorent : le ratio
d’auto approvisionnement de la Grande-Bretagne par exemple
passe de 50 % en 1973 à 98 % en 1980. C’est également le
cas des Pays-Bas dont les recettes d’exportation de gaz naturel
permettent de payer les importations de pétrole : la production
de gaz naturel y a démarré en 1967 — pour 1980, les réserves
estimées de Slochteren s’élèvent à 1 600 milliards de m3 — et
atteindra son plus haut niveau en 1979 avec 96.3 milliards de
m3. Malgré le déficit pétrolier, les balances commerciales du
Japon et de l’Allemagne fédérale résistent. En revanche les
déficits de la France, de l’Espagne, de l’Italie et des Usa se
creusent : alors que la facture pétrolière des USA est multipliée
par seize de 1973 à 1980 (64 milliards $), celle de la France est
multipliée par sept (26 milliards $). En 1980 le déficit pétrolier
nord américain était de 25 milliards, celui de la France de
12 milliards. Simultanément, le Tiers-monde s’effondre.
Pratiquement du jour au lendemain, le Japon met un frein à ses
importations avec 269 millions de tonnes en 1973 (année de
pointe), les quatre grands fournisseurs de brut (Exxon, BP, Gulf
et Mobil) réduisant leurs livraisons aux raffineurs japonais dès
1979. En Europe le mouvement est plus lent à se mettre en
place — 716 millions de tonnes en 1977 (année de pointe) —
tandis que les USA restent le 1er importateur mondial avec
475 millions de tonnes pour 1977 (année de pointe). À
l’exception des Etats-unis, dont les importations nettes en
provenance de l’Opep augmentent, les importations de la
plupart des pays de l’OCDE sont stationnaires.
S’il est vrai que les prix élevés du brut pénalisent globalement
les pays consommateurs — on peut admettre qu’il s’agit d’un
prélèvement de l’ordre de 2 % du PNB des pays industriels —
ils ne pénalisent pas tous les pays ni — dans chaque pays —
tous les opérateurs de la même manière : tandis qu’ils
favorisent certains opérateurs et certains pays, ils en pénalisent
d’autres. Or, dans les années qui suivent, les Etats-unis vont
globalement récupérer et bien au-delà, ce que momentanément
ils concèdent.
Le premier choc réduit la part de l’Opep dans la production
170
mondiale et cette évolution s’opère au bénéfice des
nouveaux producteurs hors Opep : Grande-Bretagne, Norvège,
Mexique, Nigeria, Russie, Chine etc. Simultanément, les
171
volumes d’exportation Opep sont à la baisse mais de telle
sorte qu’en dollars courants, les revenus pétroliers augmentent
de manière considérable : ils sont multipliés par 13 entre 1972
et 1979, et par 18 uniquement pour l’Arabie saoudite
(Tableau 12).
Or, dans le même temps, alors que les revenus accrus de
l’Arabie Saoudite relancent ses importations de biens et
170
Ellle était de 55% en 1973, elle n’est plus que de 48.7% en 1979.
171
De 38.4 millions b/j en 1973, ils passent à 30.4 millions b/j en 1979.
148
services dont les Etats-unis sont le premier fournisseur et que
le recyclage de ses excédents (réserves de change,
pétrodollars, placements) se dirigent principalement vers les
Etats-unis, aux Etats-Unis le PNB chute de 0.3 % chaque
année et — en 1974 — l’inflation atteint 11 %, 9.5 % en 1975 et
la tendance se maintient dans les années qui suivent
(stagflation). N’entrons pas dans le détail du recyclage des
pétrodollars : entre 1974 et 1978, les importations des pays du
Golfe augmentent de 31 % en moyenne par an, les Etats-unis
en sont les principaux bénéficiaires et les livraisons d’armes en
constituent l’essentiel.
Après que l’Arabie Saoudite ait décrété l’embargo les Etats-unis
ne prennent aucune mesure de représailles contre le Royaume,
ils développent avec lui leur vente d’armes et cessent de
soutenir l’Europe. Dès le mois de juin 1974, une commission
mixte américano saoudienne se met en place : elle concerne
l’industrialisation, les échanges, l’agriculture, la science, la
technologie, la formation de la main-d’œuvre et la coopération
militaire. Ses principales décisions portent sur la suppression
des taxes sur l’investissement étranger aux Usa et le
déplafonnement (Commission Ford) des investissements Opep
aux Usa, le Preferential Lending Arrangment pour les
investissements Opep ; la non-publication des données
concernant les placements de fonds auprès des banques nord
américaines… En 1976, le prince Fahd et le président Ford
signent un accord de stabilisation des approvisionnements
pétroliers sur une période de 10 ans. De même les
négociations avec l’Iran, interrompues en 1972, reprennent :
elles portent sur les fournitures militaires en contrepartie de
garanties d’approvisionnement.
Compte tenu de l’inflation nord américaine et en dépit des
hausses nominales du prix du baril, le pouvoir d’achat des
revenus pétroliers diminue d’environ 60 %, par rapport aux prix
des biens importés à partir des Etats-unis, et à cela s’ajoute la
dépréciation du dollar vis-à-vis des monnaies et des pays (le
yen, le mark, la livre, le franc) susceptibles de satisfaire des flux
d’échange alternatifs. À partir de là, la conjoncture se retourne
et cela correspond à l’entrée en fonction du président Reagan.
Aux Etats-unis — mais proportionnellement l’ordre de
grandeur est identique pour l’ensemble des pays que les
hausses pénalisent — le prélèvement du secteur énergétique
sur le reste de l’économie est multiplié par deux et à un
prélèvement par les prix, se conjoint un prélèvement par
l’investissement. En 1970, 5 % du PNB suffisait à régler la
facture énergétique, dont 0.3 % pour les importations ; en 1979
10 % y suffisent à peine dont 4 % pour les importations, tandis
que la part des dépenses de ce secteur dans le PNB passe de
1.6 % en 1973 à 3.2 % en 1979.
Dans la mesure où certains en bénéficiaient (Grande-Bretagne,
Norvège, Pays bas) et d’autres pas, nous avons vu que les
hausses divisaient les pays européens. Elles les divisent
également sur leurs « capacités de récupération des pertes
subies » et — dans ce cas — le rôle du dollar confirme la
suprématie nord américaine sur l’ensemble des autres
monnaies.
149
En Europe, malgré la baisse du volume des importations,
l’appréciation du dollar par rapport à la plupart des monnaies
(dévaluation du franc 1982) augmente d’autant la facture
pétrolière, tandis que la diminution de la consommation crée
des surcapacités de raffinage nécessitant de nouveaux
investissements, à la fois pour modifier l’outil de raffinage, pour
développer la production et l’exploration et pour s’aligner sur les
règles du jeu dictées par les Etats-unis. Pour rester en France,
dès 1973 l’amont (exploration/production) est déconnecté de
l’aval (raffinage/distribution), Elf naît de la fusion de la RAP,
SNPA, BRP et SN Repal (1976) et la suppression des quotas
d’importation et du contrôle de l’implantation des stationsservice (1979) prépare la libération des prix du carburant
(1985). Le mécanisme est très exactement le même avec les
pays producteurs de pétrole.
Si la consommation japonaise et la consommation européenne
marquent un temps d’arrêt, la consommation nord américaine
ne cesse d’augmenter, alors que la production diminue et que
les importations augmentent. La production pétrolière nord
américaine qui s’était maintenue stationnaire entre 1968
et 1973 chute entre 1974 et 1979, les gains de rentabilité ne
parvenant tout au plus qu’à freiner cette tendance. Donnons
simplement un exemple.
En 1979 le coût de production d’un baril est de 1 $ au MoyenOrient, 8 $ en mer du nord et 10 $ en Alaska. Depuis 1977, le
pétrole de l’Arctique est acheminé jusqu’au Port de Valdez,
dans le Golfe d’Alaska, par un oléoduc long de 1 280 km. La
production annuelle est passée de 6.3 millions de barils en
1961, à 69 millions en 1977 mais les prix de revient élevés sont
particulièrement sensibles aux fluctuations des cours mondiaux.
En août 1977, le prix plafond du brut d’Alaska est fixé entre
5.69 et 7,61 $baril à la tête du puits. Le coût de transport par
pipeline trans-alaskien — lancé en 1969 et mis en service en
1977, pour un coût global de 8 milliards$ — est fixé à
4.84/baril ; il arrive dans les raffineries Us à 13.30/13,54 $baril,
à un prix proche des cours mondiaux, mais à peine rentable.
Cela n’empêche pas la production de chuter.
Pour combler la différence, les importations doublent en volume
et sont décuplées en valeur, jusqu’à atteindre 8.5 Mb/j en
1978 : alors qu’en 1973 les importations de pétrole
représentaient 37 % de la consommation Us, et provenaient à
30 % de l’Opep, en 1978, elles représentent 45 % de la
consommation et proviennent à 60 % de l’Opep. En 1980, le
pétrole représentait 32 % des importations globales, contre
7.5 % en 1970 (Tableau 7)
À partir de 1973 - avec la hausse des prix mondiaux l’exploration sur le territoire national reprend. Le nombre de
forages réalisés évoluant en fonction des prix, ils sont effectués
aux Etats-unis à plus de 65 % par des indépendants, lesquels
sont (pratiquement) absents de la production et de la
distribution pour se concentrer (presque) exclusivement dans la
prospection (drilling). Ils ont deux sources de revenus : les
gisements qu’ils exploitent (la plus petite entreprise emploie 2
personnes et produit 18 b/j), mais surtout les gisements qu’ils
trouvent et qu’ils revendent aux grandes compagnies. Leur
capacité d’endettement est donc « proportionnelle au prix du
150
pétrole » et les fonds qui leur sont accordés sont gagés sur les
réserves (prouvées) dont ils disposent. Or, signe que les prix ne
sont pas encore suffisamment élevés, les résultats restent
médiocres — 1.8 millions de barils par jour — si bien que les
réserves diminuent encore et que la dépendance énergétique
s’accroît : en 1970 les réserves pétrolières s’élevaient à 39
billions de barils ; en 1979, elles ne sont plus que de 27 billions
de barils (Tableaux 11 et 13)
Par ailleurs, si malgré les hausses de prix, la consommation de
pétrole augmente parallèlement aux volumes importés, la
production et la consommation de charbon et d’électricité
augmentent plus rapidement encore, alors que la
consommation de gaz naturel est en chute libre. Au total le
mouvement de substitution s’inverse : jusque-là le pétrole se
substituait au charbon ; désormais le charbon et l’électricité se
substituent au gaz et la tendance va se maintenir durablement
jusqu’en 1986. En fait tout se passe comme si le gaz et
l’électricité — dont les prix intérieurs sont sévèrement encadrés
— arbitraient la compétition entre le charbon et le pétrole et que
cela se traduise par d’importantes transformations dans la
structure de la consommation « intermédiaire », c’està-dire la
consommation « productive ».
En 1950, la part du charbon dans la consommation nord
américaine était de 37 % ; elle n’est plus que de 17 % en 1973 ;
simultanément, le rythme de croissance de la production
charbonnière qui était d’environ 5 % entre 1961 et 1965, tombe
à 1.1 % entre 1969 et 1973. À ce rythme, la production
charbonnière diminuait en volumes absolus. Les hausses
pétrolières ont pour effet de relancer la rentabilité du charbon :
entre 1973 et 1979, la consommation de charbon augmente de
22 % et sa production de 33 %, ce qui relance les exportations.
On retrouve le même phénomène avec l’électricité, mais moins
marqué : en 1950, 4.5 % de l’énergie consommée provenait de
l’électricité ; elle est de 5 % en 1973, de 7 % en 1979 et
culminera en 1995 avec 11 % tandis que la part du nucléaire
dans la consommation globale d’électricité ne cesse
d’augmenter : 24 % en 1973, 48 % en 1979 et 75 % en 2000.
Le gaz rééquilibre cette tendance.
En 1970, l’autonomie gazière des Etats-unis est à peu près
totale, mais les réserves plafonnent et nous aboutissons à un
paradoxe : alors que le pays produit plus qu’il ne consomme
ses importations augmentent. Entre 1973 et 1979 — alors que
la consommation reste toujours inférieure à la production et que
les exportations sont inexistantes — la production de gaz
diminue et elle ne cessera de diminuer jusqu’en 1986 tandis
que la consommation chute proportionnellement — de 22.5 en
1973 à 16.7 en 1986 — en stabilisant les importations. Le
premier choc pétrolier freine donc à la fois la production et la
consommation de gaz en stabilisant les importations dans le
ratio initial de la dépendance gazière et on voit vite pourquoi.
La chaîne de liquéfaction — gazoduc depuis le gisement
jusqu’à la côte, usine de liquéfaction, terminal d’expédition,
flotte de méthaniers, terminal de réception — nécessite des
investissements lourds avec des délais de mise en service de 4
à 6 ans. Pour 1977 — sur la base d’un volume de 6 milliards de
151
m3 par an, le coût d’une chaîne de liquéfaction était évalué à
1.5 milliards de dollars et 5 milliards pour un volume de 15 à
20 milliards de m3. Dans ces conditions, et compte tenu des
avantages de la chaîne sur le gazoduc (flexibilité des conditions
de commercialisation) le gaz devient rentable pour un baril à
23/26 dollars. De nouvelles hausses sont nécessaires.
Les Majors. Les compagnies pétrolières.
On aura pu penser — et il a été dit — que le premier choc
pétrolier pénalisait les Majors au bénéfice des pays producteurs
et il est vrai qu’ils perdent le contrôle du marché pétrolier.
Cependant, à partir de 1973, tout en conservant le monopole
de la distribution, la plupart des compagnies pétrolières se
replient sur le marché intérieur nord américain où elles
relancent l’exploration domestique, elles se concentrent sur le
(ou les) segment (s) de la filière pétrole où elles détiennent des
avantages comparatifs (pétrochimie) et elles se diversifient soit
par source d’énergie (charbon, nucléaire), soit par secteur
d’activité (métallurgie, bio-industries, agroalimentaires).
Au lendemain de la première crise — et ce sera d’ailleurs la
cause principale des difficultés qu’il va leur falloir affronter sur le
territoire national — les majors affichent des résultats sans
commune mesure avec leurs profits antérieurs. Jusque-là, la
part de revenus provenant de leurs activités sur le territoire
national n’avait cessé de chuter, à partir de là elle remonte : de
35.5 % en 1974 à 57 % en 1979. Depuis 1950, les parts de
marché intérieur des petits distributeurs indépendants avaient
continuellement augmenté jusqu’à 35 % dans certains Etats :
en deux ans (1972-1974) les Majors reconquièrent leur part de
marché intérieur perdu. De 1969 à 1976 l’autofinancement
n’avait cessé de décliner, il reprend à partir de là. Enfin, liés à
l’épuisement des réserves, à la baisse des prix relatifs et à la
hausse des coûts d’exploration — les coûts moyens
d’exploration par baril découvert s’inscrivent dans une
fourchette allant de 1 à 8. Enfin, la crise va relancer les
mouvements de fusion et de concentration.
Malgré des différences considérables de taux de profit entre
chimie de base et chimie spécialisée qui se répercutent entre
chimistes et pétroliers — sous l’impulsion des majors,
l’intégration de la pétrochimie se renforce. Bien que les taux de
profit des capitaux investis dans le charbon soient inférieurs de
moitié (ou des ¾) à ceux des capitaux investis dans le pétrole,
les pétroliers se diversifient principalement dans le charbon (de
l’Ouest), mais également dans le gaz naturel et le nucléaire.
Enfin, ils se réorientent vers les métaux non ferreux, la
sidérurgie, les bio-industries et l’agroalimentaire. En 1979 les
pétroliers contrôlent 35 % des réserves et 22 % de la
production charbonnière, pour seulement 10 % de leurs
investissements. Ils produisent également 35 % du cuivre nord
américain.
Avec la formule de la « Royalty Trust » qui consiste à exploiter
les ressources dont dispose une société jusqu’à ce qu’elle
disparaisse, les fusions et le recours à l’emprunt vont permettre
à certaines entreprises de reconstituer leurs réserves à des
coûts plus faibles que les coûts d’exploration. Cependant, si les
réserves de ces entreprises augmentent, les réserves
152
nationales diminuent. Dans l’immédiat donc, l’investissement
des compagnies pétrolières augmente — de 12.2 à
22.3 milliards $ entre 1973 et 1975 — mais pour décliner
ensuite (18.7 milliards en 1978) et si la rentabilité des capitaux
pétroliers remonte en 1974, elle reste plus faible que celle des
autres secteurs. Fin 1978, et sans pouvoir les provoquer, les
majors ont intérêt à de nouvelles hausses.
Mais cela leur vaut de violentes attaques de la part du Congrès
et de la présidence et les perspectives de démantèlement se
précisent ; avec le projet de « désintégration verticale » des
Majors, il s’agissait de restaurer la concurrence à tous les
stades de la filière pétrole en interdisant un contrôle des prix de
transfert de société mère à filiale, et donc de favoriser une
baisse des prix, mais il est rejeté par le Sénat. Le projet de
cantonner les Majors à la seule vente du pétrole (par rapport
aux autres sources) l’est également, mais aussi celui de couper
la production des Indépendant des autres activités pétrolières.
En 1980, la proposition de loi du sénateur Kennedy visant à
interdire toute absorption aux 18 plus grosses sociétés échoue
et ce sera le même échec — en mars 1984 — d’une proposition
de loi visant à étendre cette mesure aux 50 compagnies les
plus importantes. Cela soulève la délicate question de la
politique énergétique fédérale au cours de cette période.
La politique fédérale.
Si jusqu’aux débuts des années 1980 avec Reagan qui
tranchera, les politiques fédérales de riposte (Nixon, 1973 /
Carter 1977) peuvent paraître contradictoires et tourner court,
elles ne font que traduire les difficultés d’arbitrage entre les
différents groupes d’intérêts en présence et les incertitudes
d’un rééquilibrage des rapports de force internes. Avec
Reagan, les prix intérieurs américains seront entièrement
« libérés », mais — jusque-là — le pétrole reste vendu aux
Etats-unis à des cours supérieurs aux cours mondiaux.
En fait, dès la fin des années soixante (1968-1970) un débat se
met en place aux Etats-unis dont l’enjeu porte sur l’intérêt que
le pays aurait à faire baisser les prix ou, au contraire, à les
soutenir à la hausse. Une première commission nommée par
Nixon admet qu’un redressement de 12 à 21 % des
importations sur la production intérieure ferait chuter les prix
intérieurs de 20 % (30 cent par baril dans l’immédiat, 80 cents
sur les trois ans), elle se prononce pour la suppression des
quotas et son remplacement par un système de taxes
sélectives, en concluant au fait que — sous ces hypothèses —
la dépendance pétrolière vis-à-vis du Moyen-Orient devrait se
stabiliser aux alentours de 10 % (janvier 1970). À l’inverse, une
deuxième commission — rapport Prinic de 1971 — conclue au
fait qu’à prix fixe les importations atteindraient 23 % en 1980,
qu’avec une baisse des prix de 80 cents, elle atteindrait 41 % à
la même date et que — pour stabiliser la dépendance à 10 %
— une hausse de 75 cents vis-à-vis des prix de 1969 serait
nécessaire. Cette contradiction n’est pas résolue tout de suite :
en fait elle va se maintenir pendant dix ans. La commission
parlementaire française déjà citée admet pour sa part que « le
seul moyen de concilier ces deux tendances […] était de faire
monter les prix du brut au Moyen-Orient à un niveau compatible
153
172
avec les prix américains » . C’est vrai, mais le schéma paraît
plus contraignant encore. En fait on va osciller entre une
stratégie impossible d’indépendance totale (Nixon) et une
stratégie d’importations équilibrées (Carter) qui suppose des
prix unifiés à la hausse. Quelles que soient les péripéties
intermédiaires de la politique fédérale entre les deux chocs,
c’est cette ligne de fond qui permet d’en saisir la cohérence sur
longue période. Elle présente deux volets : intérieur et il
échouera ; extérieur, et il va créer les conditions du deuxième
choc.
Une des premières mesures prise par Nixon lorsqu’il accéda à
la présidence (1969) avait été de rabaisser le taux de la
« depletion allowance » de 27.5 à 22 % ; les compagnies
réagissent en faisant prévaloir que la sécurité des
approvisionnements impliquait des prix à la hausse. Au début
des années 1970 — sous la pression de la situation intérieure
— les mesures de plafonnement des importations de brut
volent en éclats et c’est une des causes de la crise de 1973 ;
mais, en pleine crise, Nixon relèvera les quotas de la côte Est
de 15 % en septembre 1972, puis de 50 % en janvier 1973. Le
contrôle des importations est levé en 1973 et Ford relève les
droits de douanes (janvier 1975), mais cette mesure est
supprimée par le Congrès (décembre 1975). Dès le début de
1974, le Congrès vote l’élimination des provisions pour
reconstitution de gisements (« depletion allowance ») mais il se
heurte au veto de Nixon (mars 1974). En mars 1975 Ford
obtient que la provision ne soit plus accordée qu’aux
producteurs de moins de 2000b/j. Cette succession de mesures
contradictoires et au « coup par coup » est préoccupante.
En 1973, le projet « Indépendance » présenté par Nixon vise la
suppression pure et simple des importations par un freinage de
la consommation et une augmentation de la production
intérieure. Il s’agit alors de « mettre notre pays en mesure de
satisfaire ses besoins énergétiques en dehors de toute source
étrangère ». N’entrons pas dans le détail d’un projet qui sera
attaqué de toute part. Une mesure passe alors inaperçue : la
distinction au niveau des prix intérieurs entre « l’ancien » et le
« nouveau » pétrole, la même distinction étant adoptée pour le
gaz. L’ancien pétrole (old oil crude) concerne la production d’un
puits quelconque pour 1972 ; le nouveau pétrole (new oil) la
production d’un puits qui n’était pas encore en service à cette
date, ou l’excédent d’un puits ancien sur sa production, pour
l’année de référence (released oil). Les prix du brut ancien sont
bloqués ; ceux du nouveau sont « libérés » et — par ailleurs —
les prix des puits à faible débit (brut stripper) sont libres.
Jusque-là, la différence passait entre bruts intérieurs et bruts
moyen-orientaux ; désormais elle clive la production intérieure
entre ancien et nouveau brut.
Le prix du « nouveau pétrole » est libéré et passe de 5,50 $ en
avril 1973 à 11,50 $ en 1975, alors que dans le même temps,
« l’ancien pétrole » — toujours sous contrôle — est légèrement
redressé, de 4.2 à 5,20 $. En décembre 1975, l’ancien pétrole
reste bloqué à 5,25 $ mais — dans la proportion 60/40 (60 %
pour l’ancien, 40 % pour le nouveau) — le composite price est
172
Sur les sociétés pétrolières opérant en France, Rapport de la commission
d’enquête parlementaire 10/18, 1974, p.95.
154
plafonné à 7,60 $ ce qui ramène le « nouveau » à un prix
(11,28 $) inférieur aux cours mondiaux ; dans le même temps
— pour compenser l’inflation et créer des effets d’incitation —
une marge de manœuvre de 10 % est laissée au président.
Des dispositions comparables sont adoptées pour le gaz.
Jusqu’en 1975, il était interdit de vendre du gaz naturel en
dehors de l’État où il avait été produit : en 1975, cette mesure
est abrogée et le prix plafond du « nouveau gaz » (hors des
frontières de l’État producteur) est porté de 52 cents à 1,42 $
par milliers de pieds cube et peu après — sous la pression des
distributeurs — le prix de « l’ancien gaz » est légèrement
majoré.
Pour augmenter la production il fallait des prix intérieurs
élevés ; or ils augmentent, mais pas au point de relancer la
production et ils restent de moitié inférieurs aux prix mondiaux :
après avoir été trop élevés, les prix intérieurs deviennent trop
bas.
Le plan Carter-Schlesinger (Plan National de l’Énergie d’avril
1977) revient sur cette stratégie, mais en maintient la ligne
directrice : « je ne vois pour notre pays ni perspective ni
nécessité d’atteindre à l’autarcie énergétique dans l’avenir » ; il
faut donc « limiter les importations à un niveau acceptable » ce
qui exclue que le volume des importations atteint en 1975 (8.5
Mb/j) soit dépassé, pour revenir à une moyenne de 5Mb/j. Pour
cela il préconise une libération des prix intérieurs (« les prix
doivent refléter les coûts réels ») et un programme fédéral de
financement de la production d’hydrocarbures de synthèse (le
synfuel). Entre 1975 et 1978, tandis que le débat politique
intérieur se focalise autour du démantèlement ou pas des
Majors pour non-respect de la concurrence (disvestiture) et que
l’option « tout charbon » est confirmée, le plan Carter envisage
de porter de 9 % en 1976 à 23 % en 1985 la part du nucléaire
dans la production d’électricité. Dans les premiers mois de
1974 — avec uniquement 16 compagnies exploitantes — 14
commandes de centrales avaient été annulées et 94 autres
reportées : il s’agit ici — en l’espace de huit ans — de porter le
nombre de centrales de 63 à 138.
Freiné par les délais de mise en œuvre des équipements,
d’amortissement des investissements, et des taux d’intérêt
élevés, le nucléaire piétine. L’hypothèse des hydrocarbures de
synthèse fera long feu (on admet alors que le pétrole
synthétique qui est un dérivé du charbon devient rentable à
partir de 45 $ le baril) mais elle témoigne aujourd’hui encore
d’une véritable préoccupation. Actuellement — et pour un baril
à 80 $ — les fuels de synthèse seraient rentables à 150 $.
En revanche, la libération des prix intérieurs, anticipe sur toutes
les tendances ultérieures : en avril 1979, le prix moyen du brut
nord américain était de 9,50 $ le baril pour 16 $ sur le marché
mondial et tout le monde admettait que la libération totale des
prix — prévue pour septembre 1981 - les porterait de 15 à 20 $
en moyenne, seule manière de rentabiliser les gisements
nationaux, d’accroître la production et d’augmenter les
réserves. La libération des prix du gaz (Natural Gaz Policy Act)
suivrait de peu (1985), mais la proposition Carter de revaloriser
le « nouveau gaz » de 1,42 $ à 1.75 — qui est approuvée par le
Congrès — est rejetée par le Sénat qui s’oppose à leur
155
réglementation. Passons sur les réactions au plan Carter : il
suscite une levée de bouclier de la part des défenseurs des
consommateurs et de l’environnement, de l’industrie pétrolière,
de l’industrie automobile, des producteurs de charbon… si bien
qu’on en arrive à ce paradoxe qu’au printemps 1979 — seule
manière de maintenir ce rapport de force interne en équilibre —
l’Etat fédéral subventionne les importations de produits
pétroliers.
Du point de vue nord américain, pour que la production
pétrolière reprenne ou cesse de chuter et que les importations
diminuent ou cessent de grimper, pour que les forages
s’intensifient et que les réserves se reconstituent, les prix ne
sont pas encore suffisamment élevés et de nouvelles hausses
sont désirables. Mais on ne voit pas pourquoi le plan Carter
aurait réussi, là où le plan Nixon avait échoué : abandonné à sa
seule logique « interne », il se heurte aux mêmes obstacles. Or,
une fois de plus, le salut vient de l’extérieur : très curieusement
— ou très logiquement selon le point de vue que l’on adopte —
la Grande-Bretagne prend l’initiative des premières hausses de
prix. Mais cela n’aurait pas été envisageable sans une
recomposition intermédiaire des rapports de forces externes.
Cinq ans après le premier choc pétrolier, avec un baril aux
alentours de 12 $ qui semblait satisfaire tout le monde, on
aurait pu penser, qu’un équilibre durable s’était mis en place.
En fait — avec huit hausses successives de décembre 1978 à
décembre 1981 — le deuxième choc pétrolier va s’échelonner
sur 3 ans : uniquement entre février 1979 et décembre 1980,
les prix sont multipliés par trois et l’arabian light — par exemple
— passe de 12.7 à 34 $ le baril. Au total et en l’espace de huit
ans, les prix du baril auront été multipliés par quinze ou seize.
Les conséquences du premier choc — ou plus exactement
l’absence de conséquences du premier choc — rendaient
inévitable le second et – nouveau - on observe une
recomposition des rapports de force, à la fois interne et externe.
L’entre-deux-chocs.
Dans l’intervalle des deux chocs pétroliers, au plan militaire et
probablement politique — à l’exception de l’intervention au
Timor oriental (1975), de la perte de contrôle de la situation
iranienne (1979) et de la prise d’otages de l’ambassade de
Téhéran (novembre 1979) — il nous faut considérer les
présidences Ford et Carter (1974-1981) comme des
intermèdes. D’un côté, le scandale du Watergate va masquer le
retournement politique conservateur qui l’a précédé — ce que
Serge Halimi décrit comme « le grand virage à droite du milieu
des années 1970 » — qui explique « la victoire, à contrecourant, de Jimmy Carter sur son adversaire républicain ». D’un
autre côté, comme l’observe l’auteur, « le refoulement du
syndrome vietnamien est rapide : en 1973, les Américains
estimaient dans une proportion de 4 contre 1 (40 % contre
12 %) que le gouvernement consacrait trop d’argent aux
dépenses militaires ; en 1980 ils jugent dans une proportion de
5 contre 1 (60 % contre 12 %) qu’il faut au contraire accélérer le
173
réarmement de l’Amérique » .
173
Serge Halimi, op. cit. p. 158.
156
Jusque-là les objectifs de la politique économique étaient de
soutenir la croissance, de maintenir le plein-emploi et de
contrôler l’inflation (stabilité des prix) tout en garantissant les
équilibres externes et elle disposait de deux outils : la politique
monétaire (offre de monnaie et taux d’intérêts) et la politique
budgétaire (finances publiques). Un taux de croissance soutenu
lié au plein-emploi se traduisait par une hausse de l’inflation et
inversement. Désormais, avec l’abandon de la convertibilité or
du dollar et la mise en place d’une politique monétariste,
l’inflation coexiste avec un taux de chômage important et un net
ralentissement de la croissance (stagflation). Entre 1974
et 1980 le chômage se situe à 6.9 % en moyenne de la
population active (8.5 % en 1975, 7.0 % en 1980) et —
phénomène nouveau — il coïncide avec une inflation élevée et
un très fort ralentissement de la croissance : l’inflation est de
7.9 % en moyenne par an entre 1973 et 1980 — avec deux
fortes poussées en 1974 et 1979 — tandis que dans le même
temps, en dollars constants, le taux de croissance chute à
2.3 %.
Entre 1973 et 1980 et en pourcentage du PNB, les dépenses
gouvernementales augmentent légèrement (18.7 % contre
21.6 %) et la part relative des budgets militaires vis-à-vis des
budgets civils diminue régulièrement (de 31.2 % à 22.7 %) si
bien que les budgets civils sont multipliés par 2.7 (de 169 à
457 milliards) tandis que les budgets militaires sont multipliés
par 1.8 (de 76 à 134 milliards de dollars). Cette tendance va
s’inverser sous Reagan et Bush, mais se rétablir sous les deux
présidences Clinton (1992-2001). Il est vrai que nous n’avons
pas au cours de cette période de « conflits majeurs » et que les
Etats-Unis se contentent d’assumer leur rôle de « gendarme
international ». En fait, l’essentiel des efforts déployés au cours
des deux présidences Ford et Carter porte sur le rééquilibrage
des rapports de force internes liés aux deux chocs pétroliers
successifs.
Chapitre 3
Les présidences Reagan et Bush I : 1981-1992.
S’il est vrai qu’à « la fin des années 1970, les démocrates ne
174
savent plus pourquoi ils sont au pouvoir, ni pour quoi faire » ,
l’élection de Donald Reagan en novembre 1980 et son entrée
en fonction en janvier 1981 marquent une inflexion radicale. Il
est certain qu’à partir de 1973 le niveau de vie de la majorité
des Américains avait cessé d’augmenter et qu’il faudrait plus de
vingt-cinq ans pour que le recul qui s’amorce soit résorbé. Mais
il ne fait aucun doute que lorsqu’en octobre 1979 — en riposte
175
au deuxième choc pétrolier qui s’annonce — Paul Volker
engage une politique monétariste pure et dure, tout à la fois il
contribue à la défaite électorale du président Carter, et il
amorce une longue période de déréglementation généralisée.
174
Serge Halimi, op. cit. p. 159.
175
Volker Paul (1927) Responsable de la Banque centrale américaine durant
les présidences de Jimmy Carter et de Ronald Reagan (août 1979 à août
1987).
157
Jusque-là — indépendante en principe des orientations de
l’État fédéral mais alignée dans les faits sur l’évolution des
marchés financiers — toute la politique du Fédéral Réserves
Board lorsqu’il fixait ses taux d’intérêts était de viser le
chômage intérieur le plus bas possible, tout en contrôlant
l’inflation, c’est-à-dire la stabilité des prix à la consommation.
Or, nous l’avons vu, entre 1970 et 1980, pour un taux de
croissance moyen du PIB extrêmement modeste (d’environ
2.5 %), l’inflation se maintient à un niveau relativement élevé
(6.5 %) comparativement au taux de chômage (6 %). Au début
des années 1980 lorsque la FED porte le Corporate Bond Rate
à plus de 15 %, le résultat intérieur est immédiat : le taux
d’inflation chute de 13.5 % en 1980 à 3.2 % en 1983 mais le
chômage bondit à 9.9 % — un record depuis la grande
dépression des années trente. Simultanément, tandis que les
écarts intérieurs entre pauvres et riches s’aggravent, le pouvoir
d’achat des salaires régresse alors que les déficits
commerciaux et budgétaires se creusent : respectivement de
36 milliards de dollars en 1980 à 148 milliards en 1985, et de
60 milliards en 1980 à 220 en 1986. Dans le même intervalle de
temps, la parité du dollar passe de 4 à 10 francs.
Après une récession prolongée (1979-1982) la croissance
reprend (janvier 1983) : en dollars constant le PNB ne retrouve
qu’en 1982 (4 620 milliards $) le niveau qu’il avait atteint en
1979 (4 630 milliards $) et — si de 1982 à 1992, il progresse à
un rythme moyen de 3 % par an — le prix à payer en est
exorbitant. Entre 1981 et 1990, le chômage se situe en
moyenne à 7 % de la population active, une part importante des
avoirs Us sont rachetés par des capitaux étrangers, les
ménages consomment plus qu’ils ne gagnent et les entreprises
spéculent. Les infrastructures, l’éducation et le logement se
dégradent, la dette fédérale qui était d’environ 80 milliards de
dollars à l’arrivée de Reagan est multipliée par plus de trois et
demi (290 milliards) lorsque Bush I s’en va (1993). Enfin,
lorsque Reagan arrive aux affaires la dette extérieure globale
des Etats-unis s’élevait à 900 milliards de dollars. Sous Reagan
et Bush I, le déficit Us atteint 4 000 milliards de dollars. On
176
comprend la réaction de Félix Rohatyn , ex-conseiller
économique de Bill Clinton : « il aura fallu 200 ans pour que la
dette publique (extérieure) atteigne 1 000 milliards de dollars, et
177
12 ans seulement, pour la porter à 4 000 milliards » .
Parallèlement, l’augmentation régulière des budgets fédéraux
(de 680 milliards $ en 1981 à 1 380 en 1992), se traduit par une
progression constante des dépenses militaires vis-à-vis des
dépenses civiles. Tout au long des années 1980 — et avant la
première guerre contre l’Irak (1991) qui constitue le troisième
conflit majeur dans lequel les Usa sont engagés depuis la
Corée et le Vietnam — les Etats-Unis sont présents sur de
nombreux théâtres d’opérations militaires. Principalement l’Iran
(1980, 1984 et 1987) et la Libye (1981, 1986 et 1989) mais
également le Salvador (1981-1982), le Nicaragua (1981-1990),
le Honduras (1983-1989), la Grenade (1983-1984), la Bolivie
(1986), les îles vierges (1989) et le Panama (1989-1990).
176
Rohatyn Félix (1928) Homme d’affaire et banquier d’origine autrichienne qui
fit carrière dans le service public. Felix G. Rohatyn a été ambassadeur des USA
à Paris durant le second mandat de Bill Clinton.
177
Cité par Stieglitz.
158
Sous la présidence de Bush I (1989-1993), nous n’aurons
« que » deux guerres en quatre ans : en décembre 1989 au
Panama où 26 000 soldats envahissent le pays. En
janvier 1991 au Koweït, avec l’opération « Tempête du désert »
qui est approuvée par le Sénat à une courte majorité, mais par
la chambre des représentants à une majorité plus confortable. Il
nous faut la considérer comme un reliquat indirect de la guerre
froide, dont les coûts d’ailleurs seront judicieusement répartis
sur l’ensemble des membres de la coalition, et qui ne
parviendra pas à enrayer la tendance que nous venons de
décrire.
En fait — en liaison notamment avec le programme reaganien
dit de la « guerre des étoiles » qui sera abandonné sous Clinton
— les dépenses militaires recommencent à grimper peu après
la fin de la guerre du Vietnam pour plafonner au début des
années 1990, passant de 22 à 28 % du total des dépenses
gouvernementales entre 1978 et 1987. Or la « guerre des
étoiles » apparaît très rapidement comme un fiasco technique
et Caspar Weinberger — alors secrétaire à la défense — en
falsifiera d’ailleurs les résultats. Mais, sous cet angle, la fin de
la guerre froide sonne comme une malédiction. Il est d’ailleurs
tout à fait caractéristique qu’en début de mandat Bush II ait
voulu en réactiver les enjeux, et aujourd’hui encore.
D’une certaine manière, tout au long des présidences de
Reagan et de Bush I (1981-1992) les déficits fédéraux cumulés
(1981.8 milliards) auront financé près de 65 % des dépenses
militaires correspondantes (3 052,6 milliards $). Si ces
dépenses ne servaient qu’à « faire la guerre », on pourrait en
conclure que désormais les Usa font la guerre à crédit et c’est
en partie vrai, mais elles servent également à autre chose et
nous y reviendrons. Au total, on a le sentiment que la fin de la
« guerre froide » tombe à pic : « nous avons battu les
Soviétiques sur la ligne d’arrivée, mais cette ligne nous l’avons
franchie à bout de souffle. Nous n’avons plus la capacité
d’autrefois pour influencer le cours des événements et pour
178
défendre nos intérêts dans le monde » . Or cette période est
principalement marquée par la mise en place des conditions de
la dérèglementation financière qui portera l’essentiel de ses
fruits à la période suivante : sous Clinton. Elle est également
marquée par l’approfondissement des conséquences du
deuxième « choc pétrolier » et les deux aspects sont liés par la
transformation du rôle du dollar.
Le dollar comme arme financière.
Une monnaie « nationale » ne s’impose comme équivalent
mondial accepté par tous qu’à partir du moment où l’économie
dont elle est l’expression apparaît comme étant capable à la
fois de favoriser les échanges multilatéraux (paiements) et de
« couvrir » l’insolvabilité éventuelle des pays débiteurs dans
cette monnaie (réserves).
Dans l’entre-deux-guerres, l’effondrement des échanges
mondiaux avait été au moins en partie imputé à l’impossibilité
pour la livre britannique de continuer à assumer ce rôle, mais
au lendemain de la deuxième guerre mondiale tout bascule :
178
Lawrence Eagleburger, secretaire d’Etat adjoint, Université de Georgetown,
13 décembre 1989, cité par S. Halimi, op. cit. p. 349.
159
l’internationalisation des conditions de la production et de
l’échange impliquait alors qu’une monnaie puisse « garantir »
les liquidités indispensables, tout en se portant « prêteur en
dernier recours ». On en aura rarement pris la pleine mesure,
mais le marché pétrolier aura été l’un des principal vecteur de
la promotion du dollar au rang de monnaie de réserve et de
paiements internationaux. On sait que les accords de Bretton
Woods (1944) portant création du FMI prévoyaient — avec la
convertibilité du dollar en or sur la base de 35 $ l’once — des
taux de change fixes des principales monnaies par rapport au
dollar, avec des fluctuations possibles de 1 % autour de ce
taux.
Les accords de Bretton Woods avaient pris du temps à se
mettre en place : par rapport au dollar les principales monnaies
se stabilisaient mais pas avant la fin des années 1950, ni la
révolution des transports maritimes, dont la crise de Suez
(1956) constituera un épisode majeur.
Jusqu’à l’hiver 1948, les transactions pétrolières étaient
libellées soit en dollars, soit en livre sterling selon leurs
provenances ou leurs marchés. Face aux difficultés
rencontrées par les Britanniques dans la reconstruction de leur
économie et à l’épuisement de leurs réserves en dollars, au
printemps 1949 la livre est dévaluée de moitié ouvrant ce que
l’on va désigner alors comme la « dollar-sterling crisis in oil » et
une compétition des deux monnaies sur les ventes mondiales.
Les majors américains dont les difficultés à vendre à l’intérieur
du « bloc sterling » augmentaient (Grande-Bretagne, Norvège,
Suède, Finlande, Danemark), acceptaient alors d’être payés en
sterling qu’ils utilisent pour acheter des équipements
britanniques, mais cela se traduit immédiatement par une
réduction des volumes de production saoudiens et une baisse
correspondante des revenus du royaume d’environ 25 millions
de dollars. Plutôt qu’un taux de Royalties indexé sur les
volumes de production, les Saoudiens en profitent alors pour
réclamer un partage des profits et, à partir de là, les paiements
en dollars se généralisent.
Valeur refuge, l’étalon or apparaît alors comme un gage de
« supranationalité » tandis que les parités fixes assurent la
permanence et la continuité des termes de l’échange : en
contrepartie de ce que l’on vend, il faut être sûr de la stabilité
de la monnaie dans laquelle on est payé. Or — quoi qu’on en
dise — la « valeur » d’une monnaie n’est indexée que sur la
« richesse nationale » du pays qui en est détenteur et qui en
contrôle le cours. Pour le pays créancier, si la force ainsi
acquise est à la mesure des responsabilités contactées, il va
donc lui falloir gérer un double équilibre à la fois interne et
externe : interne en contrôlant l’inflation de sa devise sans
freiner la croissance ni relancer le chômage, et externe en
contrôlant les fluctuations de taux de change et d’intérêt vis-àvis des autres monnaies. Symétriquement, pour les pays
débiteurs et qui participent aux échanges — c’est-à-dire
aujourd’hui tous les pays — il va leur falloir se procurer des
dollars et — pour attirer des dollars — soit vendre aux Etatsunis, soit favoriser chez eux l’investissement Us. De la même
manière, ils devront constituer des réserves (généralement en
Bons du Trésor américain à long terme et à faible taux d’intérêt)
destinées à les mettre à l’abri des fluctuations des taux de
160
change ou d’intérêt, ainsi que des variations comparées des
prix de ce qu’ils importent par rapport à ce qu’ils exportent. Le
système est tel qu’un pays se doit de provisionner à la fois pour
lui-même (balance commerciale et balance des paiements)
mais également pour les entreprises qui opèrent à partir de son
territoire national et cela au fur et à mesure que ces
importations augmentent vis-à-vis de ses exportations, et que
son déficit se creuse.
Vis-à-vis d’autres emplois possibles, ses fonds rapportent peu à
ces pays et constituent une sorte de prêt permanent — et à des
taux ridiculement bas — qu’ils consentent au pays dans la
monnaie duquel ils sont libellés, c’est-à-dire les Etats-unis. On
évalue aujourd’hui à environ 2 000 milliards de dollars le
montant global de ces réserves — soit 20 % du PIB nord
américain et à peu près l’équivalent du PIB allemand — et il ne
cesse de croître au rythme de 150 à 200 milliards de dollars par
an.
Or, seuls les Etats-Unis échappent à cette contrainte d’avoir à
constituer des réserves et le mécanisme en est simple. Si la
balance commerciale d’un pays peut être soit excédentaire, soit
déficitaire, au niveau mondial le volume des excédents équilibre
forcément celui des déficits, laissant au pays contrôlant la
monnaie dans laquelle se règlent les échanges ce luxe inouï de
disposer d’un déficit structurel permanent, qui le place dans le
rôle — comme le dit Joseph Stiglitz — de « pays déficitaire en
dernier ressort ». Qu’importent en effet les variations de
volumes - ou même leur expression momentanée en dollars
courants - si à terme la politique monétaire ou budgétaire des
Etats-unis leur permet de se reconstituer en destituant les
autres ? Au train où vont les choses, la valeur du dollar sera de
moins en moins indexée sur la valeur de la production nord
américaine (l’économie réelle) mais sur sa capacité à produire
de la monnaie et à la dévaluer (ou la réévaluer) selon qu’il
s’agira de l’exporter ou de la rapatrier. De cela, il nous faut
reconstituer le mécanisme en faisant le lien avec la situation
pétrolière.
Très rapidement, la pénurie de dollars que l’on avait connu
entre 1945 et 1955 — et que l’on désignait alors comme le
« mystère de la monnaie manquante » — va s’inverser en son
contraire. Compte tenu de la faiblesse du stock d’or mondial, du
volume croissant de dollars détenus à l’extérieur des Usa, de
l’amplitude croissante des fluctuations de change, des
disparités de pouvoir d’achat et d’inflation d’une économie à
l’autre et d’un manque de confiance grandissant dans le dollar,
les évolutions économiques divergentes des pays participants
au SMI vont se traduire par une série de réévaluations ou de
dévaluations en chaîne. Par ailleurs, le règlement de l’offre
d’actifs de réserve (en or ou en dollars) ne pouvant croître
indéfiniment, il va de plus en plus dépendre du déficit extérieur
des Usa et se conclure — en juin 1969 — par la mise en place
des Droits de Tirages Spéciaux (DTS) sur la base d’un panier
de monnaies servant de calcul aux taux.
Principalement lié au quadruplement des prix pétroliers, en
mars 1973 les Usa renoncent à la convertibilité du dollar en or,
ce qui conduit à un flottement généralisé des différentes
monnaies les unes par rapport aux autres. À partir de 1976 et
161
des accords de Kingston (Jamaïque) entrés en vigueur en
1978, l’or étant exclu comme moyen de paiement et son prix
officiel étant aboli, les DST deviennent l’actif principal de
réserve. Il s’agit alors de maintenir des taux de change
ordonnés par des contrôles à vue des taux d’intérêt, du volume
global de la masse monétaire et des mouvements comparés de
prix et/ou de revenus mais — chaque pays adoptant les
dispositions de son choix et les DST ne pouvant à la fois être
un étalon de mesure pour d’autres monnaies et être définis par
ces monnaies — cela revient à renoncer à une politique de
régulation monétaire d’ensemble. La situation prévaudra
jusqu’à la fin des années 1980 mais déjà — avec la proposition
Baker de 1985, les accords du Louvre de 1987 etc. — la
dérégulation l’emporte. À certains égards nous nous retrouvons
dans une situation assez comparable à celle qui prévalait à la
veille de la première grande crise mondiale : elle soulève la
redoutable question des actifs — ou encore des « indicateurs
économiques objectifs » — qui doivent être pris en compte
dans l’évaluation comparée du pouvoir d’achat des différentes
monnaies, tout en fournissant les premiers signes d’un
décrochage du dollar vis-à-vis de « l’économie réelle ». À partir
du milieu des années 1980, la libéralisation des marchés
financiers et la déréglementation bancaire rendent possibles
des flux et des reflux de plus en plus massifs de capitaux
flottants, fébriles ou spéculatifs — à la recherche de retours
immédiats et à court terme — faisant ainsi apparaître les
méfaits pour les uns et les bienfaits pour les autres d’une
flexibilité incontrôlée des taux de change et d’intérêts par
rapport à des politiques de taux fixes.
Les flux de capitaux à court terme suivant les différentiels de
taux d’intérêt de pays à pays, dans un monde où désormais le
montant des transactions sur les marchés financiers ou
monétaires représente plus de cinquante fois la valeur des
échanges commerciaux internationaux, loin de tendre à un
rééquilibrage automatique des balances des paiements et à un
nivellement des soldes, ces mouvements engagent au contraire
des processus cumulatifs de crise des transactions courantes
et des règlements officiels. Ils se traduisent également par un
épuisement des réserves monétaires et des avoirs publics (or,
dollar) et un endettement d’autant plus difficile à supporter que
la devise dans laquelle la dette est libellée s’apprécie vis-à-vis
de la devise locale ou que celle-ci se déprécie vis-à-vis du
dollar, en relançant toujours plus le cycle de la spéculation.
Sachant qu’il s’agit d’un jeu à somme nulle et que — défalqué
des coûts de transaction — ceux qui perdent, perdent très
exactement ce que gagnent ceux qui gagnent, plus on dépense
(Etats, FMI etc.) pour soutenir ou renflouer une devise, plus la
spéculation devient rentable pour ceux qui parient sur sa chute
— ou la provoquent. Ils précarisant toujours davantage les pays
à monnaie ou à régimes instables ou — dans les pays à
monnaie forte — les couches les plus faibles et les plus
démunies de la population.
Si à l’heure actuelle les Etats-unis empruntent au rythme
insensé de deux milliards de dollars par jour, et qu’ils
consomment beaucoup plus qu’ils ne produisent, ceci n’est
possible qu’en contrôlant étroitement les taux de change et les
taux d’intérêts du dollar. Ainsi, non seulement le montant de ce
que l’économie nord-américaine prélève sur le reste du monde
162
est très largement supérieur à ce qu’elle lui concède, mais ce
qu’elle lui concède (aide internationale, investissements directs,
actions du FMI) ne fait qu’augmenter le montant de ce qu’elle
prélève.
Ceci permet au moins en partie de comprendre que — tout au
long de la période qui suivra — à une baisse régulière des
budgets militaires ait pu correspondre une hausse tout aussi
régulière des ventes d’armes.
Simultanément, la déréglementation se met en place et c’est
dans cette logique qu’il nous faut replacer ce que l’on aura
désigné comme la « globalisation financière », ou encore
l’émergence d’un marché unique de l’argent à l’échelon
international. Clinton ne fera qu’en recadrer les enjeux au plan
intérieur et Bush II héritera de coudées franches. La
« déréglementation financière » ne désigne rien d’autre, en
définitive, que la suppression des contrôles de change, la
libération des mouvements de capitaux et l’abolition des
distinctions traditionnelles entre capitaux à court terme (marché
monétaire) et capitaux à long terme (marchés financiers) ou
encore, l’abolition de la différence entre banques de dépôts et
banques d’affaires. Conséquence de la déréglementation nous
allons enregistrer toute une série de crises chacune liée à la
manipulation des taux d’intérêts ou des taux change du dollar
dont le résultat sera une recomposition des solidarités et/ou des
antagonismes internes et externes.
D’un côté, pour accroître — aux dépens de l’économie
mondiale — le niveau de vie de la société américaine
considérée dans son ensemble, on n’hésite pas à concéder des
pans entiers du niveau de vie des couches de la population
déjà les plus démunies. Ainsi, plus de la moitié des actifs des
Caisses d’épargne étant constitués en prêts à des taux
inférieurs à 8 % — malgré l’élargissement des compétences
des Caisses en direction de l’immobilier — leur chute devient
inévitable : début 1987, plus de 500 Caisses (sur 3 000)
deviennent insolvables, imposant au président Bush I un plan
de redressement de 158 milliards échelonné sur onze ans. Un
record dans l’histoire économique des Usa.
Simultanément — mais c’est l’autre volet du même dossier —
conjuguées avec la hausse du prix des produits pétroliers, la
hausse des taux d’intérêt et la déréglementation financière vont
mettre les pays du tiers-monde à genoux. Au début des années
1970, les excédents mondiaux de capitaux disponibles à
l’investissement — et notamment les pétrodollars du Golfe — la
faiblesse relative du dollar et des taux d’intérêts vis-à-vis des
taux de profit, la progression du commerce et des
investissements directs avaient poussé les pays du Tiersmonde à s’endetter : entre 1970 et 1980, la dette du Tiersmonde est multipliée par dix et passe de 80 à 800 milliards. À
partir du début des années 1980, le moment paraît donc venu
pour les Usa de récupérer sur l’extérieur ce qu’il leur faut bien
concéder à l’intérieur sans véritablement courir le risque de
troubles sociaux « majeurs ». La crise mexicaine de 1982
annonce la longue série de crises des années 1990 sur
lesquelles nous reviendrons. Au fur et à mesure que les Etatsunis s’enrichissent, le reste du monde s’appauvrit et cela –
dans l’immédiat - est amplifié par la conjoncture pétrolière.
163
Les conséquences du deuxième choc pétrolier.
Tout au long de cette période, et alors que les États-Unis ont
intérêt désormais à des prix à la baisse — la perte de contrôle
du marché par l’Opep liée au renforcement du contrôle que
l’Arabie saoudite exerce sur l’Organisation — permettra de
stabiliser les prix unifiés à un niveau qui soit compatible à la fois
avec le maintien du pouvoir d’achat des revenus de l’Opep, et
avec la reprise en main — par les Etats-unis et par les seuls
mécanismes du marché — du jeu pétrolier international.
L’avènement d’un marché international « libre » correspond à
l’alignement des prix intérieurs nord américains sur les prix
mondiaux.
Globalement — les Etats-unis sortent gagnants du deuxième
choc pétrolier et cette situation va prévaloir jusqu’à la fin des
années 1990 et le début des années 2000. À partir de là — et
sans que personne y prenne garde — la situation à nouveau se
retourne : nous changeons de cadre et l’hypothèse militaire
revient sur le devant de la scène. Du reste, elle n’avait jamais
été entièrement abandonnée.
Dès la fin de 1978, pour faire face à la dépréciation de ses
revenus, l’Opep n’a donc le choix qu’entre deux possibilités :
augmenter ses volumes avec des prix à la baisse de manière à
reconquérir des parts de marché, mais en courant le risque de
dilapider ses réserves pour des revenus stationnaires, et donc
à la baisse. Augmenter à nouveau ses prix à volumes de
production constants (ou en baisse), mais en courant le risque
de perdre de nouvelles parts de marché, de relancer le cycle
inflationniste, la rentabilité des sources d’énergie alternatives,
du pétrole de récupération et des gisements offshore, une
augmentation de la production hors Opep, une baisse de la
consommation mondiale et donc de leurs exportations. C’est la
deuxième solution qui est retenue mais cette alternative divise
les pays producteurs et il n’est pas établi qu’ils aient eu
vraiment le choix : le cycle des événements en témoigne et la
spirale qui se met alors en place est telle que —
progressivement — ils vont cesser de contrôler le marché.
N’entrons pas dans la spirale des hausses pour n’en retenir que
les conséquences : les prix augmentent plus rapidement que
les volumes ne diminuent, donc les revenus des pays
producteurs sont à la hausse. Mais d’un côté, l’Opep ne cesse
de concéder des parts de marché au bénéfice du marché spot
— « au comptant » — qui progressivement exerce un rôle
directeur sur les prix, de l’autre — ayant perdu le contrôle des
prix — elle ne peut plus exercer qu’un contrôle par les volumes,
mais cette stratégie divise ses membres qui régulièrement
outrepassent leurs quotas. Simultanément, les sociétés
pétrolières encouragent les hausses sur le marché libre qui
valorisent les produits qu’elles raffinent à partir des contrats
saoudiens à long terme passés dans la période précédente, et
cela intervient à un moment où leurs stocks étant au plus bas,
elles déstockent pour minimiser l’impact de la baisse du dollar
sur leur chiffre d’affaires. Au total, les mêmes raisons qui en
1979 poussaient à la hausse des prix — après que l’Opep en
ait perdu le contrôle — vont pousser à leur baisse.
164
Toute l’année 1981 (d’avril 1981 à octobre 1981) est marquée
par d’importants conflits prix-volumes au sein de l’Opep et les
dernières hausses de décembre dissimulent en fait des
réductions : augmentation des délais de paiement, ventes du
raffiné au prix du brut etc.
Avec un prix de référence maintenu à 34 $, un différentiel
ramené à 1,50 $, une production plafond de 18 Mb/j,
l’attribution de quotas par pays membres et la décision de ne
pas approvisionner le marché spot, les accords de Vienne
(mars 1982) traduisent un nouvel équilibre mais, en pratique, le
retournement de tendance date de mai juin 1982. À cette date,
les cours officiels du light rattrapent leurs cours spot et si dans
les six premiers mois, la production reste inférieure au plafond
fixé (16 Mb/j) — entre juin et décembre 1982 — les quotas sont
dépassés (18.6 mb/j) et les prix baissent à nouveau. En
mars 1983 — sous la pression des compagnies pétrolières et
pour la première fois de son histoire — l’Arabie saoudite réduit
le prix officiel du light de 34 à 29 $ et paraît s’accommoder du
marché libre : d’un côté elle crée la NORBEC pour
commercialiser ses excédents et adopte une stratégie de
« stocks flottants » : avec 50 millions de barils prêts à toute
éventualité, il s’agit de dissuader les pays membres de
dépasser leurs quotas en leur faisant redouter une chute des
prix sur le marché spot. De l’autre elle va accompagner la
tendance à la baisse des prix Opep en acceptant de jouer le
rôle de producteur résiduel ou encore « à la marge » (« swing
producer ») : pour un prix de référence et un plafond de
production fixé (17.5 Mb/j) - après que les pays membres ont
fixé leur volume de production - l’Arabie saoudite ajuste sa
production (à la hausse ou à la baisse, mais généralement à la
baisse) de telle sorte que l’offre Opep reste toujours inférieure à
la demande. En décembre 1983, l’Opep reconduit prix et
quotas adoptés en mars, mais la tendance est inéluctable. De
1982 à 1985 l’Opep réduit sa production de 18 à 16 millions de
barils/jour, mais tous les pays dépassent leurs quotas, sauf
l’Arabie qui dans le même temps réduit sa production des 2/3.
En décembre 1985, sous l’impulsion de l’Arabie Saoudite,
l’Opep décide de faire revenir sa production à 18 millions de
barils/jour et de reconquérir ses parts de marché par une
hausse des volumes et une baisse des prix, mais en mars 1986
le brent de la mer du nord se négocie en spot autour de 12 $ le
baril (les seuls prix pratiqués depuis 1985), sans que les pays
hors Opep réduisent leurs volumes et c’est un nouvel échec qui
divise les membres de l’Organisation. Tandis que les autres
pays de l’Opep augmentent leurs quotas, l’Arabie saoudite
réduit à nouveau les siens — sa production chute de 10 millions
de barils/jour en 1980 à 3 millions en moyenne en 1985 — et
déséquilibre le marché des produits raffinés (surcapacités,
marges nulles), en imposant des contrats de vente à marge de
raffinage garantie (net back). Le prix du brut s’effondre de 25 $
le baril à la fin 1985 à moins de 10 $ en juillet 1986, la baisse
des prix étant compensée par un accroissement de 3 millions
de barils/jour, pour des revenus stationnaires.
En moyenne le prix du baril avait été multiplié par 18 entre 1970
et 1981 (de 1.8 à 34 $) ; toujours en moyenne, ils sont divisés
par trois entre 1981 et 1986 (de 34 à 10 dollars) mais on admet
alors que — compte tenu des capacités saoudiennes de
165
variations de volumes — une fourchette de 15 à 30 $ par baril
laisse les revenus du royaume inchangé.
Cette situation est à l’origine de ce que l’on va désigner comme
le « contre choc pétrolier de 1986 », et le boom économique
des années 1987-1988. Il se traduit par une baisse de l’inflation
et donc des taux d’intérêt, une diminution des transferts
financiers des pays occidentaux vers les pays producteurs, une
augmentation de la demande adressée à l’Opep parallèle à une
réduction de l’offre hors Opep (qui représente toujours la moitié
de l’offre pétrolière occidentale) et une relance de la croissance
aux Usa qui — entre parenthèses — favorise la réélection du
1/3 du Sénat au bénéfice des républicains (Reagan).
La stratégie de bas prix menée depuis 1986 par les pays du
Golfe — qui représentent encore le tiers de l’offre mondiale —
amorce la remontée. De 1986 à 1989 on revient à 16 millions
de barils/jour avec fixation de quotas par pays (Genève,
août 1986), le baril se stabilise à 18 $ compatible avec le
maintien de la rentabilité des exploitations offshore de la mer du
nord et — pour maintenir ce prix — certains pays hors Opep
(Mexique, Norvège) réduisent légèrement leurs volumes (de 5 à
10 %) alors que d’autres refusent (Usa, Grande Bretagne). En
1987, avec le quart des réserves mondiales, l’Arabie Saoudite
produit encore 250 millions de tonnes, mais la structure de sa
production s’est inversée : en 1967, 16 % des 36 millions b/j
produits dans le monde venaient de l’offshore ; en 1987, 30 %
des 57 millions b/j en provient. Parallèlement — aux USA — la
recomposition des rapports de force interne, qui avait été
amorcée dans la période précédente, se poursuit et
s’approfondit.
Aux Usa, la libération des prix intérieurs intervient en
janvier 1981 — avec neuf mois d’avance sur les prévisions
Carter — et leur alignement sur les prix mondiaux s’opère dans
les mois qui suivent. Ce que le premier choc n’était pas
parvenu à réaliser, le deuxième l’accomplit : la prospection
s’intensifie, les stocks stratégiques ainsi que les réserves se
reconstituent, la production nord américaine reprend tandis que
la consommation diminue, les importations sont à la baisse et le
charbon regagne des parts de bilan.
Entre 1973 et 1983 l’Opep n’avait fait que reprendre le relais du
monopole pétrolier en marginalisant les Majors. Le deuxième
choc disloque les réseaux de distribution, ouvre le marché et
suscite l’apparition d’un « marché libre » à terme sur lequel tous
les autres prix devront s’aligner : entre 1980 et 1983 les
volumes conclus sur le marché libre (Nymex) sont multipliés par
dix. Avec la libération du prix du pétrole, le marché américain
cesse d’être coupé du marché mondial et à partir de 1983, avec
le retour à l’unité du marché mondial et à la concurrence
(fluctuations des prix selon l’offre et la demande) les prix Opep,
les prix américains et les prix de marché s’équilibrent.
Conséquence du deuxième choc le rapport entre Réserves et
Production qui était tombé de 13 en 1970, à 9 en 1980,
remonte à partir de 1982. Tandis que les découvertes de
nouveaux gisements offshore (Santa Barbara) maintiennent les
réserves Us (de 27.1 à 26.3 millions de barils entre 1979
et 1990), la production pétrolière se stabilise au niveau de
166
1979, la consommation chute et les importations diminuent de
moitié, ce qui se traduit par une réduction de la part des
importations dans la consommation. Au total, la part du pétrole
dans l’énergie consommée diminue : de 46 % en 1973 elle
passe à 40.5 % en 1985.
Simultanément les recompositions amorcées dans la période
précédente s’accélèrent. Effet du premier choc pétrolier,
entre 1975 et 1980, la production de charbon avait augmenté
de 25 % et la consommation de 22 %. Effet du deuxième choc :
entre 1980 et 1990, la production charbonnière augmente de
20 % et la consommation de 24 %, tandis que les exportations
progressent.
Nous savons que les différences de coûts du charbon par
rapport aux autres sources d’énergie et des différents charbons
les uns par rapport aux autres dépendent principalement de
leur teneur en souffre, de leur pouvoir calorifique (Btu/livre), des
transports et — dans une moindre mesure — de leur « usage ».
En 1978 le prix du charbon « à ciel ouvert » des gisements de
l’Ouest variait de 8 à 15 dollars la tonne, et celui du charbon
souterrain de 20 à 30 $ la tonne. Les hausses de 1979 vont
recomposer ces ordres de grandeur. En 1981, le prix au
comptant du charbon du Wyoming Idaho (1 % de soufre/8 000
Btu par livre) était de 7,50 $, celui de l’Illinois (3 % de soufre
10 500 Btu la livre) de 19 $ et celui du Kentucky (1 % de soufre
12 000 Btu la livre) de 35 $. Outre que l’on en déduit que « un
point de souffre fait perdre 3 $ et que 1 000 Btu additionnels par
179
livre font gagner 7 dollars par tonnes » avec un baril à 34 $
même les gisements du Kentucky redeviennent rentables
tandis que les usages se recomposent.
On distingue quatre usages du charbon, dont deux principaux :
le secteur des ménages pour le chauffage domestique d’un
côté, et l’industrie de l’autre ; au lendemain de 1973 on avait
envisagé d’utiliser le charbon (techniques de gazéification et de
liquéfaction) pour la production de fuel synthétique mais — en
dépit des hausses de 1979 — cet usage reste résiduel : pour
une production additionnelle de 1.5 Mb/j il faudrait extraire en
charbon l’équivalent de 170 Mtpe. Restent l’industrie et la
production d’électricité.
Le charbon représentait en 1979, 20 % de l’énergie utilisée par
l’industrie et dans ce cas deux facteurs jouent : la part de
l’énergie dans le coût final des secteurs gros consommateurs :
elle était de 45 % pour les ciments (le charbon couvrant 80 %
de leurs besoins) ; 35 % pour la sidérurgie ; 30 % pour
l’aluminium ; 25 % pour le papier carton… Les coûts de
reconversion au charbon, sont principalement liés à la durée de
vie des chaudières et au montant des investissements de
reconversion ; au total tous ces facteurs convergent et la part
du charbon dans la consommation industrielle va augmenter.
Enfin, en 1979, la production d’électricité absorbait 65 % de la
consommation de charbon et 40 % de l’électricité était produite
à partir du charbon : avec les hausses de 1979 le charbon
prend l’avantage sur le fuel et se retrouve à peu prés à égalité
avec le nucléaire : en 1982 1 kWh-fuel revient à 0 065 $,
1 kWh-charbon à 0.045, 1 kW/h nucléaire à 0,40 $.
179
Philippe Delmas, Perspectives énergétiques des Etats-Unis, Paris,
Economica, 1983, p. 137
167
Sans tenir compte des lois sur l’environnement, ni de la
productivité ou des salaires comparés par secteurs, les
transports constituent pour le charbon une part importante des
coûts — notamment à l’exportation — et un véritable « goulot
d’étranglement ». D’un côté la longueur des délais d’attente
dans des équipements portuaires insuffisants nécessitent de
lourds investissements ; de l’autre le monopole de certaines
compagnies ferroviaire est tel que le transport peut représenter
jusqu’à 75 % du prix final. La loi de déréglementation des
transports de fin 1980 y mettra un terme. Malgré cela, le prix du
charbon Us importé en Europe et au Japon était de 2.5 à 3 $
Mbtu, contre 5 $ pour le fuel lourd. Après avoir chuté de 1.9
(quad Btu) en 1970 à 1.7 en 1975 les exportations de charbon
Us reprennent et se maintiennent à ce niveau : 2.4 en 1980, 2.7
en 1990.
On rencontre des difficultés comparables avec le gaz naturel.
Aux Etats-unis la libération des prix du gaz ne suit qu’avec
retard celle des prix du pétrole et nous avons vu que — pour
encourager la prospection sans pénaliser les anciens
producteurs — elle ne touchait que le gaz découvert après
1977. Les réserves plafonnent entre 1979 et 1985 puis chutent
à partir de là. Concernant les transports, à la rigidité
acheteur/vendeur liée au gazoduc, s’oppose à la flexibilité du
gaz liquéfié (GNL) par transport maritime dans un rapport allant
de 1 à 4 entre le coût de transport du pétrole et celui du gaz.
Par ailleurs, si un des effets du deuxième choc aura été de
promouvoir « un cours mondial du gaz » il reste très délicat à
établir. Au niveau où il est fixé par les accords Algérie-GDF de
1982 - environ 6 $ Mbtu — ce prix correspond à peu prés à la
parité calorifique pétrole-gaz après transport et regazéification,
mais les Etats-unis dénoncent ces conditions (dossier El Paso)
et donc le gaz reste indexé sur le brut. Mais là aussi les Majors
dominent la production. Au total — et après avoir diminué dans
l’intervalle — entre 1975 et 2000 la production de gaz reste
stationnaire, aux alentours de 22 quad Btu.
Dans la période précédente sur les 75 usines nucléaires en
construction, la moitié avait été abandonnée : les délais d’effets
des nouveaux investissements, les délais d’autorisation (de 10
à 15 ans) la baisse de la consommation d’électricité liée à la
disparité des tarifs locaux et le fait que le marché soit dominé
par une poignée de firmes (Westinghouse etc.), expliquaient en
partie cette situation. Avec le deuxième choc, le point
d’équilibre où la production d’énergie est égale à sa
consommation (critère de Lawson) est dépassé et le
programme repart. En 1981, les coûts de production de 1 kWh
à partir du fuel sont de 0 066 $, de 0 044 $ pour le charbon et
de 0 033 $ pour le nucléaire. Compte tenu du blocage du
pétrole et du gaz, les producteurs d’électricité sont obligés de
se rabattre sur le charbon et de relancer le nucléaire, et
l’évolution s’opère à l’avantage des pétroliers et des électriciens
au détriment des charbonniers indépendants.
Enfin, on comprend que les Majors se soient diversifiés à la fois
dans le charbon, dans le gaz et dans le nucléaire. La crise de
1979 va renforcer leurs stratégies d’approfondissement,
d’expansion, de substitution et de diversification.
L’approfondissement et l’expansion dans le secteur pétrolier
168
s’accompagnent d’un repli sur le marché intérieur
(concentration spatiale) et d’une intégration verticale — en
amont et en aval — par rachats et fusions. En 1982, si les « 7
sœurs » (Exxon, Shell, Mobil, BP, Texaco, Socal, Gulf)
fournissent encore 40 % du marché des produits raffinés, elles
ne détiennent plus que 10 % des réserves et produisent moins
de 20 % du brut.
Dans les charbons, bien que 3 000 sociétés exploitent environ
6 300 mines et que de nombreuses sociétés indépendantes y
soient présentes (métaux non ferreux, électriciens, sidérurgie,
transports ferroviaires), les Majors dominent la production et la
concentration s’accentue. En 1981 la fusion de Du Pont de
Nemours (1er chimiste américain) avec Conoco (2e producteur
de charbon et 9e producteur de pétrole) donne la mesure et
l’ampleur (7.5 milliards $) des recompositions en cours. La
même année, Diamond Shamrock (chimiste) absorbe Natomas,
en abandonnant ses actifs non pétroliers. En août 1982,
Occidental Petroleum prend le contrôle de Cities Service et
récupère ses permis d’exploration ; au même moment, Us Steel
prend le contrôle de Marathon Oil. En janvier 1983, Philipps
Petroleum prend le contrôle de General American Oil
augmentant à la fois ses réserves et ses capacités de
production. L’année suivante (février 1984) Texaco rachète les
réserves de Getty Oil (10 milliards $) et le mois suivant
(mars 1984) c’est la fusion Socal-Gulf (14 milliards $). De
même, pour augmenter ses capacités de raffinage Mobil prend
le contrôle de Superior, Shell prend le contrôle de Belridge Oil,
BP entre dans le capital de Selection Trust, Atlantic Richfield
dans celui d’Anaconda, Socal dans celui de Amax, (troisième
producteur de charbon) etc.
Dès 1979, en corrélation avec la hausse des prix, les
investissements des compagnies pétrolières reprennent et — à
partir de là — la rentabilité des capitaux pétroliers dépasse
celle des autres secteurs. Au total, de 1972 à 1982 le chiffre
d’affaires (en $ courant) des majors est multiplié par cinq et
leurs investissements augmentent à un rythme supérieur à celui
de la période précédente. Or, lié à l’évolution du prix du baril,
progressivement l’étau se referme, contribue à transformer les
règles du jeu pétrolier, et crédibilise toujours davantage
l’hypothèse militaire.
En grande partie contrôlée par les États-Unis, la guerre IranIrak (septembre 1980 - juillet 1988) aura incontestablement
exercé la pression à une baisse peu soutenue des prix
pétroliers. En prenant 1973 comme base, et après avoir atteint
un sommet en 1982 à environ 16 $ pour un prix nominal affiché
de 32,30 $, le prix réel du baril diminue régulièrement pour se
stabiliser à partir de 1986 dans une fourchette allant de 5 à
7 dollars le baril. En volumes, la remontée s’opère à partir de
1986 et se maintient régulièrement depuis : 18.2 moi b/j en
1986, 23 en 1990, mais dans une logique de dépassement des
quotas : début 1990 le plafond avait été fixé à 22 millions de
barils. Or — compte tenu de la liaison entre croissance
économique et croissance de la demande pétrolière liée aux
trois années de récession qui s’annonçaient (1991,1992 et
1993) — on pouvait craindre un nouveau choc plus prononcé à
la baisse : dans ces conditions le piège se refermait dans les
trois ans qui suivaient. On sait que l’invasion du Koweït par
169
l’Irak en juin 1990, aura été motivée par le refus du Koweït de
réduire ses quotas de production et on peut raisonnablement
penser que les Usa n’y auront pas été pour rien.
Cela se traduit par une baisse de l’offre potentielle et une
relance de la production aux prix d’équilibre : 26 millions de
barils en 1995 et 28.7 en 1998 qui correspond à cette date à
43 % de la production mondiale. En 1996 la production Opep
retrouve son niveau de 1980 mais alors qu’à cette date, elle
représentait encore 44.5 % du total mondial, elle n’en
représente plus que 41.5 %. On observe un léger tassement
depuis 1998 ou — plus exactement — la production Opep
augmente moins vite que la production mondiale : avec 40.4
moi b/j en 2002, elle ne représente plus que 40 % du total, soit
environ le niveau de 1981.C’est cette évolution qu’accompagne
la double présidence Clinton.
Chapitre 4
La Trahison Démocrate et la Présidence Clinton.
Au début des années 1990, le fait majeur est l’effondrement
des économies de l’Est, leur reconversion à l’économie de
marché et le remodelage des enjeux géopolitiques qui étaient
associés à la partition Est/Ouest. La normalisation des rapports
avec l’ex-union soviétique et l’Europe prenant le dessus,
l’enjeu - à la charnière - est de reconduire l’Otan tout en
transformant profondément le rôle de l’organisation.
Simultanément - tout au long des années 1990 - les Etats-unis
connaissent au plan intérieur une prospérité économique
relativement soutenue, laquelle s’accompagne d’une stagnation
des budgets fédéraux et même d’une diminution significative
des dépenses militaires. Tout en minimisant pour un temps les
enjeux militaires, l’économie nord américaine connaît une
période de prospérité indéniable.
Tout au long de la « guerre froide », la menace aura pris
alternativement deux visages qui finalement étaient liés : celui
d’une déflagration nucléaire et celui d’une révolte des pays
pauvres. Aujourd’hui la menace nucléaire est momentanément
écartée et la révolte des pays pauvres n’a pas eu lieu. À moins
qu’un pays pauvre n’accède à l’arme nucléaire, il est peu
probable que - dans un avenir prévisible – la pauvreté constitue
une menace pour les pays riches. Au mieux, ces pays
s’enrichiront dans la dépendance ; au pire, ils feront l’objet de
règlements de compte localisés entre puissances principales et
puissances secondaires. C’était le cas hier pour l’Irak. Ce sera
peut-être demain le cas pour la Corée du Nord, l’Iran ou la
Syrie.
Tandis que les équilibres issus de la guerre froide se
recomposent, les années 1990 sont marquées par une
succession de crises financières qui aboutiront à la débâcle
boursière des années 2001-2002 puis — après la reprise à la
baisse des cours pétroliers — à l’invasion de l’Irak.
D’un côté — et comme jamais jusque-là sur une échelle aussi
large — les crises financières se succèdent en mettant en
évidence la formidable capacité de ponction de l’économie nord
américaine sur le reste du monde ; la seule logique des
170
échanges commerciaux et des investissements directs ne
suffisant plus à garantir la suprématie nord américaine, celle-ci
est relayée par des flux de capitaux liquides extrêmement
volatils à la recherche de retours à court terme. Le soutien
artificiel des cours en bourse ou la dévalorisation subite des
titres, par le contrôle des taux de change ou des taux d’intérêt,
prend le relais de la chute des taux de profit, et jamais le
volume des transactions financières mondiales et la spirale de
l’endettement n’auront été aussi considérables.
Tandis que le rôle de l’armée passe au second plan, d’un côté
les crises financières soutiennent la prospérité intérieure et
renforcent la suprématie du dollar, de l’autre elles
appauvrissent les pays déjà pauvres. Bénéfiques pour les
Etats-unis, les années 90 sont maléfiques pour le reste du
monde, et ceci est lié à cela.
On passe alors d’une période où les difficultés du Tiers-monde
se manifestaient principalement en termes d’endettement, à
une période où elles se manifestent principalement en termes
de crises monétaires. Désormais — marché des capitaux oblige
— les taux d’intérêt sont essentiellement gérés en fonction des
taux de change, mais cette stratégie est à double tranchant : ce
que l’on gagne d’un côté, il faut bien le concéder de l’autre et
son effet en retour (effet boomerang) sur l’économie américaine
aura été considérable (crise de 1987, de 1998 et de 2001). Le
résultat est qu’aujourd’hui, sous l’impulsion des Etats-unis,
l’économie mondiale est « à découvert » sans que rien — dans
« l’économie réelle » — ne puisse en compenser le déficit.
Simultanément, alors que la stratégie du FMI ne varie pas d’un
iota et que les « fonctions politiques » de l’aide internationale se
confirment au détriment de leurs « fonctions économiques »,
les pays de l’Opep reprennent l’initiative du marché pétrolier
dans une logique où leurs intérêts ne convergent plus
forcément avec ceux des Etats-unis. Jusque-là les Etats-unis
se contentaient d’un pilotage « à vue » — et par acteurs
interposés — des ressources pétrolières. Progressivement, leur
objectif sera un contrôle direct — et sur place — d’une partie
des ressources mondiales.
Dans les années 1990, le projet de « bouclier antimissile » est
abandonné et - en Amérique latine - la diplomatie Us
accompagne le « virage démocratique ». Cependant, l’embargo
sur l’Irak est maintenu avec des frappes ponctuelles
(décembre 1998) et la montée du terrorisme d’un côté, la
stigmatisation des « Etats voyous » de l’autre, constituent
autant de tendances – d’abord mal coordonnées entre elles –
mais qui trouveront leur pleine expression à la période suivante.
Les années « militairement creuses » de l’administration Clinton
et ses relatives bonnes performances intérieures ne doivent
pas faire illusion : bien avant l’arrivée de Georges W. Bush aux
affaires, l’évaluation des menaces se diversifie, les dépenses
d’armement reprennent et, liée à l’évolution de la conjoncture
pétrolière internationale, la situation intérieure ne cesse de se
dégrader en rendant inévitable un recours à la force. Vis-à-vis
de la période antérieure, ou même de l’immédiat « après guerre
froide », le jeu des intérêts en présence et celui des solidarités
se recomposent. On aura mal pris la mesure du fait que
l’implosion des pays de l’Est se sera accompagnée également
171
d’une implosion parallèle des solidarités qui s’étaient nouées
jusque-là autour de l’antagonisme Est Ouest.
À la vérité — avec cette incertitude que laisse déjà subsister
l’évolution à venir de la Russie et de la Chine — la seule
menace réelle qui pèse sur les « intérêts nord américains »
dans le monde provient aujourd’hui des pays riches « alliés »
des Etats-unis : principalement l’Europe et le Japon.
Aujourd’hui l’équilibre de « l’équation mondiale de puissance »
(Paul Kennedy) est en train de basculer et si la totalité de
l’espace mondial est devenu un prolongement de l’espace
national nord-américain, on ne peut convenablement apprécier
les menaces qui les guettent sans prendre en compte le danger
que représente pour eux la montée en puissance de leurs
partenaires d’hier. Pour les puissances mondiales
« secondaires », il s’agissait jusqu’alors d’accepter l’hégémonie
du dollar en contrepartie de la sécurité militaire que leur
garantissait la plus grande machine de guerre que l’histoire n’ait
jamais connue. La question se pose désormais de savoir si
cette machine — à son tour — ne constituerait pas pour elles
une menace, et si l’hégémonie du dollar est un phénomène
durable et irréversible. La réponse tient en quelques mots : la
puissance militaire nord américaine constitue une menace pour
tous — y compris pour les Etats-unis — et l’hégémonie du
dollar n’est pas inscrite dans le cours « naturel des choses ».
Les bonnes performances de l’administration Clinton.
Lorsque Clinton entre en fonction, le chômage se situe à 7.3 %,
le PIB stagne, le déficit budgétaire s’élève à 4.8 % du PIB contre 2.8 % en 1989 - et l’inflation a repris. La dette nationale
est passée d’environ 829 milliards de dollars en 1979 à plus de
4 000 milliards pour 1992, soit de 3 600 à 16 000 $ par
habitant, soit une augmentation de 450 %.
L’arrivée de Bill Clinton aux affaires ne modifie pas
fondamentalement la situation, mais elle l’infléchie de manière
contradictoire. En 1991 — et probablement trop tard, à moins
que cela n’ait été l’objectif poursuivi — la FED baisse ses taux
d’intérêt. Les performances économiques internes s’améliorent,
le déficit fédéral se réduit — le budget devient même
excédentaire — et les dépenses militaires sont à la baisse.
Favorisée par la conjoncture de sortie de « guerre froide »,
l’administration Clinton aura été obnubilée par la réduction du
déficit budgétaire et elle y sera parvenue : c’est d’ailleurs cette
conjoncture qui permet de comprendre le mot d’ordre de
campagne du président Clinton : « Putting the people first »
(priorité aux gens).
À partir de 1998 le budget devient excédentaire tandis que les
dépenses civiles augmentent en valeur absolue et relative : les
quatre dernières années du mandat Clinton (1998-2001)
enregistrent des excédents budgétaires plus que significatifs :
69 milliards en 1998, 125 en 1999, 236 en 2000 et 127 en
2001. Encore fallait-il que le PIB augmente plus rapidement que
les dépenses, et c’est le cas. Après la récession de 1991, la
croissance reprend : entre 1990 et 2001 (en $ constants de
1996) le PIB passe de 6700 à 9200 milliards de dollars, l’indice
de la production industrielle (base 100 en 1992) passe de 99 à
172
145 et l’indice de productivité (base 100 en 1992) de 95 à 118 ;
les taux d’intérêt baissent, et — malgré une augmentation
significative de la population active civile (de 125 à 142 millions)
— le chômage recule : de 5.6 % à 4 %. Entre 1985 et 2000 les
investissements directs augmentent de plus de 500 % et les
exportations de biens et de services de 200 % sur les deux
dernières décades.
Dans le même temps — entre 1992 et 1999 — confirmation
que les dépenses militaires sont bien financées sur le déficit,
tandis que le budget fédéral augmente mais moins vite que le
PIB, les dépenses militaires chutent en valeur absolue
(d’environ 300 milliards à 275 milliards) passant de 22 % à
16 % des dépenses totales et de 5 % à 3 % du PIB. Comme le
fait remarquer Stieglitz, « en ramenant les dépenses militaires
de 6.2 % du PIB qu’elles avaient atteint sous Reagan à 3 %, le
déficit était réduit de moitié ». Du reste — au plan mondial — la
réduction des dépenses militaires correspond à une tendance
générale.
L’administration Clinton (1992-2001) n’intervient guère qu’en
Somalie (1992) et pour expédier les affaires en cours, qu’en
Haïti et sous mandat des Nations Unis (septembre 1994), au
Kosovo et dans le cadre de l’OTAN (1999) ou encore — et cela
malgré l’avis favorable de la France, de la Russie et de la Chine
pour la levée des mesures d’embargo - pour bombarder l’Irak
(décembre 1998). Dans ce cas, il s’agit d’une décision
unilatérale.
La première intervention militaire en Haïti (15 au 15 septembre
1994) s’effectue, sous mandat de l’Onu, pour imposer le retour
180
du père Aristide — premier président démocratiquement élu
de toute l’histoire de l’île — mais, à vrai dire, la situation est
plus compliquée. Après avoir occupé Haïti de 1915 à 1934 puis
soutenu les deux dictatures Duvalier (1957-1986) les Etats-unis
étaient restés neutres lors de l’élection du père Aristide, mais
favorables au coup d’État qui l’avait renversé en 1991 : parmi
les conjurés certains avaient été formés dans la même
Académie militaire (Fort Bragg) que d’autres dictateurs fameux
d’Amérique du Sud. Toutefois, sans s’opposer à la résolution
des Nations Unies décrétant l’embargo sur l’île, mais qui se
heurtait à la réticence des pays périphériques à l’appliquer,
dans ce cas, ils feront pression sur l’Organisation pour
intervenir militairement. On peut penser qu’à partir de là, et au
moins pour ce qui concerne l’Amérique latine, les Usa ont
désormais intérêt à traiter avec des régimes démocratiquement
élus. Cela d’ailleurs ne garantit en rien qu’ils soient
démocratiques, ni qu’ils le restent, mais s’inscrirait dans le sens
d’un renoncement à l’exercice unilatéral de la force armée.
C’est d’ailleurs ce qui semble se passer et – simultanément les dépenses militaires sont à la baisse.
Tout au long de cette période, on observe en effet de la part
des Etats-unis une remarquable réduction des dépenses
militaires et de personnels. Entre 1987 et 1999 et bien qu’à un
rythme moins soutenu que l’évolution mondiale, les dépenses
militaires diminuent d’environ 30 %, les effectifs armés
diminuant dans une proportion plus soutenue encore :
180
Jean Bertrand Aristide (1953) Homme d'église et homme politique haïtien.
Il fut président d'Haïti en 1991, de 1994 à 1996 et de 2001 à 2004.
173
385 milliards $ pour 2 millions d’hommes en 1990, contre
280 milliards pour 1.4 millions d’hommes en 2000, dont environ
250 000 stationnés en permanence à l’étranger. La tendance
est si soutenue qu’Emmanuel Todd — par exemple — « ne voit
pas comment une rétractation d’une telle ampleur pourrait être
interprétée comme le signe manifeste d’une volonté
181
impériale » . C’est oublier que l’ennemi d’hier est anéanti, que
— comparativement aux autres puissances mondiales — la
capacité de feu Us se maintient, se diversifie et même s’accroît,
que les industries d’armement prospèrent, que nous sommes
dans une phase de transition et que — bien avant que Georges
Bush II ne soit élu, les dépenses d’armement reprennent à la
hausse.
Sous cet angle et de manière incontestable, le bilan de Bill
Clinton est un succès, mais ce que l’on obtenait d’une main,
sans doute fallait-il le concéder de l’autre. En fait, les relatives
bonnes performances intérieures de l’administration Clinton
dissimulent une emprise croissante des marchés financiers
mondiaux, eux-mêmes de plus en plus « déconnectés » de
l’économie « réelle » et du politique et, à aucun moment,
l’administration Clinton ne remettra en cause les « acquis » de
la gestion Reagan : apparaissant de plus en plus comme le
moteur de la « globalisation » financière — la déréglementation
s’accélère. Mieux que cela, on assiste à une surenchère et
182
c’est ce que reconnaît Joseph Stieglitz — démocrate, prix
Nobel d’économie et président du Council of Economic Adviser
sous Clinton : « nous avons déréglementé aussi ardemment
qu’eux (les républicains) et sabrés plus implacablement dans
183
les dépenses qu’ils ne l’avaient jamais fait » .
La déréglementation démocrate.
Ainsi, la déréglementation des télécommunications (avec le
télécommunication Act de 1996), de la banque (avec
l’abrogation du Glass-Steagall Act de 1933) de l’énergie
(électricité) et du secteur des technologies de pointe stimulé par
la prolifération des sociétés point.com va-t-il — selon les termes
mêmes de Stieglitz — « tourner au délire ». Principal secteur de
localisation des sociétés point.com, le poids économique des
télécommunications double de 1992 à 2001, le secteur mobilise
plus du tiers des nouveaux investissements, il crée près des
deux tiers des emplois nouveaux et le taux de croissance de la
productivité y est exceptionnel. Entre 1991 et 1995, l’indice
Nasdaq des valeurs technologiques grimpe de 500 à 1000, puis
2000 en juillet 1998, pour franchir le seuil des 5000 en
mars 2000. En 1996, le Dow Jones passe de 5000 à 6500 et
184
c’est le moment que choisit Alan Greenspan , le très
médiatique directeur de la FED, pour parler « d’exubérance
irrationnelle ». Or rien ne se passe. En 1999, l’indice plafonnait
à 12 000 mais rien ne s’était encore passé. Il faut attendre
181
Emmanuel Todd, Après l’empire, Paris, Gallimard, 2002, p. 103.
Stieglitz Joseph (1943) Economiste américain, prix Nobel d’économie en
2001. Joseph Stiglitz a été dans l’administration Clinton chef économiste (19951997). Economiste à la Banque mondiale de (1997 à 2000), il se montra très
critique de cette institution ainsi que du fond monétaire international.
183
Joseph Stieglitz, Quand le capitalisme perd la tête, Paris, Fayard, 2003, p.
351.
182
184
Greenspan Alan (1926) Economiste américain, responsable de la Réserve
fédérale américaine de 1987 à 2006. Il fut systématiquement depuis la
présidence Reagan reconduit par tous les présidents qui se sont succédés.
174
mars 2001 pour que le Dow Jones et le Nasdaq s’écroulent.
Parallèlement, la capitalisation boursière des valeurs
américaines (mesurée par l’indice Wilshire) enregistre une
progression extravagante. Lorsqu’elle atteint son apogée en
mars 2000, elle était de 17 000 milliards de dollars, c’est-à-dire
1.7 fois la valeur du PIB et on admettait qu’un ménage
américain sur deux possédait des actions. À la fin de 1999, la
Réserve Fédérale estime que les Américains détiennent 13.5
trillions en « équities », en augmentation de 26 % sur l’année
précédente. En 2000 — alors que la notion « d’actifs
immatériels » prend dans la nouvelle économie des dimensions
ignorées jusque-là, que certaines sociétés affichent des valeurs
boursières considérables sans jamais avoir réalisé le moindre
profit, et que les prix des actifs sont sans commune mesure
avec leur valeur réelle, le volume des transactions financières
mondiales atteint 150 000 milliards de dollars, c’est-à-dire
trente fois la valeur du commerce mondial de la même année.
En moyenne et par jour, 1.5 trillions $ change de mains sur les
marchés monétaires, soit 48 fois la valeur journalière du
commerce mondial, et à peu près l’équivalent du PIB annuel de
la France. D’une certaine manière, même si les Etats-unis
étaient parvenus jusque-là à tirer profit de la longue succession
de crises qui depuis le début des années 1990 se succédaient
à l’échelon international, désormais les effets de la
déréglementation les rattrapent, et la crise les frappe de plein
fouet.
Nous avons vu que les premiers déficits commerciaux Us
apparaissaient au milieu des années 1970. Au cours des
années 1990, sous l’effet d’une pression plus forte des
importations vis-à-vis des exportations, mais surtout d’une
chute de la productivité Us, cette tendance se confirme et les
déficits se creusent : 102 milliards de dollars en 1990, 159 en
1995, 329 en 1999, 410 en 2001 et 449 pour 2003. En l’espace
d’une douzaine d’années, les déficits commerciaux sont
multipliés par quatre, tandis que l’évolution de leur répartition
géographique indique une dépendance accrue à l’égard des
pays asiatiques. En 2001, pour un déficit commercial global de
410 milliards de dollars, nous avons un déficit d’environ
200 milliards avec l’Asie (83 milliards avec la Chine, 68 avec le
Japon, 13 avec la Corée du sud), 50 milliards avec l’Amérique
latine (dont 30 avec le Mexique) et 60 avec l’Union européenne
(dont 29 avec l’Allemagne, 13 avec l’Italie et 10 avec la
France). En janvier 2002, même la balance des produits à
haute composante technologique était déficitaire.
En même temps que sa structure évoluait, la dette extérieure
s’amplifiait à un rythme exponentiel tout en accélérant la
logique de « crise » (internes et externes). Avec l’arrivée de
Clinton aux affaires (fin 1992), nous avons vu que le déficit
fédéral s’élevait à 333 milliards de dollars et qu’il s’était
transformé en excédant. Mais outre le budget fédéral, la
balance des paiements courants doit également prendre en
compte la dette des ménages et celle des entreprises.
Entre 1964 et 2002 le stock de la dette aura été multiplié par
trois (de 10 000 à 30 000 milliards de dollars) et cela est
principalement imputable à l’endettement financier intérieur des
entreprises qui passe au cours de cette période de 53 à 7 620
175
milliards de dollars, soit 72 % du PIB. Cela est particulièrement
flagrant dans le secteur bancaire - entre 1989 et 1998 – où la
dette est principalement soutenue par l’emballement des
mouvements de fusion, d’annexion ou d’acquisition d’actifs
financés par l’emprunt.
Pour ce qui concerne l’endettement des ménages, le diagnostic
est comparable : il passe de 200 milliards de dollars en 1964 à
7 200 milliards en 2002, et de 26 % du revenu individuel en
1985 à 40 % en 2002, modifiant totalement le rapport entre
l’épargne et l’investissement. Selon la Morgan Stanley Bank, le
taux national net d’épargne (épargne des ménages, des
entreprises et de l’État rapporté au PIB) atteint avec 1.6 % à la
fin de 2002 son niveau le plus bas de toute l’histoire
américaine : c’est moins du tiers de la moyenne des années
1990 et le sixième seulement des années 1960 et 1970.
La progression extravagante de la dette extérieure, la chute des
bourses mondiales de 1998, la « bulle du surinvestissement »
qui devait éclater dans les années 2000 et la récession qui
s’installe à partir de mars 2001 s’inscrivent dans une logique
qui aura conduit à ravager des pans entiers des économies des
pays tiers. Nouvelle crise mexicaine de 1994 (après la crise de
1982 et le redressement partiel de 1988-1993), crises
asiatiques de 1997 (Corée du sud, Thaïlande, Indonésie,
Malaisie), crise russe de 1998 et crises latino-américaines de
1999 (Argentine, Brésil). D’une certaine manière, les scénarios
de la période antérieure se reproduisent et s’amplifient —
mettant en évidence la formidable capacité de ponction de
l’économie nord américaine sur le reste du monde. Les pays
émergents sont touchés en premier et les mécanismes
s’inversent : la baisse des taux d’intérêts et la hausse relative
du dollar dans un cas, la hausse du dollar et la baisse des taux
d’intérêts dans l’autre, produisent des effets comparables.
Les six crises des années 1990.
Nous avons déjà évoqué la crise qui, suite à l’envol des taux
d’intérêts au début des années 1980 et à la déréglementation
des marchés financiers, intervient en 1987 - aux USA et sous la
présidence de Bush père - avec le krach des caisses d’épargne
nord américaines : du jour au lendemain, 520 caisses sur 2 900
étaient déclarées insolvables, occasionnant un plan de
sauvetage de 158 milliards de dollars échelonnés sur onze ans,
supérieur donc à la dette mexicaine pour la même période.
C’était la deuxième crise sérieuse des années 80.
Mais avant de se manifester aux USA une première crise avait
déjà frappé le Mexique et on connaît les liens structurels qui
unissent les deux pays. En 1982 le Mexique se déclare
insolvable et cela est dû principalement au retournement du
marché pétrolier. Pays producteur de pétrole et membre de
l’Opep, depuis 1960 le Mexique connaissait des taux de
croissance soutenus et le pays s’était engagé dans une série
de réformes libérales qui le faisait donner en exemple par les
dirigeants du FMI. Se basant sur sa production pétrolière et sur
un endettement extérieur croissant, à partir de 1978, le
Mexique se lance dans une stratégie de croissance soutenue,
que la hausse des taux d’intérêts nord américains,
l’appréciation du dollar par rapport au peso et le retournement
176
du marché pétrolier vont mettre en situation de cessation de
paiement. Entre 1977 et 1981, le déficit de la balance
commerciale passe de 5 à 25 milliards de dollars (la part des
produits pétroliers dans les exportations passant dans le même
temps de 21 à 73 %), le déficit de la balance des paiements est
multiplié par trois et l’inflation remonte de 16 à 28 %, tandis que
la dette extérieure s’élève à 53 milliards de dollars ; à cela il
faut ajouter 20 milliards de dettes privées, 5 milliards de dettes
commerciales à court terme et d’endettement des entreprises,
et 7 milliards d’hypothèques sur des biens acquis à l’extérieur
par les ressortissants mexicains (principalement aux Usa). À
partir de là — et nous sommes en 1982 — les emprunts
réalisés à l’extérieur seront entièrement englouti dans le service
de la dette.
La situation nord américaine - avec qui s’effectue les 2/3 des
échanges, d’où provient 30 % des prêts bancaires et 70 % des
investissements directs - se répercute sur, et aggrave la
situation Mexicaine (baisse des recettes pétrolières,
renchérissement du crédit extérieur, évasion de 20 milliards de
dollars etc..). Elle suscite un premier train de mesures :
dévaluations successives du peso, contrôle des changes, gel
des avoirs en devises, recourt au crédit (2.5 milliards) et au prêt
international (3.8 milliards du FMI), avances sur recettes, lignes
de crédits sur les banques centrales étrangères etc.
Devant l’échec de ces mesures, un plan d’ajustement structurel
est mis en place par le FMI (fin 1982) : nouvelles dévaluations,
libération des prix, hausse des impôts, du taux d’escompte et
des tarifs publics. La présidence de Miguel de la Madrid (19821988) ne parvient pas à enrayer la situation. La diminution de
20 % de l’inflation, l’augmentation de l’excédent commercial et
une balance des paiements tout juste excédentaire compensent
mal une augmentation vertigineuse du chômage (18 % de la
population active), une diminution du PIB, une réduction des
salaires réels et un triplement du taux de change de la monnaie
nationale, que va aggraver l’effondrement du marché pétrolier
de 1986 : nous l’avons vu, le prix du baril passe de 25,30 $ en
1985 à 8,20 $ en juillet 1986.
En 1987, la dette extérieure du Mexique dépasse les
100 milliards de dollars, son déficit budgétaire atteint 15.8 % du
PIB et le taux d’inflation est de 159.2 %, occasionnant un
nouveau plan d’ajustement structurel qui — pendant un
moment au moins — portera ses fruits. En 1993 la situation
s’est redressée, mais les mécanismes qui permettaient de
l’expliquer se sont renforcés. D’un côté, le peso s’est stabilisé,
le budget est excédentaire, la dette extérieure a été
sensiblement réduite (de 100 à 73 milliards de dollars) et le
taux d’inflation ramené à 10 % ; mais de l’autre, l’économie
mexicaine a entièrement été « succursalisée » par l’Amérique
du Nord. En 1986, juste avant le deuxième « PAS », le Mexique
adhère au GATT.
Notons que — dans le même temps — les pays de l’Est
asiatique prospèrent, qu’ils accueillent toujours plus de capitaux
en quête de profits et qu’à leur tour, ils investissent à l’étranger,
y compris d’ailleurs au Mexique : c’est le cas par exemple de
Taiwan. L’effondrement des économies des pays de l’Est ne
modifie en rien cette logique : au contraire, elle la renforce et la
177
confirme.
La troisième crise d’importance — alors qu’on croyait le pays
à l’abri et que — dans l’intervalle — la situation intérieure s’était
redressée, frappe à nouveau le Mexique en 1995. En 1991, la
première intervention Us en Irak se traduit par une chute du
cours du baril qui se répercute sur l’offre mexicaine de pétrole
qui représente alors près de 65 % de ses exportations, mais le
pays résiste et adhère successivement à l’ALENA (1992) puis à
l’OCDE (avril 1994) ; simultanément le dollar baisse et — avec
185
l’élection d’Ernesto Zedillo , candidat du PRI au pouvoir
depuis 1929, qui succède à Salinas avec une majorité des deux
chambres au Congrès — le mécontentement social s’amplifie.
Avec la révolte du Chiapas de décembre 1994, les capitaux
étrangers qui s’étaient investis (mais la plupart à court terme)
refluent, la bourse de Mexico dégringole et le peso est à
nouveau dévalué, suscitant aussitôt une aide de 50 milliards de
dollars (dont 20 milliards Us et 30 milliards du FMI), la plus
importante jamais accordée à un pays. Si importante que
186
Igniacio Ramonet se demande « si elle cherchait à sauver le
Mexique […] plutôt qu’à sauver le système financier
187
international » . Comme les précédentes, elle s’accompagne
d’un nouveau plan de rigueur qui va plonger le pays dans la
récession mais servir de modèle pour les crises qui vont suivre.
Or, tout témoigne du fait que — vis-à-vis des Etats-unis — nous
sommes déjà dans une logique « interne ». À la vérité, les
investisseurs à long terme nord américains vont récupérer leurs
fonds avec intérêts et les Etats-unis — ce qui était au moins en
partie le but de l’opération — seront remboursés. Avec les
crises suivantes, le FMI obtiendra des résultats « allants du
188
simple échec, au désastre total » , mais simultanément nous
changeons de logique. Dans ce cas, des pays « clients »
deviennent des concurrents directs, tandis que l’on tente de
« clientéliser » d’anciens concurrents. Dans le même temps, on
passe d’une logique d’endettement, à une logique de « crise
monétaire ».
La quatrième grande crise mondiale touche les pays
asiatiques dans les années 1997-1998 mais pour en
comprendre les enjeux et les retombées, il nous faut remonter
légèrement en arrière. Depuis la fin des années 1940 jusqu’au
début des années 1980, les économies des pays de l’Est
asiatique s’étaient organisées à la fois autour de l’exclusion de
la Chine de l’économie de marché, de l’exceptionnel
dynamisme de l’économie japonaise, de la montée en
puissance des Nouveaux Pays Industrialisés (NPI) — les
fameux « dragons » — et du commerce trans-pacifique.
Nous avons déjà évoqué les performances du Japon. Vers le
milieu des années 1980 — alors que les performances des
185
Zedillo Ernesto (1951) Président du Mexique de 1994 à 2000.
186
Ramonet Ignacio (1943) Journaliste et écrivain d’origine espagnole.
Rédacteur en chef du Monde diplomatique, il est à l’origine du mouvement
altermondialiste ATTAC et de l’ONG Media Watch Global.
187
Ignacio Ramonet, Géopolitique du chaos, Paris, Folio, 2002p. 77.
188
Joseph Stieglitz, op. cit. p.274.
178
« dragons » sont tout aussi remarquables sinon davantage —
la puissance grandissante du Japon sur la scène internationale
et son rôle de leader incontesté de la zone asiatique
préoccupent les autres puissances mondiales.
Jusqu’à cette date, avec un accès direct et sans restrictions
(single market dependance) au marché nord américain, le
commerce trans-pacifique connaît un essor considérable : en
1985, les Usa absorbaient plus du tiers (35 %) des exportations
du Japon, 40 % de la Corée et 45 % de Taiwan et — à
l’exception peut-être des Philippines — les succès de la
Thaïlande, de la Malaisie, de l’Indonésie, de la Corée du Sud et
de Singapour étaient fulgurants. Entre 1986 et 1996, la
Thaïlande connaît une croissance de 9 % par an en moyenne,
le taux de croissance de Singapour en 1994 est également de
9 %… Malgré d’importantes disparités, l’ensemble représente
50 % du PIB, 40 % de la population et 35 % du commerce
mondial. À la veille de la quatrième grande crise financière,
20 % du commerce de l’ANSEA est un commerce interne,
contre 65 % avec l’Union Européenne et le reste (15 %) avec
les Etats-unis.
Pilotés par l’administration Reagan, les Accords du Plazza de
1985 avaient abouti à une réévaluation du yen de 50 %,
l’objectif étant alors de stimuler les exportations Us vers le
Japon, et d’affaiblir d’autant la compétitivité industrielle du pays.
Les résultats sont immédiats : le Japon diversifie son
commerce et ses flux d’investissement vers les pays asiatiques
et devient le premier pays créancier au monde. Au début des
années 1990, alors que s’amorce pour le Japon une longue
période de stagnation, la part des exportations japonaises vers
les Usa tombe à 27 %, tandis que la part du commerce transasiatique passe de 32 à 44 %, pour représenter en 1995 plus
de 50 % de son commerce global.
Un forum consultatif — l’APEC — est créé en 1989. La
déclaration de Bogor sanctionne l’émergence d’un consensus
sur la création d’une zone de libre-échange (L’ANSEA) qui se
réalise en 1992. Signe des enjeux qui s’y nouent, son premier
sommet à lieu à Seattle en 1993, mais le deuxième à Bangkok
(1994) et le troisième au Japon (1995). À cette date, mis à part
les Philippines, les six membres de l’ANSEA sont des régimes
libéraux autoritaires (Indonésie, Malaisie, Thaïlande, Singapour,
Brunei) que la question de la Corée du nord, de la Birmanie et
du Cambodge divise, sans parler des revendications
territoriales en mer de Chine : l’occupation militaire des îles
Spratly par exemple, est revendiquée simultanément et en
totalité par la Chine, Taiwan et le Vietnam, partiellement par les
Philippines, la Malaisie et Brunei.
Dès le milieu des années 1980, un taux de change fixe de la
plupart des monnaies asiatiques vis-à-vis du dollar (« taux
peg »), et donc une absence momentanée de risques liés aux
fluctuations de change, se traduit par une hausse des taux
d’intérêt locaux, dont le principal effet va être d’attirer un flux
croissant de capitaux étrangers liquides. D’un côté les banques
vont de plus en plus emprunter à court terme en devises
étrangères (mais principalement en dollar) offrant ainsi aux
entreprises des crédits à faible taux qui vont favoriser une
surenchère à l’investissement : les capacités de production vont
179
croître à un rythme sans commune mesure avec les débouchés
correspondants. De l’autre, le cycle des déficits commerciaux,
la hausse des taux d’intérêts asiatiques et l’arrivée massive de
fonds spéculatifs (hedge funds) relancent la logique du
surendettement et du surinvestissement. Enfin, dans une
logique spéculative, nous allons avoir une inflation de la valeur
(et des prix) des actions et de l’immobilier.
La crainte des Usa et de l’Europe d’un bloc asiatique autonome
se renforce ; Alan Greenspan, président de la Réserve fédérale
dénonce le dirigisme du capitalisme nippon et on se souvient
189
en France des réactions d’Edith Cresson . Il suffira que le
dollar ne cesse de se réapprécier vis-à-vis du yen (+ 40% entre
avril 1995 et fin 1998) pour que tout s’écroule. En 1995, avec
un taux de change de 80 yens pour un dollar, le Japon est
frappé de plein fouet. D’un côté, la spéculation sur les capitaux
liquides (actions) et sur l’immobilier va conduire au krach
boursier et immobilier. La baisse du taux de profit des
entreprises va en accentuer l’ampleur. De l’autre, la hausse du
dollar vis-à-vis des monnaies locales va se traduire par une
réduction du volume et de la valeur des exportations vis-à-vis
des importations « nécessaires », et donc par une détérioration
des comptes courants extérieurs de la plupart de ces pays, que
la persistance de la récession japonaise ne parviendra pas à
compenser. Liés à l’insolvabilité des débiteurs bancaires
locaux, les effets cumulés du krach boursier d’un côté et de la
dépréciation des monnaies de l’autre, se traduisent alors par
une fuite massive de capitaux. Le bilan est désastreux : en
juillet 1997, la dévaluation de la monnaie thaï est une des plus
graves crises monétaires que le monde ait connues. De partout
le chômage augmente — jusqu’à 20 % de la population active
en Indonésie — et les grands groupes industriels s’effondrent :
c’est le cas de Daewoo en Corée du Sud.
Dans un premier temps, les Usa s’abstiennent d’intervenir dans
une crise dont ils sont les bénéficiaires, le FMI attend de voir et
190
le Trésor américain (Lawrence Summers ) oppose son veto à
la création d’un Fonds monétaire Asiatique (FMA) qui — en
quelque sorte — aurait constitué le noyau d’un système
régional autonome. Comme chaque fois en pareil cas, le FMI
intervient en débloquant 120 milliards de dollars — dont la
moitié pour la Corée du sud — et cela s’accompagne de
mesures d’ajustement structurel : sauver les créanciers, ouvrir
les secteurs stratégiques protégés, comprimer la demande
intérieure etc. La Malaisie et la Chine qui ne suivent pas les
directives du FMI s’en sortent mieux ; pour la Thaïlande qui les
applique à la lettre, c’est la catastrophe, mais — d’une manière
générale — la politique du FMI est un échec. D’une part, elle
provoque un repli nationaliste : la plupart des Etats — sauf
l’Indonésie — rachètent la dette des firmes privées et bloquent
la privatisation des secteurs protégés. Ensuite, elle stimule la
coopération monétaire régionale. Enfin, en affaiblissant le
Japon, elle renforce la position de la Chine et affaiblit celle des
Etats-unis.
189
Cresson Edith (1934) Premier ministre socialiste français durant le second
septennat de François Mitterand (1991).
190
Lawrence Henry Summers (1954) Economiste et universitaire américain. Il
fut secrétaire au Trésor durant les 18 derniers mois de l’administration Clinton.
De 2001 à 2006, il fut le 27ème président de l’Université d’ Harvard.
180
La cinquième grande crise touche la Russie dans les années
1998. Dans ce cas, les facteurs politiques internes s’articulent
étroitement sur la crise pétrolière externe et il s’agit, en quelque
sorte, d’une crise « à rebours ». Entre l’arrivée de Gorbatchev
au pouvoir en 1985 et sa démission en décembre 1991, l’échec
de la « perestroïka » et l’implosion du bloc de l’Est ouvrent une
phase de transition brusque à la démocratie et à l’économie de
marché. Les trois Etats fédéraux d’Europe de l’Est (Russie,
Tchécoslovaquie, Yougoslavie) se disloquent donnant
naissance à une vingtaine d’États indépendants chacun ayant
en charge de promouvoir des plans de réformes radicales pour
accélérer la transition à l’économie de marché : privatisation
des entreprises, réforme de la banque, libération des prix et des
échanges, stabilisation des monnaies etc. Avant que la reprise
ne s’amorce, échelonnée et diversement répercutée selon les
pays, la reconstruction se traduit d’abord et de partout par des
baisses de production, une montée du chômage et de l’inflation
ainsi que par des déficits budgétaires cumulés qui plongent des
fractions toujours plus larges de la population dans la pauvreté.
Entre 1991 et 1998, le PIB russe chute de 40 %, et la pauvreté
est multipliée par dix. Premier exportateur mondial de pétrole,
mais victime en 1996 de la dépréciation des cours du brut
(consécutifs à la crise asiatique), le pays ne peut plus faire face
au remboursement de sa dette - qu’il suspend. La parité du
rouble s’effondre avec les conséquences habituelles que l’on
sait : déficits commerciaux croissants, krach boursier
(avril 1998), fuite des capitaux placés à court terme,
dévaluation du rouble (août 1998), et moratoire sur la dette
publique à court terme (40 milliards de dollars). En 1998 la
Russie obtient du FMI un prêt de 22.5 milliards de dollars sur
trois ans mais il faut attendre 1999 pour en ressentir les effets.
Sous Eltsine, la nouvelle bourgeoisie d’affaire et les oligarques
prospèrent, le tissu social se détériore (prises d’otages,
massacres civils, viols collectifs, racket etc.) mais l’arrivée au
191
pouvoir de Vladimir Poutine (mars 2000) correspond à une
restauration de l’autorité de l’État et à une reprise économique :
en trois ans — de 2000 à 2002 — le PIB est en hausse
régulière de 20 % et — même si elle reste inférieure au niveau
de 1991 — au premier trimestre 2003, la croissance est de
6.5 %. En 2000 la dette publique s’élevait à 48.5 % du PIB, fin
2002, elle est ramenée à 28.5 % et les réserves de change qui
avaient chuté à 11 milliards après le krach d’août 1998,
remontent à 63 milliards. Enfin, avec un taux de couverture de
plus de 150 %, la Russie dispose d’une indépendance
énergétique à peu près totale.
Malgré le retour (en ex-Yougoslavie) de réactions
ultranationalistes et les succès électoraux des anciens partis
communistes en Ukraine, Lituanie, Slovaquie, Hongrie et
Bulgarie, la transition à la démocratie est de partout engagée et
— au total — la décolonisation de l’Empire soviétique apparaît
comme une opération réussie. La question Tchétchène reste à
part, mais ce sont moins les difficultés rencontrées qui
étonnent, plutôt que le fait de ne pas en avoir rencontré
davantage. L’Union Soviétique démantelée, il reste que la
Russie conserve un statut de « grande puissance » dont on
peut prendre la mesure, ne fut-ce qu’à sa capacité à infléchir —
191
Poutine Vladimir (1952) Homme politique russe et actuel président de la
Russie.
181
dans un sens ou bien dans l’autre — la recomposition des
« alliances » en cours. Aujourd’hui la Russie apparaît comme
« un acteur stable et fiable de l’équilibre des puissances » et
ceci est à verser au compte de ce que l’on désigne comme « le
pragmatisme russe » (de Poutine) consistant à opérer un repli
en ordre pour préserver l’essentiel des zones d’influence
prioritaires (Ukraine, Biélorussie, Kazakhstan, Tchétchénie) et à
feindre de concéder ce que l’on ne peut éviter.
Enfin, au plan diplomatique et politique, une nouvelle
redistribution des cartes s’est opéré entre la Russie, les Usa et
l’Europe des quinze. Initié au lendemain du 11 septembre ce
que l’on va désigner comme le « partenariat américano-russe »
se traduit par des convergences de vue sur la lutte contre le
terrorisme, la fermeture des bases militaires russes à Cuba et
au Vietnam, l’aide russe à l’intervention Us en Afghanistan, le
soutien Us à la candidature russe à l’OMC, les accords sur la
politique énergétique et la réduction des arsenaux nucléaires
etc. Ce partenariat rencontre ses limites avec l’invasion de l’Irak
par les Etats-unis et la participation de la Russie au « front du
refus ».
Symétriquement, cadrées par l’APC (Accord de partenariat et
de Coopération) de 1997 les relations avec la Communauté
Européenne se stabilisent : aide européenne à la stratégie de
transition, accords commerciaux et douaniers et ouverture en
1998 de négociations sur l’adhésion à l’Otan et à la
Communauté Européenne de pays autrefois satellites de l’Urss
etc. Dernier épisode en date, mais antérieur à l’invasion de
l’Irak, la création du Conseil Otan-Russie (Rome, mai 2002)
définit le cadre d’un partenariat renforcé entre la Russie et les
19 membres du Traité de l’Atlantique nord. Il ne fait aucun
doute que — avec la recomposition de l’OTAN —
l’élargissement européen et la politique de défense commune
seront désormais au cœur de l’évolution à venir des relations
euro russes.
La sixième grande crise n’est pas financière, mais politique et
militaire. Elle touche l’ensemble des pays européens et elle
s’échelonne sur toute la décennie 1990 pour se conclure —
dans le cadre de l’OTAN — par l’intervention militaire des Etats
Unis au Kosovo.
192
Au lendemain de la seconde guerre mondiale, le général Tito
— leader et pilier des non-alignés — était parvenu, relativement
en marge de Moscou mais également des pays occidentaux, à
fédérer les nationalités des Balkans (serbes, croates,
bosniaques, slovènes, monténégrins, macédoniens) et les
minorités religieuses ou culturelles (narodnosti albanais,
musulmans, tziganes) autour d’un Etat unique autogestionnaire
et décentralisé. Or, à sa mort, la situation se dégrade et on
oublie le plus souvent que, dès le printemps 1981 — c’est-àdire pratiquement au lendemain de la mort de Tito survenue en
1980 — les revendications de la communauté albanaise pour
une république autonome du Kosovo se font de plus en plus
pressantes.
192
Josip Broz Tito (1892-1980) Leader de la Yougoslavie de la seconde
guerre mondiale jusqu'à sa mort en 1980.
182
Liées à la baisse dramatique des remises en provenance de
l’émigration, à une bureaucratie exsangue et à un endettement
croissant, les inégalités de développement entre républiques
s’accusent. La question des nationalités et des disparités
religieuses ou culturelles revient au premier plan, la fin du
monopole politique du PC, la multiplication du nombre des
partis et la montée en régime d’une opposition politique de plus
en plus virulente, contribuent à rendre la situation de plus en
plus instable. Les contradictions entre inégalités économiques,
revendications démocratiques ou fédérales, et expression des
nationalités s’aiguisent : d’un côté la déconcentration des
pouvoirs s’accompagne d’un autoritarisme accru au niveau
local, de l’autre l’État fédéral perd en légitimité et en autorité.
Les grandes grèves et les manifestations de rue de 1987-1988,
vont déboucher en septembre 1989 sur une modification de la
constitution qui simultanément renforce le caractère unitaire et
la vocation hégémonique de la Serbie sur les autres Etats, met
en place le pluralisme politique et affirme le droit à
l’autodétermination jusqu’à la sécession.
Dans la foulée de l’effondrement du bloc de l’Est, la
Yougoslavie implose. En 1990 les élections se multiplient ; en
mai 1991 la Serbie rompt avec l’État fédéral et à partir de là,
c’est la guerre civile : en juin de la même année, la Slovénie et
la Croatie proclament leur indépendance, la Macédoine en
septembre et la Bosnie en octobre. Tandis que les massacres
s’intensifient et que la reconnaissance des nouvelles entités
divise à la fois les pays européens et l’Onu en isolant serbes et
monténégrins, chaque communauté — à l’intérieur de chaque
nouvelle entité — joue son propre va-tout. Entre avril et
juin 1992, serbes et croates de Bosnie proclament séparément
leur indépendance et s’affrontent, alors qu’en mai — avant que
croates et musulmans ne s’affrontent à leur tour — l’Onu
décrète l’embargo.
Un premier conflit aura donc opposé la Slovénie à « l’armée
fédérale » ; un deuxième aura opposé la Croatie à l’armée
serbo-fédérale et le troisième aura mis toute la Bosnie à feu et
à sang : la guerre de Bosnie se solde par 3 millions de réfugiés,
140 000 morts et quelque 70 000 blessés ou mutilés. En
janvier 1993, le plan Vance-Owen de « cantonalisation » est
voué l’échec, la signature des accords de Dayton en
novembre 1995 consacre la partition ethnique du pays, mais
rien n’est joué pour autant. L’implosion de l’Albanie en 1997 va
relancer le processus, intensifier les opérations de l’UCK contre
les autorités serbes qui, parallèlement, vont durcir la répression
sur les populations civiles selon une spirale qui — sous
pression américaine — va déclencher l’intervention des forces
de l’Otan. Avec le début des bombardements par les forces
aériennes de l’Otan, le 24 mars 1999, il s’agit d’une opération
exclusivement aérienne, sans troupes au sol, et qui préfigure la
plupart des interventions à venir : alors que le nombre des
missions aériennes dépasse les 25 000, seuls deux avions
auront été perdus. À son tour, cette intervention, va renforcer la
répression sur les populations civiles jusqu’à ce que, le 3 juin
1999, l’Otan et la Serbie signent un accord de paix.
Du printemps 1991 à juin 1999, le démembrement de la
Yougoslavie et le dépeçage d’un pays pourtant membre de
l’Onu, constitue une phase particulièrement peu glorieuse de la
183
désunion européenne. Avant même que l’unité européenne
n’ait été atteinte, on aura pu penser qu’il anticipait sur sa
déconstruction ; Certains même y auront vu une répétition des
accords de Munich qui, en 1938, démembraient la
Tchécoslovaquie. Pour Ignacio Ramonet, pourtant peu enclin à
cautionner l’interventionnisme Us, « le conflit dans l’exYougoslavie a donné lieu à de telles injustices et de telles
atrocités que la non-intervention a été un crime politique
comme elle le fut en 1936-1939 durant la guerre
193
d’Espagne » .
Dans tous ces cas de figure, la puissance militaire nord
américaine en sortira renforcée et confirmée dans sa vocation
hégémonique.
Baisse des budgets militaires et nouvelle génération
d’armes.
La présidence de Georges Bush I (1989-1992) accompagnait,
plus qu’elle n’anticipait, les bouleversements qui nous
préoccupent. Au plan militaire, les Usa étaient intervenus en
1989 à Panama, et en 1991 au Koweït. Cependant, même si
l’intervention au Koweït est la plus importante action militaire Us
entrepris depuis vingt-cinq ans, elle s’inscrit encore dans le
schéma de la guerre froide et ne se traduit pas par une hausse
significative des dépenses militaires. Entre 1987 et 1998, liées
à l’effondrement du bloc soviétique, les dépenses militaires
mondiales chutent et les Etats-unis suivent sur ce plan la
tendance générale.
Les budgets défenses diminuent, mais le commerce des armes
augmente et la structure des transactions reproduit celle des
menaces. Malgré la mise en place du registre de vente d’armes
classiques de l’Onu distinguant 23 catégories de matériels
militaires (1991) — et adopté par le Code de Conduite de
l’Union Européenne — on ne connaît pas le montant exact des
transferts d’armement et on sait également que le terrorisme
utilise des « moyens asymétriques » qui biaisent
considérablement les données : le SIPRI, de Stockholm, évalue
ces transferts à environ 20 milliards de dollars au début des
années 2000. Cependant, des ordres de grandeur
apparaissent. En 1997 — pour un déficit global de 180 milliards
— les exportations d’armes Us représentaient 32 milliards de $
et les Usa contrôlaient près de 60 % des ventes mondiales
d’armes. Sur la période 1997-2001- avec 44.82 milliards de $
de ventes cumulées — les Usa demeurent les premiers
fournisseurs d’armes dans le monde (17.3 pour la Russie, 9.8
pour la France) mais ils sont dépassés à cette date par la
Russie dont les ventes ne cessent de progresser : 1.5 milliards
en 1995, 3.7 milliards en 2001, 4.97 milliards de $ en 2002,
contre 4.56 pour les USA. En 2002 — malgré la perte du
marché des avions de combat polonais (qui ont préféré le F16
de Lookheed-Martin au Mirage 2 000) la France vient en
troisième position (1.28 milliards) puis le Royaume-Uni
(1.12 milliards) et l’Allemagne (675 millions). En 2001, la Chine
devient le premier importateur (3.1 milliards de $) devant
Taiwan. L’Inde et le Pakistan figurent respectivement en
cinquième et dixième positions.
193
Ignacio Ramonet, op. cit. p. 21.
184
Par ailleurs, si les budgets défense diminuent, à l’intérieur de ce
cadre, les dépenses de recherche et de développement
augmentent, les programmes les plus coûteux (le bouclier
antimissile etc.) sont momentanément revus à la baisse mais il
s’agit — simultanément — de renouveler l’armement
conventionnel, en le remplaçant par des matériels plus
sophistiqués. Système unique de plate-forme spatiale à partir
de laquelle des armes à énergie dirigée auraient été lancées
contre les missiles adverses dans la partie haute de leur
trajectoire, le projet crusader évalué à 25 milliards de dollars est
mis en veilleuse. En marge des rivalités entre les différents
corps d’armée et, de la part des militaires, dicté par une hantise
du risque proche de la paralysie, l’enjeu principal de ce que l’on
aura désigné comme le « mouvement pour la réforme des
armées » ou encore « la révolution dans les affaires militaires »
aura consisté à engager la stratégie de restructuration
qu’impliquait la fin de la guerre froide en s’appuyant
principalement sur la Recherche & Développement. Le budget
de ce poste était de 48.5 milliards en 1999 et de 54 milliards en
2000. En terme tactique, priorité est donnée à la rapidité, à la
flexibilité et à la précision sur la masse, c’est-à-dire aux armes
téléguidées et aux « forces spéciales » sur l’armée de terre. Ce
programme sera repris tel quel par Donald Rumsfeld. Depuis
1995, la nouvelle ventilation des dépenses militaires s’oriente
vers l’achat de matériels high-tech coûteux et économes en
effectifs (destroyers DDG 51, avions de transport C17 etc.)
tandis que — simultanément — il s’agit de « banaliser » ou de
détruire l’armement conventionnel et de préparer une nouvelle
génération d’armes, mieux adaptées à la diversification des
menaces. Simultanément, tandis que l’objectif du Pentagone
est d’identifier de « nouveaux ennemis potentiels », l’objectif de
l’Us Strategic Command — qui coordonne la responsabilité des
forces nucléaires américaines et celui des trois principaux
offices nucléaires américains (Los Alamos, Sandia et Lawrence
Livermore) - est de diversifier la gamme des options nucléaires
disponibles. Il s’agit principalement de la bombe
électromagnétique (e-bomb) à haute précision et faible
intensité, disposant d’une capacité de pénétration accrue et
visant la destruction de bunkers ou d’installations souterraines
tout en réduisant les « dommages collatéraux ». On comprend
qu’en 1999, le Sénat ait refusé de ratifier le Traité d’interdiction
complète des essais nucléaires (CTBT : Comprehensive Test
Ban Treaty) et cela est d’autant plus préoccupant que — dès
1997 — l’Us Enrichment Corporation (USEC), la société nord
américaine qui enrichit l’uranium et dont les profits à cette date
s’élevaient à 120 milliards de dollars passait sous contrôle
privé. Aux Usa cette mesure aura suscité des remous. En
Europe, à quelques exceptions près, elle sera pratiquement
passée inaperçue.
Nommé par Bill Clinton en décembre 1996, le nouveau
194
secrétaire à la défense — William Cohen — est un
républicain ; dans l’année qui suit (septembre 1997), Clinton fait
194
William Sebastian Cohen (1940) Politicien républicain américain de l’Etat
du Maine. Il fut Secrétaire d’Etat à la Défense sous la deuxième Présidence
Clinton (1997-2001).
185
de la surenchère sur les propositions budgétaires du
Pentagone. Dés février 1999, Cohen présente un plan
sextennal (2000-2005) de dépenses militaires en hausse de
120 milliards de dollars qui — selon le Washington Post —
représente alors « une demande d’argent sans précédent de la
part des services en uniformes, requérant un transfert massif
de ressources fédérales, soit une augmentation de plus de
10 % par rapport au budget actuel de la défense, presque égal
au budget entier du département de l’éducation ». Pour la seule
année 1999, la hausse est d’environ 20 milliards de dollars et,
dans le Projet de budget pour l’année fiscale 2000, présenté
par le président Clinton, le seul poste pour les dépenses
militaires (281 milliards de dollars) est supérieur à la somme
cumulée de la totalité des autres postes budgétaires
(277 milliards). La hausse s’amorce des 1998-1999, en même
temps que le déficit commercial explose : en 2001, avant donc
l’arrivée de Georges Bush au pouvoir, le budget nord américain
de la défense est de 320 milliards de dollars, de 70 % environ
plus important que les budgets des cinq premiers pays
dépensant le plus. La Russie - qui vient en deuxième position dépense six fois moins. L’Irak, la Libye, la Corée du nord,
Cuba, le Soudan, l’Iran et la Syrie — c’est-à-dire le club des
« Etats voyous » — vingt-cinq fois moins, dont la moitié pour
l’Iran.
Les présidentielles 2 000 témoignent d’un remarquable
consensus « bipartisan » sur les questions militaires et de
défense. Le sénateur Joseph Liebermann — colistier
195
démocrate d’Al Gore — s’étant prononcé en faveur du
bouclier anti-missiles (NMD) également préconisé par Georges
Bush II, pour la première fois depuis les années 1960, le
candidat démocrate propose de dépenser davantage pour la
défense. Simultanément, alors qu’il s’agit d’amorcer le
redéploiement stratégique de la sphère occidentale vers les
pays de l’Est et l’Eurasie (doctrine Monroe) tout en bloquant le
développement d’un potentiel militaire européen autonome, il
s’agit également de désigner de nouvelles cibles (le modèle
Brzezinski). Or, et signe que les enjeux se recomposent,
rarement au cours de son histoire, la diplomatie nord
américaine n’aura été d’une telle arrogance.
Une diplomatie de l’arrogance.
Depuis la fin de la guerre de Corée (1953) jusqu’à l’invasion de
l’Irak (2003), la diplomatie nord-américaine est d’une
remarquable continuité : on met tout en œuvre pour obtenir une
caution internationale ; lorsqu’on n’obtient pas cette caution, on
passe outre et, lorsqu’il advient que l’on soit sanctionné, on
oppose son droit de veto. Dans tous les cas, la justification est
identique. Jusque-là on évoquait « la défense des intérêts
américains contre l’agression russe » et il s’agissait « d’assurer
la sécurité de l’Amérique » ; désormais on anticipe en étendant
la notion de « légitime défense » — le fameux article 51- à
l’ensemble de la planète.
195
Albert Arnold Gore, Jr. (1948) Homme politique, professeur, homme
d’affaire et environnementaliste nord américain. Il fut le 45ème vice président des
Etats-Unis durant l’administration Clinton de 1993 à 2001.
186
Lors du bombardement de la Libye en 1986 Reagan déclara
qu’il s’agissait de « contribuer à un environnement international
de paix, de liberté et de progrès dans lequel notre démocratie
et les autres nations libres pourront s’épanouir », mais déjà il
évoquait « la légitime défense contre une agression future ». Au
même moment Georges Schultz admet que le terme de
« négociation est un euphémisme qui signifie capitulation si
196
l’ombre du pouvoir ne plane pas sur le tapis vert » .
L’administration Clinton va généraliser cette diplomatie de la
197
menace et James Schlesinger observe « qu’au cours du
premier mandat de Bill Clinton, les Etats-unis ont imposé ou
menacé d’imposer des sanctions 60 fois à l’encontre de 35
pays qui, à eux tous, rassemblaient 45 % de la population
198
mondiale » .
La notion « d’agression interne » avait déjà été évoquée à
propos du Vietnam. L’invasion du Panama fut défendue au
Conseil de sécurité au nom de l’article 51 qui, selon Thomas
199
Pickering : « autorise l’usage de la force armée pour
défendre un pays, défendre nos intérêts et notre peuple ». En
juin 1993, se référant à l’article 51, Albright explique que les
bombardements sur l’Irak sont destinés « à nous défendre
contre une agression militaire » (tentative d’assassinat contre
200
Bush père) et Douglas Hurd alors ministre des Affaires
étrangères britannique s’y réfère toujours en soutenant qu’il
autorise un Etat à user de la force pour « contrer les menaces
pesant sur ses ressortissants ».
Dès cette période, ce que les nord américains désignent
comme « a go it alone attitude » devient le mot d’ordre de la
diplomatie. En 1998, Clinton revendique pour les Etats-unis le
droit de « riposter quand, où et à la manière qu’ils auront
201
décidée » et à peu près au même moment, Madeleine
Albright — alors ambassadeur Us auprès de l’Onu - fait savoir
que « les Américains agiront multilatéralement (s’ils le peuvent)
et unilatéralement (s’il le faut) ». Cela va si loin que Charles
Maechling Jr, ancien conseiller au département d’État,
reconnaît que Madeleine Albright est « le premier secrétaire
d’État dans l’histoire des Etats-unis dont la spécialité en matière
de diplomatie consiste à sermonner les autres gouvernements,
à tenir des propos menaçants et à se vanter sans vergogne de
202
la puissance et des mérites de son pays » .
196
Geoges Schultz, 14 avril 1986.
197
James Rodney Schlesinger (1929) Secrétaire d’état à la défense de 1973
à 1975 sous les présidence de Richard Nixon et Gérald Ford. Il fut le premier
secrétaire d’état à l’énergie sous Jimmy Carter.
198
Schlesinger, cité par Thierry de Montbrial, Quinze ans qui bouleversèrent le
monde, Paris, Dunod, 2003, p. 323.
199
Thomas Reeve "Tom" Pickering (1931) Ambassadeur des Etats unis à
l’ONU de 1989 à 1992
200
Douglas Richard Hurd, Baron Hurd of Westwell (1930) Homme politique
britanique qui servit sous les gouvernements conservateurs de Margaret
Thatcher et John Major entre 1979 et 1995.
201
Bill Clinton, New York Times, 24 février 1998.
202
Cité par Thomas W. Lippman, p. 165.
187
Pourquoi se priver d’intervenir lorsqu’on dispose de la force
pour le faire et que — au niveau du droit — le recours au veto
constituera toujours une solution ultime ? En 1986, un an après
que le Nicaragua ait déposé plainte devant la cour
internationale de justice, celle-ci condamne les Usa pour
« usage illégal de la force » et se heurte au veto nord
américain. De même, lors du retrait partiel de Panama, les
Etats-unis opposeront leur veto à une résolution qui les
condamnait pour « violation flagrante du droit international et
mépris de l’indépendance, de la souveraineté et de l’intégrité
territoriale des Etats », en réclamant le « retrait total des forces
d’invasion américaines de Panama ». La conclusion de Noam
Chomsky sur ce plan est radicale : « plus un Etat dispose de la
capacité d’user de la violence, plus est grand son mépris pour
la souveraineté des autres […] aucune question de législation
internationale ne vaut lorsque le prestige, la position ou la
203
puissance des Etats-unis sont en jeu » .
Mais la nouveauté vient peut-être d’ailleurs. Rarement dans
leur histoire les Etats-unis auront revendiqué aussi fort et aussi
haut une liaison aussi étroite entre leurs intérêts économiques
et leur action diplomatique ou militaire. L’argument est évoqué
par Bill Clinton à propos de la Yougoslavie : « Nous soutenons
nos valeurs, faisons avancer la cause de la paix et protégeons
204
nos intérêts » . Il avait déjà été avancé à propos d’Haïti où il
s’agissait alors de « préserver la démocratie dans (son)
hémisphère et renforcer la sécurité et la prospérité de
l’Amérique ». Mais c’est probablement son discours sur l’état de
l’Union de janvier 2000 qui en donne toute la mesure : « pour
réaliser toutes les opportunités de notre économie, nous
devons dépasser nos frontières et mettre en forme la révolution
qui fait tomber les barrières et met en place les nouveaux
réseaux parmi les nations et les individus, les économies et les
cultures : la globalisation. C’est la réalité centrale de notre
époque […]. Nous devons être au centre de tout réseau global
vital. Nous devons admettre que nous ne pouvons bâtir notre
205
avenir sans aider les autres à bâtir le leur » .
Désormais, non seulement la liaison entre intérêts
économiques privés et interventions militaires est clairement
revendiquée, mais — tandis que l’éventail des « intérêts vitaux
des Usa » ne cesse de s’élargir — il s’agit également d’en
valider l’exercice à toutes les institutions ou régions de la
206
planète où il risquerait d’être mis en défaut. M. Kantor ,
conseiller de Clinton pour le commerce extérieur, sur ce point
ne laisse subsister aucune équivoque : « l’époque de la guerre
froide, au cours de laquelle nous négligions d’intervenir lorsque
nos partenaires commerciaux manquaient à leurs
engagements, cette époque est révolue. Notre sécurité militaire
203
Noam Chomsky p. 142 et 147.
204
Bill Clinton, New York Times, 23 mai 1999.
205
www.whitehouse.gov/wh/sotuoo/sotu-text.htlm.
206
Michael "Mickey" Kantor (1939) Homme d’affaire et économiste américain
qui participa à la campagne électorale Clinton-Al Gore. Il fut négociateur pour
les relations commerciales américaines de 1993 à 1997. Il fut aussi secrétaire
d’état au commerce de 1996 à 1997.
188
207
et notre sécurité économique ne peuvent être séparées » .
Par ailleurs, la déclaration dite de Washington (avril 1999)
associe très clairement les missions de l’OTAN au maintien des
approvisionnements énergétiques : « la protection de la
sécurité de l’Alliance (atlantique) peut être affectée par d’autres
risques d’importance majeure (qu’une attaque armée), tels que
les actes de sabotage et le crime organisé, ainsi que
l’interruption d’approvisionnements en ressources vitales » (art
24). Entendons le pétrole. Enfin, et c’est sans doute là
l’essentiel, au début des années 2000, le recensement des
intérêts vitaux des Usa » par un panel d’expert souligne très
nettement - parmi d’autres intérêts - le maintien de la stabilité et
de la viabilité de ses réseaux commerciaux, financiers, de
transport et d’énergie.
Simultanément, rarement, la position des Etats-unis au sein des
agences internationales n’aura été aussi intransigeante. En
1978, les cinq puissances nucléaires officielles — c’est-à-dire
les cinq membres du conseil de sécurité des Nations Unis —
avaient pris l’engagement de ne pas utiliser la force nucléaire
contre un pays qui n’en disposait pas. Cet engagement sera
repris par les cinq en 1994 lors de la prorogation du traité de
non-prolifération (TNP) mais — dés septembre 1996 — Clinton
signe une directive qui revient sur ce point et, même si les Usa
s’engagent à le respecter, ils ne ratifient pas le traité
d’interdiction complète des essais nucléaires (TICE). En
décembre 1997, les Etats-unis refusent de ratifier le traité
d’Ottawa interdisant les mines antipersonnelles. Fin 2001, Bush
dénoncera unilatéralement le traité antibalistique ABM qui
garantissait depuis 1972 l’équilibre de la terreur froide. Votée
en 1996, la loi d’Amato (ou d’Amato-Kennedy) vise à étendre le
champ d’application de la législation américaine en matière
commerciale au-delà du territoire national, et donc de partout
dans le monde. Heureusement ce sera un échec, de même
qu’en avril 1998 — sous la pression des mouvements alter
mondialistes — les négociations pour un accord multilatéral sur
les investissements (AMI) échoueront.
En 1997, 168 pays signent le protocole de Kyoto sur la
réduction des émissions de gaz à effet de serre. Il sera ratifié
par les Quinze (mai 2002) mais, dès son accession à la
présidence (janvier 2001), George Bush s’en retirera et c’est
l’un des points sur lequel bute toujours l’adhésion de la Russie
à l’OMC. Le refus par les Usa d’abroger la loi sur les sociétés
de vente à l’étranger permettant à certaines entreprises
américaines de délocaliser leurs bénéfices à l’exportation dans
certains paradis fiscaux (Foreign Sales Corporation) — et qui
revenait donc de manière indirecte à les subventionner — fera
que les Etats-unis seront condamnés à de nombreuses reprises
par l’OMC. En mars 2002 — signe que malgré les accords en
vigueur et leur adhésion officielle à l’idéologie du libre-échange
— ils peuvent imposer leur loi en matière tarifaire, ils décident
de manière unilatérale de relever de 30 % leurs droits de
douanes sur leurs importations d’acier. Même aux Etats-unis, la
décision reste incompréhensible : « Georges W. Bush has
cooked up an unpalatable (désagréable) confection of Tariffs
208
and import quotas that mock his free trade rhetoric » .
207
Cité par Gowan, art. cit.
208
Georges F. Will, International Herald Tribune, 8 mars 2002.
189
209
De même, alors que Mario Monti , commissaire européen à la
concurrence depuis 1999, provoque l’échec de l’acquisition de
Honeywell par General Electric, l’ultimatum Us sur le blocage
par sept pays européens d’importations de produits contenant
des OGM, relance l’escalade des antagonismes entre l’Union
européenne et Washington. Enfin, pour protéger leur industrie
pharmaceutique les Etats-unis refusent encore en
septembre 2003 de souscrire aux accords sur les médicaments
génériques, et il en sera de même pour les négociations
amorcées en novembre 2001 sur le volet agricole du cycle
commercial de Doha, laissant peser des incertitudes sur leur
achèvement — initialement prévu pour décembre 2004 — mais
qui se poursuivent toujours.
De même, la convention sur les droits de l’enfant sera ratifiée
par tous les pays au monde sauf deux : les Usa et la Somalie
qui ce jour-là était absente. Mais c’est probablement en matière
d’arbitrage international que leur position est la plus
symptomatique. En juillet 1998, ils refusent l’accord instituant
une cour pénale internationale qu’ils n’acceptent toujours pas,
jusqu’à aujourd’hui, de reconnaître. En juillet 2002, au Conseil
de sécurité des Nations Unies, ils feront un chantage
inacceptable pour mettre en balance la prolongation de leur
mandat en Bosnie-Herzégovine avec une modification des
statuts de la cour et, en juillet 2003, en représailles au soutien
qu’ils apportent à cette cour, les Etats-unis suspendront leur
aide militaire à 35 pays. Robert Kagan a raison de faire
observer que « lorsque les Etats-unis exigent l’immunité et un
traitement de faveur pour les puissants, cela revient à saper le
principe même que les Européens tentent d’imposer, à savoir
que toutes les nations fortes ou faibles soient égales devant la
210
loi et (que) toutes aient pour obligation de la respecter » .
C’est le principe même de la démocratie et tenter d’y échapper
c’est sortir du consensus démocratique en crédibilisant la
dictature. Cela donnera Guantanamo et les tortures de la prison
d’Abou Ghraïb à Bagdad. Dans l’immédiat, élu à la sauvette,
Georges W. Bush II s’empare du relais que lui offre Clinton.
209
Mario Monti (1943) Economiste et homme politique italien. Commissaire
européen de 1995 à 2004. Membre de la commission trilatérale.
210
Kagan, La puissance et la faiblesse. Les Etats-Unis et l’Europe dans le
nouvel ordre mondial, Paris, Plon, 2003, p. 100
190
Partie IV
La montée des nouvelles
hantises : la présidence Bush II
et le "Warfare State".
Sous les deux présidences Clinton (1993-2001), en même
temps qu’il s’emploie à en gérer les reliquats, les principes
hérités de la guerre froide se transforment et cela va prendre
deux formes différentes : une attention de plus en plus
soutenue accordée aux problèmes que soulève la montée du
terrorisme international — principalement islamique — et la
désignation « d’États voyous », principalement arabes. Jusqu’à
ce que le lien soit fait — et ce sera l’un des effets du onze
septembre — la thèse trans-étatique de la montée du
terrorisme épousait et rejoignait celle du « choc des
civilisations » - ou des « cultures » - tandis que celle des
« Etats voyous » en conservait le cadre.
À tort ou a raison, mais très vraisemblablement à tort, on aura
opposé la stratégie et les performances de l’administration
Clinton à la ligne suivie depuis par l’administration Bush II. De
manière incontestable, le style n’est pas le même, les priorités
divergent et les objectifs poursuivis ne sont pas identiques mais
— avec le recul — Clinton aura fait le lit de Bush II, comme
Bush I avait fait le sien, et rendu inévitables les durcissements
ultérieurs. N’excluons pas que Bush II fasse, aujourd’hui, le lit
d’Hillary Clinton.
Avec un retournement de tendance politique mondiale aussi
favorable et des indicateurs économiques aux abois –
notamment au plan financier et pétrolier - on ne voit pas
pourquoi, désormais, les Etats-Unis n’envahiraient pas l’Iran. La
situation intérieure serait probablement plus difficile à gérer,
mais cela reste à portée de main et les enjeux sont
considérables. En contrôlant le pétrole iranien et irakien - alors
qu’ils contrôlent déjà celui du Golfe – ils contrôleraient la moitié
au moins de l’offre mondiale, sans compter la leur.
La caractérisation des Etats-unis comme « hyperpuissance »
211
(Védrines ) désormais « capable de mener plusieurs guerres
simultanément en divers points de la planète » est
probablement excessive, mais elle indique une tendance bien
réelle et c’est cette tendance qui – véritablement - nous
préoccupe.
211
Védrines Hubert (1947) Homme politique socialiste français. Il fut ministre
de affaires étrangère durant le gouvernement de Lionel Jospin de 1997 à 2002.
191
Chapitre 1
États voyous et terrorisme.
Il nous faut dater des jeux olympiques de Munich (1972)
l’internationalisation du terrorisme et déjà il s’agit d’une
« délocalisation » du conflit israélo-arabe. Le théâtre des
opérations se déplace du Moyen Orient en Europe mais, tant
que les réseaux du terrorisme auront visé des objectifs
étatiques strictement localisés, ils seront apparus comme la
« branche armée » d’un parti disposant ou revendiquant une
représentation démocratique. Simultanément, tant que la
preuve n’aura pas été faite de solidarités et/ou de coordinations
transnationales, chaque Etat aura considéré qu’il s’agissait d’un
problème « interne », laissant chaque autre Etat le régler à la
mesure de sa souveraineté, généralement en termes de
renseignements ou de services secrets. Entre la négociation, la
menace et le passage à l’acte terroriste (détournement
d’avions, prises d’otages civils, exécutions sommaires, attentats
urbains etc.), nous restions dans une logique du continuum
national et - dans chaque conflit d’une quelconque importance chaque camp aura désigné l’autre comme « terroriste ». Pour
l’Europe, ce sera le cas en Italie avec les Brigades rouges, en
Allemagne avec la fraction Armée rouge, en Grande Bretagne
avec l’Ira, en France avec le FLNC ou action directe, en
Espagne avec l’ETA. Pendant relativement longtemps,
« protégés par deux océans », les Usa n’accordent pas au
terrorisme toute l’attention qu’ils vont lui porter ultérieurement.
Mais la définition américaine du terrorisme évoque relativement
tôt « un usage calculé de la violence, de la menace, de
l’intimidation, de la coercition ou de la peur, en vue d’atteindre
212
des objectifs de nature politique, religieuse ou idéologique » .
Cela fait suite à l’attentat au camion piégé contre l’ambassade
des Etats-unis à Beyrouth qui, en 1983, avait fait 63 morts ;
dans ce cas, il était commandité par le Hezbollah iranien, mais
l’Iran était en guerre contre l’Irak, que les Usa soutiendront au
moins jusqu’en 1990.
En 1986, les bombardements de la Libye par l’aviation Us
s’inscrivent en représailles d’actes terroristes commis contre
des militaires américains de l’Otan stationnés en Allemagne,
par des ressortissants réputés libyens, mais le lien reste encore
difficile à établir. Deux ans plus tard — en 1988 — l’explosion
au-dessus de Lockerbie (Ecosse) d’un avion de la Pan Am (270
morts) restera très longtemps sans suite, mais on pouvait
penser qu’il était commandité par la Libye et qu’il visait les
Etats-unis. En 1989, c’est également le cas de l’explosion sur la
ligne Brazzaville Paris d’un avion d’UTA-Air France (170 morts)
dont l’origine était identique, mais qui — cette fois — visait la
France.
À partir de là, lorsqu’il apparaît que certains Etats
commanditent ou soutiennent des opérations terroristes sur le
territoire d’États différents du leur - ou celui de leurs ennemis
immédiats -, que la spectacularisation médiatique de chaque
212
Us Army Operational Concept for terrorism Counteraction, fascicule
TRADOC, n°525-537, 1984.
192
opération en décuple le rendement politique alors que
l’escalade dans la violence se heurte à sa banalisation, la
manière d’apprécier chaque situation va basculer, mais de
manière différente en Europe qu’aux Etats Unis. Il faut donc
s’attendre à une surenchère dans l’horreur.
En Europe, quitte à renforcer un Etat dictatorial mais laïque, et
à soutenir au nom de la démocratie l’interruption d’un
« processus électoral » qui - dans tous les cas de figure et par
les urnes - aurait porté au pouvoir un régime islamique, il
s’agira — après lui avoir donné toutes les « bonnes raisons
démocratiques » de se développer — de cantonner le
terrorisme sur son territoire d’origine, tout en évitant qu’il se
répande sur le territoire national. Ponctué par la prise en otage
d’un Airbus d’Air France par un commando du GIA (Marignane,
1994) puis, l’année suivante, par les attentats meurtriers de
Paris, c’est toute l’histoire — entre 1990 et aujourd’hui — des
rapports entre la France et l’Algérie : il s’agit, de la part de la
France d’une stratégie de division interne qui soutient l’État en
récusant le « peuple ».
Aux Usa — et bien que les deux stratégies ne soient pas
contradictoires — on préférera toujours « globaliser » et nous
avons là une des racines de la notion « d’État voyou ». Si dans
la stratégie de dissuasion nucléaire l’évocation de l’apocalypse
résultant d’une confrontation bloc contre bloc, interdisait qu’elle
se réalise, les « Principes élémentaires de dissuasion postguerre froide » insistent au contraire — tout à la fois et de
manière contradictoire — sur la globalisation des périls, et sur
la segmentation des menaces. Il s’agit de se préparer à
intervenir de partout et chaque fois que cela sera nécessaire,
mais pas de partout ni chaque fois de la même manière. Ce lien
sera toujours délicat à établir mais, - pour le désigner comme
« voyou » - la difficulté va être de faire le lien entre cet Etat et
les réseaux terroristes qu’il abrite, ou qu’il protège.
D’un côté, on va donc s’employer à remonter la piste des
réseaux terroristes — notamment de leurs réseaux de
financement — mais avec d’autant plus de difficultés que — par
« paradis fiscaux » interposés — ils recoupent les vôtres, se
nourrissent aux mêmes sources, s’interpénètrent et finissent
par ne plus se distinguer. Faiblement hiérarchisés,
décentralisés et compartimentés à l’extrême, nomades,
insaisissables et volatils mais - pour toutes ces raisons d’autant plus efficaces, ces réseaux ne cessent de se
décomposer et de se recomposer par « grappes », ils
apparaissent et disparaissent, resurgissent au moment et à
l’endroit où on les attendait le moins, et se confondent avec
« l’ennemi intérieur ».
De l’autre côté, on va distinguer entre Etats « éclairés », Etats
« Clients » et Etats « voyous ». Même si cela pose la délicate
question des « critères de conformité », ce sera d’autant plus
facile qu’ils correspondront à des critères « a priori ». Un « Etat
éclairé » sera un Etat inconditionnel de la politique extérieure
des Etats-unis ; l’Angleterre par exemple. Un Etat « client »
celui avec lequel il faudra négocier, quitte à se passer de son
accord : la France, l’Allemagne, le Japon. Un Etat « voyou »
sera celui qu’il faut abattre, et cela d’autant plus rapidement
qu’il s’agira d’un ancien client, ou du « client » d’un Etat
193
« client ». On voit la difficulté : faute de ne pouvoir déployer la
machine de guerre et bien qu’il faille y parvenir, il faut désigner
une cible et que cette cible soit un Etat. À partir de là tout
devient possible, et on voit très bien comment l’engrenage se
met en place : d’un côté la différence entre l’intérieur et
l’extérieur ne cesse de se brouiller, de l’autre elle ne cesse de
se renforcer. Dans un cas, on confond l’ennemi intérieur avec
l’ennemi extérieur ; dans l’autre l’ennemi extérieur avec
l’ennemi intérieur.
En 1993, après la tentative d’assassinat de l’ex-président Bush
213
au Koweït, Saddam Hussein est désigné comme le
commanditaire de l’opération, mais, la même année, l’enquête
à l’occasion du premier attentat contre le World Trade Center
piétine mettant en évidence les dysfonctionnements des
services de renseignement nord américains : la concurrence à
laquelle se livrent le FBI qui relève du département de la
justice, et la CIA qui relève de la présidence et des affaires
étrangères. Inversement, en avril 1995, les médias nord
américains désignent immédiatement la « filière islamiste »
comme étant « l’auteur le plus probable » de l’attentat
d’Oklahoma avant que la preuve ne soit donnée que le
commando appartienne à l’extrême droite américaine, blanche
et civilisée. Dès cette époque, à propos de la « guerre globale
contre le terrorisme » le président du Comité de liaison des
214
chefs d’états-majors, Richard Myers , parle « d’enlisement ».
Dix ans plus tard, en Espagne, avec les attentats de la gare de
Madrid nous sommes toujours dans la même logique, mais
inversée : on désigne d’abord l’ETA comme responsable avant
que l’opération ne soit revendiquée par une filière islamiste.
À l’étranger, cette logique se retourne à nouveau. Dans un
premier temps, les « ambassades » — qui sont une sorte
« d’intérieur de l’extérieur » mais qui restent des objectifs civils
— apparaissent comme autant de symptômes des
recompositions en cours. En 1998, les attentats contre les
ambassades Us de Nairobi et de Dar El Salam — qui feront
plusieurs centaines de morts — contribueront à faire désigner
la Tanzanie et le Kenya comme des Etats « potentiellement
voyous ». Dans un second temps, le terrorisme visera des
objectifs militaires, mais « extérieurs ». C’est le cas par
exemple en octobre 2000 avec l’attaque contre le cuirassé
américain Us Cole dans le port d’Aden (17 morts). Un nouveau
pas est franchi. L’étape suivante consiste à viser des objectifs
civils, mais intérieurs : En 2000, la police néo-zélandaise arrête
à Auckland un commando islamiste qui, à l’occasion des jeux
olympiques, préparait l’explosion d’un réacteur nucléaire à
Sidney (Australie). Ultime escalade : viser — sur le territoire
même des Etats-unis — des objectifs à la fois civils et
militaires : les Twin Towers et le Pentagone. Les services
secrets nord américains ne parviendront pas à empêcher le
onze septembre mais du coup, toutes les hypothèses
deviennent possibles : y compris celle de « l’ennemi intérieur ».
Berlin et la « guerre des étoiles » avaient été le véritable
déclencheur de la « Perestroïka » puis — ultérieurement — de
213
Saddam Hussein Abd al-Majid al-Tikriti (1937) Président irakien de 1979 à
2003 où il est destitué, suite à l’invasion américaine de l’Irak.
214
General Richard Bowman Myers (1942) Militaire américain. 15ème général
inter-armée de 2001 à 2005. Il fut très critique sur la façon dont l’administration
Bush a géré le conflit irakien.
194
l’implosion des pays de l’Est. Le onze septembre sera le
déclencheur d’un état de guerre généralisé et permanent.
Chapitre 2 : Nine Eleven.
Le traumatisme du onze septembre va permettre de renouer
tous ces fils, d’amalgamer les réseaux terroristes avec les
« Etats voyous » et de dénoncer parmi certains « anciens
clients » (l’Irak) ou client du moment (l’Arabie saoudite, le
Pakistan) leurs tendances à se dévoyer. Il va surtout permettre
de cristalliser sur le Moyen-Orient — et de manière plus
générale sur l’Eurasie — les prétentions annexionnistes et
impériales. Les invasions de l’Afghanistan en 2001, puis de
l’Irak en 2003 n’auraient pas été possibles sans le onze
septembre.
L’événement va transformer de manière radicale la conception
que les Etats-unis se faisaient jusque-là de leur puissance. On
aura parlé de « saut qualitatif » mais quelqu’un comme Robert
Kagan — par exemple — considère que « l’Amérique n’a pas
215
changé le onze septembre » et que tout vient de plus loin ;
les deux aspects sont probablement vrais. Reste que, pour la
première fois de son histoire, l’empire est frappé au cœur
même de sa force (Wall Street, le Pentagone) et qu’à partir de
là quelque chose, manifestement, se détraque. Le Vietnam
avait démontré qu’en dépit d’une opposition intérieure de plus
en plus radicale, l’empire avait pu survivre à une défaite
extérieure tout en restant invulnérable. Sans qu’il s’agisse là
d’une défaite intérieure, le onze septembre montre que l’empire
est devenu vulnérable.
Ce n’est pas tellement l’ampleur du massacre qui aura joué,
plutôt que la blessure symbolique qui en aura résulté : plus de
3 000 morts cela n’est pas rien, mais - après tout - le nombre
d’Américains qui chaque année meurent aux Etats Unis par
balles est cinq fois plus élevé (quelque 15 000 personnes par
an) sans que personne ne s’en émeuve. Avec le onze
septembre, quelque chose se délabre dans l’imaginaire
américain qui exige réparation à « tout prix » et ce prix ne sera
jamais trop élevé.
Comme il est difficile pour un Etat de déclarer la guerre à un
individu, mais qu’il faut bien transformer l’acte terroriste en
« déclaration de guerre », un des premiers effets du onze
septembre sera de faire le lien entre l’individu et l’État, le
terroriste et « l’État voyou » : il ne s’agit plus d’un ennemi « aux
mille visages » mais d’un ennemi sur lequel on peut mettre un
216
nom (Ben Laden ) à condition de le confondre avec l’État qui
l’héberge (L’Afghanistan), celui avec lequel il a des contacts
(L’Irak) ou dont il est originaire (L’Arabie Saoudite). À ce titre on
occupera l’Afghanistan. À ce titre également, on envahira l’Irak.
À ce titre enfin, on envisagera de marginaliser l’Arabie saoudite.
Le processus depuis est en cours.
215
Robert Kagan, op. cit. p. 135.
Usāmah bin Muhammad bin 'Awad bin Lādin (1957) Islamiste radical,
créateur de l’organisation Al Quaïda. Il est à l’origine des attentats du 11
septembre 2001.
216
195
217
L’inflexion, si on y réfléchit bien, est d’importance puisqu’elle
revient en fin de compte à prendre acte de la perméabilité des
frontières et donc — sous cet angle — de l’homogénéité de
l’espace international. Il s’agit également de désigner dans tous
les pays qui participent au consensus international, une sorte
« d’ennemi de l’intérieur » devenu inquiétant pour tous et
engagé dans une nouvelle forme de « guerre civile » à laquelle
tous doivent participer. Il s’agit finalement de déplacer les
conflits d’un plan étatique, économique et militaire, vers un plan
culturel ou religieux sans renoncer aux bénéfices idéologiques
que procurait la notion de guerre. En France, le peu regretté
218
Jean-François Revel , en démonte la mécanique supposée :
« il ne s’agit plus seulement de terrorisme, nous dit-il, mais d’un
219
acte de guerre » . Pourquoi « plus seulement ? ».
Probablement parce qu’à ses yeux le terrorisme ne s’exerçait
jusque-là que dans un cadre national. On sait bien évidemment
que c’est faux et que — lors des attentats terroristes des Jeux
Olympiques de 1972 — l’Allemagne n’aura pas considéré qu’on
lui déclarait la guerre. Ses arguments cependant méritent de
retenir l’attention : « c’est bien du terrorisme puisqu’il ne s’agit
pas du déploiement d’une armée régulière […] ni même d’une
guérilla. Mais ce sont là pourtant des actes de guerre puisque
nous avons affaire à des actes coordonnés par une
220
organisation au service d’objectifs politiques précis » .
À vrai dire, cette notion « d’organisation » est difficile à manier
et là — tout naturellement — il retrouve le modèle que lui
fournissent les firmes multinationales. Il nous parle donc d’une
« organisation multinationale » ou encore d’un « terrorisme
islamique, toujours mieux organisé, commandé, équipé,
221
renseigné, financé » . C’est que tout à la fois il lui faut
désigner l’ennemi (l’islam) et la cible (l’occident) et, sur ce point,
222
il retrouve la thèse d’Huntington sur le « choc des cultures » :
« les islamistes de l’école de Ben Laden se moquent bien des
compromis et visent beaucoup plus que les Etats-Unis : c’est la
223
civilisation moderne tout entière qui est leur véritable cible » .
Dans l’immédiat, l’objectif est atteint : toute forme et espèce de
résistance — l’ETA, la résistance tchétchène, Al quaida —
relèvent du même terrorisme mais, pour que la guerre soit
possible, encore faut-il désigner l’ennemi de manière plus
précise encore. Joseph Michel — le ministre Belge de l’intérieur
d’alors — n’y va pas par quatre chemins : « nous risquons
d’être, comme le peuple romain, envahis par les peuples
217
218
Jean-François Revel (1924-2006) Politicien français, essayste et
philosophe. D’abord socialiste, il suivra le chemin de Raymond Aron pour
devenir l’un des représentants des philosophes libéraux en France.
219
Jean François Revel, L’obsession anti-américaine. Son fonctionnement, ses
causes, ses conséquences, Paris, Plon, 2002, p 233.
220
Revel, op. cit. p. 233.
221
Revel, op. cit. p. 241.
222
Samuel Phillips Huntington (1927) Politologue américain, professuer à
l’université d’Harvard. Sa théorie controversée « the clash of civilizations »
voudrait démontrer que les identités religieuses et culturelles seront les
premières sources de conflits dans un monde post guerre froide.
223
Revel, op. cit. p. 143.
196
barbares que sont les Arabes, les Marocains, les Yougoslaves
224
et les Turcs » . Le « droit d’attaque préventive » doit
permettre d’y couper court et, dans cette direction, la « nation
indispensable » nous indique la voie. Aux Etats-unis en tous les
cas, et six mois après le onze septembre, certains n’hésitent
plus à parler de « quatrième guerre mondiale », la troisième
étant la guerre froide. Il permet en tous les cas, une
réorientation à 180° des objectifs militaires et de la planification
stratégique, l’abandon momentané du projet de « parapluie
anti-missiles », l’oubli de la Chine comme « adversaire
historique » (Clinton) et la focalisation sur les « Etats voyous »
du Moyen-Orient.
Autre conséquence du onze septembre : « l’effet Pearl
Harbour ». En 1941, face à une opinion publique réticente,
l’attaque de Pearl Harbour par les Japonais avait précipité
l’entrée en guerre des Etats-unis. Le onze septembre aura le
même effet. Depuis, la référence à Pearl Harbour ne cesse de
hanter l’imaginaire américain. Déjà — en janvier 2001 — et
alors que le projet d’un « bouclier antimissile américain » n’était
pas encore totalement abandonné — Donald Rumsfeld
l’appelait de ses vœux : « un Pearl Harbor spatial, pour ainsi
dire, constituera l’événement qui tirera la nation de sa léthargie
225
et poussera le gouvernement américain à l’action » . Au
lendemain des attentats, Kissinger évoque à nouveau Pearl
Harbor en exigeant une riposte « qui aboutira au même résultat
que celle qui suivit l’attaque de Pearl Harbor, la destruction du
système responsable de cette attaque : un réseau
d’organisations terroristes qui s’abritent dans les capitales de
226
certains pays » . Sur ce plan, on pourrait multiplier les
exemples, et tout le monde aura fait le lien. Robert Kagan —
pour revenir à lui — admet que « dans le passé, l’attaque de
Pearl Harbour […] eut pour effet un engagement américain
durable en Europe et en Asie. À présent, il y a tout lieu de
penser que le onze septembre […] conduira les Américains à
s’installer pour longtemps dans le Golfe persique et en Asie
227
centrale » . C’est chose faite depuis cinq ans et – malgré la
débâcle actuelle - il devient chaque jour plus probable que cela
devrait se poursuivre en Iran.
Au plan intérieur, l’effet sera considérable : en quelques jours la
popularité du président Bush II passe de 55 à 85 % d’opinions
favorables et — dans les jours qui suivent l’attentat — près de
60 % des Américains se prononcent en faveur d’une réduction
de leurs libertés individuelles si cela devait permettre de faire
barrage au terrorisme. Au plan extérieur, le résultat est
identique en autorisant tous les amalgames : tandis qu’en
France, l’idée s’installe selon laquelle nous serions « tous des
Américains », aux Etats-unis « Nous sommes tous des
Israéliens » devient le slogan d’une partie de la presse.
On connaît la thèse de Michel Bounan — reprise ou anticipée
par Meyssan, Chossudowski, Franssen : trop
d’invraisemblances ou d’incohérences entourent les
224
225
Cité par Ignacio Ramonet, op. cit. p. 140.
Commission Rumsfeld, 11 janvier 2001
226
Henry Kissinger, « Destroy the network », Washington Post, 11 septembre
2001
227
Robert Kagan, op. cit. p. 149.
197
circonstances des attentats du onze septembre pour ne pas
laisser soupçonner une implication (au moins partielle) des
forces visées avec celles qui les visaient : son responsable
(Ben Laden) est identifié dans les heures qui suivent sans
commission d’enquête préalable. Même après l’invasion de
l’Afghanistan, il ne sera pas retrouvé et il s’enfuira dans des
circonstances rocambolesques : on aura même parlé d’une
mobylette. Il était lié à la CIA et travaillait encore pour elle en
1999 à Belgrade et en 2001 en Tchétchénie. On retrouvera le
passeport de l’un des pilotes dans les ruines encore fumantes
des deux tours. Les services de renseignement étrangers
étaient au courant d’une opération en cours, au point que l’on
parlera à ce propos de « délit d’initiés ». Le bailleur de fonds de
l’opération, le général pakistanais Mahmoud Ahmad avait eu
dans la semaine qui précédait des entretiens particuliers avec
le directeur de la CIA, ainsi qu’avec plusieurs sénateurs et
secrétaires d’État… Le résultat en est que le onze septembre
(le terrorisme) institutionnalise un état d’exception permanent à
l’échelon de la planète tout en justifiant l’invasion de l’Irak.
L’invasion de l’Irak.
Avec l’invasion de l’Irak, nous sommes bien au-delà de ce
qu’Emmanuel Todd désignait comme une simple
228
« hystérisation théâtrale de conflits secondaires » . Il faudrait
reprendre chacune des phases du processus de guerre,
chacune des péripéties de la négociation qui l’aura précédé et
voir comment — au fil des semaines — la définition du casus
belli et les raisons mises en avant pour justifier l’intervention
militaire auront évolué. On se rendrait vite compte que tout était
déjà joué ailleurs, beaucoup plus tôt et en d’autres termes.
L’invasion du Koweït par l’Irak constituait probablement un
meilleur argument pour l’armée américaine de remonter jusqu’à
Bagdad, que ceux qui seront évoqués douze ans plus tard. Or,
de manière incompréhensible, l’armée s’arrête aux frontières.
C’est plus de 700 000 hommes, dont 540 000 Américains qui
sont alors mobilisés pour expulser les troupes irakiennes hors
du Koweït, pour 147 morts seulement. La situation aux Etatsunis, la structure de la coalition de l’époque et le mandat des
Nations Unis auront probablement interdit d’aller plus loin : la
résolution du Sénat autorisant l’intervention contre l’Irak passe
de justesse — 52 voix contre 47 — et Colin Powell, alors
président du Joint Chiefs, s’y oppose ; mais cela n’explique pas
tout. La première guerre contre l’Irak se conclut par dix années
de blocus économique, ponctuées par des frappes aériennes.
George Bush II arrive aux affaires en février 2001, neuf mois
plus tard, c’est le onze septembre et, à partir de là, les
événements s’enchaînent. On en connaît la logique
implacable : trois semaines plus tard (7 octobre 2001) les Etatsunis envahissent l’Afghanistan avec la bénédiction des Nations
Unies ; deux ans plus tard, ils envahissent l’Irak en se passant
de cette bénédiction. Il ne fait aucun doute que sans le onze
septembre les invasions de l’Afghanistan et de l’Irak eussent
été impensables. Personne ne doutera non plus que — derrière
l’Afghanistan — l’objectif à atteindre était l’Irak. En revanche, et
compte tenu des enjeux géostratégiques et de l’appréciation
des forces en présence, on s’étonnera du « carnet de route »
qui aura été adopté. Dés le 15 septembre 2001 — c’est-à-dire
228
Emmanuel Todd, op. cit. p. 155.
198
quatre jours seulement après les attentats contre le Pentagone
et les tours de Manhattan — la ligne de conduite de Paul
229
Wolfowitz est arrêtée : « une victoire contre l’Afghanistan
n’est pas certaine. Par contre le régime irakien est fragile et
230
tyrannique ; il s’effondrera rapidement ; c’est faisable » . Dès
janvier 2002 — après l’invasion de l’Afghanistan — les Etatsunis désignent l’Irak — avant même l’Iran et la Corée du nord
— en tête des pays de « l’axe du mal » : « c’est un danger pour
ses voisins, pour la région, pour le monde et pour nousmêmes ».
En janvier 2002, Rumsfeld remet au Congrès un document sur
le Réexamen de la posture nucléaire (Nuclear Posture Rewiev)
établissant la liste de sept pays contre lesquels la nouvelle
génération d’armes nucléaires (détruire des bunkers) pourrait
être utilisée : L’Iran, l’Irak, la Corée du nord, la Libye et la Syrie
— les « Etats voyous » — mais également la Russie et la
Chine. Parallèlement une liste de 70 Etats disposant de plus de
1 400 postes de commandes de tir de missiles ou d’installations
souterraines d’armes de destruction massive est établie. Dans
un rapport en date du 6 juin 2003, l’AIEA fournira toutes les
données et hypothèses possibles sur l’armement nucléaire de
l’Iran et la démarche est reconduite pour la Corée du nord,
l’Inde, le Pakistan, et même Israël…
Enfin, dès septembre 2002, la Stratégie Nationale de Sécurité
est rendue publique ; elle vise à crédibiliser la notion de
« légitime défense préventive ». Un nouveau pas est franchi :
« rien n’empêche en droit international un pays de prendre
légalement des mesures défensives contre des forces armées
qui représentent pour lui un danger immédiat, avant même qu’il
n’ait subi la moindre attaque […] ; les Etats voyous et les
terroristes n’ont pas l’intention de se conformer, pour nous
attaquer, aux méthodes classiques ». À partir de là, le
mécanisme s’emballe.
Dans son discours devant l’assemblée générale de l’ONU du
12 septembre 2002, George Bush II met en cause la crédibilité
de l’organisation et évoque à ce propos « un forum de
discussions stériles », concluant que « cette affaire montrera si
les Nations Unies ont encore un sens ». Discréditer les Nations
Unies et le droit international est une constante de la diplomatie
Us, et elle se maintiendra après l’invasion. Dans un article du
231
Guardian daté du 21 mars, Richard Perle — conseiller de
Donald Rumsfeld — donne le ton : « merci mon dieu, écrit-il,
pour la mort de l’ONU » et il se félicite que « s’effondre le mythe
d’une sécurité obtenue par le droit international, et mis en
application par des institutions internationales ». Dans la
livraison de mai juin 2003 de la très officielle revue Foreign
Affairs, Michel Glennon fait un pas de plus : l’Irak, estime-t-il,
sonne le glas « de l’expérience qui consistait à soumettre
229
Paul Dundes Wolfowitz (1943) Actuel président de la Banque mondiale.
Paul Wolfowitz est plus connu comme l’architecte de la politique extérieure de
l’administration Bush qui a débouché sur l’invasion de l’Irak.
230
Cité par Bob Woodward, Bush at War, Somon & Schuster, New-York, 2002.
Richard Norman Perle (1941) Conseiller politique sous les administrations
Reagan et Bush I., Richard Perle - surnommé le "prince des ténèbres" - a été
l'un des artisans de l'invasion irakienne. Membre du Project for the New
American Century (PNAC), il est un ardent supporter du parti politique israélien
Likoud.
231
199
l’usage de la force, au règne de la loi ». Il s’agit bien, et
simultanément, de disqualifier l’ONU, d’amorcer une escalade
du type « tout ou rien », et de préparer une action rapide et
foudroyante, tout en multipliant les négociations parallèles et
les pressions sur les membres du conseil de sécurité. C’est la
stratégie du « multilatéralisme à la carte » que préconise
232
Richard Haass et qui consiste — au coup par coup et selon
les circonstances — à recomposer le périmètre des alliances et
des antagonismes. On passe donc d’une logique de
« l’endiguement », caractéristique de la guerre froide et qui
exigeait des structures communes permanentes et stables, à
une logique de « l’enlargement » qui requiert des structures
instables, « ad hoc » et recomposables au cas par cas. En
1996, c’était déjà la manière de voir de l’amiral William
233
J. Perry , ancien secrétaire d’État à la défense de Bill Clinton
et la justification qu’il avançait alors prévaut encore aujourd’hui :
« les Etats-unis étant le seul pays avec des intérêts globaux, ils
234
sont le leader naturel de la communauté internationale » .
Les situations immuablement se répètent : il s’agit d’abord
d’anticiper sur les circonstances et d’en arrêter l’issue quelles
qu’en soient les péripéties intermédiaires ; il s’agit ensuite —
quitte à en discréditer le rôle — d’en passer par les Nations
Unies pour obtenir une caution internationale en multipliant les
pressions et les chantages. Il s’agit enfin de passer outre le
droit international.
Dés juillet 2002, des négociations sont engagées avec le
gouvernement d’Ankara qui monnaye sa participation auprès
de Wolfowitz, le sous-secrétaire à la défense. Pendant
longtemps, elles resteront incertaines pour échouer au dernier
moment. Simultanément Israël — qui en a les capacités —
monnaye sa non-participation et obtiendra gain de cause :
4 milliards de dollars d’aide militaire supplémentaire lui seront
accordés, ainsi qu’une garantie pour un prêt de 8 milliards de
dollars. Parallèlement l’appareil militaire se mobilise et se
déploie : avant l’assaut de mars 2003, plus de 250 000 soldats
nord américains étaient stationnés autour de l’Irak. Enfin, on
multiplie les pressions auprès des membres permanents et non
permanents du Conseil de sécurité.
En octobre 2002, le Congrès donne les pleins pouvoirs à
George Bush II pour utiliser la force en Irak, « si cela s’avère
nécessaire ». L’élection de mi-mandat du 5 novembre 2002
confirme Bush dans la ligne qu’il a adoptée : la victoire
républicaine est sans précédente. Il faut remonter à 1934 avec
Roosevelt pour en trouver l’équivalent. Désormais Bush II
contrôle l’exécutif et les deux chambres ; il a en main la
majorité des Etats et il s’agit incontestablement d’un vote de
soutien. Jusqu’à la fin 2004, Bush a désormais les mains libres
sur un plan intérieur, d’autant que l’opposition démocrate va se
recentrer sur les problèmes internes et qu’à la chambre les
232
Richard N. Haass (1951) Proche conseiller de Colin Powell quand il était
Secrétaire d'Etat à la défense de l'administration de George W. Bush.
233 233
William James Perry (1927) Secrétaire d’Etat à la défense de 1994 à
1997 sous la présidence de Bill Clinton.
234
William J. Perry, La construction d’alliances par le leadership global et la
dynamique d’enlargement, Cahiers d’Etudes Stratégiques, n° 20, printemps
1997.
200
dossiers internationaux sont entre les mains des néo235
236
conservateurs : Richard Lugar et John Warner ,
respectivement président de la Commission des relations
internationales et sénateur républicain de l’Indiana, et président
de la Commission des forces armées et sénateur républicain de
Virginie. Les faucons ont les ailes libres. Ils sont là pour frapper,
et ils frapperont.
Le 8 novembre, le conseil de sécurité vote à l’unanimité la
résolution 1 441 qui oblige Saddam Hussein à fournir la liste
des armes dont il dispose, tout en acceptant le retour des
inspecteurs des Nations Unies. En cas de « violation patente »
de ces dispositions (« material breach ») une intervention
devient possible et progressivement l’étau se
resserre :l’ambassadeur français à l’ONU - Jean-Daniel Levitte
— s’inquiète alors « d’apercevoir un revolver caché » dans le
préambule de la résolution 1 441 et en quelque sorte la
contrepartie de la « preuve flagrante » (smoking gun) que les
Etats-unis recherchent. Dans cette perspective — et afin de
fournir les preuves que l’Irak détient bien des armes de
destruction massive — les inspections reprennent
(décembre 2003). Elles se poursuivront jusqu’au 17 mars, mais
sans donner de résultats — tandis que le pays tout entier
sombre dans la paranoïa : en décembre 2002 tous les militaires
américains sont vaccinés contre la variole et on envisage
même d’y soumettre la population tout entière. À la veille du
pèlerinage à La Mecque (7 février 2003) la montée des
hantises est telle que le niveau d’alerte terroriste aux Usa est
au maximum. A la fin du pèlerinage, Ridge et Ashcroft estiment
qu’il peut être réduit, mais à partir de là - durablement
conditionnée - l’opinion autorise le pire.
La séance du conseil de sécurité du 20 janvier 2003 — où le
ministre français des Affaires étrangères s’en prend à Colin
Powell — donne la mesure des divergences. Quinze jours plus
tard (5 février) lorsque Colin Powell brandit devant le conseil de
sécurité ce qu’il présente alors comme des « preuves », il ne
convainc personne. On sait aujourd’hui — de l’aveu même des
autorités de Washington et de la commission d’enquête — que
ces preuves auront été fabriquées de toutes pièces par les
services de renseignements. Un an plus tard (mars 2004) — et
donc après une année d’occupation — les liens de l’Irak avec le
terrorisme ne sont toujours pas établis, pas plus que la
détention d’armes de destructions massives, chimiques ou
nucléaires ou même le soutien financier de l’Irak aux familles
des « martyrs » palestiniens.
Dix jours plus tard — le 16 février 2003 — le discours applaudi
237
de Dominique de Villepin devant le conseil de sécurité laisse
entendre que la France utilisera son droit de veto. Lorsque la
diplomatie Us se rend compte qu’elle ne dispose d’aucune
235
Richard Green "Dick" Lugar (1932) Sénateur républicain de l'Indiana.
236
John William Warner (1927) Homme d'état et politicien américain qui fut
secrétaire à la marine entre 1972 et 1974. Il est sénateur républicain de Virgnie
depuis 1979.
237
Dominique Marie François René Galouzeau de Villepin (1953) Diplomate
et homme politique français. Alors qu’il état ministre des affaires étrangères du
gouvernement de Jacques Chirac il s’opposa à la tribune des Nations unies à
l’invasion de l’Irak. Dominique de Villepin sera premier ministre depuis 2005,
jusqu’en 2007.
201
chance pour obtenir les neuf voix en sa faveur, elle proposera
une résolution sous forme d’ultimatum. C’est l’objet du discours
de George Bush en date du 17 mars 2003 dans lequel il s’en
prend à « certains impertinents du conseil de sécurité » et où il
laisse 48 heures au président Saddam Hussein pour quitter son
pays. Le lendemain le président français Jacques Chirac parle
« d’ultimatum américain » et - le surlendemain - les Etats-unis
envahissent l’Irak.
Au moins si l’on s’en tient à l’entrée des troupes angloaméricaines à Bagdad, l’hypothèse d’une guerre « rapide et
victorieuse » se sera vérifiée : la destruction ciblée des
infrastructures civiles et militaires ainsi que des moyens de
communication, de liaison, de transport et de commandement
est immédiate, tandis que la progression des troupes au sol ne
rencontre pratiquement aucun obstacle ; le Congrès vote
aussitôt une rallonge de 2.5 milliards de dollars. Six semaines
après le début des hostilités (1er mai 2003) Bush annonce la fin
de la guerre, mais S. Hussein est en fuite et rien n’est gagné
pour autant. Au terme de cinq années d’occupation, la
forteresse américaine est assiégée et le pays s’enlise dans la
guerre civile. Si manifestement les raisons avancées par les
Etats-unis pour envahir l’Irak n’étaient pas les bonnes, quelles
en auront été les bonnes raisons ?
Chapitre 3
La guerre : une nécessité américaine.
« Les Etats-unis d’Amérique ne font jamais la
guerre parce qu’ils le veulent. Ils ne font la guerre
que parce qu’ils le doivent ».
238
John Kerry , Candidat démocrate à la présidence
Us, Boston 2004.
Une des manières de comprendre ce propos du candidat
démocrate à la présidence nord américaine serait de considérer
que les Etats-unis n’auraient jamais eu le choix de faire la
guerre : ils y auraient toujours été contraints et forcés. La vérité
semble plus nuancée. Au-delà d’un certain seuil — et sauf à
renoncer à l’hégémonie mondiale — tout se passe en effet
comme s’il fallait que l’économie des armes prenne le relais des
armes économiques, et que la guerre soit la seule issue
possible. Depuis qu’ils existent — nous l’avons vu — les Etatsunis auront toujours été en guerre, mais toutes les guerres ne
s’équivalent pas et — avec l’invasion de l’Irak — un seuil aura
été franchi, qui en appelle d’autres.
Il faudrait probablement distinguer ici entre causes
momentanées et conjoncturelles, et causes profondes ou
« structurelles ». Au plan conjoncturel — le plus immédiat — on
aura successivement évoqué des raisons d’ordre idéologique
ou politique, les retombées économiques directes de la
reconstruction, les pressions exercées par l’armée sur le
238
John Forbes Kerry (1943) Sénateur du Massachusetts. Nominé par le parti
démocratique pour la campagne présidentielle de 2004, il a été battu par
Georges W. Bush.
202
gouvernement fédéral, la nécessité d’un repositionnement
géostratégique des Usa au Moyen-Orient. Pour expliquer
l’invasion de l’Irak, on aura également évoqué la conjoncture
pétrolière, la situation intérieure nord américaine, la
composante particulière de l’équipe en charge des affaires à
Washington ou encore la volonté nord américaine de diviser
ses alliés et clients pour mieux régner. Tout cela probablement
— sans être négligeable — doit être pris en compte.
Au plan idéologique, une constante se dégage, régulièrement
mise en avant depuis plus d’un demi-siècle de conflits
unilatéraux, mais dont on ne voit pas en quoi elle serait de
nature à servir les intérêts nord américains, plutôt que
l’hypothèse inverse : il s’agirait d’une guerre pour la liberté et la
démocratie. Dans son discours de Grab Rapids (Michigan) de
fin janvier 2003, Bush II considère que les Etats-unis « doivent
se sacrifier pour la liberté des autres (et qu’il s’agit) de faire
avancer la cause de la démocratie libérale dans cette partie du
monde (le Moyen-Orient) par un exemple spectaculaire et
impressionnant de liberté ». La chute de Saddam Hussein
devait donc marquer le point de départ de la démocratie dans
cette partie du monde - dont il est vrai qu’elle n’est pas
particulièrement « démocratique » - et cette thèse sera
largement reprise par les intellectuels et les médias néoconservateurs. Saddam Hussein avait droit à un procès public ;
il avait des choses à dire. Ce procès n’a pas eu lieu, ou a été
bâclé.
Totalement à l’opposé, une autre manière de l’expliquer va
consister à faire appel, comme chaque fois que l’on ne
comprend pas ce qu’il se passe, aux catégories de la
pathologie mentale : « pareille surenchère témoigne d’une sorte
de mégalomanie et de paranoïa dont le pays semble
239
atteint » . Nous retrouvons d’ailleurs — sous la notion
« d’hubris » — des explications du même ordre chez la plupart
des intellectuels radicaux nord américains. Hubris, c’est le
terme grec pour désigner la folie ; donnons simplement un
exemple : « American hubris will further complicate the task of
240
finding a new and more discriminating internationalism » .
Cela, bien évidemment — et même si le diagnostic était limité à
l’équipe actuellement en poste à Washington — n’explique rien.
Encore faudrait-il expliquer que la nation tout entière déraille,
ou pratiquement.
On aura également évoqué, et ce n’est pas totalement faux, les
intérêts que l’équipe actuellement en poste à Washington avait
à détruire, pour reconstruire. Dès la fin du mois d’avril 2003,
alors même que la guerre n’est pas réputée « terminée », les
adjudications pour les chantiers de reconstruction sont ouvertes
et elles sont assorties de priorités. La puissance occupante —
désormais dite « autorité » — fixe les objectifs : réfection de
cinq aéroports, remise en état du port en eaux profondes de
Oum Qasr, reconstruction des centrales électriques,
alimentation en eau potable, réhabilitation d’écoles et
239
Gilbert Achcar, « L’esprit (et le budget) d’une nouvelle guerre froide », in :
Les Etats-Unis s’en vont-ils en guerre ?, Préface et introduction de Paul Marie
de la Gorce. Editions Complexe, Bruxelle, 2000, pp. 75-84.
240
Charles A. Kupchan, The end of the american Era. Alfred Knopf, New York,
2003, p. 235.
203
d’hôpitaux etc. Le plus gros contrat (35 millions de dollars) est
remporté par Bechtel et, depuis cinq ans, ce volume a atteint
quelques centaines de milliards de dollars. Il est vrai que, basé
à San Francisco et premier nord américain du BTP, Bechtel
emploie 47 000 personnes dans 60 pays différents et que —
entre 1999 et 2002 — il aura versé 1.3 millions de dollars aux
comptes de campagne des différents candidats, principalement
241
républicains. Son président actuel, Riley Bechtel , a été
nommé par George Bush, membre du Conseil de l’exportation,
un organisme consultatif auprès de la Maison-Blanche. George
242
Pratt Schütz — qui siège au conseil d’administration — en
avait été le président avant de devenir secrétaire d’État de
Donald Reagan. Jack Dheehan — vice-président actuel et
général en retraite — siège au Defense Policy Board, une
commission du Pentagone que présidait Richard Perle. On
pourrait multiplier les exemples, mais cela ne saurait
convaincre : les enjeux sont trop disproportionnés pour
expliquer quoi que ce soit.
De manière beaucoup plus préoccupante, on aura évoqué les
pressions à la hausse des budgets défense que le lobby
militaro-industriel exerce sur l’administration fédérale et la
logique propre des « besoins de l’armée » dont on ne voit pas
pourquoi, en effet, elle resterait durablement inemployée.
Depuis l’arrivée de Georges Bush II à la Maison-Blanche, la
course aux armements a repris ; dans les années qui suivent
son élection, les budgets militaires s’envolent : 350 milliards
pour 2002, 395 milliards pour 2003 — à quoi il faudra ajouter
diverses « rallonges » — et les prévisions pour 2007 tournent
autour de 600 milliards, en progression de 15 % par an en
moyenne, contre 3 à 4 % pour le Royaume-Uni et la France.
Quelqu’un comme Zakaria prévoit que prochainement, les
dépenses militaires Us seront supérieures aux budgets
cumulés de l’ensemble des 190 autres pays de la planète.
243
Christopher Hellman — parmi d’autres — n’hésite pas à
verser tout cela au compte des remaniements en cours de la
force de frappe Us : « la tendance récente à une augmentation
des dépenses militaires, s’explique avant tout par les questions
du recrutement et du maintien d’un personnel de qualité, ainsi
que l’assurance de la disponibilité des forces de combats ». On
sait que la question de « la disponibilité des forces de combat »
244
et la fameuse « préparation à la guerre » — c’est-à-dire
l’éventualité d’avoir à conduire deux conflits régionaux majeurs
et simultanés (Major Regional Conflicts) ou encore, dans la
terminologie du Pentagone, de « guerres majeures de
Théâtre » (Majors Theater Wars) — jusque-là n’avait pas été
envisagée, et que désormais elle l’est.
241
Riley P. Bechtel Homme d’affaires, milliardaire américain et membre de la
commission trilatéral. Il a été désigné par Georges W. Bush président du
Conseil à l’exportation.
242
George Pratt Shultz (1920) Secrétaire d’Etat au travail de 1969 à 1970,
Secrétaire d’Etat au trésor de 1972 à 1974 et Secrétaire d’Etat de 1982 à 1989.
243
Hellman Christopher, chercheur au Center for defense Information (CDI,
Washington DC) et expert en économie de la défense américaine.
244
Christopher Hellman, in : Les Etats-Unis s’en vont-ils en guerre ?, op. cit.
p.88.
204
Les pressions des lobbies militaro-industriels sont réelles, et
elles ont été évoquées : « les membres du Congrès se laissent
convaincre par les arguments économiques des entreprises du
secteur de la défense ; pour ces dernières des dépenses
militaires élevées et constantes signifient le maintien et la
245
création d’emplois » . Mais — alors que le seul client du
secteur de l’armement est l’État fédéral, que d’autres secteurs
sont tout aussi influents et davantage créateurs d’emplois,
qu’en dernière lecture c’est le Congrès qui tranche et que rares
sont ceux — démocrates ou républicains — à avoir remporté un
scrutin après avoir demandé une réduction des dépenses
militaires, cela n’explique pas pourquoi les Etats-unis auraient
besoin de maintenir une telle structure de guerre. À cela, il faut
des raisons plus profondes encore — d’ordre géostratégique —
et elles auront également été évoquées.
Il s’agirait principalement de recomposer le jeu des alliances et
des antagonismes internationaux en recomposant la donne
Moyenne Orientale. Nous serions actuellement dans cette
phase, dont l’étape suivante serait l’Iran.
Jusqu’au début des années 1990, la présence nord américaine
au Moyen-Orient (économique et militaire) s’appuyait
principalement — mais de manière contradictoire — sur l’Arabie
saoudite et les pays du Conseil de coopération du Golfe au
sud, Israël à l’Est et la Turquie au nord. La fin de la guerre
froide leur avait permis de renforcer leur présence en Asie
centrale, au Pakistan et en Afghanistan, c’est-à-dire — à
l’exception du Caucase — hors des zones pétrolières. Avec le
onze septembre, soupçonné dans le financement des réseaux
terroristes et souvent évoquée par les stratèges néoconservateurs comme « le noyau du mal présent à tous les
niveaux de l’action terroriste », l’Arabie saoudite cesse d’être un
partenaire fiable et de plus en plus nombreux sont ceux qui —
aux Usa — considèrent le scénario d’un démantèlement du
royaume comme envisageable. Il ne faut pas l’exclure, et
certains pensent qu’il serait de nature à favoriser les intérêts
américains dans la zone.
Cerné au nord par la Turquie et au Sud par Israël — tous deux
liés aux USA par un « partenariat stratégique » — l’ensemble
Syrie, Liban, Palestine est davantage isolé encore par
l’occupation de l’Irak laquelle — avec l’occupation de
l’Afghanistan — prend l’Iran en tenaille. L’Irak devient ainsi le
« pivot » tactique du reploiement nord américain dans la région.
L’incertitude concernant l’armement réel de la Corée du nord
écartant, au moins de manière momentanée, l’éventualité d’un
deuxième conflit « majeur », avant même que la guerre en Irak
ne soit déclarée terminée, les pressions sur l’Iran et sur la Syrie
s’intensifient. Avec les contrats de reconstruction et de
réarmement et la perspective de renforcer les contrôles qu’ils
exercent sur les marchés pétroliers, l’occupation de l’Irak
présente également l’avantage pour les Usa de diviser leurs
alliés, principalement l’Europe.
Il n’est pas certain que — sur ce plan — les enjeux en aient
correctement été appréciés mais la géographie du refus et des
245
Christopher Hellman, in : Les Etats-Unis s’en vont-ils en guerre ?, op. cit. p.
91.
205
divisions européennes n’est un mystère pour personne : de
manière symptomatique, la guerre contre l’Irak en aura révélé
les contours. Face au « front du refus » structuré autour de
l’axe franco-Allemand, de la Belgique et du Luxembourg discrètement soutenu par la Grèce et les Etats dits « nonalignés » - la Grande-Bretagne sera apparue comme un allié
inconditionnel des Usa, et l’Espagne de José Maria Aznar
suivie par l’Italie de Berlusconi comme des alliés subsidiaires,
soutenus par les Pays bas, le Portugal et le Danemark. À cela il
faut ajouter l’alignement inconditionnel sur la position nord
américaine des candidats à l’entrée et futurs adhérents à
l’Europe, certains d’entre eux ayant déjà rejoint les rangs de
l’OTAN : la Pologne, la Hongrie et la République Tchèque, la
Turquie ainsi que les dix pays du groupe dit « de Vilnius ».
Du point de vue nord américain on ne pouvait rêver mieux : être
parvenu à isoler les deux leaders historiques de la construction
européenne (la France et l’Allemagne) de celui sans lequel
l’Europe sera toujours incomplète (la Grande-Bretagne) tout en
entraînant dans son sillage à la fois les piliers secondaires et
ceux qui — dans les années à venir — prétendraient y jouer un
rôle de premier plan, n’était-ce pas faire la preuve que — quel
que soit le cas de figure — l’Europe ne pouvait se construire
sans eux ? La preuve était d’autant plus accablante qu’elle
s’inscrivait dans la continuité : déjà dans les années
précédentes et dans l’espace naturel européen, La France et
l’Allemagne s’étaient divisé sur la question yougoslave, et déjà
— dans le cadre de l’Otan — les Etats-unis s’étaient imposés
comme un acteur indispensable.
La position des « nouveaux entrants » est délicate à apprécier
d’autant que — selon un sondage Gallup Europe réalisé fin
janvier 2003 dans trente pays européens — les opposants à
une intervention nord américaine en Irak sans l’aval du conseil
de sécurité étaient de 82 % dans les treize pays candidats à
l’Union Européenne. Il ne fait pas de doute que ces Etats (tout
comme d’ailleurs la Grande-Bretagne, l’Espagne et l’Italie)
auront joué contre leur opinion publique pour faire pression sur
la construction européenne — et notamment sur le projet de
Constitution — tandis que le ralliement de la position nord
américaine en matière de défense, leur paraissait comme la
meilleure manière d’y parvenir.
Le problème de la recomposition des alliances stratégiques ne
traduit qu’en partie — et souvent contredit — le travail en
profondeur de tendances autrement plus déterminantes et
décisives. Sans compter le ralliement de la Russie et de la
Chine au « front du refus », après tout — en Amérique du sud
où la main mise nord-américaine est autrement plus
préoccupante qu’en Europe — on aura observé des
phénomènes en sens inverses et — dans ce cas — les
mécanismes du refus ou de l’adhésion seront apparus avec
plus de netteté. Le soutien des petits Etats d’Amérique centrale
(Guatemala, Salvador, Costa Rica, République Dominicaine
etc.) était prévisible et n’aura surpris personne : dans ce cas,
l’emprise nord américaine est à peu près totale et c’est de
longue date que la politique intérieure de ces pays s’élabore à
Washington : exactement entre la 19e rue (Siège du FMI) et la
15e (siège du Trésor). En revanche, l’Argentine de Kirchner, le
Brésil de Lula da Silva s’opposent à l’invasion de l’Irak et les
206
réactions des membres non permanents du Conseil de
sécurité - la Colombie jusqu’en décembre 2002, le Chili et le
Mexique à partir de janvier 2003 - sont plus intéressantes
encore. Quoiqu’il soit membre de l’Alena, le Mexique émet de
sérieuses réserves et on sait que le président Fox avait déjà
porté plainte devant la cour internationale de justice à propos
des citoyens mexicains condamnés à mort aux Usa. Le Chili
résistant aux pressions, les Usa feront traîner la ratification du
Traité de libre-échange. Quant à la Colombie qui cautionne
l’intervention, son aide militaire est reconduite et renforcée en
février 2003 et — dès septembre 2004 — une quinzaine
d’entreprises colombiennes ont obtenu des contrats de soustraitance en Irak.
Toutefois, s’en tenir là, reviendrait — au mieux — à expliquer
les circonstances particulières de l’invasion de l’Irak en prenant
le risque d’ignorer les conditions qui font que — désormais et
de manière irréversible — la guerre apparaît comme la seule
possibilité dont l’empire dispose pour survivre. Soit il se
maintiendra par les armes, soit il disparaîtra. Avec la question
pétrolière et la dégradation de la situation intérieure nord
américaine, nous nous rapprochons peut-être davantage des
véritables causes de l’invasion de l’Irak.
L’invasion de l’Irak intervient dans un contexte intérieur et
international qui — pour les Etats-unis — est devenu
catastrophique. Depuis la fin des années 1990, la situation
intérieure n’a cessé de se détériorer, mais il est de plus en plus
délicat de faire la différence entre la situation intérieure et la
situation internationale. Secteur d’activité par secteur d’activité,
les frontières se recomposent et se déplacent. Tandis que les
mouvements de capitaux financiers aux frontières s’effectuent
sans obstacles et « en temps réel », les mouvements
d’investissement et d’échanges épousent des rythmes
différents, sur des frontières toujours plus fluctuantes. Or - et
quoi qu’on en dise - le capital conserve une « nationalité » :
celle du pays dans lequel il est imposé.
La situation intérieure nord américaine.
Totalement disproportionnée avec la croissance réelle de
l’économie de 1975 à 1998 — la capitalisation boursière
globale passait de 1 400 à 27 000 milliards de dollars — et de
704 à 16 640 milliards uniquement pour la bourse de New York
— sans que la chute des bourses mondiales de
septembre 1998 ne suffise pour enrayer la tendance et
redistribuer la donne : à la fin de l’année 1998, lorsqu’Alan
Greenspan considère que « l’essentiel du krach est effacé »
l’euphorie spéculative reprend. Pendant les douze mois de
1999, le Dow Jones reprend 20 %, le seul Nasdaq des valeurs
technologiques enregistrant une hausse de 70 %, et la
tendance se maintient pendant les premiers mois de l’année
2000 si bien qu’en 2000, le chiffre d’affaires des 200 plus
grandes entreprises nord américaines à capitalisation boursière
dépasse le PIB cumulé de 150 nations.
Simultanément, de juillet 2000 à décembre 2001, le pays
enregistre la plus longue période de baisse de la production
industrielle depuis le premier choc pétrolier : cette chute
prépare et annonce la récession survenue en mars 2001.
207
Entre 1994 et 2000, l’assurance, les services financiers et
l’immobilier progressaient deux fois plus vite que l’industrie,
pour atteindre une production de 123 % en valeur par rapport à
celle des produits industriels. Début 1998 la croissance fléchie
et passe de 4.4 % à 3.8 % en 2000, pour atteindre en 2001 un
niveau préoccupant : avec 1 % au deuxième semestre 2002 le
taux de croissance n’avait jamais été aussi bas depuis dix ans.
Contemporaine de l’arrivée de Georges Bush II au pouvoir,
entre 2001 et 2002 la débâcle s’accélère. Pour la troisième
année consécutive — le marasme boursier se prolonge et les
marchés dégringolent : l’indice Nasdaq — qui avec 5 048 points
avait atteint son sommet en janvier 2000 — se situe alors audessous de 1 300 points, en chute de 73 % sur l’ensemble de
la période. Au début de 2003, le Nikkei japonais est en baisse
pour la troisième année consécutive et en recul de 78 % par
rapport à son plafond de 1989, l’indice Dax (allemand) de 64 %,
le CAC40 et l’Euro Stoxx (les 50 premières valeurs de la zone
euro) de 56 % et l’indice Footsie (britannique) de 43 %.
En 2002, les télécommunications s’écroulent, un demi million
d’emplois sont supprimés, plus de 2000 milliards de dollars
s’évaporent dans la nature et une trentaine de compagnies sont
en faillite. En deux ans, sur la seule valeur des entreprises
cotées en bourse aux Etats-Unis, 8 500 milliards de dollars se
volatilisent, un tiers de la valeur des comptes de retraite
individuels disparaît en fumée, et le troisième trimestre 2003 —
à lui tout seul — voit près de 1 600 milliards de dollars
disparaître des bilans financiers des ménages. AOL-Time
Warner — par exemple — passe plus de 100 milliards de
dollars par perte et profits et, jusqu’à la débâcle de WorldCom
246
survenue en juillet 2002 , la faillite d’Enron apparaît comme la
plus grande de tous les temps. Elle révèle l’ampleur des
fraudes et des trafics en tous genres : comptabilités truquées,
manipulations de bilans, blanchiment d’argent, conspirations,
enrichissement personnel, destructions de documents,
transactions douteuses, profits illicites, trafics d’influence, abus
de confiance, délits d’initiés, manipulations de marchés,
sociétés écrans, scandales bancaires. En janvier 2003, Bush II
réclame et obtient une rallonge budgétaire pour mettre un frein
à la fraude des entreprises en augmentation de 75 % sur 2002.
Parallèlement — et pour la première fois depuis 1982, après
vingt ans de croissance moyenne à 6 % — le commerce
mondial diminue en volume et le déficit commercial Us
augmente : il est de 435.3 milliards de $ pour 2002, en hausse
de 90 % par rapport à 1998, et les Etats-unis continuent à
céder du terrain. Dans sa déposition au Congrès en 2001,
Robert Zoellick, nouveau secrétaire au commerce extérieur,
reconnaît que sur ce plan, les Etats-unis ont perdu la main : au
cours des dix dernières années, l’Union européenne signait une
vingtaine d’accords de libre-échange et une quinzaine d’autres
étaient en préparation. Pendant la même période — les Usa
n’en signaient que deux : avec l’ALENA, et avec Israël. En
2001, le déficit commercial avec la Chine était de 83 milliards
de dollars, 68 avec le Japon, 60 avec L’Union Européenne
(Allemagne 29, Italie 13, France 10), 30 avec le Mexique, 13
246
Cf Joseph Stieglitz, op. cit. p. 215
208
247
avec la Corée. De l’aveu même de Susan Bies , l’une des
gouverneurs de la Réserve fédérale, les investisseurs étrangers
financent le déficit commercial et l’analyse est confirmée par
Donald Evans, secrétaire au commerce. Si les profits du monde
entier se dirigent vers la bourse américaine, c’est que les
profiteurs du monde entier continuent à faire confiance aux
Etats-unis. Toutefois, le retour à l’étalon or étant peu probable,
il reste que le dollar est devenu un « assignat » que plus rien
dans l’économie réelle ne garantit, si ce n’est la confiance qu’on
lui accorde, une confiance de plus en plus mal placée : la
simple variation des taux de change ou des taux d’intérêt du
dollar augmente ou réduit la dette des Usa dans des
proportions arithmétiques, et seuls les Etats-unis disposent de
la capacité de déclencher ou d’enrayer des crises de cet ordre.
Entre 1990 et 2000, les flux de capitaux étrangers vers les
Etats-unis augmentaient de 88 à 865 milliards tandis que les
flux de capitaux Us vers l’étranger diminuaient, si bien que
depuis le milieu des années 1990, les profits rapatriés par les
multinationales Us sont inférieurs à ceux que les firmes
étrangères installées aux Usa rapatrient chez elles. On admet
que le volume des ventes de filiales d’entreprises nord
américaines à l’étranger dépasse le total des exportations
américaines et que la production engendrée par les
investissements directs Us (industriels et bancaires) en fait la
deuxième puissance mondiale après ceux que génèrent les
investissements internes, pour un taux de croissance deux fois
plus élevé. Cela s’accompagne d’une détérioration régulière de
la balance des paiements courants avec un déficit chronique
annuel moyen d’environ 5 % du PIB : 79 billions de dollars en
1990, 106 en 1995, 293 en 1999, 410 en 2000 et 393 en 2001.
Simultanément, le dollar ne cesse de se déprécier, les déficits
budgétaires se creusent et l’endettement croît à une vitesse
vertigineuse. Depuis janvier 2000 le dollar a perdu 25 % de sa
valeur face à l’euro, et 15 % depuis l’élection du président
Bush.
Compte tenu de la propension de l’Amérique à consommer plus
qu’elle ne produit, le rôle des USA ne serait plus de produire
des biens mais de la monnaie et l’équilibre des comptes
extérieurs n’aurait plus d’importance (O’Neil). Pour la FED
cependant, il ne s’agit plus uniquement de « créer de la
monnaie » en se préoccupant de la stabilité des prix des biens
et des services, mais également d’influencer les cours des
actifs financiers et immobiliers. Le diagnostic d’Emmanuel Todd
paraît correct : « l’extraction du profit gonfle des revenus qui
vont s’investir en bourse, où la rareté relative des biens à
acheter (actions) produit une hausse de leur valeur
248
nominale » .
Clinton avait rétabli l’équilibre budgétaire, avec Bush II la
tendance se retourne et les déficits se creusent : 158 milliards $
pour 2002, 375 pour 2003 et 500 milliards pour 2004. Ces
déficits en cascade détériorent la position extérieure nette
247
Susan Schmidt Bies (1947) Membre du bureau du gouverneur de la
banque fédérale américaine.
248
Emmanuel Todd, op. cit. p. 116.
209
officielle des Usa, la différence entre les actifs officiels
étrangers sur le territoire des Etats-unis et leurs engagements
extérieurs se dégrade et — résultats du cumul des déficits
courants — entre 1999 et 2002, la dette augmente de 1900 à
2 500 milliards de dollars. En 2001, le niveau d’endettement Us
représentait 31 % du produit intérieur brut mondial, contre 35 %
à la veille de l’invasion de l’Irak.
De 1998 à 2000 le rapport de la dette non financière au PIB
s’était stabilisé aux alentours de 1.8 mais du début 2001 à la fin
2003 le PIB a augmenté de 1 317 milliards de dollars et la dette
de 4 200 milliards. Pour 1 $ de PIB additionnel, on a donc
3,20 $ de dette nouvelle et si à cela on ajoute la dette
financière, alors la dette nationale globale (entreprises,
ménages, Etat fédéral) à plus que doublé depuis 1994. En
1997, elle était de 5 400 milliards de dollars et le service fédéral
était de 356 milliards (intérêts) ; en 2003 — grâce à la politique
de taux d’intérêt peu élevés poursuivie par la FED — elle était
de 6 800 milliards, pour un service de 318 milliards. Début
2003, pour relancer les taux d’intérêt à la hausse — si on ne
veut pas étrangler les ménages qui ont du mal à rembourser —
il est indispensable de relancer la croissance : c’est une des
fonctions de la guerre. Si le taux du crédit immobilier à trente
ans devait passer de 5.5 % à 7.5 %, les accédants à la
propriété (classes moyennes) seraient pris à la gorge. C’est ce
qui se passe actuellement.
Actuellement l’Amérique a besoin d’un à deux milliards d’entrée
financière par jour, pour couvrir son déficit commercial et si les
Américains continuent de consommer à ce rythme et que les
flux financiers tarissent, le dollar s’effondrera à moins qu’il ne
soit soutenu par la force. Jusqu’à maintenant « sans cerveau ni
cœur » (Samuelson) le marché était au moins efficace.
Désormais, sans le relais du militaire, il a cessé de l’être et on
voit mal comment arrêter la spirale : au premier semestre 2004,
la progression de l’endettement (+8.5%) est deux fois plus
élevée que celui de la croissance et concernant le déficit
budgétaire les prévisions les plus optimistes pour 2007 étaient
d’environ 600 milliards de dollars, à quoi il faut ajouter le déficit
de la balance des paiements.
Depuis l’élection (contestée) de Bush II à la Maison-Blanche,
les impôts ont diminué au bénéfice des plus hauts revenus (1 %
de la population bénéficiant de 43 % des remises) et — tandis
que les dépenses militaires repartaient de plus belle — les
programmes sociaux ont subi des réductions drastiques. Le
programme communautaire d’accès aux soins (qui organisait la
coopération entre hôpitaux publics et hôpitaux privés pour aider
les malades dépourvus d’assistance médicale) a été réduit de
86 %. Le budget de réhabilitation des logements sociaux a
diminué de 700 millions de dollars et celui du programme de
logements de la fondation d’aide à l’enfance de 60 millions. Les
contributions fédérales aux organisations de planning familial
ont été arrêtées. Le budget de l’Environmental Protection
Agency a diminué d’un demi milliard de dollars ; les parcs
nationaux ont été ouverts à l’exploitation forestière et à la
prospection minière, les fonds marins de Floride ont été mis
aux enchères et les terres protégées de l’Alaska ont été
libérées. Le budget de la recherche sur les énergies
renouvelables a été réduit de 50 %, celui concernant les
210
véhicules moins polluants de 28 % et — avec le refus de ratifier
le protocole de Kyoto sur la réduction des effets de serre —
l’engagement d’investir 100 millions de dollars par an dans la
protection des forêts tropicales — n’a pas été respecté.
En douze mois, deux millions d’emplois sont sacrifiés, le
nombre des chômeurs de longue durée est multiplié par deux et
le taux de chômage passe de 3.8 à 6 %. En l’espace de trois
ans (2001-2003) le nombre de chômeurs augmente de
3 millions (dont 200 000 rien qu’à New York), pour se situer fin
2003 à environ 6.5 % de la population active : le taux de
chômage est le plus élevé atteint depuis dix ans ; il était de
4.5 % en février 2000. Il est vrai qu’à partir de 1994 la
paupérisation des ouvriers nord américains était freinée par
l’augmentation du déficit, mais les écarts se creusent : la part
du revenu national absorbée par les 5 % les plus riches est
passée de 15.5 % en 1980 à 21.9 % en 2002 et la part des
20 % les plus riches de 43.1 % à 49.4 %. Simultanément, la
part des 80 % les moins riches est tombée de 56.9 % à
50.6 % : selon un classement de la Revue Forbes — alors que
le produit national ne faisait que doubler — les 400 Américains
les plus riches en l’an 2000 l’étaient 10 fois plus que leurs
homologues en 1990 et la tendance ne fait que s’accentuer.
Simultanément — alors que la cohésion interne de la société
nord-américaine se noue sur des enjeux qui de plus en plus
dépendent de l’extérieur — les dépenses militaires augmentent
encore et la dépendance pétrolière se renforce dans une
conjoncture où les Etats-unis ont à nouveau intérêt à un baril à
la hausse, et on ne voit pas comment il pourrait en être
autrement. Depuis 1992, les relations du « triangle de fer » —
institutions civiles (présidence, NSA, Département d’État,
commissions spécialisées de la chambre des représentants et
du Sénat), institutions militaires (Pentagone) et industrie de
l’armement (firmes) — se sont renforcées autour du rôle
croissant de la recherche et du développement technologique
militaire. L’aérospatiale, l’informatique, l’électronique et les
semi-conducteurs apparaissent de plus en plus comme les
vecteurs du développement technologique global et désormais
seules les armes paraissent en mesure de maintenir un
équilibre pétrolier mondial qui reste compatible avec « les
intérêts vitaux » de la nation américaine. Cet équilibre impose
un baril à la hausse
La question pétrolière, l’Irak et les intérêts vitaux nord
américains.
Entre 1973 et 2002, la production mondiale de brut augmente
de 20 %, mais cette évolution combine une hausse peu
soutenue de 1973 à 1979 avec une baisse de 1979 à 1985
suivie d’une reprise à partir de 1985. Cependant, il faut attendre
1995, pour retrouver un niveau comparable à celui de 1979.
Simultanément la part de l’Opep dans la production totale ne
cesse de chuter (39 % en 2002) le niveau le plus bas ayant été
atteint en 1985 (30 %) et le niveau le plus haut de la reprise en
1998 (43 %).
Après la révolution iranienne de 1979 et l’arrivée au pouvoir de
Khomeiny — c’est-à-dire au moment où se mettait en place le
deuxième « choc pétrolier » — le président Carter désignait la
211
question pétrolière comme faisant partie des « intérêts vitaux »
de la nation et il n’excluait pas le recours à la force militaire si
ces intérêts devaient être inquiété. Suite aux découvertes de
l’Alaska et du Golfe du Mexique, nous sommes déjà dans une
logique où les Usa ont intérêt à des prix comparativement plus
élevés que ceux auxquels visent leurs principaux concurrents
(L’Europe, le Japon) et que soutiennent leurs « alliés » du Golfe
(Arabie Saoudite, Koweït). Pendant dix ans, la guerre Iran-Irak
va marginaliser les deux pays de la scène mondiale et les
sanctions imposées à l’Irak par le Conseil de sécurité des
Nations Unis (août 1990) éliminent le pays du jeu pétrolier.
En 1996, l’adoption par le Congrès américain de l’ILSA (IranLibya Sanction Act) interdit à toute société américaine, ou
installé dans d’autres pays, de commercer avec ses deux pays,
mais les pétroliers n’ont jamais été sanctionnés. À partir de
1995, les revenus du programme « pétrole contre nourriture »
sont versés sur un compte spécial de l’Onu auquel le régime de
Bagdad n’a pas directement accès ; on admet que 40 % de ce
pétrole aurait été acheté par des sociétés nord américaines et
qu’en 2001, la part de l’Irak dans les importations américaines
de pétrole s’élevait à 9 %.
Dés janvier 1998, certains groupes de pression comme
l’American Enterprise Institute réclament une intervention
armée en Irak et au début des années 2000, toutes les
analyses convergent ; deuxième producteur de gaz naturel et
troisième producteur de pétrole, les Usa importent plus de la
moitié de leur consommation (10 millions barils/jour) et — à ce
rythme — ce ratio devrait avoisiner les 65 % à l’horizon 2020,
les réserves intérieures ayant d’ici là pratiquement disparu.
Entre 1992 et 2001, la production et la consommation mondiale
de brut augmentent moins rapidement que la production et la
consommation d’énergie primaire (13 % contre 15 %) mais
alors que la consommation Us de brut augmente de 15 % (de
17.03 à 19.64 millions b/j) sa production chute de 19 % (de 7.17
à 5.80). Cela a pour conséquence de faire grimper les
importations de 6.93 à 10.9 millions b/j, soit de 38 % à 56 % de
la consommation intérieure, tandis que les réserves prouvées
ne cessent de diminuer, de 29.8 en 1980 (pour une
consommation de 17.0) à 21.7 en 2000 (pour une
consommation de 19.7), c’est-à-dire de 17 ans à 11 ans de
consommation intérieure, un des taux les plus bas jamais
atteints atteint jusque là.
En 1973, les Etats-unis produisaient 9.2 millions de barils/jour
et en importaient 3.2. En 1999, ils en produisaient 5.9 et en
importaient 8.6 et la moitié de leurs importations venaient du
Mexique, du Venezuela et du Canada : à ce rythme, les
réserves seraient épuisées en 2010. Depuis 1973 la quantité de
pétrole nécessaire pour générer un dollar de PIB a été divisée
par deux et pour maintenir la tendance, les Etats-unis ont
besoin d’un prix du baril élevé : une des manières de faire
grimper les prix est de tarir l’offre, ou de la contrôler.
C’est le même homme — Dick Cheney — qui en mai 2001
coordonne le National Energy Policy Report, puis qui rédige en
septembre 2002 le document fixant les grandes lignes de la
politique de sécurité américaine : National Security Strategy. Le
212
premier rapport est sans ambiguïté : « en 2001, l’Amérique doit
faire face à la plus grande pénurie d’énergie depuis l’embargo
sur le pétrole imposé dans les années 1970 […] Si nous n’y
mettons pas un terme, ce déséquilibre va inévitablement
ébranler notre économie, notre niveau de vie et notre
249
sécurité » . Trois objectifs se dessinent alors : exploiter de
nouveaux gisements sur le territoire national (Alaska et Golfe
du Mexique), diversifier les sources extérieures
d’approvisionnements et accélérer le jeu des substitutions.
L’objectif n’est pas formulé dans ces termes, mais il s’agit
également de réorganiser le Moyen-Orient selon les standards
politiques et pétroliers nord-américains. En septembre 2002, un
article du Washington Post en donne le ton : « la chute du
président irakien Saddam Hussein, sous l’égide des Etats-unis,
pourrait ouvrir une mine d’or aux compagnies pétrolières
(longtemps interdites en Irak), démanteler les transactions entre
Bagdad, la Russie, la France et d’autres pays, et redistribuer
250
les cartes sur le marché international des hydrocarbures » .
Tous ces objectifs sont liés et se nouent autour d’un intérêt à la
hausse du prix du baril. Dès cette période, il s’agit très
nettement de dominer la politique pétrolière internationale par
un contrôle « sur place » des politiques de production et de
prix. La volonté Us d’intervenir en Irak était manifeste depuis le
début de 2002 et la décision d’attaquer probablement prise
avant le 11 septembre 2001. Ce que l’on aura désigné comme
« le spectaculaire redressement du prix du brut » en 1999,
n’aura pas été suffisant : une reprise en main et un remodelage
complets de la situation au Moyen Orient s’imposaient.
En 1999 le prix du baril remonte de 10 à 27 dollars, puis à
37 dollars début 2000 ; les hausses entre 1996 et 2002
s’établissent aux alentours de 40 %. En novembre 2001, en
réduisant sa production de 1.5 millions b/j l’Opep vise un prix
situé entre 22 et 28 $ baril. En juillet 2002 le « panier » Opep
(de sept provenances différentes) est de 25 $ ; en
septembre 2002 il grimpe jusqu’à 27 et 30 $ et les réserves
stratégiques souterraines (Texas, Louisiane) passent à
700 millions de barils contre 550 millions en temps normal. En
février 2003, c’est-à-dire à la veille de l’invasion — malgré une
augmentation des volumes Opep — le baril se négociait à New
York aux alentours de 40 $, mais c’était encore insuffisant.
Avec l’invasion de l’Irak le prix du baril remonte : en août 2006,
il se négociait aux alentours de 65 $, avec des pics à 80$ pour
2007. D’ores et déjà, — c’est-à-dire à court terme — des
prévisions aux alentours de 120 $ paraissent réalistes (Tableau
13).
Or, malgré des pressions nord américaines de non-alignement,
on voit bien que la baisse de production Opep d’octobre 2001
n’aurait pas eu les effets qu’elle a eu sur les prix, sans un
alignement des producteurs hors Opep (Russie, Mexique,
Norvège) tandis que dans la phase suivante — avec une
hausse des volumes — le rôle régulateur de l’Arabie saoudite
s’exerçait à la baisse, à l’encontre donc des intérêts nord
américains. Il ne s’agit pas encore de démembrer l’Arabie
saoudite mais, de plus en plus nombreux sont ceux qui — aux
249
NEPR 2001, chap. VII.
Dan Morgan & David B. Ottaway, « Iraki War Scenario : Oil is Key Issue »,
Wahington Post, 15 septembre 2002.
250
213
Usa — présentent les Saoudiens comme des alliés peu sûrs,
voire potentiellement ennemis. Les restrictions apportées aux
autorisations de survol du territoire et à l’accès de la marine aux
ports en eaux profondes et leur refus de laisser utiliser la base
aérienne de Prince Sultan dans les attaques contre
l’Afghanistan puis contre l’Irak, le transfert des forces Us et du
QG nord américain à Doha (Qatar), les attentats de Ryadh à la
veille de la visite de Colin Powell (12 mai 2003, 24 morts, 200
blessés) sont autant d’indices qui militent en ce sens. Ils
s’accompagnent d’une vulnérabilité intérieure accrue de la
dynastie : 15 des 19 terroristes impliqués dans les attentats du
onze septembre étaient d’origine saoudienne.
Jusqu’alors l’Arabie Saoudite – dont personne ne dira que c’est
une démocratie – était un allié inconditionnel des Etats-Unis.
Désormais l’ère du soupçon est ouverte et il faut redistribuer les
cartes du jeu moyen-oriental, notamment pétrolier.
L’invasion de l’Afghanistan présentait déjà un « volet pétrolier ».
Sans être aussi considérables que ce que l’on pensait jusque-là
les réserves de la Caspienne sont importantes, les
investissements internationaux se sont multipliés sur la base de
contrats de Partage de la production (PSA), et les rapports
américano-russes sur la question ont évolué à partir des
divergences d’intérêts entre les producteurs russes et les
producteurs de la mer Caspienne. Enfin, les projets de Pipeline
en cours pourraient — dans les années à venir — conférer à
cette région du monde un rôle régulateur comparable à celui de
la mer du nord.
L’invasion de l’Irak s’inscrit dans cette perspective. L’Irak est
situé au milieu des 2/3 des réserves mondiales de brut, ses
propres réserves sont importantes (112 milliards de barils),
toutes les études montrent qu’elles pourraient - d’ici peu - être
portées à la hauteur des réserves saoudiennes (245 milliards
de barils), un gisement comme celui de Majnun étant estimé à
10 milliards de barils. Si à cela nous ajoutons les gisements
non explorés (220 milliards) et les réserves de gaz, les
potentialités de l’Irak sont immenses ; nous avons vu que la
production avait chuté de 3.5 millions b/j en 1991 à 1.7 millions
en 2003 mais — sur les cinq ans qui viennent — ses
possibilités d’extension sont considérables : jusqu’à 8 ou
10 millions b/j. Sans compter que — sous contrôle nord
américain — l’Irak pourrait quitter l’Opep, le pays pourrait alors
jouer le rôle que joue aujourd’hui l’Arabie saoudite et la
capacité du pays à influer sur les volumes comme sur les prix
en serait accrue d’autant. Pour un pays, cette capacité tient
moins aux réserves dont il dispose qu’à ses capacités de
production : celles-ci pour l’Irak et à la veille de la guerre étaient
de 2.5 mb/j, mais n’ont jamais dépassé 3.8 millions b/j
(comparé aux 10 millions b/j saoudiens). Cependant, elles
pourraient être accrues d’autant plus rapidement (au moins
jusqu’à 6 mb/j en cinq ans) que l’Irak déciderait de privatiser les
gisements, en partenariat ou pas avec les firmes pétrolières.
Or, même si les opposants irakiens, proches des néoconservateurs Us, s’y opposent, il ne faut pas exclure que les
périmètres d’occupation s’élargissent. C’est une des raisons
pour lesquelles – alors qu’il s’agit manifestement d’un fiasco
civil et militaire – l’occupation s’éternise. C’est également une
des raisons qui font que les questions syriennes et iraniennes
214
deviennent si préoccupantes.
Dans les premiers jours de l’intervention en Irak, les
accusations contre Damas se multiplient ; Bachir el Assad
reproche aux Usa de « vouloir imposer une paix aux conditions
israéliennes » et les rumeurs d’invasion de la Syrie se font si
pressantes que l’ancien secrétaire d’État de George Bush I,
251
Lawrence Eagleburger déclare que « si George W. Bush
décidait de lâcher ses troupes contre la Syrie et l’Iran […] moi252
même je serais d’avis qu’il faudrait le destituer » .
253
En janvier 2003 — sous la direction de Douglas Feith — le
Pentagone met en place son propre groupe de travail sur
l’avenir du pétrole irakien après la libération du pays. Il en
ressort que la remise en état de l’appareil de production irakien
nécessiterait des investissements importants (1 milliard de
dollars), qu’augmenter la production jusqu’à son niveau
historique (3.5 mbj) prendrait au moins 3 ans avec des
investissements additionnels encore plus élevés (8 milliards
pour les installations pétrolières, 20 autres milliards pour le
réseau électrique) et qu’augmenter cette production jusqu’au
niveau visé (6mbj) prendrait cinq ans de plus et 30 milliards
supplémentaires. Pour un pays dont les revenus plafonnent à
15 milliards de dollars annuels absorbés jusque-là par les
contrats « pétrole contre nourriture » (14.5 milliards), avec une
dette extérieure de 110 milliards, imposant un service de la
dette évalué entre 6 et 12 milliards par ans, échelonné sur 10
ou 15 ans. Ce calcul ne tient pas compte des 300 milliards de
dollars de dommage de guerre dus au Koweït au lendemain de
1991 (ils pourraient être ramenés à 50 milliards), les Américains
faisant pression par ailleurs pour que les principaux créanciers
(France, Russie, pays arabes) passent l’éponge. Il faudra du
temps pour que les capacités de paiement du pays se
reconstituent.
Si - dans l’immédiat - le coût de l’occupation est estimé à
quelque 75 milliards de dollars par an, sans qu’on voit comment
cette occupation pourrait ne pas s’éterniser, la main mise des
sociétés pétrolières nord américaines est déjà bien engagée : le
décret-loi 13 303 de mai 2003 pour « protéger le fond de
développement et certaines autres propriétés dans lesquelles
l’Irak a un intérêt » accorde aux sociétés pétrolières nord
américaines opérant en Irak un statut de quasi extraterritorialité.
C’est à ses résultats que l’on juge d’une politique. Avec l’entrée
en guerre des Etats-unis, la croissance repart et la guerre n’y
est pas pour rien. Elle double d’un trimestre sur l’autre : +3.3 %
au deuxième trimestre 2003, + 7.2 % au troisième trimestre.
3.4. %. pour 2004, 3.2% pour 2005 et 3.4% pour 2006 qualifiée
de « miraculeuse » par le Wall Street Journal. Les prévisions
pour 2007 se stabilisent à 3.5%. Pour un emploi stationnaire et
sans que le chômage ne diminue, c’est la meilleure
251
Lawrence Sidney Eagleburger (1930) Homme d’état américain et
diplomate qui a servi sous les présidences de Richard Nixon, Jimmy Carter,
Ronald Reagan et George H. W. Bush.
252
Eagleburger, « Bush should be impeached if he invades Syria or Iran »,
antiwar.com, 14 avril 2003.
253
Douglas J. Feith (1953) Sous secrétaire d’état pour la sécurité intérieure
des Usa de 2001 à 2005.
215
performance obtenue depuis la reprise Reagan de 1984 ;
l’investissement des entreprises repart (+11.1%) en même
temps que les exportations se redressent (+9.3%) pour des
taux d’intérêt inchangés à 1 %, les plus bas depuis 45 ans, une
politique du dollar faible et un baril à la hausse. Depuis et pour
un PIB à 13 185 milliards$ (2006), le chômage est redescendu
à 4.6% et les taux d’intérêt sont remontés à 5.25, pour un euro
apprécié à 1.4$. La croissance est donc due en grande partie
aux effets d’entraînement des dépenses militaires qui auront
toujours dopé l’économie.
Or tout cela ne serait pas possible sans la mise en place d’une
véritable « culture de la guerre », elle aussi à vocation
hégémonique. C’est l’objet du chapitre suivant.
216
Partie V La nouvelle
gouvernance intérieure
« Quand les nations en sont arrivées à ce point, il
faut qu’elles modifient leurs lois et leurs mœurs, ou
qu’elles périssent, car la source des vertus
publiques y est comme tarie : on y trouve encore
des sujets, mais on n’y voit plus de citoyens »
(Tocqueville
p. 74).
254
, De la démocratie en Amérique,
Chapitre 1
La désaffection du politique.
Dans toutes les démocraties occidentales — mais la tendance
est encore plus soutenue aux Usa qu’ailleurs — le phénomène
le plus marquant de ces vingt dernières années reste la
désaffection du politique : déficit d’inscription sur les listes
électorales, baisse de la participation, niveaux élevés
d’abstention, incertitude sur les intentions de vote jusqu’à la
veille des scrutins etc.., et cette tendance est d’autant plus forte
que l’électorat potentiel est plus jeune. La participation aux
scrutins augmente avec le revenu et avec l’âge, mais plus
personne n’y croît. Pour preuve, les résultats des sondages
255
256
Gallup ou ceux de l’indice Harris de désaffection sont en
chute libre depuis trois décennies. Malgré l’abolition des lois
Jim Crow qui excluaient les noirs des scrutins, le niveau de
participation électorale a chuté de 20 points depuis 1960 et le
pourcentage d’électeurs permettant d’obtenir la victoire — sur
la totalité des inscrits — ne cesse de diminuer. Pour son
deuxième mandat Reagan (Contre Mondale) obtient 59 % des
suffrages exprimés (29 % de l’électorat). En 1988 Bush (contre
Dukakis) obtient 54 % (27 % de l’électorat global). En 1992
Clinton l’emporte (Contre Bush père) avec 43 % des suffrages
exprimés (45 % d’abstention) et en 1996 (avec 50 %
d’abstention) il l’emporte avec 47 % des voix (contre Dole).
254
Alexis-Charles-Henri Clérel de Tocqueville (1805-1859) Penseur et
historien français.
255
"peut-on faire confiance aux autorités de Washington pour prendre les
bonnes mesures : toujours, presque toujours, jamais ?"
256
"les fonctionnaires se moquent-ils de ce que pensent des gens comme
vous ?"
217
Dans le même temps, ceux que les spécialistes appellent
« l’électorat volatil » — c’est-à-dire imprévisible, mobile, indécis
et qui attend le dernier moment pour se déterminer —
représente aujourd’hui plus de 15 à 20 % des suffrages
exprimés. Enfin, l’acte qui par définition propulse l’individu
(c’est-à-dire le citoyen) au cœur de la chose publique est de
plus en plus assumé sur le registre de l’intimité, du secret et de
la chose privée : les écarts entre vote « secret » (isoloir) et vote
public (à main levée) peuvent varier du simple au double.
Tout cela n’est pas à l’abri d’effets d’autant plus pervers qu’ils
échappent à toute espèce de contrôle. Se posant la question
des causes de ce déclin de confiance, Zakaria montre qu’il s’est
amorcé puis amplifié aux Usa, à partir du moment où le jeu
politique s’est davantage « démocratisé » et la tendance est
d’autant plus soutenue que le personnel — ou la classe
politique — est discrédité, que le rôle des partis ou des
syndicats s’amenuise et que les régulations marchandes
prennent le pas sur les régulations idéologiques. En grande
partie, cette perte de confiance est liée au fait qu’une fraction
de plus en plus importante des citoyens ou des électeurs
considère que les hommes politiques poursuivent avant tout
des objectifs au service d’ambitions personnelles, que la
carrière politique est un « business » comme les autres, et que
tous les hommes politiques sont « également pourris ».
D’un côté, la bourrasque judiciaire sur la classe politique
(corruption, affaires, scandales) et son effet de dé-légitimisation
aura été d’autant plus fort que l’idée d’un service public
« désintéressé » était plus profondément ancrée dans les
mentalités. Dans ce cas, on aura surtout mis l’accent sur les
modes de corruption inhérente à tout organisme que régissait
un impératif de rentabilité, ou d’individus que préoccupaient un
désir d’enrichissement personnel : caisses noires, pots-de-vin,
commissions occultes, emplois fictifs, détournements de fonds
publics… C’est principalement le cas en Europe, mais c’est
également le cas aux Etats-Unis.
De l’autre côté, lié au fait que les intérêts personnels de chaque
candidat y sont bien mieux acceptés et représentés
publiquement, mais pas l’idée qu’il n’ait aucun comptes à
rendre — y compris et principalement sur sa vie privée — on
aura surtout mis l’accent sur ce qu’il avait à dissimuler (passé
récent, maîtresse actuelle ou manœuvre politicienne déloyale).
Du Water Gate, à « l’affaire Monika Levinsky », en passant par
l’Iran Gate ce n’est qu’une longue suite « d’affaires » où
l’appréciation morale prend le pas sur le jugement politique. En
France, lorsqu’on est président, on tombe parce qu’on est pris
la main dans le sac, même si on a des maîtresses. Aux Etatsunis, on tombe parce qu’on a des maîtresses, même si on a la
main dans le sac.
Dans tous les cas — utilisés comme arme de la lutte politique
— les « affaires », le dénigrement, la calomnie et les fuites
auront contribué à désarmer le politique, tout en contribuant à
dépolitiser les luttes. On continue bien évidemment à « faire de
la politique », mais sans véritablement lutter. On continue à
lutter, mais en dehors des cadres politiques et sur des enjeux
catégoriels ou corporatistes.
218
L’affaiblissement croissant du rôle des partis.
Le mode de désignation des candidats et de financement des
campagnes, la personnalisation de la candidature, la course à
l’investiture et la spectacularisation médiatique des
performances de chacun, ont pris le pas sur l’appréciation des
compétences. Le rôle des sondages et la professionnalisation
des intermédiaires, la banalisation des alternatives et
l’affaiblissement des régulations idéologiques (par l’idéal), tout
cela concourt à vider les partis politiques (républicain et
démocrate) de leur contenu, à inverser l’ordre des échéances à
respecter — du sommet vers la base et non plus de la base
vers le sommet — et à façonner le profil du candidat « idéal ».
Sur ce plan, le diagnostic de Zakaria est radical : « jusque-là les
candidats étaient les miroirs fidèles de leur parti. Aujourd’hui les
partis s’efforcent de ressembler à leurs candidats […].
Aujourd’hui, un parti politique est une coquille vide qui attend
257
d’être remplie par un leader populaire » .
Un parti — et aucun n’y échappe — est d’abord une machine à
gagner les élections. Outre qu’un président en exercice est
automatiquement réinvesti (mais pour deux mandats maximum)
longtemps les appareils — c’est-à-dire les délégués aux
conventions nationales, républicaine ou démocrate — ont pu
résister au verdict des primaires directes et conserver l’initiative
de la désignation des candidats, avant d’être eux-mêmes
désignés au cours de primaires. Depuis, le décalage entre
électeurs primaires (militants professionnels) délégués et
électorat de base n’a cessé de s’amplifier au bénéfice d’une
« banalisation » de la ligne de chaque parti — il s’agit de
« ratisser plus large » — et d’une influence accrue des
nouvelles élites : collecteurs de fonds, lobbyistes, Think Tank,
consultants, Political Action Committees.
Les réformes successives du Federal Election Campain Act de
1971, modifié en 1974, 1976, 1979 et 2002 concernant le
système de financement des campagnes — plafonnement des
dépenses globales, limitation des contributions individuelles ou
d’entreprises — qui initialement étaient destinées à réduire
l’influence des gros bailleurs de fonds en disséminant les
contributions, n’ont fait que renforcer le rôle des intermédiaires
et des activités de soutien — c’est-à-dire de collecte — en
augmentant la vulnérabilité de candidats ne disposant plus de
l’aval des appareils. Si pour le candidat, il s’agit de rassembler
toujours plus de fonds, de mener une campagne médiatique
populaire et de grimper dans les sondages, il s’agit pour les
groupes intermédiaires de « miser sur le bon cheval » et de
monnayer leur soutien en contrepartie d’engagements fermes
sur les échéances à venir. Cela permet de comprendre
l’évolution du profil des candidats : les clans ou dynasties
d’hommes politiques, milliardaires en quête de reconnaissance,
hauts fonctionnaires médiatiques, comédiens à succès.
Dans une « démocratie d’opinion », les élites des médias — qui
tout à la fois et pour cette raison deviennent médiatiques et
constituent une « élite » — donnent vie à de nouvelles
manières de construire le consensus et d’arracher le
consentement qui conduit à accorder plus d’attention à la
renommée qu’au talent, et au prestige qu’à la compétence.
257
Zakaria, op. cit. p.225
219
Lorsqu’un comédien ou un saltimbanque deviennent président
(Reagan) ou gouverneur (Schwarzenegger), c’est que le
gouverneur ou le président étaient déjà depuis longtemps des
comédiens ou des saltimbanques. Pour les prochaines
échéances et parmi les démocrates nombreux sont ceux qui
pensent que l’acteur Martin Sheen devrait se présenter parce
qu’il a incarné avec succès le rôle d’un président dans la série
populaire The West Wing.
On estime aujourd’hui que le candidat qui dépense le plus au
cours de sa campagne gagne dans 95 % des cas de figure. En
tenant compte ou pas de la Soft Money invisible — et
potentiellement illimitée — les frais de campagne cumulés pour
les présidentielles de 1996 s’élevaient de 1 à 3 milliards de
dollars. En 1998, pour un poste de sénateur, il fallait trouver
4.5 millions de dollars et 670 000 dollars pour un poste de
représentant à la chambre. Aux présidentielles 2 000 les
chiffres avancés pour Bush et Gore — respectivement 190 et
120 millions de dollars — sont très vraisemblablement sousestimés, mais on sait que Michael Bloomberg aura avancé
70 millions sur ses propres deniers pour conquérir la mairie de
New York. Les totaux cumulés de dépenses de campagne
(présidence et Congrès) pour l’année 2000 s’élèveraient à 3
billions $, comparés à 2.2 billions en 1996 et 1.8 en 1992.
Aujourd’hui les partis sont dominés par les professionnels de
Washington — militants appointés, idéologues mercenaires,
consultants à gages, lobbyistes, collecteurs de fond, sondeurs
d’opinion et spécialistes du carnet d’adresses. L’opinion du
reste ne s’y trompe pas : la politique est devenue un business
— pas un business comme les autres — mais un business
d’autant plus corrompu qu’il avait en charge d’interdire la
corruption, et cela sans que les mesures adoptées concernant
le mode de financement des campagnes n’y changent quoi que
ce soit, au contraire. Le plafonnement des dépenses de
campagne à 36 millions de dollars conduit chacun des
candidats a y renoncer ; la limitation des contributions
individuelles à 5 000 $, puis à 1 000 $ n’aura fait que surgir de
nouveaux intermédiaires : Political Action Committees et
collecteurs de fonds.
Le recul de la participation électorale ne cessant de s’amplifier
et la défiance à l’égard du politique n’ayant jamais été aussi
grande qu’au moment où l’argent occupait tout le devant de la
scène, au point où en sont les choses — et compte tenu de
l’importance croissante de l’abstentionnisme — on peut
imaginer que, dans les années à venir, se mette en place un
« marché spot électoral » où chacun aurait loisir de brader, au
plus offrant et au comptant, son bulletin de vote.
On élit donc librement le candidat, mais n’étant pas soi-même
libre d’être élu, on se retrouve dans une situation de choix
binaire où, chacun des candidats ayant tout mis en œuvre pour
s’aliéner les voix de son adversaire autour de promesses ou
d’engagements de plus en plus difficiles à distinguer, l’issue en
toute rigueur ne tient plus qu’à un fil.
Au terme d’affrontements médiatiques extravagants, où tous les
coups sont bons et qui tient davantage du combat de rue que
d’un débat d’idées, le jeu électoral doit aboutir à l’incertitude la
220
plus radicale. La conquête du centre — et donc de l’électorat
« volatil » — devenant l’enjeu principal, l’Amérique est en train
de se convertir à un populisme primaire qui érige la démagogie,
la notoriété, la richesse et le simplisme en critères principaux
de légitimité : la célébrité prime sur la compétence, la richesse
sur la représentativité et l’exception permet de faire la décision
sur le nombre. Progressivement — l’idée s’impose d’une stricte
équivalence des contraires. Du point de vue des programmes
mis en œuvre, nous sommes à peu près déjà dans une logique
de parti unique.
Il faudrait nuancer ce diagnostic par type de consultation, mais
— dans le cas de présidentielles par exemple — deux
situations diamétralement opposées se présentent : d’un côté
— aux Etats-unis — nous trouvons une situation dont l’issue est
à peu près strictement aléatoire et ne porte plus que sur une
poignée de voix et une décision de la Cour suprême. C’est
exactement ce qu’il s’est passé lors de la consultation opposant
Georges W. Bush à Al Gore (novembre/décembre 2000) : le
décompte des voix en Floride témoignant du fait que l’issue
finale portait uniquement sur 237 voix, l’interdiction par la Cour
suprême de recompter les voix est apparu — de l’aveu même
du deuxième candidat — comme un « coup d’État électoral ».
Simultanément, le succès relatif du troisième candidat (Ross
Perrot) se fondait sur un discours populiste hostile à la « classe
politico médiatique ».
L’élection présidentielle étant une élection à « deux tours »
(système des grands électeurs), le nombre des grands
électeurs étant actuellement un chiffre pair et la règle du jeu
électoral ne contraignant pas un grand électeur à s’aligner sur
la composition de son électorat, les stratèges des deux partis
considèrent actuellement l’hypothèse que les deux candidats
puissent être « ex-aequo ». Le système serait bloqué, et même
la cour suprême ne pourrait pas se prononcer.
Dans cette logique, non seulement, les élections libres ne sont
plus un gage démocratique, mais elles apparaissent comme la
garantie la plus sûre d’une dérive dictatoriale : la prise de
pouvoir violente par un groupe d’hommes minoritaires et armés
a laissé la place à la prise de pouvoir paisible d’un homme seul
et démuni, mais le résultat est identique : il suffira qu’il soit
« bien entouré ».
Chapitre 2
Démocrates républicains ou républicains
démocrates ?
Si en Europe, le débat démocratique s’est longtemps polarisé
autour de l’antagonisme « droite/gauche », dans le même
temps, il se cristallisait aux Usa autour de l’opposition entre
démocrates et républicains. Si en Europe — pour des raisons
obscures on aura feint de croire que les démocrates étaient à
gauche, et les républicains à droite, un des effets de la
globalisation aura été de banaliser ces distinctions et de faire
en sorte que — selon les enjeux et les circonstances — les
divisions internes à chaque camp, prennent le pas sur ce qui
jusque-là les opposait.
221
Serge Halimi a bien montré que — sur un plan idéologique — la
révolution ultra-libérale et néo-conservatrice venait de loin —
pratiquement depuis le début des années cinquante (« les
conjurés du Lac Léman ») mais, au plan politique, il en situe le
basculement avec la victoire de Reagan sur Walter Mondale :
« la conclusion généralement tirée de l’échec de Mondale fut
que l’onde de choc de la révolution conservatrice obligeait
dorénavant tous ses adversaires à se situer sur le terrain
258
qu’elle avait transformé » . Au cours de son deuxième
mandat, lorsque Reagan propose une réduction de 9 milliards
de dollars des budgets sociaux, le Congrès à majorité
démocrate la ramène à 1 milliard mais lui emboîte le pas. Il
montre ensuite de quelle manière les démocrates vont
s’approprier l’essentiel du programme républicain, faire leur des
objectifs que jusque-là ils combattaient et même faire à la place
des républicains le « sale boulot » qu’eux-mêmes n’avaient
jamais osé jusque là entreprendre.
Le tour de force du libéralisme aura été de convaincre
l’Amérique profonde que — au moment même où la notion de
« classe sociale » perdait en crédibilité et où ce n’était plus en
termes de classes que la société se représentait - les
antagonismes entre pauvres et riches avaient disparu.
Sous Clinton les inégalités sociales se creusent, il négocie avec
l’Alena et le Gatt des conditions qui fragilisent davantage
encore le salariat américain et - avec le Personnal
Responsability and Work Opportunity Reconciliation Act - il
abolit l’aide fédérale aux familles pauvres et démantèle l’aide
sociale à l’enfance en péril (été 1996). Il se rapproche de Wall
Street et s’éloigne des syndicats : entre 1992 et 1999 la part
des salaires dans la valeur ajoutée ne cesse de diminuer au
bénéfice des profits. « En négociant l’ALENA et le GATT le
président Clinton, un démocrate, à fait aux corporados, le plus
beau cadeau qu’ils aient reçu depuis que le président Calvin
259
Coolidge a cassé les syndicats dans les années vingt » .
En 1995, et pour la première fois dans leur histoire, les Etatsunis produisent deux fois plus d’avions de combat pour les
marchés extérieurs que pour le Pentagone ; soutenue par
l’administration Clinton, l’industrie américaine de l’armement
connaît la meilleure année de toute son histoire et vend pour
32 milliards d’armes à l’étranger, deux fois plus que son résultat
de 1990 ; en 1999, avec 11 milliards de dollars, elle représente
un tiers du volume mondial.
Sur le registre de la démocratie, le bilan n’est guère plus
glorieux : dés novembre 1993, Clinton arrête l’aide économique
pour 35 pays dans le monde. Avec l’Anti Terrorism and
Effective Death Penalty Act il autorise l’expulsion de tout
immigré ayant été condamné au moins une fois pour crime ; en
1999 (Rome) il oppose son veto à la création d’une cour de
justice internationale. Au terme de son premier mandat, la
tendance s’accentue et le Wall Street Journal ne s’y trompe
pas : « Clinton est en train de mener la campagne la plus à
260
droite depuis Grover » .
258
Serge Halimi, Le grand bond en arrière, comment l’ordre libéral s’est imposé
au monde, Paris, Fayard, p. 444.
259
Theodore Roszak, La menace américaine, Paris, Le Cherche midi, 2004,
p.79.
260
Wall Street Journal, 27 août 1996.
222
Inversement, en 2001, c’est avec le soutien démocrate (28
représentants et 12 sénateurs) que George Bush II fait voter les
réductions d’impôts (d’un montant de 1 350 milliards de dollars)
dont les principaux bénéficiaires seront ceux qui déjà occupent
le sommet de la richesse et de la prospérité. On comprend que
lors de son premier débat télévisé avec Bush, John Kerry ait pu
revendiquer le double héritage de Kennedy (démocrate) et de
Reagan (républicain). Beaucoup plus ambitieux et beaucoup
moins pudique, Nicolas Sarkozy revendique en France
l’héritage de Jaurès.
Tandis que les gains de productivité permettaient de créer plus
de richesse sans créer de nouveaux emplois, le recul de la
population ouvrière accompagnait sa recomposition : en 1979,
21 millions d’Américains détenaient un emploi dans le secteur
industriel et représentaient environ 30 % de la population
active. En 2001, ils n’étaient plus que 16 millions, alors que la
population active avait augmenté de 15 millions. D’ici peu les
ouvriers d’usine ne représenteront plus que 15 % de la force de
travail employée dont une majorité de noirs ; progressivement
une dialectique de races se substitue à une dialectique de
classes. On en retrouve les effets au plan électoral.
Simultanément la conjugaison de la désyndicalisation et
l’institutionnalisation des syndicats faisant de ceux-ci des
« technocraties sans troupes », les syndicats ont de moins en
moins d’influence sur un parti démocrate qui tend - de son côté
- à être de moins en moins démocratique. À partir de 1984 le
soutient financier des entreprises au parti démocrate, dépasse
celui des syndicats.
Alors que depuis quelque temps, la « destinée manifeste » est
le sentiment politique le plus puissant aux Etats-unis, le
« désarmement idéologique » du parti démocrate est tel que
définir des différences entre démocrates et républicains relève
de l’illusionnisme : le « plus ou moins d’État » d’un côté, a
cessé de renvoyer au « plus ou moins » d’implication au niveau
international de l’autre. De chaque côté, le « plus d’État »
coexiste de manière paradoxale avec les options les plus
libérales. Par voie de conséquence, le parti démocrate aux
Etats-unis représente aujourd’hui le vrai parti conservateur. Aux
Etats-unis, tandis que les néo-conservateurs républicains
façonnent le monde à leur convenance, le transforment et le
plient à leurs exigences, les démocrates s’emploient — pour
l’essentiel — à leur faciliter la tâche : « la fin d’une politique de
classes — et peut-être des classes elles-mêmes — signifie qu’il
n’y a pas de programme naturel pour une stratégie de
réformes ».
En recomposant les clivages extérieurs, la globalisation aura
également contribué à recomposer les clivages internes ; la
politique quasi identique menée par les gouvernements qui
alternent au pouvoir et le fait que le pouvoir ait de plus en plus
tendance à être incarné par un seul homme conduisent à une
banalisation du jeu parlementaire au centre — dans des partis
de masse dépolitisés — à une conjonction des extrêmes et à
un déplacement des décisions les plus importantes hors du
Parlement. Cela va de pair avec une crise de la démocratie
223
représentative, une montée en puissance de l’oligarchie et une
série de transformations en profondeur du rôle des « élites ».
Rappelons que les fascismes en Europe étaient des régimes
qui se voulaient « ni de droite, ni de gauche », où les
antagonismes de race avaient pris le pas sur les antagonismes
de classe et dont la seule perspective était l’expansionnisme
externe.
Chapitre 3 Démocratie, oligarchie et rôle des
élites.
Référendum et démocratie directe.
261
On connaît la position de Jean-Jacques Rousseau : « Sitôt
qu’ils (les membres du Parlement) sont élus, il (le peuple) est
262
esclave, il n’est rien » : la vocation « naturelle » d’un
détenteur de mandat serait de trahir ceux par qui il a été
mandaté. À partir de cette difficulté, le débat démocratique va
se polariser autour de deux questions étroitement liées l’une à
l’autre : celui de la « démocratie directe » — c’est-à-dire du
référendum, par rapport à la démocratie de représentation — et
celui des groupes (groupes d’influence, groupes de pression,
technocrates) qui — jouant en apparence le jeu de la
démocratie — vont échapper au jeu démocratique. Sur la base
du principe majoritaire mais dans des consultations du type
« tout ou rien » — oui ou non — le référendum va permettre de
« squizer » le jeu de la « démocratie représentative » en faisant
directement « appel au peuple », mais en prenant le risque
d’une surenchère référendaire où plus aucune décision ne sera
liée à aucune autre. Lié à la manière de travailler des organes
représentatifs — admission ou pas du public, lois Sunshine,
consignation des votes individuels rendus publics, mode de
nomination, durée des mandats, multiplication des
commissions etc. — l’exemple de la Californie sur ce plan est
accablant.
Le référendum n’est pas le seul instrument de « démocratie
directe » : s’il est de la nature des fonctions électives d’être
irrévocables jusqu’à la fin du mandat mais de tout mettre en
œuvre pour être reconduites, avec seulement 10 à 30 % des
électeurs selon les Etats, le vote de révocation (recall) permet
de réclamer un nouveau scrutin pour révoquer un élu : à
l’automne 2003, c’est un vote de ce type qui — en Californie —
porte Schwarzenegger aux affaires.
Ce conflit et cet écart croissants entre la démocratie
représentative par délégation et la démocratie directe qui en
France avait provoqué Thermidor et « l’appel au peuple », se
traduit aujourd’hui aux Etats-unis par un démembrement de
l’État par des autorités administratives nommées et
indépendantes, en charge de décisions sur lesquelles plus
aucun contrôle ne s’exerce, et quasiment une faillite des
institutions publiques. Tout indique actuellement « que les
démocraties les plus anciennes (Usa, G.B. France) se
transforment progressivement en systèmes oligarchiques ».
261
Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) Philosophe et romancier helvéticofrançais.
262
Jean Jacques Rousseau, Contrat social, III,15.
224
L’oligarchie.
Aux Etats-unis, le phénomène semble avoir pris une ampleur
sans précédent. Assurées jusque-là de la permanence de leur
position sociale et du contrôle qu’elles exerçaient sur le
recrutement des principales institutions (législatif, exécutif,
économique ou judiciaire), les élites Wasps (anglo-saxonnes,
blanches et protestantes) marquent le pas, pour se diversifier
sur des critères ethniques (noirs, juifs, asiatiques,
hispaniques…) et beaucoup plus récemment financiers.
Cependant le résultat est identique : « un ensemble restreint,
nous dit Fareed Zakaria — environ un million de personnes
(0.5 % de la population) — dirige la plupart des grandes
institutions du pays, ou exerce par d’autres canaux une
263
influence décisive sur la nation » de telle sorte qu’on peut se
demander si les rouages de la démocratie n’auraient pas été
confisqués par un petit groupe de privilégiés, qui en userait à
son bénéfice exclusif ?
Actuellement, une élite capable et compétente, répondant à des
intérêts de caste ou de clans — et quasiment une nouvelle
forme de nomenklatura née de l’intérieur du système — s’est
regroupée dans une technostructure de privilégiés et mise en
position dirigeante. Relativement ouverte pour assimiler
progressivement tous les éléments les plus indiqués issus des
couches inférieures de la société, mais suffisamment fermée
aussi pour maintenir et renforcer sa cohésion interne, elle
contrôle l’essentiel des rouages des affaires et de l’État.
Aujourd’hui, avec l’émergence d’une caste impériale
transnationale, le phénomène se généralise à l’échelon
mondial. On peut admettre — comme le fait Brzezinski — que
le Forum de Davos en constitue l’épicentre : « le sommet
annuel du forum économique mondial est devenu, de fait, le
congrès du parti pour cette nouvelle élite mondiale,
rassemblant les plus hauts responsables politiques, les barons
de la finance, les grands noms du commerce, les magnats des
médias, les poids lourds de l’intelligentsia et même des stars du
264
rock » . Une étude récente estime que les seuls participants
au forum contrôleraient aujourd’hui près de 70 % du commerce
265
mondial . D’autres groupes, plus discrets – on pense
immédiatement ici au « groupe de Bilderberg – exercent
probablement une influence au moins aussi importante, sinon
plus.
La transformation des élites.
La dérive autoritaire que l’on observe au niveau fédéral va de
pair avec une dérive laxiste dans les rangs de la société civile
et particulièrement des élites subalternes pour qui désormais
tout semble permis. À la « crise des métiers inspirés »
(enseignants etc.) chez qui l’ethos professionnel et la vocation
d’autonomie sont de plus en plus contradictoires avec les
nouvelles contraintes du « métier », (Pierre Bourdieu)
correspond la crise des professions libérales dont l’exercice
s’est « déréglementé ». Les uns aspirent à plus de sécurité et à
263
264
Zakaria, op. cit. 294.
Brzezinski, op. cit. p.182.
265
Jenni Russel, « Where the elite preens itself », New Statesman, 28 janvier
2002.
225
limiter les risques d’une stratégie sociale ascensionnelle dans
des relations bureaucratiques renforcées ; les autres à modifier
les règles du jeu (de la concurrence) en cours de partie.
L’impératif de rentabilité y heurte de plein fouet le sens du
service public.
Nous reviendrons sur les élites médiatiques qui probablement
orchestrent le bal ; elles sont entièrement suspendues au règne
de l’opinion, « la télécommande les terrorise » et plus un
journaliste rencontre de l’audience, plus il est rémunéré. Avant
d’être politique, le populisme est médiatique, et ça revient au
même. Dans la presse écrite, seuls quelques bastions y
résistent : Le New York Times, le Wall Street Journal, Le
Washington Post, le New Yorker, L’Atlantic Monthly,
Newsweek, mais ils sont rares, et le marché exerce ses
ravages dans tous les secteurs de l’activité.
Jusque-là un médecin restait protégé par le secret médical, et
les solidarités d’une confrérie fondée sur l’éthique médicale :
« désormais, un médecin n’est plus qu’un commerçant parmi
d’autres. Il fournit un service, doit réduire ses coûts, se plier aux
directives du ministère, se prémunir contre d’éventuelles
poursuites judiciaires et s’adonner au libre jeu de la
266
concurrence » . Avec la gestion informatisée des
prescriptions et des remboursements, le profilage des soins et
« l’intéressement », le médecin devient un simple rouage dans
la stratégie des groupes pharmaceutiques. La santé est à
vendre.
Par ailleurs, soumis au droit commercial et non au droit civil, le
barreau d’affaire impose progressivement ses normes à
l’ensemble de la profession d’avocat. D’un côté, lié au fait que
les coûts d’accusation par voie de presse sont moins
importants que les coûts d’accusation devant les tribunaux pour
des gains plus élevés, des chaînes se spécialisent sur la
retransmission en direct et en continu des procès les plus
retentissants et la justice se transforme en spectacle de foire.
De l’autre, lié au nombre croissant de poursuites abusives, la
possibilité pour les avocats de vendre leur clientèle et de faire
de la publicité donne lieu à une surenchère des honoraires de
la défense qui en fait un des business les plus lucratifs de la
décennie qui vient de s’écouler. La justice est à vendre.
Dans la banque et la finance, la situation est également
préoccupante. L’émergence au cours des années 1990 d’une
nouvelle race de traders, raiders et autres golden boys en aura
267
donnée la mesure. En 1988, Michael Milken , l’inventeur des
junk bonds (obligations pourries) et le pilier de la société Drexel
Burnham Lambert spécialisée dans le financement des raiders
— l’attaque contre Beatrice Foods en 1986 est restée dans
toutes les mémoires — était accusé sous 98 chefs d’inculpation
différents. Depuis, en liaison avec la lutte contre le terrorisme et
la drogue, la traque des mouvements suspects de fonds est
devenue une obsession du FBI. La banque est à vendre.
266
Zakaria, op. cit. p.282.
267
Michael Robert Milken (1946) Financier et philantrhope américain qui a
créé le marché des “hight-yields bonds” (plus connu sous la dénomination “junk
bonds”) entre 1970 et 1980.
226
Mais c’est la profession de comptable (conseil, audit) qui paraît
la plus durement touchée : bastion ultime jusqu’à ce jour de
l’intégrité du monde des affaires, les comptables sont frappés
de plein fouet par la corruption liée à la déréglementation. Les
accords de 1989 les autorisant à facturer des honoraires libres
plutôt que des heures de travail, désormais ils sont rétribués au
pourcentage sur les économies d’impôts : falsification de
comptes, bénéfices fictifs, dissimulation de dettes et
d’opérations frauduleuses deviennent pratiques courantes. Liée
à « l’affaire Enron », la chute du cabinet Arthur Andersen sur ce
plan est exemplaire. On admet qu’entre 1998 et 2000 les
cabinets d’expert-comptable ont consacré 15 millions de dollars
au lobbying et contribué financièrement aux campagnes
électorales de plus de 50 % des représentants et 95 % des
sénateurs. Les comptes sont à vendre.
Chapitre 4
Lobbies et marchandisation du politique
La traduction en français de lobby, c’est « couloir » et le couloir
en effet est le lieu le plus propice au bargaining et aux
tractations en tout genre. Chaque groupe d’intérêt particulier
ayant ses objectifs propres va s’organiser pour faire pression
sur les représentants élus, appointer et professionnaliser le
personnel susceptible de les faire prévaloir et faire en sorte
qu’ils soient atteints.
Le respect de la liberté d’expression rendant impossible d’en
museler l’expression et leur expression étant encadrée par le
Federal Regulation of Lobbying Act de 1946, puis le Lobbying
Disclosure Act de 1995 — à mi-chemin entre le cabinet
d’avocat et le bureau de relations publiques et fonctionnant sur
le principe du « retour d’ascenseur » (revolving door) — les
groupes de pression ont envahi la vie politique nord américaine.
Chacun des points d’un quelconque programme de
gouvernement va devenir négociable.
Le lieu d’exercice du pouvoir est également le lieu privilégié de
leur implantation : au milieu des années 1950, on comptait
environ 5 000 lobbies de toutes sortes implantés à Washington,
chacun regroupant entre 5 et 15 individus ; ils avaient doublé
en 1970 et à nouveau doublé en 1990. Aujourd’hui évalués à
plus de 30 000, ils emploieraient à plein-temps près de 150 000
personnes, trois fois plus que le personnel politique — élu ou
nommé — en poste dans la capitale : « en 1979 il y avait 117
groupes de pression sur les questions de santé à Washington.
268
En 1993 […] ce chiffre fut multiplié par sept » .
Leur force et leur influence — les effectifs mobilisés et les
sommes en jeu — vont donc dépendre autant de ce qu’ils
représentent à l’échelon fédéral, que de leur capacité à
mobiliser des ressources compte tenu de la conjoncture
traversée, selon qu’elle leur est défavorable, ou pas. En 1998,
la revue Fortune (du 7 décembre 1998) en établi le palmarès et
il nous faut lui faire confiance : en première position nous
trouvons la Verner Lüpfert de Taïwan et cela correspond tout à
fait aux enjeux conjoncturels du moment. Ensuite nous avons
l’AIPAC (l’American-Israël Public Affairs Commitee) le lobby juif
268
Jonathan Rauch, Demosclerosis, New York, Random House, 1994, p.134.
227
de politique étrangère aux Usa, et explicitement revendiqué
comme tel : il s’agit là d’une tendance lourde, et pour ainsi dire,
structurelle. Akin Gump est classé en troisième position.
Ensuite nous trouvons l’AFL-CIO (5e position), la Christian
Coalition (7e), l’Us Chamber of Commerce (11e), La National
Association of Manufacturers (13e), et l’AFBF — le lobby
agricole — en quatorzième position.
Plus loin derrière — mais probablement n’était-il pas nécessaire
pour eux de monter en première ligne — nous trouvons le
Commitee To Expand Nato regroupant les industriels de
l’armement en faveur — notamment — d’un élargissement de
l’OTAN aux pays de l’Est : ils sont en passe d’avoir obtenus
gain de cause. Nous trouvons ensuite, le NRA (National Rifle
Association), le lobby des armes à feu dont le président —
Wayne La Pierre — se montrait « très confiant, quelle que soit
l’issue des élections » ; puis nous avons le CANF (CubanAmerican National Foundation), le principal lobby d’exilés
cubains anti-castristes dont le leader — Jorge Mas Canosa —
reconnaissait, il y a peu, tout ce qu’il devait à l’administration
démocrate. De même, le Black Caucus — qui compte une
quarantaine de membres au Congrès — pèsera de tout son
poids en faveur d’une intervention militaire en Haïti etc.. Mais
chaque secteur d’activité de quelque importance dispose de
son propre lobby : les fabricants de mohair ou de sucrerie, les
planteurs de coton, la construction navale etc.
La politique étrangère n’échappe pas au jeu du lobbying. En
1997, The Project for a New American Century va défendre
ouvertement, auprès de l’administration Clinton, un projet
expansionniste pour le Moyen-Orient. L’un de ses membres les
269
plus influents, David Frum est coauteur avec Richard Perle
d’un ouvrage sur la guerre contre le terrorisme. En mars 2003,
270,
Joe Allbaugh
directeur de campagne de George W. Bush en
2000, quitte ses fonctions dans l’administration et monte une
société de consulting, New Bridge Strategies, dont les objectifs
sont de « vendre l’Irak » aux investisseurs nord américains.
Dans le même ordre d’idée, sur le plan de l’armement et à
propos par exemple des satellites américains mis en orbite par
des fusées chinoises, les firmes Loral et Hughes s’activeront
pour que la surveillance des exportations spatiales passe du
département d’État - qui jusque-là en avait la charge et qui
s’accommodait d’une notification au Congrès - vers le
département du commerce moins préoccupé de questions de
sécurité militaire et obtiendront gain de cause.
Associatif ou contractuel, le travail des lobbies économiques,
ethniques ou politiques ainsi que leurs représentations au
Congrès (Caucus) est soigneusement préparé, programmé et
mis au point par ces fameux « réservoirs de pensée » (Think
Tanks) qui sont aux intellectuels ce que les mercenaires sont
aux armes. Évoquons simplement, Global Security, l’institut le
plus souvent mentionné parmi ceux qui éclairent les décisions
de l’administration Us ou encore l’American Enterprise Institute
(Michael Ledeen), Cato Institute, l’Hudson Institute, la Heritage
269
David J. Frum (1960) Editorialiste néoconservateur américano-canadien qui
participa à la redaction des discours de George W. Bush.
270
Joe M. Allbaugh (1952) Figure politique du parti républicain qui passa la
plus grande partie de sa carrière en Oklahoma et au Texas. Il fut directeur de
campagne de George W. Bush lors de l'élection présidentielle de 2000.
228
Foundation, le National Endowment for Democracy etc.
D’autres Think Tanks comme la Rand (Santa Monica) ou
encore le Stimson Center (crée en 1989) sont spécialisés sur
les questions de technologie, de stratégie et de sécurité et sont
consultants du Pentagone. Des personnalités de premier plan
comme Richard Perle, Irwing Kristol, Gary Bauer, Daniel Pipes
ou Richard N. Haass, actuel directeur du Policy Planning Staff
du département d’État, s’y sont illustrés. Leurs travaux sont
repris et relayés par des éditorialistes comme Charles
Krauthammer (Washington Post), William Safire, Abe
Rosenthal, des revues comme Commentary, New Republic,
American Standard (rédacteur en chef : William Kristol), The
Public Interest (rédacteur en chef : Adam Wolfon) ou le Weekly
Standard, ou des journalistes conservateurs comme William
F. Buckley et George Will du Washington Post.
Dans un sondage Time/CNN (Time, 26 septembre 1994) 86 %
des personnes interrogées estimaient que les riches avaient
« trop d’influence sur le gouvernement » puis respectivement
les grandes entreprises (84 %), les médias (83 %) puis Wall
Street (79 %) ce qui - en somme - revient au même.
271
James Madison , l’auteur de la constitution américaine,
pensait que le jeu des lobbies — et ce qu’il désignait alors
comme la nuisance des factions — en s’exacerbant,
s’annulerait réciproquement dans le règlement de conflits
catégoriels antagoniques. Non seulement ce n’est pas le cas,
mais se renforçant mutuellement dans des systèmes d’alliances
opérant de proche en proche selon une logique de la
surenchère, de la spirale et de l’engrenage, ils ne cessent
d’exercer une pression à la hausse des dépenses publiques en
reportant sur l’extérieur la charge de les supporter : le lobby pro
arabe fait alliance avec celui des pétroliers, qui fait alliance
avec celui des assurances et ainsi de suite.
D’un côté donc les acquis s’éternisent, les scléroses
institutionnelles se renforcent et des réformes conçues pour
améliorer l’intérêt collectif bénéficient à des minorités activistes.
De l’autre — et alors qu’au plan extérieur, le Congrès se
transforme en une chambre d’enregistrement des décisions
présidentielles — au plan intérieur, il se fait l’écho des enjeux
contradictoires qui le traversent : « le Congrès s’est ainsi mué
en un groupe de 540 petits entrepreneurs politiques
indépendants qui orientent le système selon leurs intérêts
272
personnels — à savoir leur réélection » . En 1990 pour freiner
le phénomène des « honoraires » versés par les lobbies
mafieux, le Congrès des Etats-unis décidait de porter le
traitement annuel des parlementaires à 135 000 $. Jusque dans
les derniers mois de l’administration Clinton, il était interdit à un
ex-fonctionnaire de faire du lobbying auprès de l’administration
pour laquelle il avait travaillé mais à partir de là, ces délais se
sont considérablement réduits ; aujourd’hui ils sont à peu près
nuls.
L’explication qu’en donne Mansour Olson, l’un des premiers à
avoir stigmatisé le phénomène, est simple : les bénéficiaires du
271
James Madison (1751-1836) Quatrième président des Etats-Unis
d’Amérique. Il est connu comme le “père de la constitution”.
272
Zakaria, op. cit. p.212.
229
système ont énormément a y gagner, tandis que les autres (le
reste des citoyens) y ont relativement peu à perdre. Liés au
mode de financement des campagnes électorales, ces groupes
de pression qui s’activent en coulisse font, défont et refont la
politique fédérale. Pour Zakaria, c’est « le problème qui sape
aujourd’hui la démocratie américaine dans ses fondements
273
mêmes » et la conclusion que Bumpers en tire est radicale :
« le congrès s’en trouve paralysé, le public dégoûté, et la
274
décision se joue sur un coup de dés » . Gouverner devient de
plus en plus aléatoire.
Chapitre 5
Une bureaucratie policière
"Un régime corrompu n’est pas nécessairement
sur le point d’être détruit. Il peut durer longtemps."
Raymond Aron, Démocratie et totalitarisme p. 199
La machine électorale peut gagner des élections — elle est
faite pour ça — mais elle n’a plus les moyens d’exercer le
pouvoir. En Europe, sauf exception, rares sont les partis — au
pouvoir ou dans l’opposition — qui parviennent à gagner deux
consultations successives, quels qu’en soient d’ailleurs les
enjeux. Aux USA, devant un échec égal à changer quoi que ce
soit, l’électorat aura tendance à maintenir la balance égale
entre les deux camps, quitte à se livrer à un « panachage des
voix » (gouverneur démocrate, sénateur républicain ou le
contraire) ce qui aura pour effet de bloquer davantage encore la
machine gouvernementale en reportant sur l’extérieur et sur la
politique étrangère les gains en marge de manœuvre dont le
président peut encore disposer et donc ses possibilités de
réélection.
Tenant au fait que la vérité de l’économie n’est pas économique
et selon cette logique d’après laquelle il n’est pas de problèmes
qu’une absence de solution ne permette de résoudre, le
contrôle menaçant du « glaive planant au-dessus des têtes »
d’un côté, des ajustements au coup par coup entre factions
rivales et le « laisser-faire » de l’autre vont — tant bien que mal
— tenir lieu de programme.
Dans cette nouvelle configuration des pouvoirs, le
gouvernement n’est plus qu’une faction parmi d’autres : « une
poignée d’incorruptibles » minés de l’intérieur et gouvernant par
décrets qui nous rappelle - chez Machiavel - la cohésion des
conjurés les uns vis-à-vis des autres. Elle est toujours fondée
sur la crainte de la trahison, la hantise de l’ennemi extérieur,
l’obsession de l’unité intérieure, la peur du traître, la crainte du
complot (une fièvre obsidionale), la menace de la brebis
galeuse, la haine des factions et de tout ce qui divise, isole,
partage ou sépare. Ce mélange finement insolite de Césarisme
externe et de parlementarisme interne — propre au modèle
impériaux les plus éprouvés — sous le coup d’une alerte
273
Zakaria, op. cit. p.221.
274
Mansour Olson, Grandeur et décadence des nations, Bonnel, 1983/Zak : p.
211
230
extérieure jugée insupportable et à conditions toutefois que
l’opinion y soit favorable, même si la menace n’est pas réelle —
ne peut que virer à la dictature, et à cette « furie de la
destruction » dont parle Hegel dans la Phénoménologie de
l’Esprit à propos de la Terreur. On en connaît la logique
inéluctable : « la force des choses, reconnaissait Saint Just,
nous conduit peut-être à des résultats auxquels nous n’avions
275
point pensé » . De même que la disparition d’une « menace
unifiante » sera préoccupante, son apparition sera la
bienvenue.
La manière dont Raymond Aron caractérisait autrefois les
bolcheviks s’applique aujourd’hui telle quelle à la junte
démocratique en poste à Washington : « ils se définissent par
une combinaison de fanatisme doctrinal et d’extraordinaire
276
flexibilité dans la tactique ou dans la pratique » . Et s’il est vrai
— toujours selon Raymond Aron — que « les traits communs
qui ont abouti au totalitarisme sont l’ampleur des ambitions, le
277
radicalisme des attitudes et l’extrémisme des moyens » , les
Usa sont désormais entrés dans la phase totalitaire de leur
histoire : Parti unique dédoublé partageant la même idéologie
officielle, pouvoir absolu du n° 1, police envahissante,
obsession sécuritaire, idéologisation fanatique de tous les
secteurs de l’activité sociale.
Le modus operandi le plus commun d’un état dictatorial se
cristallisant dans les administrations, l’esprit public et la culture,
c’est d’abord dans la culture de l’administration publique que se
manifestent les symptômes les plus préoccupants. Le
fonctionnement « normal » de la machine administrative - cet
« outil sans volonté que manie le gouvernement » - suppose un
exercice impersonnel et désintéressé de la fonction, une mise à
l’abri de l’enrichissement personnel et une abstraction complète
et continuelle de la volonté de chacun visant « à obéir non pas
une fois et sur un point, mais en tout point et tous les jours ».
Sa raison d’être est de parvenir « à ce que l’autorité soit grande
et le fonctionnaire, petit ». Or - aujourd’hui - ce fonctionnement
contribue à accroître les risques d’une dictature rampante.
La spécialisation croissante des autorités y va de pair avec un
cloisonnement parallèle des services et plus l’activité se
« spécialise », plus les termes sur lesquels il lui faut envisager
de résoudre les problèmes qu’elle rencontre, augmentent. Plus
elle se compartimente et plus le pouvoir qui y correspond se
« délègue » à d’autres (nommés) par ceux auxquels il avait
déjà été accordé (élu). Dans un article de Foreign Affairs de
278
novembre décembre 1997, Alan Blinder n’hésite pas à
généraliser ce raisonnement à l’ensemble des services publics
cruciaux (santé, environnement, fiscalité). Au sommet de la
pyramide — et alors que l’issue des présidentielles est entre
leurs mains — les membres de la cour suprême sont nommés
pour neuf ans en dehors de tout contrôle.
275
Hegel Phénoménologie de l’Esprit tII, p.35, Aubier Montaigne, Paris.
276
Raymond Aron, op. cit. p.271.
277
ibidem p.287.
Alan Stuart Blinder (1945) Economiste américain qui fut un des conseiller
de John Kerry lors de l’élection présidentielle de 2004.
278
231
Qu’il s’agisse de l’intelligentsia (artistes, écrivains,
scientifiques), des ingénieurs, employés, enseignants,
techniciens, clercs ou exécutants auxiliaires, des organes
supérieurs du service public (dirigeant et hauts fonctionnaires)
ou des échelons subalternes de la bureaucratie, si bas que soit
leur rang, faibles leurs salaires et médiocre leur niveau scolaire
ou professionnel, tous sont logés à la même enseigne. Plus le
fonctionnaire est élevé dans la hiérarchie des rangs et plus il se
rapproche du politique, moins la compétence qu’on lui
reconnaît parvient à compenser le déficit de légitimité qu’on lui
dénie : pour se maintenir, il continuera à s’enrichir et à exercer
de l’influence. Un équilibre subtil de persuasion et de coercition,
de loyalisme idéologique et d’ambitions personnelles, de ruse
et d’opportunisme politique règle pour chacun ses possibilités
d’ascension et de promotion sociale.
La pyramide des pouvoirs, des revenus et des privilèges mis en
place pour servir d’armature au régime (dérogations spéciales,
échelle graduée de frais généraux, bonus, carte d’abonnement,
jetons de présence, usage à vie du jet et de la limousine
d’entreprise, indemnités de départ, stock-option…) favorise une
hiérarchie de fonctionnaires dévoués — efficaces, puissants et
durs — dont la cohésion n’est maintenue que par la discipline,
l’esprit de clan, les privilèges et l’influence à laquelle ils
postulent.
Pour un régime qui ne peut se passer d’ennemis du régime, il
s’agit de « faire pression », de faire sentir « la poigne solide qui
organise et qui contrôle » et de « frapper fortement pour faire
mal quand on le juge approprié afin que les autres apprennent
279
la leçon » . Les appels martiaux aux juges et aux procureurs
vont se multiplier en expliquant que - à la guerre comme à la
guerre - il ne faut pas faire de quartier.
Marque du peu de confiance accordée à la CIA, une des
premières décisions que prend George Bush II au lendemain
de son accession au pouvoir est de créer son propre service de
renseignement, l’Office of Special Plans, avec Abram Shulsky a
sa tête et déjà il s’agit de crédibiliser l’intervention en Irak, en
s’appuyant notamment sur le Congrès national irakien d’Ahmed
280
Chalabi .
Tandis qu’au plus haut niveau de l’État, on va se prononcer sur
les qualités, la droiture et la moralité du candidat au poste — et
qu’on tentera de le lyncher par tous les moyens judiciaires ou
médiatiques disponibles lorsqu’il l’occupera — au niveau
intermédiaire des fonctionnaires et des administrations, la
délivrance de certificats tacites de civisme et de loyalisme ainsi
qu’un équilibre minutieux entre nominations et mises au
placard, permettront de surseoir au pire. Le pire dans une telle
configuration des pouvoirs où le fétichisme du secret s’est
substitué au devoir de réserve, c’est la « fuite » ou le « faux
pas » : la rétention d’informations vraies et la mise en
circulation d’informations fausses ou de rumeurs tient lieu de
système régulateur. Arbitrées par les médias, indiscrétions,
279
Discours de Pavel Postyshev – leader du parti bolchevik – à Kharkov, 1933.
280
Ahmed Abdel Hadi Chalabi (1944) Homme d’affaire et homme politique
irakien. Il fut ministre du pétrole par intérim entre avril 2005 et janvier 2006 et
premier ministre entre mai 2005 et mai 2006.
232
rumeurs et fuites organisées au plus haut sommet de l’État
interviennent dans la dérégulation des rapports entre le
politique et le juridique. C’est ainsi qu’aux Etats-unis « le
pouvoir semble jaloux de se dérober avec soin aux regards […]
aussi le voit-on sans cesse osciller entre la servitude et la
281
licence » .
Au lendemain du onze septembre, le ministère de la Justice
met en place le Total Information Awareness Program,
renommé depuis Terrorist Information Awareness (TIA) pour
recueillir et traiter toutes sortes d’informations personnelles, et
incite les employés du service public à la délation en signalant
tout comportement suspect. Confié au général Poindexter le
programme consiste à collecter et à traiter une moyenne de 40
pages de données individuelle sur chacun des six milliards
d’habitants de la planète : nom, prénom, adresse, numéro de
passeport et de carte de crédit, bilan sanitaire, usages
alimentaires, voyages précédents, paiements par cartes
bancaires, abonnements aux médias, mouvements de compte,
appels téléphoniques, consultations de sites, courriers
électroniques, fichiers de police, dossier d’assurance, dossiers
médicaux et de sécurité sociale etc. Dans le même ordre de
préoccupations, les accords intervenus entre les autorités
fédérales, la Communauté Européenne et les compagnies de
transport aérien pour un contrôle accru aux frontières prévoient
de confier toutes ces données à un dispositif centralisé de
filtrage et de traitement.
Après avoir été votée par le Congrès (98 voix contre 1 au Sénat
et 357 voix contre 66 à la chambre des représentants), le
président Bush II signe en octobre 2001, la loi antiterrorisme
dite Patriot Act dont l’objectif est « d’unir et de renforcer
l’Amérique en fournissant les outils appropriés nécessaires à
l’interception et à l’obstruction (Obstruct) du terrorisme ». Nous
sommes dans un état d’exception : « le gouvernement entend
faire appliquer cette loi avec toute l’urgence d’une nation en
guerre […] tout en protégeant les droits constitutionnels des
Américains ». Les mesures sont également exceptionnelles :
dispositif de surveillance interne (surveillance électronique,
écoutes téléphoniques), contrôle aux frontières, allongement de
la garde à vue jusqu’à sept jours, perquisitions rapides,
récupération de dossiers personnels en dehors de tout contrôle
judiciaire, etc. L’article 215 de la loi permet au FBI de s’informer
auprès des bibliothèques publiques de ce que lisent les
citoyens. Elle est suivie par une deuxième loi, la Domestic
Security Enhancement Act (dite Patriot Act II) qui en renforce
les dispositions.
Ainsi - dans une quasi logique de « salut public » - se mettent
en place des comités de vigilance directe pour surveiller les
étrangers, dresser des listes de suspects et décerner des
mandats d’arrêt. S’agissant de dévoiler des intrigues ou des
complots, la délation et la dénonciation deviennent monnaie
courante. En 2006, le long des autoroutes qui desservent
Washington DC, des panneaux d’affichage électroniques
donnaient le ton : « rapportez les activités suspicieuses » ; ils
étaient accompagnés d’un numéro d’appel gratuit. D’après les
premières évaluations, plus de la moitié des appels portaient
sur des règlements de compte interpersonnels.
281
Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, op. cit. p.67.
233
D’un côté le suspect va se définir par ses conduites, relations,
écrits ou propos et il devra justifier de ses moyens d’existence,
des gens qu’il fréquente, des sources d’information qu’il
consulte, de ses voyages etc. Fonctionnaire, il sera suspect s’il
ne manifeste pas un attachement constant et indéfectible pour
son administration d’appartenance et — suspendu de ses
fonctions ou démissionnaire — il sera réintégré ou pas selon la
gravité de la suspicion. Même en l’absence d’accusation —
comme c’est le cas aujourd’hui à Guantanamo — le profil de
l’accusé entraînant les sanctions qu’il encourt, l’éventail
répressif va se redéployer : amendes, destitution pour « faute
professionnelle grave », renvois, licenciement, privation des
droits civiques, de logement ou de soins médicaux,
confiscation, mise sous séquestre, emprisonnement avec
suppression des droits de la défense, exil ou peine capitale. Au
total — et depuis 1976 où la peine de mort a été rétablie par la
cour suprême — 935 personnes ont été exécutées aux Etatsunis, dont 329 au Texas, et 352 trois ans après l’élection de
Georges W. Bush II.
Après seulement trois ans d’exercice du Patriot Act, la libre
circulation du personnel scientifique a été freinée jusqu’à
susciter des protestations de la part de l’AAAS (American
Association for the Advancement of Science), des éditeurs
acceptent de ne pas publier certains travaux et des journalistes
sont condamnés pour avoir refusé de divulguer leurs sources. Il
est interdit de prendre des photos dans le métro, au ministère
de la justice des projets sont en cours pour donner des bases
juridiques à la torture et — signe d’une société qui dérive vers
le totalitarisme — la nation est profondément divisée et
quasiment dans un état de « guerre civile froide » (Al Gore).
Après la victoire aux élections de 2002 (5 novembre), dernièrenée des réformes gouvernementales et la plus importante
depuis la loi de 1947, Bush II signe (25 novembre) le Homeland
Security Act portant la création d’un ministère unique de la
Sécurité Intérieure (Department of Homeland Security). Placé
282
sous la direction de Thomas Ridge (ancien conseiller de
Bush) son budget initial est de 37 milliards de dollars et c’est le
troisième en importance après celui de la Défense et des
Vétérans. Il regroupe 170 000 employés dont plus de la moitié
ont pour mission de surveiller et de protéger les frontières. Il
regroupe et fédère plus d’une vingtaine d’unités et une centaine
d’agences dont le FBI, la CIA et le National Security Agency
(NSA). Il a quatre objectifs principaux : assurer la protection du
territoire par la sécurité des frontières et des transports
(immigration, gardes côtes) ; planifier des services d’urgence
en cas d’attaque ; développer la recherche et les technologies
préventives ; protéger les infrastructures et analyser toute
espèce d’information permettant d’évaluer les risques et de
faire face à de nouvelles attaques. Pour répondre à l’absence
de coordination, il s’agit de centraliser l’information sur le
terrorisme nucléaire et chimique, d’encourager la recherche
scientifique et technique permettant de le contrecarrer et de
préparer la riposte par la mise en place de dispositifs
282
Thomas Joseph Ridge (1945) Gouverneur républicain de Pennsylvanie de
1983 à 1995. Il fut ensuite conseiller à la sécurité intérieure de George W. Bush
de 2001 à 2003. Il fut ensuite le premier secrétaire d’état à la sécurité intérieure
de 2003 à 2005.
234
d’urgence : alertes vertes, oranges et rouges sur la chaîne Fox
News, arrestations, climats de suspicion et de délation,
renforcement des dispositifs de sécurité. Le 5 mai 2003, la
rencontre à Paris des ministres de la justice et de l’intérieur des
pays du G7 avalise leur convergence de vue sur les accords
d’extraditions, la socialisation du renseignement, et les normes
communes de lutte.
Jusqu’alors « la police de la pensée surveillait tout le monde,
constamment » ; désormais elle n’y suffit plus et la pensée
policière envahit tous les domaines de l’activité : il s’agit de
mobiliser la technologie la plus fine à des fins de surveillance et
de contrôle, de prévention et d’anticipation et de faire régner la
terreur pour justifier l’antiterrorisme. Raoul Vaneigem observe
que « le citoyen paye à la fois le prix de l’insécurité et la
283
redevance d’un service de protection » mais le constat qu’en
284
tire Baudrillard est plus radical encore : « l’idée même de
liberté est en train de s’effacer des mœurs et des consciences
[…] ; la mondialisation libérale est en train de se réaliser sous
une forme totalement inverse : celle d’une mondialisation
285
policière, d’un contrôle total, d’une terreur sécuritaire » .
Des individus rusés et tortueux, conformistes et sans scrupule,
sans avenir et sans perspectives d’avancement social ou
culturel, ayant appris à leurs dépens ce qu’il en coûte de
prendre des initiatives sans en avoir reçu l’ordre d’en haut ne
vont plus avoir d’autre ambition que de défendre leurs propres
intérêts en feignant d’appliquer les directives « à la lettre ». La
concentration du pouvoir, entre peu de mains, liée au culte de
la personnalité favorise parmi les couches avancées ou
rétrogrades de l’appareil administratif, le développement de
réseaux de petits chefs subalternes, en compétition les uns
avec les autres sur le marché de l’influence occulte. Ils seront
d’autant plus enclins à se promouvoir mutuellement (ou à se
protéger avec de faux rapports, des dossiers compromettants
et des listes de suspects) qu’eux-mêmes sont plus vulnérables
et susceptibles d’être suspectés. D’un côté c’est le système du
copinage intéressé et la longue succession de petits services
rendus, d’interventions discrètes mais efficaces et de bons
offices obscurs autour desquels se forme une clientèle sur la
base de privilèges, de « passe-droits » ou de « protections ».
De l’autre c’est le système du « parapluie » et la tendance à fuir
les responsabilités, à se protéger derrière quelqu’un, et à
rejeter le blâme sur un autre. Les services de renseignement et
l’armée sont les premiers touchés. Or d’un côté, la société civile
se militarise tandis que – de l’autre – l’armée se privatise.
Armée civile et société militaire.
On dira que c’est le rôle de l’armée que d’exercer la violence,
que la coupure entre l’armée et la nation est telle que les
méthodes et les façons de faire qui prévalent dans un cas sont
loin de prévaloir dans l’autre ; que l’on ne juge pas d’une
société au regard de son armée et que — dans les démocraties
283
Raoul Vaneigem p.82.
284
Jean Baudrillard (1929) Théoricien culturel, philosophe, commentateur
politique, sociologue et photographe français. Ses travaux sont souvent
associés au post-modernisme et au post-structuralisme.
285
Jean Baudrillard Le Monde, 3 nov. 2001
235
avancées — les conditions d’une militarisation de la société
civile sont loin d’être réunies. C’est très exactement le contraire.
Quincy Wright, l’un des plus fameux théoriciens nord américain
de l’armée écrivait au début de la guerre froide que c’étaient
« les conceptions morales, juridiques et politiques prévalant à
un moment donné qui modèlent le plus les armées et
déterminent la forme des conflits qu’elles sont amenées à
mener ». Pour lui l’armée était le reflet de la société civile, mais
l’inverse est vrai également : la forme des conflits que les
armées sont amenées à conduire modèle et détermine les
conceptions morales, juridiques et politiques de la société civile.
La société civile est le reflet de l’armée dont elle se dote. C’était
286
d’ailleurs le point de vue de Fustel de Coulanges : « l’état
social et politique d’une nation est toujours en rapport avec la
287
nature et la composition de ses armées » . On connaît aux
Usa la thèse de la « civilianisation » de l’armée : d’abord
288
développée par Morris Janowitz ultérieurement elle sera
289
reprise et aménagée par Charles Moskos . Alors que le conflit
Vietnamien se termine, elle repose essentiellement sur l’idée
que l’armée américaine ne devrait plus exercer, à partir de là,
que des fonctions de « police internationale ». Depuis l’idée
aura fait son chemin puisque l’armée serait vouée — de plus —
à des tâches humanitaires : le travailleur social prend en
quelque sorte le relais du policier.
Or, en même temps que l’armée se professionnalise, elle se
privatise. On ne compte plus actuellement en Irak le nombre de
soldats ou de sociétés privées sous contrat de sous-traitance
— comme la Vinelle Corporation, la Military Professional
Ressources Incorporated etc. — et sur la rallonge de
87 milliards votée par le Congrès en 2004 pour soutenir l’effort
de guerre, 30 millions sont allés au secteur privé qui — au
cours des dix dernières années — a obtenu du Pentagone plus
de 3 000 contrats.
Simultanément, la société civile se militarise et le lien des néoconservateurs avec la droite paramilitaire se renforce. Son
noyau dur, la National Rifle Association (NRA) n’a qu’une seule
préoccupation : bloquer toute réforme de la législation sur la
possession et la vente d’armes à feu, y compris les armes de
guerre. Les milices privées d’autodéfense prolifèrent.
Constamment réactivées par le mystère d’assassinats
d’hommes politiques comme Kennedy ou Luther King mais
principalement convaincus — à tort ou à raison — du danger
que l’État (ou le FBI) représente pour eux, engagées dans
certains cas pour assister la police — c’est le cas par exemple
sur la frontière mexicaine — elles sont liées aux franges les
plus fanatiques et délirantes du « renouveau religieux » —
comme les Davidiens de Waco — et aucun candidat ne semble
pouvoir s’y opposer. Dans l’un des derniers numéros de Field &
Stream qui précédait leur affrontement, l’un et l’autre candidat y
expliquait quelle était son arme préférée : une Winchester 61
pour Bush, un M16 pour Kerry.
286
Numa Denis Fustel de Coulanges (1830-1889) Historien français.
287
Fustel de Coulanges, La cité antique
288
Morris Janowitz (1919-1988) Sociologue et politologue américain.
289
Charles C. Moskos (1934) Sociolgue nord américain specialiste des
questions militaries.
236
Chapitre 6
Tyrannie des médias et dictature de l’opinion :
unifier pour mieux régner.
Toute cette évolution resterait incompréhensible, si l’on ne
prenait pas la mesure du fait que les médias — en se
mondialisant — sont devenus le principal vecteur culturel de
notre époque. Depuis que les grands médias existent (presse,
radio, Tv) leurs fonctions se seront toujours à peu près
maintenues à l’identique : il aura toujours été question
d’informer, de débattre, d’émouvoir, de divertir, de convaincre,
d’enseigner, de faire acheter et de prendre parti. En gros
l’éventail des supports aura épousé l’éventail des fonctions et
des registres.
La nouveauté depuis quelques années est l’émergence d’une
culture « globalitaire » qui tout à la fois recompose les
hiérarchies de registres et de fonctions, brouille les frontières
entre l’information et le divertissement, le savoir et la
propagande, la conviction et la croyance, et modifie les
contenus en modifiant les supports. Comme autrefois le parti
unique, les médias ont aujourd’hui le monopole de
l’interprétation du monde et de l’expression du sens commun,
des techniques de mobilisation de l’enthousiasme ou de
l’indignation, et des méthodes de fabrication de « l’évidence »,
c’est-à-dire de ce qui — à un moment donné et pour tous — ne
peut qu’aller sans dire.
Dans les dictatures « classiques », le conformisme de la
pensée émanait d’ordres, de notes, d’injonctions ou de
consignes claires et précises, de la part du pouvoir politique qui
restait le principal responsable de toutes les violations du droit
à l’information et du déni des libertés d’expression. La censure
et la propagande de masse constituaient les instruments
principaux du consensus et de la cohésion idéologique, et la
censure avait besoin du secret et de la confidence : interdiction,
mutilation, confiscations, élimination, fabrication de faux etc. En
regard — et c’est toujours inscrit dans la Constitution
américaine — « la liberté de la presse est l’un des plus
puissants bastions de la liberté et ne peut jamais être restreinte,
que par des gouvernements despotiques ».
Pouvoir sans contre-pouvoir, mais auquel tous les autres
pouvoirs s’adossent — ou qu’ils sollicitent pour arbitrer leurs
divergences — les médias ont vocation à embrasser tous les
aspects de la vie individuelle ou collective, à modeler les
émotions et les désirs de chacun, à reconstituer de manière
invisible le lien désormais rompu entre l’intime et le public, la
minorité et le grand nombre, et à faire la différence entre le
convenu et l’inconvenant. Désormais le conformisme de la
pensée se génère pour ainsi dire de lui-même en s’alignant sur
l’horizon d’attente du plus grand nombre, ou du petit nombre
susceptible de manipuler le premier. Désormais la surveillance
et le contrôle se font de manière implicite et s’opèrent en
boucle : par une sorte de réflexe de caste, le discernement de
l’opérateur médiatique anticipe et façonne les convictions de
chacun, la simplification et le bon sens tiennent lieu d’analyse
et le télescopage des genres — mené sous la bannière de
237
l’opinion — crée les conditions d’une doxocratie d’autant plus
efficace qu’elle est spéculaire, et qu’elle répond mieux aux
exigences du Fast Thinking et de la fausse alerte. En suppléant
aux incertitudes de chacun dans la double illusion du « jamais
vu » et du « toujours ainsi » — et à mi-chemin entre la mise en
scène d’une opposition simulée et le spectacle mondain — les
médias façonnent aujourd’hui les catégories de notre
entendement. Toutes les voix se mettent à l’unisson, on
n’entend plus qu’un seul discours — non plus celui du politique,
lui-même absorbé dans la tourmente contradictoire de l’opinion
— mais celui inconsistant, versatile, imprévisible et
contradictoire du téléspectateur « moyen » qui dicte aux médias
leurs mœurs et leurs usages.
À l’heure actuelle, avec la multiplication de l’offre à l’intérieur
d’un même support, les possibilités nouvelles de couplage d’un
support vers l’autre (multimédias) et la concentration accrue
des industries de l’imaginaire et de l’information — ce que l’on a
désigné du terme de « nouvelle économie » et dont les sociétés
point.com constituent l’ossature — rarement la main mise de
l’opinion sur la pensée et du préjugé sur la culture n’aura été
aussi préoccupante. Cela resterait préoccupant sans être
catastrophique si — au plan économique — d’autres
mécanismes n’intervenaient : beaucoup plus insidieux, ils sont
tels que toute espèce de contenu (information, débat public,
divertissement, savoir etc.) aura tendance à s’aligner sur le
modèle qu’offre le message publicitaire. Cet aspect mérite
d’être souligné.
Que l’information soit devenue une marchandise, elle l’a
toujours été : depuis que les journaux existent, chacun achète
et paye son journal. La nouveauté est qu’elle soit devenue une
marchandise « potentiellement gratuite », ou telle qu’en
apparence, on puisse y accéder sans avoir à la payer : c’est le
cas de la télévision où le téléspectateur ne « paye » pas le
programme qu’il regarde (il ne rémunère pas un « service ») et
c’est en grande partie le cas pour le Net. Cela ne veut pas dire
qu’un programme de télévision ne soit pas coûteux, mais en
général une chaîne de télévision va équilibrer ses comptes —
et financer ses programmes — sur ses recettes publicitaires.
Au total, si les ventes augmentent alors que le budget publicité
est inclus dans le prix du produit, c’est en achetant le produit
que le téléspectateur finance le programme qu’il regarde. Une
deuxième boucle est bouclée mais, dans l’intervalle, les
programmes de la chaîne ont épousé le cycle du produit :
recherche d’une audience maximale, discrimination des
attentes, alignement de la programmation sur la « qualité
d’audience » recherchée, niveau d’écoute ou d’attention
requise, programmes « captivants »… Lié au fait que les coûts
de transports (d’acheminement ou de transmission) sont
pratiquement nuls, que seule la fabrication du produit initial
coûte (film, logiciel, jeu vidéo, programme de télévision) et que
la consommation a été strictement individualisée (ce n’était pas
encore le cas du cinéma par exemple) plus il sera vu ou sollicité
par davantage de clients, plus il sera rentable (économie
d’échelle) : fatalement il devient le plus petit dénominateur
culturel commun et le moins disant. On le retiendra de
préférence à un autre.
238
Sans entrer dans les caractéristiques propres du marché des
médias — effet de monopoles, cycle du produit, systèmes
d’abonnement groupés, marchés captifs — en rendant
l’information abondante et bon marché, Internet contribue à
rétrécir les marges de ceux dont le métier était de transmettre
une information rare et difficilement accessible : les journaux
par exemple, ou l’édition. Sous cet angle, le pouvoir médiatique
tout à la fois, de façon différenciée et contradictoire, conditionne
et met en danger la démocratie.
L’Opinion
Forme moderne de ce que Rousseau désigne comme une
« sommation des volontés » (et dans sommation, il faut
entendre somme) le sondage d’opinion consacre l’ascension du
common Man (l’homme de la rue) au rang de porte-parole de la
majorité et - si le règne de la vérité n’est qu’une opinion parmi
d’autres - alors la mise en scène d’un jugement conforme à
l’opinion, va tenir lieu de vérité et renforcer le préjugé.
On connaît les caractéristiques de l’opinion : elle est circulaire,
changeante, comme le rêve elle ne connaît pas la contradiction,
elle fonctionne par couples d’opposition binaire, elle ignore le
champ des possibles et ne permet pas la comparaison. Elle
n’est pas transitive et toutes les opinions — tendanciellement
équivalentes — s’annulent mutuellement. Répondant en
apparence aux mêmes questions, l’opinion dissimule les
conditions de la réponse et donne pour comparables des
résultats qui ne le sont pas : on dira par exemple que les
Américains ont plus tendance que les Européens à surévaluer
les menaces internationales, mais on oubliera de dire qu’ils ont
plus tendance également à se désintéresser des questions
internationales. Or, la conclusion selon laquelle on surévalue ce
que l’on ne connaît pas n’est pas affaire d’opinion, mais de
savoir.
Si d’un côté il s’agit de poser des questions dont tout le monde
s’accorde à reconnaître qu’elles se posent — celles-ci et pas
d’autres — tout en s’accordant sur la manière de les poser —
de telle manière et pas autrement — tout à la fois le champ des
réponses qui y sont apportées va se réduire et faire de leur
caricature quelque chose de plus vrai que l’original disparu.
Aujourd’hui le Daily Show — présenté sur la chaîne Comedy
Central — fait partie des émissions dont l’audience ne cesse de
croître et à laquelle la plupart des hommes politiques nord
américains désirent se faire inviter. Vis-à-vis des chaînes
d’information conventionnelles, cela correspond à l’audience
grandissante de Fox News vis-à-vis de CNN, laquelle traduit un
durcissement « à droite » du taux d’écoute moyen, au point que
CNN pourrait passer aujourd’hui pour une chaîne
« démocrate ».
Le « contrôle continu », en direct et en « temps réel » de
l’action gouvernementale par les médias et le fait que l’on ne
puisse plus gouverner contre les sondages, introduit un cercle
vicieux qui paralyse à la fois l’opinion et le gouvernement :
l’opinion ne peut que réagir — mais à condition que les choix
aient été faits — tandis que les choix qui sont faits dépendent
de plus en plus de l’opinion. Durant son premier mandat Clinton
aura été préoccupé jusqu’à l’obsession par sa côte de
popularité : il s’agissait pour lui de se faire réélire. Mais après
239
avoir été réélu (1996), il sera paralysé jusqu’au drame par la
perte de sa majorité au Congrès. Alors que les votants ne
représentaient qu’un tiers à peine de l’électorat, les législatives
de 1994 seront un désastre pour lui. Tous deux républicains,
Newt Gringrich accède au poste de « speaker » de la chambre
290
des représentants, et Bod Dole à celui de chef de la majorité
au Sénat. En Europe, Clinton aurait démissionné ou aurait
dissous. Aux USA, il se maintient et sera réélu.
Conditionnée par les médias qui à leurs tours la conditionnent,
l’opinion s’inscrit dans une circularité auto entretenue qui
restitue aux médias ce qu’elle a obtenu d’eux, lesquels à leur
tour le lui renvoient en miroir. Nous avons là un premier
paradoxe : les médias fabriquent l’opinion, mais sont esclaves
de l’Audimat ou des courbes de vente qui sont affaire d’opinion.
L’information
La rigueur, l’exactitude et la précision vont s’effacer derrière
291
« un jargon de l’authenticité » (Adorno ), du bien senti et de
l’évidence commune, c’est-à-dire le langage pauvre de l’homme
ordinaire, sans néologismes ni abstractions, l’essentiel étant
qu’il débouche sur une certitude (une morale) dans laquelle
chacun pourra se reconnaître puisque - aussi bien - il y
participe : c’est le « micro-trottoir ». On se souvient du mot de
Valery : « la politique a été longtemps l’art d’empêcher les
hommes de se mêler de ce qui les regardait, elle est devenue
l’art de les interroger sur ce qu’ils ignorent ».
Ainsi ce qui est anodin ou exceptionnel, alarmant, préoccupant
ou dangereux, ce qui constitue ou non un « événement », la
distinction entre le local et le global, l’accidentel et le durable,
ou encore la différence entre ce qui est désirable et de ce qui
ne l’est pas, font-elles l’objet d’une réévaluation permanente
que guident et que contrôlent de manière étroite les fluctuations
de l’opinion, dans un chaos d’images et de mots qui se
bousculent et s’annulent.
Il nous faudrait faire l’inventaire des techniques routinières,
quotidiennes et répétitives de corruption ou de banalisation de
l’information, de simulation ou de dissimulation,
d’obscurcissement, de digression, d’omissions, d’exagération
ou d’atténuation (nombre de morts, nombre de manifestants…),
sans doute se rendrait-on compte alors que tout cela n’a qu’une
seule signification : contenir l’information dans la banalité
répétitive de l’acceptable, en reculant toujours davantage les
frontières de l’inacceptable. Tissu de platitudes et de
généralités, de commentaires moralisants et de manières
convenues de présenter convenablement les choses — un ton,
un style, un langage, un lexique et une syntaxe — toutes ces
figures en trompe l’œil de la rhétorique télévisuelle obéissent à
un ordre croissant des périls ou des inquiétudes qui — tout à la
fois — banalise la signification de ce qui est important et
sensationnalise l’insignifiance de ce qui ne l’est pas.
290
Robert Joseph "Bob" Dole (1923) Candidat républicain à l’élection
présidentielle de 1996. Il fut sénateur du Kansas de 1969 à 1996.
291
Theodor Ludwig Wiesengrund Adorno (1903-1969) Sociologue,
philosophe, musicologue et compositeur allemand. Il fut un des membres de
l’école de Frankfort.
240
C’est moins aujourd’hui la désinformation qui constitue le credo
et le confiteor des grandes agences de presse, plutôt qu’une
surinformation banalisée. Du reste les situations de crise sont
un test. Lorsque les enjeux s’aiguisent, la paraphrase de
documents secondaires, le secret entretenu sur des sources
invérifiables, la prolifération des rumeurs, la falsification de
preuves, la saturation des médias par des clichés de
propagande immédiatement repris par tous et — pour finir —
l’enrôlement des journalistes dans les rangs des troupes
combattantes, donnent la mesure des objectifs visés : faire
croire, plutôt que donner à penser. Enrôlés dans le cycle du
« regard unique » les esprits se démobilisent au fur et à mesure
que les dangers se précisent.
Du coup, ce centre unique de l’opinion va moins populariser
des mots d’ordre que nous familiariser avec des évidences,
susciter un « tribunal du sens commun » et mettre en place ces
formes de « magistratures morales », de contagion et de
délabrement mental qui sont au principe des rapports que —
dans toute forme de dictature — la société civile entretient avec
l’État. Sans elles — aujourd’hui — aucune forme de consensus
ne serait envisageable. Elles vont « assurer la cohésion de
masse des citoyens », et créer les forces d’assentiment, de
consentement et de reconnaissance spéculaire dans l’autre —
ou au contraire de diabolisation — par lesquelles la démocratie
va virer à la dictature. Faisant l’économie de la force pure, elles
permettront d’obtenir sans y être contraint autrement que par
une violence symbolique, toutes les formes de loyalismes et
d’approbations diffuses grâce auxquelles — insensiblement, en
douceur et pour ainsi dire « naturellement — la dictature va
prévaloir sur la démocratie. C’est le « despotisme de la
liberté ».
Trafiquant jusqu’au « concept » même de l’événement ce qui
« fait événement » de ce qui n’en est pas un, et d’autant plus
portés à se ressembler qu’ils veulent se distinguer — allant
même jusqu’à « créer l’événement » de toutes pièces — les
grands médias aujourd’hui nous dictent le sens qu’il nous faut
donner au monde, et le fait que le monde ait un sens plutôt que
pas. Réfugié dans les médias, l’absurde est relégué au rayon
des vieilles lunes philosophiques, et la philosophie au rang des
curiosités naturelles.
Ce déferlement en continu et en vrac — par des canaux
multiples et sur des créneaux horaires distincts — de contenus
banalisés et d’images diffusées en boucle, cette prolifération
sauvage d’informations ni vraies ni fausses, toutes équivalentes
et « qui indifférent à force d’émouvoir », créent les conditions
d’une apathie généralisée. Cette mise en scène émotionnelle
de l’horreur, ce mélange de sadisme, de compassion et de
voyeurisme scoop que les médias entretiennent dans un climat
de « fausse alerte permanente » (Nietzsche) transforment —
par saturation répétitive — les crises politiques ou militaires en
spectacles médiatiques et font de l’indifférence au monde une
des qualités majeure du téléspectateur moyen. « La culture de
masse est constitué par une énorme quantité d’informations qui
se détruisent sans cesse, se brouillent les unes les autres et se
292
transforment en bruits » .
292
Ramonet, op. cit. p.205.
241
L’audience acquise par Fox News au lendemain de l’invasion
de l’Irak est sans commune mesure avec celle du « News
Hour » sur le Public Broadcasting — une chaîne câblée sans
publicité — qui a vu le jour après une série ayant trait aux
violations des libertés civiques commises en vertu du Patriot
Act. De plus en plus liée à ce que les nord-Américains appellent
- de manière ironique - le « service de l’intelligence »,
l’information socialement utile se confond de plus en plus avec
le renseignement secret, le reste étant abandonné — pour la
galerie — à la diligence médiatique des spécialistes en
communication. Cela retentit sur la qualité du débat public.
Le débat public.
Bâclé, embrouillé, hasardeux et sans nécessité, en
permanence ballotté entre une opinion incertaine et volatile et
un pouvoir qui lui-même y est suspendu, le débat public oscille
entre le souci de tempérer la critique par des louanges et celui
de mettre en scène — dans une chorégraphie extrêmement
bien tempérée, codifiée et minutée — le jeu des questionsréponses et celui des affrontements réels ou imaginaires à
condition — aussitôt — de faire l’objet d’un sondage. Le
premier affrontement télévisé entre Georges Bush II et William
Kerry (1er octobre 2004) donne le second légèrement gagnant
sur le premier (46 % d’opinion favorable contre 34 %), mais
insuffisant pour redresser son handicap. Le fait que Kerry ait
tendance à « transpirer » en pareille circonstance aggrave son
cas. On se souvient que cela avait fait chuter Nixon. Par
ailleurs, 20 % des personnes interrogées attendent les deux
rounds à venir, pour se prononcer.
Ainsi, le protocole communicationnel fonde, avec l’idée d’une
Rédemption possible par le look (le bon mot, la repartie, la
prestance), celle aussi d’une harmonie nouvelle à retrouver.
Cette idée qu’une intensification de la communication résoudra
tous les conflits, surgit au moment même où, ayant de moins en
moins de choses à dire, la classe politique en est vouée à
communiquer de plus en plus, mais dans l’indifférence
générale.
Les « lumières » qui jusqu’alors naissaient de la discussion, de
l’échange des idées et de la confrontation des opinions font
place au spectacle du « face à face » télévisuel qui consacre le
rôle de l’expert en communication et/ou celui du dissident, du
trublion ou de l’exclu à condition qu’il soit médiatique et qu’il
participe en profondeur, à ce qu’il feint en surface de refuser.
Ainsi, la lutte contre un pouvoir médiatisé passe aujourd’hui par
la médiatisation de cette lutte et la « permissivité sans limites »
qu’apparemment elle autorise - et que quelqu’un comme Raoul
Vaneigem revendiquait - y est plus tyrannique encore que la
censure qu’elle remplace.
Ainsi se déploie ce mouvement incessant d’éloignement et de
rapprochement de l’opinion qui caractérise celui qui contribue à
la façonner, même s’il feint de ne pas y être assujetti (le
journaliste) tout comme elle caractérise celui qui s’en fait le
relais, même s’il feint de s’y opposer (le bon client). Ce qui est
en jeu ici, c’est la mise en scène de la démocratie comme
spectacle démocratique et dans ce cas « le pouvoir médiatique
enrôle sous la bannière de ses libertés mercenaires le tout-
242
venant des opinions antinomiques ». Il se trouve que la
dénonciation spectaculaire du spectacle — qui se donne
comme sa critique la plus « radicale » — participe au moins
autant à sa reproduction — sinon mieux — que le
consentement passif à l’ordre établi.
C’est la base exacte de cette néo-dictature sans dictateur — ou
encore de cette « tyrannie sans tyran » — qui caractérise
aujourd’hui les démocraties postmodernes, c’est-à-dire postdémocrates. L’assentiment global dans la dissidence infime —
qui spécifie les effets de mode — y tient lieu de distinction ou
de différence. Faisant de l’homme politique une marionnette sur
le théâtre de la rhétorique télévisuelle, l’ostentation, le paraître
et la « montre » y recueillent l’assentiment général et la
démagogie y a libre cours. C’est que le débat public est devenu
un jeu qui n’a même plus l’alibi de divertir, et cela retentit sur la
qualité des divertissements : « la distinction toujours menacée
entre la politique, la publicité et le divertissement a fini par
293
s’effacer » .
Le divertissement.
On communique pour convaincre avec la double exigence que
convaincre doit divertir et que divertir doit convaincre, mais —
en donnant cours aux plaisirs surfaits d’une existence factice et
sans attraits — les émissions dites « de divertissement » ne
font même plus diversion : en revanche, elles sont
inconsciemment convaincantes.
Les jeux vidéo constituent un marché considérable
(100 milliards de dollars au début des années quatre-vingt-dix
et plus du triple actuellement), la moyenne d’âge des joueurs se
situe autour de vingt ans et même s’il s’agit d’une arme de
propagande douce, elle est caractéristique de cette confusion
entretenue par les médias entre le virtuel et le réel, l’imaginaire
et le symbolique. Le contrôle absolu pendant les guerres
de 1991 et 2003 des militaires nord-américains sur les moyens
de communication, n’est que la contrepartie du volume
croissant de films, de programmes de télévision ou de jeux
vidéo consacrés à la guerre et aux militaires. Cela fait écho à la
conclusion que Bush II donnera au round de négociations
précédant l’invasion de l’Irak : « The game is over » (6 février
2003).
Tandis que les jeux vidéo s’inspirant de la guerre se font de
plus en plus nombreux — Colonial Conquest (1987), Return to
Castle Wolfenstein (nov. 2001) — un général américain parle
de tactique militaire empruntée au jeu vidéo Pac Man et — au
moment où les jeux guerriers font fureur — il accrédite l’idée
que la guerre est un jeu. La guerre en un sens est devenue
irréelle : « l’action militaire, par son niveau d’intensité et de
risque, se situe désormais quelque part entre la vraie guerre et
294
le jeu vidéo » .
Dans Conflict Desert Storm, le joueur incarne un soldat
américain, en position de défenseur de l’ordre mondial et ayant
pour mission de libérer l’Irak de son dictateur : l’ennemi c’est le
soldat irakien ; Sorti le 13 septembre 2002 (six mois avant
293
294
Roszak Theodore, op. cit. p.198.
Emmanuel Todd, op. cit. p.223.
243
l’invasion) le jeu est développé en Europe par SCI et une suite
sera programmée : Back to Bagdad. Symétriquement, sorti le
4 juillet 2002 un jeu développé par l’armée américaine est
distribué gratuitement sur Internet à condition de s’inscrire sur
le site de l’armée. Il est destiné à attirer les jeunes gens vers
une carrière militaire. En un an, il aurait été fréquenté par plus
d’un million d’individus, dont environ 600 000 auraient terminé
les missions d’entraînement. L’armée américaine a recruté des
programmeurs, acheté des moteurs performants, et formé ses
troupes au moyen du jeu.
Cependant, ce mélange et cette confusion entre le réel et le
virtuel atteignent une dimension encore inégalée dans les
Reality Show dont l’attrait principal consiste à rendre public ce
qui jusque-là ne relevait que de l’intime. En fait, la plupart des
programmes ne sont que des montages où on nous montre des
spécimens — c’est-à-dire des échantillons représentant des
espèces — dans lesquels chacun est convié à contempler le
travestissement sensationnel de sa propre nullité affective et
intellectuelle en s’identifiant, et en prenant parti, pour l’un ou
l’autre des protagonistes. La spectacularisation du réel (reality
show), et l’image comme substitut et équivalent d’un réel de
plus en plus couplé sur l’imaginaire, aboutit à cette dissociation
du physique et du psychique qui tout à la fois brouille les
frontières entre l’espace et le temps, mais également les
frontières entre le réel et l’imaginaire. Ainsi un imaginaire de
plus en plus coupé du réel passe-t-il pour être de plus en plus
réel que le réel, tandis qu’un réel de plus en plus associé à
l’image que l’on en donne, se donne comme plus imaginaire
que l’image.
Tandis que des simulacres de démocratie directe pénètrent le
champ du divertissement — comme dans le People’s Choice
Award qui est une sorte de concours annuel de popularité où
chacun est convié à faire part de ses préférences (voter) par
téléphone — l’idée fait son chemin selon laquelle l’étape
suivante consisterait à ce que le principe du Reality Show
pénètre le monde de la politique. On s’attend à ce que des
caméras s’installent à plein-temps et en permanence chez
Georges Bush II, ou son successeur.
Enfin les modèles les mieux transmissibles (culture free) fondés
sur la compétition (la guerre, le sport, le jeu) se généralisent,
mais les moins transmissibles et ceux qui jusque-là résistaient
le plus (la langue, la nourriture, le vêtement) sont soumis aux
mêmes traitements. Dans les films et les séries télévisées, la
reproduction en séries des contenus les plus standardisés
accompagne le démantèlement des cultures locales, l’érosion
des particularités, et le laminage des différences et des
traditions. C’est un fait que les Américains détiennent
aujourd’hui la richesse et le pouvoir et que « la majorité préfère
les valeurs, les comportements et les modèles que
295
représentent les détenteurs de la richesse et du pouvoir » ,
plutôt que le contraire.
Désormais, pour qu’un produit soit également recevable à
Beverley Hills que dans les faubourgs du Caire, à Singapour
comme à Bombay, il s’agit de produire en série des produits
295
Luciano Canfora, L’imposture démocratique, Paris Flammarion, 2002, p.38.
244
standardisés, et identiques les uns aux autres à l’intérieur de la
même série. À présent « c’est la télévision qui apporte aux
Américains la majeure partie de ce qu’ils connaissent sur le
296
monde » . Cela n’est pas sans retentir sur la nature de ce
savoir.
Le savoir.
La cité idéale chez Platon fonctionnait sur l’exclusion de ceux
qui, de l’intérieur comme de l’extérieur, ne savaient pas et qui
— de ce fait — menaçaient le savoir des gardiens. Sous cet
angle, l’inconnu et le danger étaient assimilés à l’ignorance, et
celui qui connaissait — ou qui savait — plus que tout autre
avait droit de cité.
La science « travail profond et lent » (Tocqueville) et objet
d’une vérité toujours « relative », s’accommode mal du principe
démocratique et des rythmes de la société d’information. Alors
que plus en plus de décisions d’ordre politique en dépendent,
mais que — liée à la logique de l’exception et de la rareté elle
apparaît de plus en plus comme antidémocratique — la culture
savante est de moins en moins susceptible de mobiliser
l’opinion.
Discours dont la vocation est de transformer cela même qu’il
met en scène tout en s’interdisant de comprendre ce dont il
veut rendre compte, le discours médiatique hystérise ce dont il
parle et construit — contre un discours universitaire qui défaille
à en franchir l’obstacle — une rhétorique à la portée de tous.
Simultanément, il renonce aux prérogatives d’une maîtrise, d’un
savoir et d’une expertise autre que les siennes et cela va de
pair avec le fait que les chaînes généralistes aient tendance
aujourd’hui à placer leur propre univers au centre de leur
préoccupation. Même le discours religieux — dogmatique et
fondamentalement antidémocratique — sera parvenu à franchir
les obstacles de la médiatisation.
Au moment même où — au nom de l’efficacité — il se trouve
confronté aux médias, le personnage de l’intellectuel est en
train de disparaître, remplacé par la prolifération médiatique du
présentateur télé et de l’animateur de talk-show. Cela tient
aussi bien à l’emprise croissante des médias, qu’à la
dégradation d’ensemble du système d’enseignement, et ce que
297
Michel Serres désigne comme « le désastre éducatif
global ». Avec la montée de l’illettrisme, l’échec scolaire est
devenu un phénomène de masse, où la confrontation avec le
savoir n’a plus de sens.
D’un côté, les journalistes, les publicistes et plus généralement
les experts en communication — c’est-à-dire la fraction la plus
298
médiatisée de la « prêtrise séculière » (Isaiah Berlin ) — aura
réussi le tour de force de rendre exceptionnel le rapport qu’elle
nouait avec la banalité et le sens commun. De l’autre, les
mythes professionnels des médias exaltent l’autonomie, la
296
Roszak Théodore, op. cit. p.205.
297
Michel Serres (1930) Philosophe et écrivain français.
298
Sir Isaiah Berlin (1909-1997) Philosophe politique et historien des idées
anglo-letton considéré comme l’un des principaux penseurs libéral du XXème
siècle.
245
liberté, l’audace, la souplesse et la transgression individuelle
que tout oppose à l’image traditionnelle de l’intellectuel :
réservé, nuancé, exigeant un effort d’attention et n’acceptant
d’avancer que sous le contrôle de ses pairs.
En l’espace de trois ans Google devient le moteur de recherche
le plus sollicité au monde ; lancé en septembre 1998, il passe
de 10 000 enquêtes par jour début 99 à plus de vingt millions
au printemps 2003 ; avec 70 millions d’utilisateurs, il est sollicité
actuellement par plus de 53 % des utilisateurs dans le monde. Il
repose sur un seul principe : les informations (ou les sites) les
plus fréquemment cités (le Page Rank) sont également les plus
pertinents. N’entrons pas dans la logique des « stratégies
d’influence » que ce principe aura, et continue de susciter. Il
accorde une prime d’influence aux informations « banalisées »
sur les informations « rares », aux premiers arrivants sur les
arrivants ultérieurs et finalement, comme l’indique Lazuli, « le
pouvoir d’influence des différents acteurs dépend surtout de
299
leur degré d’appropriation du réseau » . C’est-à-dire non pas
seulement de l’aptitude à créer un site, ce qui désormais est à
la portée d’un enfant, mais de sa capacité à nouer des liens
avec les autres sites et d’obtenir la reconnaissance des leaders
d’information, c’est-à-dire aujourd’hui et principalement les
« webblogers » américains qui — par la force des choses —
sont devenus les « maîtres à penser » de Google. Or là c’est
tout et n’importe quoi : il faut dix minutes pour recueillir une
information et une journée pour la vérifier au moment où –
l’information étant à la portée de tous – tout porte sur la
manière de la traiter.
L’exemple le plus frappant de cette entreprise de falsification du
savoir par les médias est la série d’émissions de télévision
programmée en 2002 par le Public Broadcasting System. Placé
sous la direction de l’économiste Daniel Yergin, réalisée avec
des moyens considérables et intitulée The Commanding
Heights, il s’agissait d’une réécriture de l’histoire de la théorie
économique à partir du point de vue néo-conservateur et d’une
300
apologie de la pensée de Frederik Von Hayek , le maître à
301
penser de l’ultralibéralisme. Pour Théodore Roszak , elle
détient « le triste record de la mystification la plus pernicieuse
302
jamais diffusée » .
Recompositions et fusions.
Si les médias sont devenu un acteur central de la
mondialisation libérale, et que les enjeux médiatiques sont
aujourd’hui aussi considérables, c’est que tout à la fois on a pu
y voir un moyen de relancer la croissance — hypothèse vérifiée
— et une réponse à la « gouvernabilité des démocraties
occidentales ».
Au début des années 1980, l’Amérique comptait quelque 1 700
quotidiens, 11 000 magazines, 9 000 stations de radios, 1 000
299
Pierre Lazuli : 2003.
Friedrich August von Hayek (1899-1992) Economiste et philosophe
politique austro-britanique. Il est un des maitres à penser de l’école libérale.
300
301
Roszak Théodore (1933) Professeur américain, sociologue, écrivain et
critique. Il est considéré comme l’un des spécialistes des contre-cultures qui se
sont développées aux USA et en Europe dans les années 60.
302
Roszak Théodore, op. cit. p.83.
246
chaînes de télévision et 2 500 maisons d’éditions à peu près
toutes contrôlées en majorité par une cinquantaine de firmes
« liées par des intérêts financiers communs ». Depuis, la
concentration du secteur s’est renforcé — une dizaine
d’entreprises le dominent — la tendance à la déréglementation
s’est généralisée et — arbitrée au niveau des instances
internationales — la « guerre économique » a pris des
proportions jamais connues jusque-là.
Internet est créé aux Usa en 1969, mais la galaxie Internet ne
se développe vraiment qu’à partir de 1989 lorsque des
chercheurs du CERN (Genève) mettent au point le World Wide
Web (w.w.w). À partir de là, le nombre d’ordinateurs connectés
dans le monde double chaque année, et le nombre de sites
double tous les trois mois. Avec les sept sociétés
indépendantes qui en sont issues (les Baby Bell) le
démantèlement en 1984 d’ATT (American Telegraph and
Telephon) marque également une césure importante : c’est le
début de la privatisation, de la déréglementation et de la transnationalisation des réseaux multimédias : ordinateurs,
télévision, téléphone.
Lors des présidentielles de 1992, le thème des « autoroutes de
l’information » (information highways) constitue l’axe principal
de la campagne électorale d’Al Gore — colistier de Bill Clinton
— qui n’en dissimule pas les enjeux : « les autoroutes de
l’information représentent pour les Etats-unis d’aujourd’hui ce
que les infrastructures du transport routier représentèrent au
303
milieu du XXe siècle » . Au lendemain de son élection Clinton
met sur pied l’Advisory Council on the National Information
Infrastructure dont il fixe les objectifs : accéder à n’importe quel
moment, sur n’importe quel support, à n’importe quelle
information — et, en 1994 — Washington généralise à l’échelon
mondial son programme interne (NIF). L’année suivante, à
Bruxelles, le G7 avalise devant les milieux d’affaire la notion de
« société globale de l’information ».
À partir de là, les supports se regroupent ou fusionnent autour
d’architectures foisonnantes et surdimensionnées (News Corps,
Viacom, AOL, Time Warner, General Electric, Microsoft,
Bertelsmann, United Global Com, Dysney etc.), le nombre
d’acquisitions, de fusions et de prises de participations croisées
entre téléphone, télévision, câble, numérique, câblo-opérateurs,
fabricants de serveurs, de logiciel, de boîtiers décodeurs… se
multiplient. Si la fibre optique constitue la colonne vertébrale du
dispositif, la compression numérique en constitue l’enjeu
principal. La fusion, en janvier 2000, de AOL (America on Line)
avec Time Warner — premier opérateur multimédia — en
constitue comme l’apothéose et l’objectif est simple : il s’agit de
toucher en permanence tout le monde, n’importe où et
n’importe quand avec le même produit : « AOL, everywhere, for
every one ». Actuellement deux chaînes — Cable News
Network (CNN) et Music Television (MTV) — couvrent en
continu la totalité du monde de leurs programmes et plus d’un
millier de satellites tournent en permanence autour de la terre.
L’alliance entre Microsoft et NBC — qui appartient à General
Electric — visera à créer une chaîne d’information planétaire
concurrente de CNN mais sera rachetée par Time Warner, et
on voit le danger du dispositif. Le 4 juin 2003, la Federal
303
Ignacio Ramonet, op. cit. p.110.
247
Communication Commission (FCC) — qui est aux Usa ce que
le CSA est à la France — autorisait le desserrement des limites
de la concentration de 35 à 45 % de l’audience nationale
applicable à partir du 1er septembre. Elle a été suspendue par
la Cour Suprême.
Les enjeux commerciaux sont considérables ; les rivalités entre
opérateurs sont à la mesure de ces enjeux et très rapidement la
question va se poser de savoir si l’information doit être traitée
comme une marchandise comme toutes les autres, ou pas.
Derrière la question de la « communication inégale », c’est la
standardisation et l’uniformisation des produits culturels à
l’échelon mondial qui est en jeu. Jusqu’en 1980 les problèmes
de communication et d’information avaient vocation à être
traités dans le cadre de l’Unesco. En 1980, les 80
recommandations du rapport Mc Bride pour la création d’un
Nouvel Ordre Mondial de l’Information et de la Communication
(NOMIC) seront un échec. Deux ans plus tard, à l’occasion du
G7 de Versailles, le président Mitterrand mettait en garde ses
interlocuteurs contre les risques de fracture liés aux nouvelles
technologies de l’information, il évoquait alors « des îlots de
prospérité dans un océan de misère » et proposait une « charte
mondiale de la communication » qui restera sans lendemain.
En 1984 les Usa se retirent de l’Unesco, suivi par la GrandeBretagne et Singapour, le budget de l’organisation est réduit de
25 %, et le débat se déplace de l’Unesco vers le GATT.
Pendant dix ans — autour de la question dite de « l’exception
culturelle » — les problèmes de communication vont faire l’objet
d’un bras de fer entre l’Europe et l’Amérique du nord. Face aux
risques de rétrécissement de l’éventail des choix et des centres
d’intérêt, de standardisation du langage médiatique et
d’ajustement exclusif des produits sur la demande, il s’agit en
fait de protéger la diversité des expressions culturelles de
chaque pays. Si — comme le font les experts du PNUD — tout
le monde reconnaît que les nouvelles technologies
informatiques « sont en voie de transformer la carte du
développement (et de) créer en l’espace d’une décennie, les
conditions qui permettront de réaliser des progrès qui auraient
nécessité, dans le passé, plusieurs générations », inversement
il s’agit d’admettre que « les créations de l’esprit ne peuvent
être assimilées à de simples marchandises » (Mitterrand). Pour
cela, il importe de couper court à l’appauvrissement des
contenus et à la destruction des diversités qu’impose la
compétition marchande et de rétablir un équilibre des
échanges.
On connaît, dans ses grandes lignes, la riposte européenne. En
octobre 1989, les douze approuvent le texte final de la directive
européenne qui suscite un recours des Usa auprès du GATT.
En décembre 1990, le conseil des ministres des douze adopte
le Plan Média (220 millions d’écus pour 1991). En 1993, la
France obtient que l’audiovisuel soit retiré du GATT et — en
septembre de la même année — CNN menace de diffuser en
Europe par le biais de pays (principalement la GrandeBretagne) n’ayant pas reconnu la directive européenne. À
304
propos des réseaux numériques Jacques Delors et Joao
304
Jacques Lucien Jean Delors (1925) Homme politique socialiste français. Il
fut le seul president de la Commission Européenne à être reconduit pour un
deuxième mandat (1985-1995).
248
305
Pinheiro parlent d’une « mutation comparable à la deuxième
révolution industrielle » (Livre Blanc) et proposent un projet
d’investissement de 70 milliards d’écus sur cinq ans (19941999) et de 150 milliards sur dix ans, mais qui divise les pays
européens. L’accord de Genève de février 1997 abouti à une
déréglementation généralisée du secteur des
télécommunications. Pour la France, le secteur des
télécommunications échappe au monopole public à partir de
janvier 1998 et — la même année — l’accord qui intervient à
l’OMC sur l’ouverture des marchés des télécommunications à la
concurrence clôt pour ainsi dire un cycle.
Le problème de la diversité culturelle et du pluralisme de
l’information n’est pas clos pour autant. Le sommet d’Okinawa
de juillet 2000 rend public une « charte de la société globale de
l’information » et met en place le groupe GEANT (Groupe
d’Expert pour l’Accès aux Nouvelles Technologies) qui, l’année
suivante, propose de soutenir les pays pauvres « pour renforcer
la démocratie et l’état de droit » : pour cela il préconise de créer
des contenus locaux en exploitant des logiciels libres et de
multiplier les initiatives éducatives et les investissements dans
des projets de développement durable. En marge de ce
dispositif, d’autres initiatives comme celle de l’Observatoire
International des Médias (Media Watch Global) sont beaucoup
plus précises : l’enjeu en effet est de « promouvoir et de
garantir le droit à l’information de tous les citoyens dans tous
les pays ». Dans l’état actuel des choses, il est loin d’être
garanti.
En 1995 le nombre d’ordinateurs personnels en usage dans le
monde était de 180 millions pour une population globale
d’environ 6 milliards d’individus, mais on estimait à la même
époque que 60 % des ordinateurs reliés à Internet
appartenaient à des Américains. Simultanément, on observe
qu’il y a davantage de lignes téléphoniques installées dans la
seule île de Manhattan que dans toute l’Afrique noire.
Par ailleurs, l’audiovisuel et le cinéma sont devenus aux Usa le
premier poste d’exportation devant l’industrie aérospatiale, près
de 60 % des recettes des films américains proviennent de
l’exportation et, en dix ans, le bilan commercial de l’audiovisuel
européen face aux Usa n’a cessé de se détériorer : il était de
0.5 milliards de dollars en 1985 pour atteindre 5.6 milliards de $
en 1996, en progression de 18 % par rapport à 1995. En 1990,
les recettes Us en Europe étaient de 3.7 milliards de dollars
(dont 1.2 milliards pour la télévision) tandis que les recettes
européennes aux Usa étaient de 250 millions de dollars
environ. L’écart depuis n’a cessé de s’amplifier.
305
João de Deus Pinheiro (1945) Homme politique portugais membre de la
Commission Européenne pour le parti social démocrate.
249
Chapitre 7
Cléricalisation du politique et politisation du
religieux : la foi et la peur.
« Je tremble pour mon pays quand je pense que
Dieu est justice et que Sa justice sera un jour
rendue ».
Thomas Jefferson
306
, président des Usa
Il n’y a que deux manières de gouverner les foules : leur faire
croire qu’elles poursuivent un idéal ou créer les conditions qui
leur permettront de s’enrichir. À l’opposé, on le sait, Raymond
Aron plaçait la foi et la peur au « principe » des régimes
totalitaires : il fallait croire à la doctrine et craindre de s’en
écarter. Un des tours de force du libéralisme aura été de faire
croire que l’argent pouvait constituer cet idéal et — en
apparence au moins — cette illusion triomphe. Mais derrière
cette distinction s’en profile une autre : jusqu’à maintenant la
croyance religieuse restait une affaire privée et la conviction
politique une affaire publique, le vote secret faisant le lien. Lié
au règne de l’opinion médiatique et à la remise en cause de
l’opposition entre le public et le privé, cette distinction entre la
conviction politique et la croyance religieuse est aujourd’hui en
crise : tandis que la croyance envahit le champ du politique et
que l’opinion tente d’annexer le domaine du religieux, la foi et la
peur s’installent au cœur de la démocratie.
Tocqueville considérait déjà que la démocratie était une affaire
de croyance, mais pour faire observer aussitôt « qu’il ne
dépendait pas des lois de ranimer des croyances qui
307
s’éteignent » . Zakaria franchit un pas de plus : « les
308
Américains nous dit-il, ont perdu la foi en leur démocratie » .
La démocratie exigerait donc que l’on croît en elle, comme a un
absolu et — comme la foi — cette croyance se fonde sur la
crainte et sur la peur : nous retrouvons ici les critères par
lesquels Raymond Aron définissait les régimes totalitaires.
Cela ne pouvait qu’aboutir à faire de la démocratie une nouvelle
religion avec ses grands prêtres et son clergé subalterne, ses
fanatiques et ses dissidents, ses intégristes et ses hérétiques :
aux Etats-Unis, soutenue et favorisée par l’audience croissante
des prédicateurs et des sectes de toute espèce et de toutes
obédiences, l’estimation morale du politique accompagne un
messianisme qui s’adresse désormais à la planète tout entière.
À un regain sans précédent de l’individualisme et de la violence
fondée sur un culte quasi fétichiste de l’argent, correspond la
montée en régime d’une paranoïa sécuritaire fondée sur la
peur, et le recours toujours plus marqué du pouvoir à une
306
Thomas Jefferson (1743-1826) Troisième president des Etats Unis. Il fut le
principal auteur de la constitution américaine.
307
Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, op. cit. p.74
308
Zakaria, op. cit. p.203.
250
légitimité d’ordre moral. De là cette tendance, qui ne cesse de
s’amplifier entre une cléricalisation croissante du politique et
une politisation accrue du religieux dont tout porte à penser
qu’elle fasse le lit de la dictature. La crise de l’individualisme, le
culte exclusif de l’argent, le retour du fanatisme religieux, la
montée de la violence et des discriminations raciales sont liés.
Dans un monde qu’elles contribuent à vouer au chaos, toutes
ces tendances accompagnent l’idée que l’Amérique incarne le
Bien.
L’individualisme.
Tocqueville voyait dans l’individualisme le pur produit de la
démocratie, et l’une de ses principales menaces. Il le définissait
par l’isolement, le retrait et la coupure : « l’individualisme est un
sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à
s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart
avec sa famille et ses amis de telle sorte que, après s’être ainsi
créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la
309
grande société à elle-même » .
Le mécanisme en est complexe car jamais - autant que dans la
démocratie libérale - l’individu et l’initiative personnelle n’auront
été valorisés, alors que simultanément autant d’efforts étaient
été déployés pour en limiter les effets. Par une sorte d’étrange
paradoxe, au fur et à mesure que la démocratie gagne en
légitimité, c’est-à-dire au fur et à mesure que chacun - chaque
jour - dépend davantage de tous, l’idée prévaut que — parti de
rien et dans « la solitude de son propre cœur » — il pouvait
prétendre à tout, et ne devoir qu’à lui-même (à ses
compétences, à son ambition, à son opiniâtreté au travail), sans
rien attendre de personne, les succès qu’il serait en mesure
d’obtenir. Qu’il réussisse ou qu’il échoue, il ne pourra que s’en
prendre à lui-même ou s’en attribuer les mérites : soit, il
construira seul son propre destin ; soit il en sera incapable. Or,
dans cette logique, l’individualisme apparaît rapidement comme
le principal obstacle que rencontre l’individu et cela se
répercute de manière différente dans les différentes couches de
la société.
Fondé à tous les niveaux de la hiérarchie sociale sur la quête
exclusive de l’argent, d’un côté ce système généralise
l’escroquerie et cautionne les pratiques mafieuses, de l’autre —
et tout à la fois — il produit la délinquance et la criminalité ; d’un
côté l’intégration grégaire et de l’autre la ségrégation ; d’un côté
l’idéologie sécuritaire et de l’autre la peur. Simultanément, il
génère des formes de contrôle social et de répression policière
dont il nous faut remonter loin dans l’histoire pour trouver un
équivalent. Au plan extérieur, cela donne cette forme
particulière de messianisme fondée sur l’ignorance et le mépris
de l’autre.
Dans l’intervalle nous aurons des situations dans lesquelles
l’indifférence, le conformisme, l’apathie et le respect de la
hiérarchie prévaudront sur l’esprit d’initiative, la prise de risque
et l’audace. Tous ne cessent de se ressembler davantage au
fur et à mesure qu’ils veulent se distinguer un peu plus les uns
des autres. Or, contrairement à ce que pensait Tocqueville,
l’individualisme a cessé d’être « irréfléchi et paisible » : il est
devenu concerté et violent.
309
Tocqueville op. cit. p.269.
251
Nous avons vu les ravages que pouvait occasionner une classe
politique corrompue, vénale, cupide et à la merci de lobbies de
toutes sortes jusqu’à se rendre impuissante, n’hésitant pas à
brader des secteurs entiers de la société civile à une pauvreté
endémique, sans couverture sociale ni perspective de
reclassement social. C’est le propre d’une société où le culte de
l’argent, de la productivité et de l’efficacité économique
l’emportent sur le jeu des solidarités les plus élémentaires et
que gouverne la recherche d’un profit immédiat et à court
terme.
Dès lors que tout est susceptible de s’y acheter et/ou de s’y
vendre, l’esprit de prédation, de compétition et de concurrence,
le réflexe d’appropriation, l’avarice, l’exaltation de la ruse, de la
combine et de la force deviennent les valeurs dominantes.
Religion des gens sans foi ni loi et que partagent aussi bien les
riches que les pauvres, le culte de l’argent conduit aujourd’hui
les Usa — comme le disait Nietzsche — « à mettre le feu à sa
maison après l’avoir assurée au-dessus de sa valeur ».
Dans les classes moyennes, la sanction par le « mérite
personnel » étant de moins en moins capable de distinguer
entre ces mérites, chacun acquiert la conviction que la
meilleure manière de « s’en sortir » est d’utiliser ses
appartenances : le savoir faire social l’emporte sur tout autre
savoir faire. Accéléré par la mobilité géographique des
individus, la dissolution des structures intermédiaires d’entraide
et l’affaiblissement des solidarités entre ceux qui précèdent et
ceux qui suivent (les liens entre générations), nous aurons ici
une collection abstraite et anonyme d’individus indépendants
les uns des autres et ne s’occupant plus que d’eux-mêmes
dans une indifférence à peu près totale aux autres : c’est une
des vertus des régimes despotiques.
Dans ce cas, c’est moins l’individualisme qui compromet
l’exercice de la démocratie, plutôt que l’instrumentalisation des
appartenances sociales et la conviction — désormais bien
ancrée — que le groupe doit vous rapporter davantage que
vous n’êtes disposé à lui concéder, ce qui est impossible. De là,
un antagonisme croissant entre les appartenances héritées
(familiales, communautaires, raciales…), les appartenances
électives et procédant d’un libre choix (religion, association,
club etc.) et les appartenances imposées (par la profession,
l’âge, le sexe) avec la possibilité de récuser les unes et
d’ignorer les autres pour peu qu’elles vous desservent.
L’appartenance religieuse n’y échappe pas, et cela se traduit
par une dissociation accrue (et toute religieuse) entre ce que
l’on pense et ce que l’on dit, entre ce que l’on dit et ce que l’on
fait, entre ce que l’on fait, et les raisons pour lesquelles on le
fait. Si la moitié des Américains dit aller à l’office du week-end,
seule la moitié de ceux qui le disent s’y rendent effectivement et
parmi ceux qui s’y rendent, le quart reconnaît s’y rendre « sans
conviction ». Jusque-là on pouvait être croyant sans être
pratiquant ; on rencontre aujourd’hui des pratiquants qui ne
sont pas croyants et cela n’est paradoxal qu’en apparence : on
se rend à l’office essentiellement pour des raisons sociales et
relationnelles, comme on fréquenterait un club de bridge.
252
Le retour du fanatisme.
La faillite avérée des idéaux du libéralisme donne lieu — tout à
la fois — à une radicalisation morale des objectifs
« démocratiques », à un retour en force de « l’ordre moral » et
à une prolifération incontrôlée d’idéaux de substitution : la
montée des prédicateurs populistes comme Billy Graham, Jerry
Falwell, Pat Robertson, Jimmy Bakker ou Jess Moody — pour
lesquels la direction des consciences passe par les médias —
traduit tout aussi bien un assouplissement apparent des
exigences morales, qu’une radicalisation accrue de
l’intransigeance. Le tour de force consiste ici à précéder le
mouvement tout en donnant le sentiment de l’accompagner et
ces télés évangélistes Born again — pour qui le Grand Réveil
(Great Awakening) constitue une sorte de « révélation
mystique » — s’emploient à répandre une bonne parole jouant
sur tous les ressorts de la culpabilité et de l’angoisse, du
châtiment divin, de la peur et de l’apocalypse à venir.
Lui-même méthodiste — comme Dick Cheney — et de père
épiscopalien, Georges W. Bush II appartient à cette mouvance
de Christians Born again de la Bible Belt (la ceinture biblique)
des Etats du sud, de convertis et d’élus dont la croyance se
fonde sur une interprétation littérale des écritures et qui —
faisant l’économie des médiations cléricales — se prévalent
d’un rapport direct avec Dieu justifiant la lutte contre les
dépravations morales (avortement, homosexualité) et le
maintien de la peine de mort. Concluant pratiquement chacun
de ses discours d’un très dévot « God bless you » (Dieu vous
bénisse) et analogue à la « Majorité morale » qui avait porté
Ronald Reagan à la Maison-Blanche, il aura ratissé depuis
l’Église des saints du Dernier jour jusqu’aux mormons, en
passant par les dispensationalistes, pentecôtistes ou Baptistes.
Ainsi, le Révérend Oswald Chambers dont on connaît
l’influence qu’il exerce sur lui, ou le Révérend Jerry Falwell
« qui a publiquement averti les hommes politiques que les
électeurs évangéliques sanctionneraient tout candidat votant en
faveur d’un compromis avec les palestiniens ». Il aura
également recueilli les suffrages d’Operation Rescue — le
mouvement anti-avortement — dont le dirigeant Randall
Robertson, se reconnaît « le devoir biblique de reconquérir
cette Nation » (l’Amérique), prolongeant son avantage jusque
dans les rangs du populisme le plus brutal et le plus chauvin
310
dont Patrick Buchanan — l’ancien directeur en
communication de Ronald Reagan — fournit l’exemple le plus
frappant.
Avec la montée de l’irrationnel, de nouvelles formes de
religiosité se développent en marge des institutions
ecclésiastiques traditionnelles. Chaque année - aux Usa - plus
de 70 millions de personnes consultent voyants, mages et
guérisseurs. Le regain des superstitions en tout genre et la
prospérité des industries divinatoires s’accompagnent d’un
intérêt accru pour les jeux de hasard, loteries, horoscopes,
destin astral ; des sectes illuministes comparables à celles des
davidiens de Waco, de la Haven’s Gate ou du Temple solaire
se multiplient et les mouvements millénaristes compteraient
plus de 500 000 adeptes. Avec un temps de retard, on observe
310
Patrick Joseph Buchanan (1938) Politicien américain républicain, auteur,
journaliste et producteur télévisuel. Il fut conseiller de trois présidents : Nixon,
Ford et Reagan.
253
une évolution comparable en Europe. Aux Usa — tout comme
en Italie — on célèbre désormais des messes afin de conjurer
la chute des cours boursiers, et des loteries ont été créées afin
d’augmenter le budget des écoles.
Fondée sur le culte de l’argent et de ce qu’il permet de se
procurer, la société libérale est constamment renvoyée à cette
dialectique du désir et du manque où « trop n’est jamais
assez ». Or, de même qu’au marché de la violence répond celui
de l’insécurité, au marché de la solitude répond celui du loisir :
on y pourvoit à tout et en même temps — y compris à ce que
l’on réprime le plus — et de la manière la plus contradictoire.
En se libérant de la contrainte matérielle, les hommes se sont
progressivement trouvé libres d’accepter plus de contraintes
morales encore, ou d’être exclus. De là — pour les couches qui
n’y participent pas — cette misère des mœurs liée à la rupture
du lien social — impossibilité de la rencontre, détresse,
solitude, renoncement, désastre intime et désarroi affectif — et
la recherche de nouvelles formes d’émancipation ou de révoltes
compensatoires générant des formes d’assujettissement plus
désastreuses encore. Dans le meilleur des cas, l’indignation et
la compassion tiennent lieu de disposition civique et l’incapacité
à totaliser le sens de son existence favorise des
comportements incohérents ou imprévisibles qui ne sont que le
symptôme d’une déshérence collective irréversible qui permet
de comprendre l’audience toujours plus forte des sectes de
toute espèce.
La lutte pour la vie faisant du quotidien de chacun un combat
permanent où tous les coups sont bons, la ruse et la trahison
tenant lieu de morale, rarement dans une société, la violence et
la peur n’auront joué un tel rôle. Le constat que tirent sur ce
plan S. Pharr et R. Putman est accablant : cela se traduit d’un
côté par une montée de la délinquance et de la criminalité :
homicides, crimes, infractions, attaques à main armée et délits
en tout genre ; de l’autre par le maintien de la peine de mort,
l’augmentation du nombre des milices armées privées et la
mise en place d’un quadrillage sécuritaire à vocation totalitaire.
Au début des années 2000, le taux de criminalité et le
pourcentage de population carcérale sont aux Etats-unis parmi
les plus élevés du monde. Symétriquement, le maintien de la
peine de mort couronne un dispositif dans lequel la barbarie
tend chaque jour à s’institutionnaliser davantage. Près de la
moitié des pays du monde ont aboli la peine de mort mais —
pour 2002 - 3200 condamnations ont encore été prononcées
dans le monde et 1 526 exécutions réalisées, 80 % de ces
mesures se localisant en Iran, en Chine et aux Etats-unis.
Tandis qu’au plus haut niveau de l’État, le président fournit
l’exemple d’un leadership combinant tous les attributs d’un chef
de guerre, d’un prédicateur messianique et d’un chef de bande
et que le nombre d’armes à feu détenues par les citoyens
américains ne cesse d’augmenter, les taux d’homicides ou de
suicide augmentent également dans des proportions jamais
atteintes. Cela culmine dans ce que l’on pourrait désigner
comme le syndrome de Colombine, Columbine étant l’école de
Littleton (Colorado) où le 20 avril 1999, la date anniversaire de
la naissance d’Hitler, deux jeunes étudiants massacrèrent
quatorze de leurs congénères à l’arme à feu. Les succès sur ce
254
311
plan de Rudolpho Giuliani — maire de New York de 1994 à
2001 — n’atténuent pas le constat général.
Le délire interne de persécution n’est que l’envers de la
mégalomanie externe qu’il contribue à entretenir et à
reproduire. Ce climat de peur, de haine et de suspicion
réciproque fondé sur l’apologie de la force, de l’impunité et de
l’invincibilité, renforce la légitimité à « se faire justice soimême » et on observe — avec une recrudescence des gangs
et des bandes instables — une augmentation des milices
armées et un repli sécuritaire. Les deux aspects sont liés et
cela n’aura pas échappé à Brzezinski : « la démocratie
intérieure complique la mise en œuvre de la puissance sur la
scène internationale et, réciproquement, la puissance
internationale comporte un élément de menace à l’égard de la
312
démocratie intérieure » . La conclusion est immédiate : si la
démocratie intérieure complique la mise en œuvre de la
puissance, soit il faudra renoncer à la puissance, soit il faudra
renoncer à la démocratie.
Or la violence résulte de conditions bien précises : l’oppression,
l’étouffement, l’ennui et la frustration d’un côté, la promiscuité,
le surnombre et le ghetto de l’autre. Dans la plupart des
démocraties européennes, les taux de natalité sont inférieurs
au seuil de reproduction des générations (1.8) mais les vagues
migratoires précédentes ont été « intégrées ». Au contraire, on
observe aux Etats-unis une permanence remarquable du
problème racial : les taux usuels de mortalité infantile y sont
plus élevés chez les noirs que chez les blancs — ce taux
remonte entre 1997 et 1999 — les mariages mixtes y sont en
perte de vitesse et, pour la première fois dans l’histoire Us, les
noirs constituent la majorité de la population carcérale : les
noirs représentent 65 % de la population carcérale et elle s’était
accrue de 450 % entre 1985 et 1991. Désormais, il y a plus de
noirs en prison qu’à l’université et cela a éliminé 4.5 millions
d’Américains des listes électorales ; la plupart sont noirs, votent
démocrates et Clinton n’a pas redressé la tendance.
Simultanément on note un échec à peu près général des
« politiques communautaristes », dites encore de
« discrimination positive », avec ce paradoxe qui consiste —
pour la démocratie — à « mettre l’exclusion au centre » (Rufin).
Un messianisme prophétique.
Nouvelle forme d’œcuménisme, parallèlement au fait que la vie
privée de chacun est propulsée au cœur du débat collectif, que
l’estimation morale du politique balaye l’éventail de la chose
publique et que l’une des caractéristiques du nouvel ordre
civique est de recourir à des formes « inspirées » de légitimité,
la conviction d’être investi d’une mission civilisatrice à vocation
universelle (et aux dimensions de la planète) gagne du terrain.
Les USA justifient l’hégémonie qu’ils exercent sur le reste du
monde par la grandeur des ambitions qu’ils nourrissent pour lui,
le caractère glorieux et quasiment mystique des objectifs qu’ils
poursuivent et l’infaillibilité de ce qu’ils croient. En vis-à-vis, tous
ceux qui ne partagent pas leur point de vue — y compris et
311
Rudolph William Louis "Rudy" Giuliani III (1944) Maire républicain de
New York de 1994 à fin 2001.
312
Brzezinski, op. cit. p.83.
255
surtout l’allié de la veille — sont des traîtres, des ennemis de la
liberté ou des agents de l’étranger : dans ce cas, on réactive le
vieux précepte léniniste du « qui n’est pas avec nous, est
contre nous ». Ainsi, la plupart des Américains partagent-ils
cette idée que leur nation, la plus grande de toutes « est
promise à un grand destin » et que ce destin — « majestueux,
efficace, exceptionnel et porteur de grands projets »
313
(Hamilton ) — est d’exercer sur le monde une domination
sans partage. Ce projet « inspiré » est inextricablement lié à
l’identité nord américaine, à sa vision du monde et à son
idéologie parce que les idéaux qui la fondent sont universels et
couronnent en quelque sorte l’histoire de l’humanité tout
entière. Il ne saurait y avoir de hiatus, là où tout converge : en
servant leurs propres intérêts, les Etats-unis servent les intérêts
de tous dans le monde : c’est ce que l’on désignait encore il y a
peu du terme « d’impérialisme bienveillant ». Tendus à
l’unisson et comme un seul homme vers cet objectif, ils nous
promettent mieux et davantage encore que des « lendemains
qui chantent » : quasiment une « fin de l’histoire ». Ce projet ne
peut s’accommoder que d’une vision manichéenne de l’histoire.
À l’époque où Kennedy — visant l’Union soviétique —
dénonçait « l’impitoyable conspiration monolithique » (1962)
nous étions déjà dans une vision manichéenne, mais la
composante morale passait au second plan. Les termes de
« Grand Satan » ou encore « d’empire du mal » de Ronald
Reagan (1983) visaient toujours l’Union soviétique, mais
opéraient un déplacement du politique vers le religieux. La
manière dont Georges Bush II — avec « l’axe du mal », la
« croisade »… — reprend à son compte cette vision des
choses ne fait pas que réactualiser l’héritage reaganien : elle
intervient dans un contexte où l’ennemi principal — l’islam —
est très nettement désigné comme religieux en se situant sur le
même plan que lui.
J.-F. Revel qui justifie ce terme « d’empire du mal » - en faisant
observer que l’on ne pouvait guère désigner l’Union soviétique
comme un « empire du bien » - admet cependant que le terme
de « croisade » utilisé par Bush relève d’une rhétorique « plutôt
pompeuse », mais ce sont précisément ces pompes qu’il
appelle de ses vœux, tout en soulignant qu’elles nous renvoient
.
« aux fondements même de la culture américaine » Sur ce
point, on ne peut que lui donner raison, mais il n’a pas d’autre
ambition que de se faire l’écho des critiques adressées à Bush
— et aux Etats-unis mêmes — par les porteurs de projets de
domination les plus intransigeants et implacables. Même
Brzezinski s’en étonne, tout en créditant la démarche d’une
« efficacité tactique » à laquelle il rend hommage : « outre son
efficacité politique dans la mobilisation de l’opinion, l’approche
largement théologique du président Bush lui offrait un atout
tactique en confondant dans une simple formule des sources
diverses de menaces, sans même s’interroger sur la réalité de
leur interdépendance. La fameuse référence présidentielle à un
axe du mal […] assimilait dans un même emballage rhétorique
314
des défis sans commune mesure » .
313
Alexander Hamilton (1755-1804) Politicien américain, homme d’état,
financier, intellectuel, officier et fondateur du parti fédéraliste.
314
Brzezinski, op. cit. p.48.
256
De là ce « fondamentalisme démocratique » que Garcia
315
Marquez définissait comme une intolérance systématique
envers toute forme d’organisation politique autre que
parlementaire. De là cette « arrogance » du personnel politique
nord-américain dont il faut remonter loin dans l’histoire pour
trouver un équivalent ; même Jean-François Revel le déplorait :
« cette conviction (d’être investi d’une mission universelle)
conduit fréquemment leurs porte-parole à se livrer à des
déclarations irritantes, frisant la mégalomanie, l’odieux ou le
316
comique » . De là également cette culture du western, du
justicier arbitraire mais juste, ombrageux mais bienveillant, et
en définitive du « père » — c’est-à-dire ce personnage dont le
destin est d’être simultanément « profondément haï, et
profondément aimé » — dont un psychanalyste comme Gérard
Mendel situe les défaillances au cœur de la crise démocratique
actuelle. De là surtout — au titre du désormais trop fameux
« droit d’ingérence » — les pires exactions commises
aujourd’hui sous pavillon de complaisance humanitaire ou
démocratique. De là enfin ce paradoxe d’un « nationalisme
universaliste » qui tente de promouvoir par la violence — et par
la violence uniquement — une erreur de l’histoire au titre de
règle générale.
En même temps que la foi et l’enthousiasme des croyants le
maintien de l’ordre mondial implique la conscience que les noncroyants — aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur — ont et
doivent avoir de leur impuissance : « on ne peut pas susciter
l’enthousiasme d’une minorité, sans faire peur à ceux qui ne
317
participent pas à cet enthousiasme » . Comme dans les
systèmes totalitaires, les exigences de la foi rejoignent sur ce
plan celles de la peur et les contours de la dictature
démocratique se précisent.
315
Gabriel José García Márquez (1928) Romancier colombien, jouranliste et
militant politique. Il reçut le prix nobel de littérature en 1992.
316
317
Revel, op. cit. p.63.
Raymond Aron, op. cit. p.88
257
Partie VI
Bilan et perspectives
Le Bilan est désastreux - particulièrement pour l’Irak – et les
perspectives sont alarmantes, particulièrement en Iran où le
scénario irakien pourrait bien se reproduire, et on en connaît
l’enjeu, au moins de surface : interdire par tous les moyens que
l’Iran n’accède au rang de puissance nucléaire militaire.
Avant même de savoir si cela constitue un danger, pour qui,
pourquoi et si l’arme nucléaire est devenue obsolète ou pas,
compte tenu du fait qu’il existe aujourd’hui un consensus
international pour que l’Iran n’y accède pas, la question est de
savoir si le pays est réellement en passe de se doter de cette
arme, dans quelles conditions et dans quels délais ? La
résolution 1747 du Conseil de sécurité des Nations-Unies à été
votée à l’unanimité, y compris par la Chine et par la Russie. Il y
a désaccord en revanche sur les moyens à employer pour y
parvenir et l’alternative est simple : soit on y parvient de
manière multilatérale et par des moyens conventionnels, mais
qui probablement sont inefficaces : les Nations-Unies. Soit on y
parvient de manière unilatérale – c’est-à-dire par la force - et
seuls les Etats-Unis en paraissent capables et désireux de le
faire. Par définition une issue conventionnelle unilatérale n’a
pas de sens et il nous faut exclure une issue multilatérale
armée : on voit mal les forces de l’Onu intervenir en Iran. C’est
de là qu’il nous faut partir.
La question ensuite serait moins de savoir si cette volonté que
l’Iran n’accède pas au rang de puissance nucléaire militaire - de
la part des Etats-Unis - est réelle ou non : tout témoigne du fait
qu’elle est bien réelle. Elle serait plutôt de savoir si elle ne
dissimulerait pas d’autres visées, et lesquelles ? Notre
hypothèse est que - telle quelle - la configuration du monde
arabe et moyen-oriental a cessé de leur convenir dans la
mesure où leurs « intérêts vitaux » y sont engagés, sans qu’ils
puissent les y contrôler et cela est inacceptable. Un premier
pas a été fait en Irak et – malgré que la situation paraisse
s’enliser – un second le sera probablement en Iran. Du point de
vue nord-américain, l’Irak et l’Iran, c’est un tout.
Subsidiairement, on pourra toujours se demander quelle en
serait la stratégie, s’ils en ont véritablement les moyens, et
quels sont les éléments qui permettraient de le dire ? Ce ne
serait pas peine perdue : personne ne fait jamais toujours et de
partout tout ce qu’il veut, ni entièrement.
258
Enfin, et à supposer qu’ils en aient les moyens – à la fois
internes et externes – il s’agirait d’en apprécier correctement
les échéances, le timing et les conséquences car tout – d’une
certaine manière – ne paraît pas inéluctable. Du point de vue
nord-américain, il est devenu absolument impérieux de
remodeler le Moyen-Orient car il y va de leur survie. C’est
devenu une question de calendrier et ce qu’ils ne peuvent pas
obtenir d’une main, ils feront tout pour l’obtenir de l’autre.
I L’Iran et la question nucléaire.
Rien ne permet de dire que l’Iran postule au rang de puissance
nucléaire militaire - mais rien ne l’interdit non plus - et on sait
que le seuil critique permettant de passer d’un usage pacifique
et civil à un usage militaire, porte sur la production d’uranium
enrichi. On sait aussi que l’Iran est signataire du traité de nonprolifération, et que l’une des fonctions de l’Agence
Internationale pour l’Energie Atomique dirigée par Mohamed ElBaradei (AIEA), est d’en opérer le contrôle.
Or et cela depuis cinq ans – 2003-2007 – on observe sur cette
question un bras de fer diplomatique entre l’Iran d’un côté,
l’AIEA, l’Europe et le Conseil de sécurité des Nations-Unis, de
l’autre.
L’affaire remonte en 2002, date à laquelle l’AIEA dispose
d’éléments lui permettant de conclure à l’existence en Iran d’un
programme clandestin d’enrichissement et de retraitement de
l’uranium. À partir de 2003, l’AIEA adoptera neuf résolutions
successives demandant à l’Iran une totale transparence sur ses
activités sensibles. La première (du 12 septembre 2003) porte
sur la mise en oeuvre d’un accord de garanti entre l’agence et
l’Iran. Le 18 décembre 2003, Téhéran signe le protocole
additionnel du traité de non-prolifération nucléaire (TNP) qui
renforce considérablement les capacités de surveillance de
l’AIEA.
Il ne faut pas oublier qu’alors Mohammad Khatami était
président de la République islamique, qu’il multipliait les appels
au « dialogue des civilisations » et que - en Afghanistan - les
Etats-Unis avaient bénéficié du soutien actif de Téhéran, et
avaient utilisé ses nombreux relais pour faciliter le
renversement du régime des talibans. Le 2 mai 2003, lors d’une
rencontre à Genève entre l’ambassadeur iranien Javad Zarif et
M. Zalmay Khalilzad - alors envoyé spécial du président Bush II
en Afghanistan - les dirigeants de Téhéran soumettaient
Washington une proposition de négociation globale sur trois
thèmes : les armes de destruction massive, le terrorisme et la
318
coopération économique . La République islamique se
déclarait prête à soutenir l’initiative de paix arabe du sommet de
Beyrouth (2002) et à contribuer à la transformation du
Hezbollah libanais en parti politique.
Dans un premier temps, l’Iran accepte donc (accords de Paris
15 novembre 2004) mais poursuit ses activités de conversion à
Ispahan (août 2005) et d’enrichissement à Natanz (janvier
318
Gareth Porter, « Burnt offering », The American Prospect,
Washington, DC, juin 2006.
259
2006). Le 5 février 2006 l’Iran décide de réduire sa coopération
avec l’AIEA (fin de l’application volontaire du protocole
additionnel) et de reprendre des activités liées à
l’enrichissement à Natanz. Au cours du même mois (février
2006), l’AIEA saisit le conseil de sécurité des Nations Unis et le
27 février 2006, le rapport d’El-Baladei au CSNU souligne
qu’après trois ans d’investigations intensives, l’absence
d’informations sur l’étendue et la nature du programme
nucléaire iranien est une « source d’inquiétude ». Il évoque en
détail de possibles activités dans le domaine nucléaire militaire.
Or, début avril 2006, les responsables iraniens déclarent avoir
fait fonctionner avec succès une unité de 164 centrifugeuses à
Natanz.
Alors que le 29 mars 2006, le Conseil de sécurité demande à
l’Iran de se conformer dans un délai de 30 jours aux demandes
de l’AIEA, le 11 avril 2006 le Président iranien annonce avoir
obtenu de l’uranium enrichi à 3,5 %. Un nouveau pas est
franchi dans la surenchère.
Le 31 juillet 2006 le conseil de sécurité adopte la résolution
1696 qui rend obligatoire la suspension par l’Iran de toutes ses
activités liées à l’enrichissement et au retraitement, y compris la
recherche-développement. Pour le 31 août, il demande un
rapport au directeur de l’AIEA et prévoit que si l’Iran ne s’est
pas conformé à ses obligations d’ici à cette date, le Conseil
envisagerait alors - au titre de l’article 41 du chapitre VII de la
Charte - l’adoption de mesures de représailles.
Au 31 août le rapport d’El-Baladei confirme que l’Iran ne se
trouve pas en conformité avec la résolution 1696 ; que le pays
n’a pas suspendu ses activités liées à l’enrichissement et qu’il
ne coopère pas de manière satisfaisante avec l’Agence : il ne
fournit pas la transparence nécessaire. L’Agence, note
également de nouvelles contaminations par l’uranium
hautement enrichi. Il faut donc prendre des mesures. Le 23
décembre 2006 la résolution 1747 est adoptée à l’unanimité par
les membres du Conseil de Sécurité. Celle-ci rend obligatoire la
suspension de toutes les activités liées à l’enrichissement et à
l’eau lourde en Iran, y compris en recherche et développement.
Les mesures adoptées en vertu de l’article 41 du Chapitre VII
de la Charte des Nations unies visent à empêcher toute
contribution extérieure, quelle qu’elle soit, au profit des activités
nucléaires sensibles et des programmes de missiles de l’Iran.
La résolution prévoit également des sanctions financières à
l’encontre des organismes et individus qui seraient
responsables de ces activités. Le texte est adopté y compris
par la Russie et la Chine qui ne s’abstiennent pas.
Conséquence immédiate, ils n’interviendront pas aux côté de
l’Iran si le pays est attaqué.
Le 22 février 2007, le rapport du Directeur Général de l’AIEA
sur la mise en oeuvre par l’Iran de ses obligations au titre de la
résolution 1747 confirme que le pays ne les remplit pas. Il ne
coopère toujours pas de manière satisfaisante et ne fournit pas
la transparence nécessaire. Un pas de plus est inévitable.
Le 5 mars 2007 l’AIEA suspend 22 des 55 projets d’assistance
technique à l’Iran et le 24 mars le Conseil de sécurité introduit
de nouvelles mesures concernant l’armement (interdiction faite
260
à l’Iran d’exporter toute arme et appel à la vigilance et à la
retenue pour les exportations de certaines armes vers l’Iran) et
les relations financières du gouvernement iranien avec d’autres
Etats ou avec les institutions financières internationales. La
riposte est pratiquement immédiate : le 9 avril 2007 le Président
Ahmadinejad annonce officiellement que le programme
d’enrichissement est entré « dans sa phase industrielle » et
l’Iran réaffirme son objectif d’installer 50 000 centrifugeuses à
Natanz.
Actuellement (21 septembre 2007) – tandis que les rumeurs
d’intervention militaires se font chaque jour plus précises - nous
attendons de voir : le Conseil de sécurité de l’Onu a fixé à
décembre 2007 les délais accordé aux autorités iraniennes
pour permettre à l’Agence Internationale de l’Energie Atomique
d’effectuer de nouveaux contrôles. Les dialogues ont repris le
20 octobre.
II La montée des inquiétudes.
Non seulement cette volonté nord américaine d’intervenir par
les armes est bien réelle - et elle ne date pas d’hier - mais elle
ne fait que se confirmer de jour en jour : dans la version 2006
de la « Stratégie de sécurité nationale » Us, l’Iran est
mentionné 16 fois comme la menace numéro 1.
Comme toujours en pareil cas – l’expression de cette volonté
est graduée à la fois dans le temps et dans le ton, et on
observe d’abord une dramatisation progressive des enjeux.
Le 18 juin 2003, Bush II affirmait que les Etats-Unis et leurs
alliés « ne toléreraient pas » que l’Iran accède à l’arme
nucléaire. En février 2005, il reconnaît que « cette idée selon
laquelle les États-Unis se prépareraient à attaquer l'Iran est tout
simplement ridicule ... Cela dit, toutes les options sont sur la
table. ». En octobre 2007, dans une conférence de presse à la
maison blanche, il évoque la possibilité d’une “troisième guerre
mondiale” et décrit l’Iran comme un “islamo-fascisme”. Il avait
déjà évoqué la possibilité d’un « holocauste » si l’Iran détenait
l’arme nucléaire et fait l’amalgame entre l’actuel président
iranien - Hamadinejad - et Hitler.
C’est probablement excessif d’autant que ce dernier ne dispose
pratiquement d’aucun pouvoir, sinon de « dramatisation
médiatique » parallèle : c’est dans cette perspective qu’il aura
estimé – en effet - qu’Israël « devait être rayé de la carte », et
on voit le lien avec l’holocauste.
e
Quelques jours plus tôt (28 août) s’adressant à la 89
convention nationale annuelle de la légion américaine, Bush II
avait fait un pas décisif : "Iran has long been a source of trouble
in the region. It is the world's leading state sponsor of terrorism.
Iran backs Hezbollah who are trying to undermine the
democratic government of Lebanon. Iran funds terrorist groups
like Hamas and the Palestinian Islamic Jihad, which murder the
innocent, and target Israel, and destabilize the Palestinian
territories. Iran is sending arms to the Taliban in Afghanistan,
which could be used to attack American and NATO troops. Iran
has arrested visiting American scholars who have committed no
crimes and pose no threat to their regime. And Iran's active
pursuit of technology that could lead to nuclear weapons
261
threatens to put a region already known for instability and
violence under the shadow of a nuclear holocaust. Iran's
actions threaten the security of nations everywhere. And that is
why the United States is rallying friends and allies around the
world to isolate the regime, to impose economic sanctions. We
will confront this danger before it is too late. ... Shia extremists,
backed by Iran, are training Iraqis to carry out attacks on our
forces and the Iraqi people.... I will take actions necessary to
protect our troops. I have authorized our military commanders
319
in Iraq to confront Tehran's murderous activities."
Lorsque le nouveau ministre français des Affaires étrangères
estime – le 16 septembre - « qu’il faut se préparer au pire »,
c’est-à-dire « à la guerre », à la fois il fait écho aux propos du
nouveau président Sarkozy qui parlait - en août - d’une
« alternative catastrophique : la bombe iranienne ou le
bombardement de l’Iran », et il participe à cette stratégie de
dramatisation. L’hypothèse de la guerre ne cesse de gagner en
crédibilité et l’opinion semble s’en accommoder.
Les articles de Seymour Hersch dans le New-Yorker (avril
2006) ou de Sam Gardiner dans The left Coaster (janvier 2007)
donnent le ton. Le premier – journaliste d’investigation – fait
état d’une montée en régime des préparatifs de guerre; le
second – colonel de l’Us Air force à la retraite – considère que
320
« l’étincelle de la guerre est déjà allumée » . Echelonnés de
juin 2006 à octobre 2007, les articles de Paul Craig Roberts ancien secrétaire d’état au Trésor de Reagan - ne cessent de
dénoncer la politique extérieure de George Bush II. En janvier
2007, dans “Bush est sur le point d’attaquer l’Iran” (Bush Is
321
About to Attack Iran: Why Can't Americans See it?) son
opinion est fixée: “Plutôt qu’arrêter progressivement la guerre,
322
Bush en commence une autre” . Dans un ouvrage paru en
septembre 2006 « Target Iran : The Truth About the White
House’s Plans for Regime Change » (Nation Book), Scott Ritter
admet que « la politique iranienne des Etats-Unis mène
inéluctablement à la guerre, [qu’] elle éclipsera même la faute
323
historique qu’ils ont commise en Irak » . Or ces réactions ne
concernent pas uniquement la gauche radicale.
Le 6 février 2007 – devant la chambre des représentants - Ron
324
Paul, candidat républicain à la présidence , se prononce très
319
89th Annual National Convention of the American Legion.
Sam Gardiner, « Iran : pieces in Place for Escalation ».
321
Globalresearch.ca
322
Pour une sélection d’articles de Paul Craig Roberts traduits
en français cf: www.mondialisation.ca
Le criminel de guerre dans le salon (2007-10-10), Qui sont les
fanatiques ? (2007-09-08), Ce n'est pas la Chine le problème
(2007-08-27), Le retour des barons pillards (2007-08-14),
Pourquoi Bush a-t-il envahi l'Irak ? (2007-06-13), Bush est sur
le point d'attaquer l'Iran (2007-01-29), Bush doit partir (2007-0116), Détourner l'attention du Congrès du vrai plan de guerre
contre l'Iran (2007-01-16), Un pays de criminels de guerre
(2006-06-20).
323
Scott Ritter, est ancien inspecteur de l’Unscom en Irak de
1991 à 1998,
324
né le 20 août 1935, homme politique américain,
représentant du Texas à la Chambre des représentants et neuf
320
262
fermement contre une intervention en Iran et évoque – à propos
de l’équipe en place à Washington – des « risques de dérives
er
dicatoriales ». Quelques jours plus tôt (1 février 2007)
Brzezinski – l’ancien conseiller à la sécurité de Jimmy Carter –
admetait devant la commission des Affaires étrangères du
Sénat que Bush « cherchait un prétexte pour attaquer l’Iran ».
Plus près de nous, des experts britanniques en matière de
sécurité – Dan Plesch et Martin Butcher – décrivent les
prépatifs de guerre du Pentagone et envisagent l’ensemble des
stratégies possibles contre l’Iran, tout en admettant que la
probabilité de l’hypothèse nucléaire est faible. Leur conclusion
cependant est radicale : « Les bombardiers et les missiles à
longue portée américains sont d’ores et déjà prêts à détruire en
quelques heures 10.000 cibles à l’intérieur de l’Iran. Les
troupes d’infanterie, de l’armée de l’air et de la marine déjà
présentes dans le Golfe Persique, en Iraq et en Afghanistan et
ont la capacité de détruire en peu de temps les forces armées
325
iraniennes, le régime du pays et son Etat » . Simultanément
le jeu des lobbies se met en place.
Interviewé par le Sunday Times (1er Octobre 2007) Norman
Podhoretz actuel conseiller en politique étrangère de Rudolph
Giuliani, ancien maire de New York et candidat républicain à la
326
présidentielle américaine , nous fait part de l’entretien qu’il a
eu avec Georges Bush II : « J’ai vivement encouragé le
président George W. Bush à agir contre les sites nucléaires
iraniens et je lui expliqué pourquoi je pensais qu’il n’y avait pas
d’autre solution, » dit-il. « J’ai développé le scénario du pire,
c’est-à-dire celui qui consiste à bombarder l’Iran, par rapport
aux conséquences du pire, c’est-à-dire le cas où l’Iran se
doterait de la bombe atomique. ». Il a aussi dit à Bush : « Vous
avez la terrifiante responsabilité de devoir empêcher un nouvel
holocauste. Vous êtes le seul possédant les tripes pour le
faire. » Selon Podhoretz, bien que le président ait pris un air
solennel, il n’aurait « pas donné la moindre indication
permettant de savoir s’il était d’accord (avec lui), bien qu’il ait
écouté avec beaucoup d’attention.” Podhoretz conclu en disant
au président que « la clé pour comprendre ce qu’il se passait,
était de situer la crise actuelle dans la succession des défis
totalitaires lancé à notre civilisation. ».
Simultanément de nombreuses personnalités aux Usa –
intellectuels, musiciens (Willie Nelson), écrivains (Gore Vidal),
mères de soldats tués, journalistes (Daniel Ellsberg), officiers
hors-cadre (Ann Wright), députés, sénateurs (Eric Oemig),
membres du Congrès (Cynthia McKinney) ou animateurs de
radio (Thom Hartmann)… - appellent les chefs d’Etat-Major et
l’ensemble des militaires américains à refuser d’obéir aux
ordres de leur hiérarchie : « Nous, les citoyens des États-Unis,
fois réélu à la chambre des représentants Ron Paul est
candidat républicain à la présidence américaine en 2008.
325
Considering a war with Iran: A discussion Paper on WMD in
the Middle East, septembre 2007. Mémoire pour une discussion
sur les ADM au Moyen-Orient Cette étude est disponible sur le
net: IranStudy082807a.pdf
326
Norman Podhoretz, ancien rédacteur en chef de la revue
Commentary, est le fondateur du Comité sur le danger présent
(CPD) et il siège à Paris dans l’Institut Turgot.
263
nous exhortons respectueusement, les hommes et les femmes
courageux de notre armée, à refuser tout ordre d’attaquer de
manière préventive l’Iran. »
Enfin tandis qu’aux Etats-Unis les signes d’inquiétude se
multiplient et que les rumeurs de guerre s’amplifient,
parallèlement les préparatifs guerriers s’accélèrent - les deux
vont de pair – et la question, de plus en plus est celle de savoir
si les Etats-Unis ont réellement les moyens d’attaquer l’Iran, ou
pas.
III En ont-ils les moyens ?
La question des moyens se pose principalement sur trois
plans : économique, politique et militaire. Au plan politique, il
s’agit - dans un premier temps - d’isoler le pays en le coupant
du concert des nations. Il s’agit ensuite de le réduire
militairement à rien et d’en prendre le contrôle par des mesures
à nouveau gradués, mais qui toutes convergent : de la moins
risquée à la plus efficace. La plus efficace - qui est également
la moins consensuelle - n’est pas forcément la plus risquée.
Stratégie d’isolement et renforcement des opérations
clandestines d’un côté, préparatifs de guerre de l’autre.
La stratégie d’isolement politique, est à la fois interne et
externe. À l’intérieur les pasdarans (les gardiens de la
révolution) sont désignés comme une « organisation terroriste »
tandis qu’on accuse l’Iran de soutenir Al Quaïda et de saboter
la normalisation en Irak. À l’extérieur, favorisé et soutenu par
les Usa, pour marginaliser le Hammas (Palestine), le Hezbollah
(Liban) et la Syrie, le rapprochement entre Mahmoud Habbas et
Ehoud Olmert - qui serait de nature à satisfaire tous les
sunnites de la région - va également dans le sens d’un
isolement iranien et shiite accru.
Le renforcement des opérations clandestines internes a deux
volets principaux : établir des contacts et nouer des liens avec
les minorités opposantes. Dresser des listes de cibles
potentielles et accomplir – avec le renseignement et les
services secrets – ce que les inspecteurs de l’AIEA ne
parviennent pas à réaliser dans un cadre contractuel. Crée
début 2006 l’Iran-Syria Policy and Operation Group (ISOG)
avait pour mission de déstabiliser la Syrie et l’Iran et de
provoquer un changement de régime ; depuis il a été dissous et
– sous l’impulsion de Condoleezza Ricce - un retournement
diplomatique semble être intervenu, mais les opérations
secrètes se poursuivent. De nombreuses sources confirment
que - dans le but de déstabiliser le régime iranien - les EtatsUnis ont intensifié leur aide à plusieurs mouvements armés à
base ethnique - Azéris, Baloutches, Arabes et Kurdes. Le
Financial Times rapporte à plusieurs reprises que l’Us Marine
Corps s’est sérieusement préoccupé des rapports
qu’entretenaient entre elles les différentes communautés
327
ethniques ou religieuses de la région .
Le soutient de Washington aux azéris est ancien. En
Azerbaïdjan, pays que Washington entend de plus en plus
327
Guy Dinmore US Marines Probe Tensions among Iran's
Minorities, The Financial Times, 23 février 2006
264
utiliser comme base de sa lutte antiterroriste, le leader azéris
Mahmoudali Chehregani n’avait pas hésité à prôner
ouvertement un Etat fédéral comme « meilleure solution pour la
328
démocratie en Iran » .
Début avril, la télévision ABC révélait que le groupe baloutche
Jound Al-Islam (« Les soldats de l’islam »), qui venait de mener
une attaque contre des gardiens de la révolution (une vingtaine
de tués), avait bénéficié d’une assistance secrète américaine.
329
Un rapport de The Century Foundation révèle enfin que des
commandos américains opèrent à l’intérieur même de l’Iran
depuis l’été 2004. Mais c’est l’option militaire lourde qui est la
plus sérieusement envisagée.
Le redéploiement de l’appareil militaire.
Ce redéploiement ne date pas d’hier. Sous couvert d'anonymat,
des sources militaires britanniques ont confié au New
Statesman que "(l'appareil) militaire américain avait changé de
cap en se focalisant sur l'Iran" dès que Saddam Hussein avait
été chassé de Baghdad.
Les Etats-Unis disposent des moyens militaires de frapper
l’Iran. Révélé en avril 2006 par William Arkin dans le
Washington Post - une série de scénarios alternatifs ont été
envisagés sous le nom de code de TIRRANT (Theater Iran
Near Term) et l'amiral William J. Fallon - nouveau chef du
Commandement Central Américain (US Central Command) - a
hérité des plans mis sur ordinateur dans ce cadre.
Simultanément, l'armée américaine, la marine et l'aviation ont
tous préparé des plans de bataille et mis quatre ans à
construire des bases et à s'entraîner pour "L'Opération Liberté
Iranienne" (Operation Iranian Freedom).
L'amiral William J. Fallon est nommé le 16 mars commandant
du Commandement central US (CENTCOM) en remplacement
du général John P. Abizaid, qui a été poussé à la retraite, suite
à d’apparents désaccords avec le successeur de Rumsfeld, le
secrétaire à la Défense Robert M. Gates. Tandis qu'Abizaid
reconnaissait les échecs et les faiblesses des militaires US en
Irak, Fallon est étroitement aligné sur le vice-président Dick
Cheney et fermement dévoué à « la guerre mondiale contre le
terrorisme » (GWOT). L'amiral Timothy J. Keating Commandant de l’US NORTHCOM - a été nommé le 26 mars à
la tête de l’US Pacific Command, dont relèvent à la fois la 5ème
et la 7ème Flotte. Le Commandement du Pacifique de la 7ème
flotte est le plus grand commandement de combat Us et
Keating - qui succède à l'amiral Fallon - est également un
supporter inconditionnel de la « guerre contre le terrorisme ».
En avril 2007 d’importantes manoeuvres militaires ont lieu dans
le Golfe arabo-persique. Les simulacres de guerre US au large
du littoral iranien ont vu la participation de deux porte-avions, le
groupe aéronaval de l'USS John Stennis et l'USS Eisenhower
328
Cf. Ihsan Kurt, « Iran : Washington joue la carte azérie
contre Téhéran », InfoSud, 28 juillet 2003.
329
Sam Gardiner, « The end of the “summer of diplomacy” :
Assessing US military options on Iran », Washington, DC, 2006.
265
ayant à leur bord 10.000 hommes et de plus de 100 avions de
guerre. Le groupement de l’USS John C. Stennis, qui fait partie
de la 5ème Flotte US, est entré dans le Golfe arabo-persique le
330
27 mars, escorté par le croiseur lance-missiles USS Antietam
On dit que le groupe aéronaval de l’USS John C. Stennis
(JCSSG) et son escadre aérienne n°9, ont mené « un exercice
en duo » avec le groupe aéronaval de l'USS Dwight D.
Eisenhower (IKE CSG) : « C’est la première fois que les
groupes aéronavals du Stennis et de l'Eisenhower ont opéré
ensemble dans un exercice commun dans le cadre du
déploiement de la 5ème Flotte. Cet exercice démontre
l'importance des capacités des deux groupes aéronavals à
planifier et à mener des opérations en tandem dans le cadre de
l'engagement de la Marine de guerre à maintenir la sécurité et
la stabilité maritimes dans la région. ». Ces simulacres de
guerre sont le point culminant d’un processus enclenché dès
2003 et qui n’exclu pas l’option nucléaire.
L’option nucléaire.
Le Doctrine for Joint Nuclear Operations de mars 2005 prévoit
la possibilité de frappes nucléaires préventives et – peu après le sénat vote 125 millions de $ au programme Prompt Global
Strike qui doit permettre aux Etats-Unis de frapper n’importe
quel endroit de la planète en moins d’une heure. Anciens
agents de la CIA au Moyen-Orient, Robert Baer et Ken
Silverstein déclarent que les Etats-Unis sont prêts à bombarder
l’Iran au cours des six prochains mois à venir. Selon un expert
de la sécurité nationale, un plan d’attaques aériennes
massives, sur trois jours et incluant l’usage de mini-nukes, est
finalisé par le Pentagone : il porterait sur 1200 cibles
iraniennes.
En août 2005, The American Conservative (Dir : Patrick
Buchanan) révèle que le bureau du vice-président Cheney en
liaison avec l’USSTRACOM planifie et élabore depuis 2004 un
scénario de riposte destiné à « être utilisé en réponse à une
autre attaque terroriste du type 11 Septembre sur les USA »
dont l’Iran – cette fois – serait responsable. Cette tâche est
confiée au général Ralph E. Eberhart, et elle n’exclue pas
331
l’option nucléaire . Tels que dévoilés par la BBC, les sites qui
seraient frappés par les Etats-Unis seraient Natanz, Ispahan,
Arak et Boushehr.
Le STRATCOM, le Commandement Stratégique responsable
de l’attaque globale (Global Strike) a intégré armes
conventionnelles et armes nucléaires dans son programme
d’ensemble et Hans Kristensen en a décrit le processus : « The
most prominent example of this is Global Strike, a new mission
assigned to Strategic Command (STRATCOM) in January
2003 in Change 2 to the Unified Command Plan. The directive
identifies Global Strike as "a capability to deliver rapid,
extended range, precision kinetic (nuclear and conventional)
and nonkinetic (elements of space and information operations)
effects in support of theater and national objectives." Also
known as CONPLAN (Contingency Plan) 8022, Global Strike
envisions using nuclear (and conventional) forces to strike,
330
voir http://www.navy.mil/.
John J. Kruzel U.S. Strategic Command Refines, Fields New
Capabilities, American Forces Press Service, 9 mars 2007.
331
266
preemptively if necessary, targets anywhere on the globe in a
crisis. CONPLAN 8022 complements other nuclear strike plans
(OPLAN 8044, formerly SIOP) and regional plans, but is
distinct from them by its focus on prompt responses to crises
and destruction of time-urgent targets that are not covered in
the other deliberate plans. CONPLAN 8022 is focused on
strikes against "rogue" states (e.g., North Korea, Iran, and
Syria) and nonstate actors. The belief of the Bush
administration that the threat from these adversaries is
imminent prompted Defense Secretary Donald Rumsfeld in
spring of 2004 to issue an "Alert Order" that directed the
Pentagon to activate CONPLAN 8022. In response, the Air
Force and Navy drew up strike sorties and attack profiles for
their operational nuclear forces to be ready to strike on short
notice if ordered to do so by the president. "Global Strike
operations will normally be executed within compressed
timelines (from seconds to days)... from the continental United
States and forward bases," according to the JCS Global Strike
”.332
Joint Integrating Concept (JIC)
Or, attaquer l’Iran n’est pas du même ordre de grandeur
qu’attaquer l’Irak où l’essentiel des troupes Us au sol s’enlise et
devient de plus en plus vulnérable, sans être mobilisable sur un
deuxième front, où elles seraient prises « en tenaille ».
Que le monde arabe puisse exploser si les Usa attaquaient
l’Iran n’est pas un argument - bien que l’hypothèse de
l’explosion soit exacte - car c’est probablement l’objectif à
atteindre. D’abord suspecte, l’alliance saoudienne est
localement renforcée au plan militaire - mais privé – et Israël se
porte en première ligne pour hâter une intervention. On se
souvient en 1981 de l’attaque aérienne israélienne sur le site
d’Osiraq (Irak). Il est très probable qu’Israël - dont le rôle est
essentiel dans cette affaire – ne resterait pas inactif, sans
333
compter la possibilité que les israéliens en aient l’initiative .
Dés mars 2005, le Sunday Times rapportait que des raids
nucléaires israéliens étaient programmés sur les sites d’Arak,
334
de Natanz et d’Isfahan . En janvier 2007, le même journaliste
335
dans le même journal persiste et signe . Plus près de nous, et
selon le New York Times (14 octobre), le raid mené le 6
septembre dernier par l’aviation israélienne sur la Syrie visait
332
Hans Kristensen, Preparing For The Failure Of Deterrence,
SITREP, Royal Canadian Military Institute,
November/December 2005.
333
www.globalsecurity.org
334
« Israel has drawn up secret plans for a combined air and
ground attack on targets in Iran if diplomacy fails to halt the
Iranian nuclear programme. The inner cabinet of Ariel Sharon,
the Israeli prime minister, gave “initial authorisation” for an
attack at a private meeting last month on his ranch in the Negev
desert. Israeli forces have used a mock-up of Iran’s Natanz
uranium enrichment plant in the desert to practise destroying it.
Their tactics include raids by Israel’s elite Shaldag (Kingfisher)
commando unit and airstrikes by F-15 jets from 69 Squadron,
using bunker-busting bombs to penetrate underground facilities.
Uzi Mahnaimi : Israel plans strike on Iranian nuclear plant, the
Sunday Times, March 13, 2005.
335
Uzi Mahnaimi & Sarah Baxter, Israel plans nuclear strike on
Iran, The Sunday Times, January 07, 2007.
267
un site que les autorités de Tel-Aviv soupçonnaient d’abriter un
réacteur nucléaire en cours de construction.
De son côté, la Russie contribue au consensus international en
votant la resolution 1747 et en retardant la construction de la
centrale de Bouschehr - dont la mise en service aurait déjà dû
intervenir depuis deux ans – mais elle s’oppose formellement à
tout usage de la force en déniant sa légitimité. Le 16 octobre
2007, après avoir rencontré son homologue iranien, le
président Vladimir Poutine, parle “d’absence de preuves
permettant d’affirmer que l’Iran veuille construire une arme
nucléaire”. Un mois plus tôt - le 13 septembre 2007 - RIA
Novosti la très officielle agence russe d’information reprenait –
à propos du 11 septembre – la thèse du complot intérieur sans
exclure qu’elle puisse se répéter.
L’opposition de la Chine à une attaque éventuelle de l’Iran est
formelle et ce n’est pas rien. Mais la résolution 1747 du Conseil
de sécurité leur interdit de se rallier à l’Iran, sous l’hypothèse
d’une attaque. Par ailleurs on oublie trop souvent que les
simulacres de guerre menés de septembre à décembre 2006 opération connue sous le nom de “Bouclier vigilant 07” visaient non seulement Nemesis (la Corée du nord) et
Irmingham (l’Iran) mais également Ruebek (la Russie) et Churia
(la Chine). Ajoutons que si la Russie a intérêt à un dollar à la
hausse, ce n’est pas le cas de la Chine - au contraire – dont
60% des approvisionnements pétroliers transitent par le détroit
d’Ormuz, 75% pour le Japon.
Dans cette recomposition d’alliance, le retournement de la
France est à noter, mais il ne pèsera que faiblement dans la
balance et ne sera pas décisif pour les décisions à prendre, tout
en divisant – cette fois - la France et l’Allemagne. Enfin, le
retrait des troupes britanniques de Bassorah ne semble pas
indiquer que la Grande-Bretagne s’opposerait formellement à
une attaque contre l’Iran.
Parallèlement – en Iran - on observe une montée en régime
des mises en gardes et des surenchères. Dans une interwiev
télévisée de janvier 2007, Ali Kamenei dit clairement que –
sous l’hypothèse d’une attaque, la régularité des flux pétroliers
dans le détroit d’Ormuz ne serait plus garantie : « If the U.S.
makes a wrong move against Iran, energy flow in the region
336
will be definitely put at serious risk » . N’excluons pas
cependant que – pour les Etats-Unis - ce soit l’objectif à
atteindre mais c’est également le point sur lequel le périmètre
de l’alliance serait le plus fragile, tandis que le point de vue
iranien paraît le plus crédible. Environ 25% de l’offre mondiale
journalière de pétrole transite par Ormuz. Le plan américain
pour maintenir la régularité des flux – Oplan 1002-04 – fait
partie des scénarios les moins crédibles et – malgré toutes les
incertitudes qui demeurent sur ce point – la capacité de l’Iran à
déstabiliser les flux semble tout à fait réelle.
Plus près de nous (20 octobre 2007) – et sur un autre registre –
le général Mahmoud Tchaharbaghi – commandant des forces
terrestres – fait savoir que l’Iran tirerait « 11 000 missiles à la
secondes sur l’ennemi, en cas d’attaque ».
336
http://www.iranfocus.com
268
IV Le Calendrier.
En janvier 2007 le journal koweitien Arab Times estimait qu’une
attaque pouvait intervenir n’importe quand entre février et fin
avril. En avril 2007, le général Leonid Ivashov, vice-président
de l'Académie des sciences géopolitiques à Moscou, admettait
que le Pentagone projetait de se livrer à une « attaque aérienne
massive contre l'infrastructure militaire de l'Iran dans un proche
avenir ». Toujours de sources russes, le Canard enchaîné fait
état en octobre 2007 d’un plan israélo-américain contre l’Iran
qui interviendrait entre la fin du Ramadan (mi-octobre) et janvier
2008 mais nous avons vu que les Russes – de manière
contradictoire – avaient intérêts à accréditer l’hypothèse d’une
attaque rapide.
Au plan intérieur civil, l’hypothèse d’une guerre contre l’Iran qui
ne serait pas gagné dans les quinze jours qui suivent - réduirait
à rien les chances du parti républicain d’être reconduit aux
affaires. Par ailleurs elle est de moins en moins populaire et s’il ne faut pas l’exclure – il est prudent d’en différer l’échéance.
Il devient de moins en moins probable désormais qu’une
attaque contre l’Iran ait lieu avant les prochaines élections
présidentielles de mars 2008. Sur cette question le camp
républicain est divisé et ce serait compromettre ses chances
d’être reconduit. Sous cette hypothèse, on croît savoir que
l’actuel ministre de la défense - Robert Gates - donnerait sa
démission, et on connaît les différents qui opposent le viceprésident Cheney et Condoleezza Ricce sur la meilleure
337
stratégie à adopter . Mais, et à supposer que les républicains
soient reconduits, la question resterait intacte et d’autant plus
cruciale que – de l’avis de tous les experts - l’obtention de
l’arme nucléaire par l’Iran pourrait intervenir assez rapidement.
L’administration américaine parle d’échéances imminentes,
mais cela a toujours été le cas depuis quinze ans. Nous
renvoyant à l’ouvrage d’Anthony Cordesman et Khalid AlRodhan Iran’s Weapons of Mass Destruction : The Real and
Potential Threat (juin 2006), Alain Gresh nous rappelle l’histoire
338
de ces previsions . Actuellement, le ministre israélien
Netanyahu parle de 700 jours (oct. 2007) De son côté, le
directeur de l’Agence pour l’Energie Atomique parle de 2012.
337
This harder line from some administration supporters reflects
a debate that is going on inside the White House, as reported
in the New York Times. It is said that Vice President Cheney
believes that the spring of 2008 will be the timeframe for a
decision on whether or not to attack Iran, while Secretary of
State Rice has come to believe that diplomacy is the only route
to prevent Iranian acquisition of nuclear weapons. Other
observers have put it more starkly, for example, the Steve
Clemons Washington Note blog (highly regarded by political
observers in Washington DC) says that Cheney is engaged in
a strategy of ‘insubordination’ on Iran, to tie the President’s
hands as the President ‘cannot be trusted’ on the issue. This is
also reflected in ongoing struggles between Cheney and Rice
that has been reported in the American media. Pesch et Butle,
op. cit . p. 53
338
Cf Alain Gresh, Quand l’Iran aura-t-il l’arme nucléaire,
Nouvelles d’Orient, 4 septembre 2006.
269
Ajoutons qu’une administration démocrate serait placée devant
le même dilemme, avec des échéances identiques alors que la
plupart des candidats démocrates ne se sont toujours pas
prononcés formellement pour écarter une issue militaire. Au
contraire : un consensus bi-partisan s’est dessiné pour que
toutes les options « restent sur la table » (on the table). C’est
dans ces conditions que se pose la question de savoir si l’arme
nucléaire ne dissimulerait pas d’autres enjeux, et autrement
plus cruciaux.
V L’arme nucléaire n’est-elle qu’un prétexte?
Toute en témoigne et d’abord le traitement de la question nordcoréenne qui aura au moins montré quels bénéfices un pays
pouvait retirer d’une surenchère en ce domaine.
La comparaison entre les deux pays ne va pas de soi mais peut
être poussée, au moins jusqu’à un certain point. La Corée du
Nord est une puissance nucléaire déclarée et ayant fait part de
son intention de se doter de l’arme nucléaire. Elle a quitté le
traité de non-prolifération tout à fait légalement (janvier 2003),
et en a informé la communauté internationale. Elle a respecté
les délais et décommandé les inspecteurs. Cependant – et
alors que le gouvernement Bush disait que ce n’était que du
bluff - elle vient d’effectuer un essai nucléaire (9 octobre 2006).
Dernier rebondissement – et contrepartie des bénéfices qu’il en
aura retiré - le régime de Pyongyang vient d’annoncer qu’il
neutraliserait ses installations nucléaires d’ici la fin de l’années
2007. Avec l’Iran, c’est un tout autre scénario qui semble se
mettre en place et cela – arme nucléaire ou pas – tient d’abord
à la place que l’Iran occupe dans la stratégie globale de
redéploiement Us.
Nous avons vu que le dollar était une monnaie indexée sur le
pétrole en ce sens que tous les règlements pétroliers mondiaux
s’effectuaient en dollars. Que cela cesse, et le dollar serait
compromis. La possibilité qu’avait envisagé Sadham Hussein
d’accepter des règlements en euros constituait déjà une
menace. L’accord Iran-Japon pour des règlements en yen en
constitue une autre. Dès 2005, les ministres des finances du
Golfe décidaient de « passer à l’euro », et au début du mois de
janvier la Banque centrale d’Arabie Saoudite pronostiquait dans
un futur proche une part plus importante pour la devise
européenne dans les réserves mondiales. Mais, liée à la
situation économique interne qui est désastreuse, la perte de
contrôle de l’offre pétrolière – dans une conjoncture où les
Etats-Unis ont intérêt à un baril à la hausse - serait plus
désastreuse encore.
339
Publié par Le Financial Times du 14 août 2007 et repris sur
la chaîne abcnews, David Walker vient de terminer un travail
dans lequel il avance que les comptes de la nation sont
340
catastrophiques et que le pays est au bord du gouffre . David
339
David Walker, Learn from the fall of Rome : Us warned.
Ce document Transforming Government to Meet the
st
Demands of the 21 Century, The Federal Midwest Resources
Council and the Chicago federal Executive Board, Chicago,
Illinois, 7 août 2007, est disponible sur le net d071188cg.pdf
340
270
Walker n’est pas le premier venu puisqu’il s’agit du président du
Government Accoutability Office, le Contrôleur Général des
Finances américain et l’équivalent de notre président de la Cour
des Comptes - un personnage apolitique donc – nommé pour
quinze ans sur ce poste par Bill Clinton. Le Government
Accoutability Office est souvent décrit comme le bras armé des
enquêtes menées par le Congrès, 90% d’entre elles étant à
l’initiative du législateur, les autres à l’initiative du contrôleur luimême. C’est le cas pour celle-ci. Tout ce que nous avons déjà
noté est à nouveau examiné : recours croissant au déficit fiscal,
financement insuffisant de la santé, immigration, engagements
militaires, hausse des impôts, coupes claires dans les services
de l’Etat, ventes massives de bons du Trésor américain
détenus par les gouvernements étrangers, créent la menace
d’une crise sans précédente si aucune action n’est entreprise
rapidement. Les déséquilibres du budget de l’Etat font que les
USA sont « sur la voie d’une explosion de leur dette ». Il qualifie
« d’effrayantes » les simulations dont il dispose sur le long
terme. Or tout cela – en grande partie – repose sur l’équation
entre pétrole et forces armées. Tout le monde aujourd’hui – ou
presque – admet que le pétrole était, et reste au coeur de
l’invasion de l’Irak, y compris Alan Greenspan.
Dans un entretien avec Bob Woodward, publié par le
Washington Post du 17 septembre 2007, Alan Greenspan est
extrêmement précis sur ce point : « Saddam, affirmait
clairement qu'il allait contrôler le Détroit d'Hormuz par lequel
passent quotidiennement 18 à 19 millions de barils ». Une
baisse de flux de l'ordre de 3 à 4 millions de barils par jour
pouvait élever le prix du baril jusqu'à 120 dollars, et toute
hausse au-dessus de ce seuil entraînait le « chaos » dans
l'économie mondiale. Dans ces circonstances « il était essentiel
nous dit-il d'en finir avec Saddam » et sa destitution « a permis
d'assurer que le système [des marchés pétroliers] existant
continue à fonctionner franchement, jusqu'à ce que nous
trouvions d'autres [sources d'énergie] ce qu'en définitive nous
parviendrons à faire ». L’invasion de l’Iran en constituerait –
pour ainsi dire – le deuxième volet. Pour Plesch et Butcher,
déjà cités, l’administration Bush n’a pas d’autre raison de
détruire l’Iran que celle de dominer la région du Moyen-Orient
et de l’Asie Centrale qui représente l’essentiel des réserves
mondiales en pétrole, et d’en empêcher l’accès à ses rivaux
européens et asiatiques. Cela paraît juste, mais c’est un peu
court.
Dans un éditorial du Washington Post Henry Kissinger ne nous
dissimule pas quels seraient – à ses yeux – les véritables
motifs de l’attaque contre l’Iran: “Les nations industrielles nous
dit-il ne peuvent accepter que des forces radicales dominent
une région dont dépend leur économie”, et cette dépendance bien évidemment – est pétrolière. C’est vrai, mais nous ne
sommes toujours pas au coeur de la difficulté.
C’est un fait, après l’Arabie Saoudite, les plus importantes
réserves mondiales de pétrole se situent en Iran, mais il est peu
probable qu’après une invasion de l’Iran, ces réserves soient
susceptibles d’être exploité – au moins à moyen terme - pas
plus d’ailleurs quelles ne le sont aujourd’hui en Irak. Qu’elles ne
le soient pas suffirait cependant, à ce que s’exerce une
pression à la hausse du prix du baril, et se serait probablement
271
– à court terme - l’objectif à atteindre. Or là un “seuil qualitatif”
serait probablement franchi qui nous contraindrait à modifier le
cadre du raisonnement et tout porte ici sur l’articulation entre le
court, le moyen et le long terme.
Même à moyen terme – 5 ou 10 ans – et même s’il nous faut
moduler cette appréciation par le fait qu’un baril à la hausse
augmenterait d’autant les « réserves prouvées », tout témoigne
du fait que le pétrole est une énergie épuisable dont il faille déjà
anticiper le terme, et dont le prix ne cessera de grimper au fur
et à mesure qu’elle deviendra plus rare. Les prévisions les plus
optimistes situe le « peack oil » aux alentours de 2020-2030
alors que les membres de l’ASPO (Association for the study of
341
Peak Oil) la prévoie pour 2010 . La course à « l’aprèspétrole » est déjà engagée et – avec cette course – la transition
à l’ére « post-industrielle ». Lorsqu’Alan Greenspan prévoit
qu’une hausse aux alentours de 120$ le baril entraînerait
l’économie mondiale « au chaos », il se trompe - car il en
faudrait probablement davantage – et il se trompe car il
continue, comme il l’aura toujours fait, à raisonner à court
terme. Avec un baril à 180-200$ il aurait probablement raison.
Après tout et vis-à-vis des prix actuels (80$ fin octobre 2007)
cela ne représenterait qu’un peu moins d’un triplement. Ils
avaient été multipliés par quatre en 1973, mais la situation n’est
plus la même. Si – à moyen terme - l’hypothèse d’un baril à
200$ est devenue crédible – et on croit savoir qu’elle aura été
agitée dans le périmètre extrêmement étroit et confidentiel du
groupe de Bilderberg – notre tâche aujourd’hui serait d’avoir à
penser ce « chaos ». L’invasion de l’Irak en constituait le
premier pas. L’invasion de l’Iran en constituerait le second.
Au moment où tout confirme que le rôle du dollar est en chute
342
libre et qu’il suffirait – par exemple – à la Chine et au Japon
de se séparer d’une partie seulement de leurs réserves en
dollars pour en précipiter la chute, la question du contrôle des
volumes et des prix pétroliers est devenue cruciale. Qu’un baril
à 120$ soit d’ores et déjà prévisible à court terme, nous l’avons
déjà indiqué. Merrill Lynch a déjà retenu cette hypothèse. Ce
sont sur des hypothèses à 200$ qu’il nous faut désormais
raisonner, comme Jim Rogers aux Etats-Unis ou Paul Sindic en
343
France . Or là, tout indique que nous entrerions dans une
spirale « chaotique » de rupture de seuil.
Ce n’était pas notre tâche ici de penser ce chaos : d’autres
prendront le relais, et d’ici peu. Observons cependant que cette
notion de « chaos » ne doit pas être de nature à nous effrayer.
L’histoire a toujours progressé de manière « chaotique » ; la
seule question serait de savoir qui en seraient les bénéficiaires,
et qui en seraient les exclus.
341
Cf le site de cette association www.peakoil.net
Cf par exemple, le Management Trends 2005 diffusé par la
Central Banking Publications basée à Londres.
343
Paul Sindic, Le pétrole à 150 ou 200$/baril, chronique d’une
crise annoncée et propositions alternatives, sept. 2005, 27p.
disponible sur www.ecolo.org
342
272
Partie VII : Conclusions.
Même si ce constat doit être nuancé, ni le capitalisme ni le
socialisme n’auront fait la preuve de leur capacité à sortir les
pays du Tiers-monde de l’engrenage du sous-développement
et de la dictature. L’Afrique s’est appauvrie de manière absolue,
et si certains pays d’Amérique du Sud ou de l’Asie de l’Est se
sont enrichis, la contrepartie en a été un appauvrissement des
pays les plus pauvres et un accroissement considérable des
inégalités entre les couches les plus favorisées et les couches
les plus démunies de leurs populations. L’écart s’est creusé
entre le Sud pauvre et le Nord riche et — au cours des trente
dernières années — le nombre des pays les moins développés
a doublé (de 25 à 49) tandis qu’en dix ans (1997-2007) le
volume de la population mondiale vivant dans une pauvreté
absolue, est passé le 1 à 1.5 milliards d’individus. Même les
revenus des pays producteurs de pétrole du Moyen-Orient n’ont
cessé de se dégrader : après avoir été les premiers créditeurs
des institutions financières internationales, ils sont aujourd’hui
devenus endettés dans une monnaie qui a cessé de servir leurs
intérêts.
Soutenu par les Etats-unis et par l’URSS, le démantèlement
des empires coloniaux européens a été suivi d’un partage entre
zones d’influences respectives des principales puissances et
des puissances régionales, le Moyen-Orient faisant l’objet de
compromis toujours plus instables et précaires. Dans le même
temps — seule manière de préserver les investissements qui y
étaient implantés — les dictatures militaires auront été le
meilleur garant de la mondialisation du capital.
Liée à la « guerre froide » dont elle constituait l’envers, et
prenant le relais d’une « banalisation » des antagonismes de
classes dans les démocraties « avancées », la période aura été
dominée par la hantise d’un clash « nord-sud » et d’une révolte
des pays pauvres contre les pays riches. Or, la guerre froide
aura été gagnée sans avoir été déclenché, tandis que la révolte
des pays pauvres n’aura pas eu lieu.
Réactivée par le fait que certains pays parmi les plus pauvres
se sont doté de l’arme nucléaire (Inde, Pakistan, Corée du
nord) cette hantise aujourd’hui demeure et elle prend deux
formes différentes.
Pour ceux pour qui les équilibres de la planète sont de plus en
plus compromis - alors que les dangers se précisent et que
l’arrogance de la puissance impériale a franchi le seuil du
tolérable - plus que jamais cette menace reste d’actualité. C’est
le cas par exemple d’Ignacio Ramonet : « l’ancien affrontement
Est Ouest n’était rien, comparé à ce que serait un affrontement
344
Nord Sud » .
Pour les partisans d’un libéralisme « dirigé », le danger existe
mais ils pensent en général qu’un rééquilibrage des pouvoirs
entre pays riches et pays pauvres devrait surseoir au pire. C’est
344
Ramonet (I.), Géopolitique du chaos, op. cit. p.49.
273
le cas par exemple de PH. Auberger : « si elle fonctionnait
mieux et accordait une parcelle de pouvoir aux pays les plus
pauvres au lieu de les soumettre constamment au bon vouloir
des pays les plus riches, (la démocratie internationale) pourrait
apporter un apaisement des conflits et serait utile pour
345
sauvegarder la paix et l’équilibre des nations » . Passons sur
le négligeable de cette « parcelle de pouvoir » puisqu’en effet
— si le danger était réel et il est réel — une parcelle y suffirait.
Dans ce cas, on s’étonnera que les puissances impériales ne
soient pas plus soucieuses de leurs propres intérêts et il
faudrait en conclure qu’elles ont intérêt à la guerre. Il ne faut
pas l’exclure.
La difficulté vient moins de là plutôt que de l’idée que l’on se fait
des rapports que la démocratie entretient avec la guerre, du
pari que l’on fait sur l’hypothèse d’une « gouvernance
mondiale », et de la permanence des obstacles qui s’y
opposent lorsqu’on passe du niveau national au niveau
international. Enfin — si l’hypothèse du déclin nord américain
se vérifiait — elle dépendrait du pari que l’on ferait sur ce que
seraient les réactions de l’empire, qui lui-même est
profondément divisé.
L’idée que l’on se fait des rapports que la démocratie entretient
avec la guerre est désespérément naïve mais elle a encore de
beaux jours devant elle : c’est celle que professait déjà en son
temps le très regretté professeur Schumpeter : « plus la
structure et l’attitude d’une nation sont résolument capitalistes,
et plus cette nation sera pacifiste et tendra à mesurer les coûts
346
d’une guerre » . C’est davantage qu’une erreur
d’appréciation. C’est un égarement de l’esprit.
En revanche, le pari que l’on fait sur l’hypothèse d’une
gouvernance mondiale démocratique est plus délicat à manier
et on sait qu’il constituait déjà chez Kant l’un des points butoirs
de la Critique de la raison pratique. Kant reconnaissait tout à la
fois que la paix universelle était nécessaire (en théorie), mais
impossible (en pratique) mais il s’obstinait à faire de
l’adéquation entre la théorie et la pratique — plutôt que de
l’adéquation entre la force et le droit — le moyen d’y parvenir.
Kant nous a appris à penser et – même le couteau sous la
gorge – nous resterons kantien jusqu’à la fin de nos jours.
347
Contrairement à Hobbes - le père du pragmatisme - il était
donc obligé de faire l’hypothèse d’une « nature humaine
perfectible » tout en critiquant le fait que la paix puisse résulter
d’un « équilibre des forces » en présence. Écoutons-le : « une
paix universelle durable - grâce à ce que l’on appelle l’équilibre
des forces dans le monde - ressemble à la maison de Swift
qu’un architecte avait si parfaitement construite selon toutes les
lois de l’équilibre qu’elle s’écroula dès qu’un moineau vint s’y
poser : c’est une pure chimère […]. Pour ma part, je n’en
maintiens pas moins ma confiance à la théorie qui part du
principe de droit énonçant ce que doit être le rapport entre les
hommes et les Etats qui recommandent […] de toujours
procéder dans leurs conflits de manière à ce que soit introduit
345
346
Auberger (Ph.), op. cit. p.223.
Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, p.128
347
Thomas Hobbes (1588-1679) Philosophe angalis qui inspira un grand
nombre de phiosophes politiques occidentaux.
274
348
par là un Etat Universel des peuples » . Or - et même si nous
savons que cela est impossible – cela reste désirable.
Sur le premier point, l’histoire l’aura acquitté. Construit depuis la
fin de la seconde guerre mondiale sur cet « équilibre des
forces » dont il parlait, le monde moderne — à l’image de la
maison de Swift — s’est écroulé ; toutes les lois de l’équilibre
sur lequel il reposait ont été rompues et l’implosion du bloc de
l’Est aura joué, dans cette affaire, le rôle du moineau. Sur le
second point, entre le double écueil d’un « équilibre de la
terreur » et d’une hégémonie unilatérale, il n’est pas étonnant
que le cosmopolitisme kantien revienne au goût du jour, qu’il
aille de pair avec une dénonciation du « dangereux monde
hobbesien » qui régit toute la politique extérieure nord
américaine et que — pour certains même — l’hypothèse d’une
« constitution mondiale » puisse gagner en crédibilité.
Cependant — raison pour laquelle tous les plaidoyers en faveur
d’une « gouvernance mondiale » sont destinés à rester lettre
morte — on voit très bien également que le principe d’un Etat
mondial détenant le monopole de l’exercice du pouvoir
conduirait au pire des despotismes. Tandis que — héritiers
exclusifs de la catastrophe — les Etats-unis se prennent
aujourd’hui pour le nouvel architecte du monde, ce paradoxe
reste intact.
Ensuite, lorsqu’on passe du niveau national au niveau
international, rien ne garantit que les mécanismes qui opéraient
dans un sens, continuent à opérer dans l’autre, et inversement.
Si jusqu’au début des années 1990, l’antagonisme Est Ouest
reste le phénomène le plus marquant, on a moins bien vu que
— sous cet antagonisme de façade et sous l’hypothèse d’une
destruction mutuelle assurée — des convergences beaucoup
plus profondes se nouaient entre les deux systèmes, liées
notamment au développement de leur appareil militaire et de
leur dispositif de défense. L’implosion soudaine du bloc de l’Est
et la faillite des économies planifiées ne sont pas encore
totalement élucidées à ce jour, mais il n’est pas douteux que les
dépenses fédérales Us en matière de recherchedéveloppement militaire n’auront cessé de stimuler la
croissance et qu’inversement, la faillite du bloc de l’Est doit —
en partie au moins — être imputée à l’inadéquation croissante
entre son système économique et ses ambitions militaires.
Comparables les unes aux autres, mais tirant les économies de
marché vers le haut, les dépenses militaires auront poussé les
économies planifiées à leur perte. C’est ce modèle hérité de la
guerre froide qui, aujourd’hui, aux Etats-unis est en crise.
D’un côté le triomphe sans partage de l’économie de marché
s’est accompagné d’un recul des dictatures et d’une
généralisation du modèle démocratique formel, mais également
de son recul et de son affaiblissement dans les démocraties
« avancées » : aujourd’hui la démocratie se négocie à
l’exportation ou s’impose par les armes. D’un autre côté,
l’extraordinaire emprise des marchés, sans éliminer ni faire
passer au second plan l’éventualité d’affrontements Nord Sud
rend de plus en plus probable l’éventualité d’affrontements
348
Emmanuel Kant, Sur l’expression courante : il se peut que ce soit juste en
théorie, mais en pratique cela ne vaut rien ; in : Théorie et pratique, le droit de
mentir, Paris, Vrin, 1972, p.58 (1ere ed.1793).
275
« nord-nord». Or, il n’y a pas lieu de penser que ces
affrontements reconduiraient purement et simplement les
anciens clivages entre l’Est et l’Ouest. L’Est a explosé, l’Ouest
pourrait exploser également. Il suffirait pour cela que
l’hégémonie nord américaine soit sérieusement compromise.
Dans ce cas, tout reposerait – au moins en partie - sur ce que
seraient les réactions de l’empire.
Si l’hypothèse de l’empire semble acceptée par tous, celle du
déclin n’est pas très communément partagée. Au plan militaire
au moins, la puissance américaine ne fait aucun doute pour
personne. À partir du début des années 1960, on commence
par parler de « République impériale » (Aron), ensuite
« d’impérialisme » tout court, puis d’hégémonie, de
« superpuissance » et aujourd’hui « d’hyperpuissance »
(Védrine) : autant de termes qui signalent cette escalade de la
puissance. Aux Etats-unis, on parle de domination,
d’hégémonie, de suprématie, de prééminence ou encore de
leadership, mais le constat est identique et non seulement cette
domination est incontestable mais — au prix de mettre la nation
en danger — elle est devenue irréversible. C’est le point de vue
par exemple de Brzezinski : « l’issue victorieuse de la guerre a
placé l’Amérique, au-dessus du monde » admet-il et —
quelques pages plus loin — « l’hégémonie mondiale américaine
est désormais une réalité établie. Nul ne peut la nier, pas même
l’Amérique qui mettrait en danger sa propre existence si elle
349
devait décider […] de se retirer des affaires du monde » .
Parmi ceux qui aujourd’hui pensent que la puissance
américaine est sur le déclin nous avons deux attitudes. Ceux
qui — comme Kupchan — envisagent un désengagement
progressif et un repli tactique ordonné. Selon lui de « nombreux
signes d’alarme suggèrent que l’internationalisme Us est déjà
350
en retrait » annonçant le « commencement d’un transfert de
sa domination globale » (« the beginning of the demise of its
global dominance »). Pour lui — la cause n’en est pas le rôle
croissant de la Chine, ni la montée de l’islam, mais l’Europe
unie « whose economy already rivals America’s ». Sur ce point
Todd partage son point de vue, mais tandis que le premier
préconise un retrait prudent et progressif visant à préserver
l’essentiel, le second pense que le déclin est déjà engagé et
qu’il va se poursuivre inéluctablement sans susciter de remous
majeurs en conduisant les Etats-unis de manière inexorable au
rang de puissance subalterne. Nous pensons exactement le
contraire. Plus que jamais l’hypothèse de « remous majeurs »
nous semble d’actualité. C’est cette éventualité qu’il nous faut
regarder droit dans les yeux.
Alors que les Etats-unis s’affaiblissent, tout le monde voit bien
aujourd’hui que la principale contradiction dont se soutient la
« globalisation » ne passe plus entre pays pauvres et pays
riches, mais qu’elle divise désormais les pays riches entre eux.
Sur ce plan, le diagnostic de Kupchan est à peu près partagé
par tous : l’euro agit déjà tout seul contre les Etats-unis et
« sera à l’avenir, nous dit-il, une menace permanente pour le
349
Brzezinski (Z.), op. cit. p.283.
350
« numerous warning signs suggest that Us internationalism is already in
retreat » Kupchan, op. cit. p. 210.
276
351
système américain » . Par ailleurs comme le souligne Todd :
« le retour de la Russie à l’équilibre et la prise d’autonomie de
l’Europe et du Japon conduit à l’effondrement à moyen terme
352
du leadership américain » . Enfin il reconnaît que le retour à
l’équilibre des comptes extérieurs Us équivaudrait à une baisse
de 15 à 20 % de leur niveau de vie et que le système américain
n’arrive plus à assurer l’approvisionnement de sa propre
population. Il admet encore que les menaces d’embargo
économique de l’Europe sur les Usa sont beaucoup plus à
craindre pour les seconds que pour les premiers, et que les
Etats-Unis risquent de « se trouver un jour dans une
dépendance économique grave sans disposer d’une supériorité
353
militaire réelle » . Le bilan est lourd, extrêmement sévère et
nous partageons encore le point de vue de l’auteur lorsqu’il
admet que « la force des choses va séparer l’Europe de
l’Amérique » et qu’il y a là « tous les éléments d’un véritable
antagonisme à moyen terme entre l’Europe et les Etats-unis »,
mais qu’entend-t-il par « véritable antagonisme ? ». Théodore
Roszak est plus radical encore : « s’il faut un prétexte pour
avoir un bras de fer avec nos anciens alliés, ce ne sera pas
354
difficile à trouver » .
Probablement pour éviter d’avoir à préciser ce qu’il entend par
« véritable antagonisme », l’auteur avance trois arguments : le
premier est qu’il n’y aura pas de difficultés pour les Etats-unis
tant que les classes dirigeantes des pays de toute la planète —
« mais particulièrement des pays les plus riches » — y
trouveront leur compte. Il est vrai que « tant que l’Europe et le
Japon se satisfont du leadership américain, l’empire est
invulnérable ». D’ailleurs, il suffirait sur ce plan que les Etatsunis donnent un rôle mondial plutôt qu’asiatique au Japon, et
adoptent une attitude compréhensive vis-à-vis de l’Europe pour
qu’un rééquilibrage s’opère. Il est vrai que la plupart de ces
pays — et leurs classes dirigeantes — s’accommodent pour
l’instant de cette situation et que c’est encore le cas aujourd’hui,
mais cela ne saurait durer. Par ailleurs et contrairement à ce
que pense Todd, le pouvoir que les Usa veulent exercer sur le
monde peut tout à fait désormais se passer de l’accord des
classes dirigeantes tributaires. Enfin, comment imaginer que les
USA puissent avoir l’initiative d’un quelconque rééquilibrage
dans lequel ils auraient tout à perdre ?
Le deuxième argument selon lequel l’Amérique est trop faible
économiquement, militairement et idéologiquement pour
parvenir à redresser la tendance - et qui permet de conclure au
fait que l’arrivée à complétude du processus impérial est peu
vraisemblable - ne résiste pas non plus à l’examen. D’une part
ce que Todd désigne comme le caractère « inévitable des
rétroactions négatives lorsqu’un acteur stratégique s’assigne
355
des objectifs qui ne sont plus à sa mesure » peut tout à fait
s’inverser en son contraire dès lors qu’il choisit de faire
351
Kupchan, op. cit. . p.219.
352
Emmanuel Todd, op. cit p. 151
353
ibidem, p. 214
354
Théodore Roszak, op. cit. p.116.
355
Emmanuel Todd, op. cit. p. 225.
277
l’économie du consensus. Dans ce cas, le déploiement militaire
devra surseoir à la faiblesse économique, et même relancer
l’économie. D’autre part, il est peu probable que la complétude
du système impérial soit impériale, mais globalitaire.
Enfin, troisième argument, le scénario d’une panique boursière
d’une ampleur jamais vue, suivie d’un effondrement du dollar,
qui aurait pour effet de mettre un terme au statut économique
« impérial » des États-Unis, n’est pas une fatalité. C’est oublier
qu’une « panique boursière » est faite pour être exporté, que si
elle touche les Etats-unis, elle n’y touche pas tout le monde de
la même manière, que l’empire s’est construit — non pas en
dépit — mais grâce aux « paniques boursières », que le dollar
est toujours sorti renforcé d’une « panique boursière » et que
ce qui pour les uns apparaît comme une « panique », apparaît
pour les autres comme une bénédiction du ciel.
Toutes ces hypothèses d’ailleurs ne sont pas contradictoires
entre elles, mais elles restent insuffisantes. Et Todd d’envisager
« l’inenvisageable » : « nous ne pouvons même plus exclure a
priori l’hypothèse stratégique d’une Amérique agressant des
356
démocraties » . Rien n’indique en effet que les Etats-unis —
selon la circonstance — soient disposés à renoncer à un
affrontement direct avec les démocraties occidentales, direct
c’est-à-dire militaire. Mais il y a pire : de même que ce qui avait
conduit au choix impérial, était « l’abandon au cours naturel des
choses », le même abandon conduit aujourd’hui au choix
dictatorial. Cette hypothèse — non seulement il ne faut pas
l’exclure — mais c’est la seule que – à priori - il faille
considérer.
Alors que de nombreux observateurs admettaient jusque-là que
la politique étrangère nord américaine consistait davantage à
éteindre les incendies plutôt qu’à identifier leurs causes et à les
prévenir, elle consiste désormais à les allumer. Les Etats-unis
n’ont plus de politique étrangère : la guerre seule en tient lieu,
et cela au moment même où elle a cessé d’être un « ultime
recours », pour devenir « préventive ».
La volonté de puissance et d’expansion des USA est
aujourd’hui plus forte que jamais : il s’agit pour l’empire
d’éliminer tout ce qui s’oppose à sa marche en avant, de
rechercher le conflit plutôt que de lui trouver une solution et —
pour relancer sa puissance — de mépriser le jeu démocratique
en mettant en péril la stabilité de la cohésion internationale. À
condition de l’organiser et d’en recueillir les fruits, la puissance
américaine ne reculera plus devant le chaos. Désormais la
démocratie et les institutions internationales constituent pour
elle le principal obstacle à son expansionnisme.
Avec le ralliement de l’Est à l’Ouest le Nord se recompose, ses
anciennes lignes de ralliement ou de partage se déplacent et —
dans cette nouvelle configuration — la stratégie nord
américaine est d’unifier l’ensemble à la mesure de ses propres
intérêts, de manière unilatérale de préférence et par la force si
nécessaire. L’annexion de l’Irak — au détriment ici de l’Europe
et de la Russie — et la recomposition de l’ensemble moyenoriental font partie de cette stratégie ; en fait également partie,
356
ibidem, p. 30.
278
la vassalisation de l’Europe et de l’ensemble Est asiatique. Il n’y
a aucune raison pour que cela s’arrête. Depuis quelque temps
— alors que plus rien ne semble s’opposer à la généralisation
et à l’universalisation du modèle nord américain —
l’intransigeance diplomatique, l’abandon de la stratégie du
compromis, l’unilatéralisme, le recours à la force et — pour tout
dire — l’état d’exception permanent et la guerre, caractérisent
de mieux en mieux ce modèle.
La probabilité d’un échec dans un conflit où les Etats-unis se
seraient engagés paraît totalement écartée : même s’ils ne
gagnaient pas, ils ne perdraient pas. Mais cette domination
sans partage qu’ils exercent sur le reste du monde
s’accompagne aujourd’hui d’une périlleuse fragilité politique et
économique. Pratiquement invincibles sur un plan militaire mais
de plus en plus faibles au plan économique — alors que c’est
l’inverse pour l’Europe — surendettés et aux abois, la situation
nord-américaine est préoccupante. Au bord de la faillite et
n’échappant au dépôt de bilan national qu’à condition d’en
exporter la charge, en proie à une paranoïa sécuritaire de plus
en plus alarmante, détenteurs d’armes de destruction de plus
en plus massive et engagés dans une spirale où seule la
surenchère militaire peut relancer leur économie, les Etats-unis
sont devenus une menace pour la sécurité et l’ordre public
international.
Économiquement les USA sont au bord du désastre : la
domination qu’ils exercent sur le reste du monde par le seul jeu
des mécanismes du marché n’a cessé de se renforcer mais,
tandis qu’ils devenaient de plus en plus « dépendants de cette
domination », les conditions qui leur permettaient de la
reproduire n’ont cessé de se dégrader. Au plan intérieur,
rarement les inégalités sociales auront pris de telles
proportions. Le déclin des USA est pour ainsi dire « escompté »
et leur position, en temps de guerre comme en temps de paix,
est désespérée.
Privés d’un soubassement économique réel propre et contraints
de prélever sur l’extérieur ce que désormais ils sont devenus
incapables de produire, ayant consommés avec un temps
d’avance ce qu’ils n’ont pas encore produit ni prélevés, les
Etats-Unis n’ont plus le choix. Voués à faire main basse sur des
réserves énergétiques qui ne leur appartiennent pas et qui — à
défaut — les mettraient à genoux en l’espace de quelques
dizaines d’années, les USA auront réussi le tour de force de
faire supporter au reste du monde le déficit de leur propre
avenir.
Pour obtenir la croissance sans avoir à en payer le prix, vivant
au jour le jour sans accepter de prélever sur leur
consommation, ils auront massivement emprunté à l’étranger,
années après années au rythme de plus d’un milliard de dollars
par jour tout en conservant la capacité de dévaluer leur dette,
de continuer à drainer des capitaux et de mettre leurs
créditeurs en faillite. Or, le système du crédit où tout peut être
obtenu en acompte — même la conquête du monde —
détermine également les conditions qui préparent sa chute, la
faillite de l’économie de marché, et le suicide de la démocratie.
C’est d’autant plus alarmant que la protection de leurs intérêts à
l’étranger et la mise en place de nouveaux intérêts qui à leur
279
tour devront être « protégés » — c’est-à-dire la relance de la
machine économique — dépendent toujours plus de l’effort de
guerre et de l’appareil militaire.
Surdimensionné, traversé par des intérêts contradictoires qui le
vouent à l’immobilisme interne et devenu ingérable à partir de
ses seules ressources propres, l’empire s’est lancé dans un
activisme qui le coupe du concert des nations et rend toujours
plus inéluctable le recours à la force. Maintenant que le danger
communiste est écarté, mais que la machine militaire qui a
permis de le faire a été mise en place, le danger serait qu’elle
demeure sans emploi : en raison de sa faiblesse et de sa
dépendance économiques, l’Amérique n’a plus d’autres issues
aujourd’hui que de fomenter des guerres qu’elle fait financer
par le reste de la communauté internationale.
Le complexe militaro-industriel étant devenu le fer de lance de
l’innovation technologique et le moteur de la croissance, seul
un budget défense en augmentation permanente est en mesure
de relancer l’appareil économique et de le préserver hors de
ses frontières. Dès lors qu’il reste un tant soit peu inutilisé — ou
inexpérimenté en « situation réelle » — le suréquipement
militaire court le risque de passer pour un mauvais
investissement. Lorsqu’une menace disparaît, il faut donc en
identifier une ou plusieurs autres, de manière à avoir toujours
quelqu’un à attaquer ou quelque chose à défendre. Dans ce
cas, le meilleur ennemi sera celui qui correspondra le mieux
aux conditions réactualisées de la mise en valeur du capital
militaire. La « gangrène » ayant changé de visage, le
« terrorisme international » aura permis de lui en fournir un
autre d’autant plus intéressant à exploiter que — permettant de
renouveler le potentiel militaire pour l’adapter aux nouvelles
menaces — il offrait un visage « transnational ». Dans un cas
comme dans l’autre, il faut qu’une menace subsiste pour
relancer la machine, justifier de nouvelles interventions et
pousser toujours plus avant la volonté hégémonique.
Désormais — avec ses alliés de circonstance, mais
éventuellement tout seul — un « Etat garnison » impose au
restant de la planète et par la force, l’essentiel de ses volontés
et des décisions qu’il prend pour lui seul, au nom de tous.
L’Amérique n’en est plus à vouloir se faire une place au soleil ;
c’est déjà fait et la place qu’elle y occupe est considérable. Elle
veut désormais « être le soleil » et que tous les pays gravitent
autour d’elle, en lui devant allégeance. Or, elle a de moins en
moins les moyens de ses ambitions, mais ne peut y renoncer
sans courir le risque d’une guerre civile interne. Soustraite à
tout horizon d’équité et même de dignité, intraitable, impatiente
et inconditionnelle — l’excès (hybris) étant sa seule mesure car
elle sait que ses heures sont comptées — la démocratie
américaine aujourd’hui est moribonde. Une nation dominante
qui ne parvient même plus à se dominer, ni à dominer les
autres sans relancer en permanence les mécanismes de sa
propre destruction, se trouve confrontée à plus ou moins long
terme à l’hypothèse de la dictature, ou réduite à en créer les
conditions pour y échapper. Dans cette logique en effet la
démocratie constitue un obstacle. Cela est vrai au plan
intérieur, mais cela est plus vrai encore au plan international, et
les deux aspects sont liés.
280
Ce que les pères fondateurs appelaient « un juste respect des
opinions d’autrui » désormais n’a plus cours : Aujourd’hui, la
seule alternative est de vendre la démocratie, ou bien de
l’imposer. Dans chaque cas c’est un investissement dont il faut
évaluer les coûts et les espérances de profits. Personnage
éminent de l’entourage de Clinton, Joseph Stiglietz par
exemple, regrette que l’administration à laquelle il appartenait
ait échoué : « si vendre le capitalisme et la démocratie à
l’américaine était l’un des objectifs cruciaux de notre politique
357
étrangère, nous avons marqué contre notre camp » .
Retenons bien le terme qu’il utilise car c’est bien de cela dont il
s’agissait alors : sous Clinton la démocratie était « à vendre ».
Aujourd’hui ce n’est plus le cas. La démocratie reste toujours
négociable, mais — pour une espérance de gains comparables
— il semblerait qu’il soit devenu moins coûteux et plus rentable
de l’imposer par les armes que de la vendre. Pour
l’administration Bush, la démocratie est devenue un idéal
coûteux et inabordable ; la vendre relève désormais d’un
idéalisme désuet, contre-productif et dangereux que le
« langage pragmatique des armes » (Wolfowitz) doit relayer,
encadrer et guider.
Loin d’inciter les Etats-unis à la modération, leur fragilité
économique est un puissant facteur de radicalisation politique :
profondément convaincu qu’ils n’ont pas à tenir compte de la
situation mondiale mais à la transformer à leur avantage — leur
durcissement politique sera de nature à compenser leur
affaiblissement économique. Ils seront d’autant moins portés à
se plier à des règles qu’eux-mêmes auront contribué à imposer,
tout en se réservant la possibilité de les ignorer ou de les
modifier, que ces intérêts risqueront d’être compromis et qu’ils
jugeront ces règles contraires à leurs « intérêts vitaux ».
Considérant le monde comme leur propre espace national, tout
ce qui dans le monde ne va pas dans le sens de leurs intérêts
est considéré par eux comme une atteinte à leur souveraineté
et quasiment l’amorce d’une « guerre civile ». Les symptômes,
d’ailleurs, vont s’en manifester sur leur propre territoire. Nous
touchons ici du doigt le paradoxe de cette « forme
358
exclusivement américaine de nationalisme universaliste »
consistant à ériger le cas particulier au rang de l’intérêt général,
tout en réduisant l’intérêt général à une exception. Ce paradoxe
aujourd’hui tourne au pire et s’il saute aux yeux qu’une
impopularité mondiale croissante n’est pas évaluée par les
Etats-unis comme un coût, certains sont même proches de
penser que le courage de l’affronter et d’y faire face constitue
un gage de démocratie. Lors de son entrée en fonction,
l’administration Bush en voulait au monde entier et le traitait par
le mépris. Le onze septembre lui aura permis de rallier derrière
elle l’opinion mondiale ; aujourd’hui qu’elle tente de rallier cette
opinion, le monde entier en veut à l’administration Bush et milite
à sa perte. Rarement un gouvernement n’aura dilapidé en aussi
peu de temps un tel capital de confiance et l’erreur serait de
penser qu’une administration démocrate puisse faire oublier
une administration républicaine en remettant les compteurs à
zéro. C’est une illusion et un luxe que les Etats-unis — en
apparence au moins — peuvent continuer à s’offrir. Cela ne
357
Stieglitz (Joseph), Quand le capitalisme perd la tête, Paris, Fayard, 2003,
p.51.
358
Kagan Robert, op. cit. p.122.
281
saurait durer.
Il saute également aux yeux que — si du point de vue nord
américain le multilatéralisme présente un coût (concessions,
compromis et renoncements partiels, perte en efficacité
immédiate…) tandis que l’unilatéralisme n’en présente
pratiquement aucun — tant que ce coût restera inférieur à ce
qu’ils en retirent, ils transgresseront les règles du droit
international sans courir le risque de sanctions immédiates. On
voit mal pourquoi ils y renonceraient. Pour que ce coût
devienne supérieur, il faudrait que ceux contre lesquels il
s’exerce soient prêts à courir — ensembles ou séparément —
le risque d’y mettre un terme. Dans le cas contraire, les Etatsunis continueront à faire la loi dans le mépris des institutions
internationales qui — à leurs yeux — sont devenues inutiles ou
contraignantes (binding Institutions). Ils modifieront la loi, ils
empêcheront qu’elle soit modifiée ou ils feront la guerre.
En flétrissant la bannière des Nations Unies — qui « après tout
359
est leur création » — aujourd’hui les Etats-unis ont un peu
plus compromis les chances qui leur restaient d’inspirer encore
la confiance. La seule solution serait qu’en jouant le jeu de la
démocratie ils reviennent à une gestion plus équilibrée de leurs
affaires, mais il y a peu de chances pour que cela se produise.
Au rythme où vont les choses, non seulement il est probable
que « la démocratie (américaine) affrontera une crise de
360
légitimité qui pourrait s’avérer dévastatrice » , mais tout
témoigne du fait que cette crise est déjà en cours.
La probabilité d’une calamité économique telle que — plutôt
que d’accepter que leur puissance soit affaiblie — le recours à
la dictature apparaisse comme la seule issue possible, gagne
chaque jour en crédibilité. Chaque fois dans l’histoire qu’une
telle situation se sera présentée, la dictature aura accompagné
ce décalage croissant entre crédibilité militaire et crédibilité
politique dont parle Brzezinski. Quitte à prendre le risque de se
retourner contre elle-même, elle aura été l’instrument de son
dépassement : « quand il n’y a plus d’issue, l’impulsion
destructrice devient totalement indifférente à la question qu’elle
ne s’est jamais posée clairement : contre qui se retourner,
361
contre les autres ou contre soi-même ? » . C’est à ce dilemme
que nous sommes, aujourd’hui confrontés.
359
ibidem, p.63
360
Zakaria Fareed, op. cit. p.321
361
Brzezinski (Z.), op. cit. p.285
282
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Annexes et tableaux
Tableau 1 : PNB et Dépenses gouvernementales par postes 1900-1945
PNB
DG
% PNB DM
% DG
DC
% DG
1903
23.0
1.7
7.4
1913
40.0
3.1
7.7
1929
104.4
10.2
9.8
1930
97.4
3.4
3.5
0.7
6.9
9.4
93.1
1934
61.1
10.7
17.5
1939
91.1
17.5
19.2
1.2
6.6
16.3
93.4
1940
96.5
1941
113.9
9.4
9.8
1.6
17.5
7.8
82.5
13.6
12.0
6.4
47.1
7.2
52.9
1942
144.2
1943
180.0
35.1
24.4
25.6
73.0
9.4
27.0
78.5
43.6
66.7
84.9
11.8
15.1
1944
1945
209.0
91.3
43.7
79.1
86.7
12.1
13.3
221.4
92.7
41.9
82.9
89.5
9.7
10.5
1946
222.9
55.2
24.8
42.6
77.3
12.5
22.7
1947
234.9
34.5
14.7
12.8
37.1
21.6
62.9
1948
256.6
29.7
11.6
9.1
30.6
20.6
69.4
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Tableau 2 : Recettes, Dépenses et déficits gouvernementaux 1950-2005 (Millions$)
Recettes
Dépenses
Déficit
Recettes
Dépenses
Déficit
1950
1955
1960
1965
1970
1975
1980
1985
1990
1995
39.4
42.6
-3.1
65.5
68.4
-3.0
92.5
92.2
+0.3
116.8
118.2
-1.4
192.8
195.6
-2.8
279.1
332.3
-53.2
517.1
590.9
-73.8
734.1
946.4
-212.3
1032.0
1253.2
-221.2
1351.8
1515.8
-164.0
1996
1997
1998
1999
2000
2001
2002
2003
2004
2005
1453.1
1560.6
-107.4
1579.4
1601.3
-21.8
1721.9
1652.6
+69.2
1827.6
1702.0
+125.6
2025.4
1789.2
+236.2
1991.4
1863.2
+128.2
1853.4
2011.1
-157.7
17825
2160.1
-377.5
1880.2
2293.0
-412.7
2153.8
2472.2
-318.3
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Tableau 3 : Balance commerciale Us 1960-2006 (Millions$, Base bop)
Export
Import
Balance
Export
Import
Balance
1960
19.6
14.7
1962
20.7
16.2
+4.8
1964
25.5
18.7
+4.5
1966
29.3
25.4
+6.8
1968
33.6
32.9
+3.8
1970
42.4
39.8
+0.6
1972
49.3
55.7
+2.6
1974
98.3
103.8
-6.4
1976
114.7
124.2
-5.5
1978
142.0
176.0
-9.4
1980
224.2
249.7
-3.3
1982
1984
1986
1988
1990
1992
1994
1996
1997
1998
1999
211.1
247.6
-
219.9
332.4
36.4
223.3
368.4
-112.5
320.2
447.1
-145.0
387.4
498.4
-126.9
439.6
536.5
-111.0
502.8
668.6
-96.8
612.1
803.1
-165.8
678.3
876.7
-191.0
670.4
918.6
-198.4
683.9
1031.7
-248.2
2000
2001
2002
2003
2004
2005
2006
290
-25.5
-347.8
Export
Import
Balance
771.9
1226.6
718.7
1148.2
-454
682.4
1167.3
-429
713.4
1264.3
-484
807.5
1477.0
-550
894.6
1681.1
-669
Source : Us Census Bureau, Foreign Trade Division.
291
1023.1
1861.3
-787
-838
Tableau 4 : PNB et Dépenses gouvernementale par poste 1946-2005 (Millions$)
PNB
DG
% PNB
DM
% DG
DC
% DG
1940
96.5
9.4
9.8
1.66
17.5
7.8
82.5
1941
113.9
13.6
12.0
6.4
47.1
7.2
52.9
1942
144.2
35.1
24.4
25.6
73.0
9.4
27.0
1943
180.0
78.5
43.6
66.7
84.9
11.8
15.1
1944
209.0
91.3
43.7
79.1
86.7
12.1
13.3
1945
221.4
92.7
41.9
82.9
89.5
9.7
10.5
1946
222.9
55.2
24.8
42.6
77.3
12.5
22.7
1947
234.9
34.5
14.7
12.8
37.1
21.6
62.9
1948
256.6
29.7
11.6
9.1
30.6
20.6
69.4
1949
271.7
38.8
14.3
13.1
33.9
25.6
66.1
1950
273.6
42.5
15.6
13.7
32.2
28.8
67.8
1951
321.3
45.5
14.2
23.5
51.8
21.9
48.2
1952
348.9
67.6
19.4
46.0
68.1
21.5
31.9
1953
373.1
76.1
20.4
52.8
69.4
23.3
30.6
1954
378.0
70.8
18.7
49.2
69.5
21.5
30.5
1955
395.3
68.4
17.3
42.7
62.4
25.7
37.6
1956
427.2
70.6
16.5
42.5
60.2
28.1
39.8
1957
450.3
76.5
17.0
45.4
59.3
31.1
40.7
1958
460.5
82.4
17.9
46.8
56.8
35.6
43.2
1959
491.5
92.1
18.7
49.0
53.2
43.1
46.8
1960
517.9
92.2
17.7
48.1
52.2
44.1
47.8
1961
530.8
97.7
18.4
49.6
50.8
48.1
49.2
1962
567.6
106.8
18.8
52.3
49.0
54.4
51.0
1963
598.7
111.3
18.5
53.4
48.0
57.9
52.0
1964
640.4
118.5
18.5
54.7
46.2
63.7
53.8
1965
688.2
118.2
17.2
50.6
42.8
67.6
57.2
1966
752.9
134.5
17.8
58.2
43.2
76.4
56.8
1967
811.8
157.4
19.4
71.4
45.4
86.0
54.6
1968
866.6
178.1
20.5
81.9
46.0
96.2
54.0
1969
948.6
183.6
19.3
82.5
44.9
101.1
55.1
1970
1013.7
195.6
19.3
81.6
41.8
113.9
58.2
1971
1079.9
210.1
19.4
78.8
37.5
131.3
62.5
1972
1178.3
230.6
19.6
79.1
34.3
151.5
65.7
1973
1307.6
245.7
18.7
76.6
31.2
169.0
68.8
1974
1439.3
269.3
18.7
79.3
29.5
190.0
70.5
1975
1559.2
332.3
21.3
86.5
26.0
245.8
74.0
1976
1736.5
371.8
21.4
89.6
24.1
282.1
75.9
1977
1974.3
409.2
20.7
97.2
23.8
311.9
76.2
1978
2217.0
458.7
20.7
104.5
22.8
354.2
77.2
1979
2500.7
504.0
20.1
116.3
23.1
387.6
76.9
1980
2731.8
590.9
21.6
133.9
22.7
456.9
77.3
1981
3054.7
678.2
22.2
157.5
23.2
520.7
76.8
1982
3227.6
745.7
23.1
185.3
24.8
560.4
75.2
1983
3440.7
808.3
23.5
209.9
26.0
598.4
74.0
1984
3840.2
851.8
22.1
227.4
26.7
624.4
73.3
1985
4141.6
946.4
22.9
252.7
26.7
693.6
73.3
1986
4112.4
990.4
22.5
273.3
27.6
717.0
72.4
1987
4667.1
1004.1
21.6
281.9
28.1
722.1
71.9
1988
5008.6
1064.4
21.2
290.3
27.3
774.1
72.7
1989
5400.5
1143.6
21.2
303.5
26.5
840.1
73.5
1990
5735.4
1253.2
21.8
299.3
23.9
953.8
76.1
1991
5935.1
1324.4
22.3
273.3
20.6
1051.1
79.4
1992
6239.9
1381.6
22.2
289.3
21.6
1083.3
78.4
1993
6575.5
1409.5
21.5
291.0
20.7
1118.4
79.3
1994
6961.3
1461.9
21.0
281.6
19.3
1180.2
80.7
1995
7325.8
1515.8
20.7
272.0
17.9
1243.7
82.1
1996
7694.4
1560.5
20.3
265.7
17.0
1294.8
83.0
1997
8182.4
1601.2
19.6
270.5
16.9
1330.7
83.1
1998
8627.9
1652.6
19.1
268.4
16.2
1384.1
83.8
1999
9125.3
1703.0
18.7
274.8
16.1
1428.1
83.9
2000
9709.8
1789.2
18.4
294.3
16.5
1494.8
83.5
2001
10057.9 1863.2
18.5
304.7
16.4
1558.4
83.6
2002
10377.4 2011.1
19.4
348.4
17.3
1662.6
82.7
2003
10808.6 2160.1
20.0
404.7
18.7
1755.3
81.3
2004
11517.5 2293.0
19.9
455.8
19.9
1837.1
80.1
2005
12265.8 2472.2
20.2
495.3
20.0
1876.8
80.0
2006* 13061.1 2665.4
20.3
521.8
19.7
2133.5
80.3
2007* 13761.2 2784.2
20.2
571.8
20.5
2212.3
79.5
* Estimations
Sources : www.gpoaccess.gov Budget of the United States Government Fiscal Year 2008, 336 p.
Table 6.1 (disponible format pdf)
292
Tableau 5 : Investissements internationaux Us à l’étranger et étranger aux USA : 1976-2006 (milliard$)
Invest direct
autres (19-22-23)
Avoir privés Us (17)
Gouvernement (5-10)
Total Us
Total étranger
dont direct invest
Position
Invest directs
autres (19-22-23)
Avoirs privés Us (15)
Gouvernement
Total Us
Total étranger
dont direct Invest
Position
Invest directs
autres
Avoirs privés Us
Gouvernement
Total Us
Total étranger
dont Invest directs
Position
Invest direct (18)
Autres (19-22-23)
Avoir privés Us (17)
Gouvernement (5-10)
Total Us
Total étranger
Dont invest directs
Position
1976
222.2
145.6
367.8
89.0
456.9
292.1
47.5
164.8
1977
246.0
164.3
410.3
101.9
512.2
340.8
55.4
171.4
1978
285.0
213.6
498.6
122.6
621.2
414.8
68.9
206.4
1979
336.3
248.3
584.6
202.1
786.7
469.7
88.5
316.9
1980
388.0
304.8
692.8
237.0
929.8
568.9
127.1
360.8
1981
407.8
398.4
806.2
195.4
1001.6
661.9
164.6
339.7
1982
374.0
514.0
888.0
220.4
1108.4
779.4
184.8
328.9
1983
355.6
650.6
1006.2
204.7
1210.9
912.6
193.7
298.3
1984
348.3
664.6
1012.9
192.0
1204.9
1044.2
223.5
160.6
1985
371.0
1986
404.8
1987
478.0
1988
513.7
1989
553.0
1990
616.6
1991
643.3
1992
663.8
1993
723.5
1079.6
1237.6
1393.4
1597.5
1815.5
1919.9
2045.8
2101.2
2505.3
1287.3
1233.0
247.2
54.3
1469.3
1505.6
284.7
-36.2
1646.5
1726.5
334.5
-80.0
1829.6
2008.1
401.7
-178.4
2070.8
2330.3
467.8
-259.5
2178.9
2424.3
505.3
-245.3
2286.4
2595.7
533.4
-309.2
2331.7
2762.9
540.3
-431.2
2753.6
3060.6
593.3
-306.9
1994
786.5
1995
885.5
1996
989.8
1997
1068.0
1998r
1196.0
1999r
1414.3
2000r
1529.7
2001r
5971.7
2002p
5944.9
2751.3
3190.8
3765.8
4346.8
4858.1
5744.5
6015.8
5971.7
5944.9
2998.6
3310.5
617.9
-311.8
3451.9
3947.9
680.0
-495.9
4012.7
4534.2
745.6
-521.5
4567.9
5401.0
824.1
-833.1
5090.9
6009.6
920.0
-918.6
5965.1
6762.7
1101.7
-797.5
6229.3
7617.1
1418.5
-1387.7
6187.4
8167.3
1514.3
-1979.9
6189.2
8576.4
1504.4
-2387.2
2003
2004
2005
2006
2054
2463
2535
2855
7375
8984
10120
12225
7643
9783
1580
-2140
9257
11551
1742
-2294
11576
13814
1868
-2238
13754
16294
2099
-2539
Sources : www.bea.gov/international yearend position 1976-2006
Note : autres privés incluent les titres étrangers (foreign securities), les créances Us sur les étrangers non affiliés déclarées par les
établissements non bancaire, et les créances déclarées par les banques américaines qui ne sont pas inclues ailleurs. Les avoirs gouvernementaux
comprennent les réserves officielles Us détenues à l’étranger et les avoirs gouvernementaux autres que les réserves officielles : crédits et avoirs à
long terme etc..
293
Tableau 6 : Croissance, chômage, inflation et taux d’intérêt (1945-2005).
Année %croissance
(1)
chôm
(2)
infla
%
int
%
1945
1946
1947
1948
1949
1950
1951
1952
1953
1954
1955
1956
1957
1958
1959
1960
1961
1962
1963
1964
1965
1966
1967
1968
1969
1970
1971
1972
1973
1974
1975
1976
1977
1878
1979
1980
1981
1982
1983
1984
1985
1986
1987
1988
1989
1990
1991
1992
1993
1994
1995
1996
1997
1998
1999
2000
2001
2002
2003
2004
2005
2006
1.9
3.9
3.9
3.8
5.9
5.3
3.3
3.0
2.9
5.5
4.4
4.1
4.3
6.8
5.5
5.5
6.7
5.5
5.7
5.2
4.5
3.8
3.8
3.6
3.5
4.9
5.9
5.6
4.9
5.6
8.5
7.7
7.1
6.1
5.8
7.1
7.6
9.7
9.6
7.5
7.2
7.0
6.2
5.5
5.3
5.6
6.8
7.5
6.9
6.1
5.6
5.4
4.9
4.5
4.2
4.0
4.7
5.8
6.0
5.5
5.1
4.6
2.2
8.4
14.6
7.7
-0.9
1.0
7.8
2.3
0.8
0.3
-0.3
1.5
3.3
2.7
1.0
1.4
1.0
1.2
1.2
1.3
1.6
3.0
2.8
4.3
5.4
5.8
4.3
3.2
6.1
11.0
9.2
5.7
6.5
7.6
11.2
13.5
10.3
6.1
3.2
4.3
3.5
1.9
3.6
4.0
4.8
5.4
4.2
3.0
2.9
2.6
2.8
2.9
2.3
1.5
2.2
3.3
2.8
1.6
2.2
2.7
3.4
3.2
3.95
4.00
4.19
4.28
4.93
5.07
5.64
6.67
7.35
6.16
6.21
6.85
7.56
7.99
7.61
7.42
8.41
9.43
11.43
13.92
13.01
11.10
12.46
10.62
7.67
8.39
8.85
8.49
8.55
7.86
7.01
5.87
7.09
6.57
6.44
6.35
5.26
5.65
6.03
5.02
4.61
4.01
4.27
4.29
4.80
1.5
-0.4
9.8
10.2
-0.7
9.9
15.5
5.6
5.9
0.3
9.0
5.5
5.4
1.3
8.4
3.9
3.5
7.5
5.5
7.4
8.4
9.5
5.7
9.3
8.2
5.5
8.5
9.9
11.7
8.5
9.2
11.4
11.3
13.0
11.7
8.8
12.2
4.0
8.7
11.2
7.3
5.7
6.2
7.7
7.5
5.8
3.3
5.7
5.0
6.2
4.6
5.7
6.2
5.3
6.0
5.9
3.2
3.4
4.7
6.6
6.4
6.1
-1.1
-11.0
-0.9
4.4
-0.5
8.7
7.7
3.8
4.6
-0.7
7.1
1.9
2.0
-1.0
7.1
2.5
2.3
6.1
4.4
5.8
6.4
6.5
2.5
4.8
3.1
0.2
3.4
5.3
5.8
-0.5
-0.2
5.3
4.6
5.6
3.2
-0.2
2.5
-1.9
4.5
7.2
4.1
3.5
3.4
4.1
3.5
1.9
-0.2
3.3
2.7
4.0
2.5
3.7
4.5
4.2
4.5
3.7
0.8
1.6
2.5
3.6
3.1
2.9
%
Sources :
Pour le chômage : www.bls.gov/overview Annual average data (en pourcentage de la population active)
Pour le PIB (Gross Domestic Product) : www.bea.gov/national (per cent change from preceding period,
(1) en $ courants (2) en $ constants base 2000.
Pour l’inflation : inflationdata.com
294
Pour Les taux d’intérêt (à 10 ans) : http.federalreserve.gov
295
Tableau 7 : Réserves prouvées Us (1950-2000, en billions de barils)
Pétrole
Gaz nat
Total
Pétrole
Gaz Nat
Total
1950
25.3
36.4
61.7
1955
30.0
44.1
74.1
1960
31.6
52.2
83.8
1968
30.7
57.8
88.5
1969
29.6
55.2
84.8
1970
39.0
57.6
96.6
1971
38.1
55.1
93.2
1972
36.3
52.2
88.5
1973
35.3
48.8
84.1
1975
32.7
44.8
77.5
1979
29.8
1985
28.4
40.2
68.5
1990
26.3
40.0
61.7
1995
22.4
35.5
56.9
1996
22.0
34.5
57.0
1997
22.5
35.0
57.7
1998
21.0
35.2
55.5
1999
21.8
34.5
56.9
2000
22.0
35.1
59.2
2001
22.4
37.2
60.5
2002
2003
2004
2005
22.6
36.4
59.0
21.9
44.1
66.0
21.3
52.2
73.5
21.7
57.8
79.5
70.0
Pétrole
Gaz nat
Total
Sources :www.eia.doe.gov/emeu/aer/text/ptb0410.htlm
Tableau 8: PIB, Dépenses et dette fédérale (billions$)
Année
Dep Fed aug.%
Det Fed aug%
GDP
aug%
1978
1979
1980
1981
1982
1983
1984
1985
1986
1987
1988
1989
1990
1991
1992
1993
1994
1995
1996
1997
1998
1999
2000
2001
2002
2003
2004
2005
2006
$459
$504
$591
$678
$746
$808
$852
$946
$990
$1,004
$1,065
$1,144
$1,253
$1,324
$1,382
$1,410
$1,462
$1,516
$1,561
$1,601
$1,653
$1,702
$1,789
$1,863
$2,011
$2,160
$2,293
$2,472
$2,709
$776
$829
$1,808
$1,787
$1,908
$2,195
$2,386
$2,680
$2,120
$2,345
$2,601
$2,867
$3,206
$3,598
$4,001
$4,351
$4,643
$4,920
$5,181
$5,369
$5,478
$5,605
$5,628
$5,769
$6,198
$6,760
$7,354
$7,905
$8,611
$2,217
$2,501
$2,727
$3,055
$3,228
$3,441
$3,840
$4,142
$4,412
$4,647
$5,009
$5,401
$5,735
$5,935
$6,240
$6,576
$6,961
$7,326
$7,694
$8,182
$8,628
$9,125
$9,710
$10,058
$10,377
$10,806
$11,546
$12,290
$13,030
5.3%
4.0%
-1.3%
1.3%
-1.4%
1.7%
6.3%
4.3%
4.0%
2.4%
4.6%
4.0%
2.8%
-0.8%
1.7%
2.8%
3.8%
2.7%
2.7%
4.3%
4.4%
4.2%
3.7%
1.2%
1.3%
1.5%
4.1%
3.0%
2.7%
5.1%
1.3%
6.1%
3.8%
2.6%
3.4%
0.4%
7.4%
2.1%
-1.4%
2.9%
3.6%
6.1%
1.3%
0.9%
-0.5%
1.7%
1.2%
0.7%
0.7%
2.2%
1.5%
2.5%
1.8%
6.0%
4.7%
3.4%
4.3%
6.1%
3.1%
-1.5%
-0.8%
-1.1%
6.8%
15.0%
8.7%
12.3%
13.9%
7.6%
7.7%
6.3%
8.3%
7.5%
7.5%
6.0%
4.6%
3.4%
3.0%
1.7%
1.0%
0.8%
-2.1%
0.2%
5.5%
6.3%
5.9%
4.0%
5.5%
Source: www.publicdebt.treas.gov Voir également : www.brilling.com/debt-clock
296
1979
27.1
38.4
65.5
38.1
Tableau 9 : Importations et exportations Us par sources (1950-2005 – Quadrillion Btu)
1950
1956
1960
1970
1975
1980
1985
1990
1995
2000
2001
2002
2003
2004
2005
Char
Gaz
0.0
0.0
0.0
0.0
0.0
0.0
0.0
0.0
0.2
0.3
0.5
0.4
0.6
0.6
0.7
0.0
0.0
0.1
0.8
0.9
1.0
0.9
1.5
2.9
3.8
4.0
4.1
4.0
4.3
4.4
Importations
Brut
Autre
1.9
3.1
4.0
7.4
12.9
14.6
10.6
17.1
18.8
24.5
25.4
24.6
26.2
28.2
29.2
0.0
0.0
0.0
0.0
0.0
0.1
0.1
0.0
0.2
0.2
Total
Char
Gaz
Exportations
Brut
Autre
Total
1.9
3.2
4.1
8.3
14.0
15.8
11.7
18.8
22.2
24.9 (28.9)
26.3 (30.1)
25.7 (29.4)
27.0 (31.0)
29.1 (33.5)
34.7 (34.7)
0.8
0.0
0.6
0.0
1.4
0.5
1.0
1.9
1.7
2.4
2.4
2.7
2.3
1.5
1.2
1.0
1.1
1.2
1.2
0.0
0.0
0.0
0.0
0.0
0.0
0.1
0.2
0.3
0.5
0.6
0.8
0.7
0.4
0.5
0.4
1.6
1.6
1.8
1.9
2.1
1.9
2.0
2.1
2.1
2.4
0.0
0.0
0.0
0.0
0.0
0.0
0.0
0.0
1.4
2.6
2.3
3.7
4.2
4.7
4.5
4.0
2.0
3.6
4.0
4.4
4.5
-2.70
-5.70
-11.7
-12.1
-7.50
-14.0
-17.7
-24.9
-26.3
-25.7
-27.0
-29.1
-30.0
0 .1
0.6
0.2
Source : Energy Information Administration / Annual Energy Review 2006 table 1.4
Tableau 10 : Consommation d’énergie Usa par sources (1950-2005 - Quadrillion Btu)
1950
1956
1960
1970
1973
1975
1980
1985
1990
1995
2000
2001
2002
2003
2004
2005
Charb.
Gaz
Brut
Nucl.
Hydro
Autre Total
12.3
11.3
9.8
12.2
12.9
12.6
15.4
17.4
19.1
20.0
22.5
21.9
21.9
22.3
22.4
22.7
5.9
9.0
12.3
21.7
22.5
19.9
20.4
17.8
19.7
22.7
23.9
22.7
23.5
22.8
22.9
22.8
11.8
17.2
19.9
29.5
34.8
32.7
34.2
30.9
33.5
34.5
38.4
38.1
38.2
38.8
40.2
40.4
0.0
1.4
0.5
0.0
0.2
0.9
1.9
2.7
4.0
6.1
7.0
7.8
8.0
8.1
7.9
8.2
8.1
1.6
2.6
2.8
3.1
2.9
2.9
3.0
3.2
2.8
2.2
2.6
2.8
2.7
2.7
1.4
1.6
1.8
1.7
2.7
3.4
3.2
3.8
3.5
3.7
31.9
40.2
45.0
67.8
75.7
71.9
78.3
76.4
84.6
91.0
98.9
96.3
97.8
98.2
100.3
100.7
Source : Energie information Administration / Annual Energy Review 2006 table 1.3
Tableau 11 : Production d’énergie Us par sources (1950-2005 - Quadrillion Btu)
1950
1956
1960
1970
1973
1975
1980
1985
1990
1995
2000
2001
2002
2003
2004
2005
Charb.
Gaz
Brut
Nucl.
Hydro
Autre
Total
14.0
13.3
10.8
14.6
13.9
14.9
18.6
19.3
22.4
22.0
22.6
23.5
22.7
22.0
22.8
23.1
6.0
10.0
14.0
24.1
24.6
21.9
22.1
19.1
20.4
21.4
22.2
20.1
19.4
19.6
19.0
18.5
10.6
15.1
14.9
20.4
19.4
17.7
18.2
18.9
15.5
13.8
12.3
12.2
12.1
12.0
11.5
10.9
0.0
1.4
3.5
0.0
0.2
0.9
1.9
2.7
4.0
4.0
7.0
7.8
8.0
8.1
7.9
8.2
8.1
1.6
2.6
2.8
3.1
2.9
2.9
2.9
3.2
2.8
2.2
2.6
2.8
2.7
2.7
1.5
1.6
1.9
1.8
2.7
3.4
5.5
3.7
3.5
35.5
42.6
42.8
63.5
63.5
61.3
67.2
67.6
70.7
71.1
71.2
71.8
70.9
70.2
70.3
69.6
3.7
Source : Energie information Administration / Annual Energy Review 2006 table 1.2
297
Net
Tableau 12a : Revenus pétroliers des pays membres de l’OPEP 1972-2006 (million $ Us)
Arabie Saoud
Koweit
Iran
Irak
Autres
Total
1972
1973
1974
1975
1976
1977
1978
1979
1980
1981
3.1
1.6
2.4
0.5
4.2
1.9
4.1
1.8
22.5
7.0
17.5
5.7
25.6
7.5
18.5
7.5
33.5
8.5
22.0
8.5
37.8
8.5
23.0
9.6
35.8
9.2
20.5
9.8
55.5
16.0
20.8
20.3
104.2
18.3
11.6
26.5
115.5
15.0
9.3
9.8
14.3
22.5
90.5
93.3
116.1
128.4
119.2
188.0
272.1
254.7
1984
1987
1990
1993
1996
1999
2001
2003
2005
2006
Arabie Saoud
Koweit
Iran
Irak
Autres
Total
Source : EIA Opec Oil Revenues
Tableau 12b : Revenus pétroliers des pays membres de l’OPEP 1972-2006 (million $ Us)
Constant $ (base 2000)
Arabie Saoud
Koweit
Iran
Irak
Autre
Total
Nominal $
1972
1980
1986
2002
2001
2002
2004
2005
2006
19.3
11.5
17.1
6.0
223.2
40.1
28.0
57.8
31.2
10.0
9.1
10.6
48.6
9.9
19.1
12.5
54.9
11.4
21.8
14.9
50.7
10.3
19.9
13.1
115.6
27.4
32.2
18.2
150.1
36.9
41.0
19.3
154.3
40.3
43.3
19.4
102.8
597.5
117.2
170.2
191.3
177.7
338.3
429.8
447.2
Source : EIA Opec Oil Revenues
Tableau 13 : Prix du brut (1980-2007 - $/baril)
Us Texas
Mexique
Vénézuela
28.6
Arabian light
Brent
Us Texas
Mexique
Vénézuéla
Arabian Light
Brent
Us Texas
Mexique
Vénézuéla
Arabian Light
Brent
1981
82
83
84
85
86
87
88
89
90
91
na
38.5
na
35.0
32.8
32.0
32.5
32.8
30.0
29.0
32.8
28.3
29.0
27.8
28.0
26.2
27.8
17.8
17.0
28.0
16.9
14.8
15.1
16.7
14.5
17.6
21.7
19.9
12.2
27.2
24.8
24.7
32.0
39.2
34.0
36.6
34.0
33.5
29.0
30.0
29.0
28.6
28.0
26.0
16.1
18.2
17.5
18.0
13.1
15.8
18.4
21.0
24.0
27.2
92
93
94
95
96
97
98
99
2000
01
02
18.7
15.8
19.6
15.9
17.7
19.7
17.2
17.9
16.8
17.9
14.2
11.8
12.9
12.4
13.1
17.6
15.9
16.5
16.6
16.1
19.8
18.5
18.5
18.2
19.3
25.5
23.8
26.6
22.9
24.0
17.8
15.8
15.9
15.5
15.8
11.5
9.3
9.4
10.0
10.4
26.3
24.7
24.8
24.7
25.1
26.1
22.0
22.1
20.3
22.5
20.3
17.7
17.7
17.6
21.2
03
04
05
06
07
07/10
30.6
30.3
33.5
31.2
3O.2
27.0
30.9
43.4
38.9
30.1
34.0
41.0
63.4
57.3
36.5
55.0
61.2
58.3
48.5
56.4
53.4
54.5
88.3
80.1
52.6
80.1
85.2
27.3
29.3
Source :
298
80.2
Table 14 : taux de change du dollarUs vis-à-vis des principales monnaies (1993-2006)
1993
1994
1995
1996
1997
1998
1999
2000
2001
2002
2003
2004
2005
2006
2007 (oct)
Euro
Yen
Yuan Rupee Peso
(Europe)(Japon)(Chine) (Indes) (Mexi)
Franc dollar
Pound
(Suisse)(Canada) (UK)
1.17
1.18
1.29
1.25
nd
nd
1.06
0.92
0.89
0.94
1.13
1.24
1.25
1.25
1.44
1.47
1.36
1.18
1.23
1.45
1.45
1.50
1.69
1.69
1.55
1.34
1.24
1.24
1.25
1.16
111.08
102.18
93.96
108.78
121.06
130.99
113.73
107.80
121.57
125.22
115.94
108.15
110.11
116.31
115.2
5.78
8.64
8.37
8.34
8.32
8.30
8.27
8.27
8.27
8.27
8.27
8.27
8.19
9.97
7.46
31.3
31.4
32.4
35.5
36.3
41.3
43.1
45.0
47.2
48.6
46.5
45.2
44.0
45.2
39.2
3.12
3.38
6.44
7.60
7.91
9.15
9.55
9.45
9.33
9.66
10.79
11.29
10.89
10.90
10.70
Source : www.federalreserve.gov/releases (en moyennes annuelles)
299
1.29
1.36
1.37
1.36
1.38
1.48
1.48
1.48
1.54
1.57
1.40
1.30
1.21
1.13
0.94
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