1 Gilbert Beaugé, Renaud Veeckman La dictature démocratique Essai sur la dégénérescence du système nord américain 1 « Il n’est pas de paix qui dure assez longtemps pour permettre à l’économie qu’elle rend possible, d’égaler les dépenses exigées par la guerre suivante, l’invention des dettes publiques se présentant comme un remède ingénieux, il est vrai, mais qui finit par se détruire lui-même ; tout cela étant, ce que la bonne volonté aurait dû faire, mais n’a pas fait, c’est finalement à l’impuissance qu’il reviendra de le réaliser ». Emmanuel Kant, Sur l’expression courante : il se peut que ce soit juste en théorie, mais en pratique cela ne vaut rien, yen Théorie et pratique/Droit de mentir, Paris, Vrin, 1972 (1re ed. 1793) pp. 56-57. « Notre époque n’est pas que postcommuniste, elle est aussi post-démocratique. Nous assistons aujourd’hui à l’instauration du totalitarisme démocratique ou, si vous préférez, de la démocratie totalitaire ». Alexandre Zinoviev, La grande rupture, L’âge d’homme, Lausanne, 1999, p. 91. Sommaire Partie I La dictature démocratique pour demain. Chap. 1 La globalisation signifie-t-elle la fin de l’histoire démocratique des Usa ? Chap. 2 Prospérité de la misère, et misère de la prospérité. Chap. 3 Misère et recomposition des hiérarchies. Chap. 4 La démocratie, l’économie de marché et les idées reçues. Chap. 5 Un leadership mondial peut-il être démocratique et perdurer ? Partie II La guerre : la bonne étoile américaine. Chap. 1 Les étapes successives. Chap. 2 Les tendances de fond de la politique américaine de 1945 à 1990 Chap. 3 Hausse des dépenses fédérales et envol des budgets militaires. Chap. 4 Les changement de cap du début des années 70. Partie III Du Welfare State au Warfare State. Chap. 1 De la Corée au Viêt Nam : 1950-1975 Chap. 2 L’équation pétrolière : 1945-1980 Chap. 3 Les présidences Reagan et Bush I : 1981-1992. Chap. 4 La trahison démocrate et la présidence Clinton. Partie IV La montée des nouvelles hantises : la présidence Bush II et le Warfare State Chap. 1 Etats voyous et terrorisme. Chap. 2 Nine eleven. Chap. 3 La guerre : une nécessité américaine. Partie V La nouvelle gouvernance intérieure Chap. 1 La désaffection du politique. Chap. 2 Démocrates républicains, ou républicains démocrates ? Chap. 3 Démocratie, oligarchie et rôle des élites Chap. 4 Lobbies et marchandisation du politique. Chap. 5 Une bureaucratie policière Chap. 6 Tyrannie des médias et dictature de l’opinion. Chap. 7 Cléricalisation du politique et politisation du religieux Partie VI Bilan et perspective Chap. 1 L’Iran et la question nucléaire. Chap. 2 La montée des inquiétudes. Chap. 3 En ont-ils les moyens ? Chap. 4 Le calendrier. Partie VII Conclusion. Aujourd’hui, à l’échelon mondial, le choix porte probablement 2 entre ce que Jacques Attali anticipe avec beaucoup d’optimisme comme une « hyperdémocratie » et ce que d’autres redoutent comme une « hyperdictature ». Rien n’indique d’ailleurs qu’il s’agisse d’un choix, ni que les extrême ne se rejoignent pas. Lorsque le « champ des possibles » s’amenuise, certains choix paraissent inévitables, l’avenir ne brille plus d’un éclat aussi net, et les rapports de force se tendent. C’est cette tension qui nous préoccupe, liée au fait que ce ne sont jamais les mêmes qui font les mêmes choix. Le jeu mondial est à somme nulle : ce que les uns prélèvent, les autres le concèdent et rarement les « intérêts vitaux » des uns ne se confondent ou convergent avec les « intérêts vitaux » des autres : leur vocation est de s’affronter. Ce livre tente de prendre la mesure des rapports de force qui depuis quelque temps se sont engagés à l’échelon mondial entre les forces qui concourent à davantage de démocratie, et celles qui concourent à davantage de dictature. Rien n’indique d’ailleurs que ces deux termes continuent toujours à s’opposer. Aujourd’hui — et de manière apparemment paradoxale — on impose la démocratie par la force. Effet d’une globalisation libérale galopante, qu’il nous faille désormais saisir l’essentiel des problèmes que nous rencontrons au niveau mondial, est devenu une nécessité de méthode. Simultanément, il saute aux yeux de tous que les cadres « nationaux », « étatiques », ou encore de « pays à pays » sont chaque jour de moins en moins adéquats pour opérer cette saisie : en même temps que le monde se recompose, se recomposent également les cadres qui jusquelà nous permettaient de l’appréhender. Cependant — et quitte à se déplacer — la notion de « frontières » a encore de beaux jours devant elle. Dans cette recomposition d’ensemble, les États-Unis d’Amérique jouent un rôle tout à fait particulier, au service d’intérêts toujours plus précis. Fer de lance de la démocratie mondiale et première puissance au monde, il n’y a pas d’endroits dans le monde où — d’une manière ou d’une autre — leurs intérêts ne soient ni engagés ni en jeu. Allons à l’essentiel : aujourd’hui comme hier, il s’agit pour eux de s’enrichir, d’accroître leur niveau de vie et d’instaurer un ordre mondial tel qu’il leur permette d’y parvenir, sans jamais perdre la main ou renoncer à la suprématie qu’ils exercent, et que personne ne conteste. 2 Jacques Attali, Une brève histoire de l’avenir, Paris, Fayard 2006. 4 Dans une logique où la richesse des uns est à la fois la cause et la conséquence de la pauvreté des autres et où le jeu mondial de la richesse et de la pauvreté est à somme nulle, ils feront tout pour : générer et s’approprier une fraction croissante du surplus mondial, fixer les règles qui devront y concourir et s’opposer par tous les moyens à tout ce qui serait de nature à y faire obstacle. Le monde en quelque sorte leur appartient et ils ne sauraient renoncer au monde — ou laisser-faire — sans renoncer à tout. En régime de croisière, les seules règles du marché garantissent cette maîtrise et assurent la reproduction de l’hégémonie que les États-Unis exercent sur le reste du monde. C’était vrai pour le seul « monde libre » jusqu’à l’implosion du bloc de l’Est. Depuis le ralliement de la Chine et de la Russie au libéralisme, c’est vrai pour le reste de la planète sans restrictions, ni réserves. Le terrain du libéralisme, les États-Unis en ont défini le périmètre et les contours. Ils en ont fixé les objectifs, la légitimité, les règles et les enjeux. Sur ce terrain, ils règnent en maîtres, comme ils règnent en maîtres sur le monde, un monde qui n’aurait d’autre alternative que d’y faire allégeance en se vassalisant, ou de vaincre les États-Unis sur leur propre terrain et — pour ainsi dire — à domicile. L’analyse de la répartition des richesses mondiales confirme ce point de vue. Cette répartition repose sur deux piliers principaux : le rôle international du dollar et le contrôle du secteur énergétique mondial. Il s’agit d’un côté de maîtriser ce qui reste et demeure le moteur de l’économie mondiale, et tout particulièrement le pétrole. Il s’agit de l’autre de préserver et de garder en main les moyens de réserve et de paiement internationaux. Ce sont les deux principaux leviers de l’hégémonie nord-américaine et — tant que les mécanismes du marché opéreront — le succès sera garanti. Or il advient régulièrement que les mécanismes du marché cessent d’opérer, ou opèrent à l’encontre des intérêts nord américains. Dans ce cas, on multipliera les pressions et les mises en garde, le jeu sur la règle démocratique fera partie de la règle démocratique du jeu et, en dernier recours, on fera la guerre. La politique étrangère et la diplomatie d’un côté, la stratégie de défense de l’autre vont surseoir à la défaillance d’un marché qui leur échappe, tourne à leur désavantage et risque de les compromettre. Ce que la diplomatie ne parvient pas à obtenir, la guerre l’imposera et les deux volets de leur action sur le monde — de plus en plus — auront tendance à se confondre. Il serait naïf de croire que les États-Unis puissent renoncer aux possibilités de la diplomatie avant de recourir aux armes. Mais il serait encore plus vain de penser qu’ils puissent renoncer aux armes, après avoir épuisé les ressources de la diplomatie, dès lors que leurs « intérêts vitaux » sont en jeu. On épiloguera à l’infini sur ce que sont actuellement les « intérêts vitaux » des États-Unis ou sur la manière dont ils auront évolué au cours du temps et — du reste — peu importe. Une constante ici semble se dégager : celle de la recherche d’un équilibre interne/externe en termes de répartition des 5 richesses. Tout se passe en effet comme si — au-delà d’un certain seuil — la guerre devient inéluctable et que ce seuil, en permanence, menace d’être franchi dans une logique consistant à mettre la barre toujours plus haut. Beaucoup plus qu’une alternance des phases interventionnistes ou de replis, nous aurions une spirale du recours à la force et cela indépendamment de la coloration politique des partis au pouvoir. Ce mécanisme, essayons en quelques mots de le caractériser. Que ce soit d’un point de vue « interne » (national) ou « externe » (mondial), la manière libérale de générer et de répartir les richesses produit toujours et de partout les mêmes effets : elle creuse les inégalités et accentue les écarts. Toujours plus de richesses d’un côté, va de pair avec toujours plus de pauvreté de l’autre sur une échelle qui ne cesse de s’approfondir et de s’élargir. La tolérance à la pauvreté et à l’écart croissant entre pauvres et riches est extrêmement variable de pays à pays. Ce qui — dans les pays occidentaux — permet difficilement de vivre à un homme seul pendant une semaine, permet ailleurs et à une famille de dix personnes de subsister pendant deux mois et davantage. Pour un pays comme les États-Unis, la seule manière d’échapper à une catastrophe interne liée à la montée des inégalités et des disparités de revenus intérieurs — tout en préservant le statut quo ante — va consister à ponctionner sur le surplus mondial des volumes au moins toujours égaux, et même supérieurs, à la manière dont les disparités internes se creusent. De là, la spirale que nous évoquions à l’instant et — au-delà d’un certain seuil qui ne cesse d’évoluer à la hausse — le caractère inéluctable du recours aux armes. En dernier recours et face à des partenaires dont le jeu est identique, mais qui ne disposent pas d’une force militaire comparable, le chaos externe sera toujours préférable au chaos interne. Toute l’économie nord-américaine est pilotée en amont par l’effort de guerre, et par le jeu des alliances permettant de rétablir un ordre qui leur soit favorable et qui risquerait de leur échapper. En dernier recours, ils interviendront seuls contre tous. Cela ne date pas d’hier, mais c’est d’hier que date une montée des tensions, telle que les chances d’un ordre mondial encore viable soient désormais compromises. Tant que l’ordre mondial reposait sur l’antagonisme Est Ouest et un système d’alliances qui — dans le camp occidental — permettait de gérer une répartition globalement favorable et équilibrée des richesses entre pays riches, la révolte des pays pauvres n’était pas à craindre. En grande partie, elle était confisquée par leur allégeance orientale : russe ou chinoise. Avec l’implosion des pays de l’Est et leur ralliement au libéralisme, désormais c’est le camp libéral qui profondément se divise. Simultanément, les « intérêts vitaux » des États-Unis heurtent de plein fouet non seulement les intérêts de leurs alliés d’hier (Europe, Japon) mais également ceux de leurs anciens adversaires (Russie, Chine). D’un autre côté, et en dépit d’un déploiement de force d’une 6 rare intensité, jamais la position des États-Unis n’aura été aussi précaire et fragile. Nous sommes entrés depuis peu dans une phase d’instabilité et de désordre mondial dont l’incertitude est telle, que le pire est en permanence à craindre. Dans une phase où l’absence d’une politique mondiale concertée gère ce que désormais le marché gouverne, toutes les surenchères sont envisageables. Si on accepte cette analyse on comprend mieux certaines caractéristiques de la situation intérieure nord-américaine, certaines constantes de leur politique extérieure et de défense et le fait que — désormais — cette opposition entre l’intérieur et l’extérieur n’ait plus court. On comprend mieux que — progressivement — l’essentiel des pouvoirs se soient concentrés sur la fonction présidentielle, que le pays ne soit devenue gouvernable qu’à partir de sa politique extérieure, ou que l’alternative entre dépenses civiles et dépenses militaires ait perdu la pertinence qu’elle pouvait avoir. On comprend mieux aussi que — d’un point de vue structurel et en longue durée — la gouvernance du système ait pu échapper à l’alternance des partis au pouvoir ; qu’une menace disparue, il ait fallu aussitôt en faire surgir d’autres et que l’intransigeance soit devenues le maître mot de leur politique extérieure, avec le mépris des règles de la démocratie internationale. On comprend également que le trépied « armée-pétrole-dollar » constitue le roc dur de l’hégémonie nord-américaine, car nous touchons aux fondements même de l’édifice : que les ÉtatsUnis cessent de contrôler le jeu pétrolier ou que le dollar s’effondre, et tout s’écroule. On comprend enfin — et ce sera l’essentiel de notre hypothèse — que les risques d’une dictature à l’échelon mondial prennent forme aujourd’hui, du cœur même de la démocratie. Pour maintenir un ordre mondial des choses qui leur soit favorable, tout en différant toujours plus loin la hantise du chaos interne, les États-Unis interviendront toujours davantage, seuls, « pour le bien de tous » et par la force. Y renoncer, se serait renoncer à la puissance et courir à sa perte. Transiger, ce serait s’affaiblir. Que pour y parvenir, il leur faille transgresser les règles de la démocratie internationale n’est plus à démontrer. L’important ici — et pour ce qui nous préoccupe — est que le seul jeu des règles démocratiques internes puisse leur permettre de le faire. La spirale est engagée et cela requiert un conditionnement mondial de la pensée, de la morale et de l’opinion. 7 Partie I La dictature démocratique pour demain Annoncer que les Usa, "la plus grande des démocraties mondiales", deviennent une dictature, pourrait apparaître comme une provocation. Et pourtant, si nous étions 3 contemporains de Montesquieu , aux vues de la situation actuelle, nous ne serions pas loin de l’affirmer. En effet, le comportement des Usa correspond avec une exactitude troublante à la définition que l’auteur de l’esprit des lois donnait, au début du XVIIIe siècle, du despotisme où « un seul sans loi et sans règles entraîne tout par sa volonté et par ses caprices ». Le despotisme, n’est-il pas en effet, le régime du non-respect des engagements, de l’instantané, de l’absence de toute limite fixe, de la fluidité absolue de toute structure, de la mobilité des critères d’exclusion, du désordre et de l’absence de règles ? Si chacun accepte ces quelques critères pour définir un régime despotique, on peut d’ores déjà avancer la thèse principale de cet essai : les États-Unis d’Amérique sont en passe de devenir la "plus grande des dictatures démocratique mondiale". Un État paradoxal au regard de l’histoire moderne qui tout en donnant l’impression de demeurer une démocratie ne l’est plus en partie. Le critère principal qui permet d’appréhender l’émergence totalitaire est le passage à « l’absence de toute limite fixe ». Tous les paramètres secondaires en découlent de façon mécanique. Mais qu’est-ce donc que cette absence de toute limite fixe ? Une recomposition incessante de l’intérieur vis-à-vis de l’extérieur, du Même vis-à-vis de l’Autre, de ce qui est inclus vis-à-vis de ce qui exclu. Dans ses prolongements ultimes, cette recomposition brouille tous les repères traditionnels. Composé aujourd’hui d’éléments hétérogènes, le seul facteur d’unité de l’empire américain est désormais, son opposition à tout ce qui, de l’intérieur comme de l’extérieur, est réputé le menacer ; de là une hostilité constamment entretenue envers des ennemis toujours renaissants. À l’extérieur, et selon les circonstances, ce sont les communistes, les États voyous, le terrorisme, et parfois, à demi-mot, l’Europe. À l’intérieur ce sont les noirs, les chicanos, les exclus, les étrangers et les récalcitrants de toutes espèces. Mais qu’ont-ils tous en commun ? Rien si ce n’est d’avoir été déclarés « ennemi de la liberté ». Sont rangés dans le camp de la liberté et de « l’axe du bien » ceux des États qui, par leur comportement, se sont révélés être du bon côté de l’alliance et qui — à ce titre — bénéficient d’un label de bonne conduite. En sont exclus tous les autres selon une échelle à laquelle va correspondre un ordre gradué de sanctions et de mesures de représailles. Les 3 Montesquieu : Charles Louis de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu est un moraliste, penseur et philosophe français du siècle des Lumières, né le 18 janvier 1689 à la Brède (Gironde) et mort à Paris le 10 février 1755. Il est l’auteur de L’esprit des lois, un ouvrage dans lequel il théorise la notion de séparation des pouvoirs (éxcécutif, législatif, judiciaire) qui est à la base de toutes les démocraties modernes. 8 amis des Usa — et donc de la liberté — sont ceux qui témoignent d’un comportement donnant satisfaction. Tout ce qui n’est pas du côté américain est du côté adverse. Et 4 Zbigniew Brzezinski d’établir des distinctions entre « alliés sûrs, partenaires de circonstance, adversaires non déclarés et ennemis avoués ». Le Bien n’a pas d’autres définitions que celle qu’il se donne de lui-même avec une absolue liberté de désignation et donc d’exclusion qui — du coup — devient totalitaire. Tous les ennemis — intérieurs ou extérieurs — s’équivalent. Les liens qui unissaient l’individu à l’État sont soumis à une double torsion : d’un côté ils se délabrent en jetant des masses toujours plus grandes d’individus sans droits ni toits aux quatre coins de la planète : rejetés par les uns sans être acceptés par les autres, et voués à une existence errante que ne protège aucune garantie, fut-elle humanitaire, ils viennent hanter les frontières qui opposent la pauvreté à la richesse, lesquelles se reconstituent au rythme où les autres se délabrent. De l’autre côté, ces liens se renforcent et la seule manière de comprendre le refus systématique que les Usa opposent à la cour de justice internationale consiste à admettre que leur « espace national » s’étend désormais à l’ensemble des endroits de la planète où leurs intérêts sont en jeu et où se trouvent des ressortissants américains. C’est-à-dire partout. Après tout, le recul des frontières et le protectionnisme, l’alternance entre leur ouverture et leur fermeture, le génocide des Indiens et la construction d’une nation d’émigrés, la ségrégation raciale et le progrès démocratique sont toujours allés de pair, et cela s’est joué à la fois à l’articulation des frontières entre États de l’Union, et aux frontières de l’Union avec le reste du monde. C’est d’ailleurs cette double articulation qui permet de comprendre cette alternance entre phase d’expansionnisme et phases de replis et le fait qu’aujourd’hui la politique intérieure soit subordonnée à la politique extérieure, tout en faisant l’économie de cette « crise de l’Etat-Nation » que connait en Europe. La crise entre le sentiment d’appartenance et le devoir d’obéissance n’est pas encore ouverte. Or, nous touchons là un des mécanismes essentiel de la tentation dictatoriale : d’un côté les caractéristiques (frontières, souveraineté…) qui permettaient jusque-là de distinguer entre un « intérieur » et un « extérieur » se recomposent. De l’autre, la manière dont les clivages intérieurs se déplacent — et notamment les antagonismes de classes, d’intérêts ou d’appartenance communautaire — est telle que, si on veut que le système reste « viable », ils ne puissent que s’exacerber. Il faut donc à la fois que le nationalisme reste la composante principale du sentiment d’appartenance, et que l’État renforce son emprise sur l’extérieur. À l’articulation, il est impératif pour les États-Unis de continuer à prélever sur l’extérieur à un rythme toujours plus rapide et sur une échelle toujours plus large que celui auquel les inégalités internes se creusent, et fassent davantage que les compenser. Là aussi, en ouvrant le 4 Brzezinski Zbigniew : né à Varsovie en Pologne en 1928 de père diplomate. Brzezinski fait ensuite ses études à Montréal puis à Boston. Il fut Conseiller à la sécurité nationale du Président des États-Unis de Jimmy Carter (1977 à 1981). Il est l'auteur de plusieurs études et analyses sur le bouleversement et le rôle de États-Unis dans le monde. Il est le fondateur en 1973 de la commission Trilatérale. 9 champ des possibles, la « déréglementation » aura joué à fond : aujourd’hui l’État fédéral est totalement « déréglementé » en ce sens qu’il échappe à tout contrôle démocratique véritable. Chapitre 1 La globalisation signifie-t-elle la fin de l’Histoire démocratique des Usa ? Aujourd’hui — aux Usa peut être plus qu’ailleurs — l’opposition n’est plus entre économie de marché et économie planifiée, entre protectionnisme et libre-échangisme, entre nationalisations et privatisations, ni même probablement entre républicains et démocrates. Les exigences de la globalisation touchent tous les secteurs de la vie sociale en plaçant la démocratie mondiale au cœur de cette nouvelle donne et la démocratie nord-américaine au cœur de la démocratie mondiale. En fait, la globalisation concerne cette recomposition généralisée de tout ce qui constituait jusqu’alors les fondamentaux de l’histoire : les notions de pays, de frontières, de souveraineté, d’appartenance… Certaines frontières n’ont plus de sens autre que formel, mais si certaines d’entre elles tombent et disparaissent, d’autres au contraire se reconstituent, surgissent et se renforcent : perméabilité des frontières d’un côté, étanchéité de l’autre. Ce qui se globalise d’un côté, par ailleurs se parcellise et se segmente. C’est véritablement au lendemain de la seconde guerre mondiale que le cours de l’histoire - tel du moins que nous l’appréhendons - a vu le jour. La levée des barrières douanières et la convertibilité des monnaies les unes par rapport aux autres permirent de développer les échanges sur une échelle encore jamais atteinte. Jusqu’au premier conflit mondial, le jeu interne à chaque nation prise séparément l’emportait sur les relations que chacune d’entre elles entretenait avec les autres. La première guerre mondiale mit un terme à cet équilibre : l’échec de la Société des Nations, la montée des dictatures en Europe et le déclin des empires coloniaux, accompagnèrent et créèrent les conditions d’une internationalisation toujours plus poussée des conditions de la production et de l’échange. Simultanément, la logique de « guerre froide », la bipolarisation Est Ouest, l’accession des pays anciennement colonisés à leur indépendance et l’affirmation du leadership nord américain sur l’ensemble du « monde libre » ont laissé croire que la démocratie gagnait du terrain. En fait tandis que le totalitarisme se renforçait à l’Est, l’extension de la démocratie dans les pays occidentaux accompagnait celle des dictatures dans les pays pauvres sous influence occidentale. Tant que la montée en puissance de l’empire nord américain et la relative faiblesse des puissances secondaires allaient de pair avec une bipolarisation des forces en présence et un équilibre de leurs zones d’influence respectives, le « déficit démocratique mondial » restait dissimulé par la dissuasion, la multiplication des organes internationaux de consultation et de négociation, et la volonté affichée de prévenir et de réguler les conflits. Tout au long de cette période — sous l’hypothèse d’une « destruction mutuelle assurée » — la plupart des conflits sont restés localisés, sans risque de déflagration majeure à 10 l’échelon mondial. L’alternative entre le libéralisme et le socialisme restant crédible, on aura pu penser qu’une issue négociée était envisageable. Les antagonismes Nord Sud dérivaient alors de l’antagonisme Est Ouest. Avec la pénétration du capital dans presque toutes les sphères d’activité humaine, et l’acceptation quasi unanime du leadership nord-américain à l’échelon mondial, les données du problème se sont entièrement redistribués depuis quelques années : tout se passe comme s’il n’y avait plus d’alternative. Le point d’orgue aura été le ralliement de la Chine au libéralisme ce qui a induit certains à croire que l’Histoire s’arrêtait là. Les analyses classiques de l’impérialisme — à juste titre — mettaient l’accent sur le cycle de la dépendance dans lequel les pays les plus pauvres se trouvaient vis-à-vis des pays les plus riches. Aujourd’hui, la globalisation opère une double inversion du cycle. D’une part, elle maintient cette dépendance ; d’autre part elle en modifie les termes. Corollaire de la globalisation, la 5 thèse du « choc des civilisations » — dissimule la manière dont les enjeux se « déplacent » et changent de cadre, et la façon dont ces cadres se recomposent en modifiant les règles. Simultanément le jeu démocratique se retourne contre luimême et les intérêts entre alliés qui autrefois convergeaient, aujourd’hui divergent : « au moment même où le monde découvre la démocratie et apprend à se passer politiquement de l’Amérique, l’Amérique tend à perdre ses caractéristiques démocratiques et découvre qu’elle ne peut se passer 6 économiquement du monde » . Nous avons là un paradoxe : alors que l’économie US ne cesse de s’affaiblir, sa puissance ne cesse de se renforcer. Unifiée sous la bannière de la marchandise et du profit, la domination économique, militaire, technologique et culturelle qu’elle exerce sur le reste du monde est incontestée, mais elle n’a jamais été aussi fragile. Au plan extérieur, tout d’abord. Le mépris dans lequel les ÉtatsUnis tiennent les engagements qu’ils ont contractés, les obstacles qu’ils dressent face à tout ce qui est de nature à desservir leurs intérêts particuliers et l’usage qu’ils entendent faire de la force pour y parvenir, n’a d’égal que la faiblesse des moyens dont ils disposent pour y faire face. Au plan intérieur, ensuite, tandis que les dépenses militaires s’imposent comme un des leviers les plus efficaces de la relance économique, le fossé entre politique intérieure et politique étrangère s’accentue. Sur chaque plan, tout converge dans le sens d’une hégémonie extérieure renforcée et d’une faiblesse interne accrue. À l’échelon mondial cependant, le constat principal reste celui d’un enrichissement relatif indéniable, mais compatible avec un accroissement des inégalités. La richesse mondiale augmente, mais les écarts entre pauvres et riches se creusent. Chapitre 2 Prospérité de la misère et misère de la 5 6 Samuel P. Huntington, Le Choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 1997 Emmanuel Todd, Après l’empire, Paris, Gallimard, 2002, p. 31. 11 prospérité « Avec seulement 6.3 % de la population mondiale, nous représentons 50 % de la richesse mondiale […] Notre tâche principale, dans les années à venir, est de mettre en place un système de relations internationales qui nous permette de maintenir ce déséquilibre […]. Nous ne devons pas nous leurrer en imaginant que nous pouvons, aujourd’hui, nous payer le luxe de l’altruisme et de la charité. Nous devrions cesser d’évoquer des principes aussi irréalistes et flous que les droits de l’homme, l’amélioration du niveau de vie et la démocratisation. Le jour n’est pas loin où nous allons devoir nous positionner en termes de 7 rapport de forces purs. » 8 George Kennan ex-directeur de la planification politique au département d’État et ex-secrétaire d’État Rarement dans l’histoire, en aussi peu de temps, avec un bond aussi considérable de la démographie, le volume global de la richesse mondiale n’aura progressé à un rythme aussi soutenu. Par ailleurs, loin de tendre à diminuer comme certains l’avaient envisagé, les flux de main-d’œuvre, de marchandises et de capitaux : ils se sont intensifiés. À l’exception des pays socialistes, l’interpénétration des différentes économies de marché s’est renforcée, l’émergence de grandes unités de production directement gérées au niveau international a accompagné la hausse des volumes de production, le revenu par habitant a augmente et le bilan humanitaire mondial s’est amélioré parallèlement à la croissance du volume des échanges et des investissements. Au niveau le plus global — tout s’est passé en fin de compte comme si — promu au rang de modèle incontesté de croissance et de développement, le capitalisme remplissait enfin les promesses que l’on attendait de lui : enrichir le monde, améliorer les conditions matérielles d’existence de chacun et contribuer à davantage de bien être pour tous. La débâcle des économies de l’Est n’a pas infirmé pas cette tendance : au contraire, elle l’a confirmée et ‘la renforcée. La prospérité mondiale est indéniable, et elle se traduit d’abord par un accroissement de la richesse dans des proportions encore jamais atteintes jusque-là. Entre 1950 et 2000 le PNB mondial a été multiplié par 6,5 (par soixante en dollars courants) et, comme le note Paul Bairoch, on observe tout au long de cette période un taux de croissance de la production industrielle sans précédent : 6 % en moyenne par an entre 1953 et 1975, 2.4 % entre 1973 et 1980, 4.1 % entre 1980 et 2000. 7 George Kennan, PPS, 23 février 1948, cité par N. Chomsky, De la guerre comme politique étrangère des Etats-Unis, Marseille, ed. Agone, 2002, p. 31. 8 George Frost Kennan (1904-2005) Diplomate, politologue et historien américain connu sous le nom de “père du conaitment”. Il fut un personnage clé dans l’instauration de la guerre froide. 12 Simultanément, la population mondiale s’est accrue, mais à un rythme inférieur à celui de la richesse. Au total, le revenu par habitant a augmenté et le bilan humanitaire mondial s’est amélioré. Entre 1950 et 1999 — en dollars constant — le revenu moyen par tête a grimpé de 2114 à 5709$, tandis que l’espérance de vie a augmenté : pour la même période de temps, la longévité moyenne est passée de 49 ans à 66 ans. Simultanément, le taux d’alphabétisation a augmenté de 54 % à 79 % et la mortalité infantile régressé : de 156 décès pour 1 000 naissances en 1950 à 54 en 1998. Dernier point, le pourcentage de la population mondiale vivant avec moins de 2 $/jours a diminué : de 63 % en 1950 à 40 % en 1992. L’augmentation du revenu moyen par habitant, de l’espérance de vie et des taux d’alphabétisation, liée à la généralisation du contrôle des naissances et à la régression des seuils de pauvreté, sont à inscrire de manière incontestable au bilan positif des cinquante dernières années. Cela s’est accompagné d’une intensification des échanges et du commerce. Entre 1945 et 1970, les échanges mondiaux ont quadruplé en valeur courante et leur rythme de progression a été supérieur à celui du produit brut mondial : ils ont progressé trois fois plus vite que la production. Le contraste avec la période antérieure est saisissant : pour un indice base 100 en 1900, nous avons un indice égal à 103 en 1948 — stationnaire 9 donc — il est de 269 en 1963, et de 520 en 1971 . L’ouverture des marchés s’accentue et les négociations conduites dans le cadre du GATT sont traduites par des réductions tarifaires importantes ; entre 1949 et 1960 les taxes sur les échanges ont été pratiquement réduites de moitié. Au lendemain de la guerre, elles représentaient environ 40 % de la valeur des produits importés, elles ne représentent plus que 10 % en moyenne au terme du Kennedy round (1967). Toujours en valeur, les exportations mondiales sont passées de 58 milliards de dollars en 1948 à 578 milliards en 1973 ; elles ont donc été multipliées par dix et la tendance s’est confirmée au cours de la période suivante : 3 639 milliards en 1993 et 5473 milliards en 1999. En volume, les échanges ont progressé de 8 % par an en moyenne et la tendance a été plus soutenue pour les produits manufacturés que pour les produits miniers, et pour les produits miniers que pour les produits agricoles. Nous avons vu que de 1950 à 1998, la production mondiale avait été multipliée par six, dans le même temps, le volume des exportations était multiplié par dix-huit, si bien qu’en 2000 la part de la production mondiale exportée était de 25 %, contre 15 % seulement en 1973. Il faudrait moduler ce constat par périodes, mais après les fléchissements de 1973 et de 1983 dus à l’impact des deux crises pétrolières, la tendance a repris et s’est maintenue : progression de 10 % en volume en 1994, et de 11 % en 1997. Notons un brusque retournement de tendance en 2001 : les échanges ont reculé de 4 % en valeur et de 1 % en volume. Dans une très large mesure, cette évolution doit être versée au compte d’une augmentation considérable de l’investissement 9 Paul Kennedy, Naissance et déclin des grandes puissances, Paris, Payot, 1991, p. 464 13 direct à l’étranger et d’un nombre toujours plus important de firmes (multinationales) dont la concentration par secteurs (horizontale ou verticale) puis d’un secteur à l’autre (conglomérats) n’a cessé de se renforcer : fusion, absorption ou rachat. La délocalisation des unités de production et les mouvements de capitaux liés à l’ouverture ou à la fermeture d’usines, la multiplication des filiales étrangères et leur dissémination sur des segments toujours plus spécialisés des filières de production ont permis de contourner les barrières nationales mises aux importations. Le jeu des facturations entre filiales, les ventes de brevet ou de licences de fabrication et la diffusion du progrès technique ont permis de faciliter les transferts de revenus et d’accroître les gains de productivité. Le raccourcissement du cycle des produits stratégiques (à haute valeur ajoutée), la coopération pour le contrôle des sources d’approvisionnement en matières premières, et la concurrence pour les débouchés liés à l’extension du marché mondial, tout cela permet de comprendre l’influence croissante des firmes multinationales. Au début des années 1990, on comptait 37 000 firmes multinationales contrôlant environ 170 000 filiales et les 170 premières se localisaient dans cinq pays seulement : le Japon (soixante-deux), les Usa (cinquante-trois), l’Allemagne (vingttrois), la France (dix-neuf) et la Grande-Bretagne (onze). Depuis, avec le jeu des concentrations et des fusions, les parts de marché de ces entreprises n’ont cessé d’augmenter et, avec elles, leur pouvoir de pression sur les instances nationales et internationales. Dans son rapport 2002, la CNUCED estimait à 65 000 le nombre des multinationales dans le monde ; elles disposaient de 850 000 filiales, employaient 54 millions de salariés et réalisaient 10 % du Produit Brut mondial et le tiers des exportations mondiales ; les cent premières comptabilisaient plus de la moitié du chiffre d’affaires transnational global. Chapitre 3 Misère et recomposition des hiérarchies. Tout cela est exact, mais ne va pas sans réserves. Nous raisonnions jusqu’à maintenant sur des moyennes mondiales et si — sur ce plan — les progrès sont incontestables. Ils s’accompagnent cependant d’énormes disparités dans les performances de pays à pays. Ainsi, tandis que le monde s’enrichit, que certains pays accèdent au rang de puissances économiques secondaires (Europe, Japon) ou émergent sur le devant de la scène internationale (NPI), d’autres pays s’appauvrissent en termes relatifs (Amérique latine) et même absolus (Afrique). Dans le même temps, à l’intérieur du bloc des pays les plus riches, les hiérarchies se recomposent et la puissance relative des États unis ne cesse de décliner. Enfin, à l’intérieur de tous les pays, les disparités entre riches et pauvres s’amplifient de telle sorte que si les moyennes nationales augmentent, les écarts se creusent. Enfin, on observe une réorientation des flux d’échanges qui se traduit par un déséquilibre des rapports entre blocs et un rééquilibrage des rapports à l’intérieur de chaque bloc. 14 Les évolutions les plus marquantes s’observent « de bloc à bloc ». En 1950, les sept pays actuellement les plus riches du monde (Usa, Japon, Grande-Bretagne, Allemagne, France, Italie, Canada) produisaient plus de 85 % de la richesse mondiale. En 2000, cette proportion est tombée à 70 % et cette évolution a bénéficié principalement aux pays nouvellement industrialisés d’Asie (Corée du sud, Taiwan, Indonésie, Thaïlande, Malaisie, Singapour, Philippines), aux pays de l’Opep et — dans une moindre mesure — aux pays en voie de développement d’Amérique du sud (Mexique, Brésil, Argentine) ainsi qu’aux ex-pays communistes (Russie, Chine). Autrement dit, si entre 1950 et 2000 le bloc des pays les plus développés a concédé une part significative de la richesse mondiale cela a été principalement dû à un affaiblissement de l’économie Us comparé aux économies japonaise et européenne et à une montée en puissance des NPI, des pays de l’Opep et des pays ex-socialistes. Ces derniers se sont répartis un peu plus de 15% de la richesse mondiale en 2000, contre seulement 2.5 % en 1950. Par ailleurs — à l’intérieur de chaque bloc — cette évolution dissimule plusieurs phases et tendances contradictoires, correspondant à des mécanismes distincts d’enrichissement ou d’appauvrissement. Tandis que les échanges mondiaux sont plus importants entre pays développés qu’entre pays développés et pays en voie de développement, les échanges entre pays développés se recentrent sur chaque composante du bloc. En 1950, la part des États-Unis dans la richesse mondiale était de 55 %, celle de l’Europe de 28 % et celle du Japon de 2.5 %. En 2000, ces proportions sont passées respectivement à 32 %, 27 % et 13 %. Ainsi, si le PNB mondial en dollars courant a été multiplié par 60, il a été multiplié par 280 au Japon, 45 en Europe et 35 aux États-Unis. De la même manière, de 1950 à 2000, les parts de l’Europe et du Japon dans la valeur du commerce mondial n’ont cessé de progresser comme cela a été le cas pour les pays asiatiques et pour le Moyen-Orient. Ainsi, la part de l’Europe est passée de 31 à 43 % alors que, dans le même temps, celle du Japon passait de 0.5 % à 10 %, celle des pays asiatiques de 14 % à 26 % et celle des pays du Moyen-Orient de 2 à 3.5 %. Or - et bien que les raisons soient différentes - cette évolution s’est opérée au détriment des États-Unis, des pays d’Amérique latine et de l’Afrique. Au cours de la même période, la part des EtatsUnis a régressé de 28 à 16 %, celle de l’Amérique latine de 12.5 à 5.5 % et celle de l’Afrique de 7.5 à 2 %. Tandis que les balances commerciales (exportations/importations) de l’Europe, du Japon et des pays asiatiques ne cessaient de s’améliorer, celles des États-Unis, des pays d’Amérique du sud et de l’Afrique ne cessaient de se détériorer. Actuellement les 3/4 des exportations des pays en voie de développement s’orientent vers les pays développés et sont constitués à 90 % en produits de base non transformés localement, c’est-à-dire en matières premières et produits agricoles (minerais, phosphates, céréales, café, coton), alors que les 4/5 des marchandises qu’ils en reçoivent sont des produits manufacturés, de consommation ou d’équipement. Et cette situation ne semble pas prête de devoir changée. A titre indicatif, En 1997 près de 50 % des investissements directs mondiaux étaient implantés en Europe et aux Usa et 15 proviennaient à 80 % de l’Europe, des Usa et du Japon. Pour leur part, l’Afrique, l’Amérique centrale et l’Asie se partageaient 30% des investissements directs mondiaux. Et ils n’y participaient qu’à hauteur de 2.3 % : Amérique latine (1 %), Asie (0.8 %), Afrique (0.5 %). Cette tendance est encore plus marquée en termes de flux et elle n’a fait que se renforcer au cours des dernières années : en moyenne sur la période 19891994 près de 70 % des flux de capitaux entrent en Europe, aux Usa et au Japon ; la tendance fléchit un peu ensuite (57 % en 1997), mais depuis elle à repris : 77 % en 1997 et 80 % en 2000. Désormais, certaines firmes présentent un chiffre d’affaires global supérieur au produit brut des pays dans lesquels elles sont implantées, de plus en plus de pays sont sous le contrôle de grands groupes multinationaux et une poignée de firmes dominent la recherche mondiale. Selon le rapport de la CNUCED pour l’année 2000, 30 parmi les cent plus importantes entités économiques mondiales étaient des firmes multinationales. On en dénombrait 25 en 1990. La première — Exxon Mobil — occupait la quarante-cinquième place, derrière le Chili et devant le Pakistan ; elle était suivie par General Motors qui se situait devant le Nigeria, le Koweït et l’Ukraine. Le chiffre d’affaires de General Motors est plus élevé que le produit brut du Danemark, celui de Toyota dépasse celui de la Norvège. Bien que représentant 85 % des habitants de la planète, les pays en voie de développement ne comptaient que 16 entreprises parmi les 500 plus grandes sociétés mondiales répertoriées par le Financial Times. Si l’on considère maintenant les 200 premières entreprises mondiales, le montant cumulé de leur chiffre d’affaire représente plus du quart de l’activité économique globale alors qu’elles n’emploient que 19 millions de salariés, c’est-à-dire moins de 0.75 % de la main-d’œuvre planétaire. Après 1985, les flux de capitaux en provenance des Pays en Voie de Développement et dirigés vers les pays développés sont supérieurs aux flux inverses et — tandis que les excédents courants de certains pays développés (Europe, Japon, NPI) permettent de financer les déficits nord-américains avec des pertes considérables liées à la dépréciation du dollar — ils plongent les pays les plus pauvres dans la misère. Cela se traduit notamment par des disparités considérables du revenu par habitant et une dégradation du bilan humanitaire. Revenu par habitant : une disparité croissante Le revenu par habitant ne se répartit ni à part égale entre tous les pays, ni à l’intérieur de chaque pays entre les différentes couches de la population. Même si dans les années 1990, le taux de croissance du revenu moyen par habitant a été deux fois et demie plus élevé dans les pays sous-développés que dans les pays développés, et que les inégalités internes sont plus fortes dans les premiers que dans les seconds, en se recomposant, ces disparités s’amplifient et se cumulent. Entre 1950 et 1980, en dollars constants, le PNB mondial par habitant a progressé d’environ 10 % — de 1400 à 1550 $ — mais il a été multiplié par 7.5 au Japon (de 700 à 5 500 $), par 16 3 en Europe (de 1950 à 5 900 $) et par 1.8 aux Usa (de 1410 à 8160$). Le revenu a suivit une évolution comparable. En 1960, le revenu moyen par habitant était deux fois plus élevé aux Usa qu’en Allemagne (2 491 $ / 1 186 $) et deux fois plus élevé en Allemagne qu’en Italie (1 186 $ / 638 $), c’est-à-dire quatre fois plus élevé aux Usa, qu’en Italie. Vingt ans plus tard (1980), il était sensiblement plus élevé en Allemagne qu’aux États-Unis (10 837 $ / 9 595 $) mais uniquement deux fois plus élevé aux États-Unis qu’en Italie (9 595/5 142) alors que le rapport entre l’Allemagne et l’Italie s’était maintenu constant. Simultanément, en 1980, (en dollars courants) le revenu par habitant du Japon était de 8 910 $, derrière le Royaume-Uni (9 340 $) et devant l’Italie (6 910 $). Actuellement, il est de 35 600 $ en troisième position (derrière le Luxembourg et la Suisse), mais supérieur aux revenus nord américains (34 280 $), britannique (25 120 $), allemand (23 560) et italien (19 390 $). Entre 1980 et 2000, le revenu moyen par habitant a été multiplié par 4 au Japon, par 3.5 aux États-Unis, par 2.8 en Italie, par 2.5 en GrandeBretagne et — malgré la réunification — par 2 en Allemagne. Dans certains cas, en même temps que les hiérarchies se recomposent, les écarts se resserrent mais on observe une évolution inverse dans les pays sous-développés ou en voie de développement. En 1980, tandis que le PNB moyen par habitant était d’environ 10 650 $ dans les pays industrialisés, il était de 1 580 $ dans les pays à revenus moyens (Brésil) et de 250 $ dans les pays les plus pauvres (Zaïre). La période qui a suivi ne fait que confirmer cette tendance en amplifiant ces disparités. En 2000, le PNB moyen par habitants était de 26 090 $ dans les pays développés, de 3 070 $ au Brésil et de 640 au Zaïre. L’écart entre les revenus élevés et les revenus moyens a augmenté (de 6.5 à 8.5 pour 1) tandis que l’écart entre les revenus moyens et les bas revenus a diminué (de 6.3 à 4.8 pour 1). Or ces moyennes dissimulent à leur tour d’importantes disparités « nationales » dans la distribution des revenus par classes sociales. Si de 1950 à la fin des années soixante les inégalités entre pays et à l’intérieur de chaque pays ont diminué, à partir de là elles se sont amplifiées et ne cesseront de s’accroître. Actuellement 10 % des Français détiennent environ 50 % de la richesse nationale, mais l’amplitude des inégalités de revenus en France va de 1 à 3 (ou de 1 à 5 selon le mode de calcul retenu) et — même si la part relative des salaires et des profits demeure relativement stationnaire sur le long terme — à partir des années 1980, elle s’est dégradée. Entre 1959 et 1973, le taux de marge des entreprises (rémunération des investissements) a baissé en France de 2.9 %, puis de 7.8 % entre 1973 et 1981. Simultanément, la part des salaires dans la valeur ajoutée est passée de 66.5 % en 1970 à 71.8 % en 1981 mais à partir de là, la tendance s’est retournée : entre 1982 et 1997 la part des salaires dans le PIB français passait de 69 à 60 %, celle des profits passant dans le même temps de 25.5 % à 30.5 %. Dans le cas de la France, les écarts se creusent, mais se heurtent à de nombreux obstacles : « en 2003, le revenu médian des Français se situait à 1 330 euros nets par mois ; 10 % des Français gagnaient plus de 3 530 euros, 1 % 8 883 euros et 0.1 % (32 000 foyers fiscaux) plus de 17 10 25 580 euros » . Ce n’est le cas ni en Grande-Bretagne, ni aux États-Unis où, malgré un accroissement supérieur de la richesse globale, les écarts s’approfondissent davantage encore. En 1995 le niveau des inégalités salariales retrouvait au Royaume-Uni le niveau de 1886 et dans ce pays où les inégalités entre riches et pauvres sont les plus importantes du monde occidental, elles sont désormais comparables à celles qui existent au Nigeria. Le phénomène est plus marqué encore aux USA. Aujourd’hui, aux USA, « le 1 % des Américains les plus riches détiennent plus de 40 % de la richesse nationale, une proportion proche du sommet atteint en 1929 (44 %) alors que pendant près d’un demi-siècle, cette proportion avait baissé, 11 pour atteindre 20 % en 1976 » . Comme à l’échelon mondial, mais sur une échelle élargie, les écarts entre pauvres et riches augmentent au fur et à mesure que la richesse globale s’accroît. Entre 1970 et 1999, les salaires réels nord américains n’augmentaient que de 10 % alors que le revenu disponible après impôt des 1 % les plus riches progressait de 157 %. En 1980 un grand patron recevait en moyenne quarante fois le revenu d’un salarié moyen ; en 2000, il recevait 530 fois plus. Nous disions qu’à partir du début des années 1970 le revenu disponible de la plupart des Américains avait commencé à baisser : pour un ouvrier d’usine avec trois personnes à charge ce recul atteignait 20 % entre 1968 et 1981. On aurait pu croire que l’arrivée au pouvoir des démocrates aurait freiné cette tendance ; au contraire elle la amplifiée : entre janvier 1981 et avril 1990, le salaire minimum est resté bloqué à 3,35 $ de l’heure, perdant ainsi 30 % de sa valeur. Par ailleurs, selon un classement de la Revue Forbes, et alors que le produit national n’avait fait que doubler dans l’intervalle, les 400 Américains les plus riches en l’an 2000 l’étaient dix fois plus que leurs homologues en 1990, la richesse moyenne de cette catégorie ayant progressé uniquement entre 1998 et 2000, de 940 millions de dollars par personne. Dans le même temps, la part du revenu national, absorbée par les 5 % les plus riches, est passée de 15.5 % en 1980 à 22 % en 2002 — et celle des 20 % les plus riches de 43 % à 49.5 % — alors que la part des 80 % les moins riches tombait de 60 à 50 %. À la fin des années 1990, en pleine période d’expansion, les États-Unis réussissent la rare performance d’être « simultanément en tête des dix-sept pays les plus riches pour le revenu par habitant et en dernière position pour le bilan en matière de lutte contre la pauvreté. En dépit d’une multiplication par six de la consommation nationale depuis le milieu des années 1970, le nombre des indigents est supérieur en 1998 au 12 niveau atteint un quart de siècle plus tôt » . L’évolution des inégalités intérieures dans les pays les plus pauvres est plus importante encore que dans les pays riches et leurs effets se cumulent au plan mondial. En 1960, l’écart de revenu entre le cinquième de la population mondiale la plus riche, et le cinquième de la population 10 Alternatives économiques, mai 2002, cité par S. Halimi, op. cit. p. 511. Kevin Ohlipps, Wealth and Democracy : A political History of the American Rich, Broadway Books, New York, 2002, p. 123. 11 12 The Guardian, 9 septembre 1998. 18 mondiale la plus pauvre était de 1 à 30 ; en 1997, il était de 1 à 75 et il est, aujourd’hui, de 1 à 80. Actuellement, alors que la population des pays les plus riches ne cesse de vieillir et que la population des pays les plus pauvres rajeunit, 20 % de la population mondiale se partage plus de 80 % de la richesse correspondante, les 20 % les plus pauvres ne disposant que de 0.5 % de cette richesse. Or, ces écarts ne font que s’approfondir au fur et à mesure qu’on en recule les bornes et les échéances : actuellement, « le revenu des 1 % d’habitants les plus riches de la planète atteint celui des 57 % les plus pauvres » et « la fortune des 350 personnes les plus riches — et milliardaires en dollars — est supérieure aux revenus annuels des 45 % des habitants les plus pauvres de la planète, soit environ 2.6 milliards de 13 personnes » . Simultanément, tandis que le BIT estime à plus de 700 millions — soit un tiers de la population active — le nombre de personnes sous employées ou au chômage dans le monde, un être humain sur six (1 milliard d’individus) vit encore en dessous du seuil de subsistance ou dans la pauvreté absolue avec moins de 0,75 euro par jour, et un sur deux avec 1,50 euro, sans avoir accès aux services publics essentiels : santé, éducation, assainissement. Un milliard et demi de travailleurs en Asie gagnent entre 3 et 45 dollars par jour, pour des familles cinq fois plus nombreuses, alors que le salaire journalier moyen dans les pays de l’Europe occidentale, des Etats-unis et du Japon n’est jamais inférieur à 100 $ : 200 $ en Allemagne, 130 $ en France et aux Usa. Au total, le bilan est catastrophique : Il y a une ligne de téléphone pour deux habitants dans les pays riches, contre une pour quinze dans les pays en voie de développement, et une pour deux cent dans les pays les plus pauvres, le tiers de l’humanité ne disposant toujours pas de l’électricité ou de l’eau potable, et ces proportions — depuis un demi-siècle — n’ont cessé de s’amplifier. Sur ce plan, l’Afrique noire est frappée de plein fouet. La dette extérieure du continent noir a triplé au cours des dix dernières années — passant de 65 à 185 milliards de dollars — soit un chiffre supérieur à la somme des PNB des quarantecinq États de l’Afrique subsaharienne avec ses 550 millions d’habitants. D’après l’Indicateur de développement humain publié par le PNUD depuis 1990 — qui prend en compte la durée de vie, le niveau d’éducation et le revenu moyen par habitants — parmi les 35 pays où il est le plus faible, on trouve 31 pays africains. On n’y trouve en moyenne qu’un médecin pour 25 000 habitants — contre 90 en Europe — et huit enfants sur dix y décèdent avant l’âge d’un an. Le PNB le plus élevé — celui de l’Afrique du Sud avec 113.2 milliards de dollars — est douze fois inférieur à celui de la France et 90 fois inférieur à celui des États-Unis. En 2002, l’Afrique attire moins de 1 % des investissements mondiaux et les coûts de fonctionnement des entreprises y sont au moins 50 % supérieurs à ceux d’Asie, où les profits sont dix fois supérieurs. D’après l’OMC, elle ne représente que 2 % des échanges mondiaux. L’Afrique noire n’est pas menaçante - elle est menacée – et on voit mal comment cela pourrait durer. 13 Ignacio Ramonet, op. cit.p. 266. 19 C’est dans le cadre de ce bilan global entre pays et à l’intérieur de chaque pays que se pose la question des rapports entre dictature et démocratie et celle du rôle que jouent les ÉtatsUnis dans l’arbitrage de ces rapports. Chapitre 4 La démocratie, l’économie de marché et des idées reçues. Premier lieu commun universellement répandu nous trouvons cette idée que la domination que les États-Unis exercent depuis 1945 sur le reste du monde serait inscrite dans l’ordre démocratique mondial des choses. Viendrait-elle à s’affaiblir que cet ordre serait compromis. Rien n’est moins sûr. Cette domination, on la désignera comme on voudra — hégémonie, impérialisme, prééminence, suprématie, leadership — le constat est de partout identique et il ne fait aucun doute : « aucune puissance, à l’heure actuelle, ne peut rivaliser avec 14 l’Amérique ou s’opposer à ses offensives » . Non seulement, elle ne fait aucun doute, mais elle ne serait pas prête de cesser : « for many decades, no state is likely to be in position to take on the United States in any of the underlying element of 15 power » . Sur ce plan on sera plus réservé encore : on voit mal en effet pourquoi cette domination serait éternelle Un système auto entretenu. Fait également partie de cette façon de voir les choses l’idée que la démocratie ne serait critiquable qu’à partir d’elle-même 16 et — comme l’écrivait John Dewey au début du siècle dernier — que « le remède aux maux de la démocratie, c’est plus de démocratie ». Autrement dit, on pourrait toujours apporter une réponse démocratique à chaque nouveau problème engendré par la démocratie, de sorte qu’elle s’en trouverait constamment renforcée. L’envers de cette idée — mais elles vont ensemble — est que la dictature constituerait le contraire exact de la démocratie, son ennemi héréditaire et, de tous les idéaux vers lesquels celle-ci tend, celui qui s’y opposerait le plus. Démocratie et dictature seraient irréductibles l’une à l’autre et s’affronteraient comme les deux pôles antagoniques extrêmes autour desquels se serait cristallisé, au cours du XXe siècle, l’exercice du pouvoir et les formes de la vie collective. L’avènement de l’une coïnciderait avec la mort de l’autre et un combat à mort ne cesserait de les opposer. Il est permis d’en douter. "Démocratie" et "économie de marché" 14 Ignacio Ramonet, Géopolitique du chaos, Paris, folio, 2002, p. 69. 15 William C. Wohlforth, “The Stability of a unipolar World”, International Security, vol 24, n°1 (summer 1999) p. 8. 16 Dewey John : (1859 -1952) Philosophe états-unien spécialisé en psychologie appliquée. Son système philosophique se rattache au courant pragmatiste. 20 Fait également partie de cette constellation de pensées, l’idée selon laquelle la démocratie et l’économie de marché seraient liées l’une à l’autre de manière « organique ». La progression de l’une accompagnerait la progression de l’autre de telle sorte que la démocratie serait le régime politique normal de l’économie de marché, qui serait le régime économique normal de la démocratie. Comme le notent la plupart des auteurs, l’économie de marché et la démocratie ne font plus qu’un : « désormais, dans les grands pays développés, seules des minorités sont prêtes à remettre en cause les acquis démocratiques, comme seules des minorités proposent de remettre en cause les fondements de l’économie de 17 marché » . Sur cette base commune deux points de vue s’affrontent. Dans le cadre d’un seul pays, les uns pensent que cette liaison est « contradictoire » et que la démocratie et le marché sont des valeurs antagoniques. Tandis que la démocratie vise à davantage d’égalités, de libertés et de solidarités, les mécanismes du marché engendrent toujours plus d’inégalités, de servitudes et de conflits d’intérêts. Tandis que la démocratie vise à remplacer la force par le droit, à renforcer l’entraide mutuelle et à garantir les libertés de chacun, le marché fait prévaloir la force sur le droit, réduit toujours davantage la marge de manœuvre des plus pauvres vis-à-vis des plus riches, accroît le champ et l’étendue des servitudes de tous et brise le jeu des solidarités qui pourraient s’y opposer. Les autres pensent au contraire que cette liaison est complémentaire et que la démocratie et le marché poursuivent des objectifs convergents. Il faut reconnaître que, jusqu’à maintenant au moins, un des aspects déterminant du jeu politique dans les pays riches et démocratiques aura été de compenser un aspect par l’autre en évitant de générer des disparités de richesse trop marquées, sources de conflits et d’affrontements. Cela a été — et cela reste en grande partie — l’enjeu de ce que l’on aura désigné comme « l’Etatprovidence ». Ce débat aura été transposé pratiquement tel quel à l’échelon international. L’antagonisme entre pays pauvres et pays riches prenant le relais des antagonismes entre riches et pauvres avec des résultats comparables : pour les uns, la révolte des pays pauvres serait inéluctable et mettrait la démocratie mondiale en danger. Pour les autres, les seuls mécanismes du marché devraient y surseoir et la démocratie ne devrait pas cesser de gagner du terrain. Liée au point de vue précédant, nous trouvons l’idée selon laquelle la richesse étant l’objectif d’une économie de marché, au-delà d’un certain seuil de richesse, la démocratie ne peut que se stabiliser et, ce seuil étant lui-même irréversible, la démocratie à son tour le deviendrait. Autrement dit, lorsqu’un pays serait devenu riche et démocrate, il serait peu probable qu’il redevienne pauvre et dictatorial. Cela exige un examen plus attentif. 17 Philippe Auberger, La démocratie à l’épreuve des marches, Paris, Economica, 2003, p. 7. 21 Démocraties, dictatures et revenus par habitant. Il n’y a que deux mécanismes d’allocations des ressources matérielles et des richesses produites : le marché et l’État. Le point de départ est que spontanément les mécanismes du marché ne garantissent pas à eux seuls la survie des populations auxquelles ils s’adressent. Il faut donc que l’État intervienne pour rétablir les équilibres faute desquels, l’existence même du marché serait compromise. C’est sur cette base que s’est posée la question de savoir quel était le régime politique le plus compatible avec l’économie de marché, et non pas celle de savoir qu’elle était l’économie la mieux compatible avec la démocratie. Or, rien n’indique qu’une solution ait été trouvée, ni même que la question ait été convenablement posée. 18 Seymour Martin Lipset , faisait déjà observer en 1959 que « plus une nation est prospère, plus la démocratie a de chances de s’y maintenir ». D’après les données d’Adam 19 Przeworski & Fernando Limongi , réactualisées par Zakaria et portant sur la période 1950-1990, nous aurions aujourd’hui une corrélation entre démocratie et revenu par habitant dont le seuil se situerait aux alentours de 6 000 $ par habitant et par an ; audessus de 6 000 $ la démocratie n’aurait pratiquement plus aucune chance de disparaître et deviendrait en quelque sorte « immortelle » (une chance sur 500) ; en dessous elle aurait du mal à s’installer ou à se maintenir. Les auteurs calculent ainsi que les 32 démocraties disposant d’un revenu moyen de 9 000 $ cumulent à elles seules 736 années d’existence et qu’aucune n’a succombé. En revanche, parmi les 69 démocraties les plus pauvres, 39 ont disparu, soit un taux de mortalité de 56 %, mais dégressif : l’espérance de vie d’une démocratie dont le revenu est inférieur à 1 500 $ serait de huit ans, alors qu’il serait de dix-huit ans entre 1 500 et 3 000 $. Ainsi « la probabilité que la démocratie survive s’accroît de 20 façon monotone avec le revenu » . De façon « monotone », c’est-à-dire sans solution de continuité, ni rupture de seuil. L’auteur note également une corrélation positive entre l’abondance en matières premières (minéraux, pétrole) et l’échec économique, et cela lui permet de supputer les chances à venir de la transition démocratique dans des pays qui ne le sont pas encore (Roumanie, Biélorussie, Bulgarie, Croatie, Malaisie, Iran, Turquie, Maroc, Tunisie et Chine) et d’isoler les cas particuliers de Singapour, de la Russie et des pays arabes producteurs de pétrole. Après avoir fait observer que les experts qui s’étaient penchés sur les avantages et les inconvénients comparés de la démocratie pour les pays en voie de développement, n’étaient « arrivés à aucune réponse catégorique », l’auteur note que « presque tous les pays pauvres qui ont réalisé des progrès importants ont dû cette 18 Seymour Martin Lipset (1922) Politologue et sociologue nord américain. Il fut notamment président de l’association des professeurs américains pour la paix au Moyen Orient. 19 Adam Przeworski (1940) Professeur américano-polonais de sciences politiques. Il est un spécialiste reconnu de l’étude des sociétés démocratiques tant sur le plan analytique que théorique. 20 Adam Przeworski & Fernando Limongi, « Modernization : theories and facts » World Politics, 49, n°2, janvier 1997. 22 21 évolution à un régime libéral autoritaire » et il cite Taiwan, la Corée du sud, Singapour, le Chili, l’Indonésie et la Chine. Mais un régime « libéral autoritaire » est-ce encore une démocratie ? Dans ce cas on parvient à un diagnostic plus nuancé. La démocratie ne serait pas une fonction linéaire de la croissance ou du revenu et la nécessité de sophistiquer le schéma saute aux yeux de tous, jusqu’à faire apparaître le régime politique comme une variable indépendante de la croissance économique : « il existe des indices d’une relation non linéaire dans laquelle plus de démocratie accroît la croissance lorsque les libertés politiques sont faibles, mais déprime la croissance 22 lorsqu’un niveau modéré de liberté politique a été atteint » . Même si la chose n’est pas formulée de cette manière — on admet alors que, dans certains cas, le développement des libertés publiques est défavorable à la croissance et que la démocratie, ou encore les « libertés », constitue un « bien de luxe » dont on peut sans grand dommage réduire les coûts. Dans certains cas, on pourrait donc échanger un peu moins de démocratie contre un peu plus d’efficacité, ou le contraire, à condition de s’appauvrir. Il suffirait d’ailleurs de prendre l’exemple de l’Allemagne nazie pour mettre en évidence un minimum de démocratie compatible avec un maximum d’efficacité économique et aujourd’hui — dans le cas des pays émergeant — la conclusion ne se fait pas attendre : « la dictature éclairée (au sens où elle réprime la demande sociale) est donc la forme de gouvernement la mieux adaptée à l’économie de marché […] l’essentiel est que le marché soit 23 libre ; peu importe que les individus ne le soient pas ». Toutes les critiques que l’on pouvait faire à ce type d’approche ont été émises et d’abord le fait de réduire la démocratie à une batterie de variables quantitatives sur une échelle variant de 0 à 1. On aura également critiqué les fonctions de préférence qui y étaient associées, la multiplicité des formes démocratiques de vie collective et le fait qu’il ne s’agissait pas forcément d’un modèle « universel ». On aura mis l’accent sur le rôle que chaque forme aura pu jouer à chaque phase du développement d’une société dès lors que ce développement n’était pas linéaire. On aura également fait observer que la « tolérance aux inégalités internes » n’étant pas identiques de partout, les comparaisons cessaient d’être pertinentes. On aura enfin noté que ces études accréditaient l’idée, au moins de manière implicite, d’un continuum entre la démocratie et la dictature. Rarement on aura fait prévaloir que les dépenses militaires, tout comme les dépenses de « bien-être », étaient devenues consubstantielles aux démocraties sans être substituables et que si elles relançaient l’efficacité économique des uns, elles affaiblissaient les démocraties des autres. Au moins jusqu’à ces dernières années, les dictatures des pays pauvres n’auront été que la contrepartie des démocraties des pays riches. Plus généralement, on n’aura pas pris la mesure du fait que l’équation entre démocratie et croissance avait cessé de pouvoir s’apprécier au seul niveau « national » et que tous les 21 Fareed Zakaria, L’avenir de la liberté, Odile Jacob, Paris, 2003, p. 315. 22 Robert Barro, « Determinants of economic growth : a cross-country empirical study », NBER Working Paper, n° 5698, août 1996 23 Jean Paul Fitoussi, La démocratie et le marché, Paris, Grasset, 2004, p. 28. 23 protocoles de comparaison dont on disposait — s’ils rapprochaient ou éloignaient des pays inégalement positionnés sur leur propre itinéraire de développement politique ou économique — entretenaient entre eux des rapports à la fois politiques et économiques où la démocratie et la croissance étaient en jeu. C’est ce schéma que la globalisation remet aujourd’hui en cause. Depuis quelque temps, les priorités se sont inversés : on se demandait jusque-là qu’elles étaient les réformes du marché les plus démocratiques ; on se demande aujourd’hui quelles sont les réformes de la démocratie les plus profitables et autour de cette question deux points de vue s’affrontent. D’un côté (social libéral) nous trouvons ceux qui pensent que, se limitant l’une l’autre, il y aurait une complémentarité entre économie de marché et démocratie qui les renforcerait mutuellement. On va donc s’employer ici à trouver un « optimum » à la fois politique et économique. De l’autre côté (militaro libéral), nous trouvons ceux qui pensent que l’extension du domaine du marché exige une réduction pure et simple du domaine de la démocratie. En poussant cette logique à son terme, on en conclut que, non démocrate mais efficace le marché gagne en liberté ce que l’individu et l’État lui concèdent et que — démocrate mais inefficace — l’État perd en souveraineté ce que l’individu lui demande et ce qu’il concède au marché. Dans la phase précédente, on ne voyait pas que les dictatures dans les pays pauvres n’étaient que la contrepartie des démocraties dans les pays riches, mises en place et soutenues par elles. Dans la phase actuelle, on ne voit pas que le recul de la dictature dans les pays pauvres accompagne son avancée dans les pays riches : une avancée rampante, feutrée mais préoccupante. À l’encontre du credo du libéralisme ordinaire et de la doctrine 24 dite du « consensus de Washington », Jean-Paul Fitoussi voit bien que les économies les plus solidaires ne sont pas forcément les moins performantes et que la mondialisation en elle-même n’est pas préoccupante. Cependant, il considère que dans l’état actuel des choses, la mondialisation conduit le monde à la catastrophe : « non seulement la mondialisation accroît la part du marché et réduit celle de la démocratie, mais elle le fait au nom de l’efficacité du marché et d’un ordre 25 supérieur à celui de la démocratie » . Concernant cet « ordre supérieur à la démocratie », il reste discret, mais il le désigne alternativement comme une « contrainte exogène » — c’est-àdire imposée de l’extérieur — et quelque chose de « transcendantal » c’est-à-dire — en terme kantien — comme un a priori de l’expérience. On voit le paradoxe de quelque chose qui serait extérieur à quelque chose de « global ». Comment caractériser alors cet ordre supérieur et l’inscrire dans l’expérience autrement que par la dictature - fut-elle éclairée – c’est-à-dire en fait un « libéralisme autoritaire » ? Le libéralisme autoritaire, c’est la forme que prend aujourd’hui la dictature. 24 Fitoussi Jean-Paul Economiste français, professeur à l'institut d'études politiques de Paris. Président de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) depuis 1989. 25 Fitoussi, op. cit. p. 89. 24 Dans le cadre d’un seul pays — si la loi de la majorité conduit inévitablement à l’émergence de préoccupations sociales et donc à l’affaiblissement du rôle du marché et au renforcement du pouvoir d’État — c’est que le nombre de pauvres y est supérieur à celui des riches et que le principe "d’un homme, une voix " continue d’y prévaloir. N’entrons pas ici dans la nuance qui consisterait à faire prévaloir que ce sont les pauvres qui sont le plus sensibles au « populisme », car de surcroît elle est vraie. Tout en restant sur un plan politique — mais en passant au niveau international — le décalage entre l’Assemblée générale des Nations Unis (un pays une voix) et le Conseil de sécurité (cinq membres disposant chacun d’un droit de veto) sanctionne déjà le décalage entre pouvoir politique et pouvoir militaire. Bien que le nombre des pays pauvres y soit plus important que le nombre des pays riches, le militaire y prendra toujours le pas sur le politique. Tout en restant au niveau international, mais en passant du plan politique et militaire au plan économique, ce qui était l’amorce d’une gouvernance mondiale y démissionne de façon définitive : ce qui prévaut alors c’est le principe "d’un dollar, une voix" qui reconduit le jeu des inégalités mondiales en les plaçant sous tutelle militaire. Sur ce plan, ce sont les Etats-unis qui font la loi et mènent le jeu. Ne cessant en effet de dicter les règles de la mondialisation, d’en redéfinir les enjeux et d’en manipuler les présupposés, les États-Unis — qui offrent aujourd’hui toutes les caractéristiques d’une économie de rente financière — constituent le fer de lance de la globalisation et ont placé le reste du monde dans une situation qui est devenue ni acceptable ni praticable pour eux. La conclusion est simple : ce sont les États-Unis qui constituent désormais une « contrainte exogène » pour la démocratie mondiale. Cette contrainte n’est pas transcendantale, mais strictement « pragmatique ». Jusqu’à aujourd’hui l’argent représentait le « nerf de la guerre ». Depuis peu, la guerre est devenue « le nerf de l’argent ». "Démocratie" et "conflits militarisés" Il s’agit ensuite de l’idée qu’entre démocraties « riches et stabilisées », la probabilité d’un affrontement militaire majeur serait devenue inconcevable ou — en d’autres termes — que les démocraties ne se feront plus la guerre. Ce point d’ailleurs aura fait l’objet d’une théorisation explicite de la part de 26 quelqu’un comme Michael Doyle mais, depuis un demi-siècle, il semble s’être imposé comme un credo unanimement accepté par tous ; c’est cette idée qui conduit Mandelbaum à s’extasier — en ce début de vingt et unième siècle — sur l’absence de conflits entre grandes puissances en faisant de la conversion de la Russie et de la Chine au libéralisme la garantie la plus sûre d’une paix durable à venir. Le point de vue est soutenu par l’idée que « plus la structure et l’attitude d’une nation sont résolument capitalistes, et plus cette nation sera pacifiste et 27 tendra à mesurer les coûts d’une guerre » ce qui pose la 26 Doyle Michael : (1948) Professeur de politique et de relations internationales à l’université de Columbia. Son étude principale est relative à la notion d’empire et à l’analyse des différents impérialismes qui en découlent. Il a ainsi abordé l’empire romain, l’empire britannique; l’empire ottoman, et l’empire égyptien. 27 Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, p. 128. 25 question des rapports entre l’économie et les dépenses militaires. D’un côté nous aurons ceux qui pensent que les achats d’armes servent de stimulant à l’économie. De l’autre nous aurons ceux qui penseront que les sommes engagées pour la défense tout à la fois s’inscrivent dans une logique de « dépenses improductives » — en perte sèche donc — et que, pour un résultat identique, c’est autant que l’on soustrait aux programmes sociaux de santé, de logement ou d’éducation. Or, aussi paradoxal que cela puisse paraître, les deux points de vue peuvent converger : à la fois en termes de relance et de substitution. 28 Sumner Slichter — économiste à Harvard — admettait par exemple que la guerre froide avait « augmenté la demande de biens, (relancé les commandes) contribué au maintien d’un haut niveau d’emploi, accéléré le progrès technique et aidé 29 ainsi le pays à relever son niveau de vie » . Dans la logique inverse, les dépenses sociales peuvent se substituer aux dépenses militaires et une « volonté politique ferme » devrait suffire pour inverser les termes de l’équation sans en modifier l’équilibre. C’était déjà le cas par exemple de John K. 30 Galbraith le théoricien de la « technostructure » et de la « prospérité sans commande d’armements ». Cette idée structure de part en part l’ouvrage de Ruth Sivard qui nous explique — notamment — que la seule mise en chantier du sous-marin Trident (1.5 milliards de dollars) aurait suffi à financer pendant cinq ans un programme mondial de vaccination, évitant ainsi la mort d’environ cinq millions d’enfants en bas âge. Nous retrouvons la même idée chez 31 Howard Zinn pour lequel « la militarisation de la nation […] impliquait inévitablement que les fonds affectés aux problèmes sociaux soient réduits à la portion congrue ». Cela le conduit logiquement à préconiser de « faire passer les 300 à 400 milliards de dollars annuels affectés au budget de la défense vers des projets qui permettraient d’améliorer les conditions de 32 vie des Américains et des autres peuples du monde » . De 33 même, quelqu’un comme Robert B. Reich plaidera en faveur d’un rééquilibrage des dépenses militaires au bénéfice des plus 28 Sumner H. Slichter : (1892-1959) Economiste américain. 29 Sumner Schlichter, cite par Fred J. Cook, « Juggernaut : the Warfare State », The Nation, 20 octobre 1961, p. 300. 30 John Kenneth Galbraith : (1908 - 2006) Economiste canadien d'origine écossaise. Il est surtout connu en tant que conseiller économique de différents présidents des États-Unis, de Franklin Delano Roosevelt à John Fitzgerald Kennedy jusqu'à Lyndon B. Johnson. 31 Zinn howard : Historien américain, professeur à l’université de Boston. Né en 1922 à Brooklyn (New York) dans une famille d'ouvriers juifs originaires de Russie. Dans les années 60, il milite pour les droits des Noirs, puis contre la guerre du Vietnam. Plus récemment, il s'est engagé contre la guerre en Irak. Son œuvre reflètent le besoin de se réapproprier les traditions les institutions publiques qui ont été, selon lui, abandonnées ou trahies par les élites politiques pour garantir leurs intérêts privés. 32 Howard Zinn, op. cit. p. 443 33 Reich Robert B. secrétaire d'Etat au département du Travail de 1993 à 1997 (Présidence Clinton) 26 pauvres, pour un salaire minimum supérieur au seuil de pauvreté et pour l’accès de tous à la santé et à une éducation de qualité. En Europe, nous retrouvons cette idée — parmi d’autres — chez Claude Serfati lorsqu’il observe — à juste titre — « qu’il manque 80 milliards de dollars par an aux pays en voie de développement pour assurer les services sociaux de base, alors que l’on compte 720 milliards de dépenses militaires par 34 an dans le monde » . Chapitre 5 Un leadership mondial peut-il être démocratique et perdurer ? Il s’agit enfin de l’idée selon laquelle, la démocratie étant garantie dans le cadre d’un seul pays par le couple « EtatNation » — auquel est lié le « monopole de l’exercice de la violence légitime » — elle serait susceptible de l’être, à l’échelon mondial, par l’Organisation des Nations Unies. Dans l’un et l’autre cas, il s’agirait de parer aux risques de conflits liés à la montée des inégalités. À la vérité, si œuvrer pour le développement c’était œuvrer pour la paix — et réciproquement — rien n’indique que les objectifs sur ce plan aient été atteints. Au plan des organisations internationales, l’échec est total : les guerres continuent, et les inégalités se creusent. Avant d’aborder le débat d’idées, commençons par le constat. Le bilan des Nations Unies tient en deux mots : parallèlement à l’équilibre fragile de la « guerre froide », l’ONU ne sera jamais parvenu à maîtriser le problème du maintien de la paix et de la sécurité internationale. Pour ce qui concerne la « guerre froide », tout se sera joué en dehors de l’ONU, principalement sur la base de la dissuasion nucléaire entre l’OTAN (1946) et le Pacte de Varsovie (1955). Au mieux, l’ONU sera parvenue à « localiser », ou encore à « banaliser » certains conflits réputés mineurs en évitant qu’ils se généralisent. Au pire, elle n’aura pas évité que d’autres s’éternisent. Dans l’un et l’autre cas, les forces des Nations Unies se seront bornées à faire le ménage de l’inévitable — ou à circonscrire les dégâts — sans participer à éviter le pire. Il est vrai que la dissuasion nucléaire reposait sur les cinq membres permanents du Conseil de sécurité, mais cela suggère que la généralisation des conflits régionaux — dit encore de « faible intensité » — n’était que la contrepartie de l’évitement d’un conflit frontal. Incapable dans de nombreuses situations de s’opposer à la reprise des hostilités et des combats (Corée 1951, Égypte 1956, Chypre 1974, Liban 1982…) la plupart du temps, l’Onu sera tout juste capable d’assurer la sécurité de ses propres forces d’interposition (Salvador, Nicaragua, Afghanistan, Cambodge), son échec dans toute une série d’autres circonstances ne faisant que souligner le désaccord des membres du Conseil de sécurité (Bosnie, Somalie, Angola, 34 Claude Serfati, La mondialisation armée ou le déséquilibre de la terreur, ed Textuel, 2001. 27 35 Rwanda). Boutros Boutros-Ghali , secrétaire général des Nations Unies jusqu’en 1996 était particulièrement bien placé pour en dresser le bilan et en indiquer les causes : « depuis la création de l’ONU en 1945 une centaine de conflits majeurs ont éclaté de par le monde, qui ont provoqué plus de vingt millions de morts. L’ONU est restée impuissante devant la plupart de ces crimes en raison des veto — au nombre de 279 — opposés à l’action du Conseil de sécurité. La guerre froide étant achevée, les veto ont pris fin le 31 mai 1990 ». Depuis les veto ont repris, mais les conditions ont changé. Ce désaccord n’aura jamais été aussi profond qu’à l’occasion de conflits qui — bien que localisés — se seront « éternisés ». C’est le cas, plus que tout autre, du conflit israélo-palestinien. Ne revenons pas sur la création de l’État d’Israël : l’histoire aura tranché. Dès 1948, l’ONU confirme le droit à l’existence d’un État palestinien : à ce jour, il n’a toujours pas été reconnu et, malgré l’occupation des territoires, la colonisation systématique, la destruction et l’appropriation de biens, la privation des droits, la déportation et le fait que le meurtre y soit depuis cinquante ans monnaie courante et quotidienne, jamais l’Onu - à aucun moment de son histoire — n’aura fait quoi que ce soit. Nous parlions de désaccord entre les membres du Conseil de sécurité. La vérité est qu’Israël est devenu, depuis cinquante ans, le bras armé de la politique nord américaine au MoyenOrient. À l’heure actuelle, avec plus de 3 milliards de dollars par ans d’aide de toutes sortes (mais surtout militaire) et quelles que soient les gesticulations de la diplomatie Us pour inciter son allié à « plus de mesure » (Brzezinski), la politique étasunienne n’aura oscillé qu’entre un laisser-faire coupable, un interventionnisme théâtral, et un soutien inconditionnel. Entre 1945 et 2003, les Usa opposeront 78 fois leur droit de veto à une résolution des Nations Unies condamnant l’État d’Israël : une des dernières en date (octobre 2003) concerne l’édification de cet autre mur de la honte que représente la construction d’un « mur de sécurité » de 350 km de long, à l’est de la ligne verte. Autant les théoriciens de la « crise démocratique » ignorent la situation internationale, autant les théoriciens de l’hégémonie ne s’intéressent qu’à elle. On est frappé ici par les décalages — mais également par les convergences profondes et paradoxales — qui existent entre les théoriciens de « l’expansionnisme », les théoriciens du « retrait », et les théoriciens du « déclin ». Partisans d’un monde unipolaire sous leadership nord américain, les premiers pensent que les ÉtatsUnis doivent maintenir et renforcer en permanence leur hégémonie sur le reste du monde — y compris et surtout — en utilisant la force (Robert Kagan, Brzezinski). Les deuxièmes pensent que cette domination est désormais devenue ruineuse, que les États-Unis ont encore le choix d’opérer un repli tactique à condition d’en contrôler les termes, et que ce retrait serait préférable à la fois pour eux et pour le reste du monde ; ils sont donc partisans d’un monde « multipolaire et d’une stratégie 35 Boutros Boutros-Ghali (1922) Diplomate égyptien qui fut le 6ème secrétaire général des Nations unies de 1992 à 1996. 28 36 multilatérale » (Kupchan ). Enfin les derniers considèrent que les États-Unis n’ont plus le choix, qu’à plus ou moins long terme la perte de leur hégémonie est devenue inéluctable et qu’ils sont déjà entrés dans une phase de déclin durable et irréversible (Kennedy, Todd). Dans chaque cas, la vision qu’ils ont de l’Europe à valeur de test. Le point de vue dominant de l’unilatéralisme 37 Pour les membres du Project for New American Century crée en 1997 — et qui comptait parmi ses membres des personnalités aussi éminentes que Paul Wolfovitz, Dick 38 39 40 Cheney , Ronald Rumsfeld ou Francis Fukuyama — il s’agit pour les États-Unis de contraindre les autres États à respecter les règles du droit international, tout en se réservant la possibilité de les transgresser « pour le bien de tous ». C’est le thème toujours actuel et repris à Madeleine Albright de la « nation indispensable », déjà popularisé à l’époque par 41 Krauthammer le théoricien du « moment unipolaire » — pour lequel les intérêts nationaux Us devaient toujours prévaloir quels qu’en fussent les enjeux et les circonstances. Pour les théoriciens de « l’hégémonie bienveillante » et de la « guerre préventive », il va sans dire que le multilatéralisme qui accroît le périmètre de légitimité d’une intervention extérieure est toujours préférable mais — la vocation des institutions internationales étant d’être instrumentalisées par la puissance hégémonique — si le consensus est trop difficile à obtenir, ou le compromis trop coûteux à réaliser, ces institutions n’ont qu’à se plier, ou disparaître. Ce mépris des règles du jeu international, c’est très exactement 42 ce que dénonce un juriste comme Richard Falk — professeur de droit à Princeton — pour qui les institutions internationales sont aux mains des puissances mondiales qui les manipulent à 36 Kupchan Charles : Professeur de relations internationales à l'université de Georgetown et responsable du département des affaires européennes au National Security Council. 37 Project for New American Century : créé au printemps 1997 le PNAC est un think tank ayant pour objectif de promouvoir un leadership nord américain global et mondialisé. 38 Richard Bruce Cheney (1941), dit Dick Cheney, est un homme d'affaires et un homme politique américain, membre du parti républicain. Il est le 46e viceprésident des États-Unis d'Amérique, en poste depuis 2001 au côté du président George W. Bush. 39 Donald Henry Rumsfeld (1932) est l'actuel Secrétaire à la Défense, le chef du Pentagone, dans l'administration républicaine de George W. Bush. 40 Francis Fukuyama (1952) Philosophe, économiste et politologue américanojaponais. Fukayama est connu pour sa théorie de la fin de l’histoire (The End of History and the Last Man). Selon lu, l’histoire de l’humanité après la chute du bloc communiste est arrivée à un moment où la confrontation entre les idéologies est dépassée. Il envisage à terme le triomphe du libéralisme tant sur le plan économique que politique. 41 Charles Krauthammer (1950), éditorialiste conservateur américain collaborant, entre autre, au Washington Post ou à Time Magazine. Krauthammer est un défenseur de l’unilatéralisme et au maintien des USA comme superpuissance. Il considère que « la notion de légitimité découle d’un consensus international » qui est pour lui une absurdité et appelle un monde unipolaire dominé par la politique extérieure nord américaine. 42 Richard falk: Professeur de droit international à l’université de Princeton. 29 leur convenance et fixent tout à la fois leurs objectifs et leur calendrier. Leur vraie nature surgit justement à l’occasion de divergences entre grandes puissances — comme c’est le cas aujourd’hui avec l’Irak, l’Iran, la Turquie etc. — et, que ce soit pour le préconiser ou pour le dénoncer, sur ce plan au moins les deux points de vue concordent. Il n’est pas étonnant que les théoriciens de l’expansionnisme Us mettent aujourd’hui l’accent sur les divergences de vue et les contradictions d’intérêt entre grandes puissances. Ces divergences se manifestent d’abord sur la façon de fixer les priorités nationales, d’identifier les dangers extérieurs et de conduire la politique étrangère, mais également sur la manière de régler un conflit, la plus ou moins grande tolérance à l’échec, le rôle accordé au temps et à la diplomatie… Ainsi les USA accorderaient plus d’importance à la force qu’au droit, aux initiatives unilatérales plutôt que multilatérales, à la compétition plutôt qu’à la coopération, aux résultats obtenus plutôt qu’à la manière de les obtenir, leur « culture stratégique » serait plus manichéenne (du type tout ou rien) que dialectique, leur tolérance à l’échec serait moindre et — pour un résultat identique — la rapidité d’exécution prévaudrait sur la méthode utilisée. 43 Dans son dernier ouvrage Robert Kagan a bien vu qu’au point où en étaient les choses un des obstacles à l’expansionnisme Us était le fossé qui ne cessait de se creuser entre les intérêts de l’Europe et ceux les États-Unis. On connaît sa thèse : dans la mesure où jusqu’à maintenant les États-Unis assuraient la charge de sa défense, l’Europe aura pu en faire l’économie et — la construction européenne s’étant traduite par une baisse de son potentiel militaire — sa façon de voir le monde s’est transformée également. Or, la seule manière de jouer un rôle mondial significatif étant aujourd’hui de disposer d’une puissante armée si — de surcroît — toute son histoire récente et son idéologie le lui interdisaient, non seulement l’Europe ne voudrait pas devenir plus puissante au plan militaire, mais elle en serait incapable. La plus grande tolérance européenne face à la montée des nouvelles menaces serait liée à sa faiblesse militaire. Alors que les Usa auraient tendance à accorder plus d’importance aux risques de prolifération d’armes de destruction massive, à l’émergence d’États « voyous » et au terrorisme international, les Européens seraient davantage attentifs aux risques liés au développement des « conflits interethniques et des migrations, à l’augmentation de la pauvreté, du crime organisé ou à la 44 dégradation de l’environnement » . À vrai dire, l’insistance des Européens à mettre l’accent sur le jeu démocratique n’est pour lui que la contrepartie du pouvoir qui leur fait défaut et cette incapacité à répondre militairement à la menace conduit soit à la tolérance, soit au déni du danger. C’est là qu’intervient l’apologue du chasseur d’ours : « L’homme armé d’un seul couteau peut décider que l’ours qui rode dans la forêt est un danger supportable dès lors que 43 Robert Kagan (1958) Chercheur et essayiste néoconservateur. Diplomé de l’université de Yale, il est un des cofondateurs du Project for the New American Century (PNAC). Kagan a travaillé au bureau des affaires inter-américaines au Secrétariat d’Etat (1985-1988) où il fut le rédacteur principal des discours deu Secrétaire d’Etat George P. Shultz (1984-1985). 44 Robert Kagan, La puissance et la faiblesse, Paris, Plon, 2003, p.54. 30 l’alternative — chasser l’ours à l’aide d’un seul couteau — est en fait plus risquée que de se tapir en espérant que l’animal n’attaquera point. Toutefois, s’il dispose d’un fusil le même homme tiendra sans doute un raisonnement différent sur ce qui 45 constitue un risque insupportable » . La conclusion qu’il en tire est radicale : « si l’abîme stratégique entre les États-Unis et l’Europe est aujourd’hui plus profond que jamais et s’il se creuse encore à un rythme inquiétant, c’est parce que ces divergences matérielles et idéologiques se renforcent mutuellement. Et il n’est pas impossible que la division 46 engendrée par leur conjonction devienne irréversible » . Notons le car c’est important : c’est la première fois que l’éventualité d’un clash « irréversible » entre les États-Unis et l’Europe est évoquée. Nous partageons ce point de vue et la question est de savoir qui en aura l’initiative. Toute l’argumentation de Robert Kagan repose sur la prééminence du militaire sur l’économique et de l’économique sur le politique. C’est le contraire en Europe. D’un côté, il reconnaît le succès de l’intégration européenne : « le plus 47 grand exploit réalisé en matière de politique internationale » . De l’autre, il admet que « si la fin de la guerre froide avait donné lieu à l’avènement d’une ère où le pouvoir économique comptait plus que le pouvoir militaire, alors l’Union européenne aurait été en mesure de façonner l’ordre mondial avec autant 48 de poids que les États-Unis » . Or ce n’est pas le cas. Dans l’intervalle il ne dit rien de la situation économique des USA et se contente de diagnostiquer le déclin de l’Europe à partir d’un argument démographique : ce fameux décalage qu’évoquait The Economist « entre une Amérique jeune, exubérante, multiraciale et une Europe vieille, décrépite et repliée sur elle49 même » . Robert Kagan anticipe alors sur la prochaine crise militaire, qu’il localise en Asie de l’Est (Corée du nord) et fait observer que les intérêts européens dans cette région du monde y étant beaucoup moindre qu’au Moyen Orient, l’antagonisme entre l’Europe et les États-Unis devraient s’atténuer. Il en conclut « qu’il n’y a aucune raison de prévoir un choc de civilisation au 50 sein de ce que l’on appelait jadis l’Ouest » . L’Ouest a donc vécu, mais que se passerait-il si la prochaine crise se localisait ailleurs qu’en Asie et s’il s’agissait d’autre chose que d’un « choc de civilisation » ? Au regard de l’expérience irakienne, la question de l’Iran qui à nouveau détiendrait des armes de destruction massive – encore plus massives probablement – est devenue préoccupante. Le scénario pourrait se reproduire et l’histoire se répéter. Par ailleurs, l’auteur en vient à se poser la question de savoir pourquoi l’Europe fait encore l’économie de la force militaire, y compris d’ailleurs contre les États-Unis. D’un côté il se demande si « l’ambition de l’Europe d’accéder à la puissance ne serait pas — d’une certaine manière — un 51 anachronisme » ; de l’autre, il paraît acquis à l’idée d’une 45 Ibidem, p. 53. Ibidem, p. 21. 47 Ibidem, p. 37. 48 Ibidem, p. 91. 49 Ibidem, p. 140. 50 Ibidem, p. 151. 51 Ibidem, p. 103. 46 31 sujétion européenne durable et structurelle : « de fait, nous ditil, les Européens n’ont pas cherché à contrer le pouvoir croissant du colosse américain en développant leur propre pouvoir. À l’évidence, même une Amérique unilatérale ne leur paraît pas constituer une menace suffisante pour justifier une augmentation des dépenses militaires pour la contenir. Ils ne veulent pas non plus compromettre leurs vastes échanges avec ce pays en tentant de faire jouer leur puissance économique contre le chef. Enfin, ils ne sont pas disposés à s’allier avec la Chine, qui est prête à augmenter son budget défense, pour faire contrepoids aux États-Unis. Ainsi les Européens espèrent plutôt contenir la puissance américaine sans avoir à user euxmêmes de la force. Par une démarche qui est peut-être le nec plus ultra de la subtilité et de l’action indirecte, ils veulent 52 contrôler le mastodonte en faisant appel à sa conscience » . Outre que — si c’était le cas — on voit très bien que ce serait sans issue, Kagan n’hésite pas à raisonner, vis-à-vis de l’Europe, en termes de conflit armé. Les critiques de l’unilatéralisme Face à un ressentiment international croissant, de plus en plus nombreux sont ceux qui pensent - aux États-Unis - que l’unilatéralisme et le mépris du jeu démocratique international constituent aujourd’hui une menace insupportable, non seulement pour leurs alliés traditionnels, mais également pour eux. Simultanément, ils sont frappé de la rapidité avec laquelle les Etats-Unis seront parvenus à dilapider en aussi peu de temps le capital de sympathie bien réel qu’ils étaient parvenus à mobiliser au lendemain du onze septembre. Or si certains d’entre eux continuent à caresser l’idée que l’unipolarité pourrait durer au moins aussi longtemps que la guerre froide, la plupart pensent que la stratégie multilatérale est probablement le meilleur moyen de parvenir à maintenir leur hégémonie car quels qu’en soient les moyens - c’est bien de cela dont il s’agit. Même Brzezinski semble revenu à une appréciation plus nuancée du champ des possibles : « le nouveau désordre mondial exige une stratégie moins rigide que le face à face de la guerre froide, une approche à géométrie variable, souple et 53 diversifiée » . L’objectif reste identique : ce sont les moyens qui divergent, et ces moyens (la géométrie variable) sont ceuxlà même contre lesquels Montesquieu nous mettait en garde. Même les tenants « pragmatistes » d’une stratégie unipolaire — 54 55 comme John Ikenberry ou Joseph Nye — sont extrêmement 52 53 Ibidem, p. 66. Zbigniew Brzezinski,Le vrai choix, Paris, Odile Jacob, 2004, p. 65. 54 G. John Ikenberry Professeur à Princeton, Ikenberry est un important théoricien des relations internationales et de la politique étrangère nord américaine. Il est connu pour ses vives critiques de ce qu’il nomme “la grande stratégie néoimpériale” des USA sous l’administration Bush. Sa position se veut pragmatique. Il pense que l’impérialisme tel qu’il est pratiqué actuellement ne pourra remplir ses objectifs. 55 Joseph Nye (1937) Cocréateur avec Robert Keohane, de la théorie des relations internationales (néoliberalisme) développée dans leur livre Power and interdependance (1977). Nye a été, sous l’administration Clinton, assistant du Secrétaire d’Etat à la défense pour les affaires de sécurité. En 2005, il a été élu comme l’un des dix chercheurs les plus influents dans le domaine des relations internationales. 32 critiques vis-à-vis de la politique extérieure suivi par Georges Bush au lendemain du onze septembre. Ce n’est pas qu’ils soient contre l’hégémonie des USA : c’est que les moyens utilisés leur paraissent « contre-productifs », et aller à l’encontre des objectifs poursuivis. Ainsi, Joseph Nye — doyen de la Kennedy School of Government d’Harward — se prononce-t-il pour un équilibre entre la puissance brute de la coercition (Hard Power), et la puissance douce (Soft Power) de la persuasion, du compromis et de la conviction partagée. De manière beaucoup plus curieuse mais symptomatique, quelqu’un comme Wohlforth — pourtant partisan convaincu de l’unipolarité — considère que le seul obstacle qui désormais pourrait mettre en danger l’hégémonie nord-américaine, serait le consensus interne « bipartisan » (Présidence et Congrès) qui se serait réalisé autour d’une stratégie externe unilatérale. Au contraire — mais les deux aspects sont liés — le pouvoir grandissant de la présidence vis-à-vis du Congrès inquiète 56 quelqu’un comme Jeremy Rabkin qui y voit un danger pour la démocratie interne et la souveraineté nationale. Il préconise donc un repli tactique car à ses yeux, il ne s’agit plus de protéger la « forteresse Amérique » depuis l’étranger (from abroad), plutôt que de procéder à des rapatriements de troupes, de dénoncer les « alliances contraignantes » (no entangling alliances), et d’amorcer des politiques de désengagement systématique : quelles que soient les circonstances, la souveraineté nationale doit prévaloir. Les thèses "déclinistes" Si, pour les théoriciens du « retrait », la suprématie nordaméricaine relève sur le fond d’une décision d’ordre politique et pourrait encore être reconduite ou aménagée sans en compromettre les chances, pour les théoriciens du « déclin » ou de la « décadence » - la perte d’hégémonie est devenue structurellement inéluctable, même si des correctifs « politiques » pouvaient encore lui être apportés : dans ce cas, le « retrait » ne ferait qu’en différer l’issue et peut-être même la précipiter. Or, là encore, rien n’est moins évident. La thèse du « déclin américain » - en effet - soulève de nombreuses difficultés : « toujours annoncée, et pas encore amorcée » selon certains, pour la plupart de ses tenants, elle se situe déjà dans une problématique « post-impériale », et il est instructif — sous cet angle — de rapprocher les points de vue américains et européens. Il y a une quinzaine d’années — juste avant que bloc soviétique 57 n’implose — Paul Kennedy portait déjà sur les États-Unis un 56 Rabkin Jeremy Professeur de droit constitutionnel à l’université Cornell de New York. 57 Paul Kennedy (1945) Spécialiste britanique en relations internationales et en stratégie. Paul Kennedy est directeur de l’International Security Studies. Son livre le plus connu “The rise and the fall of the great power” montre les interactions entre les économies et la stratégie à travers les cinq siècles passés. 33 diagnostic pessimiste. Historien de l’économie, au terme d’un panorama saisissant de la naissance et de l’effacement des grandes puissances mondiales depuis le XVe siècle (Espagne, Hollande, Autriche Hongrie, Grande-Bretagne), l’auteur concluait au fait que — à leur tour — les États-Unis étaient entrés dans une phase de « déclin irréversible ». Il notait une contradiction grandissante entre l’érosion « relative » de la puissance économique des USA vis-à-vis de ses principaux partenaires mondiaux et un déséquilibre croissant entre les moyens dont ils avaient besoin pour reproduire leur hégémonie (« les exigences de leur défense ») et ceux dont ils disposaient pour y satisfaire. Engagés dans des dépenses militaires improductives de plus en plus lourdes, alors même que leur puissance économique ne cessait de se fragiliser, ils étaient menacés de « sur expansion » (Strategic Overstretch), terme par lequel il désignait la nature de leurs engagements internationaux. Sous les hypothèses issues de la guerre froide, ce fut probablement l’une des réflexions les plus radicales pour tenter de penser les perspectives à long terme de l’empire. Sa conclusion était sans nuance : « il n’y a qu’une réponse à la question, de plus en plus discutée dans l’opinion, de savoir si les États-Unis peuvent préserver leur position actuelle : c’est 58 non » . La victoire incontestée de l’économie de marché et sa généralisation à l’échelon mondial en aura redistribuée la donne mais — à une ou deux réserves prés — rien ne permet de penser que l’hypothèse ait perdu en crédibilité ; tout indique au contraire qu’elle s’est aiguisée. La généralisation de l’économie de marché à l’échelon mondial, loin de renforcer la puissance américaine aura tendance - au contraire – à l’affaiblir. Les réserves cependant sont d’importance. Pour Paul Kennedy, les coûts militaires de défense et de sécurité restent fondamentalement des « dépenses improductives » pour l’économie qui doit les prendre en charge : il s’agit d’un « fardeau » à supporter et le poids de plus en plus lourd de ce fardeau — compte tenu de l’amenuisement des ressources — conduit au déclin. Sur ce point, rien n’est acquis, mais s’il est vrai — comme nous tenterons de le démontrer — que les dépenses militaires doivent être considérés comme des « investissements », dans ce cas, le déclin en serait différé d’autant, ce qui ne veut pas dire que l’appareil économique ne cesserait pas de s’affaiblir. C’est d’ailleurs ce que l’on observe et le fait que l’expansion militaire soit devenu de plus en plus indispensable à l’expansion économique, n’aura fait que freiner le déclin économique, sans pour autant retourner la tendance. Renoncer à l’expansion militaire reviendrait à accélérer le déclin en s’exposant à des dangers plus redoutables encore. Cohérent avec sa théorie des dépenses improductives et du « fardeau », Kennedy ne le pensait pas et anticipait sur ce point les théories du « retrait » : « la tâche à laquelle les hommes d’État américains doivent faire face dans les années à venir est 58 Paul Kennedy, Naissance et déclin des grandes puissances, Paris, Payot, 1991. p. 591. 34 donc de reconnaître […] qu’il faut gérer les affaires de telle sorte que l’érosion relative des États-Unis puisse se dérouler d’une façon lente et régulière, en évitant de l’accélérer par des politiques qui ne feraient qu’apporter un avantage à court 59 terme, au prix de désavantages à long terme » . D’ores et déjà nous sommes entrés dans une logique des avantages « à court terme ». La deuxième réserve est symétrique de la première : les dépenses militaires sont là pour « protéger » des intérêts déjà existants, et non pour en créer de nouveaux. Si on voit bien dans le schéma de Kennedy que la protection des intérêts Us à l’étranger impose des « charges » qui ne cessent de croître au fur et à mesure que ces intérêts augmentent et se diversifient, on voit mal en revanche en quoi cette surenchère — de l’économique sur le militaire et réciproquement — serait devenue inéluctable et constituerait une « question de survie pour la nation ». Pour cela, il aurait fallu lier de manière beaucoup plus étroite, l’économie interne sur l’économie externe et analyser beaucoup plus finement le rôle de l’État ; ce n’est pas le cas. Lui-même d’ailleurs ne le pensait pas, d’où la thèse — surdéterminée donc — du retrait progressif, assez proche des thèses actuelles d’Ikenberry sur « l’auto restriction ». Depuis la fin de la guerre froide, cette idée d’un déséquilibre croissant entre les engagements extérieurs des USA, les ressources décroissantes dont ils disposent et la montée en puissance de pôles « régionaux » (Europe, Asie de l’Est) a été 60 reprise par Charles Kupchan . Il faudrait entrer dans la finesse des analyses, mais l’auteur montre que la fin de la guerre froide loin d’être synonyme d’une victoire finale de l’Amérique du nord accompagne au contraire les débuts d’une remise en cause de son hégémonie (the beginning of the demise of its global dominance). Le véritable challenge auquel les USA sont confrontés n’est pas la montée du terrorisme islamique, ni même le décollage de la Chine, mais bien l’intégration européenne (the rise of Europe) « whose economy already rivals America’s ». Il en conclut à la nécessité — pour les USA — d’encourager un monde « multipolaire » : autant feindre d’organiser et de contrôler ce qui vous échappe. Multipolarité et multilatéralisme apparaissent bien comme les deux faces idéologiques du même déclin et de la même hantise, mais sans que nous puissions trancher. 61 En France, Emmanuel Todd lie la « décomposition du système américain » au décalage qu’il note entre la dépendance économique accrue des Usa vis-à-vis du reste du monde, la nécessité de préserver et d’accroître leur niveau de vie et le fait que — pour y parvenir — ils ne puissent que 59 Paul Kennedy, op. cit. 591. 60 Charles A. Kupchan, The end of the American Era, Alfred A. Knopf, New York 2003 61 Emmanuel Todd Historien et politologue à l’Institut National de Démographie de Paris. Ses recherches étudient l’ascencion et la chute des peuples et cultures à travers les millénaires. Sa dernière étude prédit la chute des USA comme unique super puissance mondiale. 35 renforcer l’insécurité mondiale : « Dépendante économiquement (l’Amérique) a besoin d’un niveau de désordre qui justifie sa présence politico-militaire dans l’ancien monde ». D’un côté « elle (l’Amérique) va devoir lutter pour maintenir une hégémonie désormais indispensable à son niveau de vie », mais pour cela il lui faut faire la guerre. De l’autre, si « aucune menace globale ne requiert une activité particulière des États-Unis pour la protection des libertés (autrement dit si l’Amérique renonce à la guerre) de toute part 62 leur hégémonie est compromise » . L’Amérique serait donc devenue, comme certains le disaient autrefois, un « tigre de papier ». En vis-à-vis, une alliance bien tempérée de l’Union Européenne, de la Russie et du Japon — serait de nature à remettre en place l’essentiel de ses prétentions pour les réduire à rien ou à peu de chose : une ambition démesurée au regard de ses possibilités réelles. Totalement à l’opposé de ce point de vue — certains auteurs envisagent le pire — tel Canfora : « trois guerres dans les dix ans à peine qui nous séparent de la fin de l’URSS sont un signe de ce qui nous attend : un éternel état de siège à l’échelle 63 mondiale » . Nous trouvons un point de vue assez comparable 64 chez Rodrigo de Zayas qui évoque à ce propos un « état d’exception permanent » mais c’est peut-être Jean-Christophe 65 Rufin qui — sur ce point — aura tenté de radicaliser l’analyse. À partir d’une relecture de la « guerre froide » puis de la nécessité pour les États-Unis de s’inventer toujours de nouveaux ennemis, de nouveaux périls, de nouvelles menaces, il suggère une symétrie avec le totalitarisme. Selon lui, pour que les États-Unis puissent préserver et renforcer leur hégémonie, il leur est indispensable de faire la guerre, même s’ils n’en ont plus les moyens. Lorsque l’ennemi héréditaire disparaît (L’URSS, la Chine), alors il leur faut en créer d’autres, y compris de toutes pièces : l’exclusion, l’écologie, la drogue, la pauvreté, l’islam… L’essentiel n’est pas tellement de savoir qui on attaque, mais d’attaquer pour relancer en permanence la machine militaire. Pour cela, il faut maintenir à tout prix l’image d’un affrontement sans merci entre les deux systèmes (le libéralisme et le communisme) puis — une fois la menace communiste disparue — susciter à nouveau de nouvelles menaces. Ainsi, « la lutte à mort » que se seraient livrés les deux grands entre 1945 et 1990 dissimulerait en fait une complicité et une connivence beaucoup plus profondes entre le libéralisme et le totalitarisme : « la véritable victoire des sociétés démocratiques, face au communisme […] est d’avoir pu constituer avec lui un couple durable et fécond, de l’avoir soutenu et fructueusement 62 Emmanuel Todd, Après l’empire, Paris, Gallimard, 2002, p. 240. 63 Luciano Canfora, l’imposture démocratique, Paris, Flammarion, 2002 p. 132. 64 Rodrigo de Zayas est né à Madrid en 1935. Rodrigo de Zayas est un intellectuel éclectique : fils du fondateur de la Modern Gallery new-yorkaise. C’est aussi un concertiste réputé, un homme politique engagé à gauche et un historien. 65 Jean-Christophe Rufin ( 1952) Médecin et romancier. Diplômé de l'Institut d'études politiques de Paris, il devient, en 1986, conseiller du secrétaire d'État aux droits de l'homme. Ancien vice président de Médecins sans frontières, il est actuellement Président de l'ONG Action Contre la Faim. 36 66 exploité » . Raymond Aron « d’associés rivaux ». 67 parlait déjà en son temps D’un côté, tout au long de la guerre froide l’URSS monopolisait la rébellion et les espoirs de libération des pays et des peuples qu’elle maintenait sous son influence en « sacrifiant l’expansion révolutionnaire aux avantages consentis à la nation qui en 68 contrôlait le devenir » . De l’autre, la hantise du communisme apparaissait aux États-Unis — et plus généralement dans le périmètre du monde libre — « comme l’instrument providentiel permettant d’achever le contrôle social des sociétés 69 démocratiques » . S’en prenant au mythe des « démocraties fragiles, éphémères et faibles », l’auteur montre que ce « climat d’apocalypse » dont la civilisation libérale a besoin de se sentir en permanence menacée pour rebondir, ces sous bassement de terreur sans lequel elle ne peut vivre aujourd’hui porteraient leurs fruits : « le système libéral tel qu’il se déploie aujourd’hui est peut-être l’exemple le plus achevé et le plus illimité de pouvoir dont une structure sociale ait jamais disposé. Il n’est pas une violence que la société démocratique ne retourne à son profit, pas de déviance qui ne lui soit utile, pas de rébellion qui ne lui restitue en fin de compte son énergie, pas d’apocalypse dont elle ne tire gloire de la conjurer […]. Elle est une dictature dans la mesure 70 où elle s’impose à tous, y compris à ceux qui la refusent » . D’un côté donc, la civilisation démocratique s’imposerait à ceux-là mêmes qui la refusent le plus « sans pourtant les empêcher d’agir contre elle » ; de l’autre elle se serait « délivrée de la nécessité du consentement des hommes qu’elle gouverne » et le système se serait en quelque sorte « rendu indépendant de l’usage que font les hommes de la 71 liberté qu’il leur accorde » . La vérité est plus contradictoire : jamais l’empire américain n’aura été aussi fort, qu’au moment où il était aussi faible et son affaiblissement économique aura accompagné son renforcement militaire. Rares sont ceux qui auront pris la mesure du danger de cette spirale. Si l’empire s’était affaibli au point de ne plus pouvoir se porter à la hauteur de ses prétentions impériales, il suffirait d’attendre qu’il s’écroule sur lui-même et les signes en seraient perceptibles. Ce n’est pas le cas. Non seulement les Usa ne sont pas prêts à renoncer à l’hégémonie à laquelle ils sont déjà parvenus et qu’ils entendent 66 Jean Christophe Rufin, La dictature libérale : le secret de la toute puissance des démocraties au XXe siècle. 67 Raymond Aron (1905 -1983) Philosophe, sociologue et politologue français. Professeur à l’Ecole Nationale d’Administration, à la Sorbonne (1955 à 1968) puis au Collège de France (1970). Durant toute sa vie, il consacra une activité de journaliste. Editorialiste au Figaro puis à L’express, Raymond Aron exprime le point de vue de l’impossibilité d’une citoyenneté multinationale ou d’une nationalité partagée. Le lien entre le citoyen et l’Etat nation souverain sont, à son sens, trop forts et trop imbriqués pour permettre l’émergence de ce nouveau type de citoyenneté. 68 Rufin, op. cit. p. 224. 69 Rufin, op. cit. p. 175. 70 Rufin op. cit. p. 301. 71 Rufin, op. cit. pp. 20-21. 37 consolider pour conserver leur niveau de vie, mais plus les moyens leur feront défaut pour atteindre cet objectif, plus ils seront prêts à y mettre le prix — y compris à crédit — pour ne pas y renoncer. C’est d’ailleurs ce qui rend l’hypothèse de la dictature de plus en plus probable. Depuis une dizaine d’années, une transition douce de l’empire vers la dictature s’est amorcée. De tout cela, il nous faut tenter de reconstituer le puzzle tout au long du XXe siècle. 38 Partie II La guerre : La bonne étoile américaine. « Nous devons empêcher ce complexe militaro-industriel d’acquérir une influence excessive, qu’il agisse de façon délibérée ou non. Il est possible que cette puissance connaisse un accroissement injustifié et atteigne des proportions désastreuses. Nous ne devons jamais permettre à ce complexe militaro-industriel de mettre en danger nos libertés ou nos méthodes démocratiques. Rien en vérité n’est définitivement garanti » Discours d’adieu à la nation du président Eisenhower (janvier 1961) La stratégie impériale Us remonte bien au-delà de la fin de la deuxième guerre mondiale et même si — à partir de Pearl Harbor — l’entrée en guerre des Usa marque une rupture, la thèse de l’isolationnisme américain depuis la déclaration d’indépendance jusqu’à cette date n’est qu’un mythe : toute l’histoire des États-Unis est structurée par la guerre. En 1942, 72 Quincy Wright faisait observer que « les États-Unis n’avaient connu au cours de leur histoire que vingt années au cours desquelles leur armée ou leur marine n’avait pas été en action 73 quelque part » . Reprenant le même calcul mais trente ans 74 plus tard, Harry Magdoff note que « les États-Unis ont été engagés dans des opérations de type militaire pendant les trois quarts de leur histoire, c’est-à-dire pendant 1 782 mois sur 75 2 340 » , c’est-à-dire 148 ans sur 195. Plus près de nous, mais sans donner de chiffres et en étudiant de près la plupart de ces conflits, Howard Zinn réitère le même constat : depuis leur création les États-Unis d’Amérique ont été en guerre trois jours sur quatre ! Cela implique un bref retour sur les deux guerres mondiales (WW1 et WW2) et l’entre-deux guerres qui ont consacré les Usa comme première puissance mondiale. 72 Philip Quincy Wright (1890 –1970). Historien au département des sciences sociales de l’université de Chicago. Ses études ont inspiré de nombreux historiens et sa base de donées sur les guerres et conflits demeure une référence pour quiconque s’interresse à l’étude quantitative des conflits militarisés. 73 Quincy Wright, A study of war, Chicago, 1942, vol I, p. 236 74 Henry Samuel Magdoff (1913 –2006). Homme de presse commentateur politique américain. Magdoff fut durant les présidences Roosevelt appelé à travailler pour le Secrétariat d’Etat au Commerce (1946) puis au New Council on American Business (1948). Par la suite, il ne lui fut plus possible de collaborer avec le Gouvernement pour des “raisons de sécurité”. Dans les années 70, il créa avec Paul Sweezy, the Monthly review, l’un des journaux les plus influents de la Gauche américaine. 75 H. Magdoff, “Militarisme et impérialisme”, Critique de l’économie politique, n°4/5, juillet-décembre 1971, p.178. Chapitre 1 Les étapes successives. WW1 : une victoire aux points L’intervention militaire dans la première guerre mondiale est tardive (avril 1917) mais il s’agit d’une intervention massive : quatre millions d’hommes sont mobilisés, dont deux millions envoyés en Europe et un million directement sur le front. À la fin du conflit (nov. 1918), 50 000 soldats américains y auront laissé la vie. En revanche, l’économie anticipe sur le militaire et les commandes de matériel militaire de la part des alliés sont précoces : en avril 1917, plus de deux milliards de marchandises ont déjà été écoulés. Entre 1914 et 1919, la production industrielle augmente de 25 % parallèlement aux investissements ; outre l’agriculture (les prix du blé sont multipliés par 3, ceux du coton par 4), « l’effort de guerre » concerne directement la sidérurgie et la production navale, l’industrie chimique (explosifs, munitions, approvisionnement, pharmacie) et les produits de base (charbon, pétrole). Les exportations sont multipliées par quatre et l’excédent commercial passe de 400 millions de dollars en 1914 à 3.8 milliards en 1919. Au cours de la même période, le revenu national est multiplié par deux. Débiteurs de l’Europe en 1914, les Usa deviennent créanciers en 1919 et, à la fin de la guerre, ils disposent de près de la moitié (45 %) des réserves mondiales d’or. En effet pour faire face aux déficits de guerre, les cessions d’avoirs se sont multipliées : de 1914 à 1919 les capitaux détenus par les Européens aux Usa chutent de 7 milliards à 3.5 milliards, le recours à l’emprunt s’est envolé (2.5 milliards de prêts privés, 9.5 milliards de prêts fédéraux) et les paiements or se sont généralisés. Premier producteur mondial pour l’industrie et l’agriculture en 1913 la puissance des États-Unis n’était pas négligeable, mais elle restait dépendante de l’Europe (afflux de population, exportations de produits manufacturés, financement de l’investissement etc.), le rôle du dollar était pratiquement insignifiant et la diplomatie Us marginale. En 1920, rien n’est encore acquis, mais les États-Unis sont en passe de devenir la première puissance mondiale. La guerre met un frein aux flux migratoires en provenance de l’Europe : on passe de 1 200 000 émigrés en 1914 à 430 000 en 1920, puis 240 000 en 1930. L’entre-deux guerres : le marasme Les statistiques concernant le PNB ainsi que les dépenses gouvernementales Us ne remontent guère qu’à 1930, mais les quelques données dont nous disposons permettent de dégager certains ordres de grandeur. De 1900 à 1929, le PNB est en progression régulière, mais c’est particulièrement vrai dans la période de guerre (19161920) où la part des dépenses gouvernementales dans le PNB ne cesse d’augmenter. Ainsi le PNB passe de 23 à 40 milliards de dollars entre 1903 et 1913 et si, au cours de cette période, la part des dépenses gouvernementales reste à peu près stationnaire (1.7 milliards de dollars c’est-à-dire 7.4 % du PNB en 1903 contre 3.1 milliards, c’est-à-dire 7.7 % du PNB en 40 1913), le taux de croissance du PNB au cours de la période de guerre est très largement supérieur au taux moyen de croissance des années antérieures, tandis que la part des dépenses gouvernementales augmente. De 1920 à 1929, la progression du PNB se maintient (104.4 milliards de dollars en 1929) tandis que la part des dépenses gouvernementales diminue légèrement (10.2 milliards de $, soit 9.8 % du PNB pour 1929) mais en se maintenant à un niveau supérieur aux années d’avant-guerre (cf. Tableau 1 : PNB et Dépenses gouvernementales par 76 postes 1900-1945) . La guerre n’a pas modifié la structure de la production mondiale — en 1929, comme en 1914, dix pays seulement assurent 90 % de la production — mais la production croît à un rythme plus soutenu que les échanges même si ce rythme reste inférieur aux taux d’avant-guerre : 2.2 % en moyenne dans les années 1920, contre 4 % au début du XXe siècle. Tandis que la demande se contracte, les protections douanières se généralisent mettant ainsi en évidence la plus ou moins grande dépendance de chaque économie vis-à-vis du marché mondial : alors que le commerce extérieur n’entre que pour 5 % dans le PIB nord américain, la moyenne européenne est de 15 % mais cela n’empêche pas les États-Unis de relever leurs tarifs jusqu’à 38 % par exemple pour les produits manufacturés (tarifs McCumber de 1922) Malgré le frein que les échanges mondiaux enregistrent, la hausse généralisée des tarifs de protection douaniers, la détérioration des termes de l’échange des produits primaires de base (notamment agricoles) par rapport aux produits 77 manufacturés et la faiblesse relative de la demande mondiale vis-à-vis de la production, la part des États-Unis dans le commerce mondial ne fait qu’augmenter : 10 % du commerce mondial des produits manufacturés en 1913, 19.5 % en 1929. Dans le même temps, la part de l’Europe chute de 81 à 67 %. De même, la part dans les exportations de produits primaires passe de 17.3 à 20.0 %, le nombre de chômeurs diminue de 4.27 millions en 1921, à environ 2 millions en 1927 et le salaire moyen des travailleurs industriels augmente : de 1.4 % en moyenne par an entre 1922 et 1929. Les États-Unis sont devenus les premiers fournisseurs de capitaux et les firmes Us investissent 10 milliards de dollars à long terme, dont un tiers 78 en Europe . De manière incontestable, le reste du monde s’affaiblit tandis que les États-Unis se renforcent. Divisées et ruinées par la guerre, les puissances européennes perdent du terrain, les USA en gagnent. 79 Au lendemain de la guerre, le président Wilson occupe une position de force dans les négociations internationales, mais, très curieusement, le Congrès pas plus que le pays ne vont le suivre. Le Congrès refuse de ratifier les accords de Versailles (novembre 1919) et les élections de 1920 le désavouent en 76 77 Les tableaux sont imprimés en annexes. 78 Régis Bénichi, Histoire de la mondialisation, Ed Jacques Marseille – Vuibert, Paris, 2003, p. 93 79 Thomas Woodrow Wilson (1856 –1924) 28ème Président des Usa de 1913 à 1921. 41 portant les républicains aux affaires ; ils y resteront jusqu’à la crise de 1929. Au plan militaire, aucune mesure n’est prise : seuls les accords de Washington (1922) se bornent à limiter le tonnage des navires de combats. Le poids des réparations de guerre exigées de l’Allemagne (135 milliards de marks or) est exorbitant ; dés janvier 1919 les États-Unis cessent de soutenir les monnaies alliées, en 1923 le mark s’effondre et les Plans Dawes (1924) et Young (1929) de relèvement de l’Allemagne feront long feu. Si de 1919 jusqu’en 1929, les réserves de devises et d’or des banques centrales européennes se reconstituent, à cette date, elles s’écroulent. L’inflation, les déficits d’or ou de devises et les manques de moyens de paiement, le flottement et la dépréciation des monnaies les unes par rapport aux autres liées au renforcement du rôle du dollar, les brusques variations de taux de change, la guerre à la hausse des taux d’intérêts et les flux désordonnés de capitaux spéculatifs vont précipiter la crise. 1929 : Crise de surproduction et politique du pire. Le point de vue « économiquement correct » voudrait que — à partir du krach boursier de Wall Street (octobre 1929) - la crise financière Us ait progressivement « rattrapé » l’ensemble des capitales occidentales pour les plonger dans le marasme économique (théorie des « dominos »). Tout semble s’enchaîner - en effet - à partir de la brusque chute des cours de Wall Street, lesquels baissent de 50 % en 10 jours. Fait également partie de ce point de vue, l’idée qu’il s’agit d’une crise de « surproduction » — un excédent d’offre marchande sur la demande solvable — dont on trouverait les prémisses, dès 1925, dans la plupart des économies libérales avancées, à l’exception justement des États-Unis. Sur ce point, tout le monde semble d’accord. La difficulté est donc d’établir le lien entre « surproduction » et crise financière, tout en « localisant » le phénomène. Sur le premier point, on aura avancé : le capital financier s’emballe et affiche des cotations sans commune mesure avec « l’économie réelle » ; dès lors que l’économie réelle reprenait ses droits, le krach devenait inévitable. Le deuxième point est beaucoup plus délicat à trancher car les réflexes « nationalistes » auront joué, et ils continuent encore à le faire : qui est responsable ? À la vérité, et dès cette période, nous nous trouvons dans une spirale — et quasiment un bras de fer — où la crise de surproduction européenne amorce la crise financière Us, qui amplifie la crise industrielle européenne, qui a son tour relance la crise financière Us : c’est la logique du pire où celui qui gagnera sera celui qui perdra le moins. Pour tous, les conséquences en sont catastrophiques et le bilan est désastreux : entre les derniers mois de 1929 et la fin de 1932 (le point le plus bas) la production mondiale chute de 40 %, les prix de 30 à 50 %, et 80 % de la capitalisation boursière disparaît en fumée. Le commerce mondial est en chute libre et sa valeur est réduite des 2/3 : la dépression de 1929 ramène le volume des échanges au niveau atteint au milieu du XIXe siècle et, compte tenu des baisses de prix (50 % sur les produits de base, 30 % sur les produits manufacturés), les baisses en valeur sont plus considérables encore : à l’été 1929, le commerce mondial représentait 68 milliards de dollars, il ne 42 représente plus que 23 milliards au début de 1933. Le New Deal : un échec total Entre 1929 et 1932, la production industrielle nord américaine recule de moitié (indice 100 en 1929, 64 en 1932). Dans la même période de temps, le revenu national passe de 87.4 à 41.7 milliards de dollars, les exportations chutent de 5.24 à 1.61 milliards de dollars, les investissements s’écroulent de 35 à 3.9 milliards de dollars, l’indice du cours des actions est divisé par neuf, une banque sur cinq (5 000 environ sur 24 000) fait faillite et le nombre de chômeurs passe de 1.5 en 1928 à 4 millions en 1930, 7 millions en 1931, 11 millions en 1932, puis 15 millions en 1933 (25 % de la population active). Des millions d’Américains plongent dans une misère noire. Or, et tandis que la richesse nationale est en chute libre, les dépenses civiles gouvernementales augmentent à un rythme encore jamais atteint jusque-là. Entre 1930 et 1939 — c’est-à-dire pendant toute la période du New Deal — et alors qu’en dollars courant le PNB Us chute de 9 % passant de 97.4 à 88.9 milliards de dollars, les dépenses gouvernementales augmentent de 300 % : de 3.4 (3.5 % du PNB) à 10.3 milliards de dollars (11.5 % du PNB). Mais il y a mieux encore : en décomposant plus finement la période (tableau 1) c’est au moment où le produit intérieur enregistre la plus forte baisse que ces dépenses augmentaient le plus. Ainsi, entre 1930 et 1934, alors que les dépenses augmentent de 225 % (de 3.4 à 10.7) avec un ratio PNB/Dépenses record (17.5 %), le PNB chute de 37 %, de 97.4 à 61.1 milliards de dollars. Dans le même temps, le taux de chômeurs par rapport à la population active passe de 3.2 % à 17.2 % et — signe qu’il s’agit bien d’une crise de surproduction — le ratio d’utilisation des capacités de production chute de 83 à 72 %. Autrement dit l’échec est complet et la hausse des dépenses gouvernementales ne parvient pas à relancer l’économie. 80 L’élection en 1932 de Roosevelt marque le début du New Deal et d’une intervention accrue de l’État qui transforme profondément le rôle de l’État fédéral par une politique de redistribution interne et de faibles dépenses militaires : c’est le vote de la NIRA (National Industrial Recovery Act) puis de l’AAA (Agricultural Adjustment Administration). Jusque-là jamais nous n’avions eu — aux États-Unis — de « politique sociale ». Roosevelt est réélu en 1936 et on observe une légère reprise, puis une nouvelle récession en 1937 : le revenu national tombe de 13 %, l’emploi de 30 %, les profits de 78 % : dix ans après le début de la crise le pays n’a pas retrouvé son niveau de production antérieur. Entre 1929 et 1939, la part des achats de biens et services civils, ainsi que des transferts au titre du Welfare rendent compte de 90 % de l’augmentation des dépenses gouvernementales, pour seulement 10 % alloués aux dépenses militaires. Comme le montre le tableau 1, les efforts accomplis pour enrayer la récession avec des dépenses de travaux publics et autres dépenses non-militaires, combinés avec la chute du PNB ne parviennent pas à sortir l’économie nord américaine du marasme : l’échec du New Deal est 80 Franklin Delano Roosevelt (1882 –1945) 32ème président des Usa (19331945). Il est le seul président américain à avoir obtenu plus de deux mandats, il en en remporta quatre. 43 complet et ce que le New Deal n’est pas parvenu à faire, la seconde guerre mondiale va l’accomplir. Si la crise de 1929 apparaît comme une conséquence de la première guerre mondiale, elle produit des effets contraires et inverses à ceux que la guerre avait permis d’obtenir. Le New Deal échoue là où la guerre avait réussi. En Europe — et c’est probablement à cela qu’il nous faut évaluer la victoire nord américaine — c’est pire encore. La plupart des capitales (Londres, Paris, Berlin, Rome, Tokyo) font une surenchère protectionniste, augmentent leurs tarifs douaniers (c’est le cas aux Usa pour le tarif Hawley Smoot de juin 1930 qui porte les droits à plus de 50 % en moyenne) et tentent de rééquilibrer leur balance extérieure et de reconstituer leurs réserves, en bloquant leurs importations ou en dévaluant leur monnaie. En septembre 1931, la Grande-Bretagne suspend la convertibilité or de la livre et laisse flotter sa monnaie, puis c’est le tour du dollar (avril 1933) qui dévalue de plus de 40 % (janvier 1934) suscitant un regroupement éphémère autour de l’étalon or (juillet 1933) lequel explose en septembre 1936 ; à son tour la France suspend la convertibilité or du franc et dévalue (octobre 1936) suivie par les Pays bas, la Suisse et l’Italie. La Belgique et la Pologne avaient déjà donné l’exemple. Déjà, l’échec de la conférence de Londres (juin 1933) pour élaborer une riposte commune concertée avait donné la mesure de la débâcle européenne mais, dés janvier 1933 — avec l’arrivée d’Hitler à la chancellerie — nous sommes entrés dans cette spirale de « l’autarcie et de l’expansion » qui va conduire certains pays (L’Italie, l’Allemagne, le Japon) au réarmement, à l’élargissement de leur marché intérieur par la force, à la dictature et au déclenchement de la deuxième guerre mondiale. WW2 : le salut La deuxième guerre mondiale confirme la hausse des dépenses gouvernementales, mais cette fois - et à nouveau les dépenses militaires prennent le pas sur les dépenses civiles. Or - et à nouveau - c’est la prospérité. La première guerre mondiale avait permis aux États-Unis de se positionner comme première puissance mondiale potentielle. Sur le seul plan économique - en affaiblissant ses adversaires davantage qu’elle-même - la crise de 1929 avait consolidé cette position ; la deuxième guerre mondiale va leur permettre d’accéder définitivement au rang de première puissance mondiale, ou de « superpuissance ». Avec la deuxième guerre mondiale, l’ampleur des engagements fédéraux ne connaît plus de limites et l’ordre des priorités bascule : désormais la guerre devient un élément essentiel de la prospérité économique (ou de sa relance), elle s’affirme comme l’élément prépondérant de la politique étrangère et les enjeux de la politique extérieure vont de plus en plus dicter les formes et les modalités de sa politique interne, en pesant d’un poids considérable sur l’évolution ultérieure de la démocratie nord américaine. 44 En 1939 le PNB Us était tombé à son niveau le plus bas depuis une dizaine d’années (88.9 milliards de dollars) ; même avec une baisse des dépenses gouvernementales (de 10.3 à 9.4 milliards), il remonte en 1940 à son niveau de 1930 (96.5) et — à partir de là — il repart à nouveau pour une longue progression ininterrompue, tandis que les dépenses gouvernementales emboîtent le pas : en six ans (1940-1945) il est plus que multiplié par deux (de 96.5 à 221.4 milliards de dollars) tandis que les dépenses gouvernementales sont multipliées par dix (de 9.4 à 92.7 milliards). Vis-à-vis de la période précédente, c’est le ratio entre dépenses civiles et dépenses militaires qui s’inverse : en 1940 (avec 1.6 milliards de dollars) les dépenses militaires ne représentaient que 17.5 % des dépenses gouvernementales alors que les dépenses civiles (7.8 milliards) en couvraient l’essentiel (82.5 %). À la fin de la guerre, cette proportion s’est inversée, mais sur une échelle dix fois plus large : avec 82.9 milliards, elles représentent 89.5 % des dépenses gouvernementales, contre 10.5 % seulement pour les budgets civils (9.7 milliards de dollars) ; entre 1940 et 1945, les dépenses militaires sont multipliées par 50 tandis que la part du budget fédéral dans le PNB atteint des sommets inconnus jusque-là, et inégalés depuis : plus de 43 % en 1943 et 1944 ! On n’avait jamais rien vu de tel et espérons qu’on ne le reverra plus jamais car – depuis – la donne de la puissance s’est modifiée. La fin de la guerre ramène les dépenses gouvernementales à 14.3 % du PNB (1949). Pendant cinq ans, l’histoire de l’Amérique se confond avec celle de la guerre dont son économie bénéficie, sans en subir les inconvénients. Les transferts liés à la guerre évitent la surproduction en relançant la machine économique. Tandis qu’en milliards de dollars constants (1958) et pour la période 1929-1939, le PNB Us était resté stationnaire — de 203 à 209 milliards de dollars — pendant les sept années de guerre (1939-1945) il augmente de 41 % — de 209.4 à 355.2 — et à un rythme deux fois supérieur à celui des quatorze années qui suivront : la recherche atomique s’intensifie et les usines produisent des milliers de camions, d’avions, de tanks, de canons et de liberty-ship. Pour ne donner qu’un exemple, en six ans seulement — de 1940 à 1946 — les profits de l’industrie textile – qui est une des premières à participer à « l’effort de guerre » - augmentent de 600 %. La première guerre mondiale avait permis de réduire le taux de chômage de 8 % de la population active en 1914 à 1.4 % en 1918. La deuxième les réduits de 19 % en 1938 à 1.2 % en 81 1944 . Simultanément, la plupart de leurs concurrents — et alliés — sont ruinés. Au total - et à l’arrêt des hostilités - les Etats-unis sont devenus la première puissance économique et militaire mondiale. Dans ces conditions — leur capacité d’initiative politique et diplomatique prend le dessus. L’empire se construit aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur et les deux aspects sont liés : le mouvement de « globalisation » - à la fois interne et externe, mais jusqu’à maintenant de manière décalée - se confond avec la recomposition de l’empire. Notons que le New Deal n’aura profité jusque-là qu’à la population blanche et que – pour l’essentiel – les populations noires en auront été écartées. 81 Baran & Sweezy, Le capitalisme monopoliste, Paris, Maspéro, 1968, p.212 45 Chapitre 2 Les tendances de fond de la politique nord américaine de 1945 à 1990 Au plan intérieur toute une série de remaniements institutionnels — financiers politiques et militaires — visent à renforcer les pouvoirs présidentiels en articulant de manière plus étroite la politique sur l’économie, et la politique intérieure sur la politique extérieure, c’est-à-dire l’économie interne sur la politique mondiale. Cela aboutit à la fois à une présidentialisation accrue de la politique étrangère et à un retrait constant et régulier de la diplomatie (le Département d’État) au bénéfice de la défense (le Pentagone), mais également à une ponction constante et régulière, sur une échelle toujours plus large, des excédents mondiaux, par l’économie américaine. Les mécanismes évolueront, mais les résultats resteront identiques et ces tendances ne feront que se renforcer au cours des cinquante années qui suivront. Au plan international, cela se manifeste par tout un ensemble de propositions visant à revenir sur les « erreurs de l’entre deux guerres » : il s’agit alors d’instaurer des mécanismes de consultation et de régulation susceptibles de garantir la paix et la prospérité de tous : création du Fonds Monétaire International et accords de Brettons Wood (juillet 1944), création du GATT, ou de l’ONU (juin 1945) etc. L’enjeu sur ce plan est de généraliser les mécanismes de la démocratie à l’ensemble du jeu international, d’interdire la guerre et de promouvoir l’économie de marché. Dans une très large mesure, les dispositions internes convergent avec les mesures externes : elles visent les mêmes effets et produisent les mêmes résultats. Au plan extérieur, avec la suprématie du dollar, la richesse augmente et les inégalités se creusent, mais pas de partout de la même manière, ni avec les mêmes succès. Au plan intérieur, la paix sociale est maintenue mais au prix de dictatures externes, tandis que la « guerre froide » fixe le cadre dans lequel se généralisent les conflits « régionaux ». Enfin, cela va de pair avec l’importance que prend alors l’économie pétrolière qui tire l’économie mondiale de l’avant et contribue à asseoir la suprématie du dollar : ni la crise de 1973, ni celle de 1979 ne remettront en cause le contrôle que les USA exercent sur le jeu pétrolier : au contraire, elles le confirmeront et le renforceront. Quand la Présidence prend le pouvoir Avec 27 amendements seulement depuis qu’elle a été adoptée (1787) la Constitution américaine est une des plus anciennes et des plus stables qui soit. Le principe sur lequel elle repose est simple : c’est celui — avec l’existence de « contre-pouvoirs » et du « Check and Balance » — d’un équilibre et d’un partage des pouvoirs entre le législatif (Le Congrès), l’exécutif (L’État fédéral et la présidence) et le judiciaire, la Cour suprême ayant précisément pour tâche de veiller à ce que cet équilibre soit 46 maintenu : au terme de la Constitution elle est chargée en effet (Art3, sect.2) de s’assurer et de garantir la constitutionnalité des actes et la séparation des pouvoirs et elle exerce, à cet égard, un rôle d’arbitrage. La remarque vaut aussi bien pour les décisions d’ordre politique, qu’économique ou militaire. À la charnière entre la politique et l’économie — et pour ce qui concerne le rôle des forces armées et l’usage de la puissance militaire — la question est celle du pouvoir respectif de chacune de ces instances. Il existe des zones d’incertitude — et, sur certains points, les débats sont toujours en cours — mais dans son principe au moins et en matière de politique extérieure, le texte de la Constitution accorde au Congrès des pouvoirs au moins aussi importants qu’à la présidence et peut être même supérieurs. Il appartient au Congrès, de manière régulière, de proposer et de voter les lois, d’approuver et de contrôler les dépenses gouvernementales — vote de la loi de finance — et d’enquêter sur les activités de la présidence. Il lui appartient également de réglementer et de régir le commerce avec les pays étrangers, mais aussi (art 1, sect. 8) d’assurer la défense commune, de lever et d’entretenir les armées de terre et la marine, de déclarer la guerre et de punir les crimes commis en haute mer et les offenses contre le droit des gens. En regard de ces dispositions (art.2, sect. 2 & 3), le président est chargé de faire appliquer la loi, mais il est également commandant en chef des forces armées et, à ce titre, il assure le contrôle opérationnel des effectifs militaires : il lui appartient donc de « faire la guerre » et très tôt il exerce ce droit. Il dispose aussi du pouvoir de mettre fin aux hostilités, de conclure des traités avec les pays étrangers et de nommer le personnel diplomatique, mais ces pouvoirs sont étroitement encadrés par le Sénat qui doit ratifier les traités à la majorité des deux tiers, et les nominations à la majorité simple. Par ailleurs le président dispose du pouvoir de reconnaître ou pas un État étranger — c’est-à-dire de se prononcer sur la légitimité de son gouvernement — de fixer la position des États-Unis dans les instances internationales. En revanche, s’il peut user de son droit de « veto » — ou encore de « message » — il n’a pas le droit de dissoudre. Enfin il décide de l’embargo sur un pays étranger, de la rupture des relations diplomatiques, du gel de certains avoirs étrangers aux États-Unis et — sous réserve de l’approbation des budgets correspondants par le Congrès — des programmes d’assistance économique et militaire. Voilà pour les pouvoirs présidentiels. Par ailleurs, depuis 1913 la politique monétaire Us repose sur le Federal Reserve System — un organisme indépendant des autorités fédérales — qui au lendemain de la guerre — est reconduit dans ses fonctions. La FED, la Banque centrale Us, a deux fonctions principales : régler l’offre de monnaie et contrôler le bon fonctionnement du système bancaire. Douze banques de réserve émettent de la monnaie et servent de banquiers aux autres établissements de crédit sous l’autorité d’un Conseil des gouverneurs — nommé par le président — qui définit la politique monétaire fédérale : taux d’intérêts, stabilité des prix, lutte contre l’inflation par la vente ou l’achat de titres pour accroître ou réduire l’offre, fixation du montant des réserves légales etc. Au lendemain de la guerre — outre la 47 FED — la politique économique nord américaine va reposer sur trois piliers, placés chacun sous l’autorité directe du président : le Council of Economic Advisers (1946), le bureau du Budget et le Département d’État au trésor. Il s’agit sur ce plan de définir et d’élaborer la politique des finances publiques avec pour objectif d’assurer la croissance, de lutter contre le chômage et de garantir les équilibres internes et externes. Enfin, au plan politique et dans le respect de la Constitution — donc sous le contrôle de la Cour suprême — il va falloir rééquilibrer les pouvoirs du Congrès vis-à-vis de la présidence, tout en renforçant la cohésion nationale autour de la fonction présidentielle. Au plan intérieur, et autour de la présidence, ce sera la création de la CIA, puis celle du National Security Council (NSC, 1947) ; au plan extérieur la réforme des armées va progressivement donner au Pentagone (aux militaires) la prééminence sur le Département d’État (les diplomates). La création du NSC et de la CIA d’un côté, la réforme du Pentagone et la marginalisation progressive du département d’État de l’autre (équivalant du ministère des affaires étrangères) va contribuer à concentrer entre les mains du seul président la plupart des éléments de la politique extérieure, au moment même où celle-ci tendra de plus en plus à se confondre avec le seul usage de la puissance militaire. Mis en place au début des années cinquante, le mécanisme permet en partie de comprendre le déclenchement de la guerre de Corée, puis celle du Vietnam (1965) et il sera parachevé à la fin des hostilités (1975). Simultanément — et à l’exception des dépenses fédérales de Welfare — la plupart des éléments de « politique intérieure » relèveront du Congrès si bien que — d’un strict point de vue fédéral (ou présidentiel) — le pays ne deviendra « gouvernable » qu’à partir de sa politique extérieure ou, plus exactement, de l’équilibre entre politique intérieure et politique extérieure. En termes d’influence politique, tandis que le NSC va s’imposer comme principal interlocuteur du président, et le président comme seul « donneur d’ordre » du Pentagone, le Pentagone va supplanter le département d’État. La Président au cœur du système sécuritaire. Crée en 1947 dans le cadre du National Security Act et directement lié au président puisqu’il fait partie de son Bureau exécutif, le National Security Council est placé depuis 1953 sous la direction du Conseiller pour la Sécurité Nationale (NSA) et il regroupe — au titre de « conseillers personnels » du président — tout un panel de décideurs militaires et civils (généraux, universitaires et hauts fonctionnaires) dont la fonction va être de formuler des recommandations, de planifier la politique de sécurité à long terme et de coordonner les points de vue des différentes administrations. Une de ses fonctions — notamment — va être la gestion de situation de crise « en direct », à partir de la désormais trop fameuse « situation room » de la Maison-Blanche. Il s’agit d’une structure collégiale souple puisque la nomination de ses membres n’est pas soumise à l’approbation du Sénat, mais qui progressivement va se renforcer — une dizaine d’employés permanents au début des années 1960, une cinquantaine en 1970, et une centaine en 1990. Son rôle, dans le cadre du Bureau exécutif, ne va cesser de s’étendre : 6 48 millions de dollars en 2000 pour un budget global de fonctionnement du Bureau exécutif de 40 millions la même année. En éclipsant le Département d’État — au point qu’on aura pu parler à son propos de « mini département d’État » et directement relié à la Maison-Blanche — le NSC va devenir l’instrument central de la « présidence impériale » et le principal outil de renforcement de l’emprise présidentielle sur la politique extérieure. Une de ses premières manifestations spectaculaires est l’élaboration au printemps de 1950 du fameux document NSC68 qui fixe les paramètres de l’endiguement mais — dès sa création — il inspire les grandes lignes de la stratégie présidentielle : le discours du 12 mars 1947, et ce que l’on va désigner comme « la double doctrine Truman », vise justement à articuler politique interne et politique externe. Au plan intérieur, l’objectif est de renforcer le loyalisme des élites et la cohésion nationale autour de la fonction présidentielle : on sait que cela débouchera sur le Maccarthysme. Au plan extérieur — et cela va correspondre à la stratégie de « l’endiguement » (containment) — il s’agit de faire admettre que les États-Unis interviendront économiquement et/ou militairement, chaque fois et de partout dans le monde où ils estimeront que leurs intérêts stratégiques sont en jeu. Sur ce plan, l’objectif est de consolider et de renforcer le « grand domaine » — ou encore le « domaine réservé » — tout en faisant en sorte que « la gangrène communiste ne s’étende pas ». Les enjeux internes — politiques ou économiques — se nouent plus étroitement encore sur les enjeux externes, et la nécessité de ce nouage est partagée aussi bien par le grand public que par les technocrates en poste à Washington : la guerre froide en constitue le pivot. Dès le début des années 1960 — avec l’arrivée dans 82 l’administration Kennedy du conseiller Bundy — l’influence du NSC se confirme et, sous Nixon (1969-1974), la nomination de 83 Kissinger marque le déclin définitif du département d’État et l’amorce d’une série de conflits ouverts entre le conseiller et le secrétaire d’État. Dans l’intervalle en effet l’influence du département d’État n’aura cessé de décliner et la politique étrangère s’élabore en liaison de plus en plus étroite avec le Pentagone. Pendant plus de cent cinquante ans, le Département d’État avait dominé la politique étrangère Us. Il contrôle les représentations politiques à l’étranger (consuls, 82 William Putnam "Bill" Bundy (1917 – 2000) Membre de la CIA et conseiller pour les affaires étrangères pour les Présidents Jonh F. Kennedy et Lyndon B. Jonhson. Bundy eut un rôle déterminant dans la planification de la guerre du Vietnam. Il s’opposa fortement au Mac Carthysme. A partir des années 70, il quitta ses fonctions dans l’administration pour enseigner au Michigan Institute of Technology puis à l’université de Princeton, où il finit sa carrière. 83 Henry Alfred Kissinger né Heinz Alfred Kissinger (1923) Dilpomate et homme d’état germano-américain. Kissinger fut Secrétaire d’Etat sous les Présidence Nixon et Ford. Il eut un rôle déterminant dans la politique étrangère américaine des années 70. A cette époque, il prona une politique de détente avec le bloc soviétique. Il entrepit également une ouverture ave c la Chine communiste à travers une alliance stratégique anti soviétique. Il favorisa les relations diplomatiques avec tous les régimes anti communistes même dictactatoriaux. Il favorisa le coup d’état au Chili contre le Président Salvador Allende et l’accession au pouvoir d’Augusto Pinochet. Prix Nobel de la paix. 49 ambassadeurs…), le renseignement et le traitement de l’information diplomatique ainsi que les négociations avec les pays tiers tout en exerçant une fonction de conseil, d’avis et de recommandation auprès de la présidence : dès sa création, le secrétaire d’État est membre statutaire du NEC. L’influence du Département d’État va se maintenir tant bien que mal jusqu’à la fin des années 1960. Cependant — à partir de la présidence Nixon (1969) — le fait que ses objectifs ne soient plus relayés au plan intérieur, que les lobbies s’en détournent, que le président préfère désormais s’appuyer sur le NSC, mais surtout l’influence croissante du département de la défense, contribuent à son déclin. La loi de réforme du département d’État engagé en 1998 sous Clinton ne redressera pas cette tendance. D’après le New York Times « le Département d’État, l’institution responsable de la diplomatie américaine dans le monde, rencontre des difficultés pour s’adapter à une période dans laquelle les marchés financiers ont plus d’impact qu’un sommet Moscou Washington. Il perd son recrutement au profit des banques d’investissement, des sociétés point.com, et des départements du Trésor ou du commerce dont la politique 84 étrangère a été valorisée » . En 2001, avec un budget de 16 milliards de dollars — soit 1 % du budget fédéral global et 16 fois moins que le budget de la Défense — le département d’État employait environ 20 000 personnes dont la moitié en poste à l’étranger, pour environ 250 missions diplomatiques. Notons que l’Agence pour le développement international crée en 1961 (Usaid) et directement rattachée au Département d’État disposait à cette date — avec un budget de 7.5 milliards $/an en moyenne — d’un statut d’agence indépendante. En regard, avec un budget de 396 milliards de dollars en 2004 soit 20 % du budget fédéral global et la deuxième enveloppe en importance après les affaires sociales et la sécurité médicale, les effectifs du Pentagone — premier employeur au monde — s’élevaient à 2.5 millions de personnes (65 % de militaires pour 35 % de civils), c’est-à-dire la moitié des effectifs fédéraux globaux. Or cette évolution — aujourd’hui à peu près irréversible — se met en place au lendemain de la guerre avec la réforme des armées et la réorganisation des services de renseignements. Les pleins pouvoirs et le risque dictatorial On voit très bien comment les choses se mettent en place : d’une part, la diplomatie perd du terrain face aux militaires dont les forces augmentent, se concentrent et se réorganisent. D’autre part, la politique extérieure se présidentialise tandis que le NSC — sur lequel le président s’appuie — permet de faire le lien entre les intérêts civils et les intérêts militaires d’un côté, les enjeux intérieurs et les enjeux extérieurs de l’autre. Autour de la fonction présidentielle, cette convergence et cette concentration des pouvoirs exécutifs et militaires entre les mains d’une poignée d’hommes, aura pu faire penser à certains que — au moins en temps de guerre — les risques de dictature étaient réels. C’est le cas par exemple de Ch. P. David : « en temps de guerre, certains présidents, comme Lincoln ou Roosevelt ont assumé les pleins pouvoirs — que l’on a pu qualifier de « quasi 84 Jane Perlez, “As Diplomacy Loses Luster: Young stars Flee State Dep.”, New York Times Sept. 5, 2000. 50 dictatoriaux » — allant jusqu’à soumettre entièrement le 85 fonctionnement de l’économie aux besoins de la guerre » . Cette recomposition des rapports d’influence entre le Département d’État, le Pentagone et le NSC nous la retrouvons au Congrès où — comme le remarque Justin Vaïsse — « la commission des affaires extérieures du Sénat et la commission des relations internationales de la Chambre ont connu un certain déclin au cours des dernières années, tandis que la commission des forces armées du Sénat et celle de la sécurité 86 nationale de la chambre gagnaient en importance » . Au début des années 1990, la tendance paraît irréversible. Indice symptomatique, afin de faire face aux difficultés de recrutement qu’elle rencontre, et alors que la règle à la Chambre voulait jusque-là que l’on ne puisse participer simultanément à plus de deux « commissions majeures », la commission des affaires internationales cesse en 1994 d’être classée comme « commission majeure ». La question qui se pose donc est celle de savoir si cette concentration des pouvoirs militaires entre les mains du seul président — et de l’équipe qui l’entourait — se sera ou non heurtée à l’opposition du Congrès, ou si elle aura recueilli son soutien. Il s’agira ensuite de savoir si ce diagnostic doit être limité au « temps de guerre » et si cette opposition entre « temps de guerre » et « temps de paix » a réellement un sens. Enfin, elle sera de savoir quelles étaient les conditions économiques — à la fois intérieures et extérieures — qui auront rendu cette évolution inévitable. La carte blanche du Congrès Disposant de l’armée la plus puissante au monde et d’un droit de veto dans les instances internationales, le seul obstacle que les États-Unis pouvaient rencontrer face à une telle concentration des pouvoirs ne pouvait provenir que de l’intérieur, c’est-à-dire du Congrès vis-à-vis du président et de l’opinion publique vis-à-vis du Congrès, donc – en fin de compte - de l’opinion publique vis-à-vis du président. Désormais c’est l’opinion publique qui fabrique les présidents, charge aux candidats de fabriquer l’opinion publique. La question de la nomination du personnel politique (secrétaire, hauts fonctionnaires, ambassadeurs) n’est pas de celles qui — sur le fond — auront véritablement opposé le Congrès à la présidence. Certains exemples sont restés célèbres (Sorensen, Tower, Lake etc.) mais doivent être considéré comme des symptômes : dans ce cas, on aura pris prétexte d’une opposition sur un registre pour obtenir gain de cause sur un autre. Au total, rarement le Sénat aura fait obstacle à une proposition qui lui était soumise par la présidence et 99.8 % des candidatures proposées, auront été confirmés. La question des « traités » est plus délicate. Nous avons vu que le président disposait du pouvoir de signer un traité, à condition qu’il soit ratifié au Sénat par une majorité des 2/3. En pratique, 85 Charles Philippe David, ed, Repenser la sécurité, Nouvelles menaces, nouvelle politique, Montréal, Fides, 2002, p. 152. 86 Vaïsse Justin, Le congrès, in: C.P. David, L. Balthazar et J. Vaïsse, La politique étrangère des Etats-Unis, Presses de sciences Po, Paris, 2003, p. 275 51 et tout au long de son histoire, le Sénat n’aura rejeté qu’une vingtaine de traités sur les quelque 1 500 qui lui auront été soumis : les exemples les plus spectaculaires — parce qu’ils restent dans toutes les mémoires — sont le traité de Versailles de 1919 pour mettre fin à la première guerre mondiale, et le rejet en octobre 1999 — sous l’administration Clinton — du traité sur l’interdiction des essais nucléaires (TICE). Depuis Versailles, seuls six traités n’auront pas été ratifiés par le Sénat, 52 autres ne lui ayant jamais été soumis dont — par exemple — la convention de Montego Bay sur le droit de la mer. Réciproquement, et sans avoir à le consulter, le président pourra rejeter un traité qui aurait été ratifié par le Congrès : c’est le cas par exemple en 2002 du rejet par Georges Bush II du traité de 1972 sur l’interdiction des défenses anti-missiles. En fait — sur ce plan également — le mécanisme est beaucoup plus subtil. Progressivement et au fils des années, la pratique des « traités » va être supplanté par celle des « accords exécutifs » (Executive Agreements) non soumis à l’approbation du Sénat pour des résultats identiques. Le constat qu’en tire Ch. P. David est éloquent : « la proportion des traités par rapport aux accords exécutifs qui était de 1 pour 1 entre 1789 et 1889, est passée à 1 pour 2 entre 1890 et 1933, puis à 1 pour 13 entre 1933 et 1974, et enfin à 1 pour 22 depuis 1975. Sur les quelque 15 000 conventions internationales dont les États-Unis sont parti prenante, 13 500 ont pris la forme 87 d’accords exécutifs » . Là encore, les offensives du Congrès resteront lettre morte : c’est le cas de la loi Case d’août 1972 qui visait justement à contrecarrer la pratique des accords « en forme simplifiée ». Enfin, et pour nous en tenir aux seuls rapports du législatif et de l’exécutif au regard des dispositions constitutionnelles — rien ni personne ne se sera opposé à cette tendance qui plaçait le président en position quasi exclusive de « chef de guerre » : ligoté et freiné sur tous les autres plans, sur ce plan, il aura eu « carte blanche ». En 1794 Washington organisait la milice pour mater la rébellion du Whisky et on passe d’une période (les 150 premières années) où les généraux deviennent des présidents (de Jackson à Eisenhower), à une période (à partir de 1945) où pratiquement tous les présidents deviennent des généraux. En 88 plein milieu de la guerre de Corée (1951) le président Truman 89 renvoie le général MacArthur dont il ne partage plus les points de vue. En 1991, le président Bush I interviendra dans le Golfe 90 contre l’avis du général Powell , et on pourrait multiplier les exemples : le président est un « chef de guerre », y compris et surtout contre ses propres chefs de guerre. 87 Charles P. David, op. cit. p. 150. Harry S. Truman (1884-1972) 33ème Président des Usa (1945-1953). Viceprésident de Franklin D. Roosevelt, il lui succéda, après sa mort. 88 89 Douglas MacArthur (1880 –1964) Général et homme politique américain. McArthur commanda les forces aliées dans le Pacifique Sud durant la Seconde guerre mondiale. Il dirigea les forces américaines lors de la guerre de Corée (1950-1951). Il fut relevé de son comandement (avril 1951) du fait de graves discordances avec la politique du president Truman. Il se présenta à la primaire des Républicains pour l’élection présidentielle de 1951 contre Truman. Malgré sa notoriété, il ne fut pas investi. 90 General Colin Luther Powell (1937) 65ème Secrétaire d’Etat à la Défense des Usa sous la Présidence de George W. Bush. Il assuma cette fonction de 2001 à 2005. Il fut également général en chef des forces alliées lors de la guerre du golfe. 52 Les relations avec le Congrès sont plus délicates à cerner. Nous avons vu que — au regard de la constitution — le Congrès seul disposait du pouvoir de « déclarer la guerre ». À la vérité, il n’aura « déclaré la guerre » que cinq fois au cours de son histoire : en 1812 (en Floride et contre l’Espagne), en 1846 (au Texas et contre le Mexique), en 1898 (à Cuba, et à nouveau contre l’Espagne), en 1917 (1e guerre mondiale) et en 1941 (2e guerre mondiale) : dans ce cas, la guerre contre le Japon est déclarée par le Congrès (8 décembre 1941) avec une seule voix d’opposition. Dans tous les autres cas de figure — et nous avons vu qu’ils étaient nombreux — le président aura pris - seul - la décision « d’intervenir militairement », mais sans que la guerre ne soit « déclarée ». L’essentiel d’ailleurs du renforcement des pouvoirs présidentiels en matière militaire repose sur cette ambiguïté portant sur l’usage de la force armée, en l’absence de déclaration de guerre. Toutes les guerres dans lesquelles les États-Unis se seront engagés depuis 1945 auront bien eu lieu, mais sans avoir été déclarées. Dès lors qu’une guerre n’a pas été déclarée, comment signer un traité de paix ? La réponse est simple : légalement, on reste en guerre. Cela ne veut pas dire que — en apparence au moins — le Congrès n’ait pas tout fait pour tenter de récupérer un pouvoir qui lui échappait. Ainsi, en 1973, alors que la guerre du Vietnam touche à sa fin et que la situation de guerre a mis en évidence le caractère exorbitant des pouvoirs présidentiels en matière militaire, le Congrès refuse de financer les opérations militaires engagées par l’administration Nixon au Cambodge et au Laos, de même qu’il refusera à Gerald Ford l’envoie d’armes à Saigon afin d’éviter que la ville ne tombe aux mains du Nord Vietnam. On pourrait donc penser que le Congrès — bien mieux et beaucoup plus vite que la présidence — aura vu que, dans ce cas, la situation était sans issue, mais l’opinion aura 91 également joué dans ce sens, au point que Noam Chomsky n’hésite pas à y voir un tournant décisif de l’histoire américaine. Mais cela ne suffit pas, et l’affrontement engagé sur le terrain des financements trouve un prolongement sur le terrain législatif. Ainsi, et en l’absence de « déclaration de guerre », le War Power Act de 1973 — la loi sur les pouvoirs de guerre — impose au président de consulter les chambres avant et pendant l’engagement des troupes. Après avoir pris la décision « d’intervenir militairement », il dispose de 48 heures pour en informer les chambres et — sauf avis contraire du Congrès — l’engagement doit cesser dans les soixante jours qui suivent la décision d’intervenir (art IVa), avec trente jours supplémentaires pour le retrait des troupes. De plus, et à la majorité simple — sans être soumis au veto présidentiel — le Congrès peut interrompre ou prolonger ces délais. La même année (1973), le Congrès adopte la loi d’aide à l’étranger — le Foreign Assistance Act — qui oblige le président à refuser une aide quelconque à un pays où les droits de 91 Avram Noam Chomsky (1928) Professeur émérite de linguistique au Massachusetts Institute of Technology. Chomsky est le créateur de la théorie de la grammaire générative, souvent considérée comme l’avancée la plus importante au XXème siècle en lingustique. Il eest aussi, l’une des figures les plus importantes de la Gauche américaine. Il est très critique de la politique unilatéraliste engagée par les Usa, de l’iniquité du système étasunien, et de l’arrogance nord américaine envers les plus faibles. 53 l’homme ne seraient pas respectés. Dans le même ordre d’idée, l’accord Hughes-Ryan de 1974 modifié en 1980, tente d’imposer une plus grande transparence sur les activités de renseignement et les opérations clandestines, avec notification obligatoire des exportations d’armements. Enfin — et ce n’est pas la moindre des choses — en 1982 l’amendement Boland interdira toutes dépenses de la part de la CIA ou du Pentagone en faveur des contras nicaraguayens. De toutes les mesures précédentes — et en quelque sorte elle les résume toutes — c’est la seule qui portera ses fruits : deux ans plus tard ce sera l’Iran-gate (1984) qui correspond à la fois — et au moins pour cette période — au maximum d’influence acquise par le NSC et à l’ouverture d’une série de crises avec le département d’État. Nous disions que — dans les dernières années de la guerre du Vietnam et sous l’administration Nixon (1969-1974) — l’arrivée de Kissinger aux affaires amorçait le déclin du département d’État alors dirigé par William Rodgers. En 1975, Ford nomme 92 Scowcroft comme conseiller et dégage Kissinger d’un cumul de fonctions en lui permettant de récupérer le département d’État. La nomination de Brzezinski par Carter sera à l’origine 93 de la démission de Cyrus Vance , alors secrétaire d’État. Nous sommes en 1980 et la crise est définitivement ouverte sous Reagan : en huit ans (1981-1988) six conseillers vont se 94 succéder — dont Caspar Weinberger — occasionnant d’abord 95 96 la démission de Haig , puis de Schultz et enfin de Poindexer, à propos justement de l’Iran-gate. L’enquête permanente ouverte sur les activités de la présidence — commission Tower — se soldera par un affaiblissement relatif du NSC. Avec Georges Bush I (1989-1993) nous trouvons un relatif équilibre 97 entre James Baker (secrétaire) et Brent Scowcroft (conseiller) et si — reflétant les incertitudes de l’immédiat après guerre froide — le premier mandat de Bill Clinton est incertain et incohérent, son deuxième mandat est plus résolu : nous avons 98 Madeleine Albright au secrétariat, Wiliam Cohen à la Défense 92 Brent Scowcroft (1925 ) Conseiller influent pour la sécurité intérieure des Présidents Gérald Ford et George H. W. Bush. Scowcroft est le fondateur et président du think tank The Forum for International Policy. Il est aussi président du Scrowcroft group, inc. - une société de conseil internationale. 93 Cyrus Roberts Vance (1917 –2002) Secrétaire d’Etat du Président Jimmy Carter de 1977 à 1980. Il privilégia les négociations et montra un intérèt à la réduction de l’armement. En avril 1980, il demissiona pour montrer sa désaprobation lors de la crise des otages à Téhéran. 94 Caspar "Cap" Willard Weinberger (1917 - 2006) Politicien américain et Secrétaire d’Etat sous le Président Reagan (1981-1987). Il est notament connu pour sa position favorable au Strategic Defense initiative program (Guerre des étoiles). 95 Alexander Meigs Haig, Jr. (1924) Général quatre étoiles de l’US army et Secrétaire d’Etat sous le Président Reagan (1981-1982). 96 Schultz (1920) Secrétaire d’Etat au travail (1969-1970), Secrétaire d’Etat au trésor (1972-1974), puis Secrétaire d’Etat de 1982 à 1989. 97 James Addison Baker III (1930) Politicien et diplomate américain. Secrétaire d’Etat au trésor de 1985 à 1988 sous la seconde présidence de Ronald Reagan et Secrétaire d’Etat dans l’administration du Président George H. W. Bush. 98 Madeleine Korbel Albright né Marie Jana Korbelová (1937) Première femme Secrétaire d’Etat de l’histoire américaine. Elle fut en poste sous la Présidence de Bill Clinton. 54 99 et Samuel Berger comme conseiller. Depuis 2001, avec Colin Powell au secrétariat, Rumsfeld à la Défense et Condoleza 100 Rice comme conseiller, George Bush II réalise la rare performance de reconstituer un consensus de faucons. La cour suprême : un soutien passif pour la Présidence. En fait, même la loi sur les pouvoirs de guerre qui visait à restreindre les pouvoirs présidentiels, n’aura fait que les renforcer. De 1973 à 2001, sur 92 rapports soumis au Congrès et concernant des « opérations extérieures », un seul invoque l’article IVa de la loi de 1973 déclenchant le compte à rebours des soixante jours. Depuis cette date, tous les présidents sans exception auront transgressé la loi avec le soutien passif de la Cour suprême et même — dans certaines circonstances — contre l’avis du Congrès. Or il ne s’agit pas d’une spécialité républicaine plutôt que démocrate : dernier exemple en date, en 1999 Clinton intervient en Serbie et dans le cadre de l’OTAN contre l’avis du Congrès. Dans ce cas, le recours du sénateur Campbell à l’encontre du président pour non-respect de la loi (20 avril 1999) sera d’abord rejeté par une cour fédérale, avant que la cour Suprême choisisse de ne pas se prononcer. En fait, si le Congrès soutient le président en ne s’opposant pas à lui, et s’il est plus réticent sur les opérations de « maintien de la paix » que sur les interventions armées, et sur le « stationnement des troupes à l’étranger » que sur leur mobilisation, l’erreur serait ici de penser qu’il puisse être moins interventionniste que lui, et que la décision dépende du fait que ce dernier dispose ou non d’une majorité aux chambres. Si en 1994, le refus de financer l’opération précipite le retrait des troupes Us de Somalie — qui est définitif en mars — et si en décembre 1995 la chambre ne maintient le financement de l’IFOR (Force de maintien de la paix en Bosnie) que par 218 voies contre 210 alors que Clinton dispose d’une majorité, en 1995 Gringrich obtient que 18 millions des budgets de renseignement soient affectés au renversement de la République islamique d’Iran. En 1996 les lois Helms-Burton et d’Amato-Kennedy contre les « Etats-voyous » sont à l’initiative du Congrès, et c’est le Congrès qui de 1995 à 2000 bloque la contribution Us à l’ONU, alors que Clinton ne dispose plus de la majorité. Inversement, trois jours après les attentats du onze septembre 2001, une résolution conjointe des deux chambres (Senate Joint Resolution 23) autorise le président Bush à utiliser la force contre le terrorisme et à envahir l’Afghanistan. De la même manière, par 77 voix contre 23 au Sénat et 296 contre 123 à la chambre des représentants, la résolution du 16 octobre 2002 (House Joint Resolution 114) l’autorise à faire usage de la force contre l’Irak. 99 Samuel R. "Sandy" Berger (1945) Conseiller pour la sécurité intérieure du Président Clinton (1997-2001). Il fut un des acteurs majeurs du sommet de Camp David en 2000. Suite au 11 septembre, il fut amener à témoigner sur son engagement contre le terrorisme durant son exercice et ausur les informations qu’il donna à son successeur, Condolezza Rice. 100 Condoleezza Rice ( 1954) 66ème et actuel Secrétaire d’Etat. Elle a remplacé Colin Powel en janvier 2005 après la démission de celui-ci. Avant de rentrer dans le Gouvernement de George W. Bush, Condolezza Rice était professeur de sciences politiques à l’université de Stanford. Durant l’administration de George W. H.Bush, elle fut conseillère du Président pour les questions traitant des affaires d’Europe de l’Est et de la reunification allemande. 55 Sur un plan économique, le constat est identique : alors que pendant les deux mandats successifs de Clinton — et qu’il dispose ou non de la majorité — le Congrès se montre réticent à accorder au président le pouvoir de signer des ententes internationales favorisant la libéralisation du commerce extérieur (Fast Track Authority), c’est sans réserves qu’il accorde ces pouvoirs au président Bush (Trade Promotion Authority). Malgré une logique de « cohabitation » qui a tendance à se renforcer, le consensus « bipartisan » sur les questions militaires se renforce également. Pendant 52 ans — de 1950 à 2002 — la présidence et le Congrès n’auront été du même bord politique que pendant dix-huit ans et demi (36 % de la période), mais uniquement pendant deux ans et demi de 1980 à 2002 : 11 % de la période. Avant 1955, le parti présidentiel — qu’il soit démocrate ou républicain — contrôlait les deux chambres à 85 % de son temps d’exercice mais, à partir de là, son emprise n’aura cessé de se réduire : 33 % en moyenne depuis cette date. Simultanément, alors qu’entre 1946 et 1949, 66 % des projets de loi soumis par la présidence étaient approuvés par le Congrès, entre 1992 et 1995, cette proportion n’est plus que de 24 %. En fait — mais la discipline de parti n’a ici aucun sens — de 1955 à 1995 les démocrates contrôlent sans interruption la chambre des représentants, et le Sénat la plupart du temps. De plus, de 1933 à 1969 et à l’exception des deux mandats d’Eisenhower (1953-1961), les démocrates occuperont la Maison-Blanche. Cela n’empêche pas que — d’une présidence à l’autre, républicaine ou démocrate — les budgets fédéraux n’aient cessé d’augmenter parallèlement avec les budgets militaires. Chapitre 3 Hausse des dépenses fédérales et envol des budgets militaires. Pour un pays qui n’aura cessé de proclamer que le meilleur des gouvernements était celui qui gouvernait le moins cela pourrait paraître paradoxal mais, entre 1950 et 1990 les dépenses gouvernementales n’auront cessé d’augmenter à un rythme continu et régulier : 42 milliards de dollars en 1950, 92 en 1960, 195 en 1970, 590 en 1980, 1 253 en 1990, 1 790 en 2000. Visà-vis de la richesse nationale, la tendance est tout aussi soutenue : alors qu’il représentait seulement 8 % du PNB en 1902, à la veille de la deuxième guerre mondiale (1940) le budget fédéral s’élevait à 9.5 billions de dollars pour un revenu national d’environ 96.5 billions, soit environ 10 % de la richesse nationale ; or, en 1950, les dépenses gouvernementales représentaient 15.6 % du PNB, puis 17.7 % en 1960, 19.3 % en 1970, 21.6 % en 1980, 21.8 % en 1990. On enregistre un léger fléchissement entre 1990 et 2000 (18.7 %) mais depuis la tendance est repartie : elle se maintient à la hausse et elle est indépendante de l’appartenance politique du président : républicains comme démocrates y auront contribué. Cette tendance — en longue durée — dissimule cependant des phases d’évolution plus contrastées : entre 1945 et 1948 les 56 dépenses gouvernementales chutent de 42 à 12 % du PNB et cela correspond à la phase de démobilisation d’après guerre. Entre 1949 et 1953 la hausse reprend pour atteindre à cette date 20 % du PNB et cela correspond à la guerre de Corée. À nouveau les dépenses gouvernementales chutent régulièrement pour atteindre 17.2 % du PNB en 1965 et — très curieusement — malgré la guerre du Vietnam, il faut attendre 1975 pour qu’elles retrouvent un niveau comparable à celui de 1953. Dans ce cas, l’explication est plus délicate. Entre 1975 et 1990 le ratio dépenses/richesses est à peu près stationnaire — aux alentours de 22 % — pour — nous l’avons vu — diminuer à partir de là, se stabiliser dans une fourchette de 17 à 18 % et repartir ensuite. On pourrait penser que — dans ce cas — la fin de la « guerre froide » permette au moins en partie d’en rendre compte. Pour le vérifier, il faut donc ventiler les dépenses gouvernementales en dépenses civiles et dépenses militaires. En l’espace de 40 ans (1950-1990) le budget militaire américain passe de 13.7 milliards de dollars à 299.3 milliards (il est donc multiplié par 20), tandis que — au cours de la même période — les dépenses civiles sont multipliées par 43, passant de 29 milliards de dollars à 1 243 milliards. Simultanément la part relative des dépenses militaires dans le total des dépenses gouvernementales diminue (de 32 % à 24 %) proportionnellement à l’augmentation des dépenses civiles (de 68 % à 76 %). Les budgets fédéraux (x30) augmentent donc moins rapidement que les dépenses civiles (x40) qui augmentent plus rapidement que les dépenses militaires (x20) dont la part dans le PNB reste stationnaire aux alentours de 5 %. La richesse augmente moins rapidement que les budgets qui augmentent moins rapidement que les dépenses civiles mais — là encore — nous trouvons d’importantes disparités selon les périodes. Exception faite des années 1952 (395 milliards pour la guerre de Corée) et 1968 (310 milliards pour la guerre du Vietnam) entre 1947 et 1995 les États-Unis ont dépensé chaque année, environ 245 milliards de dollars (valeur 1991) pour leur défense, soit un total de 12 000 milliards entre 1947 et 1990. Entre 1945 et 1948, la proportion des dépenses militaires dans les budgets fédéraux chute de 90 à 30 % pour remonter de 34 à 70 % entre 1949 et 1954. Les effets de guerre sont parfaitement isolés et les dépenses fédérales civiles se stabilisent entre 1947 et 1954 aux alentours de 21 milliards de dollars. Entre 1955 et 1961 les dépenses militaires diminuent de 62 à 50 % tandis que les dépenses civiles augmentent proportionnellement, mais — alors qu’on s’attendrait à une reprise des dépenses militaires à partir de 1962 — elles ne cessent de diminuer jusqu’en 1965 (42 %) : les États-Unis entrent en guerre avec des budgets civils comparativement à la hausse. On note une légère reprise entre 1966 et 1969 (de 43 à 45 % du budget fédéral) mais à nouveau les budgets civils augmentent plus rapidement : entre 1968 et 1978, ils passent de 54 % à 77 % des dépenses fédérales. Dans les quatre ans qui suivent (1978-1982) les parts relatives se stabilisent dans cette proportion puis, à nouveau les budgets militaires augmentent : de 24 à 28 % entre 1982 et 1987. À partir de là, ils ne cessent de diminuer : 27 % en 1988, 21 % en 1992, 17 % 57 en 1996, 16 % en 1999. Il nous faut donc renvoyer ce constat à une périodisation des conflits. Au total, les États-Unis seront intervenus de partout et chaque fois que leurs intérêts — parce qu’ils couraient le risque d’être compromis — auront exigé d’eux qu’ils reprennent en main des situations qui menaçaient de leur échapper, et qu’ils rétablissent un ordre conforme au cours « américain » du monde, en réduisant à rien le rôle des Nations Unies. Mais — même en écartant l’idée qu’ils n’aient pas pu faire autrement — cela n’explique pas qu’ils aient pu le faire. Il est vrai que tous les conflits armés ne se situent pas sur le même plan et que leurs coûts — notamment — ne sont pas identiques. Mais tout porte à penser que — pour les États-Unis — l’opposition entretemps de paix et temps de guerre n’a pas de sens. D’une part, et même si le conflit armé ne constitue que la partie la plus visible de l’iceberg militaire, il ne se sera pas passé une année au cours de cette période, sans qu’ils n’interviennent militairement quelque part dans le monde. D’autre part, la guerre froide instaure un « état de guerre permanent » et les deux aspects sont liés : la multiplication des conflits localisés s’inscrit dans le cadre de la menace nucléaire qui tout à la fois autorise qu’ils aient lieu, et interdit qu’ils se généralisent en réduisant à peu de chose le rôle des Nations Unies. Le complexe militaro-industriel : le bras armé de la prospérité 101 102 Au début des années 1970, Baran & Sweezy répondent à cette question d’une manière qui présente au moins le mérite d’en radicaliser les termes : régulièrement confrontée à des crises de « surproduction » l’augmentation des dépenses gouvernementales nord américaines serait liée à l’incapacité des seuls mécanismes du marché à trouver des débouchés privés pour un surplus sans cesse croissant. Ils mettent en évidence le fait que — liée à l’impératif d’une utilisation optimale des capacités de production et à la nécessité de disposer de débouchés sur une échelle toujours plus large (innovations technologiques, économies d’échelle etc.) — la structure de la concurrence, la politique des prix et la concentration toujours plus poussées des grandes firmes multinationales se traduisent par des excédents chroniques de capitaux en quête d’investissement et — en définitive — par des crises régulières de surproduction (hausse du surplus). Dans ce schéma, la crise traduit un écart croissant entre le surplus potentiel (différence entre la production réalisable et la consommation « minimale ») et le surplus disponible (différence entre la production réelle et la consommation effective). Ainsi, les débouchés internes pour l’absorption de ce surplus se raréfiant, ils seraient absorbés hors de la production par l’État sur une échelle qui — parallèlement à l’ampleur du surplus — ne cesserait de s’élargir : aménagement par l’État du plein- 101 Paul A. Baran (1910 - 1964) Economiste américain connu pour ses positions marxistes. Né en Russie, il a enseigné aux Usa à l’université de Stanford de 1949 jusqu’à sa mort. 102 Paul Marlor Sweezy (1910 - 2004) Economiste marxiste, cofondateur avec Henry Samuel Magdoff du magazine Monthly Review. 58 emploi des capacités de production et lutte contre les surcapacités inemployées par la dévalorisation du capital ancien, soutient à la production concurrentielle internationale par le financement public (nationalisations ou subventions…) programmation des débouchés pour la consommation collective nationale (santé, logements, éducation, loisirs, routes) et enfin dépenses militaires, comme champ d’accumulation et de croissance de la fraction du capital excédentaire. Tout repose donc ici sur la tendance à la hausse du taux de surplus. La part relative des dépenses civiles par rapport aux dépenses militaires s’explique par le fait que, si les dépenses civiles entrent très rapidement en concurrence avec des intérêts privés internes (c’est le cas dans le logement, l’éducation, la santé etc.), ce n’est pas le cas des dépenses militaires qui — sous cet angle — sont potentiellement illimitées (au moins en temps de paix), jusqu’à ce que la totalité du surplus ait été absorbé. Au-delà de certains seuils — minimum vital nécessaire ou taux de profit compromis — et postes par postes, les dépenses gouvernementales civiles entreraient en concurrence avec les intérêts privés, et ceux-ci feraient alliance pour s’y opposer. Les milieux immobiliers s’opposent aux programmes de logement qui compromettent leur rentabilité, et se lient avec les lobbies médicaux qui s’opposent aux programmes de santé, lesquels font alliances avec les lobbies des assurances. Nous aurions ici un mouvement exponeniel : « si un poste est en cause, l’opposition se développe proportionnellement au montant de l’augmentation ; si tous les postes sont concernés, elle se développe proportionnellement 103 au carré de l’augmentation » . Lorsqu’on connaît la détermination du lobby des assurances — qu’en 1998 le Magazine Fortune classait en troisième position pour son efficacité — on comprend qu’Howard Zinn puisse se poser la question : « comment garantir le droit à la santé de tous les Américains sans que l’avidité des compagnies 104 d’assurance ne vienne s’en mêler ? » . Seules les dépenses militaires échappent à cette logique puisque la différence entre le public et le privé n’y joue pas. Les informations sur la rentabilité des entreprises d’armement sont rares mais — au début de la guerre du Vietnam — on admet que les marges de profit des entreprises d’armement sont deux fois supérieures aux marges moyennes. On admet également que la structure du marché est telle que les entreprises du secteur y jouissent d’un monopole garanti par l’État : « en 1970 le budget militaire américain atteignait 80 milliards de dollars et les entreprises impliquées dans la production militaire faisaient des bénéfices colossaux. Deux tiers des quarante milliards dépensés pour les systèmes d’armement allaient directement dans les caisses de douze à quinze géants industriels dont la seule raison d’être était de remplir les contrats militaires passés avec le gouvernement ». Le sénateur Paul Douglas — économiste et président du Joint Economic Committee du Sénat — remarquait alors que « six contrats sur sept ne 103 Baran & Sweezy, op. cit. p. 153 104 Howard Zinn, Le XXe siècle américain, une histoire populaire de 1890 à nos jours, Marseille, ed. Agone 2003, p. 407. 59 faisaient l’objet d’aucun appel d’offres […] Prétextant la nécessité de garder le secret, le gouvernement choisit une entreprise et dresse avec elle un contrat au cours de 105 négociations plus ou moins secrètes » . L’appareil militaire se développe : « à partir de 1959, les Etats-unis disposent d’un total de 275 bases majeures situées dans 31 pays différents et de plus de 1 400 bases étrangères, si l’on tient compte de tous les emplacements où ils sont stationnés et des emplacements réservés à une occupation d’urgence. Pour des effectifs permanents d’environ un million de soldats, le coût de 106 fonctionnement est évalué à 4 milliards de dollars par an » . Par ailleurs, et compte tenu de leurs modes de financement respectifs, les dépenses fédérales (financées par l’impôt sur les revenus des ménages et des entreprises, les impôts indirects et les taxes douanières) sont beaucoup plus flexibles que les dépenses des États de l’Union ou que les dépenses locales et municipales (financées par l’impôt sur la propriété). Baran et Sweezy, citant Bator, observent que « les dépenses au niveau des États et au niveau local représentaient 7.5 % du PNB en 1929 et 8.5 % en 1957 ; ce chiffre s’est élevé au creux de la grande crise et il est tombé à moins de 4 % pendant la guerre ». Ils en concluent à la prééminence des structures fédérales sur les structures fédérées : « étant donné la structure du gouvernement et de la politique aux États-Unis, toute modification à venir de l’influence du gouvernement sur le fonctionnement de l’économie sera, très probablement, 107 amorcée au niveau fédéral » . Aujourd’hui cela paraît être une évidence, mais nous sommes à la fin des années 1960 et cela signifie simplement — qu’à cette période au moins — le doute subsistait encore. Les auteurs montrent par ailleurs — et toujours pour cette période — qu’en économie fermée, les débouchés d’investissement se raréfiant, la tendance à la hausse du surplus se traduirait par un sous-emploi croissant que ni l’augmentation de la population Us (ou plus exactement, l’augmentation du pouvoir d’achat de cette population) ni 108 l’innovation technologique (ce que Schumpeter décrivait comme un processus de « création destructive ») ne sont susceptibles d’absorber. L’ouverture de l’économie notamment par les exportations de capitaux n’y parviendrait pas non plus : moyen de drainer le surplus externe et pas d’absorber le surplus interne, les flux de retour sur investissements directs à l’étranger sont toujours plus importants que les flux de sortie. Si un pays exporte du capital ce n’est pas que ce capital ne puisse 105 Cité par Howard Zinn, op. cit. p.170 106 D.F. Fleming, The cold war and its origins 1917-1960, New York, 1961. Baran & Sweezy, op. cit. p. 152. 107 108 Joseph Alois Schumpeter (1883 - 1950) est l'un des économistes autrichiens les plus connus du XXe siècle. En 1920 paraît sa Théorie de l’évolution économique, ouvrage qui s’affranchit du cadre néo-classique et témoigne de son intérêt pour la dynamique et les lois du changement économique. Schumpeter met particulièrement en exergue l'importance de l' entrepreneur et du processus de destruction créatrice apportée par l'offre de nouveaux produits sur le marché. Il poursuit une carrière universitaire à l'université de Bonn puis à Harvard suite à la montée du nazisme en europe centrale puis s’installe définitivement aux États-Unis en 1932. 60 pas trouver sur place des occasions d’investissement : c’est qu’il peut s’investir à l’étranger dans des conditions plus avantageuses encore et contribuer ainsi à accroître d’autant le surplus national disponible. Il faut donc à nouveau que — d’une manière ou d’une autre — ce surplus soit absorbé. Ils montrent également que cette absorption — et donc le prélèvement fiscal — ne lèse pas les intérêts privés capables de les répercuter en amont sur les salaires, et/ou en aval sur le consommateur. En effet, tout au long de cette période (19451965), la part des profits dans le PNB avant et après impôt aura toujours été en hausse : les entreprises n’auront cessé de transférer les charges additionnelles en amont sur leurs employés (pression sur les salaires) et en aval sur les consommateurs (hausses de prix). Pour les salariés, cela va dépendre de leur capacité de résistance et de négociation et 109 fragiliser toujours davantage ceux que Veblen appelait la « underlying population » et — sauf exception — il est rare que les consommateurs soient parvenus à se mobiliser contre la baisse de leur pouvoir d’achat. Ils montrent enfin qu’une part considérable de ces dépenses est distribuée en aide (économique ou directement militaire) aux régimes politiques « clients » ; que les enjeux commerciaux de cette stratégie passent progressivement au second plan visà-vis des enjeux d’implantation et de localisation des investissements directs à l’étranger. Enfin si les dépenses militaires n’augmentent pas davantage et ne sont pas plus élevées, c’est que l’évolution de la composition organique des capitaux militaires — comme celle de tous les capitaux — se heurte à des obstacles propres qui freinent leur capacité d’absorption : nature des nouvelles armes, composition des biens et services achetés par les militaires, diminution des effectifs en hommes au service de technologies de plus en plus sophistiquées etc. Ils soulignent également l’importance des dépenses militaires comme régulateur du chômage et de la force de travail employée, celle de la Recherche & Développement par rapport aux fournitures et au matériel des armées et le caractère crucial des innovations technologiques civiles induites (sous produit de) par la recherche militaire. L’explication qu’ils nous donnent est sans équivoque, la différence entre la profonde stagnation des années trente et la relative prospérité des années cinquante est pleinement imputable aux énormes dépenses militaires des années quarante. Mais la conclusion est plus radicale encore : l’expansion illimitée de l’appareil militaire devient alors essentielle pour la survie nationale. Peu de temps auparavant — et alors que la guerre du Vietnam n’était pas encore à l’ordre du jour — Kennedy et York parlaient d’une « une spirale qui menait droit au néant ». Le schéma est intéressant, mais l’ouvrage se fonde sur des données dont les plus récentes remontent à 1964 (début de la guerre du Vietnam), il est publié aux États-Unis en 1966, et en France en 1970. Cela appelle trois remarques. Jusqu’à cette date le rapatriement des profits réalisés par les investissements nord américains à l’étranger reste constamment supérieur au 109 Thorstein Bunde Veblen né Tosten Bunde Veblen (1857 - 1929) Economiste et sociologue norvegiano-américain. 61 volume des capitaux qui s’exportent, sans que les investissements étrangers aux Usa ne rééquilibrent cette tendance ; on peut donc dire qu’ils augmentent le surplus plutôt que de l’absorber. La balance des paiements courants de son côté reste excédentaire et nous ne sommes pas encore dans une logique de déficits cumulés structurels : on pouvait donc s’en tenir aux seules dépenses gouvernementales. Par ailleurs, la guerre du Vietnam n’a pas encore mis en évidence le fait que les dépenses civiles pouvaient augmenter plus rapidement que les dépenses militaires, y compris « en temps de guerre ». Enfin, mais c’était difficile à anticiper, la « guerre froide » n’a pas encore porté tous ses fruits et si — avec le recul — il n’est pas exagéré de dire qu’elle aura été gagnée, cela ne préjuge ni de la façon d’en rendre compte, ni de ses effets. De manière plus fondamentale - et au plan de la méthode - la périodisation adoptée (1929-1939 vs 1929-1959) dissout le phénomène, plus qu’elle ne le met en relief. La deuxième guerre mondiale reste exceptionnelle, au moins en ce sens que les dépenses fédérales (jusqu’à 50 % du PNB) auront non seulement absorbé le surplus, mais également prélevé sur les « intérêts privés » ; enfin et c’est probablement le point le plus délicat à aborder : nous restons dans le cadre d’un raisonnement « aux frontières ». Il aura donc fallu – ultérieurement - que d’autres phénomènes interviennent. Notre hypothèse est que la fin de la guerre du Vietnam (19731975) et la crise qui lui succède (1974-1975) correspondent à un infléchissement radical de la stratégie fédérale qui — au moins jusqu’à la fin de la « guerre froide » (1990) et pour les quinze ans qui suivent — modifie entièrement le sens des « dépenses militaires ». Ultérieurement les données du problème se transforment à nouveau, mais — dans l’immédiat — cet infléchissement s’inscrit à la croisée de plusieurs tendances de fond qui jusque-là n’avaient pas été prises en compte. Il s’agit – pour l’essentiel - de l’apparition à partir de 1971 des premiers déficits commerciaux, de la remise en cause des accords de Bretton Woods et de la convertibilité du dollar en or avec l’instauration de taux de change flottants, de la tendance à un endettement structurel croissant, de la première crise pétrolière de 1973 suivie par celle de 1979, et de l’inflexion de la politique de défense vers une stratégie de désengagement mutuel. Tous ces phénomènes sont liés : ils portent sur l’internationalisation croissante des conditions de la production et de l’échange ; État par État, et secteur d’activité par secteur d’activité (commerce, pétrole, banque, industrie) ils remettent en question la notion de « frontières » : si certains États s’affaiblissent, d’autres au contraire se renforcent et si certaines frontières disparaissent, d’autres au contraire se reconstituent, encore plus contraignantes que les précédentes. Enfin, tous ces éléments préparent et créent les conditions de ce que l’on va désigner à partir de 1981 comme la « globalisation » c’est-à-dire la dérégulation à l’échelon mondial de l’ensemble des secteurs d’activité et la libération (absence de frontières) des mouvements de capitaux financiers liquides : « une porte se ferme : Bretton Woods ; une autre s’ouvre : la 110 libéralisation des marchés des capitaux » . 110 Serge Halimi, Le grand bond en arrière. Comment l’ordre liberal s’est imposé au monde, Paris, Fayard, 2004, p. 539. 62 Chapitre 4 Les changements de cap du début des années 1970. Dès la fin des années 1960 et le début des années 1970 — avant même que la guerre du Vietnam ne soit terminée — une série de ruptures en chaîne modifient de manière radicale les équilibres à la fois internes et externes. Toutes se traduisent parce que l’on aura désigné alors comme « une flexibilité accrue de la contrainte d’équilibre de la balance des paiements ». Anticipant sur le premier choc pétrolier (1973) et préparant le second (1979), il s’agit d’abord de la remise en cause des accords de Bretton Woods, c’est-à-dire de la convertibilité du dollar en or. Si l’instauration de taux de change flottants — qui traduit en fait une dévaluation du dollar — n’interdit pas au même moment (à partir de 1971) l’apparition des premiers déficits commerciaux, elle favorise en revanche un retournement de tendance de l’investissement international. Jusque-là les États-Unis investissaient dans le monde, à partir de là le monde investit aux États-Unis. Simultanément — alors que la politique de défense s’infléchit vers une stratégie de dénucléarisation et de désengagement mutuel — les déficits fédéraux et l’endettement national apparaissent comme des tendances structurelles du développement économique et social. Nous avons vu que le budget fédéral se ventilait en deux grandes catégories : les dépenses militaires et les dépenses civiles. Les premières comprennent toutes les dépenses effectuées au titre de la défense nationale et seul l’État fédéral commandite l’armée. Les deuxièmes comprennent les paiements aux individus sous formes de transferts de revenus (directs ou indirects) — c’est-à-dire les dépenses de « Welfare » ou de « bien-être » — les subventions aux États et aux collectivités locales (all other grants), le service de la dette (Net Interest) et l’ensemble (all other) des programmes fédéraux dits « d’intérêt collectif » : assistance étrangère, subventions agricoles, recherche scientifique etc. Phénomène remarquable, cette augmentation continue des dépenses gouvernementales se sera accompagnée de déficits budgétaires croissants, et cela à un rythme supérieur à celui des dépenses globales. Entre 1950 et 1970, on note une tendance au déficit, mais les déficits cumulés sur vingt ans (75 milliards $) ne représentent guère en 1970 que 38 % de la dépense globale annuelle, pour un service de la dette égal — cette année-là — à 14 milliards, soit 7 % du budget fédéral. C’est pratiquement rien et 1969 sera la dernière année d’excédents. À partir de là, et jusqu’en 1998, nous n’aurons plus que des déficits, et cela sur une échelle constamment toujours plus large, si bien qu’en 1983 les déficits cumulés sur trente ans (705 milliards) seront supérieurs aux budgets fédéraux en cours et qu’en 1997, la dette extérieure globale cumulée sur les vingt ans qui précèdent (1980-1997) sera deux fois supérieure (3 098 milliards) au budget de l’année de référence (1 600 milliards). C’est considérable et véritablement un tour de force. On voit très bien que ce ne sont plus les mêmes mécanismes qui opèrent. 63 Phénomène plus remarquable encore, et signe que dans l’intervalle une partie du déficit se sera volatilisée, en dollars constants de 1996, cette tendance est amplifiée de 25 % environ (tableau 2). De manière incontestable, au début des années 1970, le schéma traditionnel qui associait les déficits budgétaires uniquement aux périodes de guerre ou de récession économique se transforme et change d’échelle. Jusque-là le meilleur gouvernement était celui qui gouvernait le moins et qui — par la création de monnaie ou par l’emprunt — 111 s’endettait pour « financer le déficit » (Keynes ). Depuis une trentaine d’années, l’histoire fiscale des États-Unis se caractérise par des déficits permanents et cumulés, et on voit bien que le déficit fédéral et la dette extérieure ne produisent une augmentation de la demande que s’ils augmentent régulièrement, et - avec eux - les dépenses civiles et militaires (Tableau 4). Mais par ailleurs, l’évolution des « dépenses non militaires » dissimule plusieurs tendances divergentes : les transferts aux États fédérés et aux collectivités locales augmentent à un rythme plus rapide que les dépenses de Welfare (x65) et que le service de la dette (x48) lequel croît proportionnellement aux dépenses civiles, le rythme de progression le plus lent étant celui des programmes civils fédéraux. Au plan extérieur, tout se passe comme si les Etats-unis s’étaient mis à l’abri de la contrainte de la balance des paiements. La balance des paiements courants représente la différence entre les importations et les exportations de biens et de services et celle des transferts financiers. Elle combine un double mouvement : celui de la balance commerciale et celui des mouvements de capitaux, c’est-à-dire le solde des entrées et des sorties de capitaux à court et à long terme, ou encore — aux erreurs et omissions prés — les mouvements de capitaux Us privés non liquides vers l’étranger (accumulation Us hors frontières) par rapport aux mouvements de capitaux privés étrangers non liquides vers les Usa (accumulation étrangère dans les frontières). Cela se calcule compte tenu de la balance des liquidités, c’est-à-dire de l’encaisse liquide officielle des Usa à l’extérieur, vis-à-vis des engagements liquides étrangers aux USA. À l’échelon mondial, les flux d’investissements directs sont un jeu à somme nulle : les capitaux qui sortent d’un pays entrent dans un autre et les entrées équilibrent les sorties. Pour un pays donné, on s’intéresse donc à l’évolution des flux en provenance et à destination d’autres pays, à la constitution de stocks (étrangers dans l’espace national, et nationaux à l’étranger), aux revenus que ces investissements engendrent et à la manière dont ils se redistribuent ou se réinvestissent. 111 John Maynard Keynes, Baron Keynes of Tilton (1883 –1946) Economiste britanique dont les théories ont largement influencé de nombreux gouvernement. Keynes a largement soutenu l’interventionnisme de l’Etat dans l’économie en usant de mesures fiscales et monétaires afin de favoriser la relance dans les périodes de depression. 64 Sur cette base — et bien que les séries statistiques dont nous disposions ne s’y prêtent guère — il est intéressant de définir une « balance impériale » comme étant égale aux revenus des investissements Us à l’étranger, diminuée des revenus des investissements étrangers aux USA, augmentée des dépenses militaires, des transferts unilatéraux et des réserves en devises. Sous cette hypothèse, la balance des paiements courants traduit alors un équilibre — ou pas d’ailleurs - entre la balance impériale, la balance commerciale et la balance des services et des transferts unilatéraux. L’explosion des déficits commerciaux Largement excédentaire au lendemain de la guerre, la balance commerciale qui entre 1964 et 1970 enregistrait des soldes positifs de plus en plus réduits devient déficitaire en 1971, pour la première fois depuis 1892 : nous n’aurons plus de solde positif que pour les années 1973 et 1975 (dernière année) et, en même temps que la compétitivité des produits Us décline, la tendance s’amplifie : le déficit commercial passe de 2.2 milliards en 1971 à 27.9 milliards en 1981 après avoir atteint 33.7 milliards en 1978 de telle sorte que les déficits commerciaux cumulés des années 1970 atteignent en 1981 la somme d’environ 150 milliards. Entre 1972 et 1990, le déficit commercial passe de 6.4 à 111 milliards de dollars ; Dans le même temps, la part relative des échanges dans le PNB augmente légèrement : jusqu’en 1966 les importations représentaient moins de 5 % du PNB, 6 % jusqu’en 1973 et un peu moins de 10 % entre 1973 et 1980. Les exportations épousent le même mouvement : un peu plus de 5 % jusqu’en 1972 et autour de 9 % entre 1974 et 1980. Simultanément, la balance des services qui était déficitaire jusque-là devient excédentaire en 1970 et cet excédent ne cessera de s’amplifier — 64.8 millions de dollars en 2002 — sans toutefois compenser le déficit commercial qui à la même date est devenu considérable : 482 millions $. Aujourd’hui, les exportations ne couvrent guère plus que la moitié (58.8 %) des importations. La consommation intérieure dépend donc de plus en plus de biens dont les importations ne sont pas couvertes par des exportations correspondantes ; le monde produit de plus en plus pour que l’Amérique consomme davantage en augmentant d’autant sa capacité de prélèvement sur l’économie mondiale, mais par d’autres moyens. La conclusion qu’en tire E. Todd paraît fondée, mais elle date : « le déficit commercial des Etatsunis doit être qualifié de prélèvement impérial ». Quand un pays achète plus qu’il ne vend, il doit financer la différence par l’emprunt qui augmente d’autant sa dette extérieure, à moins que cette tendance ne soit freinée par des mouvements de capitaux en sens inverse qui rétablissent l’équilibre et les deux phénomènes peuvent se conjuguer : c’est exactement ce qui se passe. D’un côté, la balance des paiements courants (investissements étrangers aux USA + revenus des capitaux exportés) se maintient et n’est déficitaire qu’en 1971-1972 et 1977-1979. De l’autre, et dès cette période, la dette nationale et les déficits fédéraux augmentent dans des proportions sans commune mesure avec le précédant. (Tableau 8). 65 Les flux d’investissements directs. Avant 1950 les flux d’investissements directs Us à l’étranger étaient extrêmement bas : moins de 100 millions de dollars par an en moyenne. De 1950 à 1955, ils restent modestes (695 millions de dollars par an en moyenne), localisés à 40 % dans le pétrole et les mines et, jusqu’à cette date, les revenus rapatriés aux USA sont plus que du double vis-à-vis des sorties de capitaux (1.5 milliards en moyenne) de telle sorte que les stocks passent au cours de la même période de 11.7 à 19.3 milliards, tandis que les investissements étrangers aux USA stagnent. Au cours de cette période — les revenus rapatriés aux Usa sont plus importants que les sorties nettes de capitaux vers l’étranger et ils le resteront, au moins jusqu’en 1985-1986. De 1956 à 1960 les flux d’investissements Us à l’étranger passent de 1.86 à 1.70 milliards de dollars (1.6 milliards en moyenne par an) puis de 3.0 milliards à 4.2 milliards entre 1961 et 1968 (2.5 en moyenne) pour plafonner à 1.8 milliards entre 1969 et 1972 tandis que — dans le même temps — les flux d’investissements étrangers vers les USA ne dépassent pas 100 à 300 millions par an – ce qui est ridicule – avec 300 à 400 millions de réinvestissements sur place. Simultanément les stocks de capitaux Us à l’étranger passent de 19.3 en 1955 à 32.7 en 1960, puis 94 en 1969 (5 milliards en moyenne par an) pour retomber à 40.6 en 1972, alors que les stocks étrangers aux USA ne progressent guère que de 1 milliard par an. Autrement dit les USA assurent déjà une part prépondérante de l’investissement mondial et nous restons dans le cadre de l’hypothèse de Baran & Sweezy où ils contribuent à l’augmentation du taux de surplus interne. Cela correspond d’ailleurs à ce que nous croyons savoir de l’évolution des taux de profits internes, avant et après impôt. De 1948 à 1955 — après élimination des gains de réappréciation des stocks — les taux de profits sur le capital des sociétés non financières aux Etats-unis sont en chute libre : avant impôt, il passe de 16.2 % entre 1948-1950 à 14.3 % entre 1950 et 1955 puis 12.2 % entre 1956 et 1960 (de 8.6 % à 6.4 % puis 6.2 % après impôts). Tout au long de la guerre du Vietnam — et malgré une période de prospérité et de croissance soutenue — la tendance se maintient : après une remontée avant impôt de 12.2 % entre 1956-1960 à 14.1 % entre 1961 et 1965 (de 6.2 à 8.3 après impôts) il chute à 9.1 % en 1970 (5.3 % après impôts). À partir de 1971 — signe que la pression fiscale s’accentue sur les entreprises — la tendance se redresse avant impôts (9.6 % en 1971, 9.9 % en 1972 et 10.5 % en 1973), mais reste pratiquement stationnaire ou se dégrade après impôts : 5.7 % en 1971, 5.6 en 1972 et 5.4 en 112 1973 . Sauf erreur d’appréciation de notre part, nous avons bien là une chute tendancielle du taux de profit. Nous avons vu que — dans le même temps — le taux d’utilisation des capacités de production diminuait. Cela correspond bien - de 1955 à 1967-1973 - à une montée en régime de l’investissement Us à l’étranger. 112 William D. Nordhaus, “The falling share of profit”, in: A.M. Okun & L. Perry (eds), Brooking Papers on economic Activity, n°1, 1974, The Brooking Institution, Washington DC, p. 180. 66 Or, à partir de 1973 on observe un retournement de tendance. Jusque-là les investissements s’opéraient pratiquement à sens unique : des USA vers le reste du monde. À partir de là les entrées l’emportent sur les sorties et les USA reçoivent plus qu’ils ne concèdent : 2 milliards par an en moyenne, et même 8 milliards en 1979. Dans le même temps, le stock de capitaux étrangers investis aux USA augmente : 10 milliards en 1967, 18 en 1973, 66 en 1980 (Tableau 5). Entre 1967 et 1980, les flux mondiaux sont multipliés par cinq (de 6.2 à 33.5 milliards de dollars courants) mais alors qu’en 1967 les Etats-unis recevaient 0.26 milliards de dollars (1.5 % du total mondial) et en exportaient 3.05 (la moitié du total mondial), en 1980 ils n’en exportent plus que 1.5 (4 % du total mondial) et en reçoivent 4.6 (14 % du total mondial). Ces flux proviennent essentiellement de l’Europe et du Japon dont les monnaies — à partir de 1969-1971 — se sont réapprécié vis-àvis du dollar, rendant ainsi moins onéreux l’investissement sur le territoire des Usa. La relative faiblesse du dollar vis-à-vis des autres monnaies, bien que facilitant les exportations de produits Us vers l’étranger ne parvient pas à enrayer la hausse des importations (automobiles, télévisions, textile etc.) ni la détérioration de la balance commerciale, mais elle améliore la balance des paiements courants. En 1980, l’ensemble des actifs Us à l’étranger (y compris les réserves monétaires) s’élevait à 930 milliards de dollars dont 388 milliards d’investissements directs privés et 62.1 milliards en portefeuilles d’actions détenues par des ressortissants nord américains dans des sociétés étrangères. Ils se répartissaient à 75 % dans les pays développés (dont 45 % en Europe) et à 22 % dans les activités pétrolières. Symétriquement, le volume des investissements directs étrangers aux Etats-unis s’élevait à 570 milliards, avec un solde excédentaire record de 360 milliards. Toujours en 1980, les revenus rapatriés des investissements Us à l’étranger rapportaient 75.9 milliards de dollars alors que les revenus exportés des investissements étrangers aux Usa ne rapportaient que 43.1 milliards soit un solde positif net de 32.7 milliards. Entre 1976 et 1990, l’ensemble des actifs Us à l’étranger (y compris les réserves monétaires) passent de 457 à 2 179 milliards de dollars alors que le volume des investissements étrangers aux Usa passe de 292 à 2 424 milliards, soit un solde négatif de 245 milliards. Symétriquement, et au cours de la même période, les revenus rapatriés des investissements Us à l’étranger passent de 29.3 à 170 milliards, tandis que les revenus exportés des investissements étrangers aux Usa passent de 13.3 à 140 milliards, soit un solde positif croissant de 16 à 28 milliards, mais qui — en définitive — ne représente que peu de chose. À lui seul, il ne parvient même plus à rééquilibrer une balance des paiements qui — de toute manière — a de moins en moins de sens. C’est qu’en fait — et bien au-delà des mouvements « aux frontières » — cette évolution apparaît comme la résultante de plusieurs phénomènes et mouvements contradictoires. 67 Amorcé à partir du début des années 1960 puis amplifié à partir de 1973 par le régime des changes flottants et l’évolution des taux d’intérêts comparés, l’investissement Us à l’étranger progresse à un rythme qui maintient l’équilibre de la balance des paiements courants. Toutefois - dans une logique où cette balance cesse progressivement d’avoir le sens qu’on lui accordait jusqu’alors - on passe d’une logique « d’exportations de capitaux » à une logique de globalisation croissante du système productif et financier nord américain (Tableaux 5 et 6). Tous ces aspects bien évidemment sont liés et il nous faudrait distinguer ici — secteurs par secteurs — entre ce qui tient aux conditions d’approvisionnement en matières premières de base, et ce qui tient aux débouchés solvables (à la fois intérieurs et extérieurs), compte tenu des conditions intermédiaires de la transformation, et donc de la valeur ajoutée. Cette étude reste à faire, et il est probable qu’on en repèrerait les effets dans un écart croissant entre PIB et PNB. A-t-on suffisamment réfléchi d’ailleurs à cette opposition feutrée - et qui ne devrait cesser de s’amplifier – entre produit « intérieur » et produit « national » ? D’une part, l’essentiel des investissements faits aux USA (80 %) ne sert pas à la création de nouvelles entreprises mais à l’acquisition d’entreprises déjà existantes refinancées par l’emprunt local. Dès 1971, pour une production globale de 330 milliards de dollars, un commerce mondial de 300 milliards (dont 30 % d’échanges intra-firmes) et un investissement international d’environ 165 milliards (dont 86 milliards uniquement pour les Usa), la production des firmes Us à l’étranger (172 milliards) représente plus de la moitié de la production intérieure, et elle est quatre fois plus importante que les seules exportations Us vers l’étranger (45.9 milliards en 1972). En 1980, 35 % des produits « américains » vendus à l’étranger étaient fabriqués par les filiales d’entreprises Us à l’étranger, et cette proportion depuis a grimpé jusqu’à 40 %. Liés à l’élasticité de leurs échanges extérieurs et de leur demande en produits importés mais également aux parités de leur pouvoir d’achat, compte tenu des stratégies des différentes banques centrales, les différentiels d’inflation de pays à pays épousent la chute des taux de change de leurs devises par rapport à celle des pays aux taux d’inflation les plus bas. Par ailleurs, financés jusque-là par des sorties nettes de capitaux qui contribuaient à déséquilibrer la balance des paiements, les investissements internationaux le sont de plus en plus par des emprunts sur les marchés des capitaux étrangers ou par le réinvestissement local des profits réalisés sur place. Enfin, la capacité des multinationales à transformer les fluctuations de change en marge de profit accru favorise l’apparition de mouvements internationaux de capitaux spéculatifs flottants et annonce la période suivante. Celle d’une autonomie accrue du capital financier vis-à-vis du capital productif ou industriel. Fondée jusque-là sur le contrôle des taux de change, désormais l’hégémonie du dollar est pilotée par le contrôle des taux d’intérêt et une offre globale de monnaie qui vient gonfler les réserves de change. 68 Partie III Du "welfare state" au "warfare state". Nous l’avons vu, la seconde guerre mondiale aura réussi là où le New Deal avait échoué. Roosevelt meurt en avril 1945, quelques mois donc après le début de son quatrième mandat et deux mois avant la reddition allemande (mai 1945). C’est le seul président à avoir sollicité et obtenu quatre mandats successifs. Ce point d’ailleurs fera l’objet d’un amendement constitutionnel. Truman lui succède au mois d’août 1945 et prend « seul » la décision d’utiliser l’arme atomique. Longtemps après, cette décision fait encore l’objet de controverses : désir de mettre fin rapidement aux pertes alliées en mettant l’adversaire à genoux, ou nécessité de justifier les investissements considérables consentis pour le projet atomique ? Alors que le Japon était sur le point d’accepter une reddition pratiquement sans condition, la manière dont les Usa mettent un terme à la deuxième guerre mondiale a pour effet immédiat d’évincer l’URSS des négociations de paix, d’affirmer la volonté Us de main mise sur la région asiatique et de préparer les conditions de la « guerre froide » dont elle constitue le « premier acte ». Probablement parce qu’elle n’aura pas donné lieu à un conflit ouvert, on aura trop eu tendance à considérer que la « guerre froide » n’en était pas une. Il faut cependant se rendre à l’évidence : pendant quarante-cinq ans (1945-1990) les Etats-unis seront restés en permanence sur un pied de guerre atomique et cela s’inscrit parmi les tendances profondes de l’économie Us. Or cela – et pour cette période - n’est peut-être pas l’essentiel. Pour cette période, l’essentiel pourrait bien être que nous passions d’un « modèle » à l’autre (civil vs militaire) ou – plus exactement – que la preuve ait été faite ici que ces deux modèles ne s’opposaient pas. Peu importait que les Etats-Unis perdent la guerre du Viêt-Nam – et tout en témoigne – si l’effort militaire permettait de générer des excédents qui fassent que la guerre intérieure soit gagnée, en relançant à son tour la course aux excédents. Car c’est ainsi : au cours de cette période et tandis qu’ils étaient engagés sur un front extérieur qui les excédait de toutes parts – avec la question raciale - les EtatsUnis auront frôlé la guerre civile. La guerre intérieure aura probablement été aussi difficile à gagner que la guerre extérieure. La deuxième aura été perdue, la première aura momentanément été gagnée, mais les deux étaient liées : rappelons que 85% des effectifs mobilisés au Viêt-Nam étaient noirs. C’est cette évolution – et cette transformation – que l’on observe lorsque nous passons de la guerre de Corée à celle du Viêt-Nam. 69 Chapitre 1 De la Corée au Viêt-Nam : 1950-1975. Au lendemain de la deuxième guerre mondiale les Etats-unis désarment : en 1950, ils ne consacrent plus que 13.7 milliards pour leur défense (contre 42.6 encore en 1946), leurs effectifs militaires ont été réduits de 12.5 à 1.38 millions d’hommes et cela se traduit par une réduction considérable des dépenses gouvernementales qui — entre 1945 et 1948 — sont divisées par trois : de 92.7 à 29.7 milliards de dollars, c’est-à-dire 11 % du PNB dont 30 % pour l’armée. Cela suffit d’ailleurs à conduire les opérations de police internationale qui accompagnent les débuts de la guerre froide. Dans l’immédiat donc, des budgets militaires à la baisse suffisent à baliser leurs prétentions impériales : les Usa interviennent successivement en Iran et en Yougoslavie (1946), en Uruguay (1947), en Grèce (1947-1949), en Chine (19481949), en Allemagne (1948), au Porto Rico (1950) et aux Philippines (1948-1954). La plupart du temps, il s’agit d’opérations de commandos pilotés par la CIA — c’est le cas par exemple aux Philippines contre la rébellion Huk — mais les marines sont également mis à contribution, et les résultats obtenus sont sans commune mesure avec les moyens engagés : toujours des moyens relativement modestes, pour des résultats considérables. Or, au lendemain de la guerre, la crise est bien réelle. Bien que le PNB continue de croître (de 5 % en moyenne par an entre 1946 et 1949) l’inflation reprend, le chômage qui était tombé à 1.2 % en 1944 remonte à 5.5 % en 1949, le pouvoir d’achat diminue, les grèves se multiplient et les agriculteurs exercent une pression continue à la hausse des prix des denrées alimentaires de base. Comme dans l’entre-deuxguerres, les budgets fédéraux augmentent à nouveau : des programmes de travaux publics et d’équipements ménagers, ou encore d’aide aux soldats démobilisés, à quoi il faut également ajouter le relèvement du salaire minimum (1949) permettent en partie de redresser la tendance, mais cela n’est pas suffisant. Quelque chose de probablement décisif se joue alors pour l’évolution à venir de la nation américaine : en 1948 le président Truman demande au Congrès de rétablir la conscription et il l’obtient. Deux ans après il déclare la guerre. Cinq ans après la fin de la deuxième guerre mondiale, le premier conflit d’importance dans lequel les Usa sont engagés est la guerre de Corée qui durera trois ans (1950-1953). Au moment du cessez-le-feu (juin 1953) les Etats-Unis ont dépensé plus de 50 milliards dans cette guerre, ils ont envoyé plus de 2 millions d’hommes sur le terrain, 54 000 soldats sont tombés au combat, et on compte plus d’un demi million de morts coréens. Il ne s’agit plus là d’une simple affaire de « police internationale ». Ses résultats seront excellents. Entre 1949 et 1953 les budgets fédéraux sont multipliés par deux (de 38.8 à 76.1 milliards de dollars) et passent de 14 à 20 % du PNB, tandis que — simultanément — les dépenses militaires sont multipliées par quatre (de 13.1 à 52.8 milliards). Au début de 1950 sur un budget de 40 milliards de dollars, les dépenses militaires s’élevaient à 12 milliards, soit 30 % du total 70 global ; en 1955 elles représentent 65 % de ce total (40 milliards sur 62). Simultanément, la croissance reprend, l’inflation diminue et le chômage baisse à nouveau : de 5.5 % en 1949 à 2.5 % en 1953. Comme avec la deuxième guerre mondiale, mais à moindre échelle, la guerre de Corée aura permis de rétablir la prospérité. L’entre-deux-guerres. La phase qui va de la fin de la guerre de Corée (juin 1953) au début de la guerre du Vietnam (1960-1961) est plus délicate à interpréter. Notons tout d’abord qu’à peine une guerre terminée, en refusant de signer les accords de Genève (juillet 1954) sur la réunification des deux Vietnam — qui comportaient la tenue d’élections libres avant juin 1956 — les Etats-unis préparent les conditions du conflit suivant. Conséquence de la fin de la guerre de Corée où il était tombé à 2.5 % en 1953, dés 1955 le chômage remonte à 4 %, et il ne cessera pas d’augmenter jusqu’au début des années soixante : 7 % en 1958 et le taux le plus élevé depuis la crise de 1929. Simultanément le taux d’utilisation des capacités de production diminue régulièrement : pour une base 100 en 1950, cet indice tombe à 98 en 1953, 92 en 1955, 85 en 1957 et 80 en 1961, c’est-à-dire un taux inférieur à celui de 1929 où il était de 83 % (Tableau 6). Par ailleurs — seul exemple que nous connaissions au cours de la période — si les dépenses gouvernementales progressent à un rythme légèrement inférieur à celui du PNB, les dépenses militaires chutent en valeur absolue, et donc relative : de 49.2 à 48.1 milliards de dollars entre 1954 et 1960. D’un côté en effet, et même si cette progression ne cesse de fléchir, le PNB progresse à un rythme annuel moyen de 4.8 % par an. D’un autre côté, la part des dépenses civiles par rapport aux dépenses militaires ne fait que progresser — alors qu’elle tend à diminuer en temps de guerre — et on voit bien que le surplus augmente à un rythme supérieur à celui du PNB : entre 1950 et 1960, il progresse de 10.5 % par an en moyenne. D’après les calculs de Baran & Sweezy si - au cours de la guerre de Corée (1950-1953) - les dépenses gouvernementales absorbent près de 40 % du surplus total généré, cette proportion augmente dans les années qui suivent (1954-1960) jusqu’à 50 %, comme elle avait augmenté — jusqu’à 56 % — dans les années qui avaient suivi la deuxième guerre mondiale (1946-1950). Entre 1955 et 1960, alors que le taux annuel moyen de progression des dépenses fédérales est de 6.5 % celui des dépenses militaires est de 2.5 %, et celui des dépenses civiles de 11.5 %. Eisenhower crée le ministère de la santé, de l’éducation et des affaires sociales, lance un programme d’autoroutes, renforce les retraites garanties par l’État et en 1957 — l’année où la cour suprême reconnaît la légitimité des revendications de la communauté noire — la Maison-Blanche présente au Congrès un budget qui accuse un déficit considérable pour l’époque. Dans le même temps, le taux de pauvreté baisse aux Etats-unis, le salaire horaire moyen dans l’industrie américaine augmente de 81 % en valeur entre 1950 et 1965, « celui des mineurs de 80 %, celui des ouvriers de la métallurgie de 102 %, celui des ouvriers de l’automobile de 71 113 88 %, celui des ouvriers de la boucherie de 114 % » . Il nous faut donc admettre que les dépenses civiles prennent encore le relais des dépenses militaires lorsque celles-ci se heurtent à un plafond d’absorption interne et que c’est un moyen « d’acheter » la paix civile. Toutefois, au cours de ces sept années qui séparent la fin de la guerre de Corée du début de la guerre du Vietnam et qui correspondent au double mandat républicain d’Eisenhower, la pression militaire se maintient : les Usa interviennent en Iran pour installer le Shah au pouvoir (1953), au Vietnam pour soutenir les troupes françaises d’occupation (1954), au Guatemala après la nationalisation des compagnies Us (1954), en Égypte lors de la crise de Suez (1956) et — pour la seule année 1958 — ils sont présents à la fois au Liban, en Irak, en Chine et au Panama. Mais il s’agit d’interventions relativement peu coûteuses et compatibles avec un frein mis à la Recherche & Développement : alors que les Soviétiques mettent en orbite le premier satellite spatial (Spoutnik : octobre 1957) et prennent de l’avance au plan militaire (missiles Gap), dans le mois qui suit, le Pamplemousse nord américain échoue lamentablement (novembre 1957) mais sans que cela ne se traduise par une augmentation significative des budgets militaires. Nous avons vu quelle était la teneur du discours d’adieu d’Eisenhower. Ce retard sera l’un des principal argument de campagne de Kennedy alors que – de manière étrange et loin de l’inverser – la guerre du Viêt-Nam va reconduire ce schéma. Le Viêt-Nam. Kennedy est élu en novembre 1960 sur le thème de la « nouvelle frontière » et en l’espace seulement de quinze mois, son administration augmente le budget de la défense de 9 milliards, accroît considérablement l’aide militaire au Sud Vietnam et doit faire face à la crise des missiles à Cuba (octobre 1962). Les trois premiers soldats américains meurent en janvier 1963, Kennedy est assassiné en novembre de la même année, et Lyndon Johnson (vice-président) — qui est élu en 1964 avec 16 millions de voix d’avance sur le sénateur 114 républicain Goldwater — hérite du conflit. Sept ans après la fin du conflit coréen, le deuxième conflit d’importance dans lequel les Etats-unis s’engagent est la guerre du Vietnam qui cette fois va durer quinze ans (19611975) dans des conditions que personne depuis n’aura oubliées : plus de 500 000 soldats sont mobilisés, elle fera 50 000 morts américains, 400 000 morts sud vietnamiens et 900 000 nord-vietnamiens et le Vietnam va être la première guerre de leur histoire que les Usa vont perdre. En août 1964 — avec la résolution du Tonkin votée par le Congrès à une majorité écrasante (416 voix contre 0 à la Chambre et 88 contre 2 au Sénat) Johnson obtient carte blanche pour intensifier les combats ; les premiers bombardements du nord commencent en janvier 1965 et jusqu’à l’arrêt officiel des hostilités (janvier 1973) les crédits 113 Serge Halimi, op. cit. p. 56. Barry Goldwater (1909-1998) Cinq fois sénateur de l’Arizona (1953–1965, 1969–87), il fut désigné par le parti républicain pour les elections présidentielle de 1964. 114 72 fédéraux seront sans cesse reconduits. En 1968, Johnson ne se représente pas et Nixon (républicain) est élu, puis réélu en 1972. Il restera en poste pratiquement jusqu’à la fin de la guerre avant de démissionner (août 1974). La guerre du Vietnam donc s’éternise. Cela bien évidemment n’interdit pas aux États-Unis d’intervenir simultanément dans d’autres parties du monde et sur d’autres théâtres d’opération : c’est le cas à Cuba (1961 et 1962), au Laos (1962), à nouveau à Panama (1964), en Indonésie (1965), en République dominicaine (19651966), au Guatemala (1966-1967), au Cambodge (1969-1975), dans le sultanat d’Oman (1970), au Laos (1971-1973), ou encore au Chili (1973), dans ce cas pour renverser le régime de 115 Salvador Allende . Les Etats-unis perdent la guerre, mais ce n’est pas faute d’y avoir mis les moyens : tout au long de cette période, les lignes de crédit militaire seront régulièrement reconduites. Cependant — nouveau paradoxe — pendant toute la période de guerre, et à l’exception des années 1966 à 1968, la progression et le volume des budgets civils seront très largement supérieurs à ceux des budgets militaires. Les Etats-unis entrent dans — et sortent de — la guerre la plus importante qu’ils aient menée au cours de leur histoire avec des budgets civils à la hausse. On voit bien que quelque chose se transforme : contrairement à la seconde guerre mondiale ou à la guerre de Corée — et pour la première fois malgré l’intensification de l’effort de guerre — les dépenses civiles l’emportent et prennent le pas sur les dépenses militaires. Jusque-là on pouvait penser que les dépenses militaires émargeaient sur les dépenses civiles ; désormais, elles permettent — au moins en partie — de les financer. Il faut donc qu’elles « rapportent », et davantage que ne coûtent les dépenses civiles et on sait que celles-ci auront permis de financer la paix civile, en évitant une guerre qui l’eut été. On connaît les principales causes de cette hausse des dépenses civiles. Préparée puis accompagnée par les acquis de la cour Warren (1953 -1969), désormais la ségrégation raciale heurte de plein fouet le libre jeu des mécanismes économiques et démocratiques et crée les conditions de menaces intérieures difficilement supportables. On oublie trop souvent que le premier étudiant noir autorisé à s’inscrire dans une université (James Meredith, en 1962 à l’université d’Ole — Mississipi) devra le faire sous escorte militaire. En 1965 le président Johnson lance sa « guerre contre la pauvreté ». Il s’agit d’abord de la création en 1965 des programmes de couverture santé (medicare pour les personnes âgées ; medicaid pour les plus pauvres). Il s’agit ensuite — en liaison avec l’obtention formelle de l’égalité de droits (Arrêt Brown de 1954) et du vote de la loi sur les droits civiques (le Civil Rights Act de 1964) qui interdit la discrimination raciale pour l’emploi, l’éducation, la résidence et le transport — du lancement du programme de discrimination positive (1967) qui accompagne les révoltes dans les ghettos noirs (1964-1968). Socialement le virage est significatif : « en dollars constants (1986) le coût des 115 Salvador Isabelino del Sagrado Corazón de Jesús Allende Gossens (1908 - 1973) Président socialiste du Chili de novembre 1970 au 11 septembre 1973, date à laquelle il fut renversé par un violent coup d’état des militaires qui mirent au pouvoir le général Augusto Pinochet. Allende se suicida durant le coup d’état. 73 programmes de lutte contre la pauvreté était de 15 milliards de dollars avant 1962. Il progresse de 27 milliards de dollars pendant les deux années suivantes de l’administration Kennedy (1962-1963) puis pendant celles de son successeur Lyndon Johnson (1963-1969). Ensuite la progression s’accélère — 54 milliards de dollars au cours des administrations Nixon et 116 Ford (1969-1977) » . Conjugués avec l’effet des dépenses militaires, les résultats ne se font pas attendre. D’avril 1961 (fin de la récession Eisenhower) à décembre 1969 (106 mois) les Etats-unis enregistrent la période d’expansion la plus longue de leur histoire. Il faudra attendre le milieu du mandat de Bush I (mars 1991) - puis le double mandat Clinton (1993 - mars 2001) - pour enregistrer une période d’expansion aussi longue et aussi soutenue. Comme dans le cas de la seconde guerre mondiale, ou de la guerre de Corée, la croissance repart. Entre 1955-1956 et 1960-1961 le taux de croissance était tombé de 8.1 % à 2.1 % pour une moyenne annuelle de 5 %. À partir de 1961-1962 il remonte à 7.1 % pour atteindre 11.4 % à la fin de la guerre avec une moyenne annuelle de 7.8 %. En dollars constant le taux de croissance du PNB entre 1950 et 1960 était de 3.2 % ; il passe à 3.9 % entre 1960 et 1970 pour redescendre légèrement ensuite (3.3 % entre 1970 et 1978). De même, entre 1953 et 1961 le taux de chômage était passé de 2.5 % à 6.7 % de la population active ; avec la guerre du Vietnam, il diminue : 5.7 % en 1963, 5.3 en 1966, 3.4 en 1969. Avant la deuxième guerre mondiale, les taux de chômage oscillaient entre 15 et 25 % de la population active. Au lendemain de la guerre, on admet assez rapidement que le plein-emploi est réalisé s’il se stabilise à un taux inférieur ou égal à 4 %. Entre 1945 et 1961 ce sera le cas à six reprises différentes et le reste du temps, il va osciller entre 4.1 et 6.8 % (récessions de 1949, 1954, 1958 et 1961). Entre 1961 et 1973 — c’est-à-dire pendant toute la durée de la guerre du Vietnam il se stabilise aux alentours de 4.9 % en moyenne de la population active et, avant 1965, l’inflation est peu importante : 1.8 % entre 1957 et 1960. Avec la guerre, on observe une première poussée inflationniste qui atteint les 3 % et même dépasse les 4 % à la fin des années 1960 puis elle est de 4.5 % en moyenne par an de 1967 à 1973. Simultanément, on a le sentiment que si la guerre du Vietnam soutient la croissance, c’est de moins en moins vrai au fur et à mesure qu’elle se poursuit : en dollars constants, le taux annuel moyen de croissance du PNB entre 1960 et 1973 est de 4.1 % mais il est de 4.6 % entre 1960 et 1967 et de 3.6 % entre 1967 et 1973 (Tableau 6). De 1964 à 1969 le taux de chômage des noirs et des hispaniques baisse de moitié, le nombre d’étudiants noirs double dans les années 1970, le nombre des pauvres recule de 25 % et celui des Américains vivant au-dessous du seuil de pauvreté est divisé par deux. Au moins jusqu’en 1980 — les avancées sont réelles et nous retrouvons là les caractéristiques habituelles de « l’effet de guerre ». Cependant la nouveauté vient d’ailleurs. 116 David Stockman, The Triumph of Politics: why the Reagan revolution failed, Harper & Row, New York, 1986, p. 410. 74 Mesure jusqu’alors impensable pour un républicain, en août 1971 Nixon impose un contrôle des prix et des salaires et abolit la convertibilité du dollar en or ; si d’un côté cette mesure sanctionne un affaiblissement relatif de l’économie américaine incapable de supporter plus longtemps des parités « administrées », de l’autre elle crée les conditions d’un système financier dont le dollar va sortir renforcé, en ayant la capacité de s’affaiblir. Or, si la dévaluation du dollar ne rééquilibre pas les échanges — au contraire — dans un premier temps, elle retourne les flux d’investissements directs et — dans un deuxième temps — elle libère les flux financiers tout en anticipant sur les chocs pétroliers à venir. Dans une très large mesure c’est la situation pétrolière qui permet de comprendre une période d’expansion aussi longue et soutenue, compatible avec un double effort de « guerre » : civil et militaire. Chapitre 2 L’équation pétrolière : 1945-1980 On a souvent présenté la politique énergétique suivie par les Etats-unis au lendemain de la seconde guerre mondiale comme animée par le seul souci de préserver leurs réserves domestiques et de limiter leurs importations de manière à maintenir leur dépendance énergétique au niveau le plus bas possible. C’est exact, mais on aura rarement souligné à quel point ces objectifs étaient contradictoires. Par ailleurs, on n’aura pas suffisamment analysé le jeu - ni les intérêts - des acteurs en présence. Dans un premier temps (1945-1970) alors que les Majors contrôlent le jeu pétrolier mondial en maintenant des prix stationnaires, le marché nord américain reste coupé du marché mondial. Or, tandis que le monopole des Majors est battu en brèche aussi bien par les Indépendants texans que par les firmes d’États européennes ou l’Opep, la dépendance énergétique augmente et les réserves diminuent. C’est l’ensemble de ce processus qui va aboutir aux deux crises de 1973 et 1979-81. Il ne faut pas opposer les deux chocs pétroliers de 1973 et 1979 ; longuement préparés depuis la fin des années 1960, ils cumulent leurs effets et se complètent : compte tenu des mécanismes que le premier choc met en place — le deuxième n’est que la conséquence du premier. Avec le premier choc, tout témoigne du fait que les objectifs ne sont pas atteints : la consommation ne diminue pas, les importations doublent en volume, les réserves plafonnent et le système des doubles prix se maintient. À nouveau, les Usa ont intérêt à des prix à la hausse. Le deuxième choc va balayer tout cela, et c’est pratiquement chose faite en 1983. Après avoir identifié les acteurs en présence, commençons par montrer que — sans pouvoir le provoquer — les Etats-unis avaient intérêt au premier choc pétrolier mais qu’il ne suscite pas tous les effets qu’ils en attendaient. 75 Les causes du premier choc pétrolier. Seuls à occuper cette position dans le concert des nations qui participent à l’économie pétrolière, les Etats-unis ont toujours été et restent aujourd’hui encore le premier consommateur mondial de pétrole. Jusqu’en 1947, ils étaient exportateurs nets, mais depuis leurs importations n’ont pas cessé d’augmenter : aujourd’hui ils sont les premiers importateurs mondiaux. Enfin, jusqu’en 1975, ils étaient également le premier producteur mondial ; depuis ils sont passés en troisième position, derrière l’Arabie saoudite et la Russie. Premier consommateur, premier importateur, troisième producteur - mais premier producteur jusqu’en 1975 - il ne faut jamais perdre cela de vue lorsqu’on raisonne sur le jeu énergétique mondial. De 1945 jusqu’en 1973 et même bien avant — alors que le prix du pétrole s’impose comme prix directeur de toutes les autres sources d’énergie — le marché pétrolier international reste dominé par les Majors nord américains, et britanniques : Esso, Shell, Mobil, Chevron, Gulf, Texaco, BP. Ces derniers font le lien entre le marché international et le marché intérieur Us, lequel reste coupé du marché mondial par un système de « double prix ». Toutes les mesures mises en œuvre pour maintenir ce système (et elles sont nombreuses) aboutiront à ce que nous ayons d’un côté des prix intérieurs protégés, artificiellement soutenus à la hausse et permettant de développer une production à des coûts comparativement plus élevés que dans le reste du monde ; nous aurons de l’autre — et pour des coûts exceptionnellement bas — des prix internationaux artificiellement maintenus à la baisse par les Majors. Au plan intérieur, cela va permettre de soutenir la croissance tout en recomposant les équilibres issus de l’après-guerre, mais conduire à un épuisement rapide des réserves ; au plan international cela va permettre aux Etats consommateurs - mais non producteurs (Europe, Japon) d’accélérer plus rapidement la substitution charbon/pétrole et d’accroître leur consommation sur une échelle encore inconnue jusque-là, mais en aggravant d’autant leur dépendance énergétique. Or tous ces aspects sont liés et ce sont les Majors qui font le lien, mais ce lien ne cesse de se dégrader. Majors et Etats du Golfe. Il nous faudrait ici refaire l’histoire des Etats du Moyen-Orient et des firmes pétrolières Us avec lesquelles elle se confond, mais ce serait simple : sous gouvernance nord-américaine et soutien de l’Etat fédéral, ces deux histoires n’en font qu’une. Au lendemain de la guerre, afin de créer les conditions d’une offre extérieure durable à bas prix et d’asseoir la suprématie du dollar, il s’agit pour les Etats-unis de renforcer les majors en soutenant les Etats du Golfe dans lesquels ils sont implantés. Cette aide est considérable, et principalement orientée vers les secteurs pétrolier et militaire. Dès 1945, le Red Line Agreement qui datait de 1928 devient gênant : il est abrogé en novembre 1948 et la fusion d’Aramco est réalisée en décembre 1948 par l’association de Jersey et 76 Socony (40 %) à Socal et Gulf. Simultanément, les objectifs de L’Anglo-American Petroleum Agreement de 1943-1945 sont très clairs : il s’agit de transformer la structure géographique de la production pour conserver les réserves américaines sans faire chuter les prix intérieurs et ces prix — en période de paix et pour une demande constamment à la hausse — doivent concilier des volumes croissant d’importations de brut « à la marge » avec « the maintenance of a healthy petroleum 117 Industry in the United States » . On comprend que - dès ce moment-là - « Access to, and development of, Persian Gulf Oil 118 had become a vital national interest » . En 1945, pour un baril de brut vendu entre 0.85 à 1,05 $ selon les marchés, le prix de revient du baril moyen-oriental est d’environ 0,40 $, dont 0.22 en Royalties. Début 1948 le prix monte à 1,30 $ puis 1.40, ce qui donne aux Saoudiens — sur le modèle vénézuélien — l’occasion de renégocier leur part sur la base du 50/50, en vigueur à partir de 1950. Après une période d’incertitude, les prix du baril se stabilisent à un niveau exceptionnellement bas et — entre 1950 et 1970 — ils oscillent dans une fourchette qui pratiquement n’évolue pas : de 1.8 à 2 $baril. Majors, Indépendant et Firmes d’État. Jusqu’à la veille du premier choc de 1973 avec une demande augmentant de 7 % par an — ce qui correspond à un doublement en dix ans — et un baril toujours inférieur à 2 $, le marché pétrolier reste piloté par les Majors. Intégrée verticalement « du puits à la pompe », leur emprise sur l’industrie pétrolière et les marchés internationaux est à peu près complète et — avec le soutien de l’État fédéral — ils contrôlent pratiquement l’ensemble de la filière : en ajustant l’offre à la demande — et l’offre à un niveau toujours légèrement inférieur à la demande de manière à éviter les crises de surproduction — ce sont eux qui fixent les prix. Or, si la position des Majors ne cesse de se dégrader et qu’ils concèdent du terrain, cela ne se fait que progressivement : en 1950, ils contrôlaient 88 % de la production mondiale et 80 % des capacités mondiales de raffinage. À veille du premier choc pétrolier, ils ne contrôlent plus que 31 % de la production et 50 % des capacités de raffinage. Cette perte de contrôle des Majors s’inscrit à la charnière d’une double tendance dont les effets se renforcent mutuellement. D’un côté, certains pays consommateurs non représentés dans le jeu pétrolier, vont se lancer dans la bataille en créant des sociétés d’État, tandis que — protégés par la législation Us interne — les Indépendants texans vont se lancer sur le marché international. En livrant aux Majors une concurrence de plus en plus sévère et en proposant aux pays producteurs des avantages que jusque-là ces derniers leurs refusaient, les Indépendants nord américains et les sociétés d’État européennes parviendront à forcer les « barrières à l’entrée » du jeu international tout en contribuant à un transfert de 117 Irvine H. Anderson, Aramco, the United States and Saudi Arabia, A study of the Dynamics of Foreign Oil Policy, Princeton University Press, 1981, p. 167. 118 Ibidem, p. 166. 77 monopole, des Majors vers l’Opep. Par ailleurs, au fur à mesure que les pays producteurs vont prendre conscience de l’inélasticité de la demande pétrolière, de son impact sur la croissance des pays consommateurs et des réserves dont ils disposent, ils ne cesseront d’améliorer leur position vis-à-vis des firmes et d’obtenir de nouveaux avantages sur leurs partenaires immédiats : renégociation des contrats de concessions (surface et durée), hausse du taux de Royalties, partage des profits (50/50), partage du capital, nationalisations etc. Si l’intérêt des « nouveaux entrants » (Indépendants nord américains, société d’États consommateurs) converge avec celui des Majors pour maintenir et renforcer le contrôle que les capitaux étrangers dans leur ensemble exercent sur les Etats propriétaires des gisements (les pays hôtes), ils divergent avec eux sur la question du partage de la rente, car c’est d’un partage plus favorable au pays hôtes que dépend leur entrée dans la filière. Simultanément les intérêts des « nouveaux entrants » ne convergent pas forcément entre eux : en effet, si les Indépendants (en tant que producteurs sur le sol national Us) ont intérêts à des prix à la hausse pour des volumes stationnaires — car c’est des écarts de prix et du montant des importations Us que dépendent leurs marges de profit intérieur — les sociétés nationales des Etats consommateurs ont intérêt à des volumes en hausse pour des prix à la baisse. Simultanément — au moins dans un premier temps et même après la création de l’Opep (1960) — les Etats hôtes auront intérêt à accroître leurs revenus globaux mais sans remettre en cause les principes de base (concession et/ou participation) qui les liaient aux Majors alors que — hors Opep — de nouveaux producteurs vont apparaître. Avec eux, ils ont intérêt à augmenter les volumes de production à prix constants de manière à accroître leur part de marché dans la production mondiale : la production (investissements locaux), le transport, le raffinage et la distribution étant aux mains des Majors, c’est d’eux que dépend l’ajustement de l’offre sur la demande auquel est liée la hausse des revenus des pays hôtes. La création de l’Opep. Pour un pays producteur, il ne suffit pas de « nationaliser » pour obtenir la maîtrise de sa production. Tant que le pays qui nationalise reste isolé des autres producteurs et que les majors contrôlent l’exploration, le raffinage, le transport et la distribution, il n’a le choix qu’entre épargner ses réserves (ne plus produire) ou écouler sa production aux conditions dictées par les Majors. En 1936, le Mexique avait nationalisé, mais sa production avait chuté de 80 % et les Etats-unis s’étaient fournis auprès du Venezuela qui était devenu deuxième producteur mondial et en avait profité — dès 1943 — pour renégocier sur la base de 50/50. Le scénario iranien de 19511953 est sensiblement comparable. À la suite de la nationalisation des installations britanniques décidée par le Dc 119 Mossadegh — et avant que la CIA ne fasse tomber le régime de Mossadegh pour installer le Shah d’Iran — le pétrole iranien est boycotté par les Majors qui se regroupent pour l’acheter à la 119 Dr. Mohammed Mossadegh (1882-1967) Homme politique iranien. Il fut premier ministre de 1951 à 1953. Il fut renversé par coup d’état soutenu par les services secrets britanniques et américains. 78 compagnie nationale et le commercialiser dans les conditions qui prévalaient jusque-là. En 1960 et pour la deuxième fois en 18 mois, les compagnies diminuent les prix affichés (ou postés) servant de référence (ou encore « d’assiette ») au calcul de la redevance, ce qui se traduit par une chute des revenus des pays producteurs. Mais la baisse des prix affichés par les Majors est liée à une baisse des prix de marché correspondant à une crise de surproduction qu’ils n’ont pas provoquée. Elle provient — principalement — de la concurrence qu’ils subissent, à la fois de la part des Indépendants nord américains et des sociétés d’État européennes qui se sont créés dans l’intervalle. Pour les uns comme pour les autres — mais sans disposer des moyens dont disposent les Majors — il s’agit de forcer les barrières à l’entrée du Cartel. Signe que leurs marges de profit étaient considérables, la riposte des Majors va donc être de diminuer leurs marges et d’accroître celle de leurs partenaires (les pays producteurs) sans parvenir toutefois à enrayer un mécanisme qui, désormais, paraît inéluctable : la réappropriation par les pays producteurs à la fois des marges de rente et des marges de profit ce qui entraîne la création de l’Opep, avec cinq membres fondateurs initiaux : Venezuela, Arabie Saoudite, Iran, Irak et Koweït. Simultanément, avec l’apparition de nouveaux producteurs hors Opep (Libye, Nigeria, Abu Dhabi, Indonésie) l’offre augmente en exerçant une pression à la baisse des prix. Si - entre 1960 et 1973 - la cohésion globale des pays de l’Opep se renforce et que le nombre des participants augmente (Qatar 1961, Abu Dhabi 1967), des divergences cependant apparaissent. Tous ont en commun de vouloir maintenir ou accroître leur part de marché mondial tout en augmentant leurs revenus, et postulent donc à exercer un rôle directeur sur l’industrie pétrolière, en lieu et place des Majors. Sous cet angle, les Majors (ou les opérateurs étrangers secondaires) sont leurs premiers adversaires, et les plus immédiats. Mais, ils se heurtent également, aux intérêts de l’ensemble des Etats consommateurs pour lesquels une hausse brutale des prix du brut, ou une baisse de la production (ou les deux) se traduirait par un alourdissement de la facture pétrolière, un déficit de la balance commerciale et une baisse de croissance. En apparence au moins, ils auraient donc tout le monde à dos. En revanche, si leurs intérêts convergent sur ce point en leur désignant des adversaires communs — compte tenu de la situation interne à chacun d’eux — ces intérêts divergent sur la stratégie à adopter, c’est-à-dire sur la nature et l’ampleur des mesures à prendre. Très rapidement deux groupes se distinguent, et ce qui les distingue alors continue aujourd’hui encore à prévaloir. Nous aurons d’un côté les partisans d’une « stratégie de rupture » (Algérie, Libye, Irak, Iran) pour qui la nationalisation des installations étrangères apparaît comme un acte radical d’affirmation de la souveraineté nationale ; de l’autre nous aurons les « modérés » — partisans d’une stratégie de transition douce — pour lesquels le maintien de relations contractuelles apparaît comme la garantie (à risques réduits) de la poursuite de leurs objectifs. Il s’agit principalement les pays du Conseil de Coopération du Golfe : Arabie Saoudite et Koweït en tête. 79 Le premier groupe dispose en général de populations importantes, de capacités d’absorption internes développées et (comparativement aux autres) de réserves relativement peu abondantes. À revenu fiscal égal, il aura donc intérêt à des prix élevés pour des volumes de production réduits. L’objectif est de maximiser ses revenus en épargnant ses ressources. C’est le contraire pour le deuxième groupe : faiblement peuplés, ne disposant pas de capacités de recyclage interne importantes mais de réserves considérables, il pourra — à bas prix — maximiser ses revenus, en dilapidant ses réserves. Pratiquement, entre 1960 et 1973, d’un côté les décisions de l’Opep vont apparaître comme une série de compromis collectifs entre tous ces intérêts particuliers, de l’autre chaque acteur va prendre séparément des décisions que les autres acteurs vont contrecarrer, ou sur lesquelles ils vont s’ajuster. L’Europe et le japon. Depuis la fin de la deuxième guerre mondiale jusqu’au début des années 1970, les pays occidentaux — mais tout particulièrement l’Europe et le Japon — bénéficient très largement d’un pétrole à bas prix. Cependant, d’un pays à l’autre, la consommation globale d’énergie n’augmente pas dans les mêmes proportions que la production, tandis que les parts respectives de chaque source évoluent de manière différente, pour des réserves à peu près inexistantes et des importations pétrolières constamment à la hausse. En Europe, la consommation progresse à un rythme considérablement plus élevé que la production, la substitution charbon/pétrole est deux fois plus importante qu’aux EtatsUnis, et les importations progressent à un rythme jamais atteint jusque-là. Entre 1960 et 1973 la consommation d’énergie de l’Europe des neuf passes de 490 à 975Mtep (4.7 % par an en moyenne) pour une production pratiquement stationnaire. Simultanément la part du charbon régresse de 67 à 23 %, tandis que la part du pétrole augmente de 25 à 60 %. La production intérieure restant relativement limitée, les importations augmentent jusqu’à représenter, en 1973, 98 % de la consommation de telle sorte que la dépendance énergétique vis-à-vis de l’extérieur est de l’ordre de 65 %. Cette tendance est encore plus marquée pour le Japon dont la consommation progresse à un rythme moyen de 13 % par an jusqu’à devenir, en 1973, le deuxième consommateur d’énergie au monde, dont 78 % pour le pétrole — la production domestique ne couvrant que 10 % du total. Le rapport des importations nettes à la consommation brute augmentée des stocks, fournissant un indice de la dépendance énergétique d’un pays, entre 1950 et 1973 cet indice ne cesse d’augmenter alors que les réserves diminuent : en 1973 il est de 95 % pour le Japon, de 65 % pour l’Europe des dix, et de 15 % seulement pour les USA. La situation intérieure Us : Gaz, charbon, pétrole. Exportateurs nets jusque-là, à partir de 1948 les Etats-unis deviennent importateurs nets de pétrole, les importations allant jusqu’à atteindre 15 % de la production intérieure en 1955. En provenance du Moyen-Orient dont les coûts d’extraction sont incomparablement plus bas que ceux des gisements nord 80 américains, ces importations sont assurées par les Majors pétroliers qui — par ailleurs — continuent d’assurer plus de la moitié de la production intérieure. Entre 1950 et 1955 le pétrole assure près de 70 % de la progression de la consommation énergétique et le gaz 50 % de cette progression, le charbon régressant de 20 %. Mais il s’agit d’un pétrole dont le prix — fixé par les Majors — s’équilibre avec les prix du Golfe du Mexique (2,25 $/b contre 2.75 en décembre 1948) dont les coûts de production sont les plus élevés des Etats-unis : c’est le système du « Gulf plus ». En juin 1948 les prix du Golfe persique baissent légèrement (de 2.25 à 2.03) puis — à partir de juillet 1949 — ils se stabilisent à 1.75$/b : nous l’avons dit, ils ne bougeront pratiquement plus pendant 20 ans. Sur cette base, tout se joue donc à l’intérieur du territoire Us. Au lendemain de la guerre, la consommation de charbon aux Etats-unis représente encore 45 % de la consommation globale. Elle n’en représente plus que 35 % en 1950, 17 % pour le gaz naturel et 38 % pour le pétrole. Or, si de 1950 à 1973 la part relative du charbon diminue de 35 à 17 % alors que les volumes consommés restent stationnaires, la part relative du gaz naturel augmente plus rapidement que celle du pétrole, tandis que les parts cumulées de la production de ces trois sources restent pratiquement stationnaires et même augmentent : en 1950, le charbon, le gaz et le pétrole représentaient 86 % de la production totale d’énergie, ils en représentent 92 % en 1960 et 93 % en 1970. Il s’agit donc d’une recomposition de leurs parts respectives. Au total — et aux énergies résiduelles prés (électricité, nucléaire) — on a donc le sentiment que le recul du charbon est comblé par la progression du gaz et du pétrole et que la progression du pétrole est freinée à la hausse par la production gazière. La progression du pétrole n’interdit donc pas la progression du gaz, mais explique la régression du charbon. Cependant, derrière ces tendances lourdes et qui ne sont pas homogènes, plusieurs phénomènes se dissimulent : sur l’ensemble de la période, la structure de la concurrence entre sources se transforme. De 1950 à 1956 la production de charbon diminue, celle de pétrole et de gaz augmente, mais les importations de brut augmentent plus rapidement encore jusqu’à représenter 18 % de la consommation intérieure Or — à partir de 1956 et sous la pression des Indépendants et du Congrès — l’administration Eisenhower impose aux Majors de limiter leurs importations à 12 % de la consommation intérieure et — en vertu de la législation sur la sécurité nationale — trois ans plus tard ce quota est ramené autoritairement à 9 %. Les raisons généralement invoquées portent alors sur le degré de dépendance énergétique acceptable par les Etats-unis — mais il est peu élevé pour l’époque et faiblement préoccupant. De manière plus convaincante, une régulation par les volumes importés se substitue à une régulation par l’égalisation des prix et — même si le système Gulf Plus reste en vigueur — cela instaure un système de « double prix » avec des prix intérieurs à la hausse vis-à-vis de prix mondiaux à la baisse. Mais le corollaire de cette proposition est vrai également : le maintien de l’équilibre du marché américain, passait déjà par une hausse 81 des prix pétroliers intérieurs. L’effet est immédiat : à partir de 1956, le système des quotas pétroliers permet de freiner la chute de la production de brut, de soutenir la production de gaz et de stopper la régression charbonnière. La production de charbon chute brutalement entre 1957 et 1958 mais elle se maintient à ce niveau entre 1958 et 1962 et — même si elle progresse à nouveau à partir de là — Il faudra attendre 1965 pour qu’elle retrouve son niveau de 1957. La production de gaz ne cesse de progresser entre 1956 et 1970. Quant à la production de pétrole, stationnaire entre 1957 et 1961 elle ne reprend qu’à partir de 1962. Après une césure en 1956, nous en avons donc une deuxième en 1962. Toutes sources confondues, la production repart en 1962 et cela correspond en grande partie au début de la guerre du Vietnam qui relance une demande d’énergie à bas prix. Entre 1962 et 1970 le Gaz progresse plus rapidement que le pétrole qui progresse plus rapidement que le charbon. Des prix élevés et coupés du marché mondial permettent aux indépendants de générer un profit compatible avec une hausse des volumes de production, mais avec un retrait relatif de la scène énergétique. Entre 1960 et 1973 la part du pétrole dans la production globale d’énergie passe de 35 à 30 % alors que la consommation s’envole et que des importations en hausse et à bas prix comblent la différence. Simultanément la production de gaz naturel augmente, mais beaucoup moins vite que la consommation avec ce paradoxe que les importations augmentent également, mais à un rythme moins soutenu que les importations de pétrole. Enfin — malgré une progression des volumes charbonniers entre 1960 et 1973 — la part relative du charbon ne cesse de régresser, si bien que les exportations augmentent. Au total, entre 1960 et 1973, la consommation globale d’énergie augmente plus vite que la production et la dépendance énergétique globale s’accroît, la différence étant couverte — aux exportations de charbon près — par des importations pétrolières à la hausse. La progression de la production de gaz est supérieure à la production de pétrole et très largement supérieure à la consommation de gaz alors que le pays importe du gaz et que la consommation de pétrole est à peu prés égale à la production de gaz. Dans le même temps, les progrès de la production de charbon sont sensiblement égaux à ceux de sa consommation, mais inférieurs dans chaque cas au taux moyen, alors que le système des doubles prix se consolide. En fait ce système de « double prix » n’est qu’apparent : d’un côté, tout se passe comme si, contrôlant les volumes de production moyen orientaux, les Majors en fixaient le prix de manière à l’équilibrer — c’est-à-dire à l’aligner et le stabiliser — sur les coûts en développement des gisements nord américains placés dans les plus mauvaises conditions. En effet, les producteurs que favorisent des conditions d’exploitation plus avantageuses auront toujours intérêt à ce que subsistent des producteurs placés dans de plus mauvaises conditions qu’eux, car c’est d’eux que dépendent les marges dont ils pourront bénéficier. Dans ces conditions en effet, le prix de la source d’énergie la plus coûteuse, impose et dicte le prix des sources dont le coût est moins élevé et le prix qui va prévaloir sera celui 82 du producteur placé dans les plus mauvaises conditions et pour la production duquel il existe une demande intérieure solvable. Nous avons ici un premier point d’équilibre pétrolier interne externe. D’un autre côté, si les pétroliers dans leur ensemble (Majors et Indépendants) exercent une pression globale à la baisse de la production charbonnière, les indépendants nationaux placés dans les plus mauvaises conditions auront intérêt à maintenir des prix comparativement plus bas que ceux des charbonniers placés dans les meilleures conditions, mais comparativement plus hauts que ceux des charbonniers placés dans les plus mauvaises conditions. C’est ce prix – en effet - qui dicte le rythme de substitution charbon/pétrole et fixe leur réduction de part de marché au bénéfice des Majors. Nous avons ici un deuxième point d’équilibre mais strictement interne entre pétroliers et charbonniers. En favorisant une hausse des prix intérieurs du brut vis-à-vis de prix mondiaux à la baisse, le système des quotas d’importation freine le rythme de substitution charbon/pétrole. Tout se passe comme si l’évolution de ce double équilibre était arbitrée par l’évolution des coûts et des prix du gaz naturel ; dans ce cas, le système devient plus complexe. Une loi de 1938 donnait à la Federal Power Commission — devenue l’Inter State Gaz depuis 1954 — le droit de réglementer les prix de vente de gros payés par les distributeurs au gazoduc Inter-Etats. Depuis 1954, une nouvelle loi lui accorde également le droit de fixer les prix au puits que les distributeurs doivent payer aux producteurs, les prix à l’intérieur d’un même État restant libres. Nous avons donc ici un troisième point d’équilibre entre la totalité de l’espace national Us et chaque État de l’Union pris séparément, qui module le rythme de substitution gaz/pétrole, et donc pétrole/charbon. Dès 1954, la production et la consommation de gaz arbitre la production et la consommation comparées de charbon et de pétrole. Entre 1960 et 1973, l’utilisation de gaz reste stable : 40 % pour les ménages, 40 % pour l’industrie et 20 % pour le secteur électrique. Les réserves sont principalement localisées dans quatre Etats : Louisiane, Oklahoma, Texas et Alaska — et les prix restent sévèrement encadrés par l’Inter State qui va régulièrement appliquer une politique de bas prix : les prix du gaz n’augmentent que de 20 % entre 1950 et 1970, contre 35 % pour les fuels et 80 % pour les charbons. Comme on voit, l’augmentation comparée des prix est à l’inverse de la progression des volumes et à la charnière entre prix administrés et prix de marché. Le prix posté — qui est en fait un prix fictif — annule (ou ajuste) l’effet des rentes minières ou de monopole des différentes catégories de pétrole produites dans le monde sur leurs conditions de commercialisation sur le territoire national Us ; d’un côté il représente un point d’équilibre entre les intérêts des Indépendants texans qui alimentent plus de la moitié de la demande intérieure, et ceux des Majors tournés vers la prospection, la production et la distribution internationales. De l’autre il représente un point d’équilibre entre les pétroliers et les autres producteurs d’énergie. Traduisant la dualité interne entre prix du charbon et prix du pétrole, mais également la dualité « à la frontière » entre prix du pétrole intérieur et prix 83 internationaux, dans la pratique il impose au restant de la planète les règles du jeu qui sont celles de la situation intérieure nord américaine : en fait, les termes de la stratégie externe sont dictés et imposés par la nature des arbitrages internes. Comme le remarquera quelques années plus tard, le rapport de la Commission d’enquête parlementaire française sur les activités pétrolières « toute baisse des prix du pétrole brut du moyen orient aurait abouti à détruire l’équilibre du marché américain […] une fois de plus on s’aperçoit que les prix pétroliers au moyen orient découlaient de la stratégie 120 pétrolière du gouvernement américain » . Toutes les mesures prises au cours de cette période — indexation des importations sur la production ou sur la consommation, définition de quotas par sociétés et par Districts (Kennedy, 1962), report des quotas d’une année sur l’autre et quotas préférentiels pour certaines activités comme la pétrochimie (Johnson, 1968), remplacement des quotas par des taxes douanières et distinction entre produits bruts et produits raffinés (Nixon, 1970) etc.. — n’ont qu’un seul objectif : maintenir les marges des Indépendants avec des prix intérieurs relativement élevés de manière à accroître les réserves « nationales » sans pour autant pénaliser les Majors, ni la consommation industrielle interne. En 1968, avec les reports d’importation d’une année sur l’autre (Johnson) on pourrait penser qu’une inflexion se produit, mais si la pression à l’ouverture du marché pétrolier, à la suppression des quotas et à leur remplacement par un système de droits de douanes sélectif (par produit) se renforce, les Indépendants — soutenus par le Congrès — résistent. Or déjà tout bascule et les indices se multiplient. Dès 1968, il devient clair pour tout le monde que les Etats Unis (dans leur ensemble) ont intérêt à un alignement des prix du pétrole intérieur sur des cours mondiaux à la hausse et le principal argument porte sur le fait qu’un redressement du prix des produits pétroliers améliorerait la position des Etats-unis vis-à-vis de leurs concurrents occidentaux, principalement l’Europe et le Japon. L’Europe et le Japon qui sont les concurrents directs des Etats-unis, ont beaucoup plus à perdre qu’eux d’une hausse des prix pétroliers. Du reste, dès les mois de mai et juin 1972 on en retrouve l’écho au sein de l’administration Nixon et assez rapidement — après qu’ils aient eu lieu — l’idée est développée que les Etats-unis apparaissent comme les principaux bénéficiaires des hausses. Même s’il est vrai que les réserves d’énergies non renouvelables sont « finies », loin de traduire un « état objectif » — et pour ainsi dire « géologique » — de ce qu’il resterait à exploiter (le fameux « pic d’Hubert »), le volume de ces réserves les unes par rapport aux autres fluctue au gré de l’évolution de leurs prix comparés. Les gisements les moins onéreux à exploiter étant toujours découverts en premier si les prix restent stationnaires, les réserves diminuent. Or, si les réserves de charbon Us étaient, restent toujours et resteront considérables (environ 2 000 milliards de t, c’est-à-dire 50 % des réserves mondiales en 1970), les réserves prouvées de 120 Sur les sociétés pétrolières operant en France, Rapport de la commission d’enquête parlementaire 10/18, 1974, p.78 84 pétrole sont stationnaires entre 1954 et 1969 et ne sont soutenues dans l’intervalle que par les découvertes de l’Alaska dont l’exploitation à cette date n’est pas rentable. Simultanément les réserves de gaz qui avaient régulièrement augmenté entre 1954 et 1967 diminuent à partir de là, si bien que les réserves totales atteignent à peine en 1973 le niveau de 1960 tandis que — dans l’intervalle — la production a été multipliée. L’augmentation des réserves passe donc par une hausse des prix (Tableau 7). Par ailleurs — nous l’avons vu — les Majors n’ont cessé de concéder du terrain sous les coups conjugués des pays producteurs de pétrole (Opep), mais également des Indépendants nord-américains et des firmes européennes ou japonaises. Dans le même temps, les revenus des compagnies pétrolières américaines provenant de leurs activités sur le territoire national diminuent régulièrement, leurs investissements déclinent et la rentabilité des capitaux pétroliers baisse tout en restant inférieure en moyenne à celle des autres secteurs manufacturiers : de 0.75 points en moyenne. Les revenus des compagnies pétrolières provenant du territoire national baissent de 63 à 53 % entre 1965 et 1973. Leurs investissements déclinent de 14.3 mia$ en 1968 à 11.5 en 1972. Enfin – et quel que soit le critère retenu (rapport du revenu net au capital social, du revenu net au capital social augmenté de la dette ou du revenu net au total des actifs) – la rentabilité des capitaux pétroliers dans leur ensemble est en chute libre : elle baisse entre 1968 et 1972, de 12.6 à 9.8 %. Ajoutons que cette baisse est plus marquée aux Etats-unis qu’à l’étranger. Les Majors ont intérêt à une hausse des prix. Ensuite, un renchérissement des prix du brut en revalorisant le charbon relancerait sa production en augmentant d’autant sa part dans le bilan énergétique, tout en réduisant la part du pétrole « importé » au bénéfice du pétrole « intérieur » : à 2 $ le baril le brut de l’Alaska n’est pas rentable ; à 8 dollars, il commence à le devenir et la situation est à peu près analogue pour le gaz naturel. Les charbonniers et les pétroliers dits « indépendants », ont intérêt à une hausse des prix De plus, et alors que le dollar est mis à rude épreuve, l’arrêt de sa convertibilité or et son remplacement par des taux de change flottants permet d’anticiper sur les évolutions à venir : ce que les Etats-unis perdront d’une main, ils le récupéreront de l’autre. Dès l’hiver 1970-1971, il devient clair que les Etats-unis ont intérêt à un alignement de leurs prix intérieurs sur des prix mondiaux à la hausse, sans disposer des moyens de provoquer cette hausse par le seul jeu des mécanismes du marché. À cette date, les intérêts des pays producteurs et ceux des Etatsunis convergent sur une hausse des prix qui « en apparence » donne l’initiative aux pays du Golfe, mais rétablit en fait l’équilibre de la situation nord américaine, au détriment de leurs principaux alliés et concurrents (Europe, Japon). On aura présenté les producteurs moyen-orientaux comme étant à l’initiative de cette affaire, et on peut difficilement imaginer qu’ils aient pu être hostiles à une hausse des prix. 85 Mais on peut encore moins imaginer que – se lançant dans cette entreprise – ils n’aient pas disposé de l’aval nordaméricain. De cette logique, on en connaît l’enchaînement inéluctable : en trois mois — d’octobre à décembre 1973 — les prix sont multipliés par quatre, les volumes sont réduits de 15 %, les Usa, les Pays-Bas, mais également le Portugal et l’Afrique du Sud sont placés sous embargo, et l’ensemble des pays de l’Opep – unanimement - emboîte le pas des hausses de prix et des réductions de volumes. De 2 $ en 1972, le baril passe à 12 $ en 1974. Il se maintiendra à peu prés à ce niveau jusqu’en 1979. Les effets du premier choc. Du point de vue nord américain, la recomposition des rapports de forces à la frontière porte principalement sur l’impact du premier choc sur les pays consommateurs (Europe, Japon), puis sur les économies des pays producteurs (Opep), et enfin sur la manière dont les Usa seront parvenus à en canaliser l’impact sur leur propre économie. Allons ici à l’essentiel : le premier choc divise les pays consommateurs, ses conséquences réduisent à peu de chose l’avantage que les pays producteurs étaient parvenu à en retirer, cette réduction bénéficie presque entièrement à l’économie nord américaine, mais ce n’est pas encore suffisant. Les pays consommateurs. Premier effet du choc de 1973, en même temps que les pays consommateurs prennent conscience de leur dépendance énergétique, leur facture pétrolière augmente, leur croissance accuse le coup et l’inflation reprend. L’objectif étant identique pour tous (diminuer sa consommation, réduire sa dépendance, diversifier ses sources d’approvisionnement et accélérer les mouvements de substitution) la riposte des pays consommateurs va dépendre de la structure comparée de leur production vis-à-vis de leur consommation, et des caractéristiques de leurs approvisionnements extérieurs. Elle va également dépendre de l’organisation du secteur énergétique dans son ensemble et — selon leurs dotations en ressources alternatives (charbon, gaz, nucléaire) — de leur capacité à infléchir le mouvement de substitution dans un sens ou dans l’autre. En 1974, la dépendance pétrolière de l’Espagne vis-à-vis du Moyen-Orient était de 84 %, de 77 % pour la France, de 76 % pour les Pays-Bas, 75 % pour le Japon, 70 % pour l’Italie et 55 % pour l’Allemagne et — malgré une forte production interne et une diversification plus poussée de leurs fournisseurs — de 15 % uniquement pour les USA. Entre 1970 et 1980 — qui constituent une année de pointe avec 230 milliards de $ — la valeur des importations de brut des dix principaux pays consommateurs occidentaux est multipliée par neuf. L’URSS y échappe et devient premier producteur en 1975, puis exporte à partir de là. En devenant productrices puis exportatrices de pétrole, la Norvège et la Grande-Bretagne y échappent également et leurs balances énergétiques s’améliorent : le ratio d’auto approvisionnement de la Grande-Bretagne par exemple 86 passe de 50 % en 1973 à 98 % en 1980. C’est également le cas des Pays-Bas dont les recettes d’exportation de gaz naturel permettent de payer les importations de pétrole : la production de gaz naturel y a démarré en 1967 — pour 1980, les réserves estimées de Slochteren s’élèvent à 1 600 milliards de m3 — et atteindra son plus haut niveau en 1979 avec 96.3 milliards de m3. Malgré le déficit pétrolier, les balances commerciales du Japon et de l’Allemagne fédérale résistent. En revanche les déficits de la France, de l’Espagne, de l’Italie et des Usa se creusent : alors que la facture pétrolière des USA est multipliée par seize de 1973 à 1980 (64 milliards $), celle de la France est multipliée par sept (26 milliards $). En 1980 le déficit pétrolier nord américain était de 25 milliards, celui de la France de 12 milliards. Simultanément, le Tiers-monde s’effondre. Pratiquement du jour au lendemain, le Japon met un frein à ses importations avec 269 millions de tonnes en 1973 (année de pointe), les quatre grands fournisseurs de brut (Exxon, BP, Gulf et Mobil) réduisant leurs livraisons aux raffineurs japonais dès 1979. En Europe le mouvement est plus lent à se mettre en place — 716 millions de tonnes en 1977 (année de pointe) — tandis que les USA restent le 1er importateur mondial avec 475 millions de tonnes pour 1977 (année de pointe). À l’exception des Etats-unis, dont les importations nettes en provenance de l’Opep augmentent, les importations de la plupart des pays de l’OCDE sont stationnaires. S’il est vrai que les prix élevés du brut pénalisent globalement les pays consommateurs — on peut admettre qu’il s’agit d’un prélèvement de l’ordre de 2 % du PNB des pays industriels — ils ne pénalisent pas tous les pays ni — dans chaque pays — tous les opérateurs de la même manière : tandis qu’ils favorisent certains opérateurs et certains pays, ils en pénalisent d’autres. Or, dans les années qui suivent, les Etats-unis vont globalement récupérer et bien au-delà, ce que momentanément ils concèdent. Le premier choc réduit la part de l’Opep dans la production 121 mondiale et cette évolution s’opère au bénéfice des nouveaux producteurs hors Opep : Grande-Bretagne, Norvège, Mexique, Nigeria, Russie, Chine etc. Simultanément, les 122 volumes d’exportation Opep sont à la baisse mais de telle sorte qu’en dollars courants, les revenus pétroliers augmentent de manière considérable : ils sont multipliés par 13 entre 1972 et 1979, et par 18 uniquement pour l’Arabie saoudite (Tableau 12). Or, dans le même temps, alors que les revenus accrus de l’Arabie Saoudite relancent ses importations de biens et services dont les Etats-unis sont le premier fournisseur et que le recyclage de ses excédents (réserves de change, pétrodollars, placements) se dirigent principalement vers les Etats-unis, aux Etats-Unis le PNB chute de 0.3 % chaque année et — en 1974 — l’inflation atteint 11 %, 9.5 % en 1975 et la tendance se maintient dans les années qui suivent (stagflation). N’entrons pas dans le détail du recyclage des pétrodollars : entre 1974 et 1978, les importations des pays du 121 Ellle était de 55% en 1973, elle n’est plus que de 48.7% en 1979. 122 De 38.4 millions b/j en 1973, ils passent à 30.4 millions b/j en 1979. 87 Golfe augmentent de 31 % en moyenne par an, les Etats-unis en sont les principaux bénéficiaires et les livraisons d’armes en constituent l’essentiel. Après que l’Arabie Saoudite ait décrété l’embargo les Etats-unis ne prennent aucune mesure de représailles contre le Royaume, ils développent avec lui leur vente d’armes et cessent de soutenir l’Europe. Dès le mois de juin 1974, une commission mixte américano saoudienne se met en place : elle concerne l’industrialisation, les échanges, l’agriculture, la science, la technologie, la formation de la main-d’œuvre et la coopération militaire. Ses principales décisions portent sur la suppression des taxes sur l’investissement étranger aux Usa et le déplafonnement (Commission Ford) des investissements Opep aux Usa, le Preferential Lending Arrangment pour les investissements Opep ; la non-publication des données concernant les placements de fonds auprès des banques nord américaines… En 1976, le prince Fahd et le président Ford signent un accord de stabilisation des approvisionnements pétroliers sur une période de 10 ans. De même les négociations avec l’Iran, interrompues en 1972, reprennent : elles portent sur les fournitures militaires en contrepartie de garanties d’approvisionnement. Compte tenu de l’inflation nord américaine et en dépit des hausses nominales du prix du baril, le pouvoir d’achat des revenus pétroliers diminue d’environ 60 %, par rapport aux prix des biens importés à partir des Etats-unis, et à cela s’ajoute la dépréciation du dollar vis-à-vis des monnaies et des pays (le yen, le mark, la livre, le franc) susceptibles de satisfaire des flux d’échange alternatifs. À partir de là, la conjoncture se retourne et cela correspond à l’entrée en fonction du président Reagan. Aux Etats-unis — mais proportionnellement l’ordre de grandeur est identique pour l’ensemble des pays que les hausses pénalisent — le prélèvement du secteur énergétique sur le reste de l’économie est multiplié par deux et à un prélèvement par les prix, se conjoint un prélèvement par l’investissement. En 1970, 5 % du PNB suffisait à régler la facture énergétique, dont 0.3 % pour les importations ; en 1979 10 % y suffisent à peine dont 4 % pour les importations, tandis que la part des dépenses de ce secteur dans le PNB passe de 1.6 % en 1973 à 3.2 % en 1979. Dans la mesure où certains en bénéficiaient (Grande-Bretagne, Norvège, Pays bas) et d’autres pas, nous avons vu que les hausses divisaient les pays européens. Elles les divisent également sur leurs « capacités de récupération des pertes subies » et — dans ce cas — le rôle du dollar confirme la suprématie nord américaine sur l’ensemble des autres monnaies. En Europe, malgré la baisse du volume des importations, l’appréciation du dollar par rapport à la plupart des monnaies (dévaluation du franc 1982) augmente d’autant la facture pétrolière, tandis que la diminution de la consommation crée des surcapacités de raffinage nécessitant de nouveaux investissements, à la fois pour modifier l’outil de raffinage, pour développer la production et l’exploration et pour s’aligner sur les règles du jeu dictées par les Etats-unis. Pour rester en France, 88 dès 1973 l’amont (exploration/production) est déconnecté de l’aval (raffinage/distribution), Elf naît de la fusion de la RAP, SNPA, BRP et SN Repal (1976) et la suppression des quotas d’importation et du contrôle de l’implantation des stationsservice (1979) prépare la libération des prix du carburant (1985). Le mécanisme est très exactement le même avec les pays producteurs de pétrole. Si la consommation japonaise et la consommation européenne marquent un temps d’arrêt, la consommation nord américaine ne cesse d’augmenter, alors que la production diminue et que les importations augmentent. La production pétrolière nord américaine qui s’était maintenue stationnaire entre 1968 et 1973 chute entre 1974 et 1979, les gains de rentabilité ne parvenant tout au plus qu’à freiner cette tendance. Donnons simplement un exemple. En 1979 le coût de production d’un baril est de 1 $ au MoyenOrient, 8 $ en mer du nord et 10 $ en Alaska. Depuis 1977, le pétrole de l’Arctique est acheminé jusqu’au Port de Valdez, dans le Golfe d’Alaska, par un oléoduc long de 1 280 km. La production annuelle est passée de 6.3 millions de barils en 1961, à 69 millions en 1977 mais les prix de revient élevés sont particulièrement sensibles aux fluctuations des cours mondiaux. En août 1977, le prix plafond du brut d’Alaska est fixé entre 5.69 et 7,61 $baril à la tête du puits. Le coût de transport par pipeline trans-alaskien — lancé en 1969 et mis en service en 1977, pour un coût global de 8 milliards$ — est fixé à 4.84/baril ; il arrive dans les raffineries Us à 13.30/13,54 $baril, à un prix proche des cours mondiaux, mais à peine rentable. Cela n’empêche pas la production de chuter. Pour combler la différence, les importations doublent en volume et sont décuplées en valeur, jusqu’à atteindre 8.5 Mb/j en 1978 : alors qu’en 1973 les importations de pétrole représentaient 37 % de la consommation Us, et provenaient à 30 % de l’Opep, en 1978, elles représentent 45 % de la consommation et proviennent à 60 % de l’Opep. En 1980, le pétrole représentait 32 % des importations globales, contre 7.5 % en 1970 (Tableau 7) À partir de 1973 - avec la hausse des prix mondiaux l’exploration sur le territoire national reprend. Le nombre de forages réalisés évoluant en fonction des prix, ils sont effectués aux Etats-unis à plus de 65 % par des indépendants, lesquels sont (pratiquement) absents de la production et de la distribution pour se concentrer (presque) exclusivement dans la prospection (drilling). Ils ont deux sources de revenus : les gisements qu’ils exploitent (la plus petite entreprise emploie 2 personnes et produit 18 b/j), mais surtout les gisements qu’ils trouvent et qu’ils revendent aux grandes compagnies. Leur capacité d’endettement est donc « proportionnelle au prix du pétrole » et les fonds qui leur sont accordés sont gagés sur les réserves (prouvées) dont ils disposent. Or, signe que les prix ne sont pas encore suffisamment élevés, les résultats restent médiocres — 1.8 millions de barils par jour — si bien que les réserves diminuent encore et que la dépendance énergétique s’accroît : en 1970 les réserves pétrolières s’élevaient à 39 billions de barils ; en 1979, elles ne sont plus que de 27 billions de barils (Tableaux 11 et 13) 89 Par ailleurs, si malgré les hausses de prix, la consommation de pétrole augmente parallèlement aux volumes importés, la production et la consommation de charbon et d’électricité augmentent plus rapidement encore, alors que la consommation de gaz naturel est en chute libre. Au total le mouvement de substitution s’inverse : jusque-là le pétrole se substituait au charbon ; désormais le charbon et l’électricité se substituent au gaz et la tendance va se maintenir durablement jusqu’en 1986. En fait tout se passe comme si le gaz et l’électricité — dont les prix intérieurs sont sévèrement encadrés — arbitraient la compétition entre le charbon et le pétrole et que cela se traduise par d’importantes transformations dans la structure de la consommation « intermédiaire », c’està-dire la consommation « productive ». En 1950, la part du charbon dans la consommation nord américaine était de 37 % ; elle n’est plus que de 17 % en 1973 ; simultanément, le rythme de croissance de la production charbonnière qui était d’environ 5 % entre 1961 et 1965, tombe à 1.1 % entre 1969 et 1973. À ce rythme, la production charbonnière diminuait en volumes absolus. Les hausses pétrolières ont pour effet de relancer la rentabilité du charbon : entre 1973 et 1979, la consommation de charbon augmente de 22 % et sa production de 33 %, ce qui relance les exportations. On retrouve le même phénomène avec l’électricité, mais moins marqué : en 1950, 4.5 % de l’énergie consommée provenait de l’électricité ; elle est de 5 % en 1973, de 7 % en 1979 et culminera en 1995 avec 11 % tandis que la part du nucléaire dans la consommation globale d’électricité ne cesse d’augmenter : 24 % en 1973, 48 % en 1979 et 75 % en 2000. Le gaz rééquilibre cette tendance. En 1970, l’autonomie gazière des Etats-unis est à peu près totale, mais les réserves plafonnent et nous aboutissons à un paradoxe : alors que le pays produit plus qu’il ne consomme ses importations augmentent. Entre 1973 et 1979 — alors que la consommation reste toujours inférieure à la production et que les exportations sont inexistantes — la production de gaz diminue et elle ne cessera de diminuer jusqu’en 1986 tandis que la consommation chute proportionnellement — de 22.5 en 1973 à 16.7 en 1986 — en stabilisant les importations. Le premier choc pétrolier freine donc à la fois la production et la consommation de gaz en stabilisant les importations dans le ratio initial de la dépendance gazière et on voit vite pourquoi. La chaîne de liquéfaction — gazoduc depuis le gisement jusqu’à la côte, usine de liquéfaction, terminal d’expédition, flotte de méthaniers, terminal de réception — nécessite des investissements lourds avec des délais de mise en service de 4 à 6 ans. Pour 1977 — sur la base d’un volume de 6 milliards de m3 par an, le coût d’une chaîne de liquéfaction était évalué à 1.5 milliards de dollars et 5 milliards pour un volume de 15 à 20 milliards de m3. Dans ces conditions, et compte tenu des avantages de la chaîne sur le gazoduc (flexibilité des conditions de commercialisation) le gaz devient rentable pour un baril à 23/26 dollars. De nouvelles hausses sont nécessaires. 90 Les Majors. Les compagnies pétrolières. On aura pu penser — et il a été dit — que le premier choc pétrolier pénalisait les Majors au bénéfice des pays producteurs et il est vrai qu’ils perdent le contrôle du marché pétrolier. Cependant, à partir de 1973, tout en conservant le monopole de la distribution, la plupart des compagnies pétrolières se replient sur le marché intérieur nord américain où elles relancent l’exploration domestique, elles se concentrent sur le (ou les) segment (s) de la filière pétrole où elles détiennent des avantages comparatifs (pétrochimie) et elles se diversifient soit par source d’énergie (charbon, nucléaire), soit par secteur d’activité (métallurgie, bio-industries, agroalimentaires). Au lendemain de la première crise — et ce sera d’ailleurs la cause principale des difficultés qu’il va leur falloir affronter sur le territoire national — les majors affichent des résultats sans commune mesure avec leurs profits antérieurs. Jusque-là, la part de revenus provenant de leurs activités sur le territoire national n’avait cessé de chuter, à partir de là elle remonte : de 35.5 % en 1974 à 57 % en 1979. Depuis 1950, les parts de marché intérieur des petits distributeurs indépendants avaient continuellement augmenté jusqu’à 35 % dans certains Etats : en deux ans (1972-1974) les Majors reconquièrent leur part de marché intérieur perdu. De 1969 à 1976 l’autofinancement n’avait cessé de décliner, il reprend à partir de là. Enfin, liés à l’épuisement des réserves, à la baisse des prix relatifs et à la hausse des coûts d’exploration — les coûts moyens d’exploration par baril découvert s’inscrivent dans une fourchette allant de 1 à 8. Enfin, la crise va relancer les mouvements de fusion et de concentration. Malgré des différences considérables de taux de profit entre chimie de base et chimie spécialisée qui se répercutent entre chimistes et pétroliers — sous l’impulsion des majors, l’intégration de la pétrochimie se renforce. Bien que les taux de profit des capitaux investis dans le charbon soient inférieurs de moitié (ou des ¾) à ceux des capitaux investis dans le pétrole, les pétroliers se diversifient principalement dans le charbon (de l’Ouest), mais également dans le gaz naturel et le nucléaire. Enfin, ils se réorientent vers les métaux non ferreux, la sidérurgie, les bio-industries et l’agroalimentaire. En 1979 les pétroliers contrôlent 35 % des réserves et 22 % de la production charbonnière, pour seulement 10 % de leurs investissements. Ils produisent également 35 % du cuivre nord américain. Avec la formule de la « Royalty Trust » qui consiste à exploiter les ressources dont dispose une société jusqu’à ce qu’elle disparaisse, les fusions et le recours à l’emprunt vont permettre à certaines entreprises de reconstituer leurs réserves à des coûts plus faibles que les coûts d’exploration. Cependant, si les réserves de ces entreprises augmentent, les réserves nationales diminuent. Dans l’immédiat donc, l’investissement des compagnies pétrolières augmente — de 12.2 à 22.3 milliards $ entre 1973 et 1975 — mais pour décliner ensuite (18.7 milliards en 1978) et si la rentabilité des capitaux pétroliers remonte en 1974, elle reste plus faible que celle des autres secteurs. Fin 1978, et sans pouvoir les provoquer, les majors ont intérêt à de nouvelles hausses. 91 Mais cela leur vaut de violentes attaques de la part du Congrès et de la présidence et les perspectives de démantèlement se précisent ; avec le projet de « désintégration verticale » des Majors, il s’agissait de restaurer la concurrence à tous les stades de la filière pétrole en interdisant un contrôle des prix de transfert de société mère à filiale, et donc de favoriser une baisse des prix, mais il est rejeté par le Sénat. Le projet de cantonner les Majors à la seule vente du pétrole (par rapport aux autres sources) l’est également, mais aussi celui de couper la production des Indépendant des autres activités pétrolières. En 1980, la proposition de loi du sénateur Kennedy visant à interdire toute absorption aux 18 plus grosses sociétés échoue et ce sera le même échec — en mars 1984 — d’une proposition de loi visant à étendre cette mesure aux 50 compagnies les plus importantes. Cela soulève la délicate question de la politique énergétique fédérale au cours de cette période. La politique fédérale. Si jusqu’aux débuts des années 1980 avec Reagan qui tranchera, les politiques fédérales de riposte (Nixon, 1973 / Carter 1977) peuvent paraître contradictoires et tourner court, elles ne font que traduire les difficultés d’arbitrage entre les différents groupes d’intérêts en présence et les incertitudes d’un rééquilibrage des rapports de force internes. Avec Reagan, les prix intérieurs américains seront entièrement « libérés », mais — jusque-là — le pétrole reste vendu aux Etats-unis à des cours supérieurs aux cours mondiaux. En fait, dès la fin des années soixante (1968-1970) un débat se met en place aux Etats-unis dont l’enjeu porte sur l’intérêt que le pays aurait à faire baisser les prix ou, au contraire, à les soutenir à la hausse. Une première commission nommée par Nixon admet qu’un redressement de 12 à 21 % des importations sur la production intérieure ferait chuter les prix intérieurs de 20 % (30 cent par baril dans l’immédiat, 80 cents sur les trois ans), elle se prononce pour la suppression des quotas et son remplacement par un système de taxes sélectives, en concluant au fait que — sous ces hypothèses — la dépendance pétrolière vis-à-vis du Moyen-Orient devrait se stabiliser aux alentours de 10 % (janvier 1970). À l’inverse, une deuxième commission — rapport Prinic de 1971 — conclue au fait qu’à prix fixe les importations atteindraient 23 % en 1980, qu’avec une baisse des prix de 80 cents, elle atteindrait 41 % à la même date et que — pour stabiliser la dépendance à 10 % — une hausse de 75 cents vis-à-vis des prix de 1969 serait nécessaire. Cette contradiction n’est pas résolue tout de suite : en fait elle va se maintenir pendant dix ans. La commission parlementaire française déjà citée admet pour sa part que « le seul moyen de concilier ces deux tendances […] était de faire monter les prix du brut au Moyen-Orient à un niveau compatible 123 avec les prix américains » . C’est vrai, mais le schéma paraît plus contraignant encore. En fait on va osciller entre une stratégie impossible d’indépendance totale (Nixon) et une stratégie d’importations équilibrées (Carter) qui suppose des prix unifiés à la hausse. Quelles que soient les péripéties intermédiaires de la politique fédérale entre les deux chocs, 123 Sur les sociétés pétrolières opérant en France, Rapport de la commission d’enquête parlementaire 10/18, 1974, p.95. 92 c’est cette ligne de fond qui permet d’en saisir la cohérence sur longue période. Elle présente deux volets : intérieur et il échouera ; extérieur, et il va créer les conditions du deuxième choc. Une des premières mesures prise par Nixon lorsqu’il accéda à la présidence (1969) avait été de rabaisser le taux de la « depletion allowance » de 27.5 à 22 % ; les compagnies réagissent en faisant prévaloir que la sécurité des approvisionnements impliquait des prix à la hausse. Au début des années 1970 — sous la pression de la situation intérieure — les mesures de plafonnement des importations de brut volent en éclats et c’est une des causes de la crise de 1973 ; mais, en pleine crise, Nixon relèvera les quotas de la côte Est de 15 % en septembre 1972, puis de 50 % en janvier 1973. Le contrôle des importations est levé en 1973 et Ford relève les droits de douanes (janvier 1975), mais cette mesure est supprimée par le Congrès (décembre 1975). Dès le début de 1974, le Congrès vote l’élimination des provisions pour reconstitution de gisements (« depletion allowance ») mais il se heurte au veto de Nixon (mars 1974). En mars 1975 Ford obtient que la provision ne soit plus accordée qu’aux producteurs de moins de 2000b/j. Cette succession de mesures contradictoires et au « coup par coup » est préoccupante. En 1973, le projet « Indépendance » présenté par Nixon vise la suppression pure et simple des importations par un freinage de la consommation et une augmentation de la production intérieure. Il s’agit alors de « mettre notre pays en mesure de satisfaire ses besoins énergétiques en dehors de toute source étrangère ». N’entrons pas dans le détail d’un projet qui sera attaqué de toute part. Une mesure passe alors inaperçue : la distinction au niveau des prix intérieurs entre « l’ancien » et le « nouveau » pétrole, la même distinction étant adoptée pour le gaz. L’ancien pétrole (old oil crude) concerne la production d’un puits quelconque pour 1972 ; le nouveau pétrole (new oil) la production d’un puits qui n’était pas encore en service à cette date, ou l’excédent d’un puits ancien sur sa production, pour l’année de référence (released oil). Les prix du brut ancien sont bloqués ; ceux du nouveau sont « libérés » et — par ailleurs — les prix des puits à faible débit (brut stripper) sont libres. Jusque-là, la différence passait entre bruts intérieurs et bruts moyen-orientaux ; désormais elle clive la production intérieure entre ancien et nouveau brut. Le prix du « nouveau pétrole » est libéré et passe de 5,50 $ en avril 1973 à 11,50 $ en 1975, alors que dans le même temps, « l’ancien pétrole » — toujours sous contrôle — est légèrement redressé, de 4.2 à 5,20 $. En décembre 1975, l’ancien pétrole reste bloqué à 5,25 $ mais — dans la proportion 60/40 (60 % pour l’ancien, 40 % pour le nouveau) — le composite price est plafonné à 7,60 $ ce qui ramène le « nouveau » à un prix (11,28 $) inférieur aux cours mondiaux ; dans le même temps — pour compenser l’inflation et créer des effets d’incitation — une marge de manœuvre de 10 % est laissée au président. Des dispositions comparables sont adoptées pour le gaz. Jusqu’en 1975, il était interdit de vendre du gaz naturel en dehors de l’État où il avait été produit : en 1975, cette mesure est abrogée et le prix plafond du « nouveau gaz » (hors des frontières de l’État producteur) est porté de 52 cents à 1,42 $ 93 par milliers de pieds cube et peu après — sous la pression des distributeurs — le prix de « l’ancien gaz » est légèrement majoré. Pour augmenter la production il fallait des prix intérieurs élevés ; or ils augmentent, mais pas au point de relancer la production et ils restent de moitié inférieurs aux prix mondiaux : après avoir été trop élevés, les prix intérieurs deviennent trop bas. Le plan Carter-Schlesinger (Plan National de l’Énergie d’avril 1977) revient sur cette stratégie, mais en maintient la ligne directrice : « je ne vois pour notre pays ni perspective ni nécessité d’atteindre à l’autarcie énergétique dans l’avenir » ; il faut donc « limiter les importations à un niveau acceptable » ce qui exclue que le volume des importations atteint en 1975 (8.5 Mb/j) soit dépassé, pour revenir à une moyenne de 5Mb/j. Pour cela il préconise une libération des prix intérieurs (« les prix doivent refléter les coûts réels ») et un programme fédéral de financement de la production d’hydrocarbures de synthèse (le synfuel). Entre 1975 et 1978, tandis que le débat politique intérieur se focalise autour du démantèlement ou pas des Majors pour non-respect de la concurrence (disvestiture) et que l’option « tout charbon » est confirmée, le plan Carter envisage de porter de 9 % en 1976 à 23 % en 1985 la part du nucléaire dans la production d’électricité. Dans les premiers mois de 1974 — avec uniquement 16 compagnies exploitantes — 14 commandes de centrales avaient été annulées et 94 autres reportées : il s’agit ici — en l’espace de huit ans — de porter le nombre de centrales de 63 à 138. Freiné par les délais de mise en œuvre des équipements, d’amortissement des investissements, et des taux d’intérêt élevés, le nucléaire piétine. L’hypothèse des hydrocarbures de synthèse fera long feu (on admet alors que le pétrole synthétique qui est un dérivé du charbon devient rentable à partir de 45 $ le baril) mais elle témoigne aujourd’hui encore d’une véritable préoccupation. Actuellement — et pour un baril à 80 $ — les fuels de synthèse seraient rentables à 150 $. En revanche, la libération des prix intérieurs, anticipe sur toutes les tendances ultérieures : en avril 1979, le prix moyen du brut nord américain était de 9,50 $ le baril pour 16 $ sur le marché mondial et tout le monde admettait que la libération totale des prix — prévue pour septembre 1981 - les porterait de 15 à 20 $ en moyenne, seule manière de rentabiliser les gisements nationaux, d’accroître la production et d’augmenter les réserves. La libération des prix du gaz (Natural Gaz Policy Act) suivrait de peu (1985), mais la proposition Carter de revaloriser le « nouveau gaz » de 1,42 $ à 1.75 — qui est approuvée par le Congrès — est rejetée par le Sénat qui s’oppose à leur réglementation. Passons sur les réactions au plan Carter : il suscite une levée de bouclier de la part des défenseurs des consommateurs et de l’environnement, de l’industrie pétrolière, de l’industrie automobile, des producteurs de charbon… si bien qu’on en arrive à ce paradoxe qu’au printemps 1979 — seule manière de maintenir ce rapport de force interne en équilibre — l’Etat fédéral subventionne les importations de produits pétroliers. 94 Du point de vue nord américain, pour que la production pétrolière reprenne ou cesse de chuter et que les importations diminuent ou cessent de grimper, pour que les forages s’intensifient et que les réserves se reconstituent, les prix ne sont pas encore suffisamment élevés et de nouvelles hausses sont désirables. Mais on ne voit pas pourquoi le plan Carter aurait réussi, là où le plan Nixon avait échoué : abandonné à sa seule logique « interne », il se heurte aux mêmes obstacles. Or, une fois de plus, le salut vient de l’extérieur : très curieusement — ou très logiquement selon le point de vue que l’on adopte — la Grande-Bretagne prend l’initiative des premières hausses de prix. Mais cela n’aurait pas été envisageable sans une recomposition intermédiaire des rapports de forces externes. Cinq ans après le premier choc pétrolier, avec un baril aux alentours de 12 $ qui semblait satisfaire tout le monde, on aurait pu penser, qu’un équilibre durable s’était mis en place. En fait — avec huit hausses successives de décembre 1978 à décembre 1981 — le deuxième choc pétrolier va s’échelonner sur 3 ans : uniquement entre février 1979 et décembre 1980, les prix sont multipliés par trois et l’arabian light — par exemple — passe de 12.7 à 34 $ le baril. Au total et en l’espace de huit ans, les prix du baril auront été multipliés par quinze ou seize. Les conséquences du premier choc — ou plus exactement l’absence de conséquences du premier choc — rendaient inévitable le second et – nouveau - on observe une recomposition des rapports de force, à la fois interne et externe. L’entre-deux-chocs. Dans l’intervalle des deux chocs pétroliers, au plan militaire et probablement politique — à l’exception de l’intervention au Timor oriental (1975), de la perte de contrôle de la situation iranienne (1979) et de la prise d’otages de l’ambassade de Téhéran (novembre 1979) — il nous faut considérer les présidences Ford et Carter (1974-1981) comme des intermèdes. D’un côté, le scandale du Watergate va masquer le retournement politique conservateur qui l’a précédé — ce que Serge Halimi décrit comme « le grand virage à droite du milieu des années 1970 » — qui explique « la victoire, à contrecourant, de Jimmy Carter sur son adversaire républicain ». D’un autre côté, comme l’observe l’auteur, « le refoulement du syndrome vietnamien est rapide : en 1973, les Américains estimaient dans une proportion de 4 contre 1 (40 % contre 12 %) que le gouvernement consacrait trop d’argent aux dépenses militaires ; en 1980 ils jugent dans une proportion de 5 contre 1 (60 % contre 12 %) qu’il faut au contraire accélérer le 124 réarmement de l’Amérique » . Jusque-là les objectifs de la politique économique étaient de soutenir la croissance, de maintenir le plein-emploi et de contrôler l’inflation (stabilité des prix) tout en garantissant les équilibres externes et elle disposait de deux outils : la politique monétaire (offre de monnaie et taux d’intérêts) et la politique budgétaire (finances publiques). Un taux de croissance soutenu lié au plein-emploi se traduisait par une hausse de l’inflation et inversement. Désormais, avec l’abandon de la convertibilité or du dollar et la mise en place d’une politique monétariste, l’inflation coexiste avec un taux de chômage important et un net 124 Serge Halimi, op. cit. p. 158. 95 ralentissement de la croissance (stagflation). Entre 1974 et 1980 le chômage se situe à 6.9 % en moyenne de la population active (8.5 % en 1975, 7.0 % en 1980) et — phénomène nouveau — il coïncide avec une inflation élevée et un très fort ralentissement de la croissance : l’inflation est de 7.9 % en moyenne par an entre 1973 et 1980 — avec deux fortes poussées en 1974 et 1979 — tandis que dans le même temps, en dollars constants, le taux de croissance chute à 2.3 %. Entre 1973 et 1980 et en pourcentage du PNB, les dépenses gouvernementales augmentent légèrement (18.7 % contre 21.6 %) et la part relative des budgets militaires vis-à-vis des budgets civils diminue régulièrement (de 31.2 % à 22.7 %) si bien que les budgets civils sont multipliés par 2.7 (de 169 à 457 milliards) tandis que les budgets militaires sont multipliés par 1.8 (de 76 à 134 milliards de dollars). Cette tendance va s’inverser sous Reagan et Bush, mais se rétablir sous les deux présidences Clinton (1992-2001). Il est vrai que nous n’avons pas au cours de cette période de « conflits majeurs » et que les Etats-Unis se contentent d’assumer leur rôle de « gendarme international ». En fait, l’essentiel des efforts déployés au cours des deux présidences Ford et Carter porte sur le rééquilibrage des rapports de force internes liés aux deux chocs pétroliers successifs. Chapitre 3 Les présidences Reagan et Bush I : 1981-1992. S’il est vrai qu’à « la fin des années 1970, les démocrates ne 125 savent plus pourquoi ils sont au pouvoir, ni pour quoi faire » , l’élection de Donald Reagan en novembre 1980 et son entrée en fonction en janvier 1981 marquent une inflexion radicale. Il est certain qu’à partir de 1973 le niveau de vie de la majorité des Américains avait cessé d’augmenter et qu’il faudrait plus de vingt-cinq ans pour que le recul qui s’amorce soit résorbé. Mais il ne fait aucun doute que lorsqu’en octobre 1979 — en riposte 126 au deuxième choc pétrolier qui s’annonce — Paul Volker engage une politique monétariste pure et dure, tout à la fois il contribue à la défaite électorale du président Carter, et il amorce une longue période de déréglementation généralisée. Jusque-là — indépendante en principe des orientations de l’État fédéral mais alignée dans les faits sur l’évolution des marchés financiers — toute la politique du Fédéral Réserves Board lorsqu’il fixait ses taux d’intérêts était de viser le chômage intérieur le plus bas possible, tout en contrôlant l’inflation, c’est-à-dire la stabilité des prix à la consommation. Or, nous l’avons vu, entre 1970 et 1980, pour un taux de croissance moyen du PIB extrêmement modeste (d’environ 2.5 %), l’inflation se maintient à un niveau relativement élevé (6.5 %) comparativement au taux de chômage (6 %). Au début des années 1980 lorsque la FED porte le Corporate Bond Rate 125 Serge Halimi, op. cit. p. 159. 126 Volker Paul (1927) Responsable de la Banque centrale américaine durant les présidences de Jimmy Carter et de Ronald Reagan (août 1979 à août 1987). 96 à plus de 15 %, le résultat intérieur est immédiat : le taux d’inflation chute de 13.5 % en 1980 à 3.2 % en 1983 mais le chômage bondit à 9.9 % — un record depuis la grande dépression des années trente. Simultanément, tandis que les écarts intérieurs entre pauvres et riches s’aggravent, le pouvoir d’achat des salaires régresse alors que les déficits commerciaux et budgétaires se creusent : respectivement de 36 milliards de dollars en 1980 à 148 milliards en 1985, et de 60 milliards en 1980 à 220 en 1986. Dans le même intervalle de temps, la parité du dollar passe de 4 à 10 francs. Après une récession prolongée (1979-1982) la croissance reprend (janvier 1983) : en dollars constant le PNB ne retrouve qu’en 1982 (4 620 milliards $) le niveau qu’il avait atteint en 1979 (4 630 milliards $) et — si de 1982 à 1992, il progresse à un rythme moyen de 3 % par an — le prix à payer en est exorbitant. Entre 1981 et 1990, le chômage se situe en moyenne à 7 % de la population active, une part importante des avoirs Us sont rachetés par des capitaux étrangers, les ménages consomment plus qu’ils ne gagnent et les entreprises spéculent. Les infrastructures, l’éducation et le logement se dégradent, la dette fédérale qui était d’environ 80 milliards de dollars à l’arrivée de Reagan est multipliée par plus de trois et demi (290 milliards) lorsque Bush I s’en va (1993). Enfin, lorsque Reagan arrive aux affaires la dette extérieure globale des Etats-unis s’élevait à 900 milliards de dollars. Sous Reagan et Bush I, le déficit Us atteint 4 000 milliards de dollars. On 127 comprend la réaction de Félix Rohatyn , ex-conseiller économique de Bill Clinton : « il aura fallu 200 ans pour que la dette publique (extérieure) atteigne 1 000 milliards de dollars, et 128 12 ans seulement, pour la porter à 4 000 milliards » . Parallèlement, l’augmentation régulière des budgets fédéraux (de 680 milliards $ en 1981 à 1 380 en 1992), se traduit par une progression constante des dépenses militaires vis-à-vis des dépenses civiles. Tout au long des années 1980 — et avant la première guerre contre l’Irak (1991) qui constitue le troisième conflit majeur dans lequel les Usa sont engagés depuis la Corée et le Vietnam — les Etats-Unis sont présents sur de nombreux théâtres d’opérations militaires. Principalement l’Iran (1980, 1984 et 1987) et la Libye (1981, 1986 et 1989) mais également le Salvador (1981-1982), le Nicaragua (1981-1990), le Honduras (1983-1989), la Grenade (1983-1984), la Bolivie (1986), les îles vierges (1989) et le Panama (1989-1990). Sous la présidence de Bush I (1989-1993), nous n’aurons « que » deux guerres en quatre ans : en décembre 1989 au Panama où 26 000 soldats envahissent le pays. En janvier 1991 au Koweït, avec l’opération « Tempête du désert » qui est approuvée par le Sénat à une courte majorité, mais par la chambre des représentants à une majorité plus confortable. Il nous faut la considérer comme un reliquat indirect de la guerre froide, dont les coûts d’ailleurs seront judicieusement répartis sur l’ensemble des membres de la coalition, et qui ne parviendra pas à enrayer la tendance que nous venons de décrire. 127 Rohatyn Félix (1928) Homme d’affaire et banquier d’origine autrichienne qui connut fit carrière dans le service public. Felix G. Rohatyn a été ambassadeur des USA à Paris durant le second mandat de Bill Clinton. 128 Cité par Stieglitz. 97 En fait — en liaison notamment avec le programme reaganien dit de la « guerre des étoiles » qui sera abandonné sous Clinton — les dépenses militaires recommencent à grimper peu après la fin de la guerre du Vietnam pour plafonner au début des années 1990, passant de 22 à 28 % du total des dépenses gouvernementales entre 1978 et 1987. Or la « guerre des étoiles » apparaît très rapidement comme un fiasco technique et Caspar Weinberger — alors secrétaire à la défense — en falsifiera d’ailleurs les résultats. Mais, sous cet angle, la fin de la guerre froide sonne comme une malédiction. Il est d’ailleurs tout à fait caractéristique qu’en début de mandat Bush II ait voulu en réactiver les enjeux, et aujourd’hui encore. D’une certaine manière, tout au long des présidences de Reagan et de Bush I (1981-1992) les déficits fédéraux cumulés (1981.8 milliards) auront financé près de 65 % des dépenses militaires correspondantes (3 052,6 milliards $). Si ces dépenses ne servaient qu’à « faire la guerre », on pourrait en conclure que désormais les Usa font la guerre à crédit et c’est en partie vrai, mais elles servent également à autre chose et nous y reviendrons. Au total, on a le sentiment que la fin de la « guerre froide » tombe à pic : « nous avons battu les Soviétiques sur la ligne d’arrivée, mais cette ligne nous l’avons franchie à bout de souffle. Nous n’avons plus la capacité d’autrefois pour influencer le cours des événements et pour 129 défendre nos intérêts dans le monde » . Or cette période est principalement marquée par la mise en place des conditions de la dérèglementation financière qui portera l’essentiel de ses fruits à la période suivante : sous Clinton. Elle est également marquée par l’approfondissement des conséquences du deuxième « choc pétrolier » et les deux aspects sont liés par la transformation du rôle du dollar. Le dollar comme arme financière. Une monnaie « nationale » ne s’impose comme équivalent mondial accepté par tous qu’à partir du moment où l’économie dont elle est l’expression apparaît comme étant capable à la fois de favoriser les échanges multilatéraux (paiements) et de « couvrir » l’insolvabilité éventuelle des pays débiteurs dans cette monnaie (réserves). Dans l’entre-deux-guerres, l’effondrement des échanges mondiaux avait été au moins en partie imputé à l’impossibilité pour la livre britannique de continuer à assumer ce rôle, mais au lendemain de la deuxième guerre mondiale tout bascule : l’internationalisation des conditions de la production et de l’échange impliquait alors qu’une monnaie puisse « garantir » les liquidités indispensables, tout en se portant « prêteur en dernier recours ». On en aura rarement pris la pleine mesure, mais le marché pétrolier aura été l’un des principal vecteur de la promotion du dollar au rang de monnaie de réserve et de paiements internationaux. On sait que les accords de Bretton Woods (1944) portant création du FMI prévoyaient — avec la convertibilité du dollar en or sur la base de 35 $ l’once — des taux de change fixes des principales monnaies par rapport au dollar, avec des fluctuations possibles de 1 % autour de ce taux. 129 Lawrence Eagleburger, secretaire d’Etat adjoint, Université de Georgetown, 13 décembre 1989, cité par S. Halimi, op. cit. p. 349. 98 Les accords de Bretton Woods avaient pris du temps à se mettre en place : par rapport au dollar les principales monnaies se stabilisaient mais pas avant la fin des années 1950, ni la révolution des transports maritimes, dont la crise de Suez (1956) constituera un épisode majeur. Jusqu’à l’hiver 1948, les transactions pétrolières étaient libellées soit en dollars, soit en livre sterling selon leurs provenances ou leurs marchés. Face aux difficultés rencontrées par les Britanniques dans la reconstruction de leur économie et à l’épuisement de leurs réserves en dollars, au printemps 1949 la livre est dévaluée de moitié ouvrant ce que l’on va désigner alors comme la « dollar-sterling crisis in oil » et une compétition des deux monnaies sur les ventes mondiales. Les majors américains dont les difficultés à vendre à l’intérieur du « bloc sterling » augmentaient (Grande-Bretagne, Norvège, Suède, Finlande, Danemark), acceptaient alors d’être payés en sterling qu’ils utilisent pour acheter des équipements britanniques, mais cela se traduit immédiatement par une réduction des volumes de production saoudiens et une baisse correspondante des revenus du royaume d’environ 25 millions de dollars. Plutôt qu’un taux de Royalties indexé sur les volumes de production, les Saoudiens en profitent alors pour réclamer un partage des profits et, à partir de là, les paiements en dollars se généralisent. Valeur refuge, l’étalon or apparaît alors comme un gage de « supranationalité » tandis que les parités fixes assurent la permanence et la continuité des termes de l’échange : en contrepartie de ce que l’on vend, il faut être sûr de la stabilité de la monnaie dans laquelle on est payé. Or — quoi qu’on en dise — la « valeur » d’une monnaie n’est indexée que sur la « richesse nationale » du pays qui en est détenteur et qui en contrôle le cours. Pour le pays créancier, si la force ainsi acquise est à la mesure des responsabilités contactées, il va donc lui falloir gérer un double équilibre à la fois interne et externe : interne en contrôlant l’inflation de sa devise sans freiner la croissance ni relancer le chômage, et externe en contrôlant les fluctuations de taux de change et d’intérêt vis-àvis des autres monnaies. Symétriquement, pour les pays débiteurs et qui participent aux échanges — c’est-à-dire aujourd’hui tous les pays — il va leur falloir se procurer des dollars et — pour attirer des dollars — soit vendre aux Etatsunis, soit favoriser chez eux l’investissement Us. De la même manière, ils devront constituer des réserves (généralement en Bons du Trésor américain à long terme et à faible taux d’intérêt) destinées à les mettre à l’abri des fluctuations des taux de change ou d’intérêt, ainsi que des variations comparées des prix de ce qu’ils importent par rapport à ce qu’ils exportent. Le système est tel qu’un pays se doit de provisionner à la fois pour lui-même (balance commerciale et balance des paiements) mais également pour les entreprises qui opèrent à partir de son territoire national et cela au fur et à mesure que ces importations augmentent vis-à-vis de ses exportations, et que son déficit se creuse. Vis-à-vis d’autres emplois possibles, ses fonds rapportent peu à ces pays et constituent une sorte de prêt permanent — et à des taux ridiculement bas — qu’ils consentent au pays dans la 99 monnaie duquel ils sont libellés, c’est-à-dire les Etats-unis. On évalue aujourd’hui à environ 2 000 milliards de dollars le montant global de ces réserves — soit 20 % du PIB nord américain et à peu près l’équivalent du PIB allemand — et il ne cesse de croître au rythme de 150 à 200 milliards de dollars par an. Or, seuls les Etats-Unis échappent à cette contrainte d’avoir à constituer des réserves et le mécanisme en est simple. Si la balance commerciale d’un pays peut être soit excédentaire, soit déficitaire, au niveau mondial le volume des excédents équilibre forcément celui des déficits, laissant au pays contrôlant la monnaie dans laquelle se règlent les échanges ce luxe inouï de disposer d’un déficit structurel permanent, qui le place dans le rôle — comme le dit Joseph Stiglitz — de « pays déficitaire en dernier ressort ». Qu’importent en effet les variations de volumes - ou même leur expression momentanée en dollars courants - si à terme la politique monétaire ou budgétaire des Etats-unis leur permet de se reconstituer en destituant les autres ? Au train où vont les choses, la valeur du dollar sera de moins en moins indexée sur la valeur de la production nord américaine (l’économie réelle) mais sur sa capacité à produire de la monnaie et à la dévaluer (ou la réévaluer) selon qu’il s’agira de l’exporter ou de la rapatrier. De cela, il nous faut reconstituer le mécanisme en faisant le lien avec la situation pétrolière. Très rapidement, la pénurie de dollars que l’on avait connu entre 1945 et 1955 — et que l’on désignait alors comme le « mystère de la monnaie manquante » — va s’inverser en son contraire. Compte tenu de la faiblesse du stock d’or mondial, du volume croissant de dollars détenus à l’extérieur des Usa, de l’amplitude croissante des fluctuations de change, des disparités de pouvoir d’achat et d’inflation d’une économie à l’autre et d’un manque de confiance grandissant dans le dollar, les évolutions économiques divergentes des pays participants au SMI vont se traduire par une série de réévaluations ou de dévaluations en chaîne. Par ailleurs, le règlement de l’offre d’actifs de réserve (en or ou en dollars) ne pouvant croître indéfiniment, il va de plus en plus dépendre du déficit extérieur des Usa et se conclure — en juin 1969 — par la mise en place des Droits de Tirages Spéciaux (DTS) sur la base d’un panier de monnaies servant de calcul aux taux. Principalement lié au quadruplement des prix pétroliers, en mars 1973 les Usa renoncent à la convertibilité du dollar en or, ce qui conduit à un flottement généralisé des différentes monnaies les unes par rapport aux autres. À partir de 1976 et des accords de Kingston (Jamaïque) entrés en vigueur en 1978, l’or étant exclu comme moyen de paiement et son prix officiel étant aboli, les DST deviennent l’actif principal de réserve. Il s’agit alors de maintenir des taux de change ordonnés par des contrôles à vue des taux d’intérêt, du volume global de la masse monétaire et des mouvements comparés de prix et/ou de revenus mais — chaque pays adoptant les dispositions de son choix et les DST ne pouvant à la fois être un étalon de mesure pour d’autres monnaies et être définis par ces monnaies — cela revient à renoncer à une politique de régulation monétaire d’ensemble. La situation prévaudra jusqu’à la fin des années 1980 mais déjà — avec la proposition 100 Baker de 1985, les accords du Louvre de 1987 etc. — la dérégulation l’emporte. À certains égards nous nous retrouvons dans une situation assez comparable à celle qui prévalait à la veille de la première grande crise mondiale : elle soulève la redoutable question des actifs — ou encore des « indicateurs économiques objectifs » — qui doivent être pris en compte dans l’évaluation comparée du pouvoir d’achat des différentes monnaies, tout en fournissant les premiers signes d’un décrochage du dollar vis-à-vis de « l’économie réelle ». À partir du milieu des années 1980, la libéralisation des marchés financiers et la déréglementation bancaire rendent possibles des flux et des reflux de plus en plus massifs de capitaux flottants, fébriles ou spéculatifs — à la recherche de retours immédiats et à court terme — faisant ainsi apparaître les méfaits pour les uns et les bienfaits pour les autres d’une flexibilité incontrôlée des taux de change et d’intérêts par rapport à des politiques de taux fixes. Les flux de capitaux à court terme suivant les différentiels de taux d’intérêt de pays à pays, dans un monde où désormais le montant des transactions sur les marchés financiers ou monétaires représente plus de cinquante fois la valeur des échanges commerciaux internationaux, loin de tendre à un rééquilibrage automatique des balances des paiements et à un nivellement des soldes, ces mouvements engagent au contraire des processus cumulatifs de crise des transactions courantes et des règlements officiels. Ils se traduisent également par un épuisement des réserves monétaires et des avoirs publics (or, dollar) et un endettement d’autant plus difficile à supporter que la devise dans laquelle la dette est libellée s’apprécie vis-à-vis de la devise locale ou que celle-ci se déprécie vis-à-vis du dollar, en relançant toujours plus le cycle de la spéculation. Sachant qu’il s’agit d’un jeu à somme nulle et que — défalqué des coûts de transaction — ceux qui perdent, perdent très exactement ce que gagnent ceux qui gagnent, plus on dépense (Etats, FMI etc.) pour soutenir ou renflouer une devise, plus la spéculation devient rentable pour ceux qui parient sur sa chute — ou la provoquent. Ils précarisant toujours davantage les pays à monnaie ou à régimes instables ou — dans les pays à monnaie forte — les couches les plus faibles et les plus démunies de la population. Si à l’heure actuelle les Etats-unis empruntent au rythme insensé de deux milliards de dollars par jour, et qu’ils consomment beaucoup plus qu’ils ne produisent, ceci n’est possible qu’en contrôlant étroitement les taux de change et les taux d’intérêts du dollar. Ainsi, non seulement le montant de ce que l’économie nord-américaine prélève sur le reste du monde est très largement supérieur à ce qu’elle lui concède, mais ce qu’elle lui concède (aide internationale, investissements directs, actions du FMI) ne fait qu’augmenter le montant de ce qu’elle prélève. Ceci permet au moins en partie de comprendre que — tout au long de la période qui suivra — à une baisse régulière des budgets militaires ait pu correspondre une hausse tout aussi régulière des ventes d’armes. Simultanément, la déréglementation se met en place et c’est dans cette logique qu’il nous faut replacer ce que l’on aura 101 désigné comme la « globalisation financière », ou encore l’émergence d’un marché unique de l’argent à l’échelon international. Clinton ne fera qu’en recadrer les enjeux au plan intérieur et Bush II héritera de coudées franches. La « déréglementation financière » ne désigne rien d’autre, en définitive, que la suppression des contrôles de change, la libération des mouvements de capitaux et l’abolition des distinctions traditionnelles entre capitaux à court terme (marché monétaire) et capitaux à long terme (marchés financiers) ou encore, l’abolition de la différence entre banques de dépôts et banques d’affaires. Conséquence de la déréglementation nous allons enregistrer toute une série de crises chacune liée à la manipulation des taux d’intérêts ou des taux change du dollar dont le résultat sera une recomposition des solidarités et/ou des antagonismes internes et externes. D’un côté, pour accroître — aux dépens de l’économie mondiale — le niveau de vie de la société américaine considérée dans son ensemble, on n’hésite pas à concéder des pans entiers du niveau de vie des couches de la population déjà les plus démunies. Ainsi, plus de la moitié des actifs des Caisses d’épargne étant constitués en prêts à des taux inférieurs à 8 % — malgré l’élargissement des compétences des Caisses en direction de l’immobilier — leur chute devient inévitable : début 1987, plus de 500 Caisses (sur 3 000) deviennent insolvables, imposant au président Bush I un plan de redressement de 158 milliards échelonné sur onze ans. Un record dans l’histoire économique des Usa, et toujours inégalé à ce jour. Simultanément — mais c’est l’autre volet du même dossier — conjuguées avec la hausse du prix des produits pétroliers, la hausse des taux d’intérêt et la déréglementation financière vont mettre les pays du tiers-monde à genoux. Au début des années 1970, les excédents mondiaux de capitaux disponibles à l’investissement — et notamment les pétrodollars du Golfe — la faiblesse relative du dollar et des taux d’intérêts vis-à-vis des taux de profit, la progression du commerce et des investissements directs avaient poussé les pays du Tiersmonde à s’endetter : entre 1970 et 1980, la dette du Tiersmonde est multipliée par dix et passe de 80 à 800 milliards. À partir du début des années 1980, le moment paraît donc venu pour les Usa de récupérer sur l’extérieur ce qu’il leur faut bien concéder à l’intérieur sans véritablement courir le risque de troubles sociaux « majeurs ». La crise mexicaine de 1982 annonce la longue série de crises des années 1990 sur lesquelles nous reviendrons. Au fur et à mesure que les Etatsunis s’enrichissent, le reste du monde s’appauvrit et cela – dans l’immédiat - est amplifié par la conjoncture pétrolière. Les conséquences du deuxième choc pétrolier. Tout au long de cette période, et alors que les États-Unis ont intérêt désormais à des prix à la baisse — la perte de contrôle du marché par l’Opep liée au renforcement du contrôle que l’Arabie saoudite exerce sur l’Organisation — permettra de stabiliser les prix unifiés à un niveau qui soit compatible à la fois avec le maintien du pouvoir d’achat des revenus de l’Opep, et avec la reprise en main — par les Etats-unis et par les seuls 102 mécanismes du marché — du jeu pétrolier international. L’avènement d’un marché international « libre » correspond à l’alignement des prix intérieurs nord américains sur les prix mondiaux. Globalement — les Etats-unis sortent gagnants du deuxième choc pétrolier et cette situation va prévaloir jusqu’à la fin des années 1990 et le début des années 2000. À partir de là — et sans que personne y prenne garde — la situation à nouveau se retourne : nous changeons de cadre et l’hypothèse militaire revient sur le devant de la scène. Du reste, elle n’avait jamais été entièrement abandonnée. Dès la fin de 1978, pour faire face à la dépréciation de ses revenus, l’Opep n’a donc le choix qu’entre deux possibilités : augmenter ses volumes avec des prix à la baisse de manière à reconquérir des parts de marché, mais en courant le risque de dilapider ses réserves pour des revenus stationnaires, et donc à la baisse. Augmenter à nouveau ses prix à volumes de production constants (ou en baisse), mais en courant le risque de perdre de nouvelles parts de marché, de relancer le cycle inflationniste, la rentabilité des sources d’énergie alternatives, du pétrole de récupération et des gisements offshore, une augmentation de la production hors Opep, une baisse de la consommation mondiale et donc de leurs exportations. C’est la deuxième solution qui est retenue mais cette alternative divise les pays producteurs et il n’est pas établi qu’ils aient eu vraiment le choix : le cycle des événements en témoigne et la spirale qui se met alors en place est telle que — progressivement — ils vont cesser de contrôler le marché. N’entrons pas dans la spirale des hausses pour n’en retenir que les conséquences : les prix augmentent plus rapidement que les volumes ne diminuent, donc les revenus des pays producteurs sont à la hausse. Mais d’un côté, l’Opep ne cesse de concéder des parts de marché au bénéfice du marché spot — « au comptant » — qui progressivement exerce un rôle directeur sur les prix, de l’autre — ayant perdu le contrôle des prix — elle ne peut plus exercer qu’un contrôle par les volumes, mais cette stratégie divise ses membres qui régulièrement outrepassent leurs quotas. Simultanément, les sociétés pétrolières encouragent les hausses sur le marché libre qui valorisent les produits qu’elles raffinent à partir des contrats saoudiens à long terme passés dans la période précédente, et cela intervient à un moment où leurs stocks étant au plus bas, elles déstockent pour minimiser l’impact de la baisse du dollar sur leur chiffre d’affaires. Au total, les mêmes raisons qui en 1979 poussaient à la hausse des prix — après que l’Opep en ait perdu le contrôle — vont pousser à leur baisse. Toute l’année 1981 (d’avril 1981 à octobre 1981) est marquée par d’importants conflits prix-volumes au sein de l’Opep et les dernières hausses de décembre dissimulent en fait des réductions : augmentation des délais de paiement, ventes du raffiné au prix du brut etc. Avec un prix de référence maintenu à 34 $, un différentiel ramené à 1,50 $, une production plafond de 18 Mb/j, l’attribution de quotas par pays membres et la décision de ne pas approvisionner le marché spot, les accords de Vienne 103 (mars 1982) traduisent un nouvel équilibre mais, en pratique, le retournement de tendance date de mai juin 1982. À cette date, les cours officiels du light rattrapent leurs cours spot et si dans les six premiers mois, la production reste inférieure au plafond fixé (16 Mb/j) — entre juin et décembre 1982 — les quotas sont dépassés (18.6 mb/j) et les prix baissent à nouveau. En mars 1983 — sous la pression des compagnies pétrolières et pour la première fois de son histoire — l’Arabie saoudite réduit le prix officiel du light de 34 à 29 $ et paraît s’accommoder du marché libre : d’un côté elle crée la NORBEC pour commercialiser ses excédents et adopte une stratégie de « stocks flottants » : avec 50 millions de barils prêts à toute éventualité, il s’agit de dissuader les pays membres de dépasser leurs quotas en leur faisant redouter une chute des prix sur le marché spot. De l’autre elle va accompagner la tendance à la baisse des prix Opep en acceptant de jouer le rôle de producteur résiduel ou encore « à la marge » (« swing producer ») : pour un prix de référence et un plafond de production fixé (17.5 Mb/j) - après que les pays membres ont fixé leur volume de production - l’Arabie saoudite ajuste sa production (à la hausse ou à la baisse, mais généralement à la baisse) de telle sorte que l’offre Opep reste toujours inférieure à la demande. En décembre 1983, l’Opep reconduit prix et quotas adoptés en mars, mais la tendance est inéluctable. De 1982 à 1985 l’Opep réduit sa production de 18 à 16 millions de barils/jour, mais tous les pays dépassent leurs quotas, sauf l’Arabie qui dans le même temps réduit sa production des 2/3. En décembre 1985, sous l’impulsion de l’Arabie Saoudite, l’Opep décide de faire revenir sa production à 18 millions de barils/jour et de reconquérir ses parts de marché par une hausse des volumes et une baisse des prix, mais en mars 1986 le brent de la mer du nord se négocie en spot autour de 12 $ le baril (les seuls prix pratiqués depuis 1985), sans que les pays hors Opep réduisent leurs volumes et c’est un nouvel échec qui divise les membres de l’Organisation. Tandis que les autres pays de l’Opep augmentent leurs quotas, l’Arabie saoudite réduit à nouveau les siens — sa production chute de 10 millions de barils/jour en 1980 à 3 millions en moyenne en 1985 — et déséquilibre le marché des produits raffinés (surcapacités, marges nulles), en imposant des contrats de vente à marge de raffinage garantie (net back). Le prix du brut s’effondre de 25 $ le baril à la fin 1985 à moins de 10 $ en juillet 1986, la baisse des prix étant compensée par un accroissement de 3 millions de barils/jour, pour des revenus stationnaires. En moyenne le prix du baril avait été multiplié par 18 entre 1970 et 1981 (de 1.8 à 34 $) ; toujours en moyenne, ils sont divisés par trois entre 1981 et 1986 (de 34 à 10 dollars) mais on admet alors que — compte tenu des capacités saoudiennes de variations de volumes — une fourchette de 15 à 30 $ par baril laisse les revenus du royaume inchangé. Cette situation est à l’origine de ce que l’on va désigner comme le « contre choc pétrolier de 1986 », et le boom économique des années 1987-1988. Il se traduit par une baisse de l’inflation et donc des taux d’intérêt, une diminution des transferts financiers des pays occidentaux vers les pays producteurs, une augmentation de la demande adressée à l’Opep parallèle à une réduction de l’offre hors Opep (qui représente toujours la moitié 104 de l’offre pétrolière occidentale) et une relance de la croissance aux Usa qui — entre parenthèses — favorise la réélection du 1/3 du Sénat au bénéfice des républicains (Reagan). La stratégie de bas prix menée depuis 1986 par les pays du Golfe — qui représentent encore le tiers de l’offre mondiale — amorce la remontée. De 1986 à 1989 on revient à 16 millions de barils/jour avec fixation de quotas par pays (Genève, août 1986), le baril se stabilise à 18 $ compatible avec le maintien de la rentabilité des exploitations offshore de la mer du nord et — pour maintenir ce prix — certains pays hors Opep (Mexique, Norvège) réduisent légèrement leurs volumes (de 5 à 10 %) alors que d’autres refusent (Usa, Grande Bretagne). En 1987, avec le quart des réserves mondiales, l’Arabie Saoudite produit encore 250 millions de tonnes, mais la structure de sa production s’est inversée : en 1967, 16 % des 36 millions b/j produits dans le monde venaient de l’offshore ; en 1987, 30 % des 57 millions b/j en provient. Parallèlement — aux USA — la recomposition des rapports de force interne, qui avait été amorcée dans la période précédente, se poursuit et s’approfondit. Aux Usa, la libération des prix intérieurs intervient en janvier 1981 — avec neuf mois d’avance sur les prévisions Carter — et leur alignement sur les prix mondiaux s’opère dans les mois qui suivent. Ce que le premier choc n’était pas parvenu à réaliser, le deuxième l’accomplit : la prospection s’intensifie, les stocks stratégiques ainsi que les réserves se reconstituent, la production nord américaine reprend tandis que la consommation diminue, les importations sont à la baisse et le charbon regagne des parts de bilan. Entre 1973 et 1983 l’Opep n’avait fait que reprendre le relais du monopole pétrolier en marginalisant les Majors. Le deuxième choc disloque les réseaux de distribution, ouvre le marché et suscite l’apparition d’un « marché libre » à terme sur lequel tous les autres prix devront s’aligner : entre 1980 et 1983 les volumes conclus sur le marché libre (Nymex) sont multipliés par dix. Avec la libération du prix du pétrole, le marché américain cesse d’être coupé du marché mondial et à partir de 1983, avec le retour à l’unité du marché mondial et à la concurrence (fluctuations des prix selon l’offre et la demande) les prix Opep, les prix américains et les prix de marché s’équilibrent. Conséquence du deuxième choc le rapport entre Réserves et Production qui était tombé de 13 en 1970, à 9 en 1980, remonte à partir de 1982. Tandis que les découvertes de nouveaux gisements offshore (Santa Barbara) maintiennent les réserves Us (de 27.1 à 26.3 millions de barils entre 1979 et 1990), la production pétrolière se stabilise au niveau de 1979, la consommation chute et les importations diminuent de moitié, ce qui se traduit par une réduction de la part des importations dans la consommation. Au total, la part du pétrole dans l’énergie consommée diminue : de 46 % en 1973 elle passe à 40.5 % en 1985. Simultanément les recompositions amorcées dans la période précédente s’accélèrent. Effet du premier choc pétrolier, entre 1975 et 1980, la production de charbon avait augmenté de 25 % et la consommation de 22 %. Effet du deuxième choc : 105 entre 1980 et 1990, la production charbonnière augmente de 20 % et la consommation de 24 %, tandis que les exportations progressent. Nous savons que les différences de coûts du charbon par rapport aux autres sources d’énergie et des différents charbons les uns par rapport aux autres dépendent principalement de leur teneur en souffre, de leur pouvoir calorifique (Btu/livre), des transports et — dans une moindre mesure — de leur « usage ». En 1978 le prix du charbon « à ciel ouvert » des gisements de l’Ouest variait de 8 à 15 dollars la tonne, et celui du charbon souterrain de 20 à 30 $ la tonne. Les hausses de 1979 vont recomposer ces ordres de grandeur. En 1981, le prix au comptant du charbon du Wyoming Idaho (1 % de soufre/8 000 Btu par livre) était de 7,50 $, celui de l’Illinois (3 % de soufre 10 500 Btu la livre) de 19 $ et celui du Kentucky (1 % de soufre 12 000 Btu la livre) de 35 $. Outre que l’on en déduit que « un point de souffre fait perdre 3 $ et que 1 000 Btu additionnels par 130 livre font gagner 7 dollars par tonnes » avec un baril à 34 $ même les gisements du Kentucky redeviennent rentables tandis que les usages se recomposent. On distingue quatre usages du charbon, dont deux principaux : le secteur des ménages pour le chauffage domestique d’un côté, et l’industrie de l’autre ; au lendemain de 1973 on avait envisagé d’utiliser le charbon (techniques de gazéification et de liquéfaction) pour la production de fuel synthétique mais — en dépit des hausses de 1979 — cet usage reste résiduel : pour une production additionnelle de 1.5 Mb/j il faudrait extraire en charbon l’équivalent de 170 Mtpe. Restent l’industrie et la production d’électricité. Le charbon représentait en 1979, 20 % de l’énergie utilisée par l’industrie et dans ce cas deux facteurs jouent : la part de l’énergie dans le coût final des secteurs gros consommateurs : elle était de 45 % pour les ciments (le charbon couvrant 80 % de leurs besoins) ; 35 % pour la sidérurgie ; 30 % pour l’aluminium ; 25 % pour le papier carton… Les coûts de reconversion au charbon, sont principalement liés à la durée de vie des chaudières et au montant des investissements de reconversion ; au total tous ces facteurs convergent et la part du charbon dans la consommation industrielle va augmenter. Enfin, en 1979, la production d’électricité absorbait 65 % de la consommation de charbon et 40 % de l’électricité était produite à partir du charbon : avec les hausses de 1979 le charbon prend l’avantage sur le fuel et se retrouve à peu prés à égalité avec le nucléaire : en 1982 1 kWh-fuel revient à 0 065 $, 1 kWh-charbon à 0.045, 1 kW/h nucléaire à 0,40 $. Sans tenir compte des lois sur l’environnement, ni de la productivité ou des salaires comparés par secteurs, les transports constituent pour le charbon une part importante des coûts — notamment à l’exportation — et un véritable « goulot d’étranglement ». D’un côté la longueur des délais d’attente dans des équipements portuaires insuffisants nécessitent de lourds investissements ; de l’autre le monopole de certaines compagnies ferroviaire est tel que le transport peut représenter jusqu’à 75 % du prix final. La loi de déréglementation des 130 Philippe Delmas, Perspectives énergétiques des Etats-Unis, Paris, Economica, 1983, p. 137 106 transports de fin 1980 y mettra un terme. Malgré cela, le prix du charbon Us importé en Europe et au Japon était de 2.5 à 3 $ Mbtu, contre 5 $ pour le fuel lourd. Après avoir chuté de 1.9 (quad Btu) en 1970 à 1.7 en 1975 les exportations de charbon Us reprennent et se maintiennent à ce niveau : 2.4 en 1980, 2.7 en 1990. On rencontre des difficultés comparables avec le gaz naturel. Aux Etats-unis la libération des prix du gaz ne suit qu’avec retard celle des prix du pétrole et nous avons vu que — pour encourager la prospection sans pénaliser les anciens producteurs — elle ne touchait que le gaz découvert après 1977. Les réserves plafonnent entre 1979 et 1985 puis chutent à partir de là. Concernant les transports, à la rigidité acheteur/vendeur liée au gazoduc, s’oppose à la flexibilité du gaz liquéfié (GNL) par transport maritime dans un rapport allant de 1 à 4 entre le coût de transport du pétrole et celui du gaz. Par ailleurs, si un des effets du deuxième choc aura été de promouvoir « un cours mondial du gaz » il reste très délicat à établir. Au niveau où il est fixé par les accords Algérie-GDF de 1982 - environ 6 $ Mbtu — ce prix correspond à peu prés à la parité calorifique pétrole-gaz après transport et regazéification, mais les Etats-unis dénoncent ces conditions (dossier El Paso) et donc le gaz reste indexé sur le brut. Mais là aussi les Majors dominent la production. Au total — et après avoir diminué dans l’intervalle — entre 1975 et 2000 la production de gaz reste stationnaire, aux alentours de 22 quad Btu. Dans la période précédente sur les 75 usines nucléaires en construction, la moitié avait été abandonnée : les délais d’effets des nouveaux investissements, les délais d’autorisation (de 10 à 15 ans) la baisse de la consommation d’électricité liée à la disparité des tarifs locaux et le fait que le marché soit dominé par une poignée de firmes (Westinghouse etc.), expliquaient en partie cette situation. Avec le deuxième choc, le point d’équilibre où la production d’énergie est égale à sa consommation (critère de Lawson) est dépassé et le programme repart. En 1981, les coûts de production de 1 kWh à partir du fuel sont de 0 066 $, de 0 044 $ pour le charbon et de 0 033 $ pour le nucléaire. Compte tenu du blocage du pétrole et du gaz, les producteurs d’électricité sont obligés de se rabattre sur le charbon et de relancer le nucléaire, et l’évolution s’opère à l’avantage des pétroliers et des électriciens au détriment des charbonniers indépendants. Enfin, on comprend que les Majors se soient diversifiés à la fois dans le charbon, dans le gaz et dans le nucléaire. La crise de 1979 va renforcer leurs stratégies d’approfondissement, d’expansion, de substitution et de diversification. L’approfondissement et l’expansion dans le secteur pétrolier s’accompagnent d’un repli sur le marché intérieur (concentration spatiale) et d’une intégration verticale — en amont et en aval — par rachats et fusions. En 1982, si les « 7 sœurs » (Exxon, Shell, Mobil, BP, Texaco, Socal, Gulf) fournissent encore 40 % du marché des produits raffinés, elles ne détiennent plus que 10 % des réserves et produisent moins de 20 % du brut. Dans les charbons, bien que 3 000 sociétés exploitent environ 6 300 mines et que de nombreuses sociétés indépendantes y 107 soient présentes (métaux non ferreux, électriciens, sidérurgie, transports ferroviaires), les Majors dominent la production et la concentration s’accentue. En 1981 la fusion de Du Pont de Nemours (1er chimiste américain) avec Conoco (2e producteur de charbon et 9e producteur de pétrole) donne la mesure et l’ampleur (7.5 milliards $) des recompositions en cours. La même année, Diamond Shamrock (chimiste) absorbe Natomas, en abandonnant ses actifs non pétroliers. En août 1982, Occidental Petroleum prend le contrôle de Cities Service et récupère ses permis d’exploration ; au même moment, Us Steel prend le contrôle de Marathon Oil. En janvier 1983, Philipps Petroleum prend le contrôle de General American Oil augmentant à la fois ses réserves et ses capacités de production. L’année suivante (février 1984) Texaco rachète les réserves de Getty Oil (10 milliards $) et le mois suivant (mars 1984) c’est la fusion Socal-Gulf (14 milliards $). De même, pour augmenter ses capacités de raffinage Mobil prend le contrôle de Superior, Shell prend le contrôle de Belridge Oil, BP entre dans le capital de Selection Trust, Atlantic Richfield dans celui d’Anaconda, Socal dans celui de Amax, (troisième producteur de charbon) etc. Dès 1979, en corrélation avec la hausse des prix, les investissements des compagnies pétrolières reprennent et — à partir de là — la rentabilité des capitaux pétroliers dépasse celle des autres secteurs. Au total, de 1972 à 1982 le chiffre d’affaires (en $ courant) des majors est multiplié par cinq et leurs investissements augmentent à un rythme supérieur à celui de la période précédente. Or, lié à l’évolution du prix du baril, progressivement l’étau se referme, contribue à transformer les règles du jeu pétrolier, et crédibilise toujours davantage l’hypothèse militaire. En grande partie contrôlée par les États-Unis, la guerre IranIrak (septembre 1980 - juillet 1988) aura incontestablement exercé la pression à une baisse peu soutenue des prix pétroliers. En prenant 1973 comme base, et après avoir atteint un sommet en 1982 à environ 16 $ pour un prix nominal affiché de 32,30 $, le prix réel du baril diminue régulièrement pour se stabiliser à partir de 1986 dans une fourchette allant de 5 à 7 dollars le baril. En volumes, la remontée s’opère à partir de 1986 et se maintient régulièrement depuis : 18.2 moi b/j en 1986, 23 en 1990, mais dans une logique de dépassement des quotas : début 1990 le plafond avait été fixé à 22 millions de barils. Or — compte tenu de la liaison entre croissance économique et croissance de la demande pétrolière liée aux trois années de récession qui s’annonçaient (1991,1992 et 1993) — on pouvait craindre un nouveau choc plus prononcé à la baisse : dans ces conditions le piège se refermait dans les trois ans qui suivaient. On sait que l’invasion du Koweït par l’Irak en juin 1990, aura été motivée par le refus du Koweït de réduire ses quotas de production et on peut raisonnablement penser que les Usa n’y auront pas été pour rien. Cela se traduit par une baisse de l’offre potentielle et une relance de la production aux prix d’équilibre : 26 millions de barils en 1995 et 28.7 en 1998 qui correspond à cette date à 43 % de la production mondiale. En 1996 la production Opep retrouve son niveau de 1980 mais alors qu’à cette date, elle représentait encore 44.5 % du total mondial, elle n’en 108 représente plus que 41.5 %. On observe un léger tassement depuis 1998 ou — plus exactement — la production Opep augmente moins vite que la production mondiale : avec 40.4 moi b/j en 2002, elle ne représente plus que 40 % du total, soit environ le niveau de 1981.C’est cette évolution qu’accompagne la double présidence Clinton. Chapitre 4 La Trahison Démocrate et la Présidence Clinton. Au début des années 1990, le fait majeur est l’effondrement des économies de l’Est, leur reconversion à l’économie de marché et le remodelage des enjeux géopolitiques qui étaient associés à la partition Est/Ouest. La normalisation des rapports avec l’ex-union soviétique et l’Europe prenant le dessus, l’enjeu - à la charnière - est de reconduire l’Otan tout en transformant profondément le rôle de l’organisation. Simultanément - tout au long des années 1990 - les Etats-unis connaissent au plan intérieur une prospérité économique relativement soutenue, laquelle s’accompagne d’une stagnation des budgets fédéraux et même d’une diminution significative des dépenses militaires. Tout en minimisant pour un temps les enjeux militaires, l’économie nord américaine connaît une période de prospérité indéniable. Tout au long de la « guerre froide », la menace aura pris alternativement deux visages qui finalement étaient liés : celui d’une déflagration nucléaire et celui d’une révolte des pays pauvres. Aujourd’hui la menace nucléaire est momentanément écartée et la révolte des pays pauvres n’a pas eu lieu. À moins qu’un pays pauvre n’accède à l’arme nucléaire, il est peu probable que - dans un avenir prévisible – la pauvreté constitue une menace pour les pays riches. Au mieux, ces pays s’enrichiront dans la dépendance ; au pire, ils feront l’objet de règlements de compte localisés entre puissances principales et puissances secondaires. C’était le cas hier pour l’Irak. Ce sera peut-être demain le cas pour la Corée du Nord, l’Iran ou la Syrie. Tandis que les équilibres issus de la guerre froide se recomposent, les années 1990 sont marquées par une succession de crises financières qui aboutiront à la débâcle boursière des années 2001-2002 puis — après la reprise à la baisse des cours pétroliers — à l’invasion de l’Irak. D’un côté — et comme jamais jusque-là sur une échelle aussi large — les crises financières se succèdent en mettant en évidence la formidable capacité de ponction de l’économie nord américaine sur le reste du monde ; la seule logique des échanges commerciaux et des investissements directs ne suffisant plus à garantir la suprématie nord américaine, celle-ci est relayée par des flux de capitaux liquides extrêmement volatils à la recherche de retours à court terme. Le soutien artificiel des cours en bourse ou la dévalorisation subite des titres, par le contrôle des taux de change ou des taux d’intérêt, prend le relais de la chute des taux de profit, et jamais le volume des transactions financières mondiales et la spirale de l’endettement n’auront été aussi considérables. 109 Tandis que le rôle de l’armée passe au second plan, d’un côté les crises financières soutiennent la prospérité intérieure et renforcent la suprématie du dollar, de l’autre elles appauvrissent les pays déjà pauvres. Bénéfiques pour les Etats-unis, les années 90 sont maléfiques pour le reste du monde, et ceci est lié à cela. On passe alors d’une période où les difficultés du Tiers-monde se manifestaient principalement en termes d’endettement, à une période où elles se manifestent principalement en termes de crises monétaires. Désormais — marché des capitaux oblige — les taux d’intérêt sont essentiellement gérés en fonction des taux de change, mais cette stratégie est à double tranchant : ce que l’on gagne d’un côté, il faut bien le concéder de l’autre et son effet en retour (effet boomerang) sur l’économie américaine aura été considérable (crise de 1987, de 1998 et de 2001). Le résultat est qu’aujourd’hui, sous l’impulsion des Etats-unis, l’économie mondiale est « à découvert » sans que rien — dans « l’économie réelle » — ne puisse en compenser le déficit. Simultanément, alors que la stratégie du FMI ne varie pas d’un iota et que les « fonctions politiques » de l’aide internationale se confirment au détriment de leurs « fonctions économiques », les pays de l’Opep reprennent l’initiative du marché pétrolier dans une logique où leurs intérêts ne convergent plus forcément avec ceux des Etats-unis. Jusque-là les Etats-unis se contentaient d’un pilotage « à vue » — et par acteurs interposés — des ressources pétrolières. Progressivement, leur objectif sera un contrôle direct — et sur place — d’une partie des ressources mondiales. Dans les années 1990, le projet de « bouclier antimissile » est abandonné et - en Amérique latine - la diplomatie Us accompagne le « virage démocratique ». Cependant, l’embargo sur l’Irak est maintenu avec des frappes ponctuelles (décembre 1998) et la montée du terrorisme d’un côté, la stigmatisation des « Etats voyous » de l’autre, constituent autant de tendances – d’abord mal coordonnées entre elles – mais qui trouveront leur pleine expression à la période suivante. Les années « militairement creuses » de l’administration Clinton et ses relatives bonnes performances intérieures ne doivent pas faire illusion : bien avant l’arrivée de Georges W. Bush aux affaires, l’évaluation des menaces se diversifie, les dépenses d’armement reprennent et, liée à l’évolution de la conjoncture pétrolière internationale, la situation intérieure ne cesse de se dégrader en rendant inévitable un recours à la force. Vis-à-vis de la période antérieure, ou même de l’immédiat « après guerre froide », le jeu des intérêts en présence et celui des solidarités se recomposent. On aura mal pris la mesure du fait que l’implosion des pays de l’Est se sera accompagnée également d’une implosion parallèle des solidarités qui s’étaient nouées jusque-là autour de l’antagonisme Est Ouest. À la vérité — avec cette incertitude que laisse déjà subsister l’évolution à venir de la Russie et de la Chine — la seule menace réelle qui pèse sur les « intérêts nord américains » dans le monde provient aujourd’hui des pays riches « alliés » des Etats-unis : principalement l’Europe et le Japon. Aujourd’hui l’équilibre de « l’équation mondiale de puissance » (Paul Kennedy) est en train de basculer et si la totalité de 110 l’espace mondial est devenu un prolongement de l’espace national nord-américain, on ne peut convenablement apprécier les menaces qui les guettent sans prendre en compte le danger que représente pour eux la montée en puissance de leurs partenaires d’hier. Pour les puissances mondiales « secondaires », il s’agissait jusqu’alors d’accepter l’hégémonie du dollar en contrepartie de la sécurité militaire que leur garantissait la plus grande machine de guerre que l’histoire n’ait jamais connue. La question se pose désormais de savoir si cette machine — à son tour — ne constituerait pas pour elles une menace, et si l’hégémonie du dollar est un phénomène durable et irréversible. La réponse tient en quelques mots : la puissance militaire nord américaine constitue une menace pour tous — y compris pour les Etats-unis — et l’hégémonie du dollar n’est pas inscrite dans le cours « naturel des choses ». Les bonnes performances de l’administration Clinton. Lorsque Clinton entre en fonction, le chômage se situe à 7.3 %, le PIB stagne, le déficit budgétaire s’élève à 4.8 % du PIB contre 2.8 % en 1989 - et l’inflation a repris. La dette nationale est passée d’environ 829 milliards de dollars en 1979 à plus de 4 000 milliards pour 1992, soit de 3 600 à 16 000 $ par habitant, soit une augmentation de 450 %. L’arrivée de Bill Clinton aux affaires ne modifie pas fondamentalement la situation, mais elle l’infléchie de manière contradictoire. En 1991 — et probablement trop tard, à moins que cela n’ait été l’objectif poursuivi — la FED baisse ses taux d’intérêt. Les performances économiques internes s’améliorent, le déficit fédéral se réduit — le budget devient même excédentaire — et les dépenses militaires sont à la baisse. Favorisée par la conjoncture de sortie de « guerre froide », l’administration Clinton aura été obnubilée par la réduction du déficit budgétaire et elle y sera parvenue : c’est d’ailleurs cette conjoncture qui permet de comprendre le mot d’ordre de campagne du président Clinton : « Putting the people first » (priorité aux gens). À partir de 1998 le budget devient excédentaire tandis que les dépenses civiles augmentent en valeur absolue et relative : les quatre dernières années du mandat Clinton (1998-2001) enregistrent des excédents budgétaires plus que significatifs : 69 milliards en 1998, 125 en 1999, 236 en 2000 et 127 en 2001. Encore fallait-il que le PIB augmente plus rapidement que les dépenses, et c’est le cas. Après la récession de 1991, la croissance reprend : entre 1990 et 2001 (en $ constants de 1996) le PIB passe de 6700 à 9200 milliards de dollars, l’indice de la production industrielle (base 100 en 1992) passe de 99 à 145 et l’indice de productivité (base 100 en 1992) de 95 à 118 ; les taux d’intérêt baissent, et — malgré une augmentation significative de la population active civile (de 125 à 142 millions) — le chômage recule : de 5.6 % à 4 %. Entre 1985 et 2000 les investissements directs augmentent de plus de 500 % et les exportations de biens et de services de 200 % sur les deux dernières décades. Dans le même temps — entre 1992 et 1999 — confirmation que les dépenses militaires sont bien financées sur le déficit, tandis que le budget fédéral augmente mais moins vite que le 111 PIB, les dépenses militaires chutent en valeur absolue (d’environ 300 milliards à 275 milliards) passant de 22 % à 16 % des dépenses totales et de 5 % à 3 % du PIB. Comme le fait remarquer Stieglitz, « en ramenant les dépenses militaires de 6.2 % du PIB qu’elles avaient atteint sous Reagan à 3 %, le déficit était réduit de moitié ». Du reste — au plan mondial — la réduction des dépenses militaires correspond à une tendance générale. L’administration Clinton (1992-2001) n’intervient guère qu’en Somalie (1992) et pour expédier les affaires en cours, qu’en Haïti et sous mandat des Nations Unis (septembre 1994), au Kosovo et dans le cadre de l’OTAN (1999) ou encore — et cela malgré l’avis favorable de la France, de la Russie et de la Chine pour la levée des mesures d’embargo - pour bombarder l’Irak (décembre 1998). Dans ce cas, il s’agit d’une décision unilatérale. La première intervention militaire en Haïti (15 au 15 septembre 1994) s’effectue, sous mandat de l’Onu, pour imposer le retour 131 du père Aristide — premier président démocratiquement élu de toute l’histoire de l’île — mais, à vrai dire, la situation est plus compliquée. Après avoir occupé Haïti de 1915 à 1934 puis soutenu les deux dictatures Duvalier (1957-1986) les Etats-unis étaient restés neutres lors de l’élection du père Aristide, mais favorables au coup d’État qui l’avait renversé en 1991 : parmi les conjurés certains avaient été formés dans la même Académie militaire (Fort Bragg) que d’autres dictateurs fameux d’Amérique du Sud. Toutefois, sans s’opposer à la résolution des Nations Unies décrétant l’embargo sur l’île, mais qui se heurtait à la réticence des pays périphériques à l’appliquer, dans ce cas, ils feront pression sur l’Organisation pour intervenir militairement. On peut penser qu’à partir de là, et au moins pour ce qui concerne l’Amérique latine, les Usa ont désormais intérêt à traiter avec des régimes démocratiquement élus. Cela d’ailleurs ne garantit en rien qu’ils soient démocratiques, ni qu’ils le restent, mais s’inscrirait dans le sens d’un renoncement à l’exercice unilatéral de la force armée. C’est d’ailleurs ce qui semble se passer et – simultanément les dépenses militaires sont à la baisse. Tout au long de cette période, on observe en effet de la part des Etats-unis une remarquable réduction des dépenses militaires et de personnels. Entre 1987 et 1999 et bien qu’à un rythme moins soutenu que l’évolution mondiale, les dépenses militaires diminuent d’environ 30 %, les effectifs armés diminuant dans une proportion plus soutenue encore : 385 milliards $ pour 2 millions d’hommes en 1990, contre 280 milliards pour 1.4 millions d’hommes en 2000, dont environ 250 000 stationnés en permanence à l’étranger. La tendance est si soutenue qu’Emmanuel Todd — par exemple — « ne voit pas comment une rétractation d’une telle ampleur pourrait être interprétée comme le signe manifeste d’une volonté 132 impériale » . C’est oublier que l’ennemi d’hier est anéanti, que — comparativement aux autres puissances mondiales — la capacité de feu Us se maintient, se diversifie et même s’accroît, que les industries d’armement prospèrent, que nous sommes 131 Jean Bertrand Aristide (1953) Homme d'église et homme politique haïtien. Il fut président d'Haïti en 1991, de 1994 à 1996 et de 2001 à 2004. 132 Emmanuel Todd, Après l’empire, Paris, Gallimard, 2002, p. 103. 112 dans une phase de transition et que — bien avant que Georges Bush II ne soit élu, les dépenses d’armement reprennent à la hausse. Sous cet angle et de manière incontestable, le bilan de Bill Clinton est un succès, mais ce que l’on obtenait d’une main, sans doute fallait-il le concéder de l’autre. En fait, les relatives bonnes performances intérieures de l’administration Clinton dissimulent une emprise croissante des marchés financiers mondiaux, eux-mêmes de plus en plus « déconnectés » de l’économie « réelle » et du politique et, à aucun moment, l’administration Clinton ne remettra en cause les « acquis » de la gestion Reagan : apparaissant de plus en plus comme le moteur de la « globalisation » financière — la déréglementation s’accélère. Mieux que cela, on assiste à une surenchère et 133 c’est ce que reconnaît Joseph Stieglitz — démocrate, prix Nobel d’économie et président du Council of Economic Adviser sous Clinton : « nous avons déréglementé aussi ardemment qu’eux (les républicains) et sabrés plus implacablement dans 134 les dépenses qu’ils ne l’avaient jamais fait » . La déréglementation démocrate. Ainsi, la déréglementation des télécommunications (avec le télécommunication Act de 1996), de la banque (avec l’abrogation du Glass-Steagall Act de 1933) de l’énergie (électricité) et du secteur des technologies de pointe stimulé par la prolifération des sociétés point.com va-t-il — selon les termes mêmes de Stieglitz — « tourner au délire ». Principal secteur de localisation des sociétés point.com, le poids économique des télécommunications double de 1992 à 2001, le secteur mobilise plus du tiers des nouveaux investissements, il crée près des deux tiers des emplois nouveaux et le taux de croissance de la productivité y est exceptionnel. Entre 1991 et 1995, l’indice Nasdaq des valeurs technologiques grimpe de 500 à 1000, puis 2000 en juillet 1998, pour franchir le seuil des 5000 en mars 2000. En 1996, le Dow Jones passe de 5000 à 6500 et 135 c’est le moment que choisit Alan Greenspan , le très médiatique directeur de la FED, pour parler « d’exubérance irrationnelle ». Or rien ne se passe. En 1999, l’indice plafonnait à 12 000 mais rien ne s’était encore passé. Il faut attendre mars 2001 pour que le Dow Jones et le Nasdaq s’écroulent. Parallèlement, la capitalisation boursière des valeurs américaines (mesurée par l’indice Wilshire) enregistre une progression extravagante. Lorsqu’elle atteint son apogée en mars 2000, elle était de 17 000 milliards de dollars, c’est-à-dire 1.7 fois la valeur du PIB et on admettait qu’un ménage américain sur deux possédait des actions. À la fin de 1999, la Réserve Fédérale estime que les Américains détiennent 13.5 trillions en « équities », en augmentation de 26 % sur l’année 133 Stieglitz Joseph (1943) Economiste américain, prix Nobel d’économie en 2001. Joseph Stiglitz a été dans l’administration Clinton chef économiste (19951997). Economiste à la Banque mondiale de (1997 à 2000), il se montra très critque de cette institution ainsi que du fond monétaire international. 134 Joseph Stieglitz, Quand le capitalisme perd la tête, Paris, Fayard, 2003, p. 351. 135 Greenspan Alan (1926) Economiste américain, responsable de la Réserve fédérale américaine de 1987 à 2006. Il fut systématiquement depuis la présidence Reagan reconduit par tous les présidents qui se sont succédés. 113 précédente. En 2000 — alors que la notion « d’actifs immatériels » prend dans la nouvelle économie des dimensions ignorées jusque-là, que certaines sociétés affichent des valeurs boursières considérables sans jamais avoir réalisé le moindre profit, et que les prix des actifs sont sans commune mesure avec leur valeur réelle, le volume des transactions financières mondiales atteint 150 000 milliards de dollars, c’est-à-dire trente fois la valeur du commerce mondial de la même année. En moyenne et par jour, 1.5 trillions $ change de mains sur les marchés monétaires, soit 48 fois la valeur journalière du commerce mondial, et à peu près l’équivalent du PIB annuel de la France. D’une certaine manière, même si les Etats-unis étaient parvenus jusque-là à tirer profit de la longue succession de crises qui depuis le début des années 1990 se succédaient à l’échelon international, désormais les effets de la déréglementation les rattrapent, et la crise les frappe de plein fouet. Nous avons vu que les premiers déficits commerciaux Us apparaissaient au milieu des années 1970. Au cours des années 1990, sous l’effet d’une pression plus forte des importations vis-à-vis des exportations, mais surtout d’une chute de la productivité Us, cette tendance se confirme et les déficits se creusent : 102 milliards de dollars en 1990, 159 en 1995, 329 en 1999, 410 en 2001 et 449 pour 2003. En l’espace d’une douzaine d’années, les déficits commerciaux sont multipliés par quatre, tandis que l’évolution de leur répartition géographique indique une dépendance accrue à l’égard des pays asiatiques. En 2001, pour un déficit commercial global de 410 milliards de dollars, nous avons un déficit d’environ 200 milliards avec l’Asie (83 milliards avec la Chine, 68 avec le Japon, 13 avec la Corée du sud), 50 milliards avec l’Amérique latine (dont 30 avec le Mexique) et 60 avec l’Union européenne (dont 29 avec l’Allemagne, 13 avec l’Italie et 10 avec la France). En janvier 2002, même la balance des produits à haute composante technologique était déficitaire. En même temps que sa structure évoluait, la dette extérieure s’amplifiait à un rythme exponentiel tout en accélérant la logique de « crise » (internes et externes). Avec l’arrivée de Clinton aux affaires (fin 1992), nous avons vu que le déficit fédéral s’élevait à 333 milliards de dollars et qu’il s’était transformé en excédant. Mais outre le budget fédéral, la balance des paiements courants doit également prendre en compte la dette des ménages et celle des entreprises. Entre 1964 et 2002 le stock de la dette aura été multiplié par trois (de 10 000 à 30 000 milliards de dollars) et cela est principalement imputable à l’endettement financier intérieur des entreprises qui passe au cours de cette période de 53 à 7 620 milliards de dollars, soit 72 % du PIB. Cela est particulièrement flagrant dans le secteur bancaire - entre 1989 et 1998 – où la dette est principalement soutenue par l’emballement des mouvements de fusion, d’annexion ou d’acquisition d’actifs financés par l’emprunt. Pour ce qui concerne l’endettement des ménages, le diagnostic est comparable : il passe de 200 milliards de dollars en 1964 à 7 200 milliards en 2002, et de 26 % du revenu individuel en 1985 à 40 % en 2002, modifiant totalement le rapport entre 114 l’épargne et l’investissement. Selon la Morgan Stanley Bank, le taux national net d’épargne (épargne des ménages, des entreprises et de l’État rapporté au PIB) atteint avec 1.6 % à la fin de 2002 son niveau le plus bas de toute l’histoire américaine : c’est moins du tiers de la moyenne des années 1990 et le sixième seulement des années 1960 et 1970. La progression extravagante de la dette extérieure, la chute des bourses mondiales de 1998, la « bulle du surinvestissement » qui devait éclater dans les années 2000 et la récession qui s’installe à partir de mars 2001 s’inscrivent dans une logique qui aura conduit à ravager des pans entiers des économies des pays tiers. Nouvelle crise mexicaine de 1994 (après la crise de 1982 et le redressement partiel de 1988-1993), crises asiatiques de 1997 (Corée du sud, Thaïlande, Indonésie, Malaisie), crise russe de 1998 et crises latino-américaines de 1999 (Argentine, Brésil). D’une certaine manière, les scénarios de la période antérieure se reproduisent et s’amplifient — mettant en évidence la formidable capacité de ponction de l’économie nord américaine sur le reste du monde. Les pays émergents sont touchés en premier et les mécanismes s’inversent : la baisse des taux d’intérêts et la hausse relative du dollar dans un cas, la hausse du dollar et la baisse des taux d’intérêts dans l’autre, produisent des effets comparables. Les six crises des années 1990. Nous avons déjà évoqué la crise qui, suite à l’envol des taux d’intérêts au début des années 1980 et à la déréglementation des marchés financiers, intervient en 1987 - aux USA et sous la présidence de Bush père - avec le krach des caisses d’épargne nord américaines : du jour au lendemain, 520 caisses sur 2 900 étaient déclarées insolvables, occasionnant un plan de sauvetage de 158 milliards de dollars échelonnés sur onze ans, supérieur donc à la dette mexicaine pour la même période. C’était la deuxième crise sérieuse des années 80. Mais avant de se manifester aux USA une première crise avait déjà frappé le Mexique et on connaît les liens structurels qui unissent les deux pays. En 1982 le Mexique se déclare insolvable et cela est dû principalement au retournement du marché pétrolier. Pays producteur de pétrole et membre de l’Opep, depuis 1960 le Mexique connaissait des taux de croissance soutenus et le pays s’était engagé dans une série de réformes libérales qui le faisait donner en exemple par les dirigeants du FMI. Se basant sur sa production pétrolière et sur un endettement extérieur croissant, à partir de 1978, le Mexique se lance dans une stratégie de croissance soutenue, que la hausse des taux d’intérêts nord américains, l’appréciation du dollar par rapport au peso et le retournement du marché pétrolier vont mettre en situation de cessation de paiement. Entre 1977 et 1981, le déficit de la balance commerciale passe de 5 à 25 milliards de dollars (la part des produits pétroliers dans les exportations passant dans le même temps de 21 à 73 %), le déficit de la balance des paiements est multiplié par trois et l’inflation remonte de 16 à 28 %, tandis que la dette extérieure s’élève à 53 milliards de dollars ; à cela il faut ajouter 20 milliards de dettes privées, 5 milliards de dettes commerciales à court terme et d’endettement des entreprises, et 7 milliards d’hypothèques sur des biens acquis à l’extérieur 115 par les ressortissants mexicains (principalement aux Usa). À partir de là — et nous sommes en 1982 — les emprunts réalisés à l’extérieur seront entièrement englouti dans le service de la dette. La situation nord américaine - avec qui s’effectue les 2/3 des échanges, d’où provient 30 % des prêts bancaires et 70 % des investissements directs - se répercute sur, et aggrave la situation Mexicaine (baisse des recettes pétrolières, renchérissement du crédit extérieur, évasion de 20 milliards de dollars etc..). Elle suscite un premier train de mesures : dévaluations successives du peso, contrôle des changes, gel des avoirs en devises, recourt au crédit (2.5 milliards) et au prêt international (3.8 milliards du FMI), avances sur recettes, lignes de crédits sur les banques centrales étrangères etc. Devant l’échec de ces mesures, un plan d’ajustement structurel est mis en place par le FMI (fin 1982) : nouvelles dévaluations, libération des prix, hausse des impôts, du taux d’escompte et des tarifs publics. La présidence de Miguel de la Madrid (19821988) ne parvient pas à enrayer la situation. La diminution de 20 % de l’inflation, l’augmentation de l’excédent commercial et une balance des paiements tout juste excédentaire compensent mal une augmentation vertigineuse du chômage (18 % de la population active), une diminution du PIB, une réduction des salaires réels et un triplement du taux de change de la monnaie nationale, que va aggraver l’effondrement du marché pétrolier de 1986 : nous l’avons vu, le prix du baril passe de 25,30 $ en 1985 à 8,20 $ en juillet 1986. En 1987, la dette extérieure du Mexique dépasse les 100 milliards de dollars, son déficit budgétaire atteint 15.8 % du PIB et le taux d’inflation est de 159.2 %, occasionnant un nouveau plan d’ajustement structurel qui — pendant un moment au moins — portera ses fruits. En 1993 la situation s’est redressée, mais les mécanismes qui permettaient de l’expliquer se sont renforcés. D’un côté, le peso s’est stabilisé, le budget est excédentaire, la dette extérieure a été sensiblement réduite (de 100 à 73 milliards de dollars) et le taux d’inflation ramené à 10 % ; mais de l’autre, l’économie mexicaine a entièrement été « succursalisée » par l’Amérique du Nord. En 1986, juste avant le deuxième « PAS », le Mexique adhère au GATT. Notons que — dans le même temps — les pays de l’Est asiatique prospèrent, qu’ils accueillent toujours plus de capitaux en quête de profits et qu’à leur tour, ils investissent à l’étranger, y compris d’ailleurs au Mexique : c’est le cas par exemple de Taiwan. L’effondrement des économies des pays de l’Est ne modifie en rien cette logique : au contraire, elle la renforce et la confirme. La troisième crise d’importance — alors qu’on croyait le pays à l’abri et que — dans l’intervalle — la situation intérieure s’était redressée, frappe à nouveau le Mexique en 1995. En 1991, la première intervention Us en Irak se traduit par une chute du cours du baril qui se répercute sur l’offre mexicaine de pétrole qui représente alors près de 65 % de ses exportations, mais le pays résiste et adhère successivement à l’ALENA (1992) puis à l’OCDE (avril 1994) ; simultanément le dollar baisse et — avec 116 136 l’élection d’Ernesto Zedillo , candidat du PRI au pouvoir depuis 1929, qui succède à Salinas avec une majorité des deux chambres au Congrès — le mécontentement social s’amplifie. Avec la révolte du Chiapas de décembre 1994, les capitaux étrangers qui s’étaient investis (mais la plupart à court terme) refluent, la bourse de Mexico dégringole et le peso est à nouveau dévalué, suscitant aussitôt une aide de 50 milliards de dollars (dont 20 milliards Us et 30 milliards du FMI), la plus importante jamais accordée à un pays. Si importante que 137 Igniacio Ramonet se demande « si elle cherchait à sauver le Mexique […] plutôt qu’à sauver le système financier 138 international » . Comme les précédentes, elle s’accompagne d’un nouveau plan de rigueur qui va plonger le pays dans la récession mais servir de modèle pour les crises qui vont suivre. Or, tout témoigne du fait que — vis-à-vis des Etats-unis — nous sommes déjà dans une logique « interne ». À la vérité, les investisseurs à long terme nord américains vont récupérer leurs fonds avec intérêts et les Etats-unis — ce qui était au moins en partie le but de l’opération — seront remboursés. Avec les crises suivantes, le FMI obtiendra des résultats « allants du 139 simple échec, au désastre total » , mais simultanément nous changeons de logique. Dans ce cas, des pays « clients » deviennent des concurrents directs, tandis que l’on tente de « clientéliser » d’anciens concurrents. Dans le même temps, on passe d’une logique d’endettement, à une logique de « crise monétaire ». La quatrième grande crise mondiale touche les pays asiatiques dans les années 1997-1998 mais pour en comprendre les enjeux et les retombées, il nous faut remonter légèrement en arrière. Depuis la fin des années 1940 jusqu’au début des années 1980, les économies des pays de l’Est asiatique s’étaient organisées à la fois autour de l’exclusion de la Chine de l’économie de marché, de l’exceptionnel dynamisme de l’économie japonaise, de la montée en puissance des Nouveaux Pays Industrialisés (NPI) — les fameux « dragons » — et du commerce trans-pacifique. Nous avons déjà évoqué les performances du Japon. Vers le milieu des années 1980 — alors que les performances des « dragons » sont tout aussi remarquables sinon davantage — la puissance grandissante du Japon sur la scène internationale et son rôle de leader incontesté de la zone asiatique préoccupent les autres puissances mondiales. Jusqu’à cette date, avec un accès direct et sans restrictions (single market dependance) au marché nord américain, le commerce trans-pacifique connaît un essor considérable : en 1985, les Usa absorbaient plus du tiers (35 %) des exportations du Japon, 40 % de la Corée et 45 % de Taiwan et — à 136 Zedillo Ernesto (1951) Président du Mexique de 1994 à 2000. 137 Ramonet Ignacio (1943) Journaliste et écrivain d’origine espagnole. Rédacteur en chef du Monde diplomatique, il est à l’origine du mouvement altermondialiste ATTAC et de l’ONG Media Watch Global. 138 Ignacio Ramonet, Géopolitique du chaos, Paris, Folio, 2002p. 77. 139 Joseph Stieglitz, op. cit. p.274. 117 l’exception peut-être des Philippines — les succès de la Thaïlande, de la Malaisie, de l’Indonésie, de la Corée du Sud et de Singapour étaient fulgurants. Entre 1986 et 1996, la Thaïlande connaît une croissance de 9 % par an en moyenne, le taux de croissance de Singapour en 1994 est également de 9 %… Malgré d’importantes disparités, l’ensemble représente 50 % du PIB, 40 % de la population et 35 % du commerce mondial. À la veille de la quatrième grande crise financière, 20 % du commerce de l’ANSEA est un commerce interne, contre 65 % avec l’Union Européenne et le reste (15 %) avec les Etats-unis. Pilotés par l’administration Reagan, les Accords du Plazza de 1985 avaient abouti à une réévaluation du yen de 50 %, l’objectif étant alors de stimuler les exportations Us vers le Japon, et d’affaiblir d’autant la compétitivité industrielle du pays. Les résultats sont immédiats : le Japon diversifie son commerce et ses flux d’investissement vers les pays asiatiques et devient le premier pays créancier au monde. Au début des années 1990, alors que s’amorce pour le Japon une longue période de stagnation, la part des exportations japonaises vers les Usa tombe à 27 %, tandis que la part du commerce transasiatique passe de 32 à 44 %, pour représenter en 1995 plus de 50 % de son commerce global. Un forum consultatif — l’APEC — est créé en 1989. La déclaration de Bogor sanctionne l’émergence d’un consensus sur la création d’une zone de libre-échange (L’ANSEA) qui se réalise en 1992. Signe des enjeux qui s’y nouent, son premier sommet à lieu à Seattle en 1993, mais le deuxième à Bangkok (1994) et le troisième au Japon (1995). À cette date, mis à part les Philippines, les six membres de l’ANSEA sont des régimes libéraux autoritaires (Indonésie, Malaisie, Thaïlande, Singapour, Brunei) que la question de la Corée du nord, de la Birmanie et du Cambodge divise, sans parler des revendications territoriales en mer de Chine : l’occupation militaire des îles Spratly par exemple, est revendiquée simultanément et en totalité par la Chine, Taiwan et le Vietnam, partiellement par les Philippines, la Malaisie et Brunei. Dès le milieu des années 1980, un taux de change fixe de la plupart des monnaies asiatiques vis-à-vis du dollar (« taux peg »), et donc une absence momentanée de risques liés aux fluctuations de change, se traduit par une hausse des taux d’intérêt locaux, dont le principal effet va être d’attirer un flux croissant de capitaux étrangers liquides. D’un côté les banques vont de plus en plus emprunter à court terme en devises étrangères (mais principalement en dollar) offrant ainsi aux entreprises des crédits à faible taux qui vont favoriser une surenchère à l’investissement : les capacités de production vont croître à un rythme sans commune mesure avec les débouchés correspondants. De l’autre, le cycle des déficits commerciaux, la hausse des taux d’intérêts asiatiques et l’arrivée massive de fonds spéculatifs (hedge funds) relancent la logique du surendettement et du surinvestissement. Enfin, dans une logique spéculative, nous allons avoir une inflation de la valeur (et des prix) des actions et de l’immobilier. La crainte des Usa et de l’Europe d’un bloc asiatique autonome se renforce ; Alan Greenspan, président de la Réserve fédérale 118 dénonce le dirigisme du capitalisme nippon et on se souvient 140 en France des réactions d’Edith Cresson . Il suffira que le dollar ne cesse de se réapprécier vis-à-vis du yen (+ 40% entre avril 1995 et fin 1998) pour que tout s’écroule. En 1995, avec un taux de change de 80 yens pour un dollar, le Japon est frappé de plein fouet. D’un côté, la spéculation sur les capitaux liquides (actions) et sur l’immobilier va conduire au krach boursier et immobilier. La baisse du taux de profit des entreprises va en accentuer l’ampleur. De l’autre, la hausse du dollar vis-à-vis des monnaies locales va se traduire par une réduction du volume et de la valeur des exportations vis-à-vis des importations « nécessaires », et donc par une détérioration des comptes courants extérieurs de la plupart de ces pays, que la persistance de la récession japonaise ne parviendra pas à compenser. Liés à l’insolvabilité des débiteurs bancaires locaux, les effets cumulés du krach boursier d’un côté et de la dépréciation des monnaies de l’autre, se traduisent alors par une fuite massive de capitaux. Le bilan est désastreux : en juillet 1997, la dévaluation de la monnaie thaï est une des plus graves crises monétaires que le monde ait connues. De partout le chômage augmente — jusqu’à 20 % de la population active en Indonésie — et les grands groupes industriels s’effondrent : c’est le cas de Daewoo en Corée du Sud. Dans un premier temps, les Usa s’abstiennent d’intervenir dans une crise dont ils sont les bénéficiaires, le FMI attend de voir et 141 le Trésor américain (Lawrence Summers ) oppose son veto à la création d’un Fonds monétaire Asiatique (FMA) qui — en quelque sorte — aurait constitué le noyau d’un système régional autonome. Comme chaque fois en pareil cas, le FMI intervient en débloquant 120 milliards de dollars — dont la moitié pour la Corée du sud — et cela s’accompagne de mesures d’ajustement structurel : sauver les créanciers, ouvrir les secteurs stratégiques protégés, comprimer la demande intérieure etc. La Malaisie et la Chine qui ne suivent pas les directives du FMI s’en sortent mieux ; pour la Thaïlande qui les applique à la lettre, c’est la catastrophe, mais — d’une manière générale — la politique du FMI est un échec. D’une part, elle provoque un repli nationaliste : la plupart des Etats — sauf l’Indonésie — rachètent la dette des firmes privées et bloquent la privatisation des secteurs protégés. Ensuite, elle stimule la coopération monétaire régionale. Enfin, en affaiblissant le Japon, elle renforce la position de la Chine et affaiblit celle des Etats-unis. La cinquième grande crise touche la Russie dans les années 1998. Dans ce cas, les facteurs politiques internes s’articulent étroitement sur la crise pétrolière externe et il s’agit, en quelque sorte, d’une crise « à rebours ». Entre l’arrivée de Gorbatchev au pouvoir en 1985 et sa démission en décembre 1991, l’échec de la « perestroïka » et l’implosion du bloc de l’Est ouvrent une phase de transition brusque à la démocratie et à l’économie de marché. Les trois Etats fédéraux d’Europe de l’Est (Russie, Tchécoslovaquie, Yougoslavie) se disloquent donnant naissance à une vingtaine d’États indépendants chacun ayant 140 Cresson Edith (1934) Premier ministre socialiste français durant le second septennat de François Mitterand (1991). 141 Lawrence Henry Summers (1954) Economiste et universitaire américain. Il fut secrétaire au Trésor durant les 18 derniers mois de l’administration Clinton. De 2001 à 2006, il fut le 27ème président de l’Université d’ Harvard. 119 en charge de promouvoir des plans de réformes radicales pour accélérer la transition à l’économie de marché : privatisation des entreprises, réforme de la banque, libération des prix et des échanges, stabilisation des monnaies etc. Avant que la reprise ne s’amorce, échelonnée et diversement répercutée selon les pays, la reconstruction se traduit d’abord et de partout par des baisses de production, une montée du chômage et de l’inflation ainsi que par des déficits budgétaires cumulés qui plongent des fractions toujours plus larges de la population dans la pauvreté. Entre 1991 et 1998, le PIB russe chute de 40 %, et la pauvreté est multipliée par dix. Premier exportateur mondial de pétrole, mais victime en 1996 de la dépréciation des cours du brut (consécutifs à la crise asiatique), le pays ne peut plus faire face au remboursement de sa dette - qu’il suspend. La parité du rouble s’effondre avec les conséquences habituelles que l’on sait : déficits commerciaux croissants, krach boursier (avril 1998), fuite des capitaux placés à court terme, dévaluation du rouble (août 1998), et moratoire sur la dette publique à court terme (40 milliards de dollars). En 1998 la Russie obtient du FMI un prêt de 22.5 milliards de dollars sur trois ans mais il faut attendre 1999 pour en ressentir les effets. Sous Eltsine, la nouvelle bourgeoisie d’affaire et les oligarques prospèrent, le tissu social se détériore (prises d’otages, massacres civils, viols collectifs, racket etc.) mais l’arrivée au 142 pouvoir de Vladimir Poutine (mars 2000) correspond à une restauration de l’autorité de l’État et à une reprise économique : en trois ans — de 2000 à 2002 — le PIB est en hausse régulière de 20 % et — même si elle reste inférieure au niveau de 1991 — au premier trimestre 2003, la croissance est de 6.5 %. En 2000 la dette publique s’élevait à 48.5 % du PIB, fin 2002, elle est ramenée à 28.5 % et les réserves de change qui avaient chuté à 11 milliards après le krach d’août 1998, remontent à 63 milliards. Enfin, avec un taux de couverture de plus de 150 %, la Russie dispose d’une indépendance énergétique à peu près totale. Malgré le retour (en ex-Yougoslavie) de réactions ultranationalistes et les succès électoraux des anciens partis communistes en Ukraine, Lituanie, Slovaquie, Hongrie et Bulgarie, la transition à la démocratie est de partout engagée et — au total — la décolonisation de l’Empire soviétique apparaît comme une opération réussie. La question Tchétchène reste à part, mais ce sont moins les difficultés rencontrées qui étonnent, plutôt que le fait de ne pas en avoir rencontré davantage. L’Union Soviétique démantelée, il reste que la Russie conserve un statut de « grande puissance » dont on peut prendre la mesure, ne fut-ce qu’à sa capacité à infléchir — dans un sens ou bien dans l’autre — la recomposition des « alliances » en cours. Aujourd’hui la Russie apparaît comme « un acteur stable et fiable de l’équilibre des puissances » et ceci est à verser au compte de ce que l’on désigne comme « le pragmatisme russe » (de Poutine) consistant à opérer un repli en ordre pour préserver l’essentiel des zones d’influence prioritaires (Ukraine, Biélorussie, Kazakhstan, Tchétchénie) et à feindre de concéder ce que l’on ne peut éviter. Enfin, au plan diplomatique et politique, une nouvelle 142 Poutine Vladimir (1952) Homme politique russe et actuel président de la Russie. 120 redistribution des cartes s’est opéré entre la Russie, les Usa et l’Europe des quinze. Initié au lendemain du 11 septembre ce que l’on va désigner comme le « partenariat américano-russe » se traduit par des convergences de vue sur la lutte contre le terrorisme, la fermeture des bases militaires russes à Cuba et au Vietnam, l’aide russe à l’intervention Us en Afghanistan, le soutien Us à la candidature russe à l’OMC, les accords sur la politique énergétique et la réduction des arsenaux nucléaires etc. Ce partenariat rencontre ses limites avec l’invasion de l’Irak par les Etats-unis et la participation de la Russie au « front du refus ». Symétriquement, cadrées par l’APC (Accord de partenariat et de Coopération) de 1997 les relations avec la Communauté Européenne se stabilisent : aide européenne à la stratégie de transition, accords commerciaux et douaniers et ouverture en 1998 de négociations sur l’adhésion à l’Otan et à la Communauté Européenne de pays autrefois satellites de l’Urss etc. Dernier épisode en date, mais antérieur à l’invasion de l’Irak, la création du Conseil Otan-Russie (Rome, mai 2002) définit le cadre d’un partenariat renforcé entre la Russie et les 19 membres du Traité de l’Atlantique nord. Il ne fait aucun doute que — avec la recomposition de l’OTAN — l’élargissement européen et la politique de défense commune seront désormais au cœur de l’évolution à venir des relations euro russes. La sixième grande crise n’est pas financière, mais politique et militaire. Elle touche l’ensemble des pays européens et elle s’échelonne sur toute la décennie 1990 pour se conclure — dans le cadre de l’OTAN — par l’intervention militaire des Etats Unis au Kosovo. 143 Au lendemain de la seconde guerre mondiale, le général Tito — leader et pilier des non-alignés — était parvenu, relativement en marge de Moscou mais également des pays occidentaux, à fédérer les nationalités des Balkans (serbes, croates, bosniaques, slovènes, monténégrins, macédoniens) et les minorités religieuses ou culturelles (narodnosti albanais, musulmans, tziganes) autour d’un Etat unique autogestionnaire et décentralisé. Or, à sa mort, la situation se dégrade et on oublie le plus souvent que, dès le printemps 1981 — c’est-àdire pratiquement au lendemain de la mort de Tito survenue en 1980 — les revendications de la communauté albanaise pour une république autonome du Kosovo se font de plus en plus pressantes. Liées à la baisse dramatique des remises en provenance de l’émigration, à une bureaucratie exsangue et à un endettement croissant, les inégalités de développement entre républiques s’accusent. La question des nationalités et des disparités religieuses ou culturelles revient au premier plan, la fin du monopole politique du PC, la multiplication du nombre des partis et la montée en régime d’une opposition politique de plus en plus virulente, contribuent à rendre la situation de plus en plus instable. Les contradictions entre inégalités économiques, revendications démocratiques ou fédérales, et expression des nationalités s’aiguisent : d’un côté la déconcentration des 143 Josip Broz Tito (1892-1980) Leader de la Yougoslavie de la seconde guerre mondiale jusqu'à sa mort en 1980. 121 pouvoirs s’accompagne d’un autoritarisme accru au niveau local, de l’autre l’État fédéral perd en légitimité et en autorité. Les grandes grèves et les manifestations de rue de 1987-1988, vont déboucher en septembre 1989 sur une modification de la constitution qui simultanément renforce le caractère unitaire et la vocation hégémonique de la Serbie sur les autres Etats, met en place le pluralisme politique et affirme le droit à l’autodétermination jusqu’à la sécession. Dans la foulée de l’effondrement du bloc de l’Est, la Yougoslavie implose. En 1990 les élections se multiplient ; en mai 1991 la Serbie rompt avec l’État fédéral et à partir de là, c’est la guerre civile : en juin de la même année, la Slovénie et la Croatie proclament leur indépendance, la Macédoine en septembre et la Bosnie en octobre. Tandis que les massacres s’intensifient et que la reconnaissance des nouvelles entités divise à la fois les pays européens et l’Onu en isolant serbes et monténégrins, chaque communauté — à l’intérieur de chaque nouvelle entité — joue son propre va-tout. Entre avril et juin 1992, serbes et croates de Bosnie proclament séparément leur indépendance et s’affrontent, alors qu’en mai — avant que croates et musulmans ne s’affrontent à leur tour — l’Onu décrète l’embargo. Un premier conflit aura donc opposé la Slovénie à « l’armée fédérale » ; un deuxième aura opposé la Croatie à l’armée serbo-fédérale et le troisième aura mis toute la Bosnie à feu et à sang : la guerre de Bosnie se solde par 3 millions de réfugiés, 140 000 morts et quelque 70 000 blessés ou mutilés. En janvier 1993, le plan Vance-Owen de « cantonalisation » est voué l’échec, la signature des accords de Dayton en novembre 1995 consacre la partition ethnique du pays, mais rien n’est joué pour autant. L’implosion de l’Albanie en 1997 va relancer le processus, intensifier les opérations de l’UCK contre les autorités serbes qui, parallèlement, vont durcir la répression sur les populations civiles selon une spirale qui — sous pression américaine — va déclencher l’intervention des forces de l’Otan. Avec le début des bombardements par les forces aériennes de l’Otan, le 24 mars 1999, il s’agit d’une opération exclusivement aérienne, sans troupes au sol, et qui préfigure la plupart des interventions à venir : alors que le nombre des missions aériennes dépasse les 25 000, seuls deux avions auront été perdus. À son tour, cette intervention, va renforcer la répression sur les populations civiles jusqu’à ce que, le 3 juin 1999, l’Otan et la Serbie signent un accord de paix. Du printemps 1991 à juin 1999, le démembrement de la Yougoslavie et le dépeçage d’un pays pourtant membre de l’Onu, constitue une phase particulièrement peu glorieuse de la désunion européenne. Avant même que l’unité européenne n’ait été atteinte, on aura pu penser qu’il anticipait sur sa déconstruction ; Certains même y auront vu une répétition des accords de Munich qui, en 1938, démembraient la Tchécoslovaquie. Pour Ignacio Ramonet, pourtant peu enclin à cautionner l’interventionnisme Us, « le conflit dans l’exYougoslavie a donné lieu à de telles injustices et de telles atrocités que la non-intervention a été un crime politique comme elle le fut en 1936-1939 durant la guerre 144 d’Espagne » . 144 Ignacio Ramonet, op. cit. p. 21. 122 Dans tous ces cas de figure, la puissance militaire nord américaine en sortira renforcée et confirmée dans sa vocation hégémonique. Baisse des budgets militaires et nouvelle génération d’armes. La présidence de Georges Bush I (1989-1992) accompagnait, plus qu’elle n’anticipait, les bouleversements qui nous préoccupent. Au plan militaire, les Usa étaient intervenus en 1989 à Panama, et en 1991 au Koweït. Cependant, même si l’intervention au Koweït est la plus importante action militaire Us entrepris depuis vingt-cinq ans, elle s’inscrit encore dans le schéma de la guerre froide et ne se traduit pas par une hausse significative des dépenses militaires. Entre 1987 et 1998, liées à l’effondrement du bloc soviétique, les dépenses militaires mondiales chutent et les Etats-unis suivent sur ce plan la tendance générale. Les budgets défenses diminuent, mais le commerce des armes augmente et la structure des transactions reproduit celle des menaces. Malgré la mise en place du registre de vente d’armes classiques de l’Onu distinguant 23 catégories de matériels militaires (1991) — et adopté par le Code de Conduite de l’Union Européenne — on ne connaît pas le montant exact des transferts d’armement et on sait également que le terrorisme utilise des « moyens asymétriques » qui biaisent considérablement les données : le SIPRI, de Stockholm, évalue ces transferts à environ 20 milliards de dollars au début des années 2000. Cependant, des ordres de grandeur apparaissent. En 1997 — pour un déficit global de 180 milliards — les exportations d’armes Us représentaient 32 milliards de $ et les Usa contrôlaient près de 60 % des ventes mondiales d’armes. Sur la période 1997-2001- avec 44.82 milliards de $ de ventes cumulées — les Usa demeurent les premiers fournisseurs d’armes dans le monde (17.3 pour la Russie, 9.8 pour la France) mais ils sont dépassés à cette date par la Russie dont les ventes ne cessent de progresser : 1.5 milliards en 1995, 3.7 milliards en 2001, 4.97 milliards de $ en 2002, contre 4.56 pour les USA. En 2002 — malgré la perte du marché des avions de combat polonais (qui ont préféré le F16 de Lookheed-Martin au Mirage 2 000) la France vient en troisième position (1.28 milliards) puis le Royaume-Uni (1.12 milliards) et l’Allemagne (675 millions). En 2001, la Chine devient le premier importateur (3.1 milliards de $) devant Taiwan. L’Inde et le Pakistan figurent respectivement en cinquième et dixième positions. Par ailleurs, si les budgets défense diminuent, à l’intérieur de ce cadre, les dépenses de recherche et de développement augmentent, les programmes les plus coûteux (le bouclier antimissile etc.) sont momentanément revus à la baisse mais il s’agit — simultanément — de renouveler l’armement conventionnel, en le remplaçant par des matériels plus sophistiqués. Système unique de plate-forme spatiale à partir de laquelle des armes à énergie dirigée auraient été lancées contre les missiles adverses dans la partie haute de leur trajectoire, le projet crusader évalué à 25 milliards de dollars est mis en veilleuse. En marge des rivalités entre les différents 123 corps d’armée et, de la part des militaires, dicté par une hantise du risque proche de la paralysie, l’enjeu principal de ce que l’on aura désigné comme le « mouvement pour la réforme des armées » ou encore « la révolution dans les affaires militaires » aura consisté à engager la stratégie de restructuration qu’impliquait la fin de la guerre froide en s’appuyant principalement sur la Recherche & Développement. Le budget de ce poste était de 48.5 milliards en 1999 et de 54 milliards en 2000. En terme tactique, priorité est donnée à la rapidité, à la flexibilité et à la précision sur la masse, c’est-à-dire aux armes téléguidées et aux « forces spéciales » sur l’armée de terre. Ce programme sera repris tel quel par Donald Rumsfeld. Depuis 1995, la nouvelle ventilation des dépenses militaires s’oriente vers l’achat de matériels high-tech coûteux et économes en effectifs (destroyers DDG 51, avions de transport C17 etc.) tandis que — simultanément — il s’agit de « banaliser » ou de détruire l’armement conventionnel et de préparer une nouvelle génération d’armes, mieux adaptées à la diversification des menaces. Simultanément, tandis que l’objectif du Pentagone est d’identifier de « nouveaux ennemis potentiels », l’objectif de l’Us Strategic Command — qui coordonne la responsabilité des forces nucléaires américaines et celui des trois principaux offices nucléaires américains (Los Alamos, Sandia et Lawrence Livermore) - est de diversifier la gamme des options nucléaires disponibles. Il s’agit principalement de la bombe électromagnétique (e-bomb) à haute précision et faible intensité, disposant d’une capacité de pénétration accrue et visant la destruction de bunkers ou d’installations souterraines tout en réduisant les « dommages collatéraux ». On comprend qu’en 1999, le Sénat ait refusé de ratifier le Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (CTBT : Comprehensive Test Ban Treaty) et cela est d’autant plus préoccupant que — dès 1997 — l’Us Enrichment Corporation (USEC), la société nord américaine qui enrichit l’uranium et dont les profits à cette date s’élevaient à 120 milliards de dollars passait sous contrôle privé. Aux Usa cette mesure aura suscité des remous. En Europe, à quelques exceptions près, elle sera pratiquement passée inaperçue. Nommé par Bill Clinton en décembre 1996, le nouveau 145 secrétaire à la défense — William Cohen — est un républicain ; dans l’année qui suit (septembre 1997), Clinton fait de la surenchère sur les propositions budgétaires du Pentagone. Dés février 1999, Cohen présente un plan sextennal (2000-2005) de dépenses militaires en hausse de 120 milliards de dollars qui — selon le Washington Post — représente alors « une demande d’argent sans précédent de la part des services en uniformes, requérant un transfert massif de ressources fédérales, soit une augmentation de plus de 10 % par rapport au budget actuel de la défense, presque égal au budget entier du département de l’éducation ». Pour la seule année 1999, la hausse est d’environ 20 milliards de dollars et, dans le Projet de budget pour l’année fiscale 2000, présenté par le président Clinton, le seul poste pour les dépenses 145 William Sebastian Cohen (1940) Politicien républicain américain de l’Etat du Maine. Il fut Secrétaire d’Etat à la Défense sous la deuxième Présidence Clinton (1997-2001). 124 militaires (281 milliards de dollars) est supérieur à la somme cumulée de la totalité des autres postes budgétaires (277 milliards). La hausse s’amorce des 1998-1999, en même temps que le déficit commercial explose : en 2001, avant donc l’arrivée de Georges Bush au pouvoir, le budget nord américain de la défense est de 320 milliards de dollars, de 70 % environ plus important que les budgets des cinq premiers pays dépensant le plus. La Russie - qui vient en deuxième position dépense six fois moins. L’Irak, la Libye, la Corée du nord, Cuba, le Soudan, l’Iran et la Syrie — c’est-à-dire le club des « Etats voyous » — vingt-cinq fois moins, dont la moitié pour l’Iran. Les présidentielles 2 000 témoignent d’un remarquable consensus « bipartisan » sur les questions militaires et de défense. Le sénateur Joseph Liebermann — colistier 146 démocrate d’Al Gore — s’étant prononcé en faveur du bouclier anti-missiles (NMD) également préconisé par Georges Bush II, pour la première fois depuis les années 1960, le candidat démocrate propose de dépenser davantage pour la défense. Simultanément, alors qu’il s’agit d’amorcer le redéploiement stratégique de la sphère occidentale vers les pays de l’Est et l’Eurasie (doctrine Monroe) tout en bloquant le développement d’un potentiel militaire européen autonome, il s’agit également de désigner de nouvelles cibles (le modèle Brzezinski). Or, et signe que les enjeux se recomposent, rarement au cours de son histoire, la diplomatie nord américaine n’aura été d’une telle arrogance. Une diplomatie de l’arrogance. Depuis la fin de la guerre de Corée (1953) jusqu’à l’invasion de l’Irak (2003), la diplomatie nord-américaine est d’une remarquable continuité : on met tout en œuvre pour obtenir une caution internationale ; lorsqu’on n’obtient pas cette caution, on passe outre et, lorsqu’il advient que l’on soit sanctionné, on oppose son droit de veto. Dans tous les cas, la justification est identique. Jusque-là on évoquait « la défense des intérêts américains contre l’agression russe » et il s’agissait « d’assurer la sécurité de l’Amérique » ; désormais on anticipe en étendant la notion de « légitime défense » — le fameux article 51- à l’ensemble de la planète. Lors du bombardement de la Libye en 1986 Reagan déclara qu’il s’agissait de « contribuer à un environnement international de paix, de liberté et de progrès dans lequel notre démocratie et les autres nations libres pourront s’épanouir », mais déjà il évoquait « la légitime défense contre une agression future ». Au même moment Georges Schultz admet que le terme de « négociation est un euphémisme qui signifie capitulation si 147 l’ombre du pouvoir ne plane pas sur le tapis vert » . L’administration Clinton va généraliser cette diplomatie de la 146 Albert Arnold Gore, Jr. (1948) Homme politique, professeur, homme d’affaire et environnementaliste nord américain. Il fut le 45ème vice président des Etats-Unis durant l’administration Clinton de 1993 à 2001. 147 Geoges Schultz, 14 avril 1986. 125 148 menace et James Schlesinger observe « qu’au cours du premier mandat de Bill Clinton, les Etats-unis ont imposé ou menacé d’imposer des sanctions 60 fois à l’encontre de 35 pays qui, à eux tous, rassemblaient 45 % de la population 149 mondiale » . La notion « d’agression interne » avait déjà été évoquée à propos du Vietnam. L’invasion du Panama fut défendue au Conseil de sécurité au nom de l’article 51 qui, selon Thomas 150 Pickering : « autorise l’usage de la force armée pour défendre un pays, défendre nos intérêts et notre peuple ». En juin 1993, se référant à l’article 51, Albright explique que les bombardements sur l’Irak sont destinés « à nous défendre contre une agression militaire » (tentative d’assassinat contre 151 Bush père) et Douglas Hurd alors ministre des Affaires étrangères britannique s’y réfère toujours en soutenant qu’il autorise un Etat à user de la force pour « contrer les menaces pesant sur ses ressortissants ». Dès cette période, ce que les nord américains désignent comme « a go it alone attitude » devient le mot d’ordre de la diplomatie. En 1998, Clinton revendique pour les Etats-unis le droit de « riposter quand, où et à la manière qu’ils auront 152 décidée » et à peu près au même moment, Madeleine Albright — alors ambassadeur Us auprès de l’Onu - fait savoir que « les Américains agiront multilatéralement (s’ils le peuvent) et unilatéralement (s’il le faut) ». Cela va si loin que Charles Maechling Jr, ancien conseiller au département d’État, reconnaît que Madeleine Albright est « le premier secrétaire d’État dans l’histoire des Etats-unis dont la spécialité en matière de diplomatie consiste à sermonner les autres gouvernements, à tenir des propos menaçants et à se vanter sans vergogne de 153 la puissance et des mérites de son pays » . Pourquoi se priver d’intervenir lorsqu’on dispose de la force pour le faire et que — au niveau du droit — le recours au veto constituera toujours une solution ultime ? En 1986, un an après que le Nicaragua ait déposé plainte devant la cour internationale de justice, celle-ci condamne les Usa pour « usage illégal de la force » et se heurte au veto nord américain. De même, lors du retrait partiel de Panama, les Etats-unis opposeront leur veto à une résolution qui les condamnait pour « violation flagrante du droit international et mépris de l’indépendance, de la souveraineté et de l’intégrité territoriale des Etats », en réclamant le « retrait total des forces 148 James Rodney Schlesinger (1929) Secrétaire d’état à la défense de 1973 à 1975 sous les présidence de Richard Nixon et Gérald Ford. Il fut le premier secrétaire d’état à l’énergie sous Jimmy Carter. 149 Schlesinger, cité par Thierry de Montbrial, Quinze ans qui bouleversèrent le monde, Paris, Dunod, 2003, p. 323. 150 Thomas Reeve "Tom" Pickering (1931) Ambassadeur des Etats unis à l’ONU de 1989 à 1992 151 Douglas Richard Hurd, Baron Hurd of Westwell (1930) Homme politique britanique qui servit sous les gouvernements conservateurs de Margaret Thatcher et John Major entre 1979 et 1995. 152 Bill Clinton, New York Times, 24 février 1998. 153 Cité par Thomas W. Lippman, p. 165. 126 d’invasion américaines de Panama ». La conclusion de Noam Chomsky sur ce plan est radicale : « plus un Etat dispose de la capacité d’user de la violence, plus est grand son mépris pour la souveraineté des autres […] aucune question de législation internationale ne vaut lorsque le prestige, la position ou la 154 puissance des Etats-unis sont en jeu » . Mais la nouveauté vient peut-être d’ailleurs. Rarement dans leur histoire les Etats-unis auront revendiqué aussi fort et aussi haut une liaison aussi étroite entre leurs intérêts économiques et leur action diplomatique ou militaire. L’argument est évoqué par Bill Clinton à propos de la Yougoslavie : « Nous soutenons nos valeurs, faisons avancer la cause de la paix et protégeons 155 nos intérêts » . Il avait déjà été avancé à propos d’Haïti où il s’agissait alors de « préserver la démocratie dans (son) hémisphère et renforcer la sécurité et la prospérité de l’Amérique ». Mais c’est probablement son discours sur l’état de l’Union de janvier 2000 qui en donne toute la mesure : « pour réaliser toutes les opportunités de notre économie, nous devons dépasser nos frontières et mettre en forme la révolution qui fait tomber les barrières et met en place les nouveaux réseaux parmi les nations et les individus, les économies et les cultures : la globalisation. C’est la réalité centrale de notre époque […]. Nous devons être au centre de tout réseau global vital. Nous devons admettre que nous ne pouvons bâtir notre 156 avenir sans aider les autres à bâtir le leur » . Désormais, non seulement la liaison entre intérêts économiques privés et interventions militaires est clairement revendiquée, mais — tandis que l’éventail des « intérêts vitaux des Usa » ne cesse de s’élargir — il s’agit également d’en valider l’exercice à toutes les institutions ou régions de la 157 planète où il risquerait d’être mis en défaut. M. Kantor , conseiller de Clinton pour le commerce extérieur, sur ce point ne laisse subsister aucune équivoque : « l’époque de la guerre froide, au cours de laquelle nous négligions d’intervenir lorsque nos partenaires commerciaux manquaient à leurs engagements, cette époque est révolue. Notre sécurité militaire 158 et notre sécurité économique ne peuvent être séparées » . Par ailleurs, la déclaration dite de Washington (avril 1999) associe très clairement les missions de l’OTAN au maintien des approvisionnements énergétiques : « la protection de la sécurité de l’Alliance (atlantique) peut être affectée par d’autres risques d’importance majeure (qu’une attaque armée), tels que les actes de sabotage et le crime organisé, ainsi que l’interruption d’approvisionnements en ressources vitales » (art 24). Entendons le pétrole. Enfin, et c’est sans doute là l’essentiel, au début des années 2000, le recensement des 154 Noam Chomsky p. 142 et 147. 155 Bill Clinton, New York Times, 23 mai 1999. 156 www.whitehouse.gov/wh/sotuoo/sotu-text.htlm. 157 Michael "Mickey" Kantor (1939) Homme d’affaire et économiste américain qui participa à la campagne électorale Clinton-Al Gore. Il fut négociateur pour les relations commerciales américaines de 1993 à 1997. Il fut aussi secrétaire d’état au commerce de 1996 à 1997. 158 Cité par Gowan, art. cit. 127 intérêts vitaux des Usa » par un panel d’expert souligne très nettement - parmi d’autres intérêts - le maintien de la stabilité et de la viabilité de ses réseaux commerciaux, financiers, de transport et d’énergie. Simultanément, rarement, la position des Etats-unis au sein des agences internationales n’aura été aussi intransigeante. En 1978, les cinq puissances nucléaires officielles — c’est-à-dire les cinq membres du conseil de sécurité des Nations Unis — avaient pris l’engagement de ne pas utiliser la force nucléaire contre un pays qui n’en disposait pas. Cet engagement sera repris par les cinq en 1994 lors de la prorogation du traité de non-prolifération (TNP) mais — dés septembre 1996 — Clinton signe une directive qui revient sur ce point et, même si les Usa s’engagent à le respecter, ils ne ratifient pas le traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICE). En décembre 1997, les Etats-unis refusent de ratifier le traité d’Ottawa interdisant les mines antipersonnelles. Fin 2001, Bush dénoncera unilatéralement le traité antibalistique ABM qui garantissait depuis 1972 l’équilibre de la terreur froide. Votée en 1996, la loi d’Amato (ou d’Amato-Kennedy) vise à étendre le champ d’application de la législation américaine en matière commerciale au-delà du territoire national, et donc de partout dans le monde. Heureusement ce sera un échec, de même qu’en avril 1998 — sous la pression des mouvements alter mondialistes — les négociations pour un accord multilatéral sur les investissements (AMI) échoueront. En 1997, 168 pays signent le protocole de Kyoto sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Il sera ratifié par les Quinze (mai 2002) mais, dès son accession à la présidence (janvier 2001), George Bush s’en retirera et c’est l’un des points sur lequel bute toujours l’adhésion de la Russie à l’OMC. Le refus par les Usa d’abroger la loi sur les sociétés de vente à l’étranger permettant à certaines entreprises américaines de délocaliser leurs bénéfices à l’exportation dans certains paradis fiscaux (Foreign Sales Corporation) — et qui revenait donc de manière indirecte à les subventionner — fera que les Etats-unis seront condamnés à de nombreuses reprises par l’OMC. En mars 2002 — signe que malgré les accords en vigueur et leur adhésion officielle à l’idéologie du libre-échange — ils peuvent imposer leur loi en matière tarifaire, ils décident de manière unilatérale de relever de 30 % leurs droits de douanes sur leurs importations d’acier. Même aux Etats-unis, la décision reste incompréhensible : « Georges W. Bush has cooked up an unpalatable (désagréable) confection of Tariffs 159 and import quotas that mock his free trade rhetoric » . 160 De même, alors que Mario Monti , commissaire européen à la concurrence depuis 1999, provoque l’échec de l’acquisition de Honeywell par General Electric, l’ultimatum Us sur le blocage par sept pays européens d’importations de produits contenant des OGM, relance l’escalade des antagonismes entre l’Union européenne et Washington. Enfin, pour protéger leur industrie pharmaceutique les Etats-unis refusent encore en 159 Georges F. Will, International Herald Tribune, 8 mars 2002. 160 Mario Monti (1943) Economiste et homme politique italien. Commissaire européen de 1995 à 2004. Membre de la commission trilatérale. 128 septembre 2003 de souscrire aux accords sur les médicaments génériques, et il en sera de même pour les négociations amorcées en novembre 2001 sur le volet agricole du cycle commercial de Doha, laissant peser des incertitudes sur leur achèvement — initialement prévu pour décembre 2004 — mais qui se poursuivent toujours. De même, la convention sur les droits de l’enfant sera ratifiée par tous les pays au monde sauf deux : les Usa et la Somalie qui ce jour-là était absente. Mais c’est probablement en matière d’arbitrage international que leur position est la plus symptomatique. En juillet 1998, ils refusent l’accord instituant une cour pénale internationale qu’ils n’acceptent toujours pas, jusqu’à aujourd’hui, de reconnaître. En juillet 2002, au Conseil de sécurité des Nations Unies, ils feront un chantage inacceptable pour mettre en balance la prolongation de leur mandat en Bosnie-Herzégovine avec une modification des statuts de la cour et, en juillet 2003, en représailles au soutien qu’ils apportent à cette cour, les Etats-unis suspendront leur aide militaire à 35 pays. Robert Kagan a raison de faire observer que « lorsque les Etats-unis exigent l’immunité et un traitement de faveur pour les puissants, cela revient à saper le principe même que les Européens tentent d’imposer, à savoir que toutes les nations fortes ou faibles soient égales devant la 161 loi et (que) toutes aient pour obligation de la respecter » . C’est le principe même de la démocratie et tenter d’y échapper c’est sortir du consensus démocratique en crédibilisant la dictature. Cela donnera Guantanamo et les tortures de la prison d’Abou Ghraïb à Bagdad. Dans l’immédiat, élu à la sauvette, Georges W. Bush II s’empare du relais que lui offre Clinton. 161 Kagan, La puissance et la faiblesse. Les Etats-Unis et l’Europe dans le nouvel ordre mondial, Paris, Plon, 2003, p. 100 129 Partie III Du "welfare state" au "warfare state". Nous l’avons vu, la seconde guerre mondiale aura réussi là où le New Deal avait échoué. Roosevelt meurt en avril 1945, quelques mois donc après le début de son quatrième mandat et deux mois avant la reddition allemande (mai 1945). C’est le seul président à avoir sollicité et obtenu quatre mandats successifs. Ce point d’ailleurs fera l’objet d’un amendement constitutionnel. Truman lui succède au mois d’août 1945 et prend « seul » la décision d’utiliser l’arme atomique. Longtemps après, cette décision fait encore l’objet de controverses : désir de mettre fin rapidement aux pertes alliées en mettant l’adversaire à genoux, ou nécessité de justifier les investissements considérables consentis pour le projet atomique ? Alors que le Japon était sur le point d’accepter une reddition pratiquement sans condition, la manière dont les Usa mettent un terme à la deuxième guerre mondiale a pour effet immédiat d’évincer l’URSS des négociations de paix, d’affirmer la volonté Us de main mise sur la région asiatique et de préparer les conditions de la « guerre froide » dont elle constitue le « premier acte ». Probablement parce qu’elle n’aura pas donné lieu à un conflit ouvert, on aura trop eu tendance à considérer que la « guerre froide » n’en était pas une. Il faut cependant se rendre à l’évidence : pendant quarante-cinq ans (1945-1990) les Etats-unis seront restés en permanence sur un pied de guerre atomique et cela s’inscrit parmi les tendances profondes de l’économie Us. Or cela – et pour cette période - n’est peut-être pas l’essentiel. Pour cette période, l’essentiel pourrait bien être que nous passions d’un « modèle » à l’autre (civil vs militaire) ou – plus exactement – que la preuve ait été faite ici que ces deux modèles ne s’opposaient pas. Peu importait que les Etats-Unis perdent la guerre du Viêt-Nam – et tout en témoigne – si l’effort militaire permettait de générer des excédents qui fassent que la guerre intérieure soit gagnée, en relançant à son tour la course aux excédents. Car c’est ainsi : au cours de cette période et tandis qu’ils étaient engagés sur un front extérieur qui les excédait de toutes parts – avec la question raciale - les EtatsUnis auront frôlé la guerre civile. La guerre intérieure aura probablement été aussi difficile à gagner que la guerre extérieure. La deuxième aura été perdue, la première aura momentanément été gagnée, mais les deux étaient liées : rappelons que 85% des effectifs mobilisés au Viêt-Nam étaient noirs. C’est cette évolution – et cette transformation – que l’on observe lorsque nous passons de la guerre de Corée à celle du Viêt-Nam. 130 Chapitre 1 De la Corée au Viêt-Nam : 1950-1975. Au lendemain de la deuxième guerre mondiale les Etats-unis désarment : en 1950, ils ne consacrent plus que 13.7 milliards pour leur défense (contre 42.6 encore en 1946), leurs effectifs militaires ont été réduits de 12.5 à 1.38 millions d’hommes et cela se traduit par une réduction considérable des dépenses gouvernementales qui — entre 1945 et 1948 — sont divisées par trois : de 92.7 à 29.7 milliards de dollars, c’est-à-dire 11 % du PNB dont 30 % pour l’armée. Cela suffit d’ailleurs à conduire les opérations de police internationale qui accompagnent les débuts de la guerre froide. Dans l’immédiat donc, des budgets militaires à la baisse suffisent à baliser leurs prétentions impériales : les Usa interviennent successivement en Iran et en Yougoslavie (1946), en Uruguay (1947), en Grèce (1947-1949), en Chine (19481949), en Allemagne (1948), au Porto Rico (1950) et aux Philippines (1948-1954). La plupart du temps, il s’agit d’opérations de commandos pilotés par la CIA — c’est le cas par exemple aux Philippines contre la rébellion Huk — mais les marines sont également mis à contribution, et les résultats obtenus sont sans commune mesure avec les moyens engagés : toujours des moyens relativement modestes, pour des résultats considérables. Or, au lendemain de la guerre, la crise est bien réelle. Bien que le PNB continue de croître (de 5 % en moyenne par an entre 1946 et 1949) l’inflation reprend, le chômage qui était tombé à 1.2 % en 1944 remonte à 5.5 % en 1949, le pouvoir d’achat diminue, les grèves se multiplient et les agriculteurs exercent une pression continue à la hausse des prix des denrées alimentaires de base. Comme dans l’entre-deuxguerres, les budgets fédéraux augmentent à nouveau : des programmes de travaux publics et d’équipements ménagers, ou encore d’aide aux soldats démobilisés, à quoi il faut également ajouter le relèvement du salaire minimum (1949) permettent en partie de redresser la tendance, mais cela n’est pas suffisant. Quelque chose de probablement décisif se joue alors pour l’évolution à venir de la nation américaine : en 1948 le président Truman demande au Congrès de rétablir la conscription et il l’obtient. Deux ans après il déclare la guerre. Cinq ans après la fin de la deuxième guerre mondiale, le premier conflit d’importance dans lequel les Usa sont engagés est la guerre de Corée qui durera trois ans (1950-1953). Au moment du cessez-le-feu (juin 1953) les Etats-Unis ont dépensé plus de 50 milliards dans cette guerre, ils ont envoyé plus de 2 millions d’hommes sur le terrain, 54 000 soldats sont tombés au combat, et on compte plus d’un demi million de morts coréens. Il ne s’agit plus là d’une simple affaire de « police internationale ». Ses résultats seront excellents. Entre 1949 et 1953 les budgets fédéraux sont multipliés par deux (de 38.8 à 76.1 milliards de dollars) et passent de 14 à 20 % du PNB, tandis que — simultanément — les dépenses militaires sont multipliées par quatre (de 13.1 à 52.8 milliards). Au début de 1950 sur un budget de 40 milliards de dollars, les dépenses militaires s’élevaient à 12 milliards, soit 30 % du total global ; en 1955 elles représentent 65 % de ce total 131 (40 milliards sur 62). Simultanément, la croissance reprend, l’inflation diminue et le chômage baisse à nouveau : de 5.5 % en 1949 à 2.5 % en 1953. Comme avec la deuxième guerre mondiale, mais à moindre échelle, la guerre de Corée aura permis de rétablir la prospérité. L’entre-deux-guerres. La phase qui va de la fin de la guerre de Corée (juin 1953) au début de la guerre du Vietnam (1960-1961) est plus délicate à interpréter. Notons tout d’abord qu’à peine une guerre terminée, en refusant de signer les accords de Genève (juillet 1954) sur la réunification des deux Vietnam — qui comportaient la tenue d’élections libres avant juin 1956 — les Etats-unis préparent les conditions du conflit suivant. Conséquence de la fin de la guerre de Corée où il était tombé à 2.5 % en 1953, dés 1955 le chômage remonte à 4 %, et il ne cessera pas d’augmenter jusqu’au début des années soixante : 7 % en 1958 et le taux le plus élevé depuis la crise de 1929. Simultanément le taux d’utilisation des capacités de production diminue régulièrement : pour une base 100 en 1950, cet indice tombe à 98 en 1953, 92 en 1955, 85 en 1957 et 80 en 1961, c’est-à-dire un taux inférieur à celui de 1929 où il était de 83 % (Tableau 6). Par ailleurs — seul exemple que nous connaissions au cours de la période — si les dépenses gouvernementales progressent à un rythme légèrement inférieur à celui du PNB, les dépenses militaires chutent en valeur absolue, et donc relative : de 49.2 à 48.1 milliards de dollars entre 1954 et 1960. D’un côté en effet, et même si cette progression ne cesse de fléchir, le PNB progresse à un rythme annuel moyen de 4.8 % par an. D’un autre côté, la part des dépenses civiles par rapport aux dépenses militaires ne fait que progresser — alors qu’elle tend à diminuer en temps de guerre — et on voit bien que le surplus augmente à un rythme supérieur à celui du PNB : entre 1950 et 1960, il progresse de 10.5 % par an en moyenne. D’après les calculs de Baran & Sweezy si - au cours de la guerre de Corée (1950-1953) - les dépenses gouvernementales absorbent près de 40 % du surplus total généré, cette proportion augmente dans les années qui suivent (1954-1960) jusqu’à 50 %, comme elle avait augmenté — jusqu’à 56 % — dans les années qui avaient suivi la deuxième guerre mondiale (1946-1950). Entre 1955 et 1960, alors que le taux annuel moyen de progression des dépenses fédérales est de 6.5 % celui des dépenses militaires est de 2.5 %, et celui des dépenses civiles de 11.5 %. Eisenhower crée le ministère de la santé, de l’éducation et des affaires sociales, lance un programme d’autoroutes, renforce les retraites garanties par l’État et en 1957 — l’année où la cour suprême reconnaît la légitimité des revendications de la communauté noire — la Maison-Blanche présente au Congrès un budget qui accuse un déficit considérable pour l’époque. Dans le même temps, le taux de pauvreté baisse aux Etats-unis, le salaire horaire moyen dans l’industrie américaine augmente de 81 % en valeur entre 1950 et 1965, « celui des mineurs de 80 %, celui des ouvriers de la métallurgie de 102 %, celui des ouvriers de l’automobile de 132 162 88 %, celui des ouvriers de la boucherie de 114 % » . Il nous faut donc admettre que les dépenses civiles prennent encore le relais des dépenses militaires lorsque celles-ci se heurtent à un plafond d’absorption interne et que c’est un moyen « d’acheter » la paix civile. Toutefois, au cours de ces sept années qui séparent la fin de la guerre de Corée du début de la guerre du Vietnam et qui correspondent au double mandat républicain d’Eisenhower, la pression militaire se maintient : les Usa interviennent en Iran pour installer le Shah au pouvoir (1953), au Vietnam pour soutenir les troupes françaises d’occupation (1954), au Guatemala après la nationalisation des compagnies Us (1954), en Égypte lors de la crise de Suez (1956) et — pour la seule année 1958 — ils sont présents à la fois au Liban, en Irak, en Chine et au Panama. Mais il s’agit d’interventions relativement peu coûteuses et compatibles avec un frein mis à la Recherche & Développement : alors que les Soviétiques mettent en orbite le premier satellite spatial (Spoutnik : octobre 1957) et prennent de l’avance au plan militaire (missiles Gap), dans le mois qui suit, le Pamplemousse nord américain échoue lamentablement (novembre 1957) mais sans que cela ne se traduise par une augmentation significative des budgets militaires. Nous avons vu quelle était la teneur du discours d’adieu d’Eisenhower. Ce retard sera l’un des principal argument de campagne de Kennedy alors que – de manière étrange et loin de l’inverser – la guerre du Viêt-Nam va reconduire ce schéma. Le Viêt-Nam. Kennedy est élu en novembre 1960 sur le thème de la « nouvelle frontière » et en l’espace seulement de quinze mois, son administration augmente le budget de la défense de 9 milliards, accroît considérablement l’aide militaire au Sud Vietnam et doit faire face à la crise des missiles à Cuba (octobre 1962). Les trois premiers soldats américains meurent en janvier 1963, Kennedy est assassiné en novembre de la même année, et Lyndon Johnson (vice-président) — qui est élu en 1964 avec 16 millions de voix d’avance sur le sénateur 163 républicain Goldwater — hérite du conflit. Sept ans après la fin du conflit coréen, le deuxième conflit d’importance dans lequel les Etats-unis s’engagent est la guerre du Vietnam qui cette fois va durer quinze ans (19611975) dans des conditions que personne depuis n’aura oubliées : plus de 500 000 soldats sont mobilisés, elle fera 50 000 morts américains, 400 000 morts sud vietnamiens et 900 000 nord-vietnamiens et le Vietnam va être la première guerre de leur histoire que les Usa vont perdre. En août 1964 — avec la résolution du Tonkin votée par le Congrès à une majorité écrasante (416 voix contre 0 à la Chambre et 88 contre 2 au Sénat) Johnson obtient carte blanche pour intensifier les combats ; les premiers bombardements du nord commencent en janvier 1965 et 162 Serge Halimi, op. cit. p. 56. Barry Goldwater (1909-1998) Cinq fois sénateur de l’Arizona (1953–1965, 1969–87), il fut désigné par le parti républicain pour les elections présidentielle de 1964. 163 133 jusqu’à l’arrêt officiel des hostilités (janvier 1973) les crédits fédéraux seront sans cesse reconduits. En 1968, Johnson ne se représente pas et Nixon (républicain) est élu, puis réélu en 1972. Il restera en poste pratiquement jusqu’à la fin de la guerre avant de démissionner (août 1974). La guerre du Vietnam donc s’éternise. Cela bien évidemment n’interdit pas aux États-Unis d’intervenir simultanément dans d’autres parties du monde et sur d’autres théâtres d’opération : c’est le cas à Cuba (1961 et 1962), au Laos (1962), à nouveau à Panama (1964), en Indonésie (1965), en République dominicaine (19651966), au Guatemala (1966-1967), au Cambodge (1969-1975), dans le sultanat d’Oman (1970), au Laos (1971-1973), ou encore au Chili (1973), dans ce cas pour renverser le régime de 164 Salvador Allende . Les Etats-unis perdent la guerre, mais ce n’est pas faute d’y avoir mis les moyens : tout au long de cette période, les lignes de crédit militaire seront régulièrement reconduites. Cependant — nouveau paradoxe — pendant toute la période de guerre, et à l’exception des années 1966 à 1968, la progression et le volume des budgets civils seront très largement supérieurs à ceux des budgets militaires. Les Etats-unis entrent dans — et sortent de — la guerre la plus importante qu’ils aient menée au cours de leur histoire avec des budgets civils à la hausse. On voit bien que quelque chose se transforme : contrairement à la seconde guerre mondiale ou à la guerre de Corée — et pour la première fois malgré l’intensification de l’effort de guerre — les dépenses civiles l’emportent et prennent le pas sur les dépenses militaires. Jusque-là on pouvait penser que les dépenses militaires émargeaient sur les dépenses civiles ; désormais, elles permettent — au moins en partie — de les financer. Il faut donc qu’elles « rapportent », et davantage que ne coûtent les dépenses civiles et on sait que celles-ci auront permis de financer la paix civile, en évitant une guerre qui l’eut été. On connaît les principales causes de cette hausse des dépenses civiles. Préparée puis accompagnée par les acquis de la cour Warren (1953 -1969), désormais la ségrégation raciale heurte de plein fouet le libre jeu des mécanismes économiques et démocratiques et crée les conditions de menaces intérieures difficilement supportables. On oublie trop souvent que le premier étudiant noir autorisé à s’inscrire dans une université (James Meredith, en 1962 à l’université d’Ole — Mississipi) devra le faire sous escorte militaire. En 1965 le président Johnson lance sa « guerre contre la pauvreté ». Il s’agit d’abord de la création en 1965 des programmes de couverture santé (medicare pour les personnes âgées ; medicaid pour les plus pauvres). Il s’agit ensuite — en liaison avec l’obtention formelle de l’égalité de droits (Arrêt Brown de 1954) et du vote de la loi sur les droits civiques (le Civil Rights Act de 1964) qui interdit la discrimination raciale pour l’emploi, l’éducation, la résidence et le transport — du lancement du programme de discrimination positive (1967) qui accompagne les révoltes dans les ghettos noirs (1964-1968). Socialement le 164 Salvador Isabelino del Sagrado Corazón de Jesús Allende Gossens (1908 - 1973) Président socialiste du Chili de novembre 1970 au 11 septembre 1973, date à laquelle il fut renversé par un violent coup d’état des militaires qui mirent au pouvoir le général Augusto Pinochet. Allende se suicida durant le coup d’état. 134 virage est significatif : « en dollars constants (1986) le coût des programmes de lutte contre la pauvreté était de 15 milliards de dollars avant 1962. Il progresse de 27 milliards de dollars pendant les deux années suivantes de l’administration Kennedy (1962-1963) puis pendant celles de son successeur Lyndon Johnson (1963-1969). Ensuite la progression s’accélère — 54 milliards de dollars au cours des administrations Nixon et 165 Ford (1969-1977) » . Conjugués avec l’effet des dépenses militaires, les résultats ne se font pas attendre. D’avril 1961 (fin de la récession Eisenhower) à décembre 1969 (106 mois) les Etats-unis enregistrent la période d’expansion la plus longue de leur histoire. Il faudra attendre le milieu du mandat de Bush I (mars 1991) - puis le double mandat Clinton (1993 - mars 2001) - pour enregistrer une période d’expansion aussi longue et aussi soutenue. Comme dans le cas de la seconde guerre mondiale, ou de la guerre de Corée, la croissance repart. Entre 1955-1956 et 1960-1961 le taux de croissance était tombé de 8.1 % à 2.1 % pour une moyenne annuelle de 5 %. À partir de 1961-1962 il remonte à 7.1 % pour atteindre 11.4 % à la fin de la guerre avec une moyenne annuelle de 7.8 %. En dollars constant le taux de croissance du PNB entre 1950 et 1960 était de 3.2 % ; il passe à 3.9 % entre 1960 et 1970 pour redescendre légèrement ensuite (3.3 % entre 1970 et 1978). De même, entre 1953 et 1961 le taux de chômage était passé de 2.5 % à 6.7 % de la population active ; avec la guerre du Vietnam, il diminue : 5.7 % en 1963, 5.3 en 1966, 3.4 en 1969. Avant la deuxième guerre mondiale, les taux de chômage oscillaient entre 15 et 25 % de la population active. Au lendemain de la guerre, on admet assez rapidement que le plein-emploi est réalisé s’il se stabilise à un taux inférieur ou égal à 4 %. Entre 1945 et 1961 ce sera le cas à six reprises différentes et le reste du temps, il va osciller entre 4.1 et 6.8 % (récessions de 1949, 1954, 1958 et 1961). Entre 1961 et 1973 — c’est-à-dire pendant toute la durée de la guerre du Vietnam il se stabilise aux alentours de 4.9 % en moyenne de la population active et, avant 1965, l’inflation est peu importante : 1.8 % entre 1957 et 1960. Avec la guerre, on observe une première poussée inflationniste qui atteint les 3 % et même dépasse les 4 % à la fin des années 1960 puis elle est de 4.5 % en moyenne par an de 1967 à 1973. Simultanément, on a le sentiment que si la guerre du Vietnam soutient la croissance, c’est de moins en moins vrai au fur et à mesure qu’elle se poursuit : en dollars constants, le taux annuel moyen de croissance du PNB entre 1960 et 1973 est de 4.1 % mais il est de 4.6 % entre 1960 et 1967 et de 3.6 % entre 1967 et 1973 (Tableau 6). De 1964 à 1969 le taux de chômage des noirs et des hispaniques baisse de moitié, le nombre d’étudiants noirs double dans les années 1970, le nombre des pauvres recule de 25 % et celui des Américains vivant au-dessous du seuil de pauvreté est divisé par deux. Au moins jusqu’en 1980 — les avancées sont réelles et nous retrouvons là les caractéristiques habituelles de « l’effet de guerre ». Cependant la nouveauté 165 David Stockman, The Triumph of Politics: why the Reagan revolution failed, Harper & Row, New York, 1986, p. 410. 135 vient d’ailleurs. Mesure jusqu’alors impensable pour un républicain, en août 1971 Nixon impose un contrôle des prix et des salaires et abolit la convertibilité du dollar en or ; si d’un côté cette mesure sanctionne un affaiblissement relatif de l’économie américaine incapable de supporter plus longtemps des parités « administrées », de l’autre elle crée les conditions d’un système financier dont le dollar va sortir renforcé, en ayant la capacité de s’affaiblir. Or, si la dévaluation du dollar ne rééquilibre pas les échanges — au contraire — dans un premier temps, elle retourne les flux d’investissements directs et — dans un deuxième temps — elle libère les flux financiers tout en anticipant sur les chocs pétroliers à venir. Dans une très large mesure c’est la situation pétrolière qui permet de comprendre une période d’expansion aussi longue et soutenue, compatible avec un double effort de « guerre » : civil et militaire. Chapitre 2 L’équation pétrolière : 1945-1980 On a souvent présenté la politique énergétique suivie par les Etats-unis au lendemain de la seconde guerre mondiale comme animée par le seul souci de préserver leurs réserves domestiques et de limiter leurs importations de manière à maintenir leur dépendance énergétique au niveau le plus bas possible. C’est exact, mais on aura rarement souligné à quel point ces objectifs étaient contradictoires. Par ailleurs, on n’aura pas suffisamment analysé le jeu - ni les intérêts - des acteurs en présence. Dans un premier temps (1945-1970) alors que les Majors contrôlent le jeu pétrolier mondial en maintenant des prix stationnaires, le marché nord américain reste coupé du marché mondial. Or, tandis que le monopole des Majors est battu en brèche aussi bien par les Indépendants texans que par les firmes d’États européennes ou l’Opep, la dépendance énergétique augmente et les réserves diminuent. C’est l’ensemble de ce processus qui va aboutir aux deux crises de 1973 et 1979-81. Il ne faut pas opposer les deux chocs pétroliers de 1973 et 1979 ; longuement préparés depuis la fin des années 1960, ils cumulent leurs effets et se complètent : compte tenu des mécanismes que le premier choc met en place — le deuxième n’est que la conséquence du premier. Avec le premier choc, tout témoigne du fait que les objectifs ne sont pas atteints : la consommation ne diminue pas, les importations doublent en volume, les réserves plafonnent et le système des doubles prix se maintient. À nouveau, les Usa ont intérêt à des prix à la hausse. Le deuxième choc va balayer tout cela, et c’est pratiquement chose faite en 1983. Après avoir identifié les acteurs en présence, commençons par montrer que — sans pouvoir le provoquer — les Etats-unis avaient intérêt au premier choc pétrolier mais qu’il ne suscite pas tous les effets qu’ils en attendaient. 136 Les causes du premier choc pétrolier. Seuls à occuper cette position dans le concert des nations qui participent à l’économie pétrolière, les Etats-unis ont toujours été et restent aujourd’hui encore le premier consommateur mondial de pétrole. Jusqu’en 1947, ils étaient exportateurs nets, mais depuis leurs importations n’ont pas cessé d’augmenter : aujourd’hui ils sont les premiers importateurs mondiaux. Enfin, jusqu’en 1975, ils étaient également le premier producteur mondial ; depuis ils sont passés en troisième position, derrière l’Arabie saoudite et la Russie. Premier consommateur, premier importateur, troisième producteur - mais premier producteur jusqu’en 1975 - il ne faut jamais perdre cela de vue lorsqu’on raisonne sur le jeu énergétique mondial. De 1945 jusqu’en 1973 et même bien avant — alors que le prix du pétrole s’impose comme prix directeur de toutes les autres sources d’énergie — le marché pétrolier international reste dominé par les Majors nord américains, et britanniques : Esso, Shell, Mobil, Chevron, Gulf, Texaco, BP. Ces derniers font le lien entre le marché international et le marché intérieur Us, lequel reste coupé du marché mondial par un système de « double prix ». Toutes les mesures mises en œuvre pour maintenir ce système (et elles sont nombreuses) aboutiront à ce que nous ayons d’un côté des prix intérieurs protégés, artificiellement soutenus à la hausse et permettant de développer une production à des coûts comparativement plus élevés que dans le reste du monde ; nous aurons de l’autre — et pour des coûts exceptionnellement bas — des prix internationaux artificiellement maintenus à la baisse par les Majors. Au plan intérieur, cela va permettre de soutenir la croissance tout en recomposant les équilibres issus de l’après-guerre, mais conduire à un épuisement rapide des réserves ; au plan international cela va permettre aux Etats consommateurs - mais non producteurs (Europe, Japon) d’accélérer plus rapidement la substitution charbon/pétrole et d’accroître leur consommation sur une échelle encore inconnue jusque-là, mais en aggravant d’autant leur dépendance énergétique. Or tous ces aspects sont liés et ce sont les Majors qui font le lien, mais ce lien ne cesse de se dégrader. Majors et Etats du Golfe. Il nous faudrait ici refaire l’histoire des Etats du Moyen-Orient et des firmes pétrolières Us avec lesquelles elle se confond, mais ce serait simple : sous gouvernance nord-américaine et soutien de l’Etat fédéral, ces deux histoires n’en font qu’une. Au lendemain de la guerre, afin de créer les conditions d’une offre extérieure durable à bas prix et d’asseoir la suprématie du dollar, il s’agit pour les Etats-unis de renforcer les majors en soutenant les Etats du Golfe dans lesquels ils sont implantés. Cette aide est considérable, et principalement orientée vers les secteurs pétrolier et militaire. Dès 1945, le Red Line Agreement qui datait de 1928 devient gênant : il est abrogé en novembre 1948 et la fusion d’Aramco 137 est réalisée en décembre 1948 par l’association de Jersey et Socony (40 %) à Socal et Gulf. Simultanément, les objectifs de L’Anglo-American Petroleum Agreement de 1943-1945 sont très clairs : il s’agit de transformer la structure géographique de la production pour conserver les réserves américaines sans faire chuter les prix intérieurs et ces prix — en période de paix et pour une demande constamment à la hausse — doivent concilier des volumes croissant d’importations de brut « à la marge » avec « the maintenance of a healthy petroleum 166 Industry in the United States » . On comprend que - dès ce moment-là - « Access to, and development of, Persian Gulf Oil 167 had become a vital national interest » . En 1945, pour un baril de brut vendu entre 0.85 à 1,05 $ selon les marchés, le prix de revient du baril moyen-oriental est d’environ 0,40 $, dont 0.22 en Royalties. Début 1948 le prix monte à 1,30 $ puis 1.40, ce qui donne aux Saoudiens — sur le modèle vénézuélien — l’occasion de renégocier leur part sur la base du 50/50, en vigueur à partir de 1950. Après une période d’incertitude, les prix du baril se stabilisent à un niveau exceptionnellement bas et — entre 1950 et 1970 — ils oscillent dans une fourchette qui pratiquement n’évolue pas : de 1.8 à 2 $baril. Majors, Indépendant et Firmes d’État. Jusqu’à la veille du premier choc de 1973 avec une demande augmentant de 7 % par an — ce qui correspond à un doublement en dix ans — et un baril toujours inférieur à 2 $, le marché pétrolier reste piloté par les Majors. Intégrée verticalement « du puits à la pompe », leur emprise sur l’industrie pétrolière et les marchés internationaux est à peu près complète et — avec le soutien de l’État fédéral — ils contrôlent pratiquement l’ensemble de la filière : en ajustant l’offre à la demande — et l’offre à un niveau toujours légèrement inférieur à la demande de manière à éviter les crises de surproduction — ce sont eux qui fixent les prix. Or, si la position des Majors ne cesse de se dégrader et qu’ils concèdent du terrain, cela ne se fait que progressivement : en 1950, ils contrôlaient 88 % de la production mondiale et 80 % des capacités mondiales de raffinage. À veille du premier choc pétrolier, ils ne contrôlent plus que 31 % de la production et 50 % des capacités de raffinage. Cette perte de contrôle des Majors s’inscrit à la charnière d’une double tendance dont les effets se renforcent mutuellement. D’un côté, certains pays consommateurs non représentés dans le jeu pétrolier, vont se lancer dans la bataille en créant des sociétés d’État, tandis que — protégés par la législation Us interne — les Indépendants texans vont se lancer sur le marché international. En livrant aux Majors une concurrence de plus en plus sévère et en proposant aux pays producteurs des avantages que jusque-là ces derniers leurs refusaient, les Indépendants nord américains et les sociétés d’État 166 Irvine H. Anderson, Aramco, the United States and Saudi Arabia, A study of the Dynamics of Foreign Oil Policy, Princeton University Press, 1981, p. 167. 167 Ibidem, p. 166. 138 européennes parviendront à forcer les « barrières à l’entrée » du jeu international tout en contribuant à un transfert de monopole, des Majors vers l’Opep. Par ailleurs, au fur à mesure que les pays producteurs vont prendre conscience de l’inélasticité de la demande pétrolière, de son impact sur la croissance des pays consommateurs et des réserves dont ils disposent, ils ne cesseront d’améliorer leur position vis-à-vis des firmes et d’obtenir de nouveaux avantages sur leurs partenaires immédiats : renégociation des contrats de concessions (surface et durée), hausse du taux de Royalties, partage des profits (50/50), partage du capital, nationalisations etc. Si l’intérêt des « nouveaux entrants » (Indépendants nord américains, société d’États consommateurs) converge avec celui des Majors pour maintenir et renforcer le contrôle que les capitaux étrangers dans leur ensemble exercent sur les Etats propriétaires des gisements (les pays hôtes), ils divergent avec eux sur la question du partage de la rente, car c’est d’un partage plus favorable au pays hôtes que dépend leur entrée dans la filière. Simultanément les intérêts des « nouveaux entrants » ne convergent pas forcément entre eux : en effet, si les Indépendants (en tant que producteurs sur le sol national Us) ont intérêts à des prix à la hausse pour des volumes stationnaires — car c’est des écarts de prix et du montant des importations Us que dépendent leurs marges de profit intérieur — les sociétés nationales des Etats consommateurs ont intérêt à des volumes en hausse pour des prix à la baisse. Simultanément — au moins dans un premier temps et même après la création de l’Opep (1960) — les Etats hôtes auront intérêt à accroître leurs revenus globaux mais sans remettre en cause les principes de base (concession et/ou participation) qui les liaient aux Majors alors que — hors Opep — de nouveaux producteurs vont apparaître. Avec eux, ils ont intérêt à augmenter les volumes de production à prix constants de manière à accroître leur part de marché dans la production mondiale : la production (investissements locaux), le transport, le raffinage et la distribution étant aux mains des Majors, c’est d’eux que dépend l’ajustement de l’offre sur la demande auquel est liée la hausse des revenus des pays hôtes. La création de l’Opep. Pour un pays producteur, il ne suffit pas de « nationaliser » pour obtenir la maîtrise de sa production. Tant que le pays qui nationalise reste isolé des autres producteurs et que les majors contrôlent l’exploration, le raffinage, le transport et la distribution, il n’a le choix qu’entre épargner ses réserves (ne plus produire) ou écouler sa production aux conditions dictées par les Majors. En 1936, le Mexique avait nationalisé, mais sa production avait chuté de 80 % et les Etats-unis s’étaient fournis auprès du Venezuela qui était devenu deuxième producteur mondial et en avait profité — dès 1943 — pour renégocier sur la base de 50/50. Le scénario iranien de 19511953 est sensiblement comparable. À la suite de la nationalisation des installations britanniques décidée par le Dc 139 168 Mossadegh — et avant que la CIA ne fasse tomber le régime de Mossadegh pour installer le Shah d’Iran — le pétrole iranien est boycotté par les Majors qui se regroupent pour l’acheter à la compagnie nationale et le commercialiser dans les conditions qui prévalaient jusque-là. En 1960 et pour la deuxième fois en 18 mois, les compagnies diminuent les prix affichés (ou postés) servant de référence (ou encore « d’assiette ») au calcul de la redevance, ce qui se traduit par une chute des revenus des pays producteurs. Mais la baisse des prix affichés par les Majors est liée à une baisse des prix de marché correspondant à une crise de surproduction qu’ils n’ont pas provoquée. Elle provient — principalement — de la concurrence qu’ils subissent, à la fois de la part des Indépendants nord américains et des sociétés d’État européennes qui se sont créés dans l’intervalle. Pour les uns comme pour les autres — mais sans disposer des moyens dont disposent les Majors — il s’agit de forcer les barrières à l’entrée du Cartel. Signe que leurs marges de profit étaient considérables, la riposte des Majors va donc être de diminuer leurs marges et d’accroître celle de leurs partenaires (les pays producteurs) sans parvenir toutefois à enrayer un mécanisme qui, désormais, paraît inéluctable : la réappropriation par les pays producteurs à la fois des marges de rente et des marges de profit ce qui entraîne la création de l’Opep, avec cinq membres fondateurs initiaux : Venezuela, Arabie Saoudite, Iran, Irak et Koweït. Simultanément, avec l’apparition de nouveaux producteurs hors Opep (Libye, Nigeria, Abu Dhabi, Indonésie) l’offre augmente en exerçant une pression à la baisse des prix. Si - entre 1960 et 1973 - la cohésion globale des pays de l’Opep se renforce et que le nombre des participants augmente (Qatar 1961, Abu Dhabi 1967), des divergences cependant apparaissent. Tous ont en commun de vouloir maintenir ou accroître leur part de marché mondial tout en augmentant leurs revenus, et postulent donc à exercer un rôle directeur sur l’industrie pétrolière, en lieu et place des Majors. Sous cet angle, les Majors (ou les opérateurs étrangers secondaires) sont leurs premiers adversaires, et les plus immédiats. Mais, ils se heurtent également, aux intérêts de l’ensemble des Etats consommateurs pour lesquels une hausse brutale des prix du brut, ou une baisse de la production (ou les deux) se traduirait par un alourdissement de la facture pétrolière, un déficit de la balance commerciale et une baisse de croissance. En apparence au moins, ils auraient donc tout le monde à dos. En revanche, si leurs intérêts convergent sur ce point en leur désignant des adversaires communs — compte tenu de la situation interne à chacun d’eux — ces intérêts divergent sur la stratégie à adopter, c’est-à-dire sur la nature et l’ampleur des mesures à prendre. Très rapidement deux groupes se distinguent, et ce qui les distingue alors continue aujourd’hui encore à prévaloir. Nous aurons d’un côté les partisans d’une « stratégie de rupture » (Algérie, Libye, Irak, Iran) pour qui la nationalisation des installations étrangères apparaît comme un acte radical d’affirmation de la souveraineté nationale ; de l’autre nous aurons les « modérés » — partisans d’une 168 Dr. Mohammed Mossadegh (1882-1967) Homme politique iranien. Il fut premier ministre de 1951 à 1953. Il fut renversé par coup d’état soutenu par les services secrets britanniques et américains. 140 stratégie de transition douce — pour lesquels le maintien de relations contractuelles apparaît comme la garantie (à risques réduits) de la poursuite de leurs objectifs. Il s’agit principalement les pays du Conseil de Coopération du Golfe : Arabie Saoudite et Koweït en tête. Le premier groupe dispose en général de populations importantes, de capacités d’absorption internes développées et (comparativement aux autres) de réserves relativement peu abondantes. À revenu fiscal égal, il aura donc intérêt à des prix élevés pour des volumes de production réduits. L’objectif est de maximiser ses revenus en épargnant ses ressources. C’est le contraire pour le deuxième groupe : faiblement peuplés, ne disposant pas de capacités de recyclage interne importantes mais de réserves considérables, il pourra — à bas prix — maximiser ses revenus, en dilapidant ses réserves. Pratiquement, entre 1960 et 1973, d’un côté les décisions de l’Opep vont apparaître comme une série de compromis collectifs entre tous ces intérêts particuliers, de l’autre chaque acteur va prendre séparément des décisions que les autres acteurs vont contrecarrer, ou sur lesquelles ils vont s’ajuster. L’Europe et le japon. Depuis la fin de la deuxième guerre mondiale jusqu’au début des années 1970, les pays occidentaux — mais tout particulièrement l’Europe et le Japon — bénéficient très largement d’un pétrole à bas prix. Cependant, d’un pays à l’autre, la consommation globale d’énergie n’augmente pas dans les mêmes proportions que la production, tandis que les parts respectives de chaque source évoluent de manière différente, pour des réserves à peu près inexistantes et des importations pétrolières constamment à la hausse. En Europe, la consommation progresse à un rythme considérablement plus élevé que la production, la substitution charbon/pétrole est deux fois plus importante qu’aux EtatsUnis, et les importations progressent à un rythme jamais atteint jusque-là. Entre 1960 et 1973 la consommation d’énergie de l’Europe des neuf passes de 490 à 975Mtep (4.7 % par an en moyenne) pour une production pratiquement stationnaire. Simultanément la part du charbon régresse de 67 à 23 %, tandis que la part du pétrole augmente de 25 à 60 %. La production intérieure restant relativement limitée, les importations augmentent jusqu’à représenter, en 1973, 98 % de la consommation de telle sorte que la dépendance énergétique vis-à-vis de l’extérieur est de l’ordre de 65 %. Cette tendance est encore plus marquée pour le Japon dont la consommation progresse à un rythme moyen de 13 % par an jusqu’à devenir, en 1973, le deuxième consommateur d’énergie au monde, dont 78 % pour le pétrole — la production domestique ne couvrant que 10 % du total. Le rapport des importations nettes à la consommation brute augmentée des stocks, fournissant un indice de la dépendance énergétique d’un pays, entre 1950 et 1973 cet indice ne cesse d’augmenter alors que les réserves diminuent : en 1973 il est de 95 % pour le Japon, de 65 % pour l’Europe des dix, et de 15 % seulement pour les USA. 141 La situation intérieure Us : Gaz, charbon, pétrole. Exportateurs nets jusque-là, à partir de 1948 les Etats-unis deviennent importateurs nets de pétrole, les importations allant jusqu’à atteindre 15 % de la production intérieure en 1955. En provenance du Moyen-Orient dont les coûts d’extraction sont incomparablement plus bas que ceux des gisements nord américains, ces importations sont assurées par les Majors pétroliers qui — par ailleurs — continuent d’assurer plus de la moitié de la production intérieure. Entre 1950 et 1955 le pétrole assure près de 70 % de la progression de la consommation énergétique et le gaz 50 % de cette progression, le charbon régressant de 20 %. Mais il s’agit d’un pétrole dont le prix — fixé par les Majors — s’équilibre avec les prix du Golfe du Mexique (2,25 $/b contre 2.75 en décembre 1948) dont les coûts de production sont les plus élevés des Etats-unis : c’est le système du « Gulf plus ». En juin 1948 les prix du Golfe persique baissent légèrement (de 2.25 à 2.03) puis — à partir de juillet 1949 — ils se stabilisent à 1.75$/b : nous l’avons dit, ils ne bougeront pratiquement plus pendant 20 ans. Sur cette base, tout se joue donc à l’intérieur du territoire Us. Au lendemain de la guerre, la consommation de charbon aux Etats-unis représente encore 45 % de la consommation globale. Elle n’en représente plus que 35 % en 1950, 17 % pour le gaz naturel et 38 % pour le pétrole. Or, si de 1950 à 1973 la part relative du charbon diminue de 35 à 17 % alors que les volumes consommés restent stationnaires, la part relative du gaz naturel augmente plus rapidement que celle du pétrole, tandis que les parts cumulées de la production de ces trois sources restent pratiquement stationnaires et même augmentent : en 1950, le charbon, le gaz et le pétrole représentaient 86 % de la production totale d’énergie, ils en représentent 92 % en 1960 et 93 % en 1970. Il s’agit donc d’une recomposition de leurs parts respectives. Au total — et aux énergies résiduelles prés (électricité, nucléaire) — on a donc le sentiment que le recul du charbon est comblé par la progression du gaz et du pétrole et que la progression du pétrole est freinée à la hausse par la production gazière. La progression du pétrole n’interdit donc pas la progression du gaz, mais explique la régression du charbon. Cependant, derrière ces tendances lourdes et qui ne sont pas homogènes, plusieurs phénomènes se dissimulent : sur l’ensemble de la période, la structure de la concurrence entre sources se transforme. De 1950 à 1956 la production de charbon diminue, celle de pétrole et de gaz augmente, mais les importations de brut augmentent plus rapidement encore jusqu’à représenter 18 % de la consommation intérieure Or — à partir de 1956 et sous la pression des Indépendants et du Congrès — l’administration Eisenhower impose aux Majors de limiter leurs importations à 12 % de la consommation intérieure et — en vertu de la législation sur la sécurité nationale — trois ans plus tard ce quota est ramené autoritairement à 9 %. Les raisons généralement invoquées portent alors sur le degré de dépendance énergétique acceptable par les Etats-unis — mais 142 il est peu élevé pour l’époque et faiblement préoccupant. De manière plus convaincante, une régulation par les volumes importés se substitue à une régulation par l’égalisation des prix et — même si le système Gulf Plus reste en vigueur — cela instaure un système de « double prix » avec des prix intérieurs à la hausse vis-à-vis de prix mondiaux à la baisse. Mais le corollaire de cette proposition est vrai également : le maintien de l’équilibre du marché américain, passait déjà par une hausse des prix pétroliers intérieurs. L’effet est immédiat : à partir de 1956, le système des quotas pétroliers permet de freiner la chute de la production de brut, de soutenir la production de gaz et de stopper la régression charbonnière. La production de charbon chute brutalement entre 1957 et 1958 mais elle se maintient à ce niveau entre 1958 et 1962 et — même si elle progresse à nouveau à partir de là — Il faudra attendre 1965 pour qu’elle retrouve son niveau de 1957. La production de gaz ne cesse de progresser entre 1956 et 1970. Quant à la production de pétrole, stationnaire entre 1957 et 1961 elle ne reprend qu’à partir de 1962. Après une césure en 1956, nous en avons donc une deuxième en 1962. Toutes sources confondues, la production repart en 1962 et cela correspond en grande partie au début de la guerre du Vietnam qui relance une demande d’énergie à bas prix. Entre 1962 et 1970 le Gaz progresse plus rapidement que le pétrole qui progresse plus rapidement que le charbon. Des prix élevés et coupés du marché mondial permettent aux indépendants de générer un profit compatible avec une hausse des volumes de production, mais avec un retrait relatif de la scène énergétique. Entre 1960 et 1973 la part du pétrole dans la production globale d’énergie passe de 35 à 30 % alors que la consommation s’envole et que des importations en hausse et à bas prix comblent la différence. Simultanément la production de gaz naturel augmente, mais beaucoup moins vite que la consommation avec ce paradoxe que les importations augmentent également, mais à un rythme moins soutenu que les importations de pétrole. Enfin — malgré une progression des volumes charbonniers entre 1960 et 1973 — la part relative du charbon ne cesse de régresser, si bien que les exportations augmentent. Au total, entre 1960 et 1973, la consommation globale d’énergie augmente plus vite que la production et la dépendance énergétique globale s’accroît, la différence étant couverte — aux exportations de charbon près — par des importations pétrolières à la hausse. La progression de la production de gaz est supérieure à la production de pétrole et très largement supérieure à la consommation de gaz alors que le pays importe du gaz et que la consommation de pétrole est à peu prés égale à la production de gaz. Dans le même temps, les progrès de la production de charbon sont sensiblement égaux à ceux de sa consommation, mais inférieurs dans chaque cas au taux moyen, alors que le système des doubles prix se consolide. En fait ce système de « double prix » n’est qu’apparent : d’un côté, tout se passe comme si, contrôlant les volumes de production moyen orientaux, les Majors en fixaient le prix de manière à l’équilibrer — c’est-à-dire à l’aligner et le stabiliser — sur les coûts en développement des gisements nord américains 143 placés dans les plus mauvaises conditions. En effet, les producteurs que favorisent des conditions d’exploitation plus avantageuses auront toujours intérêt à ce que subsistent des producteurs placés dans de plus mauvaises conditions qu’eux, car c’est d’eux que dépendent les marges dont ils pourront bénéficier. Dans ces conditions en effet, le prix de la source d’énergie la plus coûteuse, impose et dicte le prix des sources dont le coût est moins élevé et le prix qui va prévaloir sera celui du producteur placé dans les plus mauvaises conditions et pour la production duquel il existe une demande intérieure solvable. Nous avons ici un premier point d’équilibre pétrolier interne externe. D’un autre côté, si les pétroliers dans leur ensemble (Majors et Indépendants) exercent une pression globale à la baisse de la production charbonnière, les indépendants nationaux placés dans les plus mauvaises conditions auront intérêt à maintenir des prix comparativement plus bas que ceux des charbonniers placés dans les meilleures conditions, mais comparativement plus hauts que ceux des charbonniers placés dans les plus mauvaises conditions. C’est ce prix – en effet - qui dicte le rythme de substitution charbon/pétrole et fixe leur réduction de part de marché au bénéfice des Majors. Nous avons ici un deuxième point d’équilibre mais strictement interne entre pétroliers et charbonniers. En favorisant une hausse des prix intérieurs du brut vis-à-vis de prix mondiaux à la baisse, le système des quotas d’importation freine le rythme de substitution charbon/pétrole. Tout se passe comme si l’évolution de ce double équilibre était arbitrée par l’évolution des coûts et des prix du gaz naturel ; dans ce cas, le système devient plus complexe. Une loi de 1938 donnait à la Federal Power Commission — devenue l’Inter State Gaz depuis 1954 — le droit de réglementer les prix de vente de gros payés par les distributeurs au gazoduc Inter-Etats. Depuis 1954, une nouvelle loi lui accorde également le droit de fixer les prix au puits que les distributeurs doivent payer aux producteurs, les prix à l’intérieur d’un même État restant libres. Nous avons donc ici un troisième point d’équilibre entre la totalité de l’espace national Us et chaque État de l’Union pris séparément, qui module le rythme de substitution gaz/pétrole, et donc pétrole/charbon. Dès 1954, la production et la consommation de gaz arbitre la production et la consommation comparées de charbon et de pétrole. Entre 1960 et 1973, l’utilisation de gaz reste stable : 40 % pour les ménages, 40 % pour l’industrie et 20 % pour le secteur électrique. Les réserves sont principalement localisées dans quatre Etats : Louisiane, Oklahoma, Texas et Alaska — et les prix restent sévèrement encadrés par l’Inter State qui va régulièrement appliquer une politique de bas prix : les prix du gaz n’augmentent que de 20 % entre 1950 et 1970, contre 35 % pour les fuels et 80 % pour les charbons. Comme on voit, l’augmentation comparée des prix est à l’inverse de la progression des volumes et à la charnière entre prix administrés et prix de marché. Le prix posté — qui est en fait un prix fictif — annule (ou ajuste) l’effet des rentes minières ou de monopole des différentes catégories de pétrole produites dans le monde sur leurs conditions de commercialisation sur le territoire national Us ; 144 d’un côté il représente un point d’équilibre entre les intérêts des Indépendants texans qui alimentent plus de la moitié de la demande intérieure, et ceux des Majors tournés vers la prospection, la production et la distribution internationales. De l’autre il représente un point d’équilibre entre les pétroliers et les autres producteurs d’énergie. Traduisant la dualité interne entre prix du charbon et prix du pétrole, mais également la dualité « à la frontière » entre prix du pétrole intérieur et prix internationaux, dans la pratique il impose au restant de la planète les règles du jeu qui sont celles de la situation intérieure nord américaine : en fait, les termes de la stratégie externe sont dictés et imposés par la nature des arbitrages internes. Comme le remarquera quelques années plus tard, le rapport de la Commission d’enquête parlementaire française sur les activités pétrolières « toute baisse des prix du pétrole brut du moyen orient aurait abouti à détruire l’équilibre du marché américain […] une fois de plus on s’aperçoit que les prix pétroliers au moyen orient découlaient de la stratégie 169 pétrolière du gouvernement américain » . Toutes les mesures prises au cours de cette période — indexation des importations sur la production ou sur la consommation, définition de quotas par sociétés et par Districts (Kennedy, 1962), report des quotas d’une année sur l’autre et quotas préférentiels pour certaines activités comme la pétrochimie (Johnson, 1968), remplacement des quotas par des taxes douanières et distinction entre produits bruts et produits raffinés (Nixon, 1970) etc.. — n’ont qu’un seul objectif : maintenir les marges des Indépendants avec des prix intérieurs relativement élevés de manière à accroître les réserves « nationales » sans pour autant pénaliser les Majors, ni la consommation industrielle interne. En 1968, avec les reports d’importation d’une année sur l’autre (Johnson) on pourrait penser qu’une inflexion se produit, mais si la pression à l’ouverture du marché pétrolier, à la suppression des quotas et à leur remplacement par un système de droits de douanes sélectif (par produit) se renforce, les Indépendants — soutenus par le Congrès — résistent. Or déjà tout bascule et les indices se multiplient. Dès 1968, il devient clair pour tout le monde que les Etats Unis (dans leur ensemble) ont intérêt à un alignement des prix du pétrole intérieur sur des cours mondiaux à la hausse et le principal argument porte sur le fait qu’un redressement du prix des produits pétroliers améliorerait la position des Etats-unis vis-à-vis de leurs concurrents occidentaux, principalement l’Europe et le Japon. L’Europe et le Japon qui sont les concurrents directs des Etats-unis, ont beaucoup plus à perdre qu’eux d’une hausse des prix pétroliers. Du reste, dès les mois de mai et juin 1972 on en retrouve l’écho au sein de l’administration Nixon et assez rapidement — après qu’ils aient eu lieu — l’idée est développée que les Etats-unis apparaissent comme les principaux bénéficiaires des hausses. Même s’il est vrai que les réserves d’énergies non renouvelables sont « finies », loin de traduire un « état objectif » — et pour ainsi dire « géologique » — de ce qu’il resterait à 169 Sur les sociétés pétrolières operant en France, Rapport de la commission d’enquête parlementaire 10/18, 1974, p.78 145 exploiter (le fameux « pic d’Hubbert »), le volume de ces réserves les unes par rapport aux autres fluctue au gré de l’évolution de leurs prix comparés. Les gisements les moins onéreux à exploiter étant toujours découverts en premier si les prix restent stationnaires, les réserves diminuent. Or, si les réserves de charbon Us étaient, restent toujours et resteront considérables (environ 2 000 milliards de t, c’est-à-dire 50 % des réserves mondiales en 1970), les réserves prouvées de pétrole sont stationnaires entre 1954 et 1969 et ne sont soutenues dans l’intervalle que par les découvertes de l’Alaska dont l’exploitation à cette date n’est pas rentable. Simultanément les réserves de gaz qui avaient régulièrement augmenté entre 1954 et 1967 diminuent à partir de là, si bien que les réserves totales atteignent à peine en 1973 le niveau de 1960 tandis que — dans l’intervalle — la production a été multipliée. L’augmentation des réserves passe donc par une hausse des prix (Tableau 7). Par ailleurs — nous l’avons vu — les Majors n’ont cessé de concéder du terrain sous les coups conjugués des pays producteurs de pétrole (Opep), mais également des Indépendants nord-américains et des firmes européennes ou japonaises. Dans le même temps, les revenus des compagnies pétrolières américaines provenant de leurs activités sur le territoire national diminuent régulièrement, leurs investissements déclinent et la rentabilité des capitaux pétroliers baisse tout en restant inférieure en moyenne à celle des autres secteurs manufacturiers : de 0.75 points en moyenne. Les revenus des compagnies pétrolières provenant du territoire national baissent de 63 à 53 % entre 1965 et 1973. Leurs investissements déclinent de 14.3 mia$ en 1968 à 11.5 en 1972. Enfin – et quel que soit le critère retenu (rapport du revenu net au capital social, du revenu net au capital social augmenté de la dette ou du revenu net au total des actifs) – la rentabilité des capitaux pétroliers dans leur ensemble est en chute libre : elle baisse entre 1968 et 1972, de 12.6 à 9.8 %. Ajoutons que cette baisse est plus marquée aux Etats-unis qu’à l’étranger. Les Majors ont intérêt à une hausse des prix. Ensuite, un renchérissement des prix du brut en revalorisant le charbon relancerait sa production en augmentant d’autant sa part dans le bilan énergétique, tout en réduisant la part du pétrole « importé » au bénéfice du pétrole « intérieur » : à 2 $ le baril le brut de l’Alaska n’est pas rentable ; à 8 dollars, il commence à le devenir et la situation est à peu près analogue pour le gaz naturel. Les charbonniers et les pétroliers dits « indépendants », ont intérêt à une hausse des prix De plus, et alors que le dollar est mis à rude épreuve, l’arrêt de sa convertibilité or et son remplacement par des taux de change flottants permet d’anticiper sur les évolutions à venir : ce que les Etats-unis perdront d’une main, ils le récupéreront de l’autre. Dès l’hiver 1970-1971, il devient clair que les Etats-unis ont intérêt à un alignement de leurs prix intérieurs sur des prix mondiaux à la hausse, sans disposer des moyens de provoquer cette hausse par le seul jeu des mécanismes du marché. À cette date, les intérêts des pays producteurs et ceux des Etats- 146 unis convergent sur une hausse des prix qui « en apparence » donne l’initiative aux pays du Golfe, mais rétablit en fait l’équilibre de la situation nord américaine, au détriment de leurs principaux alliés et concurrents (Europe, Japon). On aura présenté les producteurs moyen-orientaux comme étant à l’initiative de cette affaire, et on peut difficilement imaginer qu’ils aient pu être hostiles à une hausse des prix. Mais on peut encore moins imaginer que – se lançant dans cette entreprise – ils n’aient pas disposé de l’aval nordaméricain. De cette logique, on en connaît l’enchaînement inéluctable : en trois mois — d’octobre à décembre 1973 — les prix sont multipliés par quatre, les volumes sont réduits de 15 %, les Usa, les Pays-Bas, mais également le Portugal et l’Afrique du Sud sont placés sous embargo, et l’ensemble des pays de l’Opep – unanimement - emboîte le pas des hausses de prix et des réductions de volumes. De 2 $ en 1972, le baril passe à 12 $ en 1974. Il se maintiendra à peu prés à ce niveau jusqu’en 1979. Les effets du premier choc. Du point de vue nord américain, la recomposition des rapports de forces à la frontière porte principalement sur l’impact du premier choc sur les pays consommateurs (Europe, Japon), puis sur les économies des pays producteurs (Opep), et enfin sur la manière dont les Usa seront parvenus à en canaliser l’impact sur leur propre économie. Allons ici à l’essentiel : le premier choc divise les pays consommateurs, ses conséquences réduisent à peu de chose l’avantage que les pays producteurs étaient parvenu à en retirer, cette réduction bénéficie presque entièrement à l’économie nord américaine, mais ce n’est pas encore suffisant. Les pays consommateurs. Premier effet du choc de 1973, en même temps que les pays consommateurs prennent conscience de leur dépendance énergétique, leur facture pétrolière augmente, leur croissance accuse le coup et l’inflation reprend. L’objectif étant identique pour tous (diminuer sa consommation, réduire sa dépendance, diversifier ses sources d’approvisionnement et accélérer les mouvements de substitution) la riposte des pays consommateurs va dépendre de la structure comparée de leur production vis-à-vis de leur consommation, et des caractéristiques de leurs approvisionnements extérieurs. Elle va également dépendre de l’organisation du secteur énergétique dans son ensemble et — selon leurs dotations en ressources alternatives (charbon, gaz, nucléaire) — de leur capacité à infléchir le mouvement de substitution dans un sens ou dans l’autre. En 1974, la dépendance pétrolière de l’Espagne vis-à-vis du Moyen-Orient était de 84 %, de 77 % pour la France, de 76 % pour les Pays-Bas, 75 % pour le Japon, 70 % pour l’Italie et 55 % pour l’Allemagne et — malgré une forte production interne et une diversification plus poussée de leurs fournisseurs — de 15 % uniquement pour les USA. Entre 1970 et 1980 — qui 147 constituent une année de pointe avec 230 milliards de $ — la valeur des importations de brut des dix principaux pays consommateurs occidentaux est multipliée par neuf. L’URSS y échappe et devient premier producteur en 1975, puis exporte à partir de là. En devenant productrices puis exportatrices de pétrole, la Norvège et la Grande-Bretagne y échappent également et leurs balances énergétiques s’améliorent : le ratio d’auto approvisionnement de la Grande-Bretagne par exemple passe de 50 % en 1973 à 98 % en 1980. C’est également le cas des Pays-Bas dont les recettes d’exportation de gaz naturel permettent de payer les importations de pétrole : la production de gaz naturel y a démarré en 1967 — pour 1980, les réserves estimées de Slochteren s’élèvent à 1 600 milliards de m3 — et atteindra son plus haut niveau en 1979 avec 96.3 milliards de m3. Malgré le déficit pétrolier, les balances commerciales du Japon et de l’Allemagne fédérale résistent. En revanche les déficits de la France, de l’Espagne, de l’Italie et des Usa se creusent : alors que la facture pétrolière des USA est multipliée par seize de 1973 à 1980 (64 milliards $), celle de la France est multipliée par sept (26 milliards $). En 1980 le déficit pétrolier nord américain était de 25 milliards, celui de la France de 12 milliards. Simultanément, le Tiers-monde s’effondre. Pratiquement du jour au lendemain, le Japon met un frein à ses importations avec 269 millions de tonnes en 1973 (année de pointe), les quatre grands fournisseurs de brut (Exxon, BP, Gulf et Mobil) réduisant leurs livraisons aux raffineurs japonais dès 1979. En Europe le mouvement est plus lent à se mettre en place — 716 millions de tonnes en 1977 (année de pointe) — tandis que les USA restent le 1er importateur mondial avec 475 millions de tonnes pour 1977 (année de pointe). À l’exception des Etats-unis, dont les importations nettes en provenance de l’Opep augmentent, les importations de la plupart des pays de l’OCDE sont stationnaires. S’il est vrai que les prix élevés du brut pénalisent globalement les pays consommateurs — on peut admettre qu’il s’agit d’un prélèvement de l’ordre de 2 % du PNB des pays industriels — ils ne pénalisent pas tous les pays ni — dans chaque pays — tous les opérateurs de la même manière : tandis qu’ils favorisent certains opérateurs et certains pays, ils en pénalisent d’autres. Or, dans les années qui suivent, les Etats-unis vont globalement récupérer et bien au-delà, ce que momentanément ils concèdent. Le premier choc réduit la part de l’Opep dans la production 170 mondiale et cette évolution s’opère au bénéfice des nouveaux producteurs hors Opep : Grande-Bretagne, Norvège, Mexique, Nigeria, Russie, Chine etc. Simultanément, les 171 volumes d’exportation Opep sont à la baisse mais de telle sorte qu’en dollars courants, les revenus pétroliers augmentent de manière considérable : ils sont multipliés par 13 entre 1972 et 1979, et par 18 uniquement pour l’Arabie saoudite (Tableau 12). Or, dans le même temps, alors que les revenus accrus de l’Arabie Saoudite relancent ses importations de biens et 170 Ellle était de 55% en 1973, elle n’est plus que de 48.7% en 1979. 171 De 38.4 millions b/j en 1973, ils passent à 30.4 millions b/j en 1979. 148 services dont les Etats-unis sont le premier fournisseur et que le recyclage de ses excédents (réserves de change, pétrodollars, placements) se dirigent principalement vers les Etats-unis, aux Etats-Unis le PNB chute de 0.3 % chaque année et — en 1974 — l’inflation atteint 11 %, 9.5 % en 1975 et la tendance se maintient dans les années qui suivent (stagflation). N’entrons pas dans le détail du recyclage des pétrodollars : entre 1974 et 1978, les importations des pays du Golfe augmentent de 31 % en moyenne par an, les Etats-unis en sont les principaux bénéficiaires et les livraisons d’armes en constituent l’essentiel. Après que l’Arabie Saoudite ait décrété l’embargo les Etats-unis ne prennent aucune mesure de représailles contre le Royaume, ils développent avec lui leur vente d’armes et cessent de soutenir l’Europe. Dès le mois de juin 1974, une commission mixte américano saoudienne se met en place : elle concerne l’industrialisation, les échanges, l’agriculture, la science, la technologie, la formation de la main-d’œuvre et la coopération militaire. Ses principales décisions portent sur la suppression des taxes sur l’investissement étranger aux Usa et le déplafonnement (Commission Ford) des investissements Opep aux Usa, le Preferential Lending Arrangment pour les investissements Opep ; la non-publication des données concernant les placements de fonds auprès des banques nord américaines… En 1976, le prince Fahd et le président Ford signent un accord de stabilisation des approvisionnements pétroliers sur une période de 10 ans. De même les négociations avec l’Iran, interrompues en 1972, reprennent : elles portent sur les fournitures militaires en contrepartie de garanties d’approvisionnement. Compte tenu de l’inflation nord américaine et en dépit des hausses nominales du prix du baril, le pouvoir d’achat des revenus pétroliers diminue d’environ 60 %, par rapport aux prix des biens importés à partir des Etats-unis, et à cela s’ajoute la dépréciation du dollar vis-à-vis des monnaies et des pays (le yen, le mark, la livre, le franc) susceptibles de satisfaire des flux d’échange alternatifs. À partir de là, la conjoncture se retourne et cela correspond à l’entrée en fonction du président Reagan. Aux Etats-unis — mais proportionnellement l’ordre de grandeur est identique pour l’ensemble des pays que les hausses pénalisent — le prélèvement du secteur énergétique sur le reste de l’économie est multiplié par deux et à un prélèvement par les prix, se conjoint un prélèvement par l’investissement. En 1970, 5 % du PNB suffisait à régler la facture énergétique, dont 0.3 % pour les importations ; en 1979 10 % y suffisent à peine dont 4 % pour les importations, tandis que la part des dépenses de ce secteur dans le PNB passe de 1.6 % en 1973 à 3.2 % en 1979. Dans la mesure où certains en bénéficiaient (Grande-Bretagne, Norvège, Pays bas) et d’autres pas, nous avons vu que les hausses divisaient les pays européens. Elles les divisent également sur leurs « capacités de récupération des pertes subies » et — dans ce cas — le rôle du dollar confirme la suprématie nord américaine sur l’ensemble des autres monnaies. 149 En Europe, malgré la baisse du volume des importations, l’appréciation du dollar par rapport à la plupart des monnaies (dévaluation du franc 1982) augmente d’autant la facture pétrolière, tandis que la diminution de la consommation crée des surcapacités de raffinage nécessitant de nouveaux investissements, à la fois pour modifier l’outil de raffinage, pour développer la production et l’exploration et pour s’aligner sur les règles du jeu dictées par les Etats-unis. Pour rester en France, dès 1973 l’amont (exploration/production) est déconnecté de l’aval (raffinage/distribution), Elf naît de la fusion de la RAP, SNPA, BRP et SN Repal (1976) et la suppression des quotas d’importation et du contrôle de l’implantation des stationsservice (1979) prépare la libération des prix du carburant (1985). Le mécanisme est très exactement le même avec les pays producteurs de pétrole. Si la consommation japonaise et la consommation européenne marquent un temps d’arrêt, la consommation nord américaine ne cesse d’augmenter, alors que la production diminue et que les importations augmentent. La production pétrolière nord américaine qui s’était maintenue stationnaire entre 1968 et 1973 chute entre 1974 et 1979, les gains de rentabilité ne parvenant tout au plus qu’à freiner cette tendance. Donnons simplement un exemple. En 1979 le coût de production d’un baril est de 1 $ au MoyenOrient, 8 $ en mer du nord et 10 $ en Alaska. Depuis 1977, le pétrole de l’Arctique est acheminé jusqu’au Port de Valdez, dans le Golfe d’Alaska, par un oléoduc long de 1 280 km. La production annuelle est passée de 6.3 millions de barils en 1961, à 69 millions en 1977 mais les prix de revient élevés sont particulièrement sensibles aux fluctuations des cours mondiaux. En août 1977, le prix plafond du brut d’Alaska est fixé entre 5.69 et 7,61 $baril à la tête du puits. Le coût de transport par pipeline trans-alaskien — lancé en 1969 et mis en service en 1977, pour un coût global de 8 milliards$ — est fixé à 4.84/baril ; il arrive dans les raffineries Us à 13.30/13,54 $baril, à un prix proche des cours mondiaux, mais à peine rentable. Cela n’empêche pas la production de chuter. Pour combler la différence, les importations doublent en volume et sont décuplées en valeur, jusqu’à atteindre 8.5 Mb/j en 1978 : alors qu’en 1973 les importations de pétrole représentaient 37 % de la consommation Us, et provenaient à 30 % de l’Opep, en 1978, elles représentent 45 % de la consommation et proviennent à 60 % de l’Opep. En 1980, le pétrole représentait 32 % des importations globales, contre 7.5 % en 1970 (Tableau 7) À partir de 1973 - avec la hausse des prix mondiaux l’exploration sur le territoire national reprend. Le nombre de forages réalisés évoluant en fonction des prix, ils sont effectués aux Etats-unis à plus de 65 % par des indépendants, lesquels sont (pratiquement) absents de la production et de la distribution pour se concentrer (presque) exclusivement dans la prospection (drilling). Ils ont deux sources de revenus : les gisements qu’ils exploitent (la plus petite entreprise emploie 2 personnes et produit 18 b/j), mais surtout les gisements qu’ils trouvent et qu’ils revendent aux grandes compagnies. Leur capacité d’endettement est donc « proportionnelle au prix du 150 pétrole » et les fonds qui leur sont accordés sont gagés sur les réserves (prouvées) dont ils disposent. Or, signe que les prix ne sont pas encore suffisamment élevés, les résultats restent médiocres — 1.8 millions de barils par jour — si bien que les réserves diminuent encore et que la dépendance énergétique s’accroît : en 1970 les réserves pétrolières s’élevaient à 39 billions de barils ; en 1979, elles ne sont plus que de 27 billions de barils (Tableaux 11 et 13) Par ailleurs, si malgré les hausses de prix, la consommation de pétrole augmente parallèlement aux volumes importés, la production et la consommation de charbon et d’électricité augmentent plus rapidement encore, alors que la consommation de gaz naturel est en chute libre. Au total le mouvement de substitution s’inverse : jusque-là le pétrole se substituait au charbon ; désormais le charbon et l’électricité se substituent au gaz et la tendance va se maintenir durablement jusqu’en 1986. En fait tout se passe comme si le gaz et l’électricité — dont les prix intérieurs sont sévèrement encadrés — arbitraient la compétition entre le charbon et le pétrole et que cela se traduise par d’importantes transformations dans la structure de la consommation « intermédiaire », c’està-dire la consommation « productive ». En 1950, la part du charbon dans la consommation nord américaine était de 37 % ; elle n’est plus que de 17 % en 1973 ; simultanément, le rythme de croissance de la production charbonnière qui était d’environ 5 % entre 1961 et 1965, tombe à 1.1 % entre 1969 et 1973. À ce rythme, la production charbonnière diminuait en volumes absolus. Les hausses pétrolières ont pour effet de relancer la rentabilité du charbon : entre 1973 et 1979, la consommation de charbon augmente de 22 % et sa production de 33 %, ce qui relance les exportations. On retrouve le même phénomène avec l’électricité, mais moins marqué : en 1950, 4.5 % de l’énergie consommée provenait de l’électricité ; elle est de 5 % en 1973, de 7 % en 1979 et culminera en 1995 avec 11 % tandis que la part du nucléaire dans la consommation globale d’électricité ne cesse d’augmenter : 24 % en 1973, 48 % en 1979 et 75 % en 2000. Le gaz rééquilibre cette tendance. En 1970, l’autonomie gazière des Etats-unis est à peu près totale, mais les réserves plafonnent et nous aboutissons à un paradoxe : alors que le pays produit plus qu’il ne consomme ses importations augmentent. Entre 1973 et 1979 — alors que la consommation reste toujours inférieure à la production et que les exportations sont inexistantes — la production de gaz diminue et elle ne cessera de diminuer jusqu’en 1986 tandis que la consommation chute proportionnellement — de 22.5 en 1973 à 16.7 en 1986 — en stabilisant les importations. Le premier choc pétrolier freine donc à la fois la production et la consommation de gaz en stabilisant les importations dans le ratio initial de la dépendance gazière et on voit vite pourquoi. La chaîne de liquéfaction — gazoduc depuis le gisement jusqu’à la côte, usine de liquéfaction, terminal d’expédition, flotte de méthaniers, terminal de réception — nécessite des investissements lourds avec des délais de mise en service de 4 à 6 ans. Pour 1977 — sur la base d’un volume de 6 milliards de 151 m3 par an, le coût d’une chaîne de liquéfaction était évalué à 1.5 milliards de dollars et 5 milliards pour un volume de 15 à 20 milliards de m3. Dans ces conditions, et compte tenu des avantages de la chaîne sur le gazoduc (flexibilité des conditions de commercialisation) le gaz devient rentable pour un baril à 23/26 dollars. De nouvelles hausses sont nécessaires. Les Majors. Les compagnies pétrolières. On aura pu penser — et il a été dit — que le premier choc pétrolier pénalisait les Majors au bénéfice des pays producteurs et il est vrai qu’ils perdent le contrôle du marché pétrolier. Cependant, à partir de 1973, tout en conservant le monopole de la distribution, la plupart des compagnies pétrolières se replient sur le marché intérieur nord américain où elles relancent l’exploration domestique, elles se concentrent sur le (ou les) segment (s) de la filière pétrole où elles détiennent des avantages comparatifs (pétrochimie) et elles se diversifient soit par source d’énergie (charbon, nucléaire), soit par secteur d’activité (métallurgie, bio-industries, agroalimentaires). Au lendemain de la première crise — et ce sera d’ailleurs la cause principale des difficultés qu’il va leur falloir affronter sur le territoire national — les majors affichent des résultats sans commune mesure avec leurs profits antérieurs. Jusque-là, la part de revenus provenant de leurs activités sur le territoire national n’avait cessé de chuter, à partir de là elle remonte : de 35.5 % en 1974 à 57 % en 1979. Depuis 1950, les parts de marché intérieur des petits distributeurs indépendants avaient continuellement augmenté jusqu’à 35 % dans certains Etats : en deux ans (1972-1974) les Majors reconquièrent leur part de marché intérieur perdu. De 1969 à 1976 l’autofinancement n’avait cessé de décliner, il reprend à partir de là. Enfin, liés à l’épuisement des réserves, à la baisse des prix relatifs et à la hausse des coûts d’exploration — les coûts moyens d’exploration par baril découvert s’inscrivent dans une fourchette allant de 1 à 8. Enfin, la crise va relancer les mouvements de fusion et de concentration. Malgré des différences considérables de taux de profit entre chimie de base et chimie spécialisée qui se répercutent entre chimistes et pétroliers — sous l’impulsion des majors, l’intégration de la pétrochimie se renforce. Bien que les taux de profit des capitaux investis dans le charbon soient inférieurs de moitié (ou des ¾) à ceux des capitaux investis dans le pétrole, les pétroliers se diversifient principalement dans le charbon (de l’Ouest), mais également dans le gaz naturel et le nucléaire. Enfin, ils se réorientent vers les métaux non ferreux, la sidérurgie, les bio-industries et l’agroalimentaire. En 1979 les pétroliers contrôlent 35 % des réserves et 22 % de la production charbonnière, pour seulement 10 % de leurs investissements. Ils produisent également 35 % du cuivre nord américain. Avec la formule de la « Royalty Trust » qui consiste à exploiter les ressources dont dispose une société jusqu’à ce qu’elle disparaisse, les fusions et le recours à l’emprunt vont permettre à certaines entreprises de reconstituer leurs réserves à des coûts plus faibles que les coûts d’exploration. Cependant, si les réserves de ces entreprises augmentent, les réserves 152 nationales diminuent. Dans l’immédiat donc, l’investissement des compagnies pétrolières augmente — de 12.2 à 22.3 milliards $ entre 1973 et 1975 — mais pour décliner ensuite (18.7 milliards en 1978) et si la rentabilité des capitaux pétroliers remonte en 1974, elle reste plus faible que celle des autres secteurs. Fin 1978, et sans pouvoir les provoquer, les majors ont intérêt à de nouvelles hausses. Mais cela leur vaut de violentes attaques de la part du Congrès et de la présidence et les perspectives de démantèlement se précisent ; avec le projet de « désintégration verticale » des Majors, il s’agissait de restaurer la concurrence à tous les stades de la filière pétrole en interdisant un contrôle des prix de transfert de société mère à filiale, et donc de favoriser une baisse des prix, mais il est rejeté par le Sénat. Le projet de cantonner les Majors à la seule vente du pétrole (par rapport aux autres sources) l’est également, mais aussi celui de couper la production des Indépendant des autres activités pétrolières. En 1980, la proposition de loi du sénateur Kennedy visant à interdire toute absorption aux 18 plus grosses sociétés échoue et ce sera le même échec — en mars 1984 — d’une proposition de loi visant à étendre cette mesure aux 50 compagnies les plus importantes. Cela soulève la délicate question de la politique énergétique fédérale au cours de cette période. La politique fédérale. Si jusqu’aux débuts des années 1980 avec Reagan qui tranchera, les politiques fédérales de riposte (Nixon, 1973 / Carter 1977) peuvent paraître contradictoires et tourner court, elles ne font que traduire les difficultés d’arbitrage entre les différents groupes d’intérêts en présence et les incertitudes d’un rééquilibrage des rapports de force internes. Avec Reagan, les prix intérieurs américains seront entièrement « libérés », mais — jusque-là — le pétrole reste vendu aux Etats-unis à des cours supérieurs aux cours mondiaux. En fait, dès la fin des années soixante (1968-1970) un débat se met en place aux Etats-unis dont l’enjeu porte sur l’intérêt que le pays aurait à faire baisser les prix ou, au contraire, à les soutenir à la hausse. Une première commission nommée par Nixon admet qu’un redressement de 12 à 21 % des importations sur la production intérieure ferait chuter les prix intérieurs de 20 % (30 cent par baril dans l’immédiat, 80 cents sur les trois ans), elle se prononce pour la suppression des quotas et son remplacement par un système de taxes sélectives, en concluant au fait que — sous ces hypothèses — la dépendance pétrolière vis-à-vis du Moyen-Orient devrait se stabiliser aux alentours de 10 % (janvier 1970). À l’inverse, une deuxième commission — rapport Prinic de 1971 — conclue au fait qu’à prix fixe les importations atteindraient 23 % en 1980, qu’avec une baisse des prix de 80 cents, elle atteindrait 41 % à la même date et que — pour stabiliser la dépendance à 10 % — une hausse de 75 cents vis-à-vis des prix de 1969 serait nécessaire. Cette contradiction n’est pas résolue tout de suite : en fait elle va se maintenir pendant dix ans. La commission parlementaire française déjà citée admet pour sa part que « le seul moyen de concilier ces deux tendances […] était de faire monter les prix du brut au Moyen-Orient à un niveau compatible 153 172 avec les prix américains » . C’est vrai, mais le schéma paraît plus contraignant encore. En fait on va osciller entre une stratégie impossible d’indépendance totale (Nixon) et une stratégie d’importations équilibrées (Carter) qui suppose des prix unifiés à la hausse. Quelles que soient les péripéties intermédiaires de la politique fédérale entre les deux chocs, c’est cette ligne de fond qui permet d’en saisir la cohérence sur longue période. Elle présente deux volets : intérieur et il échouera ; extérieur, et il va créer les conditions du deuxième choc. Une des premières mesures prise par Nixon lorsqu’il accéda à la présidence (1969) avait été de rabaisser le taux de la « depletion allowance » de 27.5 à 22 % ; les compagnies réagissent en faisant prévaloir que la sécurité des approvisionnements impliquait des prix à la hausse. Au début des années 1970 — sous la pression de la situation intérieure — les mesures de plafonnement des importations de brut volent en éclats et c’est une des causes de la crise de 1973 ; mais, en pleine crise, Nixon relèvera les quotas de la côte Est de 15 % en septembre 1972, puis de 50 % en janvier 1973. Le contrôle des importations est levé en 1973 et Ford relève les droits de douanes (janvier 1975), mais cette mesure est supprimée par le Congrès (décembre 1975). Dès le début de 1974, le Congrès vote l’élimination des provisions pour reconstitution de gisements (« depletion allowance ») mais il se heurte au veto de Nixon (mars 1974). En mars 1975 Ford obtient que la provision ne soit plus accordée qu’aux producteurs de moins de 2000b/j. Cette succession de mesures contradictoires et au « coup par coup » est préoccupante. En 1973, le projet « Indépendance » présenté par Nixon vise la suppression pure et simple des importations par un freinage de la consommation et une augmentation de la production intérieure. Il s’agit alors de « mettre notre pays en mesure de satisfaire ses besoins énergétiques en dehors de toute source étrangère ». N’entrons pas dans le détail d’un projet qui sera attaqué de toute part. Une mesure passe alors inaperçue : la distinction au niveau des prix intérieurs entre « l’ancien » et le « nouveau » pétrole, la même distinction étant adoptée pour le gaz. L’ancien pétrole (old oil crude) concerne la production d’un puits quelconque pour 1972 ; le nouveau pétrole (new oil) la production d’un puits qui n’était pas encore en service à cette date, ou l’excédent d’un puits ancien sur sa production, pour l’année de référence (released oil). Les prix du brut ancien sont bloqués ; ceux du nouveau sont « libérés » et — par ailleurs — les prix des puits à faible débit (brut stripper) sont libres. Jusque-là, la différence passait entre bruts intérieurs et bruts moyen-orientaux ; désormais elle clive la production intérieure entre ancien et nouveau brut. Le prix du « nouveau pétrole » est libéré et passe de 5,50 $ en avril 1973 à 11,50 $ en 1975, alors que dans le même temps, « l’ancien pétrole » — toujours sous contrôle — est légèrement redressé, de 4.2 à 5,20 $. En décembre 1975, l’ancien pétrole reste bloqué à 5,25 $ mais — dans la proportion 60/40 (60 % pour l’ancien, 40 % pour le nouveau) — le composite price est 172 Sur les sociétés pétrolières opérant en France, Rapport de la commission d’enquête parlementaire 10/18, 1974, p.95. 154 plafonné à 7,60 $ ce qui ramène le « nouveau » à un prix (11,28 $) inférieur aux cours mondiaux ; dans le même temps — pour compenser l’inflation et créer des effets d’incitation — une marge de manœuvre de 10 % est laissée au président. Des dispositions comparables sont adoptées pour le gaz. Jusqu’en 1975, il était interdit de vendre du gaz naturel en dehors de l’État où il avait été produit : en 1975, cette mesure est abrogée et le prix plafond du « nouveau gaz » (hors des frontières de l’État producteur) est porté de 52 cents à 1,42 $ par milliers de pieds cube et peu après — sous la pression des distributeurs — le prix de « l’ancien gaz » est légèrement majoré. Pour augmenter la production il fallait des prix intérieurs élevés ; or ils augmentent, mais pas au point de relancer la production et ils restent de moitié inférieurs aux prix mondiaux : après avoir été trop élevés, les prix intérieurs deviennent trop bas. Le plan Carter-Schlesinger (Plan National de l’Énergie d’avril 1977) revient sur cette stratégie, mais en maintient la ligne directrice : « je ne vois pour notre pays ni perspective ni nécessité d’atteindre à l’autarcie énergétique dans l’avenir » ; il faut donc « limiter les importations à un niveau acceptable » ce qui exclue que le volume des importations atteint en 1975 (8.5 Mb/j) soit dépassé, pour revenir à une moyenne de 5Mb/j. Pour cela il préconise une libération des prix intérieurs (« les prix doivent refléter les coûts réels ») et un programme fédéral de financement de la production d’hydrocarbures de synthèse (le synfuel). Entre 1975 et 1978, tandis que le débat politique intérieur se focalise autour du démantèlement ou pas des Majors pour non-respect de la concurrence (disvestiture) et que l’option « tout charbon » est confirmée, le plan Carter envisage de porter de 9 % en 1976 à 23 % en 1985 la part du nucléaire dans la production d’électricité. Dans les premiers mois de 1974 — avec uniquement 16 compagnies exploitantes — 14 commandes de centrales avaient été annulées et 94 autres reportées : il s’agit ici — en l’espace de huit ans — de porter le nombre de centrales de 63 à 138. Freiné par les délais de mise en œuvre des équipements, d’amortissement des investissements, et des taux d’intérêt élevés, le nucléaire piétine. L’hypothèse des hydrocarbures de synthèse fera long feu (on admet alors que le pétrole synthétique qui est un dérivé du charbon devient rentable à partir de 45 $ le baril) mais elle témoigne aujourd’hui encore d’une véritable préoccupation. Actuellement — et pour un baril à 80 $ — les fuels de synthèse seraient rentables à 150 $. En revanche, la libération des prix intérieurs, anticipe sur toutes les tendances ultérieures : en avril 1979, le prix moyen du brut nord américain était de 9,50 $ le baril pour 16 $ sur le marché mondial et tout le monde admettait que la libération totale des prix — prévue pour septembre 1981 - les porterait de 15 à 20 $ en moyenne, seule manière de rentabiliser les gisements nationaux, d’accroître la production et d’augmenter les réserves. La libération des prix du gaz (Natural Gaz Policy Act) suivrait de peu (1985), mais la proposition Carter de revaloriser le « nouveau gaz » de 1,42 $ à 1.75 — qui est approuvée par le Congrès — est rejetée par le Sénat qui s’oppose à leur 155 réglementation. Passons sur les réactions au plan Carter : il suscite une levée de bouclier de la part des défenseurs des consommateurs et de l’environnement, de l’industrie pétrolière, de l’industrie automobile, des producteurs de charbon… si bien qu’on en arrive à ce paradoxe qu’au printemps 1979 — seule manière de maintenir ce rapport de force interne en équilibre — l’Etat fédéral subventionne les importations de produits pétroliers. Du point de vue nord américain, pour que la production pétrolière reprenne ou cesse de chuter et que les importations diminuent ou cessent de grimper, pour que les forages s’intensifient et que les réserves se reconstituent, les prix ne sont pas encore suffisamment élevés et de nouvelles hausses sont désirables. Mais on ne voit pas pourquoi le plan Carter aurait réussi, là où le plan Nixon avait échoué : abandonné à sa seule logique « interne », il se heurte aux mêmes obstacles. Or, une fois de plus, le salut vient de l’extérieur : très curieusement — ou très logiquement selon le point de vue que l’on adopte — la Grande-Bretagne prend l’initiative des premières hausses de prix. Mais cela n’aurait pas été envisageable sans une recomposition intermédiaire des rapports de forces externes. Cinq ans après le premier choc pétrolier, avec un baril aux alentours de 12 $ qui semblait satisfaire tout le monde, on aurait pu penser, qu’un équilibre durable s’était mis en place. En fait — avec huit hausses successives de décembre 1978 à décembre 1981 — le deuxième choc pétrolier va s’échelonner sur 3 ans : uniquement entre février 1979 et décembre 1980, les prix sont multipliés par trois et l’arabian light — par exemple — passe de 12.7 à 34 $ le baril. Au total et en l’espace de huit ans, les prix du baril auront été multipliés par quinze ou seize. Les conséquences du premier choc — ou plus exactement l’absence de conséquences du premier choc — rendaient inévitable le second et – nouveau - on observe une recomposition des rapports de force, à la fois interne et externe. L’entre-deux-chocs. Dans l’intervalle des deux chocs pétroliers, au plan militaire et probablement politique — à l’exception de l’intervention au Timor oriental (1975), de la perte de contrôle de la situation iranienne (1979) et de la prise d’otages de l’ambassade de Téhéran (novembre 1979) — il nous faut considérer les présidences Ford et Carter (1974-1981) comme des intermèdes. D’un côté, le scandale du Watergate va masquer le retournement politique conservateur qui l’a précédé — ce que Serge Halimi décrit comme « le grand virage à droite du milieu des années 1970 » — qui explique « la victoire, à contrecourant, de Jimmy Carter sur son adversaire républicain ». D’un autre côté, comme l’observe l’auteur, « le refoulement du syndrome vietnamien est rapide : en 1973, les Américains estimaient dans une proportion de 4 contre 1 (40 % contre 12 %) que le gouvernement consacrait trop d’argent aux dépenses militaires ; en 1980 ils jugent dans une proportion de 5 contre 1 (60 % contre 12 %) qu’il faut au contraire accélérer le 173 réarmement de l’Amérique » . 173 Serge Halimi, op. cit. p. 158. 156 Jusque-là les objectifs de la politique économique étaient de soutenir la croissance, de maintenir le plein-emploi et de contrôler l’inflation (stabilité des prix) tout en garantissant les équilibres externes et elle disposait de deux outils : la politique monétaire (offre de monnaie et taux d’intérêts) et la politique budgétaire (finances publiques). Un taux de croissance soutenu lié au plein-emploi se traduisait par une hausse de l’inflation et inversement. Désormais, avec l’abandon de la convertibilité or du dollar et la mise en place d’une politique monétariste, l’inflation coexiste avec un taux de chômage important et un net ralentissement de la croissance (stagflation). Entre 1974 et 1980 le chômage se situe à 6.9 % en moyenne de la population active (8.5 % en 1975, 7.0 % en 1980) et — phénomène nouveau — il coïncide avec une inflation élevée et un très fort ralentissement de la croissance : l’inflation est de 7.9 % en moyenne par an entre 1973 et 1980 — avec deux fortes poussées en 1974 et 1979 — tandis que dans le même temps, en dollars constants, le taux de croissance chute à 2.3 %. Entre 1973 et 1980 et en pourcentage du PNB, les dépenses gouvernementales augmentent légèrement (18.7 % contre 21.6 %) et la part relative des budgets militaires vis-à-vis des budgets civils diminue régulièrement (de 31.2 % à 22.7 %) si bien que les budgets civils sont multipliés par 2.7 (de 169 à 457 milliards) tandis que les budgets militaires sont multipliés par 1.8 (de 76 à 134 milliards de dollars). Cette tendance va s’inverser sous Reagan et Bush, mais se rétablir sous les deux présidences Clinton (1992-2001). Il est vrai que nous n’avons pas au cours de cette période de « conflits majeurs » et que les Etats-Unis se contentent d’assumer leur rôle de « gendarme international ». En fait, l’essentiel des efforts déployés au cours des deux présidences Ford et Carter porte sur le rééquilibrage des rapports de force internes liés aux deux chocs pétroliers successifs. Chapitre 3 Les présidences Reagan et Bush I : 1981-1992. S’il est vrai qu’à « la fin des années 1970, les démocrates ne 174 savent plus pourquoi ils sont au pouvoir, ni pour quoi faire » , l’élection de Donald Reagan en novembre 1980 et son entrée en fonction en janvier 1981 marquent une inflexion radicale. Il est certain qu’à partir de 1973 le niveau de vie de la majorité des Américains avait cessé d’augmenter et qu’il faudrait plus de vingt-cinq ans pour que le recul qui s’amorce soit résorbé. Mais il ne fait aucun doute que lorsqu’en octobre 1979 — en riposte 175 au deuxième choc pétrolier qui s’annonce — Paul Volker engage une politique monétariste pure et dure, tout à la fois il contribue à la défaite électorale du président Carter, et il amorce une longue période de déréglementation généralisée. 174 Serge Halimi, op. cit. p. 159. 175 Volker Paul (1927) Responsable de la Banque centrale américaine durant les présidences de Jimmy Carter et de Ronald Reagan (août 1979 à août 1987). 157 Jusque-là — indépendante en principe des orientations de l’État fédéral mais alignée dans les faits sur l’évolution des marchés financiers — toute la politique du Fédéral Réserves Board lorsqu’il fixait ses taux d’intérêts était de viser le chômage intérieur le plus bas possible, tout en contrôlant l’inflation, c’est-à-dire la stabilité des prix à la consommation. Or, nous l’avons vu, entre 1970 et 1980, pour un taux de croissance moyen du PIB extrêmement modeste (d’environ 2.5 %), l’inflation se maintient à un niveau relativement élevé (6.5 %) comparativement au taux de chômage (6 %). Au début des années 1980 lorsque la FED porte le Corporate Bond Rate à plus de 15 %, le résultat intérieur est immédiat : le taux d’inflation chute de 13.5 % en 1980 à 3.2 % en 1983 mais le chômage bondit à 9.9 % — un record depuis la grande dépression des années trente. Simultanément, tandis que les écarts intérieurs entre pauvres et riches s’aggravent, le pouvoir d’achat des salaires régresse alors que les déficits commerciaux et budgétaires se creusent : respectivement de 36 milliards de dollars en 1980 à 148 milliards en 1985, et de 60 milliards en 1980 à 220 en 1986. Dans le même intervalle de temps, la parité du dollar passe de 4 à 10 francs. Après une récession prolongée (1979-1982) la croissance reprend (janvier 1983) : en dollars constant le PNB ne retrouve qu’en 1982 (4 620 milliards $) le niveau qu’il avait atteint en 1979 (4 630 milliards $) et — si de 1982 à 1992, il progresse à un rythme moyen de 3 % par an — le prix à payer en est exorbitant. Entre 1981 et 1990, le chômage se situe en moyenne à 7 % de la population active, une part importante des avoirs Us sont rachetés par des capitaux étrangers, les ménages consomment plus qu’ils ne gagnent et les entreprises spéculent. Les infrastructures, l’éducation et le logement se dégradent, la dette fédérale qui était d’environ 80 milliards de dollars à l’arrivée de Reagan est multipliée par plus de trois et demi (290 milliards) lorsque Bush I s’en va (1993). Enfin, lorsque Reagan arrive aux affaires la dette extérieure globale des Etats-unis s’élevait à 900 milliards de dollars. Sous Reagan et Bush I, le déficit Us atteint 4 000 milliards de dollars. On 176 comprend la réaction de Félix Rohatyn , ex-conseiller économique de Bill Clinton : « il aura fallu 200 ans pour que la dette publique (extérieure) atteigne 1 000 milliards de dollars, et 177 12 ans seulement, pour la porter à 4 000 milliards » . Parallèlement, l’augmentation régulière des budgets fédéraux (de 680 milliards $ en 1981 à 1 380 en 1992), se traduit par une progression constante des dépenses militaires vis-à-vis des dépenses civiles. Tout au long des années 1980 — et avant la première guerre contre l’Irak (1991) qui constitue le troisième conflit majeur dans lequel les Usa sont engagés depuis la Corée et le Vietnam — les Etats-Unis sont présents sur de nombreux théâtres d’opérations militaires. Principalement l’Iran (1980, 1984 et 1987) et la Libye (1981, 1986 et 1989) mais également le Salvador (1981-1982), le Nicaragua (1981-1990), le Honduras (1983-1989), la Grenade (1983-1984), la Bolivie (1986), les îles vierges (1989) et le Panama (1989-1990). 176 Rohatyn Félix (1928) Homme d’affaire et banquier d’origine autrichienne qui fit carrière dans le service public. Felix G. Rohatyn a été ambassadeur des USA à Paris durant le second mandat de Bill Clinton. 177 Cité par Stieglitz. 158 Sous la présidence de Bush I (1989-1993), nous n’aurons « que » deux guerres en quatre ans : en décembre 1989 au Panama où 26 000 soldats envahissent le pays. En janvier 1991 au Koweït, avec l’opération « Tempête du désert » qui est approuvée par le Sénat à une courte majorité, mais par la chambre des représentants à une majorité plus confortable. Il nous faut la considérer comme un reliquat indirect de la guerre froide, dont les coûts d’ailleurs seront judicieusement répartis sur l’ensemble des membres de la coalition, et qui ne parviendra pas à enrayer la tendance que nous venons de décrire. En fait — en liaison notamment avec le programme reaganien dit de la « guerre des étoiles » qui sera abandonné sous Clinton — les dépenses militaires recommencent à grimper peu après la fin de la guerre du Vietnam pour plafonner au début des années 1990, passant de 22 à 28 % du total des dépenses gouvernementales entre 1978 et 1987. Or la « guerre des étoiles » apparaît très rapidement comme un fiasco technique et Caspar Weinberger — alors secrétaire à la défense — en falsifiera d’ailleurs les résultats. Mais, sous cet angle, la fin de la guerre froide sonne comme une malédiction. Il est d’ailleurs tout à fait caractéristique qu’en début de mandat Bush II ait voulu en réactiver les enjeux, et aujourd’hui encore. D’une certaine manière, tout au long des présidences de Reagan et de Bush I (1981-1992) les déficits fédéraux cumulés (1981.8 milliards) auront financé près de 65 % des dépenses militaires correspondantes (3 052,6 milliards $). Si ces dépenses ne servaient qu’à « faire la guerre », on pourrait en conclure que désormais les Usa font la guerre à crédit et c’est en partie vrai, mais elles servent également à autre chose et nous y reviendrons. Au total, on a le sentiment que la fin de la « guerre froide » tombe à pic : « nous avons battu les Soviétiques sur la ligne d’arrivée, mais cette ligne nous l’avons franchie à bout de souffle. Nous n’avons plus la capacité d’autrefois pour influencer le cours des événements et pour 178 défendre nos intérêts dans le monde » . Or cette période est principalement marquée par la mise en place des conditions de la dérèglementation financière qui portera l’essentiel de ses fruits à la période suivante : sous Clinton. Elle est également marquée par l’approfondissement des conséquences du deuxième « choc pétrolier » et les deux aspects sont liés par la transformation du rôle du dollar. Le dollar comme arme financière. Une monnaie « nationale » ne s’impose comme équivalent mondial accepté par tous qu’à partir du moment où l’économie dont elle est l’expression apparaît comme étant capable à la fois de favoriser les échanges multilatéraux (paiements) et de « couvrir » l’insolvabilité éventuelle des pays débiteurs dans cette monnaie (réserves). Dans l’entre-deux-guerres, l’effondrement des échanges mondiaux avait été au moins en partie imputé à l’impossibilité pour la livre britannique de continuer à assumer ce rôle, mais au lendemain de la deuxième guerre mondiale tout bascule : 178 Lawrence Eagleburger, secretaire d’Etat adjoint, Université de Georgetown, 13 décembre 1989, cité par S. Halimi, op. cit. p. 349. 159 l’internationalisation des conditions de la production et de l’échange impliquait alors qu’une monnaie puisse « garantir » les liquidités indispensables, tout en se portant « prêteur en dernier recours ». On en aura rarement pris la pleine mesure, mais le marché pétrolier aura été l’un des principal vecteur de la promotion du dollar au rang de monnaie de réserve et de paiements internationaux. On sait que les accords de Bretton Woods (1944) portant création du FMI prévoyaient — avec la convertibilité du dollar en or sur la base de 35 $ l’once — des taux de change fixes des principales monnaies par rapport au dollar, avec des fluctuations possibles de 1 % autour de ce taux. Les accords de Bretton Woods avaient pris du temps à se mettre en place : par rapport au dollar les principales monnaies se stabilisaient mais pas avant la fin des années 1950, ni la révolution des transports maritimes, dont la crise de Suez (1956) constituera un épisode majeur. Jusqu’à l’hiver 1948, les transactions pétrolières étaient libellées soit en dollars, soit en livre sterling selon leurs provenances ou leurs marchés. Face aux difficultés rencontrées par les Britanniques dans la reconstruction de leur économie et à l’épuisement de leurs réserves en dollars, au printemps 1949 la livre est dévaluée de moitié ouvrant ce que l’on va désigner alors comme la « dollar-sterling crisis in oil » et une compétition des deux monnaies sur les ventes mondiales. Les majors américains dont les difficultés à vendre à l’intérieur du « bloc sterling » augmentaient (Grande-Bretagne, Norvège, Suède, Finlande, Danemark), acceptaient alors d’être payés en sterling qu’ils utilisent pour acheter des équipements britanniques, mais cela se traduit immédiatement par une réduction des volumes de production saoudiens et une baisse correspondante des revenus du royaume d’environ 25 millions de dollars. Plutôt qu’un taux de Royalties indexé sur les volumes de production, les Saoudiens en profitent alors pour réclamer un partage des profits et, à partir de là, les paiements en dollars se généralisent. Valeur refuge, l’étalon or apparaît alors comme un gage de « supranationalité » tandis que les parités fixes assurent la permanence et la continuité des termes de l’échange : en contrepartie de ce que l’on vend, il faut être sûr de la stabilité de la monnaie dans laquelle on est payé. Or — quoi qu’on en dise — la « valeur » d’une monnaie n’est indexée que sur la « richesse nationale » du pays qui en est détenteur et qui en contrôle le cours. Pour le pays créancier, si la force ainsi acquise est à la mesure des responsabilités contactées, il va donc lui falloir gérer un double équilibre à la fois interne et externe : interne en contrôlant l’inflation de sa devise sans freiner la croissance ni relancer le chômage, et externe en contrôlant les fluctuations de taux de change et d’intérêt vis-àvis des autres monnaies. Symétriquement, pour les pays débiteurs et qui participent aux échanges — c’est-à-dire aujourd’hui tous les pays — il va leur falloir se procurer des dollars et — pour attirer des dollars — soit vendre aux Etatsunis, soit favoriser chez eux l’investissement Us. De la même manière, ils devront constituer des réserves (généralement en Bons du Trésor américain à long terme et à faible taux d’intérêt) destinées à les mettre à l’abri des fluctuations des taux de 160 change ou d’intérêt, ainsi que des variations comparées des prix de ce qu’ils importent par rapport à ce qu’ils exportent. Le système est tel qu’un pays se doit de provisionner à la fois pour lui-même (balance commerciale et balance des paiements) mais également pour les entreprises qui opèrent à partir de son territoire national et cela au fur et à mesure que ces importations augmentent vis-à-vis de ses exportations, et que son déficit se creuse. Vis-à-vis d’autres emplois possibles, ses fonds rapportent peu à ces pays et constituent une sorte de prêt permanent — et à des taux ridiculement bas — qu’ils consentent au pays dans la monnaie duquel ils sont libellés, c’est-à-dire les Etats-unis. On évalue aujourd’hui à environ 2 000 milliards de dollars le montant global de ces réserves — soit 20 % du PIB nord américain et à peu près l’équivalent du PIB allemand — et il ne cesse de croître au rythme de 150 à 200 milliards de dollars par an. Or, seuls les Etats-Unis échappent à cette contrainte d’avoir à constituer des réserves et le mécanisme en est simple. Si la balance commerciale d’un pays peut être soit excédentaire, soit déficitaire, au niveau mondial le volume des excédents équilibre forcément celui des déficits, laissant au pays contrôlant la monnaie dans laquelle se règlent les échanges ce luxe inouï de disposer d’un déficit structurel permanent, qui le place dans le rôle — comme le dit Joseph Stiglitz — de « pays déficitaire en dernier ressort ». Qu’importent en effet les variations de volumes - ou même leur expression momentanée en dollars courants - si à terme la politique monétaire ou budgétaire des Etats-unis leur permet de se reconstituer en destituant les autres ? Au train où vont les choses, la valeur du dollar sera de moins en moins indexée sur la valeur de la production nord américaine (l’économie réelle) mais sur sa capacité à produire de la monnaie et à la dévaluer (ou la réévaluer) selon qu’il s’agira de l’exporter ou de la rapatrier. De cela, il nous faut reconstituer le mécanisme en faisant le lien avec la situation pétrolière. Très rapidement, la pénurie de dollars que l’on avait connu entre 1945 et 1955 — et que l’on désignait alors comme le « mystère de la monnaie manquante » — va s’inverser en son contraire. Compte tenu de la faiblesse du stock d’or mondial, du volume croissant de dollars détenus à l’extérieur des Usa, de l’amplitude croissante des fluctuations de change, des disparités de pouvoir d’achat et d’inflation d’une économie à l’autre et d’un manque de confiance grandissant dans le dollar, les évolutions économiques divergentes des pays participants au SMI vont se traduire par une série de réévaluations ou de dévaluations en chaîne. Par ailleurs, le règlement de l’offre d’actifs de réserve (en or ou en dollars) ne pouvant croître indéfiniment, il va de plus en plus dépendre du déficit extérieur des Usa et se conclure — en juin 1969 — par la mise en place des Droits de Tirages Spéciaux (DTS) sur la base d’un panier de monnaies servant de calcul aux taux. Principalement lié au quadruplement des prix pétroliers, en mars 1973 les Usa renoncent à la convertibilité du dollar en or, ce qui conduit à un flottement généralisé des différentes monnaies les unes par rapport aux autres. À partir de 1976 et 161 des accords de Kingston (Jamaïque) entrés en vigueur en 1978, l’or étant exclu comme moyen de paiement et son prix officiel étant aboli, les DST deviennent l’actif principal de réserve. Il s’agit alors de maintenir des taux de change ordonnés par des contrôles à vue des taux d’intérêt, du volume global de la masse monétaire et des mouvements comparés de prix et/ou de revenus mais — chaque pays adoptant les dispositions de son choix et les DST ne pouvant à la fois être un étalon de mesure pour d’autres monnaies et être définis par ces monnaies — cela revient à renoncer à une politique de régulation monétaire d’ensemble. La situation prévaudra jusqu’à la fin des années 1980 mais déjà — avec la proposition Baker de 1985, les accords du Louvre de 1987 etc. — la dérégulation l’emporte. À certains égards nous nous retrouvons dans une situation assez comparable à celle qui prévalait à la veille de la première grande crise mondiale : elle soulève la redoutable question des actifs — ou encore des « indicateurs économiques objectifs » — qui doivent être pris en compte dans l’évaluation comparée du pouvoir d’achat des différentes monnaies, tout en fournissant les premiers signes d’un décrochage du dollar vis-à-vis de « l’économie réelle ». À partir du milieu des années 1980, la libéralisation des marchés financiers et la déréglementation bancaire rendent possibles des flux et des reflux de plus en plus massifs de capitaux flottants, fébriles ou spéculatifs — à la recherche de retours immédiats et à court terme — faisant ainsi apparaître les méfaits pour les uns et les bienfaits pour les autres d’une flexibilité incontrôlée des taux de change et d’intérêts par rapport à des politiques de taux fixes. Les flux de capitaux à court terme suivant les différentiels de taux d’intérêt de pays à pays, dans un monde où désormais le montant des transactions sur les marchés financiers ou monétaires représente plus de cinquante fois la valeur des échanges commerciaux internationaux, loin de tendre à un rééquilibrage automatique des balances des paiements et à un nivellement des soldes, ces mouvements engagent au contraire des processus cumulatifs de crise des transactions courantes et des règlements officiels. Ils se traduisent également par un épuisement des réserves monétaires et des avoirs publics (or, dollar) et un endettement d’autant plus difficile à supporter que la devise dans laquelle la dette est libellée s’apprécie vis-à-vis de la devise locale ou que celle-ci se déprécie vis-à-vis du dollar, en relançant toujours plus le cycle de la spéculation. Sachant qu’il s’agit d’un jeu à somme nulle et que — défalqué des coûts de transaction — ceux qui perdent, perdent très exactement ce que gagnent ceux qui gagnent, plus on dépense (Etats, FMI etc.) pour soutenir ou renflouer une devise, plus la spéculation devient rentable pour ceux qui parient sur sa chute — ou la provoquent. Ils précarisant toujours davantage les pays à monnaie ou à régimes instables ou — dans les pays à monnaie forte — les couches les plus faibles et les plus démunies de la population. Si à l’heure actuelle les Etats-unis empruntent au rythme insensé de deux milliards de dollars par jour, et qu’ils consomment beaucoup plus qu’ils ne produisent, ceci n’est possible qu’en contrôlant étroitement les taux de change et les taux d’intérêts du dollar. Ainsi, non seulement le montant de ce que l’économie nord-américaine prélève sur le reste du monde 162 est très largement supérieur à ce qu’elle lui concède, mais ce qu’elle lui concède (aide internationale, investissements directs, actions du FMI) ne fait qu’augmenter le montant de ce qu’elle prélève. Ceci permet au moins en partie de comprendre que — tout au long de la période qui suivra — à une baisse régulière des budgets militaires ait pu correspondre une hausse tout aussi régulière des ventes d’armes. Simultanément, la déréglementation se met en place et c’est dans cette logique qu’il nous faut replacer ce que l’on aura désigné comme la « globalisation financière », ou encore l’émergence d’un marché unique de l’argent à l’échelon international. Clinton ne fera qu’en recadrer les enjeux au plan intérieur et Bush II héritera de coudées franches. La « déréglementation financière » ne désigne rien d’autre, en définitive, que la suppression des contrôles de change, la libération des mouvements de capitaux et l’abolition des distinctions traditionnelles entre capitaux à court terme (marché monétaire) et capitaux à long terme (marchés financiers) ou encore, l’abolition de la différence entre banques de dépôts et banques d’affaires. Conséquence de la déréglementation nous allons enregistrer toute une série de crises chacune liée à la manipulation des taux d’intérêts ou des taux change du dollar dont le résultat sera une recomposition des solidarités et/ou des antagonismes internes et externes. D’un côté, pour accroître — aux dépens de l’économie mondiale — le niveau de vie de la société américaine considérée dans son ensemble, on n’hésite pas à concéder des pans entiers du niveau de vie des couches de la population déjà les plus démunies. Ainsi, plus de la moitié des actifs des Caisses d’épargne étant constitués en prêts à des taux inférieurs à 8 % — malgré l’élargissement des compétences des Caisses en direction de l’immobilier — leur chute devient inévitable : début 1987, plus de 500 Caisses (sur 3 000) deviennent insolvables, imposant au président Bush I un plan de redressement de 158 milliards échelonné sur onze ans. Un record dans l’histoire économique des Usa. Simultanément — mais c’est l’autre volet du même dossier — conjuguées avec la hausse du prix des produits pétroliers, la hausse des taux d’intérêt et la déréglementation financière vont mettre les pays du tiers-monde à genoux. Au début des années 1970, les excédents mondiaux de capitaux disponibles à l’investissement — et notamment les pétrodollars du Golfe — la faiblesse relative du dollar et des taux d’intérêts vis-à-vis des taux de profit, la progression du commerce et des investissements directs avaient poussé les pays du Tiersmonde à s’endetter : entre 1970 et 1980, la dette du Tiersmonde est multipliée par dix et passe de 80 à 800 milliards. À partir du début des années 1980, le moment paraît donc venu pour les Usa de récupérer sur l’extérieur ce qu’il leur faut bien concéder à l’intérieur sans véritablement courir le risque de troubles sociaux « majeurs ». La crise mexicaine de 1982 annonce la longue série de crises des années 1990 sur lesquelles nous reviendrons. Au fur et à mesure que les Etatsunis s’enrichissent, le reste du monde s’appauvrit et cela – dans l’immédiat - est amplifié par la conjoncture pétrolière. 163 Les conséquences du deuxième choc pétrolier. Tout au long de cette période, et alors que les États-Unis ont intérêt désormais à des prix à la baisse — la perte de contrôle du marché par l’Opep liée au renforcement du contrôle que l’Arabie saoudite exerce sur l’Organisation — permettra de stabiliser les prix unifiés à un niveau qui soit compatible à la fois avec le maintien du pouvoir d’achat des revenus de l’Opep, et avec la reprise en main — par les Etats-unis et par les seuls mécanismes du marché — du jeu pétrolier international. L’avènement d’un marché international « libre » correspond à l’alignement des prix intérieurs nord américains sur les prix mondiaux. Globalement — les Etats-unis sortent gagnants du deuxième choc pétrolier et cette situation va prévaloir jusqu’à la fin des années 1990 et le début des années 2000. À partir de là — et sans que personne y prenne garde — la situation à nouveau se retourne : nous changeons de cadre et l’hypothèse militaire revient sur le devant de la scène. Du reste, elle n’avait jamais été entièrement abandonnée. Dès la fin de 1978, pour faire face à la dépréciation de ses revenus, l’Opep n’a donc le choix qu’entre deux possibilités : augmenter ses volumes avec des prix à la baisse de manière à reconquérir des parts de marché, mais en courant le risque de dilapider ses réserves pour des revenus stationnaires, et donc à la baisse. Augmenter à nouveau ses prix à volumes de production constants (ou en baisse), mais en courant le risque de perdre de nouvelles parts de marché, de relancer le cycle inflationniste, la rentabilité des sources d’énergie alternatives, du pétrole de récupération et des gisements offshore, une augmentation de la production hors Opep, une baisse de la consommation mondiale et donc de leurs exportations. C’est la deuxième solution qui est retenue mais cette alternative divise les pays producteurs et il n’est pas établi qu’ils aient eu vraiment le choix : le cycle des événements en témoigne et la spirale qui se met alors en place est telle que — progressivement — ils vont cesser de contrôler le marché. N’entrons pas dans la spirale des hausses pour n’en retenir que les conséquences : les prix augmentent plus rapidement que les volumes ne diminuent, donc les revenus des pays producteurs sont à la hausse. Mais d’un côté, l’Opep ne cesse de concéder des parts de marché au bénéfice du marché spot — « au comptant » — qui progressivement exerce un rôle directeur sur les prix, de l’autre — ayant perdu le contrôle des prix — elle ne peut plus exercer qu’un contrôle par les volumes, mais cette stratégie divise ses membres qui régulièrement outrepassent leurs quotas. Simultanément, les sociétés pétrolières encouragent les hausses sur le marché libre qui valorisent les produits qu’elles raffinent à partir des contrats saoudiens à long terme passés dans la période précédente, et cela intervient à un moment où leurs stocks étant au plus bas, elles déstockent pour minimiser l’impact de la baisse du dollar sur leur chiffre d’affaires. Au total, les mêmes raisons qui en 1979 poussaient à la hausse des prix — après que l’Opep en ait perdu le contrôle — vont pousser à leur baisse. 164 Toute l’année 1981 (d’avril 1981 à octobre 1981) est marquée par d’importants conflits prix-volumes au sein de l’Opep et les dernières hausses de décembre dissimulent en fait des réductions : augmentation des délais de paiement, ventes du raffiné au prix du brut etc. Avec un prix de référence maintenu à 34 $, un différentiel ramené à 1,50 $, une production plafond de 18 Mb/j, l’attribution de quotas par pays membres et la décision de ne pas approvisionner le marché spot, les accords de Vienne (mars 1982) traduisent un nouvel équilibre mais, en pratique, le retournement de tendance date de mai juin 1982. À cette date, les cours officiels du light rattrapent leurs cours spot et si dans les six premiers mois, la production reste inférieure au plafond fixé (16 Mb/j) — entre juin et décembre 1982 — les quotas sont dépassés (18.6 mb/j) et les prix baissent à nouveau. En mars 1983 — sous la pression des compagnies pétrolières et pour la première fois de son histoire — l’Arabie saoudite réduit le prix officiel du light de 34 à 29 $ et paraît s’accommoder du marché libre : d’un côté elle crée la NORBEC pour commercialiser ses excédents et adopte une stratégie de « stocks flottants » : avec 50 millions de barils prêts à toute éventualité, il s’agit de dissuader les pays membres de dépasser leurs quotas en leur faisant redouter une chute des prix sur le marché spot. De l’autre elle va accompagner la tendance à la baisse des prix Opep en acceptant de jouer le rôle de producteur résiduel ou encore « à la marge » (« swing producer ») : pour un prix de référence et un plafond de production fixé (17.5 Mb/j) - après que les pays membres ont fixé leur volume de production - l’Arabie saoudite ajuste sa production (à la hausse ou à la baisse, mais généralement à la baisse) de telle sorte que l’offre Opep reste toujours inférieure à la demande. En décembre 1983, l’Opep reconduit prix et quotas adoptés en mars, mais la tendance est inéluctable. De 1982 à 1985 l’Opep réduit sa production de 18 à 16 millions de barils/jour, mais tous les pays dépassent leurs quotas, sauf l’Arabie qui dans le même temps réduit sa production des 2/3. En décembre 1985, sous l’impulsion de l’Arabie Saoudite, l’Opep décide de faire revenir sa production à 18 millions de barils/jour et de reconquérir ses parts de marché par une hausse des volumes et une baisse des prix, mais en mars 1986 le brent de la mer du nord se négocie en spot autour de 12 $ le baril (les seuls prix pratiqués depuis 1985), sans que les pays hors Opep réduisent leurs volumes et c’est un nouvel échec qui divise les membres de l’Organisation. Tandis que les autres pays de l’Opep augmentent leurs quotas, l’Arabie saoudite réduit à nouveau les siens — sa production chute de 10 millions de barils/jour en 1980 à 3 millions en moyenne en 1985 — et déséquilibre le marché des produits raffinés (surcapacités, marges nulles), en imposant des contrats de vente à marge de raffinage garantie (net back). Le prix du brut s’effondre de 25 $ le baril à la fin 1985 à moins de 10 $ en juillet 1986, la baisse des prix étant compensée par un accroissement de 3 millions de barils/jour, pour des revenus stationnaires. En moyenne le prix du baril avait été multiplié par 18 entre 1970 et 1981 (de 1.8 à 34 $) ; toujours en moyenne, ils sont divisés par trois entre 1981 et 1986 (de 34 à 10 dollars) mais on admet alors que — compte tenu des capacités saoudiennes de 165 variations de volumes — une fourchette de 15 à 30 $ par baril laisse les revenus du royaume inchangé. Cette situation est à l’origine de ce que l’on va désigner comme le « contre choc pétrolier de 1986 », et le boom économique des années 1987-1988. Il se traduit par une baisse de l’inflation et donc des taux d’intérêt, une diminution des transferts financiers des pays occidentaux vers les pays producteurs, une augmentation de la demande adressée à l’Opep parallèle à une réduction de l’offre hors Opep (qui représente toujours la moitié de l’offre pétrolière occidentale) et une relance de la croissance aux Usa qui — entre parenthèses — favorise la réélection du 1/3 du Sénat au bénéfice des républicains (Reagan). La stratégie de bas prix menée depuis 1986 par les pays du Golfe — qui représentent encore le tiers de l’offre mondiale — amorce la remontée. De 1986 à 1989 on revient à 16 millions de barils/jour avec fixation de quotas par pays (Genève, août 1986), le baril se stabilise à 18 $ compatible avec le maintien de la rentabilité des exploitations offshore de la mer du nord et — pour maintenir ce prix — certains pays hors Opep (Mexique, Norvège) réduisent légèrement leurs volumes (de 5 à 10 %) alors que d’autres refusent (Usa, Grande Bretagne). En 1987, avec le quart des réserves mondiales, l’Arabie Saoudite produit encore 250 millions de tonnes, mais la structure de sa production s’est inversée : en 1967, 16 % des 36 millions b/j produits dans le monde venaient de l’offshore ; en 1987, 30 % des 57 millions b/j en provient. Parallèlement — aux USA — la recomposition des rapports de force interne, qui avait été amorcée dans la période précédente, se poursuit et s’approfondit. Aux Usa, la libération des prix intérieurs intervient en janvier 1981 — avec neuf mois d’avance sur les prévisions Carter — et leur alignement sur les prix mondiaux s’opère dans les mois qui suivent. Ce que le premier choc n’était pas parvenu à réaliser, le deuxième l’accomplit : la prospection s’intensifie, les stocks stratégiques ainsi que les réserves se reconstituent, la production nord américaine reprend tandis que la consommation diminue, les importations sont à la baisse et le charbon regagne des parts de bilan. Entre 1973 et 1983 l’Opep n’avait fait que reprendre le relais du monopole pétrolier en marginalisant les Majors. Le deuxième choc disloque les réseaux de distribution, ouvre le marché et suscite l’apparition d’un « marché libre » à terme sur lequel tous les autres prix devront s’aligner : entre 1980 et 1983 les volumes conclus sur le marché libre (Nymex) sont multipliés par dix. Avec la libération du prix du pétrole, le marché américain cesse d’être coupé du marché mondial et à partir de 1983, avec le retour à l’unité du marché mondial et à la concurrence (fluctuations des prix selon l’offre et la demande) les prix Opep, les prix américains et les prix de marché s’équilibrent. Conséquence du deuxième choc le rapport entre Réserves et Production qui était tombé de 13 en 1970, à 9 en 1980, remonte à partir de 1982. Tandis que les découvertes de nouveaux gisements offshore (Santa Barbara) maintiennent les réserves Us (de 27.1 à 26.3 millions de barils entre 1979 et 1990), la production pétrolière se stabilise au niveau de 166 1979, la consommation chute et les importations diminuent de moitié, ce qui se traduit par une réduction de la part des importations dans la consommation. Au total, la part du pétrole dans l’énergie consommée diminue : de 46 % en 1973 elle passe à 40.5 % en 1985. Simultanément les recompositions amorcées dans la période précédente s’accélèrent. Effet du premier choc pétrolier, entre 1975 et 1980, la production de charbon avait augmenté de 25 % et la consommation de 22 %. Effet du deuxième choc : entre 1980 et 1990, la production charbonnière augmente de 20 % et la consommation de 24 %, tandis que les exportations progressent. Nous savons que les différences de coûts du charbon par rapport aux autres sources d’énergie et des différents charbons les uns par rapport aux autres dépendent principalement de leur teneur en souffre, de leur pouvoir calorifique (Btu/livre), des transports et — dans une moindre mesure — de leur « usage ». En 1978 le prix du charbon « à ciel ouvert » des gisements de l’Ouest variait de 8 à 15 dollars la tonne, et celui du charbon souterrain de 20 à 30 $ la tonne. Les hausses de 1979 vont recomposer ces ordres de grandeur. En 1981, le prix au comptant du charbon du Wyoming Idaho (1 % de soufre/8 000 Btu par livre) était de 7,50 $, celui de l’Illinois (3 % de soufre 10 500 Btu la livre) de 19 $ et celui du Kentucky (1 % de soufre 12 000 Btu la livre) de 35 $. Outre que l’on en déduit que « un point de souffre fait perdre 3 $ et que 1 000 Btu additionnels par 179 livre font gagner 7 dollars par tonnes » avec un baril à 34 $ même les gisements du Kentucky redeviennent rentables tandis que les usages se recomposent. On distingue quatre usages du charbon, dont deux principaux : le secteur des ménages pour le chauffage domestique d’un côté, et l’industrie de l’autre ; au lendemain de 1973 on avait envisagé d’utiliser le charbon (techniques de gazéification et de liquéfaction) pour la production de fuel synthétique mais — en dépit des hausses de 1979 — cet usage reste résiduel : pour une production additionnelle de 1.5 Mb/j il faudrait extraire en charbon l’équivalent de 170 Mtpe. Restent l’industrie et la production d’électricité. Le charbon représentait en 1979, 20 % de l’énergie utilisée par l’industrie et dans ce cas deux facteurs jouent : la part de l’énergie dans le coût final des secteurs gros consommateurs : elle était de 45 % pour les ciments (le charbon couvrant 80 % de leurs besoins) ; 35 % pour la sidérurgie ; 30 % pour l’aluminium ; 25 % pour le papier carton… Les coûts de reconversion au charbon, sont principalement liés à la durée de vie des chaudières et au montant des investissements de reconversion ; au total tous ces facteurs convergent et la part du charbon dans la consommation industrielle va augmenter. Enfin, en 1979, la production d’électricité absorbait 65 % de la consommation de charbon et 40 % de l’électricité était produite à partir du charbon : avec les hausses de 1979 le charbon prend l’avantage sur le fuel et se retrouve à peu prés à égalité avec le nucléaire : en 1982 1 kWh-fuel revient à 0 065 $, 1 kWh-charbon à 0.045, 1 kW/h nucléaire à 0,40 $. 179 Philippe Delmas, Perspectives énergétiques des Etats-Unis, Paris, Economica, 1983, p. 137 167 Sans tenir compte des lois sur l’environnement, ni de la productivité ou des salaires comparés par secteurs, les transports constituent pour le charbon une part importante des coûts — notamment à l’exportation — et un véritable « goulot d’étranglement ». D’un côté la longueur des délais d’attente dans des équipements portuaires insuffisants nécessitent de lourds investissements ; de l’autre le monopole de certaines compagnies ferroviaire est tel que le transport peut représenter jusqu’à 75 % du prix final. La loi de déréglementation des transports de fin 1980 y mettra un terme. Malgré cela, le prix du charbon Us importé en Europe et au Japon était de 2.5 à 3 $ Mbtu, contre 5 $ pour le fuel lourd. Après avoir chuté de 1.9 (quad Btu) en 1970 à 1.7 en 1975 les exportations de charbon Us reprennent et se maintiennent à ce niveau : 2.4 en 1980, 2.7 en 1990. On rencontre des difficultés comparables avec le gaz naturel. Aux Etats-unis la libération des prix du gaz ne suit qu’avec retard celle des prix du pétrole et nous avons vu que — pour encourager la prospection sans pénaliser les anciens producteurs — elle ne touchait que le gaz découvert après 1977. Les réserves plafonnent entre 1979 et 1985 puis chutent à partir de là. Concernant les transports, à la rigidité acheteur/vendeur liée au gazoduc, s’oppose à la flexibilité du gaz liquéfié (GNL) par transport maritime dans un rapport allant de 1 à 4 entre le coût de transport du pétrole et celui du gaz. Par ailleurs, si un des effets du deuxième choc aura été de promouvoir « un cours mondial du gaz » il reste très délicat à établir. Au niveau où il est fixé par les accords Algérie-GDF de 1982 - environ 6 $ Mbtu — ce prix correspond à peu prés à la parité calorifique pétrole-gaz après transport et regazéification, mais les Etats-unis dénoncent ces conditions (dossier El Paso) et donc le gaz reste indexé sur le brut. Mais là aussi les Majors dominent la production. Au total — et après avoir diminué dans l’intervalle — entre 1975 et 2000 la production de gaz reste stationnaire, aux alentours de 22 quad Btu. Dans la période précédente sur les 75 usines nucléaires en construction, la moitié avait été abandonnée : les délais d’effets des nouveaux investissements, les délais d’autorisation (de 10 à 15 ans) la baisse de la consommation d’électricité liée à la disparité des tarifs locaux et le fait que le marché soit dominé par une poignée de firmes (Westinghouse etc.), expliquaient en partie cette situation. Avec le deuxième choc, le point d’équilibre où la production d’énergie est égale à sa consommation (critère de Lawson) est dépassé et le programme repart. En 1981, les coûts de production de 1 kWh à partir du fuel sont de 0 066 $, de 0 044 $ pour le charbon et de 0 033 $ pour le nucléaire. Compte tenu du blocage du pétrole et du gaz, les producteurs d’électricité sont obligés de se rabattre sur le charbon et de relancer le nucléaire, et l’évolution s’opère à l’avantage des pétroliers et des électriciens au détriment des charbonniers indépendants. Enfin, on comprend que les Majors se soient diversifiés à la fois dans le charbon, dans le gaz et dans le nucléaire. La crise de 1979 va renforcer leurs stratégies d’approfondissement, d’expansion, de substitution et de diversification. L’approfondissement et l’expansion dans le secteur pétrolier 168 s’accompagnent d’un repli sur le marché intérieur (concentration spatiale) et d’une intégration verticale — en amont et en aval — par rachats et fusions. En 1982, si les « 7 sœurs » (Exxon, Shell, Mobil, BP, Texaco, Socal, Gulf) fournissent encore 40 % du marché des produits raffinés, elles ne détiennent plus que 10 % des réserves et produisent moins de 20 % du brut. Dans les charbons, bien que 3 000 sociétés exploitent environ 6 300 mines et que de nombreuses sociétés indépendantes y soient présentes (métaux non ferreux, électriciens, sidérurgie, transports ferroviaires), les Majors dominent la production et la concentration s’accentue. En 1981 la fusion de Du Pont de Nemours (1er chimiste américain) avec Conoco (2e producteur de charbon et 9e producteur de pétrole) donne la mesure et l’ampleur (7.5 milliards $) des recompositions en cours. La même année, Diamond Shamrock (chimiste) absorbe Natomas, en abandonnant ses actifs non pétroliers. En août 1982, Occidental Petroleum prend le contrôle de Cities Service et récupère ses permis d’exploration ; au même moment, Us Steel prend le contrôle de Marathon Oil. En janvier 1983, Philipps Petroleum prend le contrôle de General American Oil augmentant à la fois ses réserves et ses capacités de production. L’année suivante (février 1984) Texaco rachète les réserves de Getty Oil (10 milliards $) et le mois suivant (mars 1984) c’est la fusion Socal-Gulf (14 milliards $). De même, pour augmenter ses capacités de raffinage Mobil prend le contrôle de Superior, Shell prend le contrôle de Belridge Oil, BP entre dans le capital de Selection Trust, Atlantic Richfield dans celui d’Anaconda, Socal dans celui de Amax, (troisième producteur de charbon) etc. Dès 1979, en corrélation avec la hausse des prix, les investissements des compagnies pétrolières reprennent et — à partir de là — la rentabilité des capitaux pétroliers dépasse celle des autres secteurs. Au total, de 1972 à 1982 le chiffre d’affaires (en $ courant) des majors est multiplié par cinq et leurs investissements augmentent à un rythme supérieur à celui de la période précédente. Or, lié à l’évolution du prix du baril, progressivement l’étau se referme, contribue à transformer les règles du jeu pétrolier, et crédibilise toujours davantage l’hypothèse militaire. En grande partie contrôlée par les États-Unis, la guerre IranIrak (septembre 1980 - juillet 1988) aura incontestablement exercé la pression à une baisse peu soutenue des prix pétroliers. En prenant 1973 comme base, et après avoir atteint un sommet en 1982 à environ 16 $ pour un prix nominal affiché de 32,30 $, le prix réel du baril diminue régulièrement pour se stabiliser à partir de 1986 dans une fourchette allant de 5 à 7 dollars le baril. En volumes, la remontée s’opère à partir de 1986 et se maintient régulièrement depuis : 18.2 moi b/j en 1986, 23 en 1990, mais dans une logique de dépassement des quotas : début 1990 le plafond avait été fixé à 22 millions de barils. Or — compte tenu de la liaison entre croissance économique et croissance de la demande pétrolière liée aux trois années de récession qui s’annonçaient (1991,1992 et 1993) — on pouvait craindre un nouveau choc plus prononcé à la baisse : dans ces conditions le piège se refermait dans les trois ans qui suivaient. On sait que l’invasion du Koweït par 169 l’Irak en juin 1990, aura été motivée par le refus du Koweït de réduire ses quotas de production et on peut raisonnablement penser que les Usa n’y auront pas été pour rien. Cela se traduit par une baisse de l’offre potentielle et une relance de la production aux prix d’équilibre : 26 millions de barils en 1995 et 28.7 en 1998 qui correspond à cette date à 43 % de la production mondiale. En 1996 la production Opep retrouve son niveau de 1980 mais alors qu’à cette date, elle représentait encore 44.5 % du total mondial, elle n’en représente plus que 41.5 %. On observe un léger tassement depuis 1998 ou — plus exactement — la production Opep augmente moins vite que la production mondiale : avec 40.4 moi b/j en 2002, elle ne représente plus que 40 % du total, soit environ le niveau de 1981.C’est cette évolution qu’accompagne la double présidence Clinton. Chapitre 4 La Trahison Démocrate et la Présidence Clinton. Au début des années 1990, le fait majeur est l’effondrement des économies de l’Est, leur reconversion à l’économie de marché et le remodelage des enjeux géopolitiques qui étaient associés à la partition Est/Ouest. La normalisation des rapports avec l’ex-union soviétique et l’Europe prenant le dessus, l’enjeu - à la charnière - est de reconduire l’Otan tout en transformant profondément le rôle de l’organisation. Simultanément - tout au long des années 1990 - les Etats-unis connaissent au plan intérieur une prospérité économique relativement soutenue, laquelle s’accompagne d’une stagnation des budgets fédéraux et même d’une diminution significative des dépenses militaires. Tout en minimisant pour un temps les enjeux militaires, l’économie nord américaine connaît une période de prospérité indéniable. Tout au long de la « guerre froide », la menace aura pris alternativement deux visages qui finalement étaient liés : celui d’une déflagration nucléaire et celui d’une révolte des pays pauvres. Aujourd’hui la menace nucléaire est momentanément écartée et la révolte des pays pauvres n’a pas eu lieu. À moins qu’un pays pauvre n’accède à l’arme nucléaire, il est peu probable que - dans un avenir prévisible – la pauvreté constitue une menace pour les pays riches. Au mieux, ces pays s’enrichiront dans la dépendance ; au pire, ils feront l’objet de règlements de compte localisés entre puissances principales et puissances secondaires. C’était le cas hier pour l’Irak. Ce sera peut-être demain le cas pour la Corée du Nord, l’Iran ou la Syrie. Tandis que les équilibres issus de la guerre froide se recomposent, les années 1990 sont marquées par une succession de crises financières qui aboutiront à la débâcle boursière des années 2001-2002 puis — après la reprise à la baisse des cours pétroliers — à l’invasion de l’Irak. D’un côté — et comme jamais jusque-là sur une échelle aussi large — les crises financières se succèdent en mettant en évidence la formidable capacité de ponction de l’économie nord américaine sur le reste du monde ; la seule logique des 170 échanges commerciaux et des investissements directs ne suffisant plus à garantir la suprématie nord américaine, celle-ci est relayée par des flux de capitaux liquides extrêmement volatils à la recherche de retours à court terme. Le soutien artificiel des cours en bourse ou la dévalorisation subite des titres, par le contrôle des taux de change ou des taux d’intérêt, prend le relais de la chute des taux de profit, et jamais le volume des transactions financières mondiales et la spirale de l’endettement n’auront été aussi considérables. Tandis que le rôle de l’armée passe au second plan, d’un côté les crises financières soutiennent la prospérité intérieure et renforcent la suprématie du dollar, de l’autre elles appauvrissent les pays déjà pauvres. Bénéfiques pour les Etats-unis, les années 90 sont maléfiques pour le reste du monde, et ceci est lié à cela. On passe alors d’une période où les difficultés du Tiers-monde se manifestaient principalement en termes d’endettement, à une période où elles se manifestent principalement en termes de crises monétaires. Désormais — marché des capitaux oblige — les taux d’intérêt sont essentiellement gérés en fonction des taux de change, mais cette stratégie est à double tranchant : ce que l’on gagne d’un côté, il faut bien le concéder de l’autre et son effet en retour (effet boomerang) sur l’économie américaine aura été considérable (crise de 1987, de 1998 et de 2001). Le résultat est qu’aujourd’hui, sous l’impulsion des Etats-unis, l’économie mondiale est « à découvert » sans que rien — dans « l’économie réelle » — ne puisse en compenser le déficit. Simultanément, alors que la stratégie du FMI ne varie pas d’un iota et que les « fonctions politiques » de l’aide internationale se confirment au détriment de leurs « fonctions économiques », les pays de l’Opep reprennent l’initiative du marché pétrolier dans une logique où leurs intérêts ne convergent plus forcément avec ceux des Etats-unis. Jusque-là les Etats-unis se contentaient d’un pilotage « à vue » — et par acteurs interposés — des ressources pétrolières. Progressivement, leur objectif sera un contrôle direct — et sur place — d’une partie des ressources mondiales. Dans les années 1990, le projet de « bouclier antimissile » est abandonné et - en Amérique latine - la diplomatie Us accompagne le « virage démocratique ». Cependant, l’embargo sur l’Irak est maintenu avec des frappes ponctuelles (décembre 1998) et la montée du terrorisme d’un côté, la stigmatisation des « Etats voyous » de l’autre, constituent autant de tendances – d’abord mal coordonnées entre elles – mais qui trouveront leur pleine expression à la période suivante. Les années « militairement creuses » de l’administration Clinton et ses relatives bonnes performances intérieures ne doivent pas faire illusion : bien avant l’arrivée de Georges W. Bush aux affaires, l’évaluation des menaces se diversifie, les dépenses d’armement reprennent et, liée à l’évolution de la conjoncture pétrolière internationale, la situation intérieure ne cesse de se dégrader en rendant inévitable un recours à la force. Vis-à-vis de la période antérieure, ou même de l’immédiat « après guerre froide », le jeu des intérêts en présence et celui des solidarités se recomposent. On aura mal pris la mesure du fait que l’implosion des pays de l’Est se sera accompagnée également 171 d’une implosion parallèle des solidarités qui s’étaient nouées jusque-là autour de l’antagonisme Est Ouest. À la vérité — avec cette incertitude que laisse déjà subsister l’évolution à venir de la Russie et de la Chine — la seule menace réelle qui pèse sur les « intérêts nord américains » dans le monde provient aujourd’hui des pays riches « alliés » des Etats-unis : principalement l’Europe et le Japon. Aujourd’hui l’équilibre de « l’équation mondiale de puissance » (Paul Kennedy) est en train de basculer et si la totalité de l’espace mondial est devenu un prolongement de l’espace national nord-américain, on ne peut convenablement apprécier les menaces qui les guettent sans prendre en compte le danger que représente pour eux la montée en puissance de leurs partenaires d’hier. Pour les puissances mondiales « secondaires », il s’agissait jusqu’alors d’accepter l’hégémonie du dollar en contrepartie de la sécurité militaire que leur garantissait la plus grande machine de guerre que l’histoire n’ait jamais connue. La question se pose désormais de savoir si cette machine — à son tour — ne constituerait pas pour elles une menace, et si l’hégémonie du dollar est un phénomène durable et irréversible. La réponse tient en quelques mots : la puissance militaire nord américaine constitue une menace pour tous — y compris pour les Etats-unis — et l’hégémonie du dollar n’est pas inscrite dans le cours « naturel des choses ». Les bonnes performances de l’administration Clinton. Lorsque Clinton entre en fonction, le chômage se situe à 7.3 %, le PIB stagne, le déficit budgétaire s’élève à 4.8 % du PIB contre 2.8 % en 1989 - et l’inflation a repris. La dette nationale est passée d’environ 829 milliards de dollars en 1979 à plus de 4 000 milliards pour 1992, soit de 3 600 à 16 000 $ par habitant, soit une augmentation de 450 %. L’arrivée de Bill Clinton aux affaires ne modifie pas fondamentalement la situation, mais elle l’infléchie de manière contradictoire. En 1991 — et probablement trop tard, à moins que cela n’ait été l’objectif poursuivi — la FED baisse ses taux d’intérêt. Les performances économiques internes s’améliorent, le déficit fédéral se réduit — le budget devient même excédentaire — et les dépenses militaires sont à la baisse. Favorisée par la conjoncture de sortie de « guerre froide », l’administration Clinton aura été obnubilée par la réduction du déficit budgétaire et elle y sera parvenue : c’est d’ailleurs cette conjoncture qui permet de comprendre le mot d’ordre de campagne du président Clinton : « Putting the people first » (priorité aux gens). À partir de 1998 le budget devient excédentaire tandis que les dépenses civiles augmentent en valeur absolue et relative : les quatre dernières années du mandat Clinton (1998-2001) enregistrent des excédents budgétaires plus que significatifs : 69 milliards en 1998, 125 en 1999, 236 en 2000 et 127 en 2001. Encore fallait-il que le PIB augmente plus rapidement que les dépenses, et c’est le cas. Après la récession de 1991, la croissance reprend : entre 1990 et 2001 (en $ constants de 1996) le PIB passe de 6700 à 9200 milliards de dollars, l’indice de la production industrielle (base 100 en 1992) passe de 99 à 172 145 et l’indice de productivité (base 100 en 1992) de 95 à 118 ; les taux d’intérêt baissent, et — malgré une augmentation significative de la population active civile (de 125 à 142 millions) — le chômage recule : de 5.6 % à 4 %. Entre 1985 et 2000 les investissements directs augmentent de plus de 500 % et les exportations de biens et de services de 200 % sur les deux dernières décades. Dans le même temps — entre 1992 et 1999 — confirmation que les dépenses militaires sont bien financées sur le déficit, tandis que le budget fédéral augmente mais moins vite que le PIB, les dépenses militaires chutent en valeur absolue (d’environ 300 milliards à 275 milliards) passant de 22 % à 16 % des dépenses totales et de 5 % à 3 % du PIB. Comme le fait remarquer Stieglitz, « en ramenant les dépenses militaires de 6.2 % du PIB qu’elles avaient atteint sous Reagan à 3 %, le déficit était réduit de moitié ». Du reste — au plan mondial — la réduction des dépenses militaires correspond à une tendance générale. L’administration Clinton (1992-2001) n’intervient guère qu’en Somalie (1992) et pour expédier les affaires en cours, qu’en Haïti et sous mandat des Nations Unis (septembre 1994), au Kosovo et dans le cadre de l’OTAN (1999) ou encore — et cela malgré l’avis favorable de la France, de la Russie et de la Chine pour la levée des mesures d’embargo - pour bombarder l’Irak (décembre 1998). Dans ce cas, il s’agit d’une décision unilatérale. La première intervention militaire en Haïti (15 au 15 septembre 1994) s’effectue, sous mandat de l’Onu, pour imposer le retour 180 du père Aristide — premier président démocratiquement élu de toute l’histoire de l’île — mais, à vrai dire, la situation est plus compliquée. Après avoir occupé Haïti de 1915 à 1934 puis soutenu les deux dictatures Duvalier (1957-1986) les Etats-unis étaient restés neutres lors de l’élection du père Aristide, mais favorables au coup d’État qui l’avait renversé en 1991 : parmi les conjurés certains avaient été formés dans la même Académie militaire (Fort Bragg) que d’autres dictateurs fameux d’Amérique du Sud. Toutefois, sans s’opposer à la résolution des Nations Unies décrétant l’embargo sur l’île, mais qui se heurtait à la réticence des pays périphériques à l’appliquer, dans ce cas, ils feront pression sur l’Organisation pour intervenir militairement. On peut penser qu’à partir de là, et au moins pour ce qui concerne l’Amérique latine, les Usa ont désormais intérêt à traiter avec des régimes démocratiquement élus. Cela d’ailleurs ne garantit en rien qu’ils soient démocratiques, ni qu’ils le restent, mais s’inscrirait dans le sens d’un renoncement à l’exercice unilatéral de la force armée. C’est d’ailleurs ce qui semble se passer et – simultanément les dépenses militaires sont à la baisse. Tout au long de cette période, on observe en effet de la part des Etats-unis une remarquable réduction des dépenses militaires et de personnels. Entre 1987 et 1999 et bien qu’à un rythme moins soutenu que l’évolution mondiale, les dépenses militaires diminuent d’environ 30 %, les effectifs armés diminuant dans une proportion plus soutenue encore : 180 Jean Bertrand Aristide (1953) Homme d'église et homme politique haïtien. Il fut président d'Haïti en 1991, de 1994 à 1996 et de 2001 à 2004. 173 385 milliards $ pour 2 millions d’hommes en 1990, contre 280 milliards pour 1.4 millions d’hommes en 2000, dont environ 250 000 stationnés en permanence à l’étranger. La tendance est si soutenue qu’Emmanuel Todd — par exemple — « ne voit pas comment une rétractation d’une telle ampleur pourrait être interprétée comme le signe manifeste d’une volonté 181 impériale » . C’est oublier que l’ennemi d’hier est anéanti, que — comparativement aux autres puissances mondiales — la capacité de feu Us se maintient, se diversifie et même s’accroît, que les industries d’armement prospèrent, que nous sommes dans une phase de transition et que — bien avant que Georges Bush II ne soit élu, les dépenses d’armement reprennent à la hausse. Sous cet angle et de manière incontestable, le bilan de Bill Clinton est un succès, mais ce que l’on obtenait d’une main, sans doute fallait-il le concéder de l’autre. En fait, les relatives bonnes performances intérieures de l’administration Clinton dissimulent une emprise croissante des marchés financiers mondiaux, eux-mêmes de plus en plus « déconnectés » de l’économie « réelle » et du politique et, à aucun moment, l’administration Clinton ne remettra en cause les « acquis » de la gestion Reagan : apparaissant de plus en plus comme le moteur de la « globalisation » financière — la déréglementation s’accélère. Mieux que cela, on assiste à une surenchère et 182 c’est ce que reconnaît Joseph Stieglitz — démocrate, prix Nobel d’économie et président du Council of Economic Adviser sous Clinton : « nous avons déréglementé aussi ardemment qu’eux (les républicains) et sabrés plus implacablement dans 183 les dépenses qu’ils ne l’avaient jamais fait » . La déréglementation démocrate. Ainsi, la déréglementation des télécommunications (avec le télécommunication Act de 1996), de la banque (avec l’abrogation du Glass-Steagall Act de 1933) de l’énergie (électricité) et du secteur des technologies de pointe stimulé par la prolifération des sociétés point.com va-t-il — selon les termes mêmes de Stieglitz — « tourner au délire ». Principal secteur de localisation des sociétés point.com, le poids économique des télécommunications double de 1992 à 2001, le secteur mobilise plus du tiers des nouveaux investissements, il crée près des deux tiers des emplois nouveaux et le taux de croissance de la productivité y est exceptionnel. Entre 1991 et 1995, l’indice Nasdaq des valeurs technologiques grimpe de 500 à 1000, puis 2000 en juillet 1998, pour franchir le seuil des 5000 en mars 2000. En 1996, le Dow Jones passe de 5000 à 6500 et 184 c’est le moment que choisit Alan Greenspan , le très médiatique directeur de la FED, pour parler « d’exubérance irrationnelle ». Or rien ne se passe. En 1999, l’indice plafonnait à 12 000 mais rien ne s’était encore passé. Il faut attendre 181 Emmanuel Todd, Après l’empire, Paris, Gallimard, 2002, p. 103. Stieglitz Joseph (1943) Economiste américain, prix Nobel d’économie en 2001. Joseph Stiglitz a été dans l’administration Clinton chef économiste (19951997). Economiste à la Banque mondiale de (1997 à 2000), il se montra très critique de cette institution ainsi que du fond monétaire international. 183 Joseph Stieglitz, Quand le capitalisme perd la tête, Paris, Fayard, 2003, p. 351. 182 184 Greenspan Alan (1926) Economiste américain, responsable de la Réserve fédérale américaine de 1987 à 2006. Il fut systématiquement depuis la présidence Reagan reconduit par tous les présidents qui se sont succédés. 174 mars 2001 pour que le Dow Jones et le Nasdaq s’écroulent. Parallèlement, la capitalisation boursière des valeurs américaines (mesurée par l’indice Wilshire) enregistre une progression extravagante. Lorsqu’elle atteint son apogée en mars 2000, elle était de 17 000 milliards de dollars, c’est-à-dire 1.7 fois la valeur du PIB et on admettait qu’un ménage américain sur deux possédait des actions. À la fin de 1999, la Réserve Fédérale estime que les Américains détiennent 13.5 trillions en « équities », en augmentation de 26 % sur l’année précédente. En 2000 — alors que la notion « d’actifs immatériels » prend dans la nouvelle économie des dimensions ignorées jusque-là, que certaines sociétés affichent des valeurs boursières considérables sans jamais avoir réalisé le moindre profit, et que les prix des actifs sont sans commune mesure avec leur valeur réelle, le volume des transactions financières mondiales atteint 150 000 milliards de dollars, c’est-à-dire trente fois la valeur du commerce mondial de la même année. En moyenne et par jour, 1.5 trillions $ change de mains sur les marchés monétaires, soit 48 fois la valeur journalière du commerce mondial, et à peu près l’équivalent du PIB annuel de la France. D’une certaine manière, même si les Etats-unis étaient parvenus jusque-là à tirer profit de la longue succession de crises qui depuis le début des années 1990 se succédaient à l’échelon international, désormais les effets de la déréglementation les rattrapent, et la crise les frappe de plein fouet. Nous avons vu que les premiers déficits commerciaux Us apparaissaient au milieu des années 1970. Au cours des années 1990, sous l’effet d’une pression plus forte des importations vis-à-vis des exportations, mais surtout d’une chute de la productivité Us, cette tendance se confirme et les déficits se creusent : 102 milliards de dollars en 1990, 159 en 1995, 329 en 1999, 410 en 2001 et 449 pour 2003. En l’espace d’une douzaine d’années, les déficits commerciaux sont multipliés par quatre, tandis que l’évolution de leur répartition géographique indique une dépendance accrue à l’égard des pays asiatiques. En 2001, pour un déficit commercial global de 410 milliards de dollars, nous avons un déficit d’environ 200 milliards avec l’Asie (83 milliards avec la Chine, 68 avec le Japon, 13 avec la Corée du sud), 50 milliards avec l’Amérique latine (dont 30 avec le Mexique) et 60 avec l’Union européenne (dont 29 avec l’Allemagne, 13 avec l’Italie et 10 avec la France). En janvier 2002, même la balance des produits à haute composante technologique était déficitaire. En même temps que sa structure évoluait, la dette extérieure s’amplifiait à un rythme exponentiel tout en accélérant la logique de « crise » (internes et externes). Avec l’arrivée de Clinton aux affaires (fin 1992), nous avons vu que le déficit fédéral s’élevait à 333 milliards de dollars et qu’il s’était transformé en excédant. Mais outre le budget fédéral, la balance des paiements courants doit également prendre en compte la dette des ménages et celle des entreprises. Entre 1964 et 2002 le stock de la dette aura été multiplié par trois (de 10 000 à 30 000 milliards de dollars) et cela est principalement imputable à l’endettement financier intérieur des entreprises qui passe au cours de cette période de 53 à 7 620 175 milliards de dollars, soit 72 % du PIB. Cela est particulièrement flagrant dans le secteur bancaire - entre 1989 et 1998 – où la dette est principalement soutenue par l’emballement des mouvements de fusion, d’annexion ou d’acquisition d’actifs financés par l’emprunt. Pour ce qui concerne l’endettement des ménages, le diagnostic est comparable : il passe de 200 milliards de dollars en 1964 à 7 200 milliards en 2002, et de 26 % du revenu individuel en 1985 à 40 % en 2002, modifiant totalement le rapport entre l’épargne et l’investissement. Selon la Morgan Stanley Bank, le taux national net d’épargne (épargne des ménages, des entreprises et de l’État rapporté au PIB) atteint avec 1.6 % à la fin de 2002 son niveau le plus bas de toute l’histoire américaine : c’est moins du tiers de la moyenne des années 1990 et le sixième seulement des années 1960 et 1970. La progression extravagante de la dette extérieure, la chute des bourses mondiales de 1998, la « bulle du surinvestissement » qui devait éclater dans les années 2000 et la récession qui s’installe à partir de mars 2001 s’inscrivent dans une logique qui aura conduit à ravager des pans entiers des économies des pays tiers. Nouvelle crise mexicaine de 1994 (après la crise de 1982 et le redressement partiel de 1988-1993), crises asiatiques de 1997 (Corée du sud, Thaïlande, Indonésie, Malaisie), crise russe de 1998 et crises latino-américaines de 1999 (Argentine, Brésil). D’une certaine manière, les scénarios de la période antérieure se reproduisent et s’amplifient — mettant en évidence la formidable capacité de ponction de l’économie nord américaine sur le reste du monde. Les pays émergents sont touchés en premier et les mécanismes s’inversent : la baisse des taux d’intérêts et la hausse relative du dollar dans un cas, la hausse du dollar et la baisse des taux d’intérêts dans l’autre, produisent des effets comparables. Les six crises des années 1990. Nous avons déjà évoqué la crise qui, suite à l’envol des taux d’intérêts au début des années 1980 et à la déréglementation des marchés financiers, intervient en 1987 - aux USA et sous la présidence de Bush père - avec le krach des caisses d’épargne nord américaines : du jour au lendemain, 520 caisses sur 2 900 étaient déclarées insolvables, occasionnant un plan de sauvetage de 158 milliards de dollars échelonnés sur onze ans, supérieur donc à la dette mexicaine pour la même période. C’était la deuxième crise sérieuse des années 80. Mais avant de se manifester aux USA une première crise avait déjà frappé le Mexique et on connaît les liens structurels qui unissent les deux pays. En 1982 le Mexique se déclare insolvable et cela est dû principalement au retournement du marché pétrolier. Pays producteur de pétrole et membre de l’Opep, depuis 1960 le Mexique connaissait des taux de croissance soutenus et le pays s’était engagé dans une série de réformes libérales qui le faisait donner en exemple par les dirigeants du FMI. Se basant sur sa production pétrolière et sur un endettement extérieur croissant, à partir de 1978, le Mexique se lance dans une stratégie de croissance soutenue, que la hausse des taux d’intérêts nord américains, l’appréciation du dollar par rapport au peso et le retournement 176 du marché pétrolier vont mettre en situation de cessation de paiement. Entre 1977 et 1981, le déficit de la balance commerciale passe de 5 à 25 milliards de dollars (la part des produits pétroliers dans les exportations passant dans le même temps de 21 à 73 %), le déficit de la balance des paiements est multiplié par trois et l’inflation remonte de 16 à 28 %, tandis que la dette extérieure s’élève à 53 milliards de dollars ; à cela il faut ajouter 20 milliards de dettes privées, 5 milliards de dettes commerciales à court terme et d’endettement des entreprises, et 7 milliards d’hypothèques sur des biens acquis à l’extérieur par les ressortissants mexicains (principalement aux Usa). À partir de là — et nous sommes en 1982 — les emprunts réalisés à l’extérieur seront entièrement englouti dans le service de la dette. La situation nord américaine - avec qui s’effectue les 2/3 des échanges, d’où provient 30 % des prêts bancaires et 70 % des investissements directs - se répercute sur, et aggrave la situation Mexicaine (baisse des recettes pétrolières, renchérissement du crédit extérieur, évasion de 20 milliards de dollars etc..). Elle suscite un premier train de mesures : dévaluations successives du peso, contrôle des changes, gel des avoirs en devises, recourt au crédit (2.5 milliards) et au prêt international (3.8 milliards du FMI), avances sur recettes, lignes de crédits sur les banques centrales étrangères etc. Devant l’échec de ces mesures, un plan d’ajustement structurel est mis en place par le FMI (fin 1982) : nouvelles dévaluations, libération des prix, hausse des impôts, du taux d’escompte et des tarifs publics. La présidence de Miguel de la Madrid (19821988) ne parvient pas à enrayer la situation. La diminution de 20 % de l’inflation, l’augmentation de l’excédent commercial et une balance des paiements tout juste excédentaire compensent mal une augmentation vertigineuse du chômage (18 % de la population active), une diminution du PIB, une réduction des salaires réels et un triplement du taux de change de la monnaie nationale, que va aggraver l’effondrement du marché pétrolier de 1986 : nous l’avons vu, le prix du baril passe de 25,30 $ en 1985 à 8,20 $ en juillet 1986. En 1987, la dette extérieure du Mexique dépasse les 100 milliards de dollars, son déficit budgétaire atteint 15.8 % du PIB et le taux d’inflation est de 159.2 %, occasionnant un nouveau plan d’ajustement structurel qui — pendant un moment au moins — portera ses fruits. En 1993 la situation s’est redressée, mais les mécanismes qui permettaient de l’expliquer se sont renforcés. D’un côté, le peso s’est stabilisé, le budget est excédentaire, la dette extérieure a été sensiblement réduite (de 100 à 73 milliards de dollars) et le taux d’inflation ramené à 10 % ; mais de l’autre, l’économie mexicaine a entièrement été « succursalisée » par l’Amérique du Nord. En 1986, juste avant le deuxième « PAS », le Mexique adhère au GATT. Notons que — dans le même temps — les pays de l’Est asiatique prospèrent, qu’ils accueillent toujours plus de capitaux en quête de profits et qu’à leur tour, ils investissent à l’étranger, y compris d’ailleurs au Mexique : c’est le cas par exemple de Taiwan. L’effondrement des économies des pays de l’Est ne modifie en rien cette logique : au contraire, elle la renforce et la 177 confirme. La troisième crise d’importance — alors qu’on croyait le pays à l’abri et que — dans l’intervalle — la situation intérieure s’était redressée, frappe à nouveau le Mexique en 1995. En 1991, la première intervention Us en Irak se traduit par une chute du cours du baril qui se répercute sur l’offre mexicaine de pétrole qui représente alors près de 65 % de ses exportations, mais le pays résiste et adhère successivement à l’ALENA (1992) puis à l’OCDE (avril 1994) ; simultanément le dollar baisse et — avec 185 l’élection d’Ernesto Zedillo , candidat du PRI au pouvoir depuis 1929, qui succède à Salinas avec une majorité des deux chambres au Congrès — le mécontentement social s’amplifie. Avec la révolte du Chiapas de décembre 1994, les capitaux étrangers qui s’étaient investis (mais la plupart à court terme) refluent, la bourse de Mexico dégringole et le peso est à nouveau dévalué, suscitant aussitôt une aide de 50 milliards de dollars (dont 20 milliards Us et 30 milliards du FMI), la plus importante jamais accordée à un pays. Si importante que 186 Igniacio Ramonet se demande « si elle cherchait à sauver le Mexique […] plutôt qu’à sauver le système financier 187 international » . Comme les précédentes, elle s’accompagne d’un nouveau plan de rigueur qui va plonger le pays dans la récession mais servir de modèle pour les crises qui vont suivre. Or, tout témoigne du fait que — vis-à-vis des Etats-unis — nous sommes déjà dans une logique « interne ». À la vérité, les investisseurs à long terme nord américains vont récupérer leurs fonds avec intérêts et les Etats-unis — ce qui était au moins en partie le but de l’opération — seront remboursés. Avec les crises suivantes, le FMI obtiendra des résultats « allants du 188 simple échec, au désastre total » , mais simultanément nous changeons de logique. Dans ce cas, des pays « clients » deviennent des concurrents directs, tandis que l’on tente de « clientéliser » d’anciens concurrents. Dans le même temps, on passe d’une logique d’endettement, à une logique de « crise monétaire ». La quatrième grande crise mondiale touche les pays asiatiques dans les années 1997-1998 mais pour en comprendre les enjeux et les retombées, il nous faut remonter légèrement en arrière. Depuis la fin des années 1940 jusqu’au début des années 1980, les économies des pays de l’Est asiatique s’étaient organisées à la fois autour de l’exclusion de la Chine de l’économie de marché, de l’exceptionnel dynamisme de l’économie japonaise, de la montée en puissance des Nouveaux Pays Industrialisés (NPI) — les fameux « dragons » — et du commerce trans-pacifique. Nous avons déjà évoqué les performances du Japon. Vers le milieu des années 1980 — alors que les performances des 185 Zedillo Ernesto (1951) Président du Mexique de 1994 à 2000. 186 Ramonet Ignacio (1943) Journaliste et écrivain d’origine espagnole. Rédacteur en chef du Monde diplomatique, il est à l’origine du mouvement altermondialiste ATTAC et de l’ONG Media Watch Global. 187 Ignacio Ramonet, Géopolitique du chaos, Paris, Folio, 2002p. 77. 188 Joseph Stieglitz, op. cit. p.274. 178 « dragons » sont tout aussi remarquables sinon davantage — la puissance grandissante du Japon sur la scène internationale et son rôle de leader incontesté de la zone asiatique préoccupent les autres puissances mondiales. Jusqu’à cette date, avec un accès direct et sans restrictions (single market dependance) au marché nord américain, le commerce trans-pacifique connaît un essor considérable : en 1985, les Usa absorbaient plus du tiers (35 %) des exportations du Japon, 40 % de la Corée et 45 % de Taiwan et — à l’exception peut-être des Philippines — les succès de la Thaïlande, de la Malaisie, de l’Indonésie, de la Corée du Sud et de Singapour étaient fulgurants. Entre 1986 et 1996, la Thaïlande connaît une croissance de 9 % par an en moyenne, le taux de croissance de Singapour en 1994 est également de 9 %… Malgré d’importantes disparités, l’ensemble représente 50 % du PIB, 40 % de la population et 35 % du commerce mondial. À la veille de la quatrième grande crise financière, 20 % du commerce de l’ANSEA est un commerce interne, contre 65 % avec l’Union Européenne et le reste (15 %) avec les Etats-unis. Pilotés par l’administration Reagan, les Accords du Plazza de 1985 avaient abouti à une réévaluation du yen de 50 %, l’objectif étant alors de stimuler les exportations Us vers le Japon, et d’affaiblir d’autant la compétitivité industrielle du pays. Les résultats sont immédiats : le Japon diversifie son commerce et ses flux d’investissement vers les pays asiatiques et devient le premier pays créancier au monde. Au début des années 1990, alors que s’amorce pour le Japon une longue période de stagnation, la part des exportations japonaises vers les Usa tombe à 27 %, tandis que la part du commerce transasiatique passe de 32 à 44 %, pour représenter en 1995 plus de 50 % de son commerce global. Un forum consultatif — l’APEC — est créé en 1989. La déclaration de Bogor sanctionne l’émergence d’un consensus sur la création d’une zone de libre-échange (L’ANSEA) qui se réalise en 1992. Signe des enjeux qui s’y nouent, son premier sommet à lieu à Seattle en 1993, mais le deuxième à Bangkok (1994) et le troisième au Japon (1995). À cette date, mis à part les Philippines, les six membres de l’ANSEA sont des régimes libéraux autoritaires (Indonésie, Malaisie, Thaïlande, Singapour, Brunei) que la question de la Corée du nord, de la Birmanie et du Cambodge divise, sans parler des revendications territoriales en mer de Chine : l’occupation militaire des îles Spratly par exemple, est revendiquée simultanément et en totalité par la Chine, Taiwan et le Vietnam, partiellement par les Philippines, la Malaisie et Brunei. Dès le milieu des années 1980, un taux de change fixe de la plupart des monnaies asiatiques vis-à-vis du dollar (« taux peg »), et donc une absence momentanée de risques liés aux fluctuations de change, se traduit par une hausse des taux d’intérêt locaux, dont le principal effet va être d’attirer un flux croissant de capitaux étrangers liquides. D’un côté les banques vont de plus en plus emprunter à court terme en devises étrangères (mais principalement en dollar) offrant ainsi aux entreprises des crédits à faible taux qui vont favoriser une surenchère à l’investissement : les capacités de production vont 179 croître à un rythme sans commune mesure avec les débouchés correspondants. De l’autre, le cycle des déficits commerciaux, la hausse des taux d’intérêts asiatiques et l’arrivée massive de fonds spéculatifs (hedge funds) relancent la logique du surendettement et du surinvestissement. Enfin, dans une logique spéculative, nous allons avoir une inflation de la valeur (et des prix) des actions et de l’immobilier. La crainte des Usa et de l’Europe d’un bloc asiatique autonome se renforce ; Alan Greenspan, président de la Réserve fédérale dénonce le dirigisme du capitalisme nippon et on se souvient 189 en France des réactions d’Edith Cresson . Il suffira que le dollar ne cesse de se réapprécier vis-à-vis du yen (+ 40% entre avril 1995 et fin 1998) pour que tout s’écroule. En 1995, avec un taux de change de 80 yens pour un dollar, le Japon est frappé de plein fouet. D’un côté, la spéculation sur les capitaux liquides (actions) et sur l’immobilier va conduire au krach boursier et immobilier. La baisse du taux de profit des entreprises va en accentuer l’ampleur. De l’autre, la hausse du dollar vis-à-vis des monnaies locales va se traduire par une réduction du volume et de la valeur des exportations vis-à-vis des importations « nécessaires », et donc par une détérioration des comptes courants extérieurs de la plupart de ces pays, que la persistance de la récession japonaise ne parviendra pas à compenser. Liés à l’insolvabilité des débiteurs bancaires locaux, les effets cumulés du krach boursier d’un côté et de la dépréciation des monnaies de l’autre, se traduisent alors par une fuite massive de capitaux. Le bilan est désastreux : en juillet 1997, la dévaluation de la monnaie thaï est une des plus graves crises monétaires que le monde ait connues. De partout le chômage augmente — jusqu’à 20 % de la population active en Indonésie — et les grands groupes industriels s’effondrent : c’est le cas de Daewoo en Corée du Sud. Dans un premier temps, les Usa s’abstiennent d’intervenir dans une crise dont ils sont les bénéficiaires, le FMI attend de voir et 190 le Trésor américain (Lawrence Summers ) oppose son veto à la création d’un Fonds monétaire Asiatique (FMA) qui — en quelque sorte — aurait constitué le noyau d’un système régional autonome. Comme chaque fois en pareil cas, le FMI intervient en débloquant 120 milliards de dollars — dont la moitié pour la Corée du sud — et cela s’accompagne de mesures d’ajustement structurel : sauver les créanciers, ouvrir les secteurs stratégiques protégés, comprimer la demande intérieure etc. La Malaisie et la Chine qui ne suivent pas les directives du FMI s’en sortent mieux ; pour la Thaïlande qui les applique à la lettre, c’est la catastrophe, mais — d’une manière générale — la politique du FMI est un échec. D’une part, elle provoque un repli nationaliste : la plupart des Etats — sauf l’Indonésie — rachètent la dette des firmes privées et bloquent la privatisation des secteurs protégés. Ensuite, elle stimule la coopération monétaire régionale. Enfin, en affaiblissant le Japon, elle renforce la position de la Chine et affaiblit celle des Etats-unis. 189 Cresson Edith (1934) Premier ministre socialiste français durant le second septennat de François Mitterand (1991). 190 Lawrence Henry Summers (1954) Economiste et universitaire américain. Il fut secrétaire au Trésor durant les 18 derniers mois de l’administration Clinton. De 2001 à 2006, il fut le 27ème président de l’Université d’ Harvard. 180 La cinquième grande crise touche la Russie dans les années 1998. Dans ce cas, les facteurs politiques internes s’articulent étroitement sur la crise pétrolière externe et il s’agit, en quelque sorte, d’une crise « à rebours ». Entre l’arrivée de Gorbatchev au pouvoir en 1985 et sa démission en décembre 1991, l’échec de la « perestroïka » et l’implosion du bloc de l’Est ouvrent une phase de transition brusque à la démocratie et à l’économie de marché. Les trois Etats fédéraux d’Europe de l’Est (Russie, Tchécoslovaquie, Yougoslavie) se disloquent donnant naissance à une vingtaine d’États indépendants chacun ayant en charge de promouvoir des plans de réformes radicales pour accélérer la transition à l’économie de marché : privatisation des entreprises, réforme de la banque, libération des prix et des échanges, stabilisation des monnaies etc. Avant que la reprise ne s’amorce, échelonnée et diversement répercutée selon les pays, la reconstruction se traduit d’abord et de partout par des baisses de production, une montée du chômage et de l’inflation ainsi que par des déficits budgétaires cumulés qui plongent des fractions toujours plus larges de la population dans la pauvreté. Entre 1991 et 1998, le PIB russe chute de 40 %, et la pauvreté est multipliée par dix. Premier exportateur mondial de pétrole, mais victime en 1996 de la dépréciation des cours du brut (consécutifs à la crise asiatique), le pays ne peut plus faire face au remboursement de sa dette - qu’il suspend. La parité du rouble s’effondre avec les conséquences habituelles que l’on sait : déficits commerciaux croissants, krach boursier (avril 1998), fuite des capitaux placés à court terme, dévaluation du rouble (août 1998), et moratoire sur la dette publique à court terme (40 milliards de dollars). En 1998 la Russie obtient du FMI un prêt de 22.5 milliards de dollars sur trois ans mais il faut attendre 1999 pour en ressentir les effets. Sous Eltsine, la nouvelle bourgeoisie d’affaire et les oligarques prospèrent, le tissu social se détériore (prises d’otages, massacres civils, viols collectifs, racket etc.) mais l’arrivée au 191 pouvoir de Vladimir Poutine (mars 2000) correspond à une restauration de l’autorité de l’État et à une reprise économique : en trois ans — de 2000 à 2002 — le PIB est en hausse régulière de 20 % et — même si elle reste inférieure au niveau de 1991 — au premier trimestre 2003, la croissance est de 6.5 %. En 2000 la dette publique s’élevait à 48.5 % du PIB, fin 2002, elle est ramenée à 28.5 % et les réserves de change qui avaient chuté à 11 milliards après le krach d’août 1998, remontent à 63 milliards. Enfin, avec un taux de couverture de plus de 150 %, la Russie dispose d’une indépendance énergétique à peu près totale. Malgré le retour (en ex-Yougoslavie) de réactions ultranationalistes et les succès électoraux des anciens partis communistes en Ukraine, Lituanie, Slovaquie, Hongrie et Bulgarie, la transition à la démocratie est de partout engagée et — au total — la décolonisation de l’Empire soviétique apparaît comme une opération réussie. La question Tchétchène reste à part, mais ce sont moins les difficultés rencontrées qui étonnent, plutôt que le fait de ne pas en avoir rencontré davantage. L’Union Soviétique démantelée, il reste que la Russie conserve un statut de « grande puissance » dont on peut prendre la mesure, ne fut-ce qu’à sa capacité à infléchir — 191 Poutine Vladimir (1952) Homme politique russe et actuel président de la Russie. 181 dans un sens ou bien dans l’autre — la recomposition des « alliances » en cours. Aujourd’hui la Russie apparaît comme « un acteur stable et fiable de l’équilibre des puissances » et ceci est à verser au compte de ce que l’on désigne comme « le pragmatisme russe » (de Poutine) consistant à opérer un repli en ordre pour préserver l’essentiel des zones d’influence prioritaires (Ukraine, Biélorussie, Kazakhstan, Tchétchénie) et à feindre de concéder ce que l’on ne peut éviter. Enfin, au plan diplomatique et politique, une nouvelle redistribution des cartes s’est opéré entre la Russie, les Usa et l’Europe des quinze. Initié au lendemain du 11 septembre ce que l’on va désigner comme le « partenariat américano-russe » se traduit par des convergences de vue sur la lutte contre le terrorisme, la fermeture des bases militaires russes à Cuba et au Vietnam, l’aide russe à l’intervention Us en Afghanistan, le soutien Us à la candidature russe à l’OMC, les accords sur la politique énergétique et la réduction des arsenaux nucléaires etc. Ce partenariat rencontre ses limites avec l’invasion de l’Irak par les Etats-unis et la participation de la Russie au « front du refus ». Symétriquement, cadrées par l’APC (Accord de partenariat et de Coopération) de 1997 les relations avec la Communauté Européenne se stabilisent : aide européenne à la stratégie de transition, accords commerciaux et douaniers et ouverture en 1998 de négociations sur l’adhésion à l’Otan et à la Communauté Européenne de pays autrefois satellites de l’Urss etc. Dernier épisode en date, mais antérieur à l’invasion de l’Irak, la création du Conseil Otan-Russie (Rome, mai 2002) définit le cadre d’un partenariat renforcé entre la Russie et les 19 membres du Traité de l’Atlantique nord. Il ne fait aucun doute que — avec la recomposition de l’OTAN — l’élargissement européen et la politique de défense commune seront désormais au cœur de l’évolution à venir des relations euro russes. La sixième grande crise n’est pas financière, mais politique et militaire. Elle touche l’ensemble des pays européens et elle s’échelonne sur toute la décennie 1990 pour se conclure — dans le cadre de l’OTAN — par l’intervention militaire des Etats Unis au Kosovo. 192 Au lendemain de la seconde guerre mondiale, le général Tito — leader et pilier des non-alignés — était parvenu, relativement en marge de Moscou mais également des pays occidentaux, à fédérer les nationalités des Balkans (serbes, croates, bosniaques, slovènes, monténégrins, macédoniens) et les minorités religieuses ou culturelles (narodnosti albanais, musulmans, tziganes) autour d’un Etat unique autogestionnaire et décentralisé. Or, à sa mort, la situation se dégrade et on oublie le plus souvent que, dès le printemps 1981 — c’est-àdire pratiquement au lendemain de la mort de Tito survenue en 1980 — les revendications de la communauté albanaise pour une république autonome du Kosovo se font de plus en plus pressantes. 192 Josip Broz Tito (1892-1980) Leader de la Yougoslavie de la seconde guerre mondiale jusqu'à sa mort en 1980. 182 Liées à la baisse dramatique des remises en provenance de l’émigration, à une bureaucratie exsangue et à un endettement croissant, les inégalités de développement entre républiques s’accusent. La question des nationalités et des disparités religieuses ou culturelles revient au premier plan, la fin du monopole politique du PC, la multiplication du nombre des partis et la montée en régime d’une opposition politique de plus en plus virulente, contribuent à rendre la situation de plus en plus instable. Les contradictions entre inégalités économiques, revendications démocratiques ou fédérales, et expression des nationalités s’aiguisent : d’un côté la déconcentration des pouvoirs s’accompagne d’un autoritarisme accru au niveau local, de l’autre l’État fédéral perd en légitimité et en autorité. Les grandes grèves et les manifestations de rue de 1987-1988, vont déboucher en septembre 1989 sur une modification de la constitution qui simultanément renforce le caractère unitaire et la vocation hégémonique de la Serbie sur les autres Etats, met en place le pluralisme politique et affirme le droit à l’autodétermination jusqu’à la sécession. Dans la foulée de l’effondrement du bloc de l’Est, la Yougoslavie implose. En 1990 les élections se multiplient ; en mai 1991 la Serbie rompt avec l’État fédéral et à partir de là, c’est la guerre civile : en juin de la même année, la Slovénie et la Croatie proclament leur indépendance, la Macédoine en septembre et la Bosnie en octobre. Tandis que les massacres s’intensifient et que la reconnaissance des nouvelles entités divise à la fois les pays européens et l’Onu en isolant serbes et monténégrins, chaque communauté — à l’intérieur de chaque nouvelle entité — joue son propre va-tout. Entre avril et juin 1992, serbes et croates de Bosnie proclament séparément leur indépendance et s’affrontent, alors qu’en mai — avant que croates et musulmans ne s’affrontent à leur tour — l’Onu décrète l’embargo. Un premier conflit aura donc opposé la Slovénie à « l’armée fédérale » ; un deuxième aura opposé la Croatie à l’armée serbo-fédérale et le troisième aura mis toute la Bosnie à feu et à sang : la guerre de Bosnie se solde par 3 millions de réfugiés, 140 000 morts et quelque 70 000 blessés ou mutilés. En janvier 1993, le plan Vance-Owen de « cantonalisation » est voué l’échec, la signature des accords de Dayton en novembre 1995 consacre la partition ethnique du pays, mais rien n’est joué pour autant. L’implosion de l’Albanie en 1997 va relancer le processus, intensifier les opérations de l’UCK contre les autorités serbes qui, parallèlement, vont durcir la répression sur les populations civiles selon une spirale qui — sous pression américaine — va déclencher l’intervention des forces de l’Otan. Avec le début des bombardements par les forces aériennes de l’Otan, le 24 mars 1999, il s’agit d’une opération exclusivement aérienne, sans troupes au sol, et qui préfigure la plupart des interventions à venir : alors que le nombre des missions aériennes dépasse les 25 000, seuls deux avions auront été perdus. À son tour, cette intervention, va renforcer la répression sur les populations civiles jusqu’à ce que, le 3 juin 1999, l’Otan et la Serbie signent un accord de paix. Du printemps 1991 à juin 1999, le démembrement de la Yougoslavie et le dépeçage d’un pays pourtant membre de l’Onu, constitue une phase particulièrement peu glorieuse de la 183 désunion européenne. Avant même que l’unité européenne n’ait été atteinte, on aura pu penser qu’il anticipait sur sa déconstruction ; Certains même y auront vu une répétition des accords de Munich qui, en 1938, démembraient la Tchécoslovaquie. Pour Ignacio Ramonet, pourtant peu enclin à cautionner l’interventionnisme Us, « le conflit dans l’exYougoslavie a donné lieu à de telles injustices et de telles atrocités que la non-intervention a été un crime politique comme elle le fut en 1936-1939 durant la guerre 193 d’Espagne » . Dans tous ces cas de figure, la puissance militaire nord américaine en sortira renforcée et confirmée dans sa vocation hégémonique. Baisse des budgets militaires et nouvelle génération d’armes. La présidence de Georges Bush I (1989-1992) accompagnait, plus qu’elle n’anticipait, les bouleversements qui nous préoccupent. Au plan militaire, les Usa étaient intervenus en 1989 à Panama, et en 1991 au Koweït. Cependant, même si l’intervention au Koweït est la plus importante action militaire Us entrepris depuis vingt-cinq ans, elle s’inscrit encore dans le schéma de la guerre froide et ne se traduit pas par une hausse significative des dépenses militaires. Entre 1987 et 1998, liées à l’effondrement du bloc soviétique, les dépenses militaires mondiales chutent et les Etats-unis suivent sur ce plan la tendance générale. Les budgets défenses diminuent, mais le commerce des armes augmente et la structure des transactions reproduit celle des menaces. Malgré la mise en place du registre de vente d’armes classiques de l’Onu distinguant 23 catégories de matériels militaires (1991) — et adopté par le Code de Conduite de l’Union Européenne — on ne connaît pas le montant exact des transferts d’armement et on sait également que le terrorisme utilise des « moyens asymétriques » qui biaisent considérablement les données : le SIPRI, de Stockholm, évalue ces transferts à environ 20 milliards de dollars au début des années 2000. Cependant, des ordres de grandeur apparaissent. En 1997 — pour un déficit global de 180 milliards — les exportations d’armes Us représentaient 32 milliards de $ et les Usa contrôlaient près de 60 % des ventes mondiales d’armes. Sur la période 1997-2001- avec 44.82 milliards de $ de ventes cumulées — les Usa demeurent les premiers fournisseurs d’armes dans le monde (17.3 pour la Russie, 9.8 pour la France) mais ils sont dépassés à cette date par la Russie dont les ventes ne cessent de progresser : 1.5 milliards en 1995, 3.7 milliards en 2001, 4.97 milliards de $ en 2002, contre 4.56 pour les USA. En 2002 — malgré la perte du marché des avions de combat polonais (qui ont préféré le F16 de Lookheed-Martin au Mirage 2 000) la France vient en troisième position (1.28 milliards) puis le Royaume-Uni (1.12 milliards) et l’Allemagne (675 millions). En 2001, la Chine devient le premier importateur (3.1 milliards de $) devant Taiwan. L’Inde et le Pakistan figurent respectivement en cinquième et dixième positions. 193 Ignacio Ramonet, op. cit. p. 21. 184 Par ailleurs, si les budgets défense diminuent, à l’intérieur de ce cadre, les dépenses de recherche et de développement augmentent, les programmes les plus coûteux (le bouclier antimissile etc.) sont momentanément revus à la baisse mais il s’agit — simultanément — de renouveler l’armement conventionnel, en le remplaçant par des matériels plus sophistiqués. Système unique de plate-forme spatiale à partir de laquelle des armes à énergie dirigée auraient été lancées contre les missiles adverses dans la partie haute de leur trajectoire, le projet crusader évalué à 25 milliards de dollars est mis en veilleuse. En marge des rivalités entre les différents corps d’armée et, de la part des militaires, dicté par une hantise du risque proche de la paralysie, l’enjeu principal de ce que l’on aura désigné comme le « mouvement pour la réforme des armées » ou encore « la révolution dans les affaires militaires » aura consisté à engager la stratégie de restructuration qu’impliquait la fin de la guerre froide en s’appuyant principalement sur la Recherche & Développement. Le budget de ce poste était de 48.5 milliards en 1999 et de 54 milliards en 2000. En terme tactique, priorité est donnée à la rapidité, à la flexibilité et à la précision sur la masse, c’est-à-dire aux armes téléguidées et aux « forces spéciales » sur l’armée de terre. Ce programme sera repris tel quel par Donald Rumsfeld. Depuis 1995, la nouvelle ventilation des dépenses militaires s’oriente vers l’achat de matériels high-tech coûteux et économes en effectifs (destroyers DDG 51, avions de transport C17 etc.) tandis que — simultanément — il s’agit de « banaliser » ou de détruire l’armement conventionnel et de préparer une nouvelle génération d’armes, mieux adaptées à la diversification des menaces. Simultanément, tandis que l’objectif du Pentagone est d’identifier de « nouveaux ennemis potentiels », l’objectif de l’Us Strategic Command — qui coordonne la responsabilité des forces nucléaires américaines et celui des trois principaux offices nucléaires américains (Los Alamos, Sandia et Lawrence Livermore) - est de diversifier la gamme des options nucléaires disponibles. Il s’agit principalement de la bombe électromagnétique (e-bomb) à haute précision et faible intensité, disposant d’une capacité de pénétration accrue et visant la destruction de bunkers ou d’installations souterraines tout en réduisant les « dommages collatéraux ». On comprend qu’en 1999, le Sénat ait refusé de ratifier le Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (CTBT : Comprehensive Test Ban Treaty) et cela est d’autant plus préoccupant que — dès 1997 — l’Us Enrichment Corporation (USEC), la société nord américaine qui enrichit l’uranium et dont les profits à cette date s’élevaient à 120 milliards de dollars passait sous contrôle privé. Aux Usa cette mesure aura suscité des remous. En Europe, à quelques exceptions près, elle sera pratiquement passée inaperçue. Nommé par Bill Clinton en décembre 1996, le nouveau 194 secrétaire à la défense — William Cohen — est un républicain ; dans l’année qui suit (septembre 1997), Clinton fait 194 William Sebastian Cohen (1940) Politicien républicain américain de l’Etat du Maine. Il fut Secrétaire d’Etat à la Défense sous la deuxième Présidence Clinton (1997-2001). 185 de la surenchère sur les propositions budgétaires du Pentagone. Dés février 1999, Cohen présente un plan sextennal (2000-2005) de dépenses militaires en hausse de 120 milliards de dollars qui — selon le Washington Post — représente alors « une demande d’argent sans précédent de la part des services en uniformes, requérant un transfert massif de ressources fédérales, soit une augmentation de plus de 10 % par rapport au budget actuel de la défense, presque égal au budget entier du département de l’éducation ». Pour la seule année 1999, la hausse est d’environ 20 milliards de dollars et, dans le Projet de budget pour l’année fiscale 2000, présenté par le président Clinton, le seul poste pour les dépenses militaires (281 milliards de dollars) est supérieur à la somme cumulée de la totalité des autres postes budgétaires (277 milliards). La hausse s’amorce des 1998-1999, en même temps que le déficit commercial explose : en 2001, avant donc l’arrivée de Georges Bush au pouvoir, le budget nord américain de la défense est de 320 milliards de dollars, de 70 % environ plus important que les budgets des cinq premiers pays dépensant le plus. La Russie - qui vient en deuxième position dépense six fois moins. L’Irak, la Libye, la Corée du nord, Cuba, le Soudan, l’Iran et la Syrie — c’est-à-dire le club des « Etats voyous » — vingt-cinq fois moins, dont la moitié pour l’Iran. Les présidentielles 2 000 témoignent d’un remarquable consensus « bipartisan » sur les questions militaires et de défense. Le sénateur Joseph Liebermann — colistier 195 démocrate d’Al Gore — s’étant prononcé en faveur du bouclier anti-missiles (NMD) également préconisé par Georges Bush II, pour la première fois depuis les années 1960, le candidat démocrate propose de dépenser davantage pour la défense. Simultanément, alors qu’il s’agit d’amorcer le redéploiement stratégique de la sphère occidentale vers les pays de l’Est et l’Eurasie (doctrine Monroe) tout en bloquant le développement d’un potentiel militaire européen autonome, il s’agit également de désigner de nouvelles cibles (le modèle Brzezinski). Or, et signe que les enjeux se recomposent, rarement au cours de son histoire, la diplomatie nord américaine n’aura été d’une telle arrogance. Une diplomatie de l’arrogance. Depuis la fin de la guerre de Corée (1953) jusqu’à l’invasion de l’Irak (2003), la diplomatie nord-américaine est d’une remarquable continuité : on met tout en œuvre pour obtenir une caution internationale ; lorsqu’on n’obtient pas cette caution, on passe outre et, lorsqu’il advient que l’on soit sanctionné, on oppose son droit de veto. Dans tous les cas, la justification est identique. Jusque-là on évoquait « la défense des intérêts américains contre l’agression russe » et il s’agissait « d’assurer la sécurité de l’Amérique » ; désormais on anticipe en étendant la notion de « légitime défense » — le fameux article 51- à l’ensemble de la planète. 195 Albert Arnold Gore, Jr. (1948) Homme politique, professeur, homme d’affaire et environnementaliste nord américain. Il fut le 45ème vice président des Etats-Unis durant l’administration Clinton de 1993 à 2001. 186 Lors du bombardement de la Libye en 1986 Reagan déclara qu’il s’agissait de « contribuer à un environnement international de paix, de liberté et de progrès dans lequel notre démocratie et les autres nations libres pourront s’épanouir », mais déjà il évoquait « la légitime défense contre une agression future ». Au même moment Georges Schultz admet que le terme de « négociation est un euphémisme qui signifie capitulation si 196 l’ombre du pouvoir ne plane pas sur le tapis vert » . L’administration Clinton va généraliser cette diplomatie de la 197 menace et James Schlesinger observe « qu’au cours du premier mandat de Bill Clinton, les Etats-unis ont imposé ou menacé d’imposer des sanctions 60 fois à l’encontre de 35 pays qui, à eux tous, rassemblaient 45 % de la population 198 mondiale » . La notion « d’agression interne » avait déjà été évoquée à propos du Vietnam. L’invasion du Panama fut défendue au Conseil de sécurité au nom de l’article 51 qui, selon Thomas 199 Pickering : « autorise l’usage de la force armée pour défendre un pays, défendre nos intérêts et notre peuple ». En juin 1993, se référant à l’article 51, Albright explique que les bombardements sur l’Irak sont destinés « à nous défendre contre une agression militaire » (tentative d’assassinat contre 200 Bush père) et Douglas Hurd alors ministre des Affaires étrangères britannique s’y réfère toujours en soutenant qu’il autorise un Etat à user de la force pour « contrer les menaces pesant sur ses ressortissants ». Dès cette période, ce que les nord américains désignent comme « a go it alone attitude » devient le mot d’ordre de la diplomatie. En 1998, Clinton revendique pour les Etats-unis le droit de « riposter quand, où et à la manière qu’ils auront 201 décidée » et à peu près au même moment, Madeleine Albright — alors ambassadeur Us auprès de l’Onu - fait savoir que « les Américains agiront multilatéralement (s’ils le peuvent) et unilatéralement (s’il le faut) ». Cela va si loin que Charles Maechling Jr, ancien conseiller au département d’État, reconnaît que Madeleine Albright est « le premier secrétaire d’État dans l’histoire des Etats-unis dont la spécialité en matière de diplomatie consiste à sermonner les autres gouvernements, à tenir des propos menaçants et à se vanter sans vergogne de 202 la puissance et des mérites de son pays » . 196 Geoges Schultz, 14 avril 1986. 197 James Rodney Schlesinger (1929) Secrétaire d’état à la défense de 1973 à 1975 sous les présidence de Richard Nixon et Gérald Ford. Il fut le premier secrétaire d’état à l’énergie sous Jimmy Carter. 198 Schlesinger, cité par Thierry de Montbrial, Quinze ans qui bouleversèrent le monde, Paris, Dunod, 2003, p. 323. 199 Thomas Reeve "Tom" Pickering (1931) Ambassadeur des Etats unis à l’ONU de 1989 à 1992 200 Douglas Richard Hurd, Baron Hurd of Westwell (1930) Homme politique britanique qui servit sous les gouvernements conservateurs de Margaret Thatcher et John Major entre 1979 et 1995. 201 Bill Clinton, New York Times, 24 février 1998. 202 Cité par Thomas W. Lippman, p. 165. 187 Pourquoi se priver d’intervenir lorsqu’on dispose de la force pour le faire et que — au niveau du droit — le recours au veto constituera toujours une solution ultime ? En 1986, un an après que le Nicaragua ait déposé plainte devant la cour internationale de justice, celle-ci condamne les Usa pour « usage illégal de la force » et se heurte au veto nord américain. De même, lors du retrait partiel de Panama, les Etats-unis opposeront leur veto à une résolution qui les condamnait pour « violation flagrante du droit international et mépris de l’indépendance, de la souveraineté et de l’intégrité territoriale des Etats », en réclamant le « retrait total des forces d’invasion américaines de Panama ». La conclusion de Noam Chomsky sur ce plan est radicale : « plus un Etat dispose de la capacité d’user de la violence, plus est grand son mépris pour la souveraineté des autres […] aucune question de législation internationale ne vaut lorsque le prestige, la position ou la 203 puissance des Etats-unis sont en jeu » . Mais la nouveauté vient peut-être d’ailleurs. Rarement dans leur histoire les Etats-unis auront revendiqué aussi fort et aussi haut une liaison aussi étroite entre leurs intérêts économiques et leur action diplomatique ou militaire. L’argument est évoqué par Bill Clinton à propos de la Yougoslavie : « Nous soutenons nos valeurs, faisons avancer la cause de la paix et protégeons 204 nos intérêts » . Il avait déjà été avancé à propos d’Haïti où il s’agissait alors de « préserver la démocratie dans (son) hémisphère et renforcer la sécurité et la prospérité de l’Amérique ». Mais c’est probablement son discours sur l’état de l’Union de janvier 2000 qui en donne toute la mesure : « pour réaliser toutes les opportunités de notre économie, nous devons dépasser nos frontières et mettre en forme la révolution qui fait tomber les barrières et met en place les nouveaux réseaux parmi les nations et les individus, les économies et les cultures : la globalisation. C’est la réalité centrale de notre époque […]. Nous devons être au centre de tout réseau global vital. Nous devons admettre que nous ne pouvons bâtir notre 205 avenir sans aider les autres à bâtir le leur » . Désormais, non seulement la liaison entre intérêts économiques privés et interventions militaires est clairement revendiquée, mais — tandis que l’éventail des « intérêts vitaux des Usa » ne cesse de s’élargir — il s’agit également d’en valider l’exercice à toutes les institutions ou régions de la 206 planète où il risquerait d’être mis en défaut. M. Kantor , conseiller de Clinton pour le commerce extérieur, sur ce point ne laisse subsister aucune équivoque : « l’époque de la guerre froide, au cours de laquelle nous négligions d’intervenir lorsque nos partenaires commerciaux manquaient à leurs engagements, cette époque est révolue. Notre sécurité militaire 203 Noam Chomsky p. 142 et 147. 204 Bill Clinton, New York Times, 23 mai 1999. 205 www.whitehouse.gov/wh/sotuoo/sotu-text.htlm. 206 Michael "Mickey" Kantor (1939) Homme d’affaire et économiste américain qui participa à la campagne électorale Clinton-Al Gore. Il fut négociateur pour les relations commerciales américaines de 1993 à 1997. Il fut aussi secrétaire d’état au commerce de 1996 à 1997. 188 207 et notre sécurité économique ne peuvent être séparées » . Par ailleurs, la déclaration dite de Washington (avril 1999) associe très clairement les missions de l’OTAN au maintien des approvisionnements énergétiques : « la protection de la sécurité de l’Alliance (atlantique) peut être affectée par d’autres risques d’importance majeure (qu’une attaque armée), tels que les actes de sabotage et le crime organisé, ainsi que l’interruption d’approvisionnements en ressources vitales » (art 24). Entendons le pétrole. Enfin, et c’est sans doute là l’essentiel, au début des années 2000, le recensement des intérêts vitaux des Usa » par un panel d’expert souligne très nettement - parmi d’autres intérêts - le maintien de la stabilité et de la viabilité de ses réseaux commerciaux, financiers, de transport et d’énergie. Simultanément, rarement, la position des Etats-unis au sein des agences internationales n’aura été aussi intransigeante. En 1978, les cinq puissances nucléaires officielles — c’est-à-dire les cinq membres du conseil de sécurité des Nations Unis — avaient pris l’engagement de ne pas utiliser la force nucléaire contre un pays qui n’en disposait pas. Cet engagement sera repris par les cinq en 1994 lors de la prorogation du traité de non-prolifération (TNP) mais — dés septembre 1996 — Clinton signe une directive qui revient sur ce point et, même si les Usa s’engagent à le respecter, ils ne ratifient pas le traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICE). En décembre 1997, les Etats-unis refusent de ratifier le traité d’Ottawa interdisant les mines antipersonnelles. Fin 2001, Bush dénoncera unilatéralement le traité antibalistique ABM qui garantissait depuis 1972 l’équilibre de la terreur froide. Votée en 1996, la loi d’Amato (ou d’Amato-Kennedy) vise à étendre le champ d’application de la législation américaine en matière commerciale au-delà du territoire national, et donc de partout dans le monde. Heureusement ce sera un échec, de même qu’en avril 1998 — sous la pression des mouvements alter mondialistes — les négociations pour un accord multilatéral sur les investissements (AMI) échoueront. En 1997, 168 pays signent le protocole de Kyoto sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Il sera ratifié par les Quinze (mai 2002) mais, dès son accession à la présidence (janvier 2001), George Bush s’en retirera et c’est l’un des points sur lequel bute toujours l’adhésion de la Russie à l’OMC. Le refus par les Usa d’abroger la loi sur les sociétés de vente à l’étranger permettant à certaines entreprises américaines de délocaliser leurs bénéfices à l’exportation dans certains paradis fiscaux (Foreign Sales Corporation) — et qui revenait donc de manière indirecte à les subventionner — fera que les Etats-unis seront condamnés à de nombreuses reprises par l’OMC. En mars 2002 — signe que malgré les accords en vigueur et leur adhésion officielle à l’idéologie du libre-échange — ils peuvent imposer leur loi en matière tarifaire, ils décident de manière unilatérale de relever de 30 % leurs droits de douanes sur leurs importations d’acier. Même aux Etats-unis, la décision reste incompréhensible : « Georges W. Bush has cooked up an unpalatable (désagréable) confection of Tariffs 208 and import quotas that mock his free trade rhetoric » . 207 Cité par Gowan, art. cit. 208 Georges F. Will, International Herald Tribune, 8 mars 2002. 189 209 De même, alors que Mario Monti , commissaire européen à la concurrence depuis 1999, provoque l’échec de l’acquisition de Honeywell par General Electric, l’ultimatum Us sur le blocage par sept pays européens d’importations de produits contenant des OGM, relance l’escalade des antagonismes entre l’Union européenne et Washington. Enfin, pour protéger leur industrie pharmaceutique les Etats-unis refusent encore en septembre 2003 de souscrire aux accords sur les médicaments génériques, et il en sera de même pour les négociations amorcées en novembre 2001 sur le volet agricole du cycle commercial de Doha, laissant peser des incertitudes sur leur achèvement — initialement prévu pour décembre 2004 — mais qui se poursuivent toujours. De même, la convention sur les droits de l’enfant sera ratifiée par tous les pays au monde sauf deux : les Usa et la Somalie qui ce jour-là était absente. Mais c’est probablement en matière d’arbitrage international que leur position est la plus symptomatique. En juillet 1998, ils refusent l’accord instituant une cour pénale internationale qu’ils n’acceptent toujours pas, jusqu’à aujourd’hui, de reconnaître. En juillet 2002, au Conseil de sécurité des Nations Unies, ils feront un chantage inacceptable pour mettre en balance la prolongation de leur mandat en Bosnie-Herzégovine avec une modification des statuts de la cour et, en juillet 2003, en représailles au soutien qu’ils apportent à cette cour, les Etats-unis suspendront leur aide militaire à 35 pays. Robert Kagan a raison de faire observer que « lorsque les Etats-unis exigent l’immunité et un traitement de faveur pour les puissants, cela revient à saper le principe même que les Européens tentent d’imposer, à savoir que toutes les nations fortes ou faibles soient égales devant la 210 loi et (que) toutes aient pour obligation de la respecter » . C’est le principe même de la démocratie et tenter d’y échapper c’est sortir du consensus démocratique en crédibilisant la dictature. Cela donnera Guantanamo et les tortures de la prison d’Abou Ghraïb à Bagdad. Dans l’immédiat, élu à la sauvette, Georges W. Bush II s’empare du relais que lui offre Clinton. 209 Mario Monti (1943) Economiste et homme politique italien. Commissaire européen de 1995 à 2004. Membre de la commission trilatérale. 210 Kagan, La puissance et la faiblesse. Les Etats-Unis et l’Europe dans le nouvel ordre mondial, Paris, Plon, 2003, p. 100 190 Partie IV La montée des nouvelles hantises : la présidence Bush II et le "Warfare State". Sous les deux présidences Clinton (1993-2001), en même temps qu’il s’emploie à en gérer les reliquats, les principes hérités de la guerre froide se transforment et cela va prendre deux formes différentes : une attention de plus en plus soutenue accordée aux problèmes que soulève la montée du terrorisme international — principalement islamique — et la désignation « d’États voyous », principalement arabes. Jusqu’à ce que le lien soit fait — et ce sera l’un des effets du onze septembre — la thèse trans-étatique de la montée du terrorisme épousait et rejoignait celle du « choc des civilisations » - ou des « cultures » - tandis que celle des « Etats voyous » en conservait le cadre. À tort ou a raison, mais très vraisemblablement à tort, on aura opposé la stratégie et les performances de l’administration Clinton à la ligne suivie depuis par l’administration Bush II. De manière incontestable, le style n’est pas le même, les priorités divergent et les objectifs poursuivis ne sont pas identiques mais — avec le recul — Clinton aura fait le lit de Bush II, comme Bush I avait fait le sien, et rendu inévitables les durcissements ultérieurs. N’excluons pas que Bush II fasse, aujourd’hui, le lit d’Hillary Clinton. Avec un retournement de tendance politique mondiale aussi favorable et des indicateurs économiques aux abois – notamment au plan financier et pétrolier - on ne voit pas pourquoi, désormais, les Etats-Unis n’envahiraient pas l’Iran. La situation intérieure serait probablement plus difficile à gérer, mais cela reste à portée de main et les enjeux sont considérables. En contrôlant le pétrole iranien et irakien - alors qu’ils contrôlent déjà celui du Golfe – ils contrôleraient la moitié au moins de l’offre mondiale, sans compter la leur. La caractérisation des Etats-unis comme « hyperpuissance » 211 (Védrines ) désormais « capable de mener plusieurs guerres simultanément en divers points de la planète » est probablement excessive, mais elle indique une tendance bien réelle et c’est cette tendance qui – véritablement - nous préoccupe. 211 Védrines Hubert (1947) Homme politique socialiste français. Il fut ministre de affaires étrangère durant le gouvernement de Lionel Jospin de 1997 à 2002. 191 Chapitre 1 États voyous et terrorisme. Il nous faut dater des jeux olympiques de Munich (1972) l’internationalisation du terrorisme et déjà il s’agit d’une « délocalisation » du conflit israélo-arabe. Le théâtre des opérations se déplace du Moyen Orient en Europe mais, tant que les réseaux du terrorisme auront visé des objectifs étatiques strictement localisés, ils seront apparus comme la « branche armée » d’un parti disposant ou revendiquant une représentation démocratique. Simultanément, tant que la preuve n’aura pas été faite de solidarités et/ou de coordinations transnationales, chaque Etat aura considéré qu’il s’agissait d’un problème « interne », laissant chaque autre Etat le régler à la mesure de sa souveraineté, généralement en termes de renseignements ou de services secrets. Entre la négociation, la menace et le passage à l’acte terroriste (détournement d’avions, prises d’otages civils, exécutions sommaires, attentats urbains etc.), nous restions dans une logique du continuum national et - dans chaque conflit d’une quelconque importance chaque camp aura désigné l’autre comme « terroriste ». Pour l’Europe, ce sera le cas en Italie avec les Brigades rouges, en Allemagne avec la fraction Armée rouge, en Grande Bretagne avec l’Ira, en France avec le FLNC ou action directe, en Espagne avec l’ETA. Pendant relativement longtemps, « protégés par deux océans », les Usa n’accordent pas au terrorisme toute l’attention qu’ils vont lui porter ultérieurement. Mais la définition américaine du terrorisme évoque relativement tôt « un usage calculé de la violence, de la menace, de l’intimidation, de la coercition ou de la peur, en vue d’atteindre 212 des objectifs de nature politique, religieuse ou idéologique » . Cela fait suite à l’attentat au camion piégé contre l’ambassade des Etats-unis à Beyrouth qui, en 1983, avait fait 63 morts ; dans ce cas, il était commandité par le Hezbollah iranien, mais l’Iran était en guerre contre l’Irak, que les Usa soutiendront au moins jusqu’en 1990. En 1986, les bombardements de la Libye par l’aviation Us s’inscrivent en représailles d’actes terroristes commis contre des militaires américains de l’Otan stationnés en Allemagne, par des ressortissants réputés libyens, mais le lien reste encore difficile à établir. Deux ans plus tard — en 1988 — l’explosion au-dessus de Lockerbie (Ecosse) d’un avion de la Pan Am (270 morts) restera très longtemps sans suite, mais on pouvait penser qu’il était commandité par la Libye et qu’il visait les Etats-unis. En 1989, c’est également le cas de l’explosion sur la ligne Brazzaville Paris d’un avion d’UTA-Air France (170 morts) dont l’origine était identique, mais qui — cette fois — visait la France. À partir de là, lorsqu’il apparaît que certains Etats commanditent ou soutiennent des opérations terroristes sur le territoire d’États différents du leur - ou celui de leurs ennemis immédiats -, que la spectacularisation médiatique de chaque 212 Us Army Operational Concept for terrorism Counteraction, fascicule TRADOC, n°525-537, 1984. 192 opération en décuple le rendement politique alors que l’escalade dans la violence se heurte à sa banalisation, la manière d’apprécier chaque situation va basculer, mais de manière différente en Europe qu’aux Etats Unis. Il faut donc s’attendre à une surenchère dans l’horreur. En Europe, quitte à renforcer un Etat dictatorial mais laïque, et à soutenir au nom de la démocratie l’interruption d’un « processus électoral » qui - dans tous les cas de figure et par les urnes - aurait porté au pouvoir un régime islamique, il s’agira — après lui avoir donné toutes les « bonnes raisons démocratiques » de se développer — de cantonner le terrorisme sur son territoire d’origine, tout en évitant qu’il se répande sur le territoire national. Ponctué par la prise en otage d’un Airbus d’Air France par un commando du GIA (Marignane, 1994) puis, l’année suivante, par les attentats meurtriers de Paris, c’est toute l’histoire — entre 1990 et aujourd’hui — des rapports entre la France et l’Algérie : il s’agit, de la part de la France d’une stratégie de division interne qui soutient l’État en récusant le « peuple ». Aux Usa — et bien que les deux stratégies ne soient pas contradictoires — on préférera toujours « globaliser » et nous avons là une des racines de la notion « d’État voyou ». Si dans la stratégie de dissuasion nucléaire l’évocation de l’apocalypse résultant d’une confrontation bloc contre bloc, interdisait qu’elle se réalise, les « Principes élémentaires de dissuasion postguerre froide » insistent au contraire — tout à la fois et de manière contradictoire — sur la globalisation des périls, et sur la segmentation des menaces. Il s’agit de se préparer à intervenir de partout et chaque fois que cela sera nécessaire, mais pas de partout ni chaque fois de la même manière. Ce lien sera toujours délicat à établir mais, - pour le désigner comme « voyou » - la difficulté va être de faire le lien entre cet Etat et les réseaux terroristes qu’il abrite, ou qu’il protège. D’un côté, on va donc s’employer à remonter la piste des réseaux terroristes — notamment de leurs réseaux de financement — mais avec d’autant plus de difficultés que — par « paradis fiscaux » interposés — ils recoupent les vôtres, se nourrissent aux mêmes sources, s’interpénètrent et finissent par ne plus se distinguer. Faiblement hiérarchisés, décentralisés et compartimentés à l’extrême, nomades, insaisissables et volatils mais - pour toutes ces raisons d’autant plus efficaces, ces réseaux ne cessent de se décomposer et de se recomposer par « grappes », ils apparaissent et disparaissent, resurgissent au moment et à l’endroit où on les attendait le moins, et se confondent avec « l’ennemi intérieur ». De l’autre côté, on va distinguer entre Etats « éclairés », Etats « Clients » et Etats « voyous ». Même si cela pose la délicate question des « critères de conformité », ce sera d’autant plus facile qu’ils correspondront à des critères « a priori ». Un « Etat éclairé » sera un Etat inconditionnel de la politique extérieure des Etats-unis ; l’Angleterre par exemple. Un Etat « client » celui avec lequel il faudra négocier, quitte à se passer de son accord : la France, l’Allemagne, le Japon. Un Etat « voyou » sera celui qu’il faut abattre, et cela d’autant plus rapidement qu’il s’agira d’un ancien client, ou du « client » d’un Etat 193 « client ». On voit la difficulté : faute de ne pouvoir déployer la machine de guerre et bien qu’il faille y parvenir, il faut désigner une cible et que cette cible soit un Etat. À partir de là tout devient possible, et on voit très bien comment l’engrenage se met en place : d’un côté la différence entre l’intérieur et l’extérieur ne cesse de se brouiller, de l’autre elle ne cesse de se renforcer. Dans un cas, on confond l’ennemi intérieur avec l’ennemi extérieur ; dans l’autre l’ennemi extérieur avec l’ennemi intérieur. En 1993, après la tentative d’assassinat de l’ex-président Bush 213 au Koweït, Saddam Hussein est désigné comme le commanditaire de l’opération, mais, la même année, l’enquête à l’occasion du premier attentat contre le World Trade Center piétine mettant en évidence les dysfonctionnements des services de renseignement nord américains : la concurrence à laquelle se livrent le FBI qui relève du département de la justice, et la CIA qui relève de la présidence et des affaires étrangères. Inversement, en avril 1995, les médias nord américains désignent immédiatement la « filière islamiste » comme étant « l’auteur le plus probable » de l’attentat d’Oklahoma avant que la preuve ne soit donnée que le commando appartienne à l’extrême droite américaine, blanche et civilisée. Dès cette époque, à propos de la « guerre globale contre le terrorisme » le président du Comité de liaison des 214 chefs d’états-majors, Richard Myers , parle « d’enlisement ». Dix ans plus tard, en Espagne, avec les attentats de la gare de Madrid nous sommes toujours dans la même logique, mais inversée : on désigne d’abord l’ETA comme responsable avant que l’opération ne soit revendiquée par une filière islamiste. À l’étranger, cette logique se retourne à nouveau. Dans un premier temps, les « ambassades » — qui sont une sorte « d’intérieur de l’extérieur » mais qui restent des objectifs civils — apparaissent comme autant de symptômes des recompositions en cours. En 1998, les attentats contre les ambassades Us de Nairobi et de Dar El Salam — qui feront plusieurs centaines de morts — contribueront à faire désigner la Tanzanie et le Kenya comme des Etats « potentiellement voyous ». Dans un second temps, le terrorisme visera des objectifs militaires, mais « extérieurs ». C’est le cas par exemple en octobre 2000 avec l’attaque contre le cuirassé américain Us Cole dans le port d’Aden (17 morts). Un nouveau pas est franchi. L’étape suivante consiste à viser des objectifs civils, mais intérieurs : En 2000, la police néo-zélandaise arrête à Auckland un commando islamiste qui, à l’occasion des jeux olympiques, préparait l’explosion d’un réacteur nucléaire à Sidney (Australie). Ultime escalade : viser — sur le territoire même des Etats-unis — des objectifs à la fois civils et militaires : les Twin Towers et le Pentagone. Les services secrets nord américains ne parviendront pas à empêcher le onze septembre mais du coup, toutes les hypothèses deviennent possibles : y compris celle de « l’ennemi intérieur ». Berlin et la « guerre des étoiles » avaient été le véritable déclencheur de la « Perestroïka » puis — ultérieurement — de 213 Saddam Hussein Abd al-Majid al-Tikriti (1937) Président irakien de 1979 à 2003 où il est destitué, suite à l’invasion américaine de l’Irak. 214 General Richard Bowman Myers (1942) Militaire américain. 15ème général inter-armée de 2001 à 2005. Il fut très critique sur la façon dont l’administration Bush a géré le conflit irakien. 194 l’implosion des pays de l’Est. Le onze septembre sera le déclencheur d’un état de guerre généralisé et permanent. Chapitre 2 : Nine Eleven. Le traumatisme du onze septembre va permettre de renouer tous ces fils, d’amalgamer les réseaux terroristes avec les « Etats voyous » et de dénoncer parmi certains « anciens clients » (l’Irak) ou client du moment (l’Arabie saoudite, le Pakistan) leurs tendances à se dévoyer. Il va surtout permettre de cristalliser sur le Moyen-Orient — et de manière plus générale sur l’Eurasie — les prétentions annexionnistes et impériales. Les invasions de l’Afghanistan en 2001, puis de l’Irak en 2003 n’auraient pas été possibles sans le onze septembre. L’événement va transformer de manière radicale la conception que les Etats-unis se faisaient jusque-là de leur puissance. On aura parlé de « saut qualitatif » mais quelqu’un comme Robert Kagan — par exemple — considère que « l’Amérique n’a pas 215 changé le onze septembre » et que tout vient de plus loin ; les deux aspects sont probablement vrais. Reste que, pour la première fois de son histoire, l’empire est frappé au cœur même de sa force (Wall Street, le Pentagone) et qu’à partir de là quelque chose, manifestement, se détraque. Le Vietnam avait démontré qu’en dépit d’une opposition intérieure de plus en plus radicale, l’empire avait pu survivre à une défaite extérieure tout en restant invulnérable. Sans qu’il s’agisse là d’une défaite intérieure, le onze septembre montre que l’empire est devenu vulnérable. Ce n’est pas tellement l’ampleur du massacre qui aura joué, plutôt que la blessure symbolique qui en aura résulté : plus de 3 000 morts cela n’est pas rien, mais - après tout - le nombre d’Américains qui chaque année meurent aux Etats Unis par balles est cinq fois plus élevé (quelque 15 000 personnes par an) sans que personne ne s’en émeuve. Avec le onze septembre, quelque chose se délabre dans l’imaginaire américain qui exige réparation à « tout prix » et ce prix ne sera jamais trop élevé. Comme il est difficile pour un Etat de déclarer la guerre à un individu, mais qu’il faut bien transformer l’acte terroriste en « déclaration de guerre », un des premiers effets du onze septembre sera de faire le lien entre l’individu et l’État, le terroriste et « l’État voyou » : il ne s’agit plus d’un ennemi « aux mille visages » mais d’un ennemi sur lequel on peut mettre un 216 nom (Ben Laden ) à condition de le confondre avec l’État qui l’héberge (L’Afghanistan), celui avec lequel il a des contacts (L’Irak) ou dont il est originaire (L’Arabie Saoudite). À ce titre on occupera l’Afghanistan. À ce titre également, on envahira l’Irak. À ce titre enfin, on envisagera de marginaliser l’Arabie saoudite. Le processus depuis est en cours. 215 Robert Kagan, op. cit. p. 135. Usāmah bin Muhammad bin 'Awad bin Lādin (1957) Islamiste radical, créateur de l’organisation Al Quaïda. Il est à l’origine des attentats du 11 septembre 2001. 216 195 217 L’inflexion, si on y réfléchit bien, est d’importance puisqu’elle revient en fin de compte à prendre acte de la perméabilité des frontières et donc — sous cet angle — de l’homogénéité de l’espace international. Il s’agit également de désigner dans tous les pays qui participent au consensus international, une sorte « d’ennemi de l’intérieur » devenu inquiétant pour tous et engagé dans une nouvelle forme de « guerre civile » à laquelle tous doivent participer. Il s’agit finalement de déplacer les conflits d’un plan étatique, économique et militaire, vers un plan culturel ou religieux sans renoncer aux bénéfices idéologiques que procurait la notion de guerre. En France, le peu regretté 218 Jean-François Revel , en démonte la mécanique supposée : « il ne s’agit plus seulement de terrorisme, nous dit-il, mais d’un 219 acte de guerre » . Pourquoi « plus seulement ? ». Probablement parce qu’à ses yeux le terrorisme ne s’exerçait jusque-là que dans un cadre national. On sait bien évidemment que c’est faux et que — lors des attentats terroristes des Jeux Olympiques de 1972 — l’Allemagne n’aura pas considéré qu’on lui déclarait la guerre. Ses arguments cependant méritent de retenir l’attention : « c’est bien du terrorisme puisqu’il ne s’agit pas du déploiement d’une armée régulière […] ni même d’une guérilla. Mais ce sont là pourtant des actes de guerre puisque nous avons affaire à des actes coordonnés par une 220 organisation au service d’objectifs politiques précis » . À vrai dire, cette notion « d’organisation » est difficile à manier et là — tout naturellement — il retrouve le modèle que lui fournissent les firmes multinationales. Il nous parle donc d’une « organisation multinationale » ou encore d’un « terrorisme islamique, toujours mieux organisé, commandé, équipé, 221 renseigné, financé » . C’est que tout à la fois il lui faut désigner l’ennemi (l’islam) et la cible (l’occident) et, sur ce point, 222 il retrouve la thèse d’Huntington sur le « choc des cultures » : « les islamistes de l’école de Ben Laden se moquent bien des compromis et visent beaucoup plus que les Etats-Unis : c’est la 223 civilisation moderne tout entière qui est leur véritable cible » . Dans l’immédiat, l’objectif est atteint : toute forme et espèce de résistance — l’ETA, la résistance tchétchène, Al quaida — relèvent du même terrorisme mais, pour que la guerre soit possible, encore faut-il désigner l’ennemi de manière plus précise encore. Joseph Michel — le ministre Belge de l’intérieur d’alors — n’y va pas par quatre chemins : « nous risquons d’être, comme le peuple romain, envahis par les peuples 217 218 Jean-François Revel (1924-2006) Politicien français, essayste et philosophe. D’abord socialiste, il suivra le chemin de Raymond Aron pour devenir l’un des représentants des philosophes libéraux en France. 219 Jean François Revel, L’obsession anti-américaine. Son fonctionnement, ses causes, ses conséquences, Paris, Plon, 2002, p 233. 220 Revel, op. cit. p. 233. 221 Revel, op. cit. p. 241. 222 Samuel Phillips Huntington (1927) Politologue américain, professuer à l’université d’Harvard. Sa théorie controversée « the clash of civilizations » voudrait démontrer que les identités religieuses et culturelles seront les premières sources de conflits dans un monde post guerre froide. 223 Revel, op. cit. p. 143. 196 barbares que sont les Arabes, les Marocains, les Yougoslaves 224 et les Turcs » . Le « droit d’attaque préventive » doit permettre d’y couper court et, dans cette direction, la « nation indispensable » nous indique la voie. Aux Etats-unis en tous les cas, et six mois après le onze septembre, certains n’hésitent plus à parler de « quatrième guerre mondiale », la troisième étant la guerre froide. Il permet en tous les cas, une réorientation à 180° des objectifs militaires et de la planification stratégique, l’abandon momentané du projet de « parapluie anti-missiles », l’oubli de la Chine comme « adversaire historique » (Clinton) et la focalisation sur les « Etats voyous » du Moyen-Orient. Autre conséquence du onze septembre : « l’effet Pearl Harbour ». En 1941, face à une opinion publique réticente, l’attaque de Pearl Harbour par les Japonais avait précipité l’entrée en guerre des Etats-unis. Le onze septembre aura le même effet. Depuis, la référence à Pearl Harbour ne cesse de hanter l’imaginaire américain. Déjà — en janvier 2001 — et alors que le projet d’un « bouclier antimissile américain » n’était pas encore totalement abandonné — Donald Rumsfeld l’appelait de ses vœux : « un Pearl Harbor spatial, pour ainsi dire, constituera l’événement qui tirera la nation de sa léthargie 225 et poussera le gouvernement américain à l’action » . Au lendemain des attentats, Kissinger évoque à nouveau Pearl Harbor en exigeant une riposte « qui aboutira au même résultat que celle qui suivit l’attaque de Pearl Harbor, la destruction du système responsable de cette attaque : un réseau d’organisations terroristes qui s’abritent dans les capitales de 226 certains pays » . Sur ce plan, on pourrait multiplier les exemples, et tout le monde aura fait le lien. Robert Kagan — pour revenir à lui — admet que « dans le passé, l’attaque de Pearl Harbour […] eut pour effet un engagement américain durable en Europe et en Asie. À présent, il y a tout lieu de penser que le onze septembre […] conduira les Américains à s’installer pour longtemps dans le Golfe persique et en Asie 227 centrale » . C’est chose faite depuis cinq ans et – malgré la débâcle actuelle - il devient chaque jour plus probable que cela devrait se poursuivre en Iran. Au plan intérieur, l’effet sera considérable : en quelques jours la popularité du président Bush II passe de 55 à 85 % d’opinions favorables et — dans les jours qui suivent l’attentat — près de 60 % des Américains se prononcent en faveur d’une réduction de leurs libertés individuelles si cela devait permettre de faire barrage au terrorisme. Au plan extérieur, le résultat est identique en autorisant tous les amalgames : tandis qu’en France, l’idée s’installe selon laquelle nous serions « tous des Américains », aux Etats-unis « Nous sommes tous des Israéliens » devient le slogan d’une partie de la presse. On connaît la thèse de Michel Bounan — reprise ou anticipée par Meyssan, Chossudowski, Franssen : trop d’invraisemblances ou d’incohérences entourent les 224 225 Cité par Ignacio Ramonet, op. cit. p. 140. Commission Rumsfeld, 11 janvier 2001 226 Henry Kissinger, « Destroy the network », Washington Post, 11 septembre 2001 227 Robert Kagan, op. cit. p. 149. 197 circonstances des attentats du onze septembre pour ne pas laisser soupçonner une implication (au moins partielle) des forces visées avec celles qui les visaient : son responsable (Ben Laden) est identifié dans les heures qui suivent sans commission d’enquête préalable. Même après l’invasion de l’Afghanistan, il ne sera pas retrouvé et il s’enfuira dans des circonstances rocambolesques : on aura même parlé d’une mobylette. Il était lié à la CIA et travaillait encore pour elle en 1999 à Belgrade et en 2001 en Tchétchénie. On retrouvera le passeport de l’un des pilotes dans les ruines encore fumantes des deux tours. Les services de renseignement étrangers étaient au courant d’une opération en cours, au point que l’on parlera à ce propos de « délit d’initiés ». Le bailleur de fonds de l’opération, le général pakistanais Mahmoud Ahmad avait eu dans la semaine qui précédait des entretiens particuliers avec le directeur de la CIA, ainsi qu’avec plusieurs sénateurs et secrétaires d’État… Le résultat en est que le onze septembre (le terrorisme) institutionnalise un état d’exception permanent à l’échelon de la planète tout en justifiant l’invasion de l’Irak. L’invasion de l’Irak. Avec l’invasion de l’Irak, nous sommes bien au-delà de ce qu’Emmanuel Todd désignait comme une simple 228 « hystérisation théâtrale de conflits secondaires » . Il faudrait reprendre chacune des phases du processus de guerre, chacune des péripéties de la négociation qui l’aura précédé et voir comment — au fil des semaines — la définition du casus belli et les raisons mises en avant pour justifier l’intervention militaire auront évolué. On se rendrait vite compte que tout était déjà joué ailleurs, beaucoup plus tôt et en d’autres termes. L’invasion du Koweït par l’Irak constituait probablement un meilleur argument pour l’armée américaine de remonter jusqu’à Bagdad, que ceux qui seront évoqués douze ans plus tard. Or, de manière incompréhensible, l’armée s’arrête aux frontières. C’est plus de 700 000 hommes, dont 540 000 Américains qui sont alors mobilisés pour expulser les troupes irakiennes hors du Koweït, pour 147 morts seulement. La situation aux Etatsunis, la structure de la coalition de l’époque et le mandat des Nations Unis auront probablement interdit d’aller plus loin : la résolution du Sénat autorisant l’intervention contre l’Irak passe de justesse — 52 voix contre 47 — et Colin Powell, alors président du Joint Chiefs, s’y oppose ; mais cela n’explique pas tout. La première guerre contre l’Irak se conclut par dix années de blocus économique, ponctuées par des frappes aériennes. George Bush II arrive aux affaires en février 2001, neuf mois plus tard, c’est le onze septembre et, à partir de là, les événements s’enchaînent. On en connaît la logique implacable : trois semaines plus tard (7 octobre 2001) les Etatsunis envahissent l’Afghanistan avec la bénédiction des Nations Unies ; deux ans plus tard, ils envahissent l’Irak en se passant de cette bénédiction. Il ne fait aucun doute que sans le onze septembre les invasions de l’Afghanistan et de l’Irak eussent été impensables. Personne ne doutera non plus que — derrière l’Afghanistan — l’objectif à atteindre était l’Irak. En revanche, et compte tenu des enjeux géostratégiques et de l’appréciation des forces en présence, on s’étonnera du « carnet de route » qui aura été adopté. Dés le 15 septembre 2001 — c’est-à-dire 228 Emmanuel Todd, op. cit. p. 155. 198 quatre jours seulement après les attentats contre le Pentagone et les tours de Manhattan — la ligne de conduite de Paul 229 Wolfowitz est arrêtée : « une victoire contre l’Afghanistan n’est pas certaine. Par contre le régime irakien est fragile et 230 tyrannique ; il s’effondrera rapidement ; c’est faisable » . Dès janvier 2002 — après l’invasion de l’Afghanistan — les Etatsunis désignent l’Irak — avant même l’Iran et la Corée du nord — en tête des pays de « l’axe du mal » : « c’est un danger pour ses voisins, pour la région, pour le monde et pour nousmêmes ». En janvier 2002, Rumsfeld remet au Congrès un document sur le Réexamen de la posture nucléaire (Nuclear Posture Rewiev) établissant la liste de sept pays contre lesquels la nouvelle génération d’armes nucléaires (détruire des bunkers) pourrait être utilisée : L’Iran, l’Irak, la Corée du nord, la Libye et la Syrie — les « Etats voyous » — mais également la Russie et la Chine. Parallèlement une liste de 70 Etats disposant de plus de 1 400 postes de commandes de tir de missiles ou d’installations souterraines d’armes de destruction massive est établie. Dans un rapport en date du 6 juin 2003, l’AIEA fournira toutes les données et hypothèses possibles sur l’armement nucléaire de l’Iran et la démarche est reconduite pour la Corée du nord, l’Inde, le Pakistan, et même Israël… Enfin, dès septembre 2002, la Stratégie Nationale de Sécurité est rendue publique ; elle vise à crédibiliser la notion de « légitime défense préventive ». Un nouveau pas est franchi : « rien n’empêche en droit international un pays de prendre légalement des mesures défensives contre des forces armées qui représentent pour lui un danger immédiat, avant même qu’il n’ait subi la moindre attaque […] ; les Etats voyous et les terroristes n’ont pas l’intention de se conformer, pour nous attaquer, aux méthodes classiques ». À partir de là, le mécanisme s’emballe. Dans son discours devant l’assemblée générale de l’ONU du 12 septembre 2002, George Bush II met en cause la crédibilité de l’organisation et évoque à ce propos « un forum de discussions stériles », concluant que « cette affaire montrera si les Nations Unies ont encore un sens ». Discréditer les Nations Unies et le droit international est une constante de la diplomatie Us, et elle se maintiendra après l’invasion. Dans un article du 231 Guardian daté du 21 mars, Richard Perle — conseiller de Donald Rumsfeld — donne le ton : « merci mon dieu, écrit-il, pour la mort de l’ONU » et il se félicite que « s’effondre le mythe d’une sécurité obtenue par le droit international, et mis en application par des institutions internationales ». Dans la livraison de mai juin 2003 de la très officielle revue Foreign Affairs, Michel Glennon fait un pas de plus : l’Irak, estime-t-il, sonne le glas « de l’expérience qui consistait à soumettre 229 Paul Dundes Wolfowitz (1943) Actuel président de la Banque mondiale. Paul Wolfowitz est plus connu comme l’architecte de la politique extérieure de l’administration Bush qui a débouché sur l’invasion de l’Irak. 230 Cité par Bob Woodward, Bush at War, Somon & Schuster, New-York, 2002. Richard Norman Perle (1941) Conseiller politique sous les administrations Reagan et Bush I., Richard Perle - surnommé le "prince des ténèbres" - a été l'un des artisans de l'invasion irakienne. Membre du Project for the New American Century (PNAC), il est un ardent supporter du parti politique israélien Likoud. 231 199 l’usage de la force, au règne de la loi ». Il s’agit bien, et simultanément, de disqualifier l’ONU, d’amorcer une escalade du type « tout ou rien », et de préparer une action rapide et foudroyante, tout en multipliant les négociations parallèles et les pressions sur les membres du conseil de sécurité. C’est la stratégie du « multilatéralisme à la carte » que préconise 232 Richard Haass et qui consiste — au coup par coup et selon les circonstances — à recomposer le périmètre des alliances et des antagonismes. On passe donc d’une logique de « l’endiguement », caractéristique de la guerre froide et qui exigeait des structures communes permanentes et stables, à une logique de « l’enlargement » qui requiert des structures instables, « ad hoc » et recomposables au cas par cas. En 1996, c’était déjà la manière de voir de l’amiral William 233 J. Perry , ancien secrétaire d’État à la défense de Bill Clinton et la justification qu’il avançait alors prévaut encore aujourd’hui : « les Etats-unis étant le seul pays avec des intérêts globaux, ils 234 sont le leader naturel de la communauté internationale » . Les situations immuablement se répètent : il s’agit d’abord d’anticiper sur les circonstances et d’en arrêter l’issue quelles qu’en soient les péripéties intermédiaires ; il s’agit ensuite — quitte à en discréditer le rôle — d’en passer par les Nations Unies pour obtenir une caution internationale en multipliant les pressions et les chantages. Il s’agit enfin de passer outre le droit international. Dés juillet 2002, des négociations sont engagées avec le gouvernement d’Ankara qui monnaye sa participation auprès de Wolfowitz, le sous-secrétaire à la défense. Pendant longtemps, elles resteront incertaines pour échouer au dernier moment. Simultanément Israël — qui en a les capacités — monnaye sa non-participation et obtiendra gain de cause : 4 milliards de dollars d’aide militaire supplémentaire lui seront accordés, ainsi qu’une garantie pour un prêt de 8 milliards de dollars. Parallèlement l’appareil militaire se mobilise et se déploie : avant l’assaut de mars 2003, plus de 250 000 soldats nord américains étaient stationnés autour de l’Irak. Enfin, on multiplie les pressions auprès des membres permanents et non permanents du Conseil de sécurité. En octobre 2002, le Congrès donne les pleins pouvoirs à George Bush II pour utiliser la force en Irak, « si cela s’avère nécessaire ». L’élection de mi-mandat du 5 novembre 2002 confirme Bush dans la ligne qu’il a adoptée : la victoire républicaine est sans précédente. Il faut remonter à 1934 avec Roosevelt pour en trouver l’équivalent. Désormais Bush II contrôle l’exécutif et les deux chambres ; il a en main la majorité des Etats et il s’agit incontestablement d’un vote de soutien. Jusqu’à la fin 2004, Bush a désormais les mains libres sur un plan intérieur, d’autant que l’opposition démocrate va se recentrer sur les problèmes internes et qu’à la chambre les 232 Richard N. Haass (1951) Proche conseiller de Colin Powell quand il était Secrétaire d'Etat à la défense de l'administration de George W. Bush. 233 233 William James Perry (1927) Secrétaire d’Etat à la défense de 1994 à 1997 sous la présidence de Bill Clinton. 234 William J. Perry, La construction d’alliances par le leadership global et la dynamique d’enlargement, Cahiers d’Etudes Stratégiques, n° 20, printemps 1997. 200 dossiers internationaux sont entre les mains des néo235 236 conservateurs : Richard Lugar et John Warner , respectivement président de la Commission des relations internationales et sénateur républicain de l’Indiana, et président de la Commission des forces armées et sénateur républicain de Virginie. Les faucons ont les ailes libres. Ils sont là pour frapper, et ils frapperont. Le 8 novembre, le conseil de sécurité vote à l’unanimité la résolution 1 441 qui oblige Saddam Hussein à fournir la liste des armes dont il dispose, tout en acceptant le retour des inspecteurs des Nations Unies. En cas de « violation patente » de ces dispositions (« material breach ») une intervention devient possible et progressivement l’étau se resserre :l’ambassadeur français à l’ONU - Jean-Daniel Levitte — s’inquiète alors « d’apercevoir un revolver caché » dans le préambule de la résolution 1 441 et en quelque sorte la contrepartie de la « preuve flagrante » (smoking gun) que les Etats-unis recherchent. Dans cette perspective — et afin de fournir les preuves que l’Irak détient bien des armes de destruction massive — les inspections reprennent (décembre 2003). Elles se poursuivront jusqu’au 17 mars, mais sans donner de résultats — tandis que le pays tout entier sombre dans la paranoïa : en décembre 2002 tous les militaires américains sont vaccinés contre la variole et on envisage même d’y soumettre la population tout entière. À la veille du pèlerinage à La Mecque (7 février 2003) la montée des hantises est telle que le niveau d’alerte terroriste aux Usa est au maximum. A la fin du pèlerinage, Ridge et Ashcroft estiment qu’il peut être réduit, mais à partir de là - durablement conditionnée - l’opinion autorise le pire. La séance du conseil de sécurité du 20 janvier 2003 — où le ministre français des Affaires étrangères s’en prend à Colin Powell — donne la mesure des divergences. Quinze jours plus tard (5 février) lorsque Colin Powell brandit devant le conseil de sécurité ce qu’il présente alors comme des « preuves », il ne convainc personne. On sait aujourd’hui — de l’aveu même des autorités de Washington et de la commission d’enquête — que ces preuves auront été fabriquées de toutes pièces par les services de renseignements. Un an plus tard (mars 2004) — et donc après une année d’occupation — les liens de l’Irak avec le terrorisme ne sont toujours pas établis, pas plus que la détention d’armes de destructions massives, chimiques ou nucléaires ou même le soutien financier de l’Irak aux familles des « martyrs » palestiniens. Dix jours plus tard — le 16 février 2003 — le discours applaudi 237 de Dominique de Villepin devant le conseil de sécurité laisse entendre que la France utilisera son droit de veto. Lorsque la diplomatie Us se rend compte qu’elle ne dispose d’aucune 235 Richard Green "Dick" Lugar (1932) Sénateur républicain de l'Indiana. 236 John William Warner (1927) Homme d'état et politicien américain qui fut secrétaire à la marine entre 1972 et 1974. Il est sénateur républicain de Virgnie depuis 1979. 237 Dominique Marie François René Galouzeau de Villepin (1953) Diplomate et homme politique français. Alors qu’il état ministre des affaires étrangères du gouvernement de Jacques Chirac il s’opposa à la tribune des Nations unies à l’invasion de l’Irak. Dominique de Villepin sera premier ministre depuis 2005, jusqu’en 2007. 201 chance pour obtenir les neuf voix en sa faveur, elle proposera une résolution sous forme d’ultimatum. C’est l’objet du discours de George Bush en date du 17 mars 2003 dans lequel il s’en prend à « certains impertinents du conseil de sécurité » et où il laisse 48 heures au président Saddam Hussein pour quitter son pays. Le lendemain le président français Jacques Chirac parle « d’ultimatum américain » et - le surlendemain - les Etats-unis envahissent l’Irak. Au moins si l’on s’en tient à l’entrée des troupes angloaméricaines à Bagdad, l’hypothèse d’une guerre « rapide et victorieuse » se sera vérifiée : la destruction ciblée des infrastructures civiles et militaires ainsi que des moyens de communication, de liaison, de transport et de commandement est immédiate, tandis que la progression des troupes au sol ne rencontre pratiquement aucun obstacle ; le Congrès vote aussitôt une rallonge de 2.5 milliards de dollars. Six semaines après le début des hostilités (1er mai 2003) Bush annonce la fin de la guerre, mais S. Hussein est en fuite et rien n’est gagné pour autant. Au terme de cinq années d’occupation, la forteresse américaine est assiégée et le pays s’enlise dans la guerre civile. Si manifestement les raisons avancées par les Etats-unis pour envahir l’Irak n’étaient pas les bonnes, quelles en auront été les bonnes raisons ? Chapitre 3 La guerre : une nécessité américaine. « Les Etats-unis d’Amérique ne font jamais la guerre parce qu’ils le veulent. Ils ne font la guerre que parce qu’ils le doivent ». 238 John Kerry , Candidat démocrate à la présidence Us, Boston 2004. Une des manières de comprendre ce propos du candidat démocrate à la présidence nord américaine serait de considérer que les Etats-unis n’auraient jamais eu le choix de faire la guerre : ils y auraient toujours été contraints et forcés. La vérité semble plus nuancée. Au-delà d’un certain seuil — et sauf à renoncer à l’hégémonie mondiale — tout se passe en effet comme s’il fallait que l’économie des armes prenne le relais des armes économiques, et que la guerre soit la seule issue possible. Depuis qu’ils existent — nous l’avons vu — les Etatsunis auront toujours été en guerre, mais toutes les guerres ne s’équivalent pas et — avec l’invasion de l’Irak — un seuil aura été franchi, qui en appelle d’autres. Il faudrait probablement distinguer ici entre causes momentanées et conjoncturelles, et causes profondes ou « structurelles ». Au plan conjoncturel — le plus immédiat — on aura successivement évoqué des raisons d’ordre idéologique ou politique, les retombées économiques directes de la reconstruction, les pressions exercées par l’armée sur le 238 John Forbes Kerry (1943) Sénateur du Massachusetts. Nominé par le parti démocratique pour la campagne présidentielle de 2004, il a été battu par Georges W. Bush. 202 gouvernement fédéral, la nécessité d’un repositionnement géostratégique des Usa au Moyen-Orient. Pour expliquer l’invasion de l’Irak, on aura également évoqué la conjoncture pétrolière, la situation intérieure nord américaine, la composante particulière de l’équipe en charge des affaires à Washington ou encore la volonté nord américaine de diviser ses alliés et clients pour mieux régner. Tout cela probablement — sans être négligeable — doit être pris en compte. Au plan idéologique, une constante se dégage, régulièrement mise en avant depuis plus d’un demi-siècle de conflits unilatéraux, mais dont on ne voit pas en quoi elle serait de nature à servir les intérêts nord américains, plutôt que l’hypothèse inverse : il s’agirait d’une guerre pour la liberté et la démocratie. Dans son discours de Grab Rapids (Michigan) de fin janvier 2003, Bush II considère que les Etats-unis « doivent se sacrifier pour la liberté des autres (et qu’il s’agit) de faire avancer la cause de la démocratie libérale dans cette partie du monde (le Moyen-Orient) par un exemple spectaculaire et impressionnant de liberté ». La chute de Saddam Hussein devait donc marquer le point de départ de la démocratie dans cette partie du monde - dont il est vrai qu’elle n’est pas particulièrement « démocratique » - et cette thèse sera largement reprise par les intellectuels et les médias néoconservateurs. Saddam Hussein avait droit à un procès public ; il avait des choses à dire. Ce procès n’a pas eu lieu, ou a été bâclé. Totalement à l’opposé, une autre manière de l’expliquer va consister à faire appel, comme chaque fois que l’on ne comprend pas ce qu’il se passe, aux catégories de la pathologie mentale : « pareille surenchère témoigne d’une sorte de mégalomanie et de paranoïa dont le pays semble 239 atteint » . Nous retrouvons d’ailleurs — sous la notion « d’hubris » — des explications du même ordre chez la plupart des intellectuels radicaux nord américains. Hubris, c’est le terme grec pour désigner la folie ; donnons simplement un exemple : « American hubris will further complicate the task of 240 finding a new and more discriminating internationalism » . Cela, bien évidemment — et même si le diagnostic était limité à l’équipe actuellement en poste à Washington — n’explique rien. Encore faudrait-il expliquer que la nation tout entière déraille, ou pratiquement. On aura également évoqué, et ce n’est pas totalement faux, les intérêts que l’équipe actuellement en poste à Washington avait à détruire, pour reconstruire. Dès la fin du mois d’avril 2003, alors même que la guerre n’est pas réputée « terminée », les adjudications pour les chantiers de reconstruction sont ouvertes et elles sont assorties de priorités. La puissance occupante — désormais dite « autorité » — fixe les objectifs : réfection de cinq aéroports, remise en état du port en eaux profondes de Oum Qasr, reconstruction des centrales électriques, alimentation en eau potable, réhabilitation d’écoles et 239 Gilbert Achcar, « L’esprit (et le budget) d’une nouvelle guerre froide », in : Les Etats-Unis s’en vont-ils en guerre ?, Préface et introduction de Paul Marie de la Gorce. Editions Complexe, Bruxelle, 2000, pp. 75-84. 240 Charles A. Kupchan, The end of the american Era. Alfred Knopf, New York, 2003, p. 235. 203 d’hôpitaux etc. Le plus gros contrat (35 millions de dollars) est remporté par Bechtel et, depuis cinq ans, ce volume a atteint quelques centaines de milliards de dollars. Il est vrai que, basé à San Francisco et premier nord américain du BTP, Bechtel emploie 47 000 personnes dans 60 pays différents et que — entre 1999 et 2002 — il aura versé 1.3 millions de dollars aux comptes de campagne des différents candidats, principalement 241 républicains. Son président actuel, Riley Bechtel , a été nommé par George Bush, membre du Conseil de l’exportation, un organisme consultatif auprès de la Maison-Blanche. George 242 Pratt Schütz — qui siège au conseil d’administration — en avait été le président avant de devenir secrétaire d’État de Donald Reagan. Jack Dheehan — vice-président actuel et général en retraite — siège au Defense Policy Board, une commission du Pentagone que présidait Richard Perle. On pourrait multiplier les exemples, mais cela ne saurait convaincre : les enjeux sont trop disproportionnés pour expliquer quoi que ce soit. De manière beaucoup plus préoccupante, on aura évoqué les pressions à la hausse des budgets défense que le lobby militaro-industriel exerce sur l’administration fédérale et la logique propre des « besoins de l’armée » dont on ne voit pas pourquoi, en effet, elle resterait durablement inemployée. Depuis l’arrivée de Georges Bush II à la Maison-Blanche, la course aux armements a repris ; dans les années qui suivent son élection, les budgets militaires s’envolent : 350 milliards pour 2002, 395 milliards pour 2003 — à quoi il faudra ajouter diverses « rallonges » — et les prévisions pour 2007 tournent autour de 600 milliards, en progression de 15 % par an en moyenne, contre 3 à 4 % pour le Royaume-Uni et la France. Quelqu’un comme Zakaria prévoit que prochainement, les dépenses militaires Us seront supérieures aux budgets cumulés de l’ensemble des 190 autres pays de la planète. 243 Christopher Hellman — parmi d’autres — n’hésite pas à verser tout cela au compte des remaniements en cours de la force de frappe Us : « la tendance récente à une augmentation des dépenses militaires, s’explique avant tout par les questions du recrutement et du maintien d’un personnel de qualité, ainsi que l’assurance de la disponibilité des forces de combats ». On sait que la question de « la disponibilité des forces de combat » 244 et la fameuse « préparation à la guerre » — c’est-à-dire l’éventualité d’avoir à conduire deux conflits régionaux majeurs et simultanés (Major Regional Conflicts) ou encore, dans la terminologie du Pentagone, de « guerres majeures de Théâtre » (Majors Theater Wars) — jusque-là n’avait pas été envisagée, et que désormais elle l’est. 241 Riley P. Bechtel Homme d’affaires, milliardaire américain et membre de la commission trilatéral. Il a été désigné par Georges W. Bush président du Conseil à l’exportation. 242 George Pratt Shultz (1920) Secrétaire d’Etat au travail de 1969 à 1970, Secrétaire d’Etat au trésor de 1972 à 1974 et Secrétaire d’Etat de 1982 à 1989. 243 Hellman Christopher, chercheur au Center for defense Information (CDI, Washington DC) et expert en économie de la défense américaine. 244 Christopher Hellman, in : Les Etats-Unis s’en vont-ils en guerre ?, op. cit. p.88. 204 Les pressions des lobbies militaro-industriels sont réelles, et elles ont été évoquées : « les membres du Congrès se laissent convaincre par les arguments économiques des entreprises du secteur de la défense ; pour ces dernières des dépenses militaires élevées et constantes signifient le maintien et la 245 création d’emplois » . Mais — alors que le seul client du secteur de l’armement est l’État fédéral, que d’autres secteurs sont tout aussi influents et davantage créateurs d’emplois, qu’en dernière lecture c’est le Congrès qui tranche et que rares sont ceux — démocrates ou républicains — à avoir remporté un scrutin après avoir demandé une réduction des dépenses militaires, cela n’explique pas pourquoi les Etats-unis auraient besoin de maintenir une telle structure de guerre. À cela, il faut des raisons plus profondes encore — d’ordre géostratégique — et elles auront également été évoquées. Il s’agirait principalement de recomposer le jeu des alliances et des antagonismes internationaux en recomposant la donne Moyenne Orientale. Nous serions actuellement dans cette phase, dont l’étape suivante serait l’Iran. Jusqu’au début des années 1990, la présence nord américaine au Moyen-Orient (économique et militaire) s’appuyait principalement — mais de manière contradictoire — sur l’Arabie saoudite et les pays du Conseil de coopération du Golfe au sud, Israël à l’Est et la Turquie au nord. La fin de la guerre froide leur avait permis de renforcer leur présence en Asie centrale, au Pakistan et en Afghanistan, c’est-à-dire — à l’exception du Caucase — hors des zones pétrolières. Avec le onze septembre, soupçonné dans le financement des réseaux terroristes et souvent évoquée par les stratèges néoconservateurs comme « le noyau du mal présent à tous les niveaux de l’action terroriste », l’Arabie saoudite cesse d’être un partenaire fiable et de plus en plus nombreux sont ceux qui — aux Usa — considèrent le scénario d’un démantèlement du royaume comme envisageable. Il ne faut pas l’exclure, et certains pensent qu’il serait de nature à favoriser les intérêts américains dans la zone. Cerné au nord par la Turquie et au Sud par Israël — tous deux liés aux USA par un « partenariat stratégique » — l’ensemble Syrie, Liban, Palestine est davantage isolé encore par l’occupation de l’Irak laquelle — avec l’occupation de l’Afghanistan — prend l’Iran en tenaille. L’Irak devient ainsi le « pivot » tactique du reploiement nord américain dans la région. L’incertitude concernant l’armement réel de la Corée du nord écartant, au moins de manière momentanée, l’éventualité d’un deuxième conflit « majeur », avant même que la guerre en Irak ne soit déclarée terminée, les pressions sur l’Iran et sur la Syrie s’intensifient. Avec les contrats de reconstruction et de réarmement et la perspective de renforcer les contrôles qu’ils exercent sur les marchés pétroliers, l’occupation de l’Irak présente également l’avantage pour les Usa de diviser leurs alliés, principalement l’Europe. Il n’est pas certain que — sur ce plan — les enjeux en aient correctement été appréciés mais la géographie du refus et des 245 Christopher Hellman, in : Les Etats-Unis s’en vont-ils en guerre ?, op. cit. p. 91. 205 divisions européennes n’est un mystère pour personne : de manière symptomatique, la guerre contre l’Irak en aura révélé les contours. Face au « front du refus » structuré autour de l’axe franco-Allemand, de la Belgique et du Luxembourg discrètement soutenu par la Grèce et les Etats dits « nonalignés » - la Grande-Bretagne sera apparue comme un allié inconditionnel des Usa, et l’Espagne de José Maria Aznar suivie par l’Italie de Berlusconi comme des alliés subsidiaires, soutenus par les Pays bas, le Portugal et le Danemark. À cela il faut ajouter l’alignement inconditionnel sur la position nord américaine des candidats à l’entrée et futurs adhérents à l’Europe, certains d’entre eux ayant déjà rejoint les rangs de l’OTAN : la Pologne, la Hongrie et la République Tchèque, la Turquie ainsi que les dix pays du groupe dit « de Vilnius ». Du point de vue nord américain on ne pouvait rêver mieux : être parvenu à isoler les deux leaders historiques de la construction européenne (la France et l’Allemagne) de celui sans lequel l’Europe sera toujours incomplète (la Grande-Bretagne) tout en entraînant dans son sillage à la fois les piliers secondaires et ceux qui — dans les années à venir — prétendraient y jouer un rôle de premier plan, n’était-ce pas faire la preuve que — quel que soit le cas de figure — l’Europe ne pouvait se construire sans eux ? La preuve était d’autant plus accablante qu’elle s’inscrivait dans la continuité : déjà dans les années précédentes et dans l’espace naturel européen, La France et l’Allemagne s’étaient divisé sur la question yougoslave, et déjà — dans le cadre de l’Otan — les Etats-unis s’étaient imposés comme un acteur indispensable. La position des « nouveaux entrants » est délicate à apprécier d’autant que — selon un sondage Gallup Europe réalisé fin janvier 2003 dans trente pays européens — les opposants à une intervention nord américaine en Irak sans l’aval du conseil de sécurité étaient de 82 % dans les treize pays candidats à l’Union Européenne. Il ne fait pas de doute que ces Etats (tout comme d’ailleurs la Grande-Bretagne, l’Espagne et l’Italie) auront joué contre leur opinion publique pour faire pression sur la construction européenne — et notamment sur le projet de Constitution — tandis que le ralliement de la position nord américaine en matière de défense, leur paraissait comme la meilleure manière d’y parvenir. Le problème de la recomposition des alliances stratégiques ne traduit qu’en partie — et souvent contredit — le travail en profondeur de tendances autrement plus déterminantes et décisives. Sans compter le ralliement de la Russie et de la Chine au « front du refus », après tout — en Amérique du sud où la main mise nord-américaine est autrement plus préoccupante qu’en Europe — on aura observé des phénomènes en sens inverses et — dans ce cas — les mécanismes du refus ou de l’adhésion seront apparus avec plus de netteté. Le soutien des petits Etats d’Amérique centrale (Guatemala, Salvador, Costa Rica, République Dominicaine etc.) était prévisible et n’aura surpris personne : dans ce cas, l’emprise nord américaine est à peu près totale et c’est de longue date que la politique intérieure de ces pays s’élabore à Washington : exactement entre la 19e rue (Siège du FMI) et la 15e (siège du Trésor). En revanche, l’Argentine de Kirchner, le Brésil de Lula da Silva s’opposent à l’invasion de l’Irak et les 206 réactions des membres non permanents du Conseil de sécurité - la Colombie jusqu’en décembre 2002, le Chili et le Mexique à partir de janvier 2003 - sont plus intéressantes encore. Quoiqu’il soit membre de l’Alena, le Mexique émet de sérieuses réserves et on sait que le président Fox avait déjà porté plainte devant la cour internationale de justice à propos des citoyens mexicains condamnés à mort aux Usa. Le Chili résistant aux pressions, les Usa feront traîner la ratification du Traité de libre-échange. Quant à la Colombie qui cautionne l’intervention, son aide militaire est reconduite et renforcée en février 2003 et — dès septembre 2004 — une quinzaine d’entreprises colombiennes ont obtenu des contrats de soustraitance en Irak. Toutefois, s’en tenir là, reviendrait — au mieux — à expliquer les circonstances particulières de l’invasion de l’Irak en prenant le risque d’ignorer les conditions qui font que — désormais et de manière irréversible — la guerre apparaît comme la seule possibilité dont l’empire dispose pour survivre. Soit il se maintiendra par les armes, soit il disparaîtra. Avec la question pétrolière et la dégradation de la situation intérieure nord américaine, nous nous rapprochons peut-être davantage des véritables causes de l’invasion de l’Irak. L’invasion de l’Irak intervient dans un contexte intérieur et international qui — pour les Etats-unis — est devenu catastrophique. Depuis la fin des années 1990, la situation intérieure n’a cessé de se détériorer, mais il est de plus en plus délicat de faire la différence entre la situation intérieure et la situation internationale. Secteur d’activité par secteur d’activité, les frontières se recomposent et se déplacent. Tandis que les mouvements de capitaux financiers aux frontières s’effectuent sans obstacles et « en temps réel », les mouvements d’investissement et d’échanges épousent des rythmes différents, sur des frontières toujours plus fluctuantes. Or - et quoi qu’on en dise - le capital conserve une « nationalité » : celle du pays dans lequel il est imposé. La situation intérieure nord américaine. Totalement disproportionnée avec la croissance réelle de l’économie de 1975 à 1998 — la capitalisation boursière globale passait de 1 400 à 27 000 milliards de dollars — et de 704 à 16 640 milliards uniquement pour la bourse de New York — sans que la chute des bourses mondiales de septembre 1998 ne suffise pour enrayer la tendance et redistribuer la donne : à la fin de l’année 1998, lorsqu’Alan Greenspan considère que « l’essentiel du krach est effacé » l’euphorie spéculative reprend. Pendant les douze mois de 1999, le Dow Jones reprend 20 %, le seul Nasdaq des valeurs technologiques enregistrant une hausse de 70 %, et la tendance se maintient pendant les premiers mois de l’année 2000 si bien qu’en 2000, le chiffre d’affaires des 200 plus grandes entreprises nord américaines à capitalisation boursière dépasse le PIB cumulé de 150 nations. Simultanément, de juillet 2000 à décembre 2001, le pays enregistre la plus longue période de baisse de la production industrielle depuis le premier choc pétrolier : cette chute prépare et annonce la récession survenue en mars 2001. 207 Entre 1994 et 2000, l’assurance, les services financiers et l’immobilier progressaient deux fois plus vite que l’industrie, pour atteindre une production de 123 % en valeur par rapport à celle des produits industriels. Début 1998 la croissance fléchie et passe de 4.4 % à 3.8 % en 2000, pour atteindre en 2001 un niveau préoccupant : avec 1 % au deuxième semestre 2002 le taux de croissance n’avait jamais été aussi bas depuis dix ans. Contemporaine de l’arrivée de Georges Bush II au pouvoir, entre 2001 et 2002 la débâcle s’accélère. Pour la troisième année consécutive — le marasme boursier se prolonge et les marchés dégringolent : l’indice Nasdaq — qui avec 5 048 points avait atteint son sommet en janvier 2000 — se situe alors audessous de 1 300 points, en chute de 73 % sur l’ensemble de la période. Au début de 2003, le Nikkei japonais est en baisse pour la troisième année consécutive et en recul de 78 % par rapport à son plafond de 1989, l’indice Dax (allemand) de 64 %, le CAC40 et l’Euro Stoxx (les 50 premières valeurs de la zone euro) de 56 % et l’indice Footsie (britannique) de 43 %. En 2002, les télécommunications s’écroulent, un demi million d’emplois sont supprimés, plus de 2000 milliards de dollars s’évaporent dans la nature et une trentaine de compagnies sont en faillite. En deux ans, sur la seule valeur des entreprises cotées en bourse aux Etats-Unis, 8 500 milliards de dollars se volatilisent, un tiers de la valeur des comptes de retraite individuels disparaît en fumée, et le troisième trimestre 2003 — à lui tout seul — voit près de 1 600 milliards de dollars disparaître des bilans financiers des ménages. AOL-Time Warner — par exemple — passe plus de 100 milliards de dollars par perte et profits et, jusqu’à la débâcle de WorldCom 246 survenue en juillet 2002 , la faillite d’Enron apparaît comme la plus grande de tous les temps. Elle révèle l’ampleur des fraudes et des trafics en tous genres : comptabilités truquées, manipulations de bilans, blanchiment d’argent, conspirations, enrichissement personnel, destructions de documents, transactions douteuses, profits illicites, trafics d’influence, abus de confiance, délits d’initiés, manipulations de marchés, sociétés écrans, scandales bancaires. En janvier 2003, Bush II réclame et obtient une rallonge budgétaire pour mettre un frein à la fraude des entreprises en augmentation de 75 % sur 2002. Parallèlement — et pour la première fois depuis 1982, après vingt ans de croissance moyenne à 6 % — le commerce mondial diminue en volume et le déficit commercial Us augmente : il est de 435.3 milliards de $ pour 2002, en hausse de 90 % par rapport à 1998, et les Etats-unis continuent à céder du terrain. Dans sa déposition au Congrès en 2001, Robert Zoellick, nouveau secrétaire au commerce extérieur, reconnaît que sur ce plan, les Etats-unis ont perdu la main : au cours des dix dernières années, l’Union européenne signait une vingtaine d’accords de libre-échange et une quinzaine d’autres étaient en préparation. Pendant la même période — les Usa n’en signaient que deux : avec l’ALENA, et avec Israël. En 2001, le déficit commercial avec la Chine était de 83 milliards de dollars, 68 avec le Japon, 60 avec L’Union Européenne (Allemagne 29, Italie 13, France 10), 30 avec le Mexique, 13 246 Cf Joseph Stieglitz, op. cit. p. 215 208 247 avec la Corée. De l’aveu même de Susan Bies , l’une des gouverneurs de la Réserve fédérale, les investisseurs étrangers financent le déficit commercial et l’analyse est confirmée par Donald Evans, secrétaire au commerce. Si les profits du monde entier se dirigent vers la bourse américaine, c’est que les profiteurs du monde entier continuent à faire confiance aux Etats-unis. Toutefois, le retour à l’étalon or étant peu probable, il reste que le dollar est devenu un « assignat » que plus rien dans l’économie réelle ne garantit, si ce n’est la confiance qu’on lui accorde, une confiance de plus en plus mal placée : la simple variation des taux de change ou des taux d’intérêt du dollar augmente ou réduit la dette des Usa dans des proportions arithmétiques, et seuls les Etats-unis disposent de la capacité de déclencher ou d’enrayer des crises de cet ordre. Entre 1990 et 2000, les flux de capitaux étrangers vers les Etats-unis augmentaient de 88 à 865 milliards tandis que les flux de capitaux Us vers l’étranger diminuaient, si bien que depuis le milieu des années 1990, les profits rapatriés par les multinationales Us sont inférieurs à ceux que les firmes étrangères installées aux Usa rapatrient chez elles. On admet que le volume des ventes de filiales d’entreprises nord américaines à l’étranger dépasse le total des exportations américaines et que la production engendrée par les investissements directs Us (industriels et bancaires) en fait la deuxième puissance mondiale après ceux que génèrent les investissements internes, pour un taux de croissance deux fois plus élevé. Cela s’accompagne d’une détérioration régulière de la balance des paiements courants avec un déficit chronique annuel moyen d’environ 5 % du PIB : 79 billions de dollars en 1990, 106 en 1995, 293 en 1999, 410 en 2000 et 393 en 2001. Simultanément, le dollar ne cesse de se déprécier, les déficits budgétaires se creusent et l’endettement croît à une vitesse vertigineuse. Depuis janvier 2000 le dollar a perdu 25 % de sa valeur face à l’euro, et 15 % depuis l’élection du président Bush. Compte tenu de la propension de l’Amérique à consommer plus qu’elle ne produit, le rôle des USA ne serait plus de produire des biens mais de la monnaie et l’équilibre des comptes extérieurs n’aurait plus d’importance (O’Neil). Pour la FED cependant, il ne s’agit plus uniquement de « créer de la monnaie » en se préoccupant de la stabilité des prix des biens et des services, mais également d’influencer les cours des actifs financiers et immobiliers. Le diagnostic d’Emmanuel Todd paraît correct : « l’extraction du profit gonfle des revenus qui vont s’investir en bourse, où la rareté relative des biens à acheter (actions) produit une hausse de leur valeur 248 nominale » . Clinton avait rétabli l’équilibre budgétaire, avec Bush II la tendance se retourne et les déficits se creusent : 158 milliards $ pour 2002, 375 pour 2003 et 500 milliards pour 2004. Ces déficits en cascade détériorent la position extérieure nette 247 Susan Schmidt Bies (1947) Membre du bureau du gouverneur de la banque fédérale américaine. 248 Emmanuel Todd, op. cit. p. 116. 209 officielle des Usa, la différence entre les actifs officiels étrangers sur le territoire des Etats-unis et leurs engagements extérieurs se dégrade et — résultats du cumul des déficits courants — entre 1999 et 2002, la dette augmente de 1900 à 2 500 milliards de dollars. En 2001, le niveau d’endettement Us représentait 31 % du produit intérieur brut mondial, contre 35 % à la veille de l’invasion de l’Irak. De 1998 à 2000 le rapport de la dette non financière au PIB s’était stabilisé aux alentours de 1.8 mais du début 2001 à la fin 2003 le PIB a augmenté de 1 317 milliards de dollars et la dette de 4 200 milliards. Pour 1 $ de PIB additionnel, on a donc 3,20 $ de dette nouvelle et si à cela on ajoute la dette financière, alors la dette nationale globale (entreprises, ménages, Etat fédéral) à plus que doublé depuis 1994. En 1997, elle était de 5 400 milliards de dollars et le service fédéral était de 356 milliards (intérêts) ; en 2003 — grâce à la politique de taux d’intérêt peu élevés poursuivie par la FED — elle était de 6 800 milliards, pour un service de 318 milliards. Début 2003, pour relancer les taux d’intérêt à la hausse — si on ne veut pas étrangler les ménages qui ont du mal à rembourser — il est indispensable de relancer la croissance : c’est une des fonctions de la guerre. Si le taux du crédit immobilier à trente ans devait passer de 5.5 % à 7.5 %, les accédants à la propriété (classes moyennes) seraient pris à la gorge. C’est ce qui se passe actuellement. Actuellement l’Amérique a besoin d’un à deux milliards d’entrée financière par jour, pour couvrir son déficit commercial et si les Américains continuent de consommer à ce rythme et que les flux financiers tarissent, le dollar s’effondrera à moins qu’il ne soit soutenu par la force. Jusqu’à maintenant « sans cerveau ni cœur » (Samuelson) le marché était au moins efficace. Désormais, sans le relais du militaire, il a cessé de l’être et on voit mal comment arrêter la spirale : au premier semestre 2004, la progression de l’endettement (+8.5%) est deux fois plus élevée que celui de la croissance et concernant le déficit budgétaire les prévisions les plus optimistes pour 2007 étaient d’environ 600 milliards de dollars, à quoi il faut ajouter le déficit de la balance des paiements. Depuis l’élection (contestée) de Bush II à la Maison-Blanche, les impôts ont diminué au bénéfice des plus hauts revenus (1 % de la population bénéficiant de 43 % des remises) et — tandis que les dépenses militaires repartaient de plus belle — les programmes sociaux ont subi des réductions drastiques. Le programme communautaire d’accès aux soins (qui organisait la coopération entre hôpitaux publics et hôpitaux privés pour aider les malades dépourvus d’assistance médicale) a été réduit de 86 %. Le budget de réhabilitation des logements sociaux a diminué de 700 millions de dollars et celui du programme de logements de la fondation d’aide à l’enfance de 60 millions. Les contributions fédérales aux organisations de planning familial ont été arrêtées. Le budget de l’Environmental Protection Agency a diminué d’un demi milliard de dollars ; les parcs nationaux ont été ouverts à l’exploitation forestière et à la prospection minière, les fonds marins de Floride ont été mis aux enchères et les terres protégées de l’Alaska ont été libérées. Le budget de la recherche sur les énergies renouvelables a été réduit de 50 %, celui concernant les 210 véhicules moins polluants de 28 % et — avec le refus de ratifier le protocole de Kyoto sur la réduction des effets de serre — l’engagement d’investir 100 millions de dollars par an dans la protection des forêts tropicales — n’a pas été respecté. En douze mois, deux millions d’emplois sont sacrifiés, le nombre des chômeurs de longue durée est multiplié par deux et le taux de chômage passe de 3.8 à 6 %. En l’espace de trois ans (2001-2003) le nombre de chômeurs augmente de 3 millions (dont 200 000 rien qu’à New York), pour se situer fin 2003 à environ 6.5 % de la population active : le taux de chômage est le plus élevé atteint depuis dix ans ; il était de 4.5 % en février 2000. Il est vrai qu’à partir de 1994 la paupérisation des ouvriers nord américains était freinée par l’augmentation du déficit, mais les écarts se creusent : la part du revenu national absorbée par les 5 % les plus riches est passée de 15.5 % en 1980 à 21.9 % en 2002 et la part des 20 % les plus riches de 43.1 % à 49.4 %. Simultanément, la part des 80 % les moins riches est tombée de 56.9 % à 50.6 % : selon un classement de la Revue Forbes — alors que le produit national ne faisait que doubler — les 400 Américains les plus riches en l’an 2000 l’étaient 10 fois plus que leurs homologues en 1990 et la tendance ne fait que s’accentuer. Simultanément — alors que la cohésion interne de la société nord-américaine se noue sur des enjeux qui de plus en plus dépendent de l’extérieur — les dépenses militaires augmentent encore et la dépendance pétrolière se renforce dans une conjoncture où les Etats-unis ont à nouveau intérêt à un baril à la hausse, et on ne voit pas comment il pourrait en être autrement. Depuis 1992, les relations du « triangle de fer » — institutions civiles (présidence, NSA, Département d’État, commissions spécialisées de la chambre des représentants et du Sénat), institutions militaires (Pentagone) et industrie de l’armement (firmes) — se sont renforcées autour du rôle croissant de la recherche et du développement technologique militaire. L’aérospatiale, l’informatique, l’électronique et les semi-conducteurs apparaissent de plus en plus comme les vecteurs du développement technologique global et désormais seules les armes paraissent en mesure de maintenir un équilibre pétrolier mondial qui reste compatible avec « les intérêts vitaux » de la nation américaine. Cet équilibre impose un baril à la hausse La question pétrolière, l’Irak et les intérêts vitaux nord américains. Entre 1973 et 2002, la production mondiale de brut augmente de 20 %, mais cette évolution combine une hausse peu soutenue de 1973 à 1979 avec une baisse de 1979 à 1985 suivie d’une reprise à partir de 1985. Cependant, il faut attendre 1995, pour retrouver un niveau comparable à celui de 1979. Simultanément la part de l’Opep dans la production totale ne cesse de chuter (39 % en 2002) le niveau le plus bas ayant été atteint en 1985 (30 %) et le niveau le plus haut de la reprise en 1998 (43 %). Après la révolution iranienne de 1979 et l’arrivée au pouvoir de Khomeiny — c’est-à-dire au moment où se mettait en place le deuxième « choc pétrolier » — le président Carter désignait la 211 question pétrolière comme faisant partie des « intérêts vitaux » de la nation et il n’excluait pas le recours à la force militaire si ces intérêts devaient être inquiété. Suite aux découvertes de l’Alaska et du Golfe du Mexique, nous sommes déjà dans une logique où les Usa ont intérêt à des prix comparativement plus élevés que ceux auxquels visent leurs principaux concurrents (L’Europe, le Japon) et que soutiennent leurs « alliés » du Golfe (Arabie Saoudite, Koweït). Pendant dix ans, la guerre Iran-Irak va marginaliser les deux pays de la scène mondiale et les sanctions imposées à l’Irak par le Conseil de sécurité des Nations Unis (août 1990) éliminent le pays du jeu pétrolier. En 1996, l’adoption par le Congrès américain de l’ILSA (IranLibya Sanction Act) interdit à toute société américaine, ou installé dans d’autres pays, de commercer avec ses deux pays, mais les pétroliers n’ont jamais été sanctionnés. À partir de 1995, les revenus du programme « pétrole contre nourriture » sont versés sur un compte spécial de l’Onu auquel le régime de Bagdad n’a pas directement accès ; on admet que 40 % de ce pétrole aurait été acheté par des sociétés nord américaines et qu’en 2001, la part de l’Irak dans les importations américaines de pétrole s’élevait à 9 %. Dés janvier 1998, certains groupes de pression comme l’American Enterprise Institute réclament une intervention armée en Irak et au début des années 2000, toutes les analyses convergent ; deuxième producteur de gaz naturel et troisième producteur de pétrole, les Usa importent plus de la moitié de leur consommation (10 millions barils/jour) et — à ce rythme — ce ratio devrait avoisiner les 65 % à l’horizon 2020, les réserves intérieures ayant d’ici là pratiquement disparu. Entre 1992 et 2001, la production et la consommation mondiale de brut augmentent moins rapidement que la production et la consommation d’énergie primaire (13 % contre 15 %) mais alors que la consommation Us de brut augmente de 15 % (de 17.03 à 19.64 millions b/j) sa production chute de 19 % (de 7.17 à 5.80). Cela a pour conséquence de faire grimper les importations de 6.93 à 10.9 millions b/j, soit de 38 % à 56 % de la consommation intérieure, tandis que les réserves prouvées ne cessent de diminuer, de 29.8 en 1980 (pour une consommation de 17.0) à 21.7 en 2000 (pour une consommation de 19.7), c’est-à-dire de 17 ans à 11 ans de consommation intérieure, un des taux les plus bas jamais atteints atteint jusque là. En 1973, les Etats-unis produisaient 9.2 millions de barils/jour et en importaient 3.2. En 1999, ils en produisaient 5.9 et en importaient 8.6 et la moitié de leurs importations venaient du Mexique, du Venezuela et du Canada : à ce rythme, les réserves seraient épuisées en 2010. Depuis 1973 la quantité de pétrole nécessaire pour générer un dollar de PIB a été divisée par deux et pour maintenir la tendance, les Etats-unis ont besoin d’un prix du baril élevé : une des manières de faire grimper les prix est de tarir l’offre, ou de la contrôler. C’est le même homme — Dick Cheney — qui en mai 2001 coordonne le National Energy Policy Report, puis qui rédige en septembre 2002 le document fixant les grandes lignes de la politique de sécurité américaine : National Security Strategy. Le 212 premier rapport est sans ambiguïté : « en 2001, l’Amérique doit faire face à la plus grande pénurie d’énergie depuis l’embargo sur le pétrole imposé dans les années 1970 […] Si nous n’y mettons pas un terme, ce déséquilibre va inévitablement ébranler notre économie, notre niveau de vie et notre 249 sécurité » . Trois objectifs se dessinent alors : exploiter de nouveaux gisements sur le territoire national (Alaska et Golfe du Mexique), diversifier les sources extérieures d’approvisionnements et accélérer le jeu des substitutions. L’objectif n’est pas formulé dans ces termes, mais il s’agit également de réorganiser le Moyen-Orient selon les standards politiques et pétroliers nord-américains. En septembre 2002, un article du Washington Post en donne le ton : « la chute du président irakien Saddam Hussein, sous l’égide des Etats-unis, pourrait ouvrir une mine d’or aux compagnies pétrolières (longtemps interdites en Irak), démanteler les transactions entre Bagdad, la Russie, la France et d’autres pays, et redistribuer 250 les cartes sur le marché international des hydrocarbures » . Tous ces objectifs sont liés et se nouent autour d’un intérêt à la hausse du prix du baril. Dès cette période, il s’agit très nettement de dominer la politique pétrolière internationale par un contrôle « sur place » des politiques de production et de prix. La volonté Us d’intervenir en Irak était manifeste depuis le début de 2002 et la décision d’attaquer probablement prise avant le 11 septembre 2001. Ce que l’on aura désigné comme « le spectaculaire redressement du prix du brut » en 1999, n’aura pas été suffisant : une reprise en main et un remodelage complets de la situation au Moyen Orient s’imposaient. En 1999 le prix du baril remonte de 10 à 27 dollars, puis à 37 dollars début 2000 ; les hausses entre 1996 et 2002 s’établissent aux alentours de 40 %. En novembre 2001, en réduisant sa production de 1.5 millions b/j l’Opep vise un prix situé entre 22 et 28 $ baril. En juillet 2002 le « panier » Opep (de sept provenances différentes) est de 25 $ ; en septembre 2002 il grimpe jusqu’à 27 et 30 $ et les réserves stratégiques souterraines (Texas, Louisiane) passent à 700 millions de barils contre 550 millions en temps normal. En février 2003, c’est-à-dire à la veille de l’invasion — malgré une augmentation des volumes Opep — le baril se négociait à New York aux alentours de 40 $, mais c’était encore insuffisant. Avec l’invasion de l’Irak le prix du baril remonte : en août 2006, il se négociait aux alentours de 65 $, avec des pics à 80$ pour 2007. D’ores et déjà, — c’est-à-dire à court terme — des prévisions aux alentours de 120 $ paraissent réalistes (Tableau 13). Or, malgré des pressions nord américaines de non-alignement, on voit bien que la baisse de production Opep d’octobre 2001 n’aurait pas eu les effets qu’elle a eu sur les prix, sans un alignement des producteurs hors Opep (Russie, Mexique, Norvège) tandis que dans la phase suivante — avec une hausse des volumes — le rôle régulateur de l’Arabie saoudite s’exerçait à la baisse, à l’encontre donc des intérêts nord américains. Il ne s’agit pas encore de démembrer l’Arabie saoudite mais, de plus en plus nombreux sont ceux qui — aux 249 NEPR 2001, chap. VII. Dan Morgan & David B. Ottaway, « Iraki War Scenario : Oil is Key Issue », Wahington Post, 15 septembre 2002. 250 213 Usa — présentent les Saoudiens comme des alliés peu sûrs, voire potentiellement ennemis. Les restrictions apportées aux autorisations de survol du territoire et à l’accès de la marine aux ports en eaux profondes et leur refus de laisser utiliser la base aérienne de Prince Sultan dans les attaques contre l’Afghanistan puis contre l’Irak, le transfert des forces Us et du QG nord américain à Doha (Qatar), les attentats de Ryadh à la veille de la visite de Colin Powell (12 mai 2003, 24 morts, 200 blessés) sont autant d’indices qui militent en ce sens. Ils s’accompagnent d’une vulnérabilité intérieure accrue de la dynastie : 15 des 19 terroristes impliqués dans les attentats du onze septembre étaient d’origine saoudienne. Jusqu’alors l’Arabie Saoudite – dont personne ne dira que c’est une démocratie – était un allié inconditionnel des Etats-Unis. Désormais l’ère du soupçon est ouverte et il faut redistribuer les cartes du jeu moyen-oriental, notamment pétrolier. L’invasion de l’Afghanistan présentait déjà un « volet pétrolier ». Sans être aussi considérables que ce que l’on pensait jusque-là les réserves de la Caspienne sont importantes, les investissements internationaux se sont multipliés sur la base de contrats de Partage de la production (PSA), et les rapports américano-russes sur la question ont évolué à partir des divergences d’intérêts entre les producteurs russes et les producteurs de la mer Caspienne. Enfin, les projets de Pipeline en cours pourraient — dans les années à venir — conférer à cette région du monde un rôle régulateur comparable à celui de la mer du nord. L’invasion de l’Irak s’inscrit dans cette perspective. L’Irak est situé au milieu des 2/3 des réserves mondiales de brut, ses propres réserves sont importantes (112 milliards de barils), toutes les études montrent qu’elles pourraient - d’ici peu - être portées à la hauteur des réserves saoudiennes (245 milliards de barils), un gisement comme celui de Majnun étant estimé à 10 milliards de barils. Si à cela nous ajoutons les gisements non explorés (220 milliards) et les réserves de gaz, les potentialités de l’Irak sont immenses ; nous avons vu que la production avait chuté de 3.5 millions b/j en 1991 à 1.7 millions en 2003 mais — sur les cinq ans qui viennent — ses possibilités d’extension sont considérables : jusqu’à 8 ou 10 millions b/j. Sans compter que — sous contrôle nord américain — l’Irak pourrait quitter l’Opep, le pays pourrait alors jouer le rôle que joue aujourd’hui l’Arabie saoudite et la capacité du pays à influer sur les volumes comme sur les prix en serait accrue d’autant. Pour un pays, cette capacité tient moins aux réserves dont il dispose qu’à ses capacités de production : celles-ci pour l’Irak et à la veille de la guerre étaient de 2.5 mb/j, mais n’ont jamais dépassé 3.8 millions b/j (comparé aux 10 millions b/j saoudiens). Cependant, elles pourraient être accrues d’autant plus rapidement (au moins jusqu’à 6 mb/j en cinq ans) que l’Irak déciderait de privatiser les gisements, en partenariat ou pas avec les firmes pétrolières. Or, même si les opposants irakiens, proches des néoconservateurs Us, s’y opposent, il ne faut pas exclure que les périmètres d’occupation s’élargissent. C’est une des raisons pour lesquelles – alors qu’il s’agit manifestement d’un fiasco civil et militaire – l’occupation s’éternise. C’est également une des raisons qui font que les questions syriennes et iraniennes 214 deviennent si préoccupantes. Dans les premiers jours de l’intervention en Irak, les accusations contre Damas se multiplient ; Bachir el Assad reproche aux Usa de « vouloir imposer une paix aux conditions israéliennes » et les rumeurs d’invasion de la Syrie se font si pressantes que l’ancien secrétaire d’État de George Bush I, 251 Lawrence Eagleburger déclare que « si George W. Bush décidait de lâcher ses troupes contre la Syrie et l’Iran […] moi252 même je serais d’avis qu’il faudrait le destituer » . 253 En janvier 2003 — sous la direction de Douglas Feith — le Pentagone met en place son propre groupe de travail sur l’avenir du pétrole irakien après la libération du pays. Il en ressort que la remise en état de l’appareil de production irakien nécessiterait des investissements importants (1 milliard de dollars), qu’augmenter la production jusqu’à son niveau historique (3.5 mbj) prendrait au moins 3 ans avec des investissements additionnels encore plus élevés (8 milliards pour les installations pétrolières, 20 autres milliards pour le réseau électrique) et qu’augmenter cette production jusqu’au niveau visé (6mbj) prendrait cinq ans de plus et 30 milliards supplémentaires. Pour un pays dont les revenus plafonnent à 15 milliards de dollars annuels absorbés jusque-là par les contrats « pétrole contre nourriture » (14.5 milliards), avec une dette extérieure de 110 milliards, imposant un service de la dette évalué entre 6 et 12 milliards par ans, échelonné sur 10 ou 15 ans. Ce calcul ne tient pas compte des 300 milliards de dollars de dommage de guerre dus au Koweït au lendemain de 1991 (ils pourraient être ramenés à 50 milliards), les Américains faisant pression par ailleurs pour que les principaux créanciers (France, Russie, pays arabes) passent l’éponge. Il faudra du temps pour que les capacités de paiement du pays se reconstituent. Si - dans l’immédiat - le coût de l’occupation est estimé à quelque 75 milliards de dollars par an, sans qu’on voit comment cette occupation pourrait ne pas s’éterniser, la main mise des sociétés pétrolières nord américaines est déjà bien engagée : le décret-loi 13 303 de mai 2003 pour « protéger le fond de développement et certaines autres propriétés dans lesquelles l’Irak a un intérêt » accorde aux sociétés pétrolières nord américaines opérant en Irak un statut de quasi extraterritorialité. C’est à ses résultats que l’on juge d’une politique. Avec l’entrée en guerre des Etats-unis, la croissance repart et la guerre n’y est pas pour rien. Elle double d’un trimestre sur l’autre : +3.3 % au deuxième trimestre 2003, + 7.2 % au troisième trimestre. 3.4. %. pour 2004, 3.2% pour 2005 et 3.4% pour 2006 qualifiée de « miraculeuse » par le Wall Street Journal. Les prévisions pour 2007 se stabilisent à 3.5%. Pour un emploi stationnaire et sans que le chômage ne diminue, c’est la meilleure 251 Lawrence Sidney Eagleburger (1930) Homme d’état américain et diplomate qui a servi sous les présidences de Richard Nixon, Jimmy Carter, Ronald Reagan et George H. W. Bush. 252 Eagleburger, « Bush should be impeached if he invades Syria or Iran », antiwar.com, 14 avril 2003. 253 Douglas J. Feith (1953) Sous secrétaire d’état pour la sécurité intérieure des Usa de 2001 à 2005. 215 performance obtenue depuis la reprise Reagan de 1984 ; l’investissement des entreprises repart (+11.1%) en même temps que les exportations se redressent (+9.3%) pour des taux d’intérêt inchangés à 1 %, les plus bas depuis 45 ans, une politique du dollar faible et un baril à la hausse. Depuis et pour un PIB à 13 185 milliards$ (2006), le chômage est redescendu à 4.6% et les taux d’intérêt sont remontés à 5.25, pour un euro apprécié à 1.4$. La croissance est donc due en grande partie aux effets d’entraînement des dépenses militaires qui auront toujours dopé l’économie. Or tout cela ne serait pas possible sans la mise en place d’une véritable « culture de la guerre », elle aussi à vocation hégémonique. C’est l’objet du chapitre suivant. 216 Partie V La nouvelle gouvernance intérieure « Quand les nations en sont arrivées à ce point, il faut qu’elles modifient leurs lois et leurs mœurs, ou qu’elles périssent, car la source des vertus publiques y est comme tarie : on y trouve encore des sujets, mais on n’y voit plus de citoyens » (Tocqueville p. 74). 254 , De la démocratie en Amérique, Chapitre 1 La désaffection du politique. Dans toutes les démocraties occidentales — mais la tendance est encore plus soutenue aux Usa qu’ailleurs — le phénomène le plus marquant de ces vingt dernières années reste la désaffection du politique : déficit d’inscription sur les listes électorales, baisse de la participation, niveaux élevés d’abstention, incertitude sur les intentions de vote jusqu’à la veille des scrutins etc.., et cette tendance est d’autant plus forte que l’électorat potentiel est plus jeune. La participation aux scrutins augmente avec le revenu et avec l’âge, mais plus personne n’y croît. Pour preuve, les résultats des sondages 255 256 Gallup ou ceux de l’indice Harris de désaffection sont en chute libre depuis trois décennies. Malgré l’abolition des lois Jim Crow qui excluaient les noirs des scrutins, le niveau de participation électorale a chuté de 20 points depuis 1960 et le pourcentage d’électeurs permettant d’obtenir la victoire — sur la totalité des inscrits — ne cesse de diminuer. Pour son deuxième mandat Reagan (Contre Mondale) obtient 59 % des suffrages exprimés (29 % de l’électorat). En 1988 Bush (contre Dukakis) obtient 54 % (27 % de l’électorat global). En 1992 Clinton l’emporte (Contre Bush père) avec 43 % des suffrages exprimés (45 % d’abstention) et en 1996 (avec 50 % d’abstention) il l’emporte avec 47 % des voix (contre Dole). 254 Alexis-Charles-Henri Clérel de Tocqueville (1805-1859) Penseur et historien français. 255 "peut-on faire confiance aux autorités de Washington pour prendre les bonnes mesures : toujours, presque toujours, jamais ?" 256 "les fonctionnaires se moquent-ils de ce que pensent des gens comme vous ?" 217 Dans le même temps, ceux que les spécialistes appellent « l’électorat volatil » — c’est-à-dire imprévisible, mobile, indécis et qui attend le dernier moment pour se déterminer — représente aujourd’hui plus de 15 à 20 % des suffrages exprimés. Enfin, l’acte qui par définition propulse l’individu (c’est-à-dire le citoyen) au cœur de la chose publique est de plus en plus assumé sur le registre de l’intimité, du secret et de la chose privée : les écarts entre vote « secret » (isoloir) et vote public (à main levée) peuvent varier du simple au double. Tout cela n’est pas à l’abri d’effets d’autant plus pervers qu’ils échappent à toute espèce de contrôle. Se posant la question des causes de ce déclin de confiance, Zakaria montre qu’il s’est amorcé puis amplifié aux Usa, à partir du moment où le jeu politique s’est davantage « démocratisé » et la tendance est d’autant plus soutenue que le personnel — ou la classe politique — est discrédité, que le rôle des partis ou des syndicats s’amenuise et que les régulations marchandes prennent le pas sur les régulations idéologiques. En grande partie, cette perte de confiance est liée au fait qu’une fraction de plus en plus importante des citoyens ou des électeurs considère que les hommes politiques poursuivent avant tout des objectifs au service d’ambitions personnelles, que la carrière politique est un « business » comme les autres, et que tous les hommes politiques sont « également pourris ». D’un côté, la bourrasque judiciaire sur la classe politique (corruption, affaires, scandales) et son effet de dé-légitimisation aura été d’autant plus fort que l’idée d’un service public « désintéressé » était plus profondément ancrée dans les mentalités. Dans ce cas, on aura surtout mis l’accent sur les modes de corruption inhérente à tout organisme que régissait un impératif de rentabilité, ou d’individus que préoccupaient un désir d’enrichissement personnel : caisses noires, pots-de-vin, commissions occultes, emplois fictifs, détournements de fonds publics… C’est principalement le cas en Europe, mais c’est également le cas aux Etats-Unis. De l’autre côté, lié au fait que les intérêts personnels de chaque candidat y sont bien mieux acceptés et représentés publiquement, mais pas l’idée qu’il n’ait aucun comptes à rendre — y compris et principalement sur sa vie privée — on aura surtout mis l’accent sur ce qu’il avait à dissimuler (passé récent, maîtresse actuelle ou manœuvre politicienne déloyale). Du Water Gate, à « l’affaire Monika Levinsky », en passant par l’Iran Gate ce n’est qu’une longue suite « d’affaires » où l’appréciation morale prend le pas sur le jugement politique. En France, lorsqu’on est président, on tombe parce qu’on est pris la main dans le sac, même si on a des maîtresses. Aux Etatsunis, on tombe parce qu’on a des maîtresses, même si on a la main dans le sac. Dans tous les cas — utilisés comme arme de la lutte politique — les « affaires », le dénigrement, la calomnie et les fuites auront contribué à désarmer le politique, tout en contribuant à dépolitiser les luttes. On continue bien évidemment à « faire de la politique », mais sans véritablement lutter. On continue à lutter, mais en dehors des cadres politiques et sur des enjeux catégoriels ou corporatistes. 218 L’affaiblissement croissant du rôle des partis. Le mode de désignation des candidats et de financement des campagnes, la personnalisation de la candidature, la course à l’investiture et la spectacularisation médiatique des performances de chacun, ont pris le pas sur l’appréciation des compétences. Le rôle des sondages et la professionnalisation des intermédiaires, la banalisation des alternatives et l’affaiblissement des régulations idéologiques (par l’idéal), tout cela concourt à vider les partis politiques (républicain et démocrate) de leur contenu, à inverser l’ordre des échéances à respecter — du sommet vers la base et non plus de la base vers le sommet — et à façonner le profil du candidat « idéal ». Sur ce plan, le diagnostic de Zakaria est radical : « jusque-là les candidats étaient les miroirs fidèles de leur parti. Aujourd’hui les partis s’efforcent de ressembler à leurs candidats […]. Aujourd’hui, un parti politique est une coquille vide qui attend 257 d’être remplie par un leader populaire » . Un parti — et aucun n’y échappe — est d’abord une machine à gagner les élections. Outre qu’un président en exercice est automatiquement réinvesti (mais pour deux mandats maximum) longtemps les appareils — c’est-à-dire les délégués aux conventions nationales, républicaine ou démocrate — ont pu résister au verdict des primaires directes et conserver l’initiative de la désignation des candidats, avant d’être eux-mêmes désignés au cours de primaires. Depuis, le décalage entre électeurs primaires (militants professionnels) délégués et électorat de base n’a cessé de s’amplifier au bénéfice d’une « banalisation » de la ligne de chaque parti — il s’agit de « ratisser plus large » — et d’une influence accrue des nouvelles élites : collecteurs de fonds, lobbyistes, Think Tank, consultants, Political Action Committees. Les réformes successives du Federal Election Campain Act de 1971, modifié en 1974, 1976, 1979 et 2002 concernant le système de financement des campagnes — plafonnement des dépenses globales, limitation des contributions individuelles ou d’entreprises — qui initialement étaient destinées à réduire l’influence des gros bailleurs de fonds en disséminant les contributions, n’ont fait que renforcer le rôle des intermédiaires et des activités de soutien — c’est-à-dire de collecte — en augmentant la vulnérabilité de candidats ne disposant plus de l’aval des appareils. Si pour le candidat, il s’agit de rassembler toujours plus de fonds, de mener une campagne médiatique populaire et de grimper dans les sondages, il s’agit pour les groupes intermédiaires de « miser sur le bon cheval » et de monnayer leur soutien en contrepartie d’engagements fermes sur les échéances à venir. Cela permet de comprendre l’évolution du profil des candidats : les clans ou dynasties d’hommes politiques, milliardaires en quête de reconnaissance, hauts fonctionnaires médiatiques, comédiens à succès. Dans une « démocratie d’opinion », les élites des médias — qui tout à la fois et pour cette raison deviennent médiatiques et constituent une « élite » — donnent vie à de nouvelles manières de construire le consensus et d’arracher le consentement qui conduit à accorder plus d’attention à la renommée qu’au talent, et au prestige qu’à la compétence. 257 Zakaria, op. cit. p.225 219 Lorsqu’un comédien ou un saltimbanque deviennent président (Reagan) ou gouverneur (Schwarzenegger), c’est que le gouverneur ou le président étaient déjà depuis longtemps des comédiens ou des saltimbanques. Pour les prochaines échéances et parmi les démocrates nombreux sont ceux qui pensent que l’acteur Martin Sheen devrait se présenter parce qu’il a incarné avec succès le rôle d’un président dans la série populaire The West Wing. On estime aujourd’hui que le candidat qui dépense le plus au cours de sa campagne gagne dans 95 % des cas de figure. En tenant compte ou pas de la Soft Money invisible — et potentiellement illimitée — les frais de campagne cumulés pour les présidentielles de 1996 s’élevaient de 1 à 3 milliards de dollars. En 1998, pour un poste de sénateur, il fallait trouver 4.5 millions de dollars et 670 000 dollars pour un poste de représentant à la chambre. Aux présidentielles 2 000 les chiffres avancés pour Bush et Gore — respectivement 190 et 120 millions de dollars — sont très vraisemblablement sousestimés, mais on sait que Michael Bloomberg aura avancé 70 millions sur ses propres deniers pour conquérir la mairie de New York. Les totaux cumulés de dépenses de campagne (présidence et Congrès) pour l’année 2000 s’élèveraient à 3 billions $, comparés à 2.2 billions en 1996 et 1.8 en 1992. Aujourd’hui les partis sont dominés par les professionnels de Washington — militants appointés, idéologues mercenaires, consultants à gages, lobbyistes, collecteurs de fond, sondeurs d’opinion et spécialistes du carnet d’adresses. L’opinion du reste ne s’y trompe pas : la politique est devenue un business — pas un business comme les autres — mais un business d’autant plus corrompu qu’il avait en charge d’interdire la corruption, et cela sans que les mesures adoptées concernant le mode de financement des campagnes n’y changent quoi que ce soit, au contraire. Le plafonnement des dépenses de campagne à 36 millions de dollars conduit chacun des candidats a y renoncer ; la limitation des contributions individuelles à 5 000 $, puis à 1 000 $ n’aura fait que surgir de nouveaux intermédiaires : Political Action Committees et collecteurs de fonds. Le recul de la participation électorale ne cessant de s’amplifier et la défiance à l’égard du politique n’ayant jamais été aussi grande qu’au moment où l’argent occupait tout le devant de la scène, au point où en sont les choses — et compte tenu de l’importance croissante de l’abstentionnisme — on peut imaginer que, dans les années à venir, se mette en place un « marché spot électoral » où chacun aurait loisir de brader, au plus offrant et au comptant, son bulletin de vote. On élit donc librement le candidat, mais n’étant pas soi-même libre d’être élu, on se retrouve dans une situation de choix binaire où, chacun des candidats ayant tout mis en œuvre pour s’aliéner les voix de son adversaire autour de promesses ou d’engagements de plus en plus difficiles à distinguer, l’issue en toute rigueur ne tient plus qu’à un fil. Au terme d’affrontements médiatiques extravagants, où tous les coups sont bons et qui tient davantage du combat de rue que d’un débat d’idées, le jeu électoral doit aboutir à l’incertitude la 220 plus radicale. La conquête du centre — et donc de l’électorat « volatil » — devenant l’enjeu principal, l’Amérique est en train de se convertir à un populisme primaire qui érige la démagogie, la notoriété, la richesse et le simplisme en critères principaux de légitimité : la célébrité prime sur la compétence, la richesse sur la représentativité et l’exception permet de faire la décision sur le nombre. Progressivement — l’idée s’impose d’une stricte équivalence des contraires. Du point de vue des programmes mis en œuvre, nous sommes à peu près déjà dans une logique de parti unique. Il faudrait nuancer ce diagnostic par type de consultation, mais — dans le cas de présidentielles par exemple — deux situations diamétralement opposées se présentent : d’un côté — aux Etats-unis — nous trouvons une situation dont l’issue est à peu près strictement aléatoire et ne porte plus que sur une poignée de voix et une décision de la Cour suprême. C’est exactement ce qu’il s’est passé lors de la consultation opposant Georges W. Bush à Al Gore (novembre/décembre 2000) : le décompte des voix en Floride témoignant du fait que l’issue finale portait uniquement sur 237 voix, l’interdiction par la Cour suprême de recompter les voix est apparu — de l’aveu même du deuxième candidat — comme un « coup d’État électoral ». Simultanément, le succès relatif du troisième candidat (Ross Perrot) se fondait sur un discours populiste hostile à la « classe politico médiatique ». L’élection présidentielle étant une élection à « deux tours » (système des grands électeurs), le nombre des grands électeurs étant actuellement un chiffre pair et la règle du jeu électoral ne contraignant pas un grand électeur à s’aligner sur la composition de son électorat, les stratèges des deux partis considèrent actuellement l’hypothèse que les deux candidats puissent être « ex-aequo ». Le système serait bloqué, et même la cour suprême ne pourrait pas se prononcer. Dans cette logique, non seulement, les élections libres ne sont plus un gage démocratique, mais elles apparaissent comme la garantie la plus sûre d’une dérive dictatoriale : la prise de pouvoir violente par un groupe d’hommes minoritaires et armés a laissé la place à la prise de pouvoir paisible d’un homme seul et démuni, mais le résultat est identique : il suffira qu’il soit « bien entouré ». Chapitre 2 Démocrates républicains ou républicains démocrates ? Si en Europe, le débat démocratique s’est longtemps polarisé autour de l’antagonisme « droite/gauche », dans le même temps, il se cristallisait aux Usa autour de l’opposition entre démocrates et républicains. Si en Europe — pour des raisons obscures on aura feint de croire que les démocrates étaient à gauche, et les républicains à droite, un des effets de la globalisation aura été de banaliser ces distinctions et de faire en sorte que — selon les enjeux et les circonstances — les divisions internes à chaque camp, prennent le pas sur ce qui jusque-là les opposait. 221 Serge Halimi a bien montré que — sur un plan idéologique — la révolution ultra-libérale et néo-conservatrice venait de loin — pratiquement depuis le début des années cinquante (« les conjurés du Lac Léman ») mais, au plan politique, il en situe le basculement avec la victoire de Reagan sur Walter Mondale : « la conclusion généralement tirée de l’échec de Mondale fut que l’onde de choc de la révolution conservatrice obligeait dorénavant tous ses adversaires à se situer sur le terrain 258 qu’elle avait transformé » . Au cours de son deuxième mandat, lorsque Reagan propose une réduction de 9 milliards de dollars des budgets sociaux, le Congrès à majorité démocrate la ramène à 1 milliard mais lui emboîte le pas. Il montre ensuite de quelle manière les démocrates vont s’approprier l’essentiel du programme républicain, faire leur des objectifs que jusque-là ils combattaient et même faire à la place des républicains le « sale boulot » qu’eux-mêmes n’avaient jamais osé jusque là entreprendre. Le tour de force du libéralisme aura été de convaincre l’Amérique profonde que — au moment même où la notion de « classe sociale » perdait en crédibilité et où ce n’était plus en termes de classes que la société se représentait - les antagonismes entre pauvres et riches avaient disparu. Sous Clinton les inégalités sociales se creusent, il négocie avec l’Alena et le Gatt des conditions qui fragilisent davantage encore le salariat américain et - avec le Personnal Responsability and Work Opportunity Reconciliation Act - il abolit l’aide fédérale aux familles pauvres et démantèle l’aide sociale à l’enfance en péril (été 1996). Il se rapproche de Wall Street et s’éloigne des syndicats : entre 1992 et 1999 la part des salaires dans la valeur ajoutée ne cesse de diminuer au bénéfice des profits. « En négociant l’ALENA et le GATT le président Clinton, un démocrate, à fait aux corporados, le plus beau cadeau qu’ils aient reçu depuis que le président Calvin 259 Coolidge a cassé les syndicats dans les années vingt » . En 1995, et pour la première fois dans leur histoire, les Etatsunis produisent deux fois plus d’avions de combat pour les marchés extérieurs que pour le Pentagone ; soutenue par l’administration Clinton, l’industrie américaine de l’armement connaît la meilleure année de toute son histoire et vend pour 32 milliards d’armes à l’étranger, deux fois plus que son résultat de 1990 ; en 1999, avec 11 milliards de dollars, elle représente un tiers du volume mondial. Sur le registre de la démocratie, le bilan n’est guère plus glorieux : dés novembre 1993, Clinton arrête l’aide économique pour 35 pays dans le monde. Avec l’Anti Terrorism and Effective Death Penalty Act il autorise l’expulsion de tout immigré ayant été condamné au moins une fois pour crime ; en 1999 (Rome) il oppose son veto à la création d’une cour de justice internationale. Au terme de son premier mandat, la tendance s’accentue et le Wall Street Journal ne s’y trompe pas : « Clinton est en train de mener la campagne la plus à 260 droite depuis Grover » . 258 Serge Halimi, Le grand bond en arrière, comment l’ordre libéral s’est imposé au monde, Paris, Fayard, p. 444. 259 Theodore Roszak, La menace américaine, Paris, Le Cherche midi, 2004, p.79. 260 Wall Street Journal, 27 août 1996. 222 Inversement, en 2001, c’est avec le soutien démocrate (28 représentants et 12 sénateurs) que George Bush II fait voter les réductions d’impôts (d’un montant de 1 350 milliards de dollars) dont les principaux bénéficiaires seront ceux qui déjà occupent le sommet de la richesse et de la prospérité. On comprend que lors de son premier débat télévisé avec Bush, John Kerry ait pu revendiquer le double héritage de Kennedy (démocrate) et de Reagan (républicain). Beaucoup plus ambitieux et beaucoup moins pudique, Nicolas Sarkozy revendique en France l’héritage de Jaurès. Tandis que les gains de productivité permettaient de créer plus de richesse sans créer de nouveaux emplois, le recul de la population ouvrière accompagnait sa recomposition : en 1979, 21 millions d’Américains détenaient un emploi dans le secteur industriel et représentaient environ 30 % de la population active. En 2001, ils n’étaient plus que 16 millions, alors que la population active avait augmenté de 15 millions. D’ici peu les ouvriers d’usine ne représenteront plus que 15 % de la force de travail employée dont une majorité de noirs ; progressivement une dialectique de races se substitue à une dialectique de classes. On en retrouve les effets au plan électoral. Simultanément la conjugaison de la désyndicalisation et l’institutionnalisation des syndicats faisant de ceux-ci des « technocraties sans troupes », les syndicats ont de moins en moins d’influence sur un parti démocrate qui tend - de son côté - à être de moins en moins démocratique. À partir de 1984 le soutient financier des entreprises au parti démocrate, dépasse celui des syndicats. Alors que depuis quelque temps, la « destinée manifeste » est le sentiment politique le plus puissant aux Etats-unis, le « désarmement idéologique » du parti démocrate est tel que définir des différences entre démocrates et républicains relève de l’illusionnisme : le « plus ou moins d’État » d’un côté, a cessé de renvoyer au « plus ou moins » d’implication au niveau international de l’autre. De chaque côté, le « plus d’État » coexiste de manière paradoxale avec les options les plus libérales. Par voie de conséquence, le parti démocrate aux Etats-unis représente aujourd’hui le vrai parti conservateur. Aux Etats-unis, tandis que les néo-conservateurs républicains façonnent le monde à leur convenance, le transforment et le plient à leurs exigences, les démocrates s’emploient — pour l’essentiel — à leur faciliter la tâche : « la fin d’une politique de classes — et peut-être des classes elles-mêmes — signifie qu’il n’y a pas de programme naturel pour une stratégie de réformes ». En recomposant les clivages extérieurs, la globalisation aura également contribué à recomposer les clivages internes ; la politique quasi identique menée par les gouvernements qui alternent au pouvoir et le fait que le pouvoir ait de plus en plus tendance à être incarné par un seul homme conduisent à une banalisation du jeu parlementaire au centre — dans des partis de masse dépolitisés — à une conjonction des extrêmes et à un déplacement des décisions les plus importantes hors du Parlement. Cela va de pair avec une crise de la démocratie 223 représentative, une montée en puissance de l’oligarchie et une série de transformations en profondeur du rôle des « élites ». Rappelons que les fascismes en Europe étaient des régimes qui se voulaient « ni de droite, ni de gauche », où les antagonismes de race avaient pris le pas sur les antagonismes de classe et dont la seule perspective était l’expansionnisme externe. Chapitre 3 Démocratie, oligarchie et rôle des élites. Référendum et démocratie directe. 261 On connaît la position de Jean-Jacques Rousseau : « Sitôt qu’ils (les membres du Parlement) sont élus, il (le peuple) est 262 esclave, il n’est rien » : la vocation « naturelle » d’un détenteur de mandat serait de trahir ceux par qui il a été mandaté. À partir de cette difficulté, le débat démocratique va se polariser autour de deux questions étroitement liées l’une à l’autre : celui de la « démocratie directe » — c’est-à-dire du référendum, par rapport à la démocratie de représentation — et celui des groupes (groupes d’influence, groupes de pression, technocrates) qui — jouant en apparence le jeu de la démocratie — vont échapper au jeu démocratique. Sur la base du principe majoritaire mais dans des consultations du type « tout ou rien » — oui ou non — le référendum va permettre de « squizer » le jeu de la « démocratie représentative » en faisant directement « appel au peuple », mais en prenant le risque d’une surenchère référendaire où plus aucune décision ne sera liée à aucune autre. Lié à la manière de travailler des organes représentatifs — admission ou pas du public, lois Sunshine, consignation des votes individuels rendus publics, mode de nomination, durée des mandats, multiplication des commissions etc. — l’exemple de la Californie sur ce plan est accablant. Le référendum n’est pas le seul instrument de « démocratie directe » : s’il est de la nature des fonctions électives d’être irrévocables jusqu’à la fin du mandat mais de tout mettre en œuvre pour être reconduites, avec seulement 10 à 30 % des électeurs selon les Etats, le vote de révocation (recall) permet de réclamer un nouveau scrutin pour révoquer un élu : à l’automne 2003, c’est un vote de ce type qui — en Californie — porte Schwarzenegger aux affaires. Ce conflit et cet écart croissants entre la démocratie représentative par délégation et la démocratie directe qui en France avait provoqué Thermidor et « l’appel au peuple », se traduit aujourd’hui aux Etats-unis par un démembrement de l’État par des autorités administratives nommées et indépendantes, en charge de décisions sur lesquelles plus aucun contrôle ne s’exerce, et quasiment une faillite des institutions publiques. Tout indique actuellement « que les démocraties les plus anciennes (Usa, G.B. France) se transforment progressivement en systèmes oligarchiques ». 261 Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) Philosophe et romancier helvéticofrançais. 262 Jean Jacques Rousseau, Contrat social, III,15. 224 L’oligarchie. Aux Etats-unis, le phénomène semble avoir pris une ampleur sans précédent. Assurées jusque-là de la permanence de leur position sociale et du contrôle qu’elles exerçaient sur le recrutement des principales institutions (législatif, exécutif, économique ou judiciaire), les élites Wasps (anglo-saxonnes, blanches et protestantes) marquent le pas, pour se diversifier sur des critères ethniques (noirs, juifs, asiatiques, hispaniques…) et beaucoup plus récemment financiers. Cependant le résultat est identique : « un ensemble restreint, nous dit Fareed Zakaria — environ un million de personnes (0.5 % de la population) — dirige la plupart des grandes institutions du pays, ou exerce par d’autres canaux une 263 influence décisive sur la nation » de telle sorte qu’on peut se demander si les rouages de la démocratie n’auraient pas été confisqués par un petit groupe de privilégiés, qui en userait à son bénéfice exclusif ? Actuellement, une élite capable et compétente, répondant à des intérêts de caste ou de clans — et quasiment une nouvelle forme de nomenklatura née de l’intérieur du système — s’est regroupée dans une technostructure de privilégiés et mise en position dirigeante. Relativement ouverte pour assimiler progressivement tous les éléments les plus indiqués issus des couches inférieures de la société, mais suffisamment fermée aussi pour maintenir et renforcer sa cohésion interne, elle contrôle l’essentiel des rouages des affaires et de l’État. Aujourd’hui, avec l’émergence d’une caste impériale transnationale, le phénomène se généralise à l’échelon mondial. On peut admettre — comme le fait Brzezinski — que le Forum de Davos en constitue l’épicentre : « le sommet annuel du forum économique mondial est devenu, de fait, le congrès du parti pour cette nouvelle élite mondiale, rassemblant les plus hauts responsables politiques, les barons de la finance, les grands noms du commerce, les magnats des médias, les poids lourds de l’intelligentsia et même des stars du 264 rock » . Une étude récente estime que les seuls participants au forum contrôleraient aujourd’hui près de 70 % du commerce 265 mondial . D’autres groupes, plus discrets – on pense immédiatement ici au « groupe de Bilderberg – exercent probablement une influence au moins aussi importante, sinon plus. La transformation des élites. La dérive autoritaire que l’on observe au niveau fédéral va de pair avec une dérive laxiste dans les rangs de la société civile et particulièrement des élites subalternes pour qui désormais tout semble permis. À la « crise des métiers inspirés » (enseignants etc.) chez qui l’ethos professionnel et la vocation d’autonomie sont de plus en plus contradictoires avec les nouvelles contraintes du « métier », (Pierre Bourdieu) correspond la crise des professions libérales dont l’exercice s’est « déréglementé ». Les uns aspirent à plus de sécurité et à 263 264 Zakaria, op. cit. 294. Brzezinski, op. cit. p.182. 265 Jenni Russel, « Where the elite preens itself », New Statesman, 28 janvier 2002. 225 limiter les risques d’une stratégie sociale ascensionnelle dans des relations bureaucratiques renforcées ; les autres à modifier les règles du jeu (de la concurrence) en cours de partie. L’impératif de rentabilité y heurte de plein fouet le sens du service public. Nous reviendrons sur les élites médiatiques qui probablement orchestrent le bal ; elles sont entièrement suspendues au règne de l’opinion, « la télécommande les terrorise » et plus un journaliste rencontre de l’audience, plus il est rémunéré. Avant d’être politique, le populisme est médiatique, et ça revient au même. Dans la presse écrite, seuls quelques bastions y résistent : Le New York Times, le Wall Street Journal, Le Washington Post, le New Yorker, L’Atlantic Monthly, Newsweek, mais ils sont rares, et le marché exerce ses ravages dans tous les secteurs de l’activité. Jusque-là un médecin restait protégé par le secret médical, et les solidarités d’une confrérie fondée sur l’éthique médicale : « désormais, un médecin n’est plus qu’un commerçant parmi d’autres. Il fournit un service, doit réduire ses coûts, se plier aux directives du ministère, se prémunir contre d’éventuelles poursuites judiciaires et s’adonner au libre jeu de la 266 concurrence » . Avec la gestion informatisée des prescriptions et des remboursements, le profilage des soins et « l’intéressement », le médecin devient un simple rouage dans la stratégie des groupes pharmaceutiques. La santé est à vendre. Par ailleurs, soumis au droit commercial et non au droit civil, le barreau d’affaire impose progressivement ses normes à l’ensemble de la profession d’avocat. D’un côté, lié au fait que les coûts d’accusation par voie de presse sont moins importants que les coûts d’accusation devant les tribunaux pour des gains plus élevés, des chaînes se spécialisent sur la retransmission en direct et en continu des procès les plus retentissants et la justice se transforme en spectacle de foire. De l’autre, lié au nombre croissant de poursuites abusives, la possibilité pour les avocats de vendre leur clientèle et de faire de la publicité donne lieu à une surenchère des honoraires de la défense qui en fait un des business les plus lucratifs de la décennie qui vient de s’écouler. La justice est à vendre. Dans la banque et la finance, la situation est également préoccupante. L’émergence au cours des années 1990 d’une nouvelle race de traders, raiders et autres golden boys en aura 267 donnée la mesure. En 1988, Michael Milken , l’inventeur des junk bonds (obligations pourries) et le pilier de la société Drexel Burnham Lambert spécialisée dans le financement des raiders — l’attaque contre Beatrice Foods en 1986 est restée dans toutes les mémoires — était accusé sous 98 chefs d’inculpation différents. Depuis, en liaison avec la lutte contre le terrorisme et la drogue, la traque des mouvements suspects de fonds est devenue une obsession du FBI. La banque est à vendre. 266 Zakaria, op. cit. p.282. 267 Michael Robert Milken (1946) Financier et philantrhope américain qui a créé le marché des “hight-yields bonds” (plus connu sous la dénomination “junk bonds”) entre 1970 et 1980. 226 Mais c’est la profession de comptable (conseil, audit) qui paraît la plus durement touchée : bastion ultime jusqu’à ce jour de l’intégrité du monde des affaires, les comptables sont frappés de plein fouet par la corruption liée à la déréglementation. Les accords de 1989 les autorisant à facturer des honoraires libres plutôt que des heures de travail, désormais ils sont rétribués au pourcentage sur les économies d’impôts : falsification de comptes, bénéfices fictifs, dissimulation de dettes et d’opérations frauduleuses deviennent pratiques courantes. Liée à « l’affaire Enron », la chute du cabinet Arthur Andersen sur ce plan est exemplaire. On admet qu’entre 1998 et 2000 les cabinets d’expert-comptable ont consacré 15 millions de dollars au lobbying et contribué financièrement aux campagnes électorales de plus de 50 % des représentants et 95 % des sénateurs. Les comptes sont à vendre. Chapitre 4 Lobbies et marchandisation du politique La traduction en français de lobby, c’est « couloir » et le couloir en effet est le lieu le plus propice au bargaining et aux tractations en tout genre. Chaque groupe d’intérêt particulier ayant ses objectifs propres va s’organiser pour faire pression sur les représentants élus, appointer et professionnaliser le personnel susceptible de les faire prévaloir et faire en sorte qu’ils soient atteints. Le respect de la liberté d’expression rendant impossible d’en museler l’expression et leur expression étant encadrée par le Federal Regulation of Lobbying Act de 1946, puis le Lobbying Disclosure Act de 1995 — à mi-chemin entre le cabinet d’avocat et le bureau de relations publiques et fonctionnant sur le principe du « retour d’ascenseur » (revolving door) — les groupes de pression ont envahi la vie politique nord américaine. Chacun des points d’un quelconque programme de gouvernement va devenir négociable. Le lieu d’exercice du pouvoir est également le lieu privilégié de leur implantation : au milieu des années 1950, on comptait environ 5 000 lobbies de toutes sortes implantés à Washington, chacun regroupant entre 5 et 15 individus ; ils avaient doublé en 1970 et à nouveau doublé en 1990. Aujourd’hui évalués à plus de 30 000, ils emploieraient à plein-temps près de 150 000 personnes, trois fois plus que le personnel politique — élu ou nommé — en poste dans la capitale : « en 1979 il y avait 117 groupes de pression sur les questions de santé à Washington. 268 En 1993 […] ce chiffre fut multiplié par sept » . Leur force et leur influence — les effectifs mobilisés et les sommes en jeu — vont donc dépendre autant de ce qu’ils représentent à l’échelon fédéral, que de leur capacité à mobiliser des ressources compte tenu de la conjoncture traversée, selon qu’elle leur est défavorable, ou pas. En 1998, la revue Fortune (du 7 décembre 1998) en établi le palmarès et il nous faut lui faire confiance : en première position nous trouvons la Verner Lüpfert de Taïwan et cela correspond tout à fait aux enjeux conjoncturels du moment. Ensuite nous avons l’AIPAC (l’American-Israël Public Affairs Commitee) le lobby juif 268 Jonathan Rauch, Demosclerosis, New York, Random House, 1994, p.134. 227 de politique étrangère aux Usa, et explicitement revendiqué comme tel : il s’agit là d’une tendance lourde, et pour ainsi dire, structurelle. Akin Gump est classé en troisième position. Ensuite nous trouvons l’AFL-CIO (5e position), la Christian Coalition (7e), l’Us Chamber of Commerce (11e), La National Association of Manufacturers (13e), et l’AFBF — le lobby agricole — en quatorzième position. Plus loin derrière — mais probablement n’était-il pas nécessaire pour eux de monter en première ligne — nous trouvons le Commitee To Expand Nato regroupant les industriels de l’armement en faveur — notamment — d’un élargissement de l’OTAN aux pays de l’Est : ils sont en passe d’avoir obtenus gain de cause. Nous trouvons ensuite, le NRA (National Rifle Association), le lobby des armes à feu dont le président — Wayne La Pierre — se montrait « très confiant, quelle que soit l’issue des élections » ; puis nous avons le CANF (CubanAmerican National Foundation), le principal lobby d’exilés cubains anti-castristes dont le leader — Jorge Mas Canosa — reconnaissait, il y a peu, tout ce qu’il devait à l’administration démocrate. De même, le Black Caucus — qui compte une quarantaine de membres au Congrès — pèsera de tout son poids en faveur d’une intervention militaire en Haïti etc.. Mais chaque secteur d’activité de quelque importance dispose de son propre lobby : les fabricants de mohair ou de sucrerie, les planteurs de coton, la construction navale etc. La politique étrangère n’échappe pas au jeu du lobbying. En 1997, The Project for a New American Century va défendre ouvertement, auprès de l’administration Clinton, un projet expansionniste pour le Moyen-Orient. L’un de ses membres les 269 plus influents, David Frum est coauteur avec Richard Perle d’un ouvrage sur la guerre contre le terrorisme. En mars 2003, 270, Joe Allbaugh directeur de campagne de George W. Bush en 2000, quitte ses fonctions dans l’administration et monte une société de consulting, New Bridge Strategies, dont les objectifs sont de « vendre l’Irak » aux investisseurs nord américains. Dans le même ordre d’idée, sur le plan de l’armement et à propos par exemple des satellites américains mis en orbite par des fusées chinoises, les firmes Loral et Hughes s’activeront pour que la surveillance des exportations spatiales passe du département d’État - qui jusque-là en avait la charge et qui s’accommodait d’une notification au Congrès - vers le département du commerce moins préoccupé de questions de sécurité militaire et obtiendront gain de cause. Associatif ou contractuel, le travail des lobbies économiques, ethniques ou politiques ainsi que leurs représentations au Congrès (Caucus) est soigneusement préparé, programmé et mis au point par ces fameux « réservoirs de pensée » (Think Tanks) qui sont aux intellectuels ce que les mercenaires sont aux armes. Évoquons simplement, Global Security, l’institut le plus souvent mentionné parmi ceux qui éclairent les décisions de l’administration Us ou encore l’American Enterprise Institute (Michael Ledeen), Cato Institute, l’Hudson Institute, la Heritage 269 David J. Frum (1960) Editorialiste néoconservateur américano-canadien qui participa à la redaction des discours de George W. Bush. 270 Joe M. Allbaugh (1952) Figure politique du parti républicain qui passa la plus grande partie de sa carrière en Oklahoma et au Texas. Il fut directeur de campagne de George W. Bush lors de l'élection présidentielle de 2000. 228 Foundation, le National Endowment for Democracy etc. D’autres Think Tanks comme la Rand (Santa Monica) ou encore le Stimson Center (crée en 1989) sont spécialisés sur les questions de technologie, de stratégie et de sécurité et sont consultants du Pentagone. Des personnalités de premier plan comme Richard Perle, Irwing Kristol, Gary Bauer, Daniel Pipes ou Richard N. Haass, actuel directeur du Policy Planning Staff du département d’État, s’y sont illustrés. Leurs travaux sont repris et relayés par des éditorialistes comme Charles Krauthammer (Washington Post), William Safire, Abe Rosenthal, des revues comme Commentary, New Republic, American Standard (rédacteur en chef : William Kristol), The Public Interest (rédacteur en chef : Adam Wolfon) ou le Weekly Standard, ou des journalistes conservateurs comme William F. Buckley et George Will du Washington Post. Dans un sondage Time/CNN (Time, 26 septembre 1994) 86 % des personnes interrogées estimaient que les riches avaient « trop d’influence sur le gouvernement » puis respectivement les grandes entreprises (84 %), les médias (83 %) puis Wall Street (79 %) ce qui - en somme - revient au même. 271 James Madison , l’auteur de la constitution américaine, pensait que le jeu des lobbies — et ce qu’il désignait alors comme la nuisance des factions — en s’exacerbant, s’annulerait réciproquement dans le règlement de conflits catégoriels antagoniques. Non seulement ce n’est pas le cas, mais se renforçant mutuellement dans des systèmes d’alliances opérant de proche en proche selon une logique de la surenchère, de la spirale et de l’engrenage, ils ne cessent d’exercer une pression à la hausse des dépenses publiques en reportant sur l’extérieur la charge de les supporter : le lobby pro arabe fait alliance avec celui des pétroliers, qui fait alliance avec celui des assurances et ainsi de suite. D’un côté donc les acquis s’éternisent, les scléroses institutionnelles se renforcent et des réformes conçues pour améliorer l’intérêt collectif bénéficient à des minorités activistes. De l’autre — et alors qu’au plan extérieur, le Congrès se transforme en une chambre d’enregistrement des décisions présidentielles — au plan intérieur, il se fait l’écho des enjeux contradictoires qui le traversent : « le Congrès s’est ainsi mué en un groupe de 540 petits entrepreneurs politiques indépendants qui orientent le système selon leurs intérêts 272 personnels — à savoir leur réélection » . En 1990 pour freiner le phénomène des « honoraires » versés par les lobbies mafieux, le Congrès des Etats-unis décidait de porter le traitement annuel des parlementaires à 135 000 $. Jusque dans les derniers mois de l’administration Clinton, il était interdit à un ex-fonctionnaire de faire du lobbying auprès de l’administration pour laquelle il avait travaillé mais à partir de là, ces délais se sont considérablement réduits ; aujourd’hui ils sont à peu près nuls. L’explication qu’en donne Mansour Olson, l’un des premiers à avoir stigmatisé le phénomène, est simple : les bénéficiaires du 271 James Madison (1751-1836) Quatrième président des Etats-Unis d’Amérique. Il est connu comme le “père de la constitution”. 272 Zakaria, op. cit. p.212. 229 système ont énormément a y gagner, tandis que les autres (le reste des citoyens) y ont relativement peu à perdre. Liés au mode de financement des campagnes électorales, ces groupes de pression qui s’activent en coulisse font, défont et refont la politique fédérale. Pour Zakaria, c’est « le problème qui sape aujourd’hui la démocratie américaine dans ses fondements 273 mêmes » et la conclusion que Bumpers en tire est radicale : « le congrès s’en trouve paralysé, le public dégoûté, et la 274 décision se joue sur un coup de dés » . Gouverner devient de plus en plus aléatoire. Chapitre 5 Une bureaucratie policière "Un régime corrompu n’est pas nécessairement sur le point d’être détruit. Il peut durer longtemps." Raymond Aron, Démocratie et totalitarisme p. 199 La machine électorale peut gagner des élections — elle est faite pour ça — mais elle n’a plus les moyens d’exercer le pouvoir. En Europe, sauf exception, rares sont les partis — au pouvoir ou dans l’opposition — qui parviennent à gagner deux consultations successives, quels qu’en soient d’ailleurs les enjeux. Aux USA, devant un échec égal à changer quoi que ce soit, l’électorat aura tendance à maintenir la balance égale entre les deux camps, quitte à se livrer à un « panachage des voix » (gouverneur démocrate, sénateur républicain ou le contraire) ce qui aura pour effet de bloquer davantage encore la machine gouvernementale en reportant sur l’extérieur et sur la politique étrangère les gains en marge de manœuvre dont le président peut encore disposer et donc ses possibilités de réélection. Tenant au fait que la vérité de l’économie n’est pas économique et selon cette logique d’après laquelle il n’est pas de problèmes qu’une absence de solution ne permette de résoudre, le contrôle menaçant du « glaive planant au-dessus des têtes » d’un côté, des ajustements au coup par coup entre factions rivales et le « laisser-faire » de l’autre vont — tant bien que mal — tenir lieu de programme. Dans cette nouvelle configuration des pouvoirs, le gouvernement n’est plus qu’une faction parmi d’autres : « une poignée d’incorruptibles » minés de l’intérieur et gouvernant par décrets qui nous rappelle - chez Machiavel - la cohésion des conjurés les uns vis-à-vis des autres. Elle est toujours fondée sur la crainte de la trahison, la hantise de l’ennemi extérieur, l’obsession de l’unité intérieure, la peur du traître, la crainte du complot (une fièvre obsidionale), la menace de la brebis galeuse, la haine des factions et de tout ce qui divise, isole, partage ou sépare. Ce mélange finement insolite de Césarisme externe et de parlementarisme interne — propre au modèle impériaux les plus éprouvés — sous le coup d’une alerte 273 Zakaria, op. cit. p.221. 274 Mansour Olson, Grandeur et décadence des nations, Bonnel, 1983/Zak : p. 211 230 extérieure jugée insupportable et à conditions toutefois que l’opinion y soit favorable, même si la menace n’est pas réelle — ne peut que virer à la dictature, et à cette « furie de la destruction » dont parle Hegel dans la Phénoménologie de l’Esprit à propos de la Terreur. On en connaît la logique inéluctable : « la force des choses, reconnaissait Saint Just, nous conduit peut-être à des résultats auxquels nous n’avions 275 point pensé » . De même que la disparition d’une « menace unifiante » sera préoccupante, son apparition sera la bienvenue. La manière dont Raymond Aron caractérisait autrefois les bolcheviks s’applique aujourd’hui telle quelle à la junte démocratique en poste à Washington : « ils se définissent par une combinaison de fanatisme doctrinal et d’extraordinaire 276 flexibilité dans la tactique ou dans la pratique » . Et s’il est vrai — toujours selon Raymond Aron — que « les traits communs qui ont abouti au totalitarisme sont l’ampleur des ambitions, le 277 radicalisme des attitudes et l’extrémisme des moyens » , les Usa sont désormais entrés dans la phase totalitaire de leur histoire : Parti unique dédoublé partageant la même idéologie officielle, pouvoir absolu du n° 1, police envahissante, obsession sécuritaire, idéologisation fanatique de tous les secteurs de l’activité sociale. Le modus operandi le plus commun d’un état dictatorial se cristallisant dans les administrations, l’esprit public et la culture, c’est d’abord dans la culture de l’administration publique que se manifestent les symptômes les plus préoccupants. Le fonctionnement « normal » de la machine administrative - cet « outil sans volonté que manie le gouvernement » - suppose un exercice impersonnel et désintéressé de la fonction, une mise à l’abri de l’enrichissement personnel et une abstraction complète et continuelle de la volonté de chacun visant « à obéir non pas une fois et sur un point, mais en tout point et tous les jours ». Sa raison d’être est de parvenir « à ce que l’autorité soit grande et le fonctionnaire, petit ». Or - aujourd’hui - ce fonctionnement contribue à accroître les risques d’une dictature rampante. La spécialisation croissante des autorités y va de pair avec un cloisonnement parallèle des services et plus l’activité se « spécialise », plus les termes sur lesquels il lui faut envisager de résoudre les problèmes qu’elle rencontre, augmentent. Plus elle se compartimente et plus le pouvoir qui y correspond se « délègue » à d’autres (nommés) par ceux auxquels il avait déjà été accordé (élu). Dans un article de Foreign Affairs de 278 novembre décembre 1997, Alan Blinder n’hésite pas à généraliser ce raisonnement à l’ensemble des services publics cruciaux (santé, environnement, fiscalité). Au sommet de la pyramide — et alors que l’issue des présidentielles est entre leurs mains — les membres de la cour suprême sont nommés pour neuf ans en dehors de tout contrôle. 275 Hegel Phénoménologie de l’Esprit tII, p.35, Aubier Montaigne, Paris. 276 Raymond Aron, op. cit. p.271. 277 ibidem p.287. Alan Stuart Blinder (1945) Economiste américain qui fut un des conseiller de John Kerry lors de l’élection présidentielle de 2004. 278 231 Qu’il s’agisse de l’intelligentsia (artistes, écrivains, scientifiques), des ingénieurs, employés, enseignants, techniciens, clercs ou exécutants auxiliaires, des organes supérieurs du service public (dirigeant et hauts fonctionnaires) ou des échelons subalternes de la bureaucratie, si bas que soit leur rang, faibles leurs salaires et médiocre leur niveau scolaire ou professionnel, tous sont logés à la même enseigne. Plus le fonctionnaire est élevé dans la hiérarchie des rangs et plus il se rapproche du politique, moins la compétence qu’on lui reconnaît parvient à compenser le déficit de légitimité qu’on lui dénie : pour se maintenir, il continuera à s’enrichir et à exercer de l’influence. Un équilibre subtil de persuasion et de coercition, de loyalisme idéologique et d’ambitions personnelles, de ruse et d’opportunisme politique règle pour chacun ses possibilités d’ascension et de promotion sociale. La pyramide des pouvoirs, des revenus et des privilèges mis en place pour servir d’armature au régime (dérogations spéciales, échelle graduée de frais généraux, bonus, carte d’abonnement, jetons de présence, usage à vie du jet et de la limousine d’entreprise, indemnités de départ, stock-option…) favorise une hiérarchie de fonctionnaires dévoués — efficaces, puissants et durs — dont la cohésion n’est maintenue que par la discipline, l’esprit de clan, les privilèges et l’influence à laquelle ils postulent. Pour un régime qui ne peut se passer d’ennemis du régime, il s’agit de « faire pression », de faire sentir « la poigne solide qui organise et qui contrôle » et de « frapper fortement pour faire mal quand on le juge approprié afin que les autres apprennent 279 la leçon » . Les appels martiaux aux juges et aux procureurs vont se multiplier en expliquant que - à la guerre comme à la guerre - il ne faut pas faire de quartier. Marque du peu de confiance accordée à la CIA, une des premières décisions que prend George Bush II au lendemain de son accession au pouvoir est de créer son propre service de renseignement, l’Office of Special Plans, avec Abram Shulsky a sa tête et déjà il s’agit de crédibiliser l’intervention en Irak, en s’appuyant notamment sur le Congrès national irakien d’Ahmed 280 Chalabi . Tandis qu’au plus haut niveau de l’État, on va se prononcer sur les qualités, la droiture et la moralité du candidat au poste — et qu’on tentera de le lyncher par tous les moyens judiciaires ou médiatiques disponibles lorsqu’il l’occupera — au niveau intermédiaire des fonctionnaires et des administrations, la délivrance de certificats tacites de civisme et de loyalisme ainsi qu’un équilibre minutieux entre nominations et mises au placard, permettront de surseoir au pire. Le pire dans une telle configuration des pouvoirs où le fétichisme du secret s’est substitué au devoir de réserve, c’est la « fuite » ou le « faux pas » : la rétention d’informations vraies et la mise en circulation d’informations fausses ou de rumeurs tient lieu de système régulateur. Arbitrées par les médias, indiscrétions, 279 Discours de Pavel Postyshev – leader du parti bolchevik – à Kharkov, 1933. 280 Ahmed Abdel Hadi Chalabi (1944) Homme d’affaire et homme politique irakien. Il fut ministre du pétrole par intérim entre avril 2005 et janvier 2006 et premier ministre entre mai 2005 et mai 2006. 232 rumeurs et fuites organisées au plus haut sommet de l’État interviennent dans la dérégulation des rapports entre le politique et le juridique. C’est ainsi qu’aux Etats-unis « le pouvoir semble jaloux de se dérober avec soin aux regards […] aussi le voit-on sans cesse osciller entre la servitude et la 281 licence » . Au lendemain du onze septembre, le ministère de la Justice met en place le Total Information Awareness Program, renommé depuis Terrorist Information Awareness (TIA) pour recueillir et traiter toutes sortes d’informations personnelles, et incite les employés du service public à la délation en signalant tout comportement suspect. Confié au général Poindexter le programme consiste à collecter et à traiter une moyenne de 40 pages de données individuelle sur chacun des six milliards d’habitants de la planète : nom, prénom, adresse, numéro de passeport et de carte de crédit, bilan sanitaire, usages alimentaires, voyages précédents, paiements par cartes bancaires, abonnements aux médias, mouvements de compte, appels téléphoniques, consultations de sites, courriers électroniques, fichiers de police, dossier d’assurance, dossiers médicaux et de sécurité sociale etc. Dans le même ordre de préoccupations, les accords intervenus entre les autorités fédérales, la Communauté Européenne et les compagnies de transport aérien pour un contrôle accru aux frontières prévoient de confier toutes ces données à un dispositif centralisé de filtrage et de traitement. Après avoir été votée par le Congrès (98 voix contre 1 au Sénat et 357 voix contre 66 à la chambre des représentants), le président Bush II signe en octobre 2001, la loi antiterrorisme dite Patriot Act dont l’objectif est « d’unir et de renforcer l’Amérique en fournissant les outils appropriés nécessaires à l’interception et à l’obstruction (Obstruct) du terrorisme ». Nous sommes dans un état d’exception : « le gouvernement entend faire appliquer cette loi avec toute l’urgence d’une nation en guerre […] tout en protégeant les droits constitutionnels des Américains ». Les mesures sont également exceptionnelles : dispositif de surveillance interne (surveillance électronique, écoutes téléphoniques), contrôle aux frontières, allongement de la garde à vue jusqu’à sept jours, perquisitions rapides, récupération de dossiers personnels en dehors de tout contrôle judiciaire, etc. L’article 215 de la loi permet au FBI de s’informer auprès des bibliothèques publiques de ce que lisent les citoyens. Elle est suivie par une deuxième loi, la Domestic Security Enhancement Act (dite Patriot Act II) qui en renforce les dispositions. Ainsi - dans une quasi logique de « salut public » - se mettent en place des comités de vigilance directe pour surveiller les étrangers, dresser des listes de suspects et décerner des mandats d’arrêt. S’agissant de dévoiler des intrigues ou des complots, la délation et la dénonciation deviennent monnaie courante. En 2006, le long des autoroutes qui desservent Washington DC, des panneaux d’affichage électroniques donnaient le ton : « rapportez les activités suspicieuses » ; ils étaient accompagnés d’un numéro d’appel gratuit. D’après les premières évaluations, plus de la moitié des appels portaient sur des règlements de compte interpersonnels. 281 Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, op. cit. p.67. 233 D’un côté le suspect va se définir par ses conduites, relations, écrits ou propos et il devra justifier de ses moyens d’existence, des gens qu’il fréquente, des sources d’information qu’il consulte, de ses voyages etc. Fonctionnaire, il sera suspect s’il ne manifeste pas un attachement constant et indéfectible pour son administration d’appartenance et — suspendu de ses fonctions ou démissionnaire — il sera réintégré ou pas selon la gravité de la suspicion. Même en l’absence d’accusation — comme c’est le cas aujourd’hui à Guantanamo — le profil de l’accusé entraînant les sanctions qu’il encourt, l’éventail répressif va se redéployer : amendes, destitution pour « faute professionnelle grave », renvois, licenciement, privation des droits civiques, de logement ou de soins médicaux, confiscation, mise sous séquestre, emprisonnement avec suppression des droits de la défense, exil ou peine capitale. Au total — et depuis 1976 où la peine de mort a été rétablie par la cour suprême — 935 personnes ont été exécutées aux Etatsunis, dont 329 au Texas, et 352 trois ans après l’élection de Georges W. Bush II. Après seulement trois ans d’exercice du Patriot Act, la libre circulation du personnel scientifique a été freinée jusqu’à susciter des protestations de la part de l’AAAS (American Association for the Advancement of Science), des éditeurs acceptent de ne pas publier certains travaux et des journalistes sont condamnés pour avoir refusé de divulguer leurs sources. Il est interdit de prendre des photos dans le métro, au ministère de la justice des projets sont en cours pour donner des bases juridiques à la torture et — signe d’une société qui dérive vers le totalitarisme — la nation est profondément divisée et quasiment dans un état de « guerre civile froide » (Al Gore). Après la victoire aux élections de 2002 (5 novembre), dernièrenée des réformes gouvernementales et la plus importante depuis la loi de 1947, Bush II signe (25 novembre) le Homeland Security Act portant la création d’un ministère unique de la Sécurité Intérieure (Department of Homeland Security). Placé 282 sous la direction de Thomas Ridge (ancien conseiller de Bush) son budget initial est de 37 milliards de dollars et c’est le troisième en importance après celui de la Défense et des Vétérans. Il regroupe 170 000 employés dont plus de la moitié ont pour mission de surveiller et de protéger les frontières. Il regroupe et fédère plus d’une vingtaine d’unités et une centaine d’agences dont le FBI, la CIA et le National Security Agency (NSA). Il a quatre objectifs principaux : assurer la protection du territoire par la sécurité des frontières et des transports (immigration, gardes côtes) ; planifier des services d’urgence en cas d’attaque ; développer la recherche et les technologies préventives ; protéger les infrastructures et analyser toute espèce d’information permettant d’évaluer les risques et de faire face à de nouvelles attaques. Pour répondre à l’absence de coordination, il s’agit de centraliser l’information sur le terrorisme nucléaire et chimique, d’encourager la recherche scientifique et technique permettant de le contrecarrer et de préparer la riposte par la mise en place de dispositifs 282 Thomas Joseph Ridge (1945) Gouverneur républicain de Pennsylvanie de 1983 à 1995. Il fut ensuite conseiller à la sécurité intérieure de George W. Bush de 2001 à 2003. Il fut ensuite le premier secrétaire d’état à la sécurité intérieure de 2003 à 2005. 234 d’urgence : alertes vertes, oranges et rouges sur la chaîne Fox News, arrestations, climats de suspicion et de délation, renforcement des dispositifs de sécurité. Le 5 mai 2003, la rencontre à Paris des ministres de la justice et de l’intérieur des pays du G7 avalise leur convergence de vue sur les accords d’extraditions, la socialisation du renseignement, et les normes communes de lutte. Jusqu’alors « la police de la pensée surveillait tout le monde, constamment » ; désormais elle n’y suffit plus et la pensée policière envahit tous les domaines de l’activité : il s’agit de mobiliser la technologie la plus fine à des fins de surveillance et de contrôle, de prévention et d’anticipation et de faire régner la terreur pour justifier l’antiterrorisme. Raoul Vaneigem observe que « le citoyen paye à la fois le prix de l’insécurité et la 283 redevance d’un service de protection » mais le constat qu’en 284 tire Baudrillard est plus radical encore : « l’idée même de liberté est en train de s’effacer des mœurs et des consciences […] ; la mondialisation libérale est en train de se réaliser sous une forme totalement inverse : celle d’une mondialisation 285 policière, d’un contrôle total, d’une terreur sécuritaire » . Des individus rusés et tortueux, conformistes et sans scrupule, sans avenir et sans perspectives d’avancement social ou culturel, ayant appris à leurs dépens ce qu’il en coûte de prendre des initiatives sans en avoir reçu l’ordre d’en haut ne vont plus avoir d’autre ambition que de défendre leurs propres intérêts en feignant d’appliquer les directives « à la lettre ». La concentration du pouvoir, entre peu de mains, liée au culte de la personnalité favorise parmi les couches avancées ou rétrogrades de l’appareil administratif, le développement de réseaux de petits chefs subalternes, en compétition les uns avec les autres sur le marché de l’influence occulte. Ils seront d’autant plus enclins à se promouvoir mutuellement (ou à se protéger avec de faux rapports, des dossiers compromettants et des listes de suspects) qu’eux-mêmes sont plus vulnérables et susceptibles d’être suspectés. D’un côté c’est le système du copinage intéressé et la longue succession de petits services rendus, d’interventions discrètes mais efficaces et de bons offices obscurs autour desquels se forme une clientèle sur la base de privilèges, de « passe-droits » ou de « protections ». De l’autre c’est le système du « parapluie » et la tendance à fuir les responsabilités, à se protéger derrière quelqu’un, et à rejeter le blâme sur un autre. Les services de renseignement et l’armée sont les premiers touchés. Or d’un côté, la société civile se militarise tandis que – de l’autre – l’armée se privatise. Armée civile et société militaire. On dira que c’est le rôle de l’armée que d’exercer la violence, que la coupure entre l’armée et la nation est telle que les méthodes et les façons de faire qui prévalent dans un cas sont loin de prévaloir dans l’autre ; que l’on ne juge pas d’une société au regard de son armée et que — dans les démocraties 283 Raoul Vaneigem p.82. 284 Jean Baudrillard (1929) Théoricien culturel, philosophe, commentateur politique, sociologue et photographe français. Ses travaux sont souvent associés au post-modernisme et au post-structuralisme. 285 Jean Baudrillard Le Monde, 3 nov. 2001 235 avancées — les conditions d’une militarisation de la société civile sont loin d’être réunies. C’est très exactement le contraire. Quincy Wright, l’un des plus fameux théoriciens nord américain de l’armée écrivait au début de la guerre froide que c’étaient « les conceptions morales, juridiques et politiques prévalant à un moment donné qui modèlent le plus les armées et déterminent la forme des conflits qu’elles sont amenées à mener ». Pour lui l’armée était le reflet de la société civile, mais l’inverse est vrai également : la forme des conflits que les armées sont amenées à conduire modèle et détermine les conceptions morales, juridiques et politiques de la société civile. La société civile est le reflet de l’armée dont elle se dote. C’était 286 d’ailleurs le point de vue de Fustel de Coulanges : « l’état social et politique d’une nation est toujours en rapport avec la 287 nature et la composition de ses armées » . On connaît aux Usa la thèse de la « civilianisation » de l’armée : d’abord 288 développée par Morris Janowitz ultérieurement elle sera 289 reprise et aménagée par Charles Moskos . Alors que le conflit Vietnamien se termine, elle repose essentiellement sur l’idée que l’armée américaine ne devrait plus exercer, à partir de là, que des fonctions de « police internationale ». Depuis l’idée aura fait son chemin puisque l’armée serait vouée — de plus — à des tâches humanitaires : le travailleur social prend en quelque sorte le relais du policier. Or, en même temps que l’armée se professionnalise, elle se privatise. On ne compte plus actuellement en Irak le nombre de soldats ou de sociétés privées sous contrat de sous-traitance — comme la Vinelle Corporation, la Military Professional Ressources Incorporated etc. — et sur la rallonge de 87 milliards votée par le Congrès en 2004 pour soutenir l’effort de guerre, 30 millions sont allés au secteur privé qui — au cours des dix dernières années — a obtenu du Pentagone plus de 3 000 contrats. Simultanément, la société civile se militarise et le lien des néoconservateurs avec la droite paramilitaire se renforce. Son noyau dur, la National Rifle Association (NRA) n’a qu’une seule préoccupation : bloquer toute réforme de la législation sur la possession et la vente d’armes à feu, y compris les armes de guerre. Les milices privées d’autodéfense prolifèrent. Constamment réactivées par le mystère d’assassinats d’hommes politiques comme Kennedy ou Luther King mais principalement convaincus — à tort ou à raison — du danger que l’État (ou le FBI) représente pour eux, engagées dans certains cas pour assister la police — c’est le cas par exemple sur la frontière mexicaine — elles sont liées aux franges les plus fanatiques et délirantes du « renouveau religieux » — comme les Davidiens de Waco — et aucun candidat ne semble pouvoir s’y opposer. Dans l’un des derniers numéros de Field & Stream qui précédait leur affrontement, l’un et l’autre candidat y expliquait quelle était son arme préférée : une Winchester 61 pour Bush, un M16 pour Kerry. 286 Numa Denis Fustel de Coulanges (1830-1889) Historien français. 287 Fustel de Coulanges, La cité antique 288 Morris Janowitz (1919-1988) Sociologue et politologue américain. 289 Charles C. Moskos (1934) Sociolgue nord américain specialiste des questions militaries. 236 Chapitre 6 Tyrannie des médias et dictature de l’opinion : unifier pour mieux régner. Toute cette évolution resterait incompréhensible, si l’on ne prenait pas la mesure du fait que les médias — en se mondialisant — sont devenus le principal vecteur culturel de notre époque. Depuis que les grands médias existent (presse, radio, Tv) leurs fonctions se seront toujours à peu près maintenues à l’identique : il aura toujours été question d’informer, de débattre, d’émouvoir, de divertir, de convaincre, d’enseigner, de faire acheter et de prendre parti. En gros l’éventail des supports aura épousé l’éventail des fonctions et des registres. La nouveauté depuis quelques années est l’émergence d’une culture « globalitaire » qui tout à la fois recompose les hiérarchies de registres et de fonctions, brouille les frontières entre l’information et le divertissement, le savoir et la propagande, la conviction et la croyance, et modifie les contenus en modifiant les supports. Comme autrefois le parti unique, les médias ont aujourd’hui le monopole de l’interprétation du monde et de l’expression du sens commun, des techniques de mobilisation de l’enthousiasme ou de l’indignation, et des méthodes de fabrication de « l’évidence », c’est-à-dire de ce qui — à un moment donné et pour tous — ne peut qu’aller sans dire. Dans les dictatures « classiques », le conformisme de la pensée émanait d’ordres, de notes, d’injonctions ou de consignes claires et précises, de la part du pouvoir politique qui restait le principal responsable de toutes les violations du droit à l’information et du déni des libertés d’expression. La censure et la propagande de masse constituaient les instruments principaux du consensus et de la cohésion idéologique, et la censure avait besoin du secret et de la confidence : interdiction, mutilation, confiscations, élimination, fabrication de faux etc. En regard — et c’est toujours inscrit dans la Constitution américaine — « la liberté de la presse est l’un des plus puissants bastions de la liberté et ne peut jamais être restreinte, que par des gouvernements despotiques ». Pouvoir sans contre-pouvoir, mais auquel tous les autres pouvoirs s’adossent — ou qu’ils sollicitent pour arbitrer leurs divergences — les médias ont vocation à embrasser tous les aspects de la vie individuelle ou collective, à modeler les émotions et les désirs de chacun, à reconstituer de manière invisible le lien désormais rompu entre l’intime et le public, la minorité et le grand nombre, et à faire la différence entre le convenu et l’inconvenant. Désormais le conformisme de la pensée se génère pour ainsi dire de lui-même en s’alignant sur l’horizon d’attente du plus grand nombre, ou du petit nombre susceptible de manipuler le premier. Désormais la surveillance et le contrôle se font de manière implicite et s’opèrent en boucle : par une sorte de réflexe de caste, le discernement de l’opérateur médiatique anticipe et façonne les convictions de chacun, la simplification et le bon sens tiennent lieu d’analyse et le télescopage des genres — mené sous la bannière de 237 l’opinion — crée les conditions d’une doxocratie d’autant plus efficace qu’elle est spéculaire, et qu’elle répond mieux aux exigences du Fast Thinking et de la fausse alerte. En suppléant aux incertitudes de chacun dans la double illusion du « jamais vu » et du « toujours ainsi » — et à mi-chemin entre la mise en scène d’une opposition simulée et le spectacle mondain — les médias façonnent aujourd’hui les catégories de notre entendement. Toutes les voix se mettent à l’unisson, on n’entend plus qu’un seul discours — non plus celui du politique, lui-même absorbé dans la tourmente contradictoire de l’opinion — mais celui inconsistant, versatile, imprévisible et contradictoire du téléspectateur « moyen » qui dicte aux médias leurs mœurs et leurs usages. À l’heure actuelle, avec la multiplication de l’offre à l’intérieur d’un même support, les possibilités nouvelles de couplage d’un support vers l’autre (multimédias) et la concentration accrue des industries de l’imaginaire et de l’information — ce que l’on a désigné du terme de « nouvelle économie » et dont les sociétés point.com constituent l’ossature — rarement la main mise de l’opinion sur la pensée et du préjugé sur la culture n’aura été aussi préoccupante. Cela resterait préoccupant sans être catastrophique si — au plan économique — d’autres mécanismes n’intervenaient : beaucoup plus insidieux, ils sont tels que toute espèce de contenu (information, débat public, divertissement, savoir etc.) aura tendance à s’aligner sur le modèle qu’offre le message publicitaire. Cet aspect mérite d’être souligné. Que l’information soit devenue une marchandise, elle l’a toujours été : depuis que les journaux existent, chacun achète et paye son journal. La nouveauté est qu’elle soit devenue une marchandise « potentiellement gratuite », ou telle qu’en apparence, on puisse y accéder sans avoir à la payer : c’est le cas de la télévision où le téléspectateur ne « paye » pas le programme qu’il regarde (il ne rémunère pas un « service ») et c’est en grande partie le cas pour le Net. Cela ne veut pas dire qu’un programme de télévision ne soit pas coûteux, mais en général une chaîne de télévision va équilibrer ses comptes — et financer ses programmes — sur ses recettes publicitaires. Au total, si les ventes augmentent alors que le budget publicité est inclus dans le prix du produit, c’est en achetant le produit que le téléspectateur finance le programme qu’il regarde. Une deuxième boucle est bouclée mais, dans l’intervalle, les programmes de la chaîne ont épousé le cycle du produit : recherche d’une audience maximale, discrimination des attentes, alignement de la programmation sur la « qualité d’audience » recherchée, niveau d’écoute ou d’attention requise, programmes « captivants »… Lié au fait que les coûts de transports (d’acheminement ou de transmission) sont pratiquement nuls, que seule la fabrication du produit initial coûte (film, logiciel, jeu vidéo, programme de télévision) et que la consommation a été strictement individualisée (ce n’était pas encore le cas du cinéma par exemple) plus il sera vu ou sollicité par davantage de clients, plus il sera rentable (économie d’échelle) : fatalement il devient le plus petit dénominateur culturel commun et le moins disant. On le retiendra de préférence à un autre. 238 Sans entrer dans les caractéristiques propres du marché des médias — effet de monopoles, cycle du produit, systèmes d’abonnement groupés, marchés captifs — en rendant l’information abondante et bon marché, Internet contribue à rétrécir les marges de ceux dont le métier était de transmettre une information rare et difficilement accessible : les journaux par exemple, ou l’édition. Sous cet angle, le pouvoir médiatique tout à la fois, de façon différenciée et contradictoire, conditionne et met en danger la démocratie. L’Opinion Forme moderne de ce que Rousseau désigne comme une « sommation des volontés » (et dans sommation, il faut entendre somme) le sondage d’opinion consacre l’ascension du common Man (l’homme de la rue) au rang de porte-parole de la majorité et - si le règne de la vérité n’est qu’une opinion parmi d’autres - alors la mise en scène d’un jugement conforme à l’opinion, va tenir lieu de vérité et renforcer le préjugé. On connaît les caractéristiques de l’opinion : elle est circulaire, changeante, comme le rêve elle ne connaît pas la contradiction, elle fonctionne par couples d’opposition binaire, elle ignore le champ des possibles et ne permet pas la comparaison. Elle n’est pas transitive et toutes les opinions — tendanciellement équivalentes — s’annulent mutuellement. Répondant en apparence aux mêmes questions, l’opinion dissimule les conditions de la réponse et donne pour comparables des résultats qui ne le sont pas : on dira par exemple que les Américains ont plus tendance que les Européens à surévaluer les menaces internationales, mais on oubliera de dire qu’ils ont plus tendance également à se désintéresser des questions internationales. Or, la conclusion selon laquelle on surévalue ce que l’on ne connaît pas n’est pas affaire d’opinion, mais de savoir. Si d’un côté il s’agit de poser des questions dont tout le monde s’accorde à reconnaître qu’elles se posent — celles-ci et pas d’autres — tout en s’accordant sur la manière de les poser — de telle manière et pas autrement — tout à la fois le champ des réponses qui y sont apportées va se réduire et faire de leur caricature quelque chose de plus vrai que l’original disparu. Aujourd’hui le Daily Show — présenté sur la chaîne Comedy Central — fait partie des émissions dont l’audience ne cesse de croître et à laquelle la plupart des hommes politiques nord américains désirent se faire inviter. Vis-à-vis des chaînes d’information conventionnelles, cela correspond à l’audience grandissante de Fox News vis-à-vis de CNN, laquelle traduit un durcissement « à droite » du taux d’écoute moyen, au point que CNN pourrait passer aujourd’hui pour une chaîne « démocrate ». Le « contrôle continu », en direct et en « temps réel » de l’action gouvernementale par les médias et le fait que l’on ne puisse plus gouverner contre les sondages, introduit un cercle vicieux qui paralyse à la fois l’opinion et le gouvernement : l’opinion ne peut que réagir — mais à condition que les choix aient été faits — tandis que les choix qui sont faits dépendent de plus en plus de l’opinion. Durant son premier mandat Clinton aura été préoccupé jusqu’à l’obsession par sa côte de popularité : il s’agissait pour lui de se faire réélire. Mais après 239 avoir été réélu (1996), il sera paralysé jusqu’au drame par la perte de sa majorité au Congrès. Alors que les votants ne représentaient qu’un tiers à peine de l’électorat, les législatives de 1994 seront un désastre pour lui. Tous deux républicains, Newt Gringrich accède au poste de « speaker » de la chambre 290 des représentants, et Bod Dole à celui de chef de la majorité au Sénat. En Europe, Clinton aurait démissionné ou aurait dissous. Aux USA, il se maintient et sera réélu. Conditionnée par les médias qui à leurs tours la conditionnent, l’opinion s’inscrit dans une circularité auto entretenue qui restitue aux médias ce qu’elle a obtenu d’eux, lesquels à leur tour le lui renvoient en miroir. Nous avons là un premier paradoxe : les médias fabriquent l’opinion, mais sont esclaves de l’Audimat ou des courbes de vente qui sont affaire d’opinion. L’information La rigueur, l’exactitude et la précision vont s’effacer derrière 291 « un jargon de l’authenticité » (Adorno ), du bien senti et de l’évidence commune, c’est-à-dire le langage pauvre de l’homme ordinaire, sans néologismes ni abstractions, l’essentiel étant qu’il débouche sur une certitude (une morale) dans laquelle chacun pourra se reconnaître puisque - aussi bien - il y participe : c’est le « micro-trottoir ». On se souvient du mot de Valery : « la politique a été longtemps l’art d’empêcher les hommes de se mêler de ce qui les regardait, elle est devenue l’art de les interroger sur ce qu’ils ignorent ». Ainsi ce qui est anodin ou exceptionnel, alarmant, préoccupant ou dangereux, ce qui constitue ou non un « événement », la distinction entre le local et le global, l’accidentel et le durable, ou encore la différence entre ce qui est désirable et de ce qui ne l’est pas, font-elles l’objet d’une réévaluation permanente que guident et que contrôlent de manière étroite les fluctuations de l’opinion, dans un chaos d’images et de mots qui se bousculent et s’annulent. Il nous faudrait faire l’inventaire des techniques routinières, quotidiennes et répétitives de corruption ou de banalisation de l’information, de simulation ou de dissimulation, d’obscurcissement, de digression, d’omissions, d’exagération ou d’atténuation (nombre de morts, nombre de manifestants…), sans doute se rendrait-on compte alors que tout cela n’a qu’une seule signification : contenir l’information dans la banalité répétitive de l’acceptable, en reculant toujours davantage les frontières de l’inacceptable. Tissu de platitudes et de généralités, de commentaires moralisants et de manières convenues de présenter convenablement les choses — un ton, un style, un langage, un lexique et une syntaxe — toutes ces figures en trompe l’œil de la rhétorique télévisuelle obéissent à un ordre croissant des périls ou des inquiétudes qui — tout à la fois — banalise la signification de ce qui est important et sensationnalise l’insignifiance de ce qui ne l’est pas. 290 Robert Joseph "Bob" Dole (1923) Candidat républicain à l’élection présidentielle de 1996. Il fut sénateur du Kansas de 1969 à 1996. 291 Theodor Ludwig Wiesengrund Adorno (1903-1969) Sociologue, philosophe, musicologue et compositeur allemand. Il fut un des membres de l’école de Frankfort. 240 C’est moins aujourd’hui la désinformation qui constitue le credo et le confiteor des grandes agences de presse, plutôt qu’une surinformation banalisée. Du reste les situations de crise sont un test. Lorsque les enjeux s’aiguisent, la paraphrase de documents secondaires, le secret entretenu sur des sources invérifiables, la prolifération des rumeurs, la falsification de preuves, la saturation des médias par des clichés de propagande immédiatement repris par tous et — pour finir — l’enrôlement des journalistes dans les rangs des troupes combattantes, donnent la mesure des objectifs visés : faire croire, plutôt que donner à penser. Enrôlés dans le cycle du « regard unique » les esprits se démobilisent au fur et à mesure que les dangers se précisent. Du coup, ce centre unique de l’opinion va moins populariser des mots d’ordre que nous familiariser avec des évidences, susciter un « tribunal du sens commun » et mettre en place ces formes de « magistratures morales », de contagion et de délabrement mental qui sont au principe des rapports que — dans toute forme de dictature — la société civile entretient avec l’État. Sans elles — aujourd’hui — aucune forme de consensus ne serait envisageable. Elles vont « assurer la cohésion de masse des citoyens », et créer les forces d’assentiment, de consentement et de reconnaissance spéculaire dans l’autre — ou au contraire de diabolisation — par lesquelles la démocratie va virer à la dictature. Faisant l’économie de la force pure, elles permettront d’obtenir sans y être contraint autrement que par une violence symbolique, toutes les formes de loyalismes et d’approbations diffuses grâce auxquelles — insensiblement, en douceur et pour ainsi dire « naturellement — la dictature va prévaloir sur la démocratie. C’est le « despotisme de la liberté ». Trafiquant jusqu’au « concept » même de l’événement ce qui « fait événement » de ce qui n’en est pas un, et d’autant plus portés à se ressembler qu’ils veulent se distinguer — allant même jusqu’à « créer l’événement » de toutes pièces — les grands médias aujourd’hui nous dictent le sens qu’il nous faut donner au monde, et le fait que le monde ait un sens plutôt que pas. Réfugié dans les médias, l’absurde est relégué au rayon des vieilles lunes philosophiques, et la philosophie au rang des curiosités naturelles. Ce déferlement en continu et en vrac — par des canaux multiples et sur des créneaux horaires distincts — de contenus banalisés et d’images diffusées en boucle, cette prolifération sauvage d’informations ni vraies ni fausses, toutes équivalentes et « qui indifférent à force d’émouvoir », créent les conditions d’une apathie généralisée. Cette mise en scène émotionnelle de l’horreur, ce mélange de sadisme, de compassion et de voyeurisme scoop que les médias entretiennent dans un climat de « fausse alerte permanente » (Nietzsche) transforment — par saturation répétitive — les crises politiques ou militaires en spectacles médiatiques et font de l’indifférence au monde une des qualités majeure du téléspectateur moyen. « La culture de masse est constitué par une énorme quantité d’informations qui se détruisent sans cesse, se brouillent les unes les autres et se 292 transforment en bruits » . 292 Ramonet, op. cit. p.205. 241 L’audience acquise par Fox News au lendemain de l’invasion de l’Irak est sans commune mesure avec celle du « News Hour » sur le Public Broadcasting — une chaîne câblée sans publicité — qui a vu le jour après une série ayant trait aux violations des libertés civiques commises en vertu du Patriot Act. De plus en plus liée à ce que les nord-Américains appellent - de manière ironique - le « service de l’intelligence », l’information socialement utile se confond de plus en plus avec le renseignement secret, le reste étant abandonné — pour la galerie — à la diligence médiatique des spécialistes en communication. Cela retentit sur la qualité du débat public. Le débat public. Bâclé, embrouillé, hasardeux et sans nécessité, en permanence ballotté entre une opinion incertaine et volatile et un pouvoir qui lui-même y est suspendu, le débat public oscille entre le souci de tempérer la critique par des louanges et celui de mettre en scène — dans une chorégraphie extrêmement bien tempérée, codifiée et minutée — le jeu des questionsréponses et celui des affrontements réels ou imaginaires à condition — aussitôt — de faire l’objet d’un sondage. Le premier affrontement télévisé entre Georges Bush II et William Kerry (1er octobre 2004) donne le second légèrement gagnant sur le premier (46 % d’opinion favorable contre 34 %), mais insuffisant pour redresser son handicap. Le fait que Kerry ait tendance à « transpirer » en pareille circonstance aggrave son cas. On se souvient que cela avait fait chuter Nixon. Par ailleurs, 20 % des personnes interrogées attendent les deux rounds à venir, pour se prononcer. Ainsi, le protocole communicationnel fonde, avec l’idée d’une Rédemption possible par le look (le bon mot, la repartie, la prestance), celle aussi d’une harmonie nouvelle à retrouver. Cette idée qu’une intensification de la communication résoudra tous les conflits, surgit au moment même où, ayant de moins en moins de choses à dire, la classe politique en est vouée à communiquer de plus en plus, mais dans l’indifférence générale. Les « lumières » qui jusqu’alors naissaient de la discussion, de l’échange des idées et de la confrontation des opinions font place au spectacle du « face à face » télévisuel qui consacre le rôle de l’expert en communication et/ou celui du dissident, du trublion ou de l’exclu à condition qu’il soit médiatique et qu’il participe en profondeur, à ce qu’il feint en surface de refuser. Ainsi, la lutte contre un pouvoir médiatisé passe aujourd’hui par la médiatisation de cette lutte et la « permissivité sans limites » qu’apparemment elle autorise - et que quelqu’un comme Raoul Vaneigem revendiquait - y est plus tyrannique encore que la censure qu’elle remplace. Ainsi se déploie ce mouvement incessant d’éloignement et de rapprochement de l’opinion qui caractérise celui qui contribue à la façonner, même s’il feint de ne pas y être assujetti (le journaliste) tout comme elle caractérise celui qui s’en fait le relais, même s’il feint de s’y opposer (le bon client). Ce qui est en jeu ici, c’est la mise en scène de la démocratie comme spectacle démocratique et dans ce cas « le pouvoir médiatique enrôle sous la bannière de ses libertés mercenaires le tout- 242 venant des opinions antinomiques ». Il se trouve que la dénonciation spectaculaire du spectacle — qui se donne comme sa critique la plus « radicale » — participe au moins autant à sa reproduction — sinon mieux — que le consentement passif à l’ordre établi. C’est la base exacte de cette néo-dictature sans dictateur — ou encore de cette « tyrannie sans tyran » — qui caractérise aujourd’hui les démocraties postmodernes, c’est-à-dire postdémocrates. L’assentiment global dans la dissidence infime — qui spécifie les effets de mode — y tient lieu de distinction ou de différence. Faisant de l’homme politique une marionnette sur le théâtre de la rhétorique télévisuelle, l’ostentation, le paraître et la « montre » y recueillent l’assentiment général et la démagogie y a libre cours. C’est que le débat public est devenu un jeu qui n’a même plus l’alibi de divertir, et cela retentit sur la qualité des divertissements : « la distinction toujours menacée entre la politique, la publicité et le divertissement a fini par 293 s’effacer » . Le divertissement. On communique pour convaincre avec la double exigence que convaincre doit divertir et que divertir doit convaincre, mais — en donnant cours aux plaisirs surfaits d’une existence factice et sans attraits — les émissions dites « de divertissement » ne font même plus diversion : en revanche, elles sont inconsciemment convaincantes. Les jeux vidéo constituent un marché considérable (100 milliards de dollars au début des années quatre-vingt-dix et plus du triple actuellement), la moyenne d’âge des joueurs se situe autour de vingt ans et même s’il s’agit d’une arme de propagande douce, elle est caractéristique de cette confusion entretenue par les médias entre le virtuel et le réel, l’imaginaire et le symbolique. Le contrôle absolu pendant les guerres de 1991 et 2003 des militaires nord-américains sur les moyens de communication, n’est que la contrepartie du volume croissant de films, de programmes de télévision ou de jeux vidéo consacrés à la guerre et aux militaires. Cela fait écho à la conclusion que Bush II donnera au round de négociations précédant l’invasion de l’Irak : « The game is over » (6 février 2003). Tandis que les jeux vidéo s’inspirant de la guerre se font de plus en plus nombreux — Colonial Conquest (1987), Return to Castle Wolfenstein (nov. 2001) — un général américain parle de tactique militaire empruntée au jeu vidéo Pac Man et — au moment où les jeux guerriers font fureur — il accrédite l’idée que la guerre est un jeu. La guerre en un sens est devenue irréelle : « l’action militaire, par son niveau d’intensité et de risque, se situe désormais quelque part entre la vraie guerre et 294 le jeu vidéo » . Dans Conflict Desert Storm, le joueur incarne un soldat américain, en position de défenseur de l’ordre mondial et ayant pour mission de libérer l’Irak de son dictateur : l’ennemi c’est le soldat irakien ; Sorti le 13 septembre 2002 (six mois avant 293 294 Roszak Theodore, op. cit. p.198. Emmanuel Todd, op. cit. p.223. 243 l’invasion) le jeu est développé en Europe par SCI et une suite sera programmée : Back to Bagdad. Symétriquement, sorti le 4 juillet 2002 un jeu développé par l’armée américaine est distribué gratuitement sur Internet à condition de s’inscrire sur le site de l’armée. Il est destiné à attirer les jeunes gens vers une carrière militaire. En un an, il aurait été fréquenté par plus d’un million d’individus, dont environ 600 000 auraient terminé les missions d’entraînement. L’armée américaine a recruté des programmeurs, acheté des moteurs performants, et formé ses troupes au moyen du jeu. Cependant, ce mélange et cette confusion entre le réel et le virtuel atteignent une dimension encore inégalée dans les Reality Show dont l’attrait principal consiste à rendre public ce qui jusque-là ne relevait que de l’intime. En fait, la plupart des programmes ne sont que des montages où on nous montre des spécimens — c’est-à-dire des échantillons représentant des espèces — dans lesquels chacun est convié à contempler le travestissement sensationnel de sa propre nullité affective et intellectuelle en s’identifiant, et en prenant parti, pour l’un ou l’autre des protagonistes. La spectacularisation du réel (reality show), et l’image comme substitut et équivalent d’un réel de plus en plus couplé sur l’imaginaire, aboutit à cette dissociation du physique et du psychique qui tout à la fois brouille les frontières entre l’espace et le temps, mais également les frontières entre le réel et l’imaginaire. Ainsi un imaginaire de plus en plus coupé du réel passe-t-il pour être de plus en plus réel que le réel, tandis qu’un réel de plus en plus associé à l’image que l’on en donne, se donne comme plus imaginaire que l’image. Tandis que des simulacres de démocratie directe pénètrent le champ du divertissement — comme dans le People’s Choice Award qui est une sorte de concours annuel de popularité où chacun est convié à faire part de ses préférences (voter) par téléphone — l’idée fait son chemin selon laquelle l’étape suivante consisterait à ce que le principe du Reality Show pénètre le monde de la politique. On s’attend à ce que des caméras s’installent à plein-temps et en permanence chez Georges Bush II, ou son successeur. Enfin les modèles les mieux transmissibles (culture free) fondés sur la compétition (la guerre, le sport, le jeu) se généralisent, mais les moins transmissibles et ceux qui jusque-là résistaient le plus (la langue, la nourriture, le vêtement) sont soumis aux mêmes traitements. Dans les films et les séries télévisées, la reproduction en séries des contenus les plus standardisés accompagne le démantèlement des cultures locales, l’érosion des particularités, et le laminage des différences et des traditions. C’est un fait que les Américains détiennent aujourd’hui la richesse et le pouvoir et que « la majorité préfère les valeurs, les comportements et les modèles que 295 représentent les détenteurs de la richesse et du pouvoir » , plutôt que le contraire. Désormais, pour qu’un produit soit également recevable à Beverley Hills que dans les faubourgs du Caire, à Singapour comme à Bombay, il s’agit de produire en série des produits 295 Luciano Canfora, L’imposture démocratique, Paris Flammarion, 2002, p.38. 244 standardisés, et identiques les uns aux autres à l’intérieur de la même série. À présent « c’est la télévision qui apporte aux Américains la majeure partie de ce qu’ils connaissent sur le 296 monde » . Cela n’est pas sans retentir sur la nature de ce savoir. Le savoir. La cité idéale chez Platon fonctionnait sur l’exclusion de ceux qui, de l’intérieur comme de l’extérieur, ne savaient pas et qui — de ce fait — menaçaient le savoir des gardiens. Sous cet angle, l’inconnu et le danger étaient assimilés à l’ignorance, et celui qui connaissait — ou qui savait — plus que tout autre avait droit de cité. La science « travail profond et lent » (Tocqueville) et objet d’une vérité toujours « relative », s’accommode mal du principe démocratique et des rythmes de la société d’information. Alors que plus en plus de décisions d’ordre politique en dépendent, mais que — liée à la logique de l’exception et de la rareté elle apparaît de plus en plus comme antidémocratique — la culture savante est de moins en moins susceptible de mobiliser l’opinion. Discours dont la vocation est de transformer cela même qu’il met en scène tout en s’interdisant de comprendre ce dont il veut rendre compte, le discours médiatique hystérise ce dont il parle et construit — contre un discours universitaire qui défaille à en franchir l’obstacle — une rhétorique à la portée de tous. Simultanément, il renonce aux prérogatives d’une maîtrise, d’un savoir et d’une expertise autre que les siennes et cela va de pair avec le fait que les chaînes généralistes aient tendance aujourd’hui à placer leur propre univers au centre de leur préoccupation. Même le discours religieux — dogmatique et fondamentalement antidémocratique — sera parvenu à franchir les obstacles de la médiatisation. Au moment même où — au nom de l’efficacité — il se trouve confronté aux médias, le personnage de l’intellectuel est en train de disparaître, remplacé par la prolifération médiatique du présentateur télé et de l’animateur de talk-show. Cela tient aussi bien à l’emprise croissante des médias, qu’à la dégradation d’ensemble du système d’enseignement, et ce que 297 Michel Serres désigne comme « le désastre éducatif global ». Avec la montée de l’illettrisme, l’échec scolaire est devenu un phénomène de masse, où la confrontation avec le savoir n’a plus de sens. D’un côté, les journalistes, les publicistes et plus généralement les experts en communication — c’est-à-dire la fraction la plus 298 médiatisée de la « prêtrise séculière » (Isaiah Berlin ) — aura réussi le tour de force de rendre exceptionnel le rapport qu’elle nouait avec la banalité et le sens commun. De l’autre, les mythes professionnels des médias exaltent l’autonomie, la 296 Roszak Théodore, op. cit. p.205. 297 Michel Serres (1930) Philosophe et écrivain français. 298 Sir Isaiah Berlin (1909-1997) Philosophe politique et historien des idées anglo-letton considéré comme l’un des principaux penseurs libéral du XXème siècle. 245 liberté, l’audace, la souplesse et la transgression individuelle que tout oppose à l’image traditionnelle de l’intellectuel : réservé, nuancé, exigeant un effort d’attention et n’acceptant d’avancer que sous le contrôle de ses pairs. En l’espace de trois ans Google devient le moteur de recherche le plus sollicité au monde ; lancé en septembre 1998, il passe de 10 000 enquêtes par jour début 99 à plus de vingt millions au printemps 2003 ; avec 70 millions d’utilisateurs, il est sollicité actuellement par plus de 53 % des utilisateurs dans le monde. Il repose sur un seul principe : les informations (ou les sites) les plus fréquemment cités (le Page Rank) sont également les plus pertinents. N’entrons pas dans la logique des « stratégies d’influence » que ce principe aura, et continue de susciter. Il accorde une prime d’influence aux informations « banalisées » sur les informations « rares », aux premiers arrivants sur les arrivants ultérieurs et finalement, comme l’indique Lazuli, « le pouvoir d’influence des différents acteurs dépend surtout de 299 leur degré d’appropriation du réseau » . C’est-à-dire non pas seulement de l’aptitude à créer un site, ce qui désormais est à la portée d’un enfant, mais de sa capacité à nouer des liens avec les autres sites et d’obtenir la reconnaissance des leaders d’information, c’est-à-dire aujourd’hui et principalement les « webblogers » américains qui — par la force des choses — sont devenus les « maîtres à penser » de Google. Or là c’est tout et n’importe quoi : il faut dix minutes pour recueillir une information et une journée pour la vérifier au moment où – l’information étant à la portée de tous – tout porte sur la manière de la traiter. L’exemple le plus frappant de cette entreprise de falsification du savoir par les médias est la série d’émissions de télévision programmée en 2002 par le Public Broadcasting System. Placé sous la direction de l’économiste Daniel Yergin, réalisée avec des moyens considérables et intitulée The Commanding Heights, il s’agissait d’une réécriture de l’histoire de la théorie économique à partir du point de vue néo-conservateur et d’une 300 apologie de la pensée de Frederik Von Hayek , le maître à 301 penser de l’ultralibéralisme. Pour Théodore Roszak , elle détient « le triste record de la mystification la plus pernicieuse 302 jamais diffusée » . Recompositions et fusions. Si les médias sont devenu un acteur central de la mondialisation libérale, et que les enjeux médiatiques sont aujourd’hui aussi considérables, c’est que tout à la fois on a pu y voir un moyen de relancer la croissance — hypothèse vérifiée — et une réponse à la « gouvernabilité des démocraties occidentales ». Au début des années 1980, l’Amérique comptait quelque 1 700 quotidiens, 11 000 magazines, 9 000 stations de radios, 1 000 299 Pierre Lazuli : 2003. Friedrich August von Hayek (1899-1992) Economiste et philosophe politique austro-britanique. Il est un des maitres à penser de l’école libérale. 300 301 Roszak Théodore (1933) Professeur américain, sociologue, écrivain et critique. Il est considéré comme l’un des spécialistes des contre-cultures qui se sont développées aux USA et en Europe dans les années 60. 302 Roszak Théodore, op. cit. p.83. 246 chaînes de télévision et 2 500 maisons d’éditions à peu près toutes contrôlées en majorité par une cinquantaine de firmes « liées par des intérêts financiers communs ». Depuis, la concentration du secteur s’est renforcé — une dizaine d’entreprises le dominent — la tendance à la déréglementation s’est généralisée et — arbitrée au niveau des instances internationales — la « guerre économique » a pris des proportions jamais connues jusque-là. Internet est créé aux Usa en 1969, mais la galaxie Internet ne se développe vraiment qu’à partir de 1989 lorsque des chercheurs du CERN (Genève) mettent au point le World Wide Web (w.w.w). À partir de là, le nombre d’ordinateurs connectés dans le monde double chaque année, et le nombre de sites double tous les trois mois. Avec les sept sociétés indépendantes qui en sont issues (les Baby Bell) le démantèlement en 1984 d’ATT (American Telegraph and Telephon) marque également une césure importante : c’est le début de la privatisation, de la déréglementation et de la transnationalisation des réseaux multimédias : ordinateurs, télévision, téléphone. Lors des présidentielles de 1992, le thème des « autoroutes de l’information » (information highways) constitue l’axe principal de la campagne électorale d’Al Gore — colistier de Bill Clinton — qui n’en dissimule pas les enjeux : « les autoroutes de l’information représentent pour les Etats-unis d’aujourd’hui ce que les infrastructures du transport routier représentèrent au 303 milieu du XXe siècle » . Au lendemain de son élection Clinton met sur pied l’Advisory Council on the National Information Infrastructure dont il fixe les objectifs : accéder à n’importe quel moment, sur n’importe quel support, à n’importe quelle information — et, en 1994 — Washington généralise à l’échelon mondial son programme interne (NIF). L’année suivante, à Bruxelles, le G7 avalise devant les milieux d’affaire la notion de « société globale de l’information ». À partir de là, les supports se regroupent ou fusionnent autour d’architectures foisonnantes et surdimensionnées (News Corps, Viacom, AOL, Time Warner, General Electric, Microsoft, Bertelsmann, United Global Com, Dysney etc.), le nombre d’acquisitions, de fusions et de prises de participations croisées entre téléphone, télévision, câble, numérique, câblo-opérateurs, fabricants de serveurs, de logiciel, de boîtiers décodeurs… se multiplient. Si la fibre optique constitue la colonne vertébrale du dispositif, la compression numérique en constitue l’enjeu principal. La fusion, en janvier 2000, de AOL (America on Line) avec Time Warner — premier opérateur multimédia — en constitue comme l’apothéose et l’objectif est simple : il s’agit de toucher en permanence tout le monde, n’importe où et n’importe quand avec le même produit : « AOL, everywhere, for every one ». Actuellement deux chaînes — Cable News Network (CNN) et Music Television (MTV) — couvrent en continu la totalité du monde de leurs programmes et plus d’un millier de satellites tournent en permanence autour de la terre. L’alliance entre Microsoft et NBC — qui appartient à General Electric — visera à créer une chaîne d’information planétaire concurrente de CNN mais sera rachetée par Time Warner, et on voit le danger du dispositif. Le 4 juin 2003, la Federal 303 Ignacio Ramonet, op. cit. p.110. 247 Communication Commission (FCC) — qui est aux Usa ce que le CSA est à la France — autorisait le desserrement des limites de la concentration de 35 à 45 % de l’audience nationale applicable à partir du 1er septembre. Elle a été suspendue par la Cour Suprême. Les enjeux commerciaux sont considérables ; les rivalités entre opérateurs sont à la mesure de ces enjeux et très rapidement la question va se poser de savoir si l’information doit être traitée comme une marchandise comme toutes les autres, ou pas. Derrière la question de la « communication inégale », c’est la standardisation et l’uniformisation des produits culturels à l’échelon mondial qui est en jeu. Jusqu’en 1980 les problèmes de communication et d’information avaient vocation à être traités dans le cadre de l’Unesco. En 1980, les 80 recommandations du rapport Mc Bride pour la création d’un Nouvel Ordre Mondial de l’Information et de la Communication (NOMIC) seront un échec. Deux ans plus tard, à l’occasion du G7 de Versailles, le président Mitterrand mettait en garde ses interlocuteurs contre les risques de fracture liés aux nouvelles technologies de l’information, il évoquait alors « des îlots de prospérité dans un océan de misère » et proposait une « charte mondiale de la communication » qui restera sans lendemain. En 1984 les Usa se retirent de l’Unesco, suivi par la GrandeBretagne et Singapour, le budget de l’organisation est réduit de 25 %, et le débat se déplace de l’Unesco vers le GATT. Pendant dix ans — autour de la question dite de « l’exception culturelle » — les problèmes de communication vont faire l’objet d’un bras de fer entre l’Europe et l’Amérique du nord. Face aux risques de rétrécissement de l’éventail des choix et des centres d’intérêt, de standardisation du langage médiatique et d’ajustement exclusif des produits sur la demande, il s’agit en fait de protéger la diversité des expressions culturelles de chaque pays. Si — comme le font les experts du PNUD — tout le monde reconnaît que les nouvelles technologies informatiques « sont en voie de transformer la carte du développement (et de) créer en l’espace d’une décennie, les conditions qui permettront de réaliser des progrès qui auraient nécessité, dans le passé, plusieurs générations », inversement il s’agit d’admettre que « les créations de l’esprit ne peuvent être assimilées à de simples marchandises » (Mitterrand). Pour cela, il importe de couper court à l’appauvrissement des contenus et à la destruction des diversités qu’impose la compétition marchande et de rétablir un équilibre des échanges. On connaît, dans ses grandes lignes, la riposte européenne. En octobre 1989, les douze approuvent le texte final de la directive européenne qui suscite un recours des Usa auprès du GATT. En décembre 1990, le conseil des ministres des douze adopte le Plan Média (220 millions d’écus pour 1991). En 1993, la France obtient que l’audiovisuel soit retiré du GATT et — en septembre de la même année — CNN menace de diffuser en Europe par le biais de pays (principalement la GrandeBretagne) n’ayant pas reconnu la directive européenne. À 304 propos des réseaux numériques Jacques Delors et Joao 304 Jacques Lucien Jean Delors (1925) Homme politique socialiste français. Il fut le seul president de la Commission Européenne à être reconduit pour un deuxième mandat (1985-1995). 248 305 Pinheiro parlent d’une « mutation comparable à la deuxième révolution industrielle » (Livre Blanc) et proposent un projet d’investissement de 70 milliards d’écus sur cinq ans (19941999) et de 150 milliards sur dix ans, mais qui divise les pays européens. L’accord de Genève de février 1997 abouti à une déréglementation généralisée du secteur des télécommunications. Pour la France, le secteur des télécommunications échappe au monopole public à partir de janvier 1998 et — la même année — l’accord qui intervient à l’OMC sur l’ouverture des marchés des télécommunications à la concurrence clôt pour ainsi dire un cycle. Le problème de la diversité culturelle et du pluralisme de l’information n’est pas clos pour autant. Le sommet d’Okinawa de juillet 2000 rend public une « charte de la société globale de l’information » et met en place le groupe GEANT (Groupe d’Expert pour l’Accès aux Nouvelles Technologies) qui, l’année suivante, propose de soutenir les pays pauvres « pour renforcer la démocratie et l’état de droit » : pour cela il préconise de créer des contenus locaux en exploitant des logiciels libres et de multiplier les initiatives éducatives et les investissements dans des projets de développement durable. En marge de ce dispositif, d’autres initiatives comme celle de l’Observatoire International des Médias (Media Watch Global) sont beaucoup plus précises : l’enjeu en effet est de « promouvoir et de garantir le droit à l’information de tous les citoyens dans tous les pays ». Dans l’état actuel des choses, il est loin d’être garanti. En 1995 le nombre d’ordinateurs personnels en usage dans le monde était de 180 millions pour une population globale d’environ 6 milliards d’individus, mais on estimait à la même époque que 60 % des ordinateurs reliés à Internet appartenaient à des Américains. Simultanément, on observe qu’il y a davantage de lignes téléphoniques installées dans la seule île de Manhattan que dans toute l’Afrique noire. Par ailleurs, l’audiovisuel et le cinéma sont devenus aux Usa le premier poste d’exportation devant l’industrie aérospatiale, près de 60 % des recettes des films américains proviennent de l’exportation et, en dix ans, le bilan commercial de l’audiovisuel européen face aux Usa n’a cessé de se détériorer : il était de 0.5 milliards de dollars en 1985 pour atteindre 5.6 milliards de $ en 1996, en progression de 18 % par rapport à 1995. En 1990, les recettes Us en Europe étaient de 3.7 milliards de dollars (dont 1.2 milliards pour la télévision) tandis que les recettes européennes aux Usa étaient de 250 millions de dollars environ. L’écart depuis n’a cessé de s’amplifier. 305 João de Deus Pinheiro (1945) Homme politique portugais membre de la Commission Européenne pour le parti social démocrate. 249 Chapitre 7 Cléricalisation du politique et politisation du religieux : la foi et la peur. « Je tremble pour mon pays quand je pense que Dieu est justice et que Sa justice sera un jour rendue ». Thomas Jefferson 306 , président des Usa Il n’y a que deux manières de gouverner les foules : leur faire croire qu’elles poursuivent un idéal ou créer les conditions qui leur permettront de s’enrichir. À l’opposé, on le sait, Raymond Aron plaçait la foi et la peur au « principe » des régimes totalitaires : il fallait croire à la doctrine et craindre de s’en écarter. Un des tours de force du libéralisme aura été de faire croire que l’argent pouvait constituer cet idéal et — en apparence au moins — cette illusion triomphe. Mais derrière cette distinction s’en profile une autre : jusqu’à maintenant la croyance religieuse restait une affaire privée et la conviction politique une affaire publique, le vote secret faisant le lien. Lié au règne de l’opinion médiatique et à la remise en cause de l’opposition entre le public et le privé, cette distinction entre la conviction politique et la croyance religieuse est aujourd’hui en crise : tandis que la croyance envahit le champ du politique et que l’opinion tente d’annexer le domaine du religieux, la foi et la peur s’installent au cœur de la démocratie. Tocqueville considérait déjà que la démocratie était une affaire de croyance, mais pour faire observer aussitôt « qu’il ne dépendait pas des lois de ranimer des croyances qui 307 s’éteignent » . Zakaria franchit un pas de plus : « les 308 Américains nous dit-il, ont perdu la foi en leur démocratie » . La démocratie exigerait donc que l’on croît en elle, comme a un absolu et — comme la foi — cette croyance se fonde sur la crainte et sur la peur : nous retrouvons ici les critères par lesquels Raymond Aron définissait les régimes totalitaires. Cela ne pouvait qu’aboutir à faire de la démocratie une nouvelle religion avec ses grands prêtres et son clergé subalterne, ses fanatiques et ses dissidents, ses intégristes et ses hérétiques : aux Etats-Unis, soutenue et favorisée par l’audience croissante des prédicateurs et des sectes de toute espèce et de toutes obédiences, l’estimation morale du politique accompagne un messianisme qui s’adresse désormais à la planète tout entière. À un regain sans précédent de l’individualisme et de la violence fondée sur un culte quasi fétichiste de l’argent, correspond la montée en régime d’une paranoïa sécuritaire fondée sur la peur, et le recours toujours plus marqué du pouvoir à une 306 Thomas Jefferson (1743-1826) Troisième president des Etats Unis. Il fut le principal auteur de la constitution américaine. 307 Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, op. cit. p.74 308 Zakaria, op. cit. p.203. 250 légitimité d’ordre moral. De là cette tendance, qui ne cesse de s’amplifier entre une cléricalisation croissante du politique et une politisation accrue du religieux dont tout porte à penser qu’elle fasse le lit de la dictature. La crise de l’individualisme, le culte exclusif de l’argent, le retour du fanatisme religieux, la montée de la violence et des discriminations raciales sont liés. Dans un monde qu’elles contribuent à vouer au chaos, toutes ces tendances accompagnent l’idée que l’Amérique incarne le Bien. L’individualisme. Tocqueville voyait dans l’individualisme le pur produit de la démocratie, et l’une de ses principales menaces. Il le définissait par l’isolement, le retrait et la coupure : « l’individualisme est un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis de telle sorte que, après s’être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la 309 grande société à elle-même » . Le mécanisme en est complexe car jamais - autant que dans la démocratie libérale - l’individu et l’initiative personnelle n’auront été valorisés, alors que simultanément autant d’efforts étaient été déployés pour en limiter les effets. Par une sorte d’étrange paradoxe, au fur et à mesure que la démocratie gagne en légitimité, c’est-à-dire au fur et à mesure que chacun - chaque jour - dépend davantage de tous, l’idée prévaut que — parti de rien et dans « la solitude de son propre cœur » — il pouvait prétendre à tout, et ne devoir qu’à lui-même (à ses compétences, à son ambition, à son opiniâtreté au travail), sans rien attendre de personne, les succès qu’il serait en mesure d’obtenir. Qu’il réussisse ou qu’il échoue, il ne pourra que s’en prendre à lui-même ou s’en attribuer les mérites : soit, il construira seul son propre destin ; soit il en sera incapable. Or, dans cette logique, l’individualisme apparaît rapidement comme le principal obstacle que rencontre l’individu et cela se répercute de manière différente dans les différentes couches de la société. Fondé à tous les niveaux de la hiérarchie sociale sur la quête exclusive de l’argent, d’un côté ce système généralise l’escroquerie et cautionne les pratiques mafieuses, de l’autre — et tout à la fois — il produit la délinquance et la criminalité ; d’un côté l’intégration grégaire et de l’autre la ségrégation ; d’un côté l’idéologie sécuritaire et de l’autre la peur. Simultanément, il génère des formes de contrôle social et de répression policière dont il nous faut remonter loin dans l’histoire pour trouver un équivalent. Au plan extérieur, cela donne cette forme particulière de messianisme fondée sur l’ignorance et le mépris de l’autre. Dans l’intervalle nous aurons des situations dans lesquelles l’indifférence, le conformisme, l’apathie et le respect de la hiérarchie prévaudront sur l’esprit d’initiative, la prise de risque et l’audace. Tous ne cessent de se ressembler davantage au fur et à mesure qu’ils veulent se distinguer un peu plus les uns des autres. Or, contrairement à ce que pensait Tocqueville, l’individualisme a cessé d’être « irréfléchi et paisible » : il est devenu concerté et violent. 309 Tocqueville op. cit. p.269. 251 Nous avons vu les ravages que pouvait occasionner une classe politique corrompue, vénale, cupide et à la merci de lobbies de toutes sortes jusqu’à se rendre impuissante, n’hésitant pas à brader des secteurs entiers de la société civile à une pauvreté endémique, sans couverture sociale ni perspective de reclassement social. C’est le propre d’une société où le culte de l’argent, de la productivité et de l’efficacité économique l’emportent sur le jeu des solidarités les plus élémentaires et que gouverne la recherche d’un profit immédiat et à court terme. Dès lors que tout est susceptible de s’y acheter et/ou de s’y vendre, l’esprit de prédation, de compétition et de concurrence, le réflexe d’appropriation, l’avarice, l’exaltation de la ruse, de la combine et de la force deviennent les valeurs dominantes. Religion des gens sans foi ni loi et que partagent aussi bien les riches que les pauvres, le culte de l’argent conduit aujourd’hui les Usa — comme le disait Nietzsche — « à mettre le feu à sa maison après l’avoir assurée au-dessus de sa valeur ». Dans les classes moyennes, la sanction par le « mérite personnel » étant de moins en moins capable de distinguer entre ces mérites, chacun acquiert la conviction que la meilleure manière de « s’en sortir » est d’utiliser ses appartenances : le savoir faire social l’emporte sur tout autre savoir faire. Accéléré par la mobilité géographique des individus, la dissolution des structures intermédiaires d’entraide et l’affaiblissement des solidarités entre ceux qui précèdent et ceux qui suivent (les liens entre générations), nous aurons ici une collection abstraite et anonyme d’individus indépendants les uns des autres et ne s’occupant plus que d’eux-mêmes dans une indifférence à peu près totale aux autres : c’est une des vertus des régimes despotiques. Dans ce cas, c’est moins l’individualisme qui compromet l’exercice de la démocratie, plutôt que l’instrumentalisation des appartenances sociales et la conviction — désormais bien ancrée — que le groupe doit vous rapporter davantage que vous n’êtes disposé à lui concéder, ce qui est impossible. De là, un antagonisme croissant entre les appartenances héritées (familiales, communautaires, raciales…), les appartenances électives et procédant d’un libre choix (religion, association, club etc.) et les appartenances imposées (par la profession, l’âge, le sexe) avec la possibilité de récuser les unes et d’ignorer les autres pour peu qu’elles vous desservent. L’appartenance religieuse n’y échappe pas, et cela se traduit par une dissociation accrue (et toute religieuse) entre ce que l’on pense et ce que l’on dit, entre ce que l’on dit et ce que l’on fait, entre ce que l’on fait, et les raisons pour lesquelles on le fait. Si la moitié des Américains dit aller à l’office du week-end, seule la moitié de ceux qui le disent s’y rendent effectivement et parmi ceux qui s’y rendent, le quart reconnaît s’y rendre « sans conviction ». Jusque-là on pouvait être croyant sans être pratiquant ; on rencontre aujourd’hui des pratiquants qui ne sont pas croyants et cela n’est paradoxal qu’en apparence : on se rend à l’office essentiellement pour des raisons sociales et relationnelles, comme on fréquenterait un club de bridge. 252 Le retour du fanatisme. La faillite avérée des idéaux du libéralisme donne lieu — tout à la fois — à une radicalisation morale des objectifs « démocratiques », à un retour en force de « l’ordre moral » et à une prolifération incontrôlée d’idéaux de substitution : la montée des prédicateurs populistes comme Billy Graham, Jerry Falwell, Pat Robertson, Jimmy Bakker ou Jess Moody — pour lesquels la direction des consciences passe par les médias — traduit tout aussi bien un assouplissement apparent des exigences morales, qu’une radicalisation accrue de l’intransigeance. Le tour de force consiste ici à précéder le mouvement tout en donnant le sentiment de l’accompagner et ces télés évangélistes Born again — pour qui le Grand Réveil (Great Awakening) constitue une sorte de « révélation mystique » — s’emploient à répandre une bonne parole jouant sur tous les ressorts de la culpabilité et de l’angoisse, du châtiment divin, de la peur et de l’apocalypse à venir. Lui-même méthodiste — comme Dick Cheney — et de père épiscopalien, Georges W. Bush II appartient à cette mouvance de Christians Born again de la Bible Belt (la ceinture biblique) des Etats du sud, de convertis et d’élus dont la croyance se fonde sur une interprétation littérale des écritures et qui — faisant l’économie des médiations cléricales — se prévalent d’un rapport direct avec Dieu justifiant la lutte contre les dépravations morales (avortement, homosexualité) et le maintien de la peine de mort. Concluant pratiquement chacun de ses discours d’un très dévot « God bless you » (Dieu vous bénisse) et analogue à la « Majorité morale » qui avait porté Ronald Reagan à la Maison-Blanche, il aura ratissé depuis l’Église des saints du Dernier jour jusqu’aux mormons, en passant par les dispensationalistes, pentecôtistes ou Baptistes. Ainsi, le Révérend Oswald Chambers dont on connaît l’influence qu’il exerce sur lui, ou le Révérend Jerry Falwell « qui a publiquement averti les hommes politiques que les électeurs évangéliques sanctionneraient tout candidat votant en faveur d’un compromis avec les palestiniens ». Il aura également recueilli les suffrages d’Operation Rescue — le mouvement anti-avortement — dont le dirigeant Randall Robertson, se reconnaît « le devoir biblique de reconquérir cette Nation » (l’Amérique), prolongeant son avantage jusque dans les rangs du populisme le plus brutal et le plus chauvin 310 dont Patrick Buchanan — l’ancien directeur en communication de Ronald Reagan — fournit l’exemple le plus frappant. Avec la montée de l’irrationnel, de nouvelles formes de religiosité se développent en marge des institutions ecclésiastiques traditionnelles. Chaque année - aux Usa - plus de 70 millions de personnes consultent voyants, mages et guérisseurs. Le regain des superstitions en tout genre et la prospérité des industries divinatoires s’accompagnent d’un intérêt accru pour les jeux de hasard, loteries, horoscopes, destin astral ; des sectes illuministes comparables à celles des davidiens de Waco, de la Haven’s Gate ou du Temple solaire se multiplient et les mouvements millénaristes compteraient plus de 500 000 adeptes. Avec un temps de retard, on observe 310 Patrick Joseph Buchanan (1938) Politicien américain républicain, auteur, journaliste et producteur télévisuel. Il fut conseiller de trois présidents : Nixon, Ford et Reagan. 253 une évolution comparable en Europe. Aux Usa — tout comme en Italie — on célèbre désormais des messes afin de conjurer la chute des cours boursiers, et des loteries ont été créées afin d’augmenter le budget des écoles. Fondée sur le culte de l’argent et de ce qu’il permet de se procurer, la société libérale est constamment renvoyée à cette dialectique du désir et du manque où « trop n’est jamais assez ». Or, de même qu’au marché de la violence répond celui de l’insécurité, au marché de la solitude répond celui du loisir : on y pourvoit à tout et en même temps — y compris à ce que l’on réprime le plus — et de la manière la plus contradictoire. En se libérant de la contrainte matérielle, les hommes se sont progressivement trouvé libres d’accepter plus de contraintes morales encore, ou d’être exclus. De là — pour les couches qui n’y participent pas — cette misère des mœurs liée à la rupture du lien social — impossibilité de la rencontre, détresse, solitude, renoncement, désastre intime et désarroi affectif — et la recherche de nouvelles formes d’émancipation ou de révoltes compensatoires générant des formes d’assujettissement plus désastreuses encore. Dans le meilleur des cas, l’indignation et la compassion tiennent lieu de disposition civique et l’incapacité à totaliser le sens de son existence favorise des comportements incohérents ou imprévisibles qui ne sont que le symptôme d’une déshérence collective irréversible qui permet de comprendre l’audience toujours plus forte des sectes de toute espèce. La lutte pour la vie faisant du quotidien de chacun un combat permanent où tous les coups sont bons, la ruse et la trahison tenant lieu de morale, rarement dans une société, la violence et la peur n’auront joué un tel rôle. Le constat que tirent sur ce plan S. Pharr et R. Putman est accablant : cela se traduit d’un côté par une montée de la délinquance et de la criminalité : homicides, crimes, infractions, attaques à main armée et délits en tout genre ; de l’autre par le maintien de la peine de mort, l’augmentation du nombre des milices armées privées et la mise en place d’un quadrillage sécuritaire à vocation totalitaire. Au début des années 2000, le taux de criminalité et le pourcentage de population carcérale sont aux Etats-unis parmi les plus élevés du monde. Symétriquement, le maintien de la peine de mort couronne un dispositif dans lequel la barbarie tend chaque jour à s’institutionnaliser davantage. Près de la moitié des pays du monde ont aboli la peine de mort mais — pour 2002 - 3200 condamnations ont encore été prononcées dans le monde et 1 526 exécutions réalisées, 80 % de ces mesures se localisant en Iran, en Chine et aux Etats-unis. Tandis qu’au plus haut niveau de l’État, le président fournit l’exemple d’un leadership combinant tous les attributs d’un chef de guerre, d’un prédicateur messianique et d’un chef de bande et que le nombre d’armes à feu détenues par les citoyens américains ne cesse d’augmenter, les taux d’homicides ou de suicide augmentent également dans des proportions jamais atteintes. Cela culmine dans ce que l’on pourrait désigner comme le syndrome de Colombine, Columbine étant l’école de Littleton (Colorado) où le 20 avril 1999, la date anniversaire de la naissance d’Hitler, deux jeunes étudiants massacrèrent quatorze de leurs congénères à l’arme à feu. Les succès sur ce 254 311 plan de Rudolpho Giuliani — maire de New York de 1994 à 2001 — n’atténuent pas le constat général. Le délire interne de persécution n’est que l’envers de la mégalomanie externe qu’il contribue à entretenir et à reproduire. Ce climat de peur, de haine et de suspicion réciproque fondé sur l’apologie de la force, de l’impunité et de l’invincibilité, renforce la légitimité à « se faire justice soimême » et on observe — avec une recrudescence des gangs et des bandes instables — une augmentation des milices armées et un repli sécuritaire. Les deux aspects sont liés et cela n’aura pas échappé à Brzezinski : « la démocratie intérieure complique la mise en œuvre de la puissance sur la scène internationale et, réciproquement, la puissance internationale comporte un élément de menace à l’égard de la 312 démocratie intérieure » . La conclusion est immédiate : si la démocratie intérieure complique la mise en œuvre de la puissance, soit il faudra renoncer à la puissance, soit il faudra renoncer à la démocratie. Or la violence résulte de conditions bien précises : l’oppression, l’étouffement, l’ennui et la frustration d’un côté, la promiscuité, le surnombre et le ghetto de l’autre. Dans la plupart des démocraties européennes, les taux de natalité sont inférieurs au seuil de reproduction des générations (1.8) mais les vagues migratoires précédentes ont été « intégrées ». Au contraire, on observe aux Etats-unis une permanence remarquable du problème racial : les taux usuels de mortalité infantile y sont plus élevés chez les noirs que chez les blancs — ce taux remonte entre 1997 et 1999 — les mariages mixtes y sont en perte de vitesse et, pour la première fois dans l’histoire Us, les noirs constituent la majorité de la population carcérale : les noirs représentent 65 % de la population carcérale et elle s’était accrue de 450 % entre 1985 et 1991. Désormais, il y a plus de noirs en prison qu’à l’université et cela a éliminé 4.5 millions d’Américains des listes électorales ; la plupart sont noirs, votent démocrates et Clinton n’a pas redressé la tendance. Simultanément on note un échec à peu près général des « politiques communautaristes », dites encore de « discrimination positive », avec ce paradoxe qui consiste — pour la démocratie — à « mettre l’exclusion au centre » (Rufin). Un messianisme prophétique. Nouvelle forme d’œcuménisme, parallèlement au fait que la vie privée de chacun est propulsée au cœur du débat collectif, que l’estimation morale du politique balaye l’éventail de la chose publique et que l’une des caractéristiques du nouvel ordre civique est de recourir à des formes « inspirées » de légitimité, la conviction d’être investi d’une mission civilisatrice à vocation universelle (et aux dimensions de la planète) gagne du terrain. Les USA justifient l’hégémonie qu’ils exercent sur le reste du monde par la grandeur des ambitions qu’ils nourrissent pour lui, le caractère glorieux et quasiment mystique des objectifs qu’ils poursuivent et l’infaillibilité de ce qu’ils croient. En vis-à-vis, tous ceux qui ne partagent pas leur point de vue — y compris et 311 Rudolph William Louis "Rudy" Giuliani III (1944) Maire républicain de New York de 1994 à fin 2001. 312 Brzezinski, op. cit. p.83. 255 surtout l’allié de la veille — sont des traîtres, des ennemis de la liberté ou des agents de l’étranger : dans ce cas, on réactive le vieux précepte léniniste du « qui n’est pas avec nous, est contre nous ». Ainsi, la plupart des Américains partagent-ils cette idée que leur nation, la plus grande de toutes « est promise à un grand destin » et que ce destin — « majestueux, efficace, exceptionnel et porteur de grands projets » 313 (Hamilton ) — est d’exercer sur le monde une domination sans partage. Ce projet « inspiré » est inextricablement lié à l’identité nord américaine, à sa vision du monde et à son idéologie parce que les idéaux qui la fondent sont universels et couronnent en quelque sorte l’histoire de l’humanité tout entière. Il ne saurait y avoir de hiatus, là où tout converge : en servant leurs propres intérêts, les Etats-unis servent les intérêts de tous dans le monde : c’est ce que l’on désignait encore il y a peu du terme « d’impérialisme bienveillant ». Tendus à l’unisson et comme un seul homme vers cet objectif, ils nous promettent mieux et davantage encore que des « lendemains qui chantent » : quasiment une « fin de l’histoire ». Ce projet ne peut s’accommoder que d’une vision manichéenne de l’histoire. À l’époque où Kennedy — visant l’Union soviétique — dénonçait « l’impitoyable conspiration monolithique » (1962) nous étions déjà dans une vision manichéenne, mais la composante morale passait au second plan. Les termes de « Grand Satan » ou encore « d’empire du mal » de Ronald Reagan (1983) visaient toujours l’Union soviétique, mais opéraient un déplacement du politique vers le religieux. La manière dont Georges Bush II — avec « l’axe du mal », la « croisade »… — reprend à son compte cette vision des choses ne fait pas que réactualiser l’héritage reaganien : elle intervient dans un contexte où l’ennemi principal — l’islam — est très nettement désigné comme religieux en se situant sur le même plan que lui. J.-F. Revel qui justifie ce terme « d’empire du mal » - en faisant observer que l’on ne pouvait guère désigner l’Union soviétique comme un « empire du bien » - admet cependant que le terme de « croisade » utilisé par Bush relève d’une rhétorique « plutôt pompeuse », mais ce sont précisément ces pompes qu’il appelle de ses vœux, tout en soulignant qu’elles nous renvoient . « aux fondements même de la culture américaine » Sur ce point, on ne peut que lui donner raison, mais il n’a pas d’autre ambition que de se faire l’écho des critiques adressées à Bush — et aux Etats-unis mêmes — par les porteurs de projets de domination les plus intransigeants et implacables. Même Brzezinski s’en étonne, tout en créditant la démarche d’une « efficacité tactique » à laquelle il rend hommage : « outre son efficacité politique dans la mobilisation de l’opinion, l’approche largement théologique du président Bush lui offrait un atout tactique en confondant dans une simple formule des sources diverses de menaces, sans même s’interroger sur la réalité de leur interdépendance. La fameuse référence présidentielle à un axe du mal […] assimilait dans un même emballage rhétorique 314 des défis sans commune mesure » . 313 Alexander Hamilton (1755-1804) Politicien américain, homme d’état, financier, intellectuel, officier et fondateur du parti fédéraliste. 314 Brzezinski, op. cit. p.48. 256 De là ce « fondamentalisme démocratique » que Garcia 315 Marquez définissait comme une intolérance systématique envers toute forme d’organisation politique autre que parlementaire. De là cette « arrogance » du personnel politique nord-américain dont il faut remonter loin dans l’histoire pour trouver un équivalent ; même Jean-François Revel le déplorait : « cette conviction (d’être investi d’une mission universelle) conduit fréquemment leurs porte-parole à se livrer à des déclarations irritantes, frisant la mégalomanie, l’odieux ou le 316 comique » . De là également cette culture du western, du justicier arbitraire mais juste, ombrageux mais bienveillant, et en définitive du « père » — c’est-à-dire ce personnage dont le destin est d’être simultanément « profondément haï, et profondément aimé » — dont un psychanalyste comme Gérard Mendel situe les défaillances au cœur de la crise démocratique actuelle. De là surtout — au titre du désormais trop fameux « droit d’ingérence » — les pires exactions commises aujourd’hui sous pavillon de complaisance humanitaire ou démocratique. De là enfin ce paradoxe d’un « nationalisme universaliste » qui tente de promouvoir par la violence — et par la violence uniquement — une erreur de l’histoire au titre de règle générale. En même temps que la foi et l’enthousiasme des croyants le maintien de l’ordre mondial implique la conscience que les noncroyants — aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur — ont et doivent avoir de leur impuissance : « on ne peut pas susciter l’enthousiasme d’une minorité, sans faire peur à ceux qui ne 317 participent pas à cet enthousiasme » . Comme dans les systèmes totalitaires, les exigences de la foi rejoignent sur ce plan celles de la peur et les contours de la dictature démocratique se précisent. 315 Gabriel José García Márquez (1928) Romancier colombien, jouranliste et militant politique. Il reçut le prix nobel de littérature en 1992. 316 317 Revel, op. cit. p.63. Raymond Aron, op. cit. p.88 257 Partie VI Bilan et perspectives Le Bilan est désastreux - particulièrement pour l’Irak – et les perspectives sont alarmantes, particulièrement en Iran où le scénario irakien pourrait bien se reproduire, et on en connaît l’enjeu, au moins de surface : interdire par tous les moyens que l’Iran n’accède au rang de puissance nucléaire militaire. Avant même de savoir si cela constitue un danger, pour qui, pourquoi et si l’arme nucléaire est devenue obsolète ou pas, compte tenu du fait qu’il existe aujourd’hui un consensus international pour que l’Iran n’y accède pas, la question est de savoir si le pays est réellement en passe de se doter de cette arme, dans quelles conditions et dans quels délais ? La résolution 1747 du Conseil de sécurité des Nations-Unies à été votée à l’unanimité, y compris par la Chine et par la Russie. Il y a désaccord en revanche sur les moyens à employer pour y parvenir et l’alternative est simple : soit on y parvient de manière multilatérale et par des moyens conventionnels, mais qui probablement sont inefficaces : les Nations-Unies. Soit on y parvient de manière unilatérale – c’est-à-dire par la force - et seuls les Etats-Unis en paraissent capables et désireux de le faire. Par définition une issue conventionnelle unilatérale n’a pas de sens et il nous faut exclure une issue multilatérale armée : on voit mal les forces de l’Onu intervenir en Iran. C’est de là qu’il nous faut partir. La question ensuite serait moins de savoir si cette volonté que l’Iran n’accède pas au rang de puissance nucléaire militaire - de la part des Etats-Unis - est réelle ou non : tout témoigne du fait qu’elle est bien réelle. Elle serait plutôt de savoir si elle ne dissimulerait pas d’autres visées, et lesquelles ? Notre hypothèse est que - telle quelle - la configuration du monde arabe et moyen-oriental a cessé de leur convenir dans la mesure où leurs « intérêts vitaux » y sont engagés, sans qu’ils puissent les y contrôler et cela est inacceptable. Un premier pas a été fait en Irak et – malgré que la situation paraisse s’enliser – un second le sera probablement en Iran. Du point de vue nord-américain, l’Irak et l’Iran, c’est un tout. Subsidiairement, on pourra toujours se demander quelle en serait la stratégie, s’ils en ont véritablement les moyens, et quels sont les éléments qui permettraient de le dire ? Ce ne serait pas peine perdue : personne ne fait jamais toujours et de partout tout ce qu’il veut, ni entièrement. 258 Enfin, et à supposer qu’ils en aient les moyens – à la fois internes et externes – il s’agirait d’en apprécier correctement les échéances, le timing et les conséquences car tout – d’une certaine manière – ne paraît pas inéluctable. Du point de vue nord-américain, il est devenu absolument impérieux de remodeler le Moyen-Orient car il y va de leur survie. C’est devenu une question de calendrier et ce qu’ils ne peuvent pas obtenir d’une main, ils feront tout pour l’obtenir de l’autre. I L’Iran et la question nucléaire. Rien ne permet de dire que l’Iran postule au rang de puissance nucléaire militaire - mais rien ne l’interdit non plus - et on sait que le seuil critique permettant de passer d’un usage pacifique et civil à un usage militaire, porte sur la production d’uranium enrichi. On sait aussi que l’Iran est signataire du traité de nonprolifération, et que l’une des fonctions de l’Agence Internationale pour l’Energie Atomique dirigée par Mohamed ElBaradei (AIEA), est d’en opérer le contrôle. Or et cela depuis cinq ans – 2003-2007 – on observe sur cette question un bras de fer diplomatique entre l’Iran d’un côté, l’AIEA, l’Europe et le Conseil de sécurité des Nations-Unis, de l’autre. L’affaire remonte en 2002, date à laquelle l’AIEA dispose d’éléments lui permettant de conclure à l’existence en Iran d’un programme clandestin d’enrichissement et de retraitement de l’uranium. À partir de 2003, l’AIEA adoptera neuf résolutions successives demandant à l’Iran une totale transparence sur ses activités sensibles. La première (du 12 septembre 2003) porte sur la mise en oeuvre d’un accord de garanti entre l’agence et l’Iran. Le 18 décembre 2003, Téhéran signe le protocole additionnel du traité de non-prolifération nucléaire (TNP) qui renforce considérablement les capacités de surveillance de l’AIEA. Il ne faut pas oublier qu’alors Mohammad Khatami était président de la République islamique, qu’il multipliait les appels au « dialogue des civilisations » et que - en Afghanistan - les Etats-Unis avaient bénéficié du soutien actif de Téhéran, et avaient utilisé ses nombreux relais pour faciliter le renversement du régime des talibans. Le 2 mai 2003, lors d’une rencontre à Genève entre l’ambassadeur iranien Javad Zarif et M. Zalmay Khalilzad - alors envoyé spécial du président Bush II en Afghanistan - les dirigeants de Téhéran soumettaient Washington une proposition de négociation globale sur trois thèmes : les armes de destruction massive, le terrorisme et la 318 coopération économique . La République islamique se déclarait prête à soutenir l’initiative de paix arabe du sommet de Beyrouth (2002) et à contribuer à la transformation du Hezbollah libanais en parti politique. Dans un premier temps, l’Iran accepte donc (accords de Paris 15 novembre 2004) mais poursuit ses activités de conversion à Ispahan (août 2005) et d’enrichissement à Natanz (janvier 318 Gareth Porter, « Burnt offering », The American Prospect, Washington, DC, juin 2006. 259 2006). Le 5 février 2006 l’Iran décide de réduire sa coopération avec l’AIEA (fin de l’application volontaire du protocole additionnel) et de reprendre des activités liées à l’enrichissement à Natanz. Au cours du même mois (février 2006), l’AIEA saisit le conseil de sécurité des Nations Unis et le 27 février 2006, le rapport d’El-Baladei au CSNU souligne qu’après trois ans d’investigations intensives, l’absence d’informations sur l’étendue et la nature du programme nucléaire iranien est une « source d’inquiétude ». Il évoque en détail de possibles activités dans le domaine nucléaire militaire. Or, début avril 2006, les responsables iraniens déclarent avoir fait fonctionner avec succès une unité de 164 centrifugeuses à Natanz. Alors que le 29 mars 2006, le Conseil de sécurité demande à l’Iran de se conformer dans un délai de 30 jours aux demandes de l’AIEA, le 11 avril 2006 le Président iranien annonce avoir obtenu de l’uranium enrichi à 3,5 %. Un nouveau pas est franchi dans la surenchère. Le 31 juillet 2006 le conseil de sécurité adopte la résolution 1696 qui rend obligatoire la suspension par l’Iran de toutes ses activités liées à l’enrichissement et au retraitement, y compris la recherche-développement. Pour le 31 août, il demande un rapport au directeur de l’AIEA et prévoit que si l’Iran ne s’est pas conformé à ses obligations d’ici à cette date, le Conseil envisagerait alors - au titre de l’article 41 du chapitre VII de la Charte - l’adoption de mesures de représailles. Au 31 août le rapport d’El-Baladei confirme que l’Iran ne se trouve pas en conformité avec la résolution 1696 ; que le pays n’a pas suspendu ses activités liées à l’enrichissement et qu’il ne coopère pas de manière satisfaisante avec l’Agence : il ne fournit pas la transparence nécessaire. L’Agence, note également de nouvelles contaminations par l’uranium hautement enrichi. Il faut donc prendre des mesures. Le 23 décembre 2006 la résolution 1747 est adoptée à l’unanimité par les membres du Conseil de Sécurité. Celle-ci rend obligatoire la suspension de toutes les activités liées à l’enrichissement et à l’eau lourde en Iran, y compris en recherche et développement. Les mesures adoptées en vertu de l’article 41 du Chapitre VII de la Charte des Nations unies visent à empêcher toute contribution extérieure, quelle qu’elle soit, au profit des activités nucléaires sensibles et des programmes de missiles de l’Iran. La résolution prévoit également des sanctions financières à l’encontre des organismes et individus qui seraient responsables de ces activités. Le texte est adopté y compris par la Russie et la Chine qui ne s’abstiennent pas. Conséquence immédiate, ils n’interviendront pas aux côté de l’Iran si le pays est attaqué. Le 22 février 2007, le rapport du Directeur Général de l’AIEA sur la mise en oeuvre par l’Iran de ses obligations au titre de la résolution 1747 confirme que le pays ne les remplit pas. Il ne coopère toujours pas de manière satisfaisante et ne fournit pas la transparence nécessaire. Un pas de plus est inévitable. Le 5 mars 2007 l’AIEA suspend 22 des 55 projets d’assistance technique à l’Iran et le 24 mars le Conseil de sécurité introduit de nouvelles mesures concernant l’armement (interdiction faite 260 à l’Iran d’exporter toute arme et appel à la vigilance et à la retenue pour les exportations de certaines armes vers l’Iran) et les relations financières du gouvernement iranien avec d’autres Etats ou avec les institutions financières internationales. La riposte est pratiquement immédiate : le 9 avril 2007 le Président Ahmadinejad annonce officiellement que le programme d’enrichissement est entré « dans sa phase industrielle » et l’Iran réaffirme son objectif d’installer 50 000 centrifugeuses à Natanz. Actuellement (21 septembre 2007) – tandis que les rumeurs d’intervention militaires se font chaque jour plus précises - nous attendons de voir : le Conseil de sécurité de l’Onu a fixé à décembre 2007 les délais accordé aux autorités iraniennes pour permettre à l’Agence Internationale de l’Energie Atomique d’effectuer de nouveaux contrôles. Les dialogues ont repris le 20 octobre. II La montée des inquiétudes. Non seulement cette volonté nord américaine d’intervenir par les armes est bien réelle - et elle ne date pas d’hier - mais elle ne fait que se confirmer de jour en jour : dans la version 2006 de la « Stratégie de sécurité nationale » Us, l’Iran est mentionné 16 fois comme la menace numéro 1. Comme toujours en pareil cas – l’expression de cette volonté est graduée à la fois dans le temps et dans le ton, et on observe d’abord une dramatisation progressive des enjeux. Le 18 juin 2003, Bush II affirmait que les Etats-Unis et leurs alliés « ne toléreraient pas » que l’Iran accède à l’arme nucléaire. En février 2005, il reconnaît que « cette idée selon laquelle les États-Unis se prépareraient à attaquer l'Iran est tout simplement ridicule ... Cela dit, toutes les options sont sur la table. ». En octobre 2007, dans une conférence de presse à la maison blanche, il évoque la possibilité d’une “troisième guerre mondiale” et décrit l’Iran comme un “islamo-fascisme”. Il avait déjà évoqué la possibilité d’un « holocauste » si l’Iran détenait l’arme nucléaire et fait l’amalgame entre l’actuel président iranien - Hamadinejad - et Hitler. C’est probablement excessif d’autant que ce dernier ne dispose pratiquement d’aucun pouvoir, sinon de « dramatisation médiatique » parallèle : c’est dans cette perspective qu’il aura estimé – en effet - qu’Israël « devait être rayé de la carte », et on voit le lien avec l’holocauste. e Quelques jours plus tôt (28 août) s’adressant à la 89 convention nationale annuelle de la légion américaine, Bush II avait fait un pas décisif : "Iran has long been a source of trouble in the region. It is the world's leading state sponsor of terrorism. Iran backs Hezbollah who are trying to undermine the democratic government of Lebanon. Iran funds terrorist groups like Hamas and the Palestinian Islamic Jihad, which murder the innocent, and target Israel, and destabilize the Palestinian territories. Iran is sending arms to the Taliban in Afghanistan, which could be used to attack American and NATO troops. Iran has arrested visiting American scholars who have committed no crimes and pose no threat to their regime. And Iran's active pursuit of technology that could lead to nuclear weapons 261 threatens to put a region already known for instability and violence under the shadow of a nuclear holocaust. Iran's actions threaten the security of nations everywhere. And that is why the United States is rallying friends and allies around the world to isolate the regime, to impose economic sanctions. We will confront this danger before it is too late. ... Shia extremists, backed by Iran, are training Iraqis to carry out attacks on our forces and the Iraqi people.... I will take actions necessary to protect our troops. I have authorized our military commanders 319 in Iraq to confront Tehran's murderous activities." Lorsque le nouveau ministre français des Affaires étrangères estime – le 16 septembre - « qu’il faut se préparer au pire », c’est-à-dire « à la guerre », à la fois il fait écho aux propos du nouveau président Sarkozy qui parlait - en août - d’une « alternative catastrophique : la bombe iranienne ou le bombardement de l’Iran », et il participe à cette stratégie de dramatisation. L’hypothèse de la guerre ne cesse de gagner en crédibilité et l’opinion semble s’en accommoder. Les articles de Seymour Hersch dans le New-Yorker (avril 2006) ou de Sam Gardiner dans The left Coaster (janvier 2007) donnent le ton. Le premier – journaliste d’investigation – fait état d’une montée en régime des préparatifs de guerre; le second – colonel de l’Us Air force à la retraite – considère que 320 « l’étincelle de la guerre est déjà allumée » . Echelonnés de juin 2006 à octobre 2007, les articles de Paul Craig Roberts ancien secrétaire d’état au Trésor de Reagan - ne cessent de dénoncer la politique extérieure de George Bush II. En janvier 2007, dans “Bush est sur le point d’attaquer l’Iran” (Bush Is 321 About to Attack Iran: Why Can't Americans See it?) son opinion est fixée: “Plutôt qu’arrêter progressivement la guerre, 322 Bush en commence une autre” . Dans un ouvrage paru en septembre 2006 « Target Iran : The Truth About the White House’s Plans for Regime Change » (Nation Book), Scott Ritter admet que « la politique iranienne des Etats-Unis mène inéluctablement à la guerre, [qu’] elle éclipsera même la faute 323 historique qu’ils ont commise en Irak » . Or ces réactions ne concernent pas uniquement la gauche radicale. Le 6 février 2007 – devant la chambre des représentants - Ron 324 Paul, candidat républicain à la présidence , se prononce très 319 89th Annual National Convention of the American Legion. Sam Gardiner, « Iran : pieces in Place for Escalation ». 321 Globalresearch.ca 322 Pour une sélection d’articles de Paul Craig Roberts traduits en français cf: www.mondialisation.ca Le criminel de guerre dans le salon (2007-10-10), Qui sont les fanatiques ? (2007-09-08), Ce n'est pas la Chine le problème (2007-08-27), Le retour des barons pillards (2007-08-14), Pourquoi Bush a-t-il envahi l'Irak ? (2007-06-13), Bush est sur le point d'attaquer l'Iran (2007-01-29), Bush doit partir (2007-0116), Détourner l'attention du Congrès du vrai plan de guerre contre l'Iran (2007-01-16), Un pays de criminels de guerre (2006-06-20). 323 Scott Ritter, est ancien inspecteur de l’Unscom en Irak de 1991 à 1998, 324 né le 20 août 1935, homme politique américain, représentant du Texas à la Chambre des représentants et neuf 320 262 fermement contre une intervention en Iran et évoque – à propos de l’équipe en place à Washington – des « risques de dérives er dicatoriales ». Quelques jours plus tôt (1 février 2007) Brzezinski – l’ancien conseiller à la sécurité de Jimmy Carter – admetait devant la commission des Affaires étrangères du Sénat que Bush « cherchait un prétexte pour attaquer l’Iran ». Plus près de nous, des experts britanniques en matière de sécurité – Dan Plesch et Martin Butcher – décrivent les prépatifs de guerre du Pentagone et envisagent l’ensemble des stratégies possibles contre l’Iran, tout en admettant que la probabilité de l’hypothèse nucléaire est faible. Leur conclusion cependant est radicale : « Les bombardiers et les missiles à longue portée américains sont d’ores et déjà prêts à détruire en quelques heures 10.000 cibles à l’intérieur de l’Iran. Les troupes d’infanterie, de l’armée de l’air et de la marine déjà présentes dans le Golfe Persique, en Iraq et en Afghanistan et ont la capacité de détruire en peu de temps les forces armées 325 iraniennes, le régime du pays et son Etat » . Simultanément le jeu des lobbies se met en place. Interviewé par le Sunday Times (1er Octobre 2007) Norman Podhoretz actuel conseiller en politique étrangère de Rudolph Giuliani, ancien maire de New York et candidat républicain à la 326 présidentielle américaine , nous fait part de l’entretien qu’il a eu avec Georges Bush II : « J’ai vivement encouragé le président George W. Bush à agir contre les sites nucléaires iraniens et je lui expliqué pourquoi je pensais qu’il n’y avait pas d’autre solution, » dit-il. « J’ai développé le scénario du pire, c’est-à-dire celui qui consiste à bombarder l’Iran, par rapport aux conséquences du pire, c’est-à-dire le cas où l’Iran se doterait de la bombe atomique. ». Il a aussi dit à Bush : « Vous avez la terrifiante responsabilité de devoir empêcher un nouvel holocauste. Vous êtes le seul possédant les tripes pour le faire. » Selon Podhoretz, bien que le président ait pris un air solennel, il n’aurait « pas donné la moindre indication permettant de savoir s’il était d’accord (avec lui), bien qu’il ait écouté avec beaucoup d’attention.” Podhoretz conclu en disant au président que « la clé pour comprendre ce qu’il se passait, était de situer la crise actuelle dans la succession des défis totalitaires lancé à notre civilisation. ». Simultanément de nombreuses personnalités aux Usa – intellectuels, musiciens (Willie Nelson), écrivains (Gore Vidal), mères de soldats tués, journalistes (Daniel Ellsberg), officiers hors-cadre (Ann Wright), députés, sénateurs (Eric Oemig), membres du Congrès (Cynthia McKinney) ou animateurs de radio (Thom Hartmann)… - appellent les chefs d’Etat-Major et l’ensemble des militaires américains à refuser d’obéir aux ordres de leur hiérarchie : « Nous, les citoyens des États-Unis, fois réélu à la chambre des représentants Ron Paul est candidat républicain à la présidence américaine en 2008. 325 Considering a war with Iran: A discussion Paper on WMD in the Middle East, septembre 2007. Mémoire pour une discussion sur les ADM au Moyen-Orient Cette étude est disponible sur le net: IranStudy082807a.pdf 326 Norman Podhoretz, ancien rédacteur en chef de la revue Commentary, est le fondateur du Comité sur le danger présent (CPD) et il siège à Paris dans l’Institut Turgot. 263 nous exhortons respectueusement, les hommes et les femmes courageux de notre armée, à refuser tout ordre d’attaquer de manière préventive l’Iran. » Enfin tandis qu’aux Etats-Unis les signes d’inquiétude se multiplient et que les rumeurs de guerre s’amplifient, parallèlement les préparatifs guerriers s’accélèrent - les deux vont de pair – et la question, de plus en plus est celle de savoir si les Etats-Unis ont réellement les moyens d’attaquer l’Iran, ou pas. III En ont-ils les moyens ? La question des moyens se pose principalement sur trois plans : économique, politique et militaire. Au plan politique, il s’agit - dans un premier temps - d’isoler le pays en le coupant du concert des nations. Il s’agit ensuite de le réduire militairement à rien et d’en prendre le contrôle par des mesures à nouveau gradués, mais qui toutes convergent : de la moins risquée à la plus efficace. La plus efficace - qui est également la moins consensuelle - n’est pas forcément la plus risquée. Stratégie d’isolement et renforcement des opérations clandestines d’un côté, préparatifs de guerre de l’autre. La stratégie d’isolement politique, est à la fois interne et externe. À l’intérieur les pasdarans (les gardiens de la révolution) sont désignés comme une « organisation terroriste » tandis qu’on accuse l’Iran de soutenir Al Quaïda et de saboter la normalisation en Irak. À l’extérieur, favorisé et soutenu par les Usa, pour marginaliser le Hammas (Palestine), le Hezbollah (Liban) et la Syrie, le rapprochement entre Mahmoud Habbas et Ehoud Olmert - qui serait de nature à satisfaire tous les sunnites de la région - va également dans le sens d’un isolement iranien et shiite accru. Le renforcement des opérations clandestines internes a deux volets principaux : établir des contacts et nouer des liens avec les minorités opposantes. Dresser des listes de cibles potentielles et accomplir – avec le renseignement et les services secrets – ce que les inspecteurs de l’AIEA ne parviennent pas à réaliser dans un cadre contractuel. Crée début 2006 l’Iran-Syria Policy and Operation Group (ISOG) avait pour mission de déstabiliser la Syrie et l’Iran et de provoquer un changement de régime ; depuis il a été dissous et – sous l’impulsion de Condoleezza Ricce - un retournement diplomatique semble être intervenu, mais les opérations secrètes se poursuivent. De nombreuses sources confirment que - dans le but de déstabiliser le régime iranien - les EtatsUnis ont intensifié leur aide à plusieurs mouvements armés à base ethnique - Azéris, Baloutches, Arabes et Kurdes. Le Financial Times rapporte à plusieurs reprises que l’Us Marine Corps s’est sérieusement préoccupé des rapports qu’entretenaient entre elles les différentes communautés 327 ethniques ou religieuses de la région . Le soutient de Washington aux azéris est ancien. En Azerbaïdjan, pays que Washington entend de plus en plus 327 Guy Dinmore US Marines Probe Tensions among Iran's Minorities, The Financial Times, 23 février 2006 264 utiliser comme base de sa lutte antiterroriste, le leader azéris Mahmoudali Chehregani n’avait pas hésité à prôner ouvertement un Etat fédéral comme « meilleure solution pour la 328 démocratie en Iran » . Début avril, la télévision ABC révélait que le groupe baloutche Jound Al-Islam (« Les soldats de l’islam »), qui venait de mener une attaque contre des gardiens de la révolution (une vingtaine de tués), avait bénéficié d’une assistance secrète américaine. 329 Un rapport de The Century Foundation révèle enfin que des commandos américains opèrent à l’intérieur même de l’Iran depuis l’été 2004. Mais c’est l’option militaire lourde qui est la plus sérieusement envisagée. Le redéploiement de l’appareil militaire. Ce redéploiement ne date pas d’hier. Sous couvert d'anonymat, des sources militaires britanniques ont confié au New Statesman que "(l'appareil) militaire américain avait changé de cap en se focalisant sur l'Iran" dès que Saddam Hussein avait été chassé de Baghdad. Les Etats-Unis disposent des moyens militaires de frapper l’Iran. Révélé en avril 2006 par William Arkin dans le Washington Post - une série de scénarios alternatifs ont été envisagés sous le nom de code de TIRRANT (Theater Iran Near Term) et l'amiral William J. Fallon - nouveau chef du Commandement Central Américain (US Central Command) - a hérité des plans mis sur ordinateur dans ce cadre. Simultanément, l'armée américaine, la marine et l'aviation ont tous préparé des plans de bataille et mis quatre ans à construire des bases et à s'entraîner pour "L'Opération Liberté Iranienne" (Operation Iranian Freedom). L'amiral William J. Fallon est nommé le 16 mars commandant du Commandement central US (CENTCOM) en remplacement du général John P. Abizaid, qui a été poussé à la retraite, suite à d’apparents désaccords avec le successeur de Rumsfeld, le secrétaire à la Défense Robert M. Gates. Tandis qu'Abizaid reconnaissait les échecs et les faiblesses des militaires US en Irak, Fallon est étroitement aligné sur le vice-président Dick Cheney et fermement dévoué à « la guerre mondiale contre le terrorisme » (GWOT). L'amiral Timothy J. Keating Commandant de l’US NORTHCOM - a été nommé le 26 mars à la tête de l’US Pacific Command, dont relèvent à la fois la 5ème et la 7ème Flotte. Le Commandement du Pacifique de la 7ème flotte est le plus grand commandement de combat Us et Keating - qui succède à l'amiral Fallon - est également un supporter inconditionnel de la « guerre contre le terrorisme ». En avril 2007 d’importantes manoeuvres militaires ont lieu dans le Golfe arabo-persique. Les simulacres de guerre US au large du littoral iranien ont vu la participation de deux porte-avions, le groupe aéronaval de l'USS John Stennis et l'USS Eisenhower 328 Cf. Ihsan Kurt, « Iran : Washington joue la carte azérie contre Téhéran », InfoSud, 28 juillet 2003. 329 Sam Gardiner, « The end of the “summer of diplomacy” : Assessing US military options on Iran », Washington, DC, 2006. 265 ayant à leur bord 10.000 hommes et de plus de 100 avions de guerre. Le groupement de l’USS John C. Stennis, qui fait partie de la 5ème Flotte US, est entré dans le Golfe arabo-persique le 330 27 mars, escorté par le croiseur lance-missiles USS Antietam On dit que le groupe aéronaval de l’USS John C. Stennis (JCSSG) et son escadre aérienne n°9, ont mené « un exercice en duo » avec le groupe aéronaval de l'USS Dwight D. Eisenhower (IKE CSG) : « C’est la première fois que les groupes aéronavals du Stennis et de l'Eisenhower ont opéré ensemble dans un exercice commun dans le cadre du déploiement de la 5ème Flotte. Cet exercice démontre l'importance des capacités des deux groupes aéronavals à planifier et à mener des opérations en tandem dans le cadre de l'engagement de la Marine de guerre à maintenir la sécurité et la stabilité maritimes dans la région. ». Ces simulacres de guerre sont le point culminant d’un processus enclenché dès 2003 et qui n’exclu pas l’option nucléaire. L’option nucléaire. Le Doctrine for Joint Nuclear Operations de mars 2005 prévoit la possibilité de frappes nucléaires préventives et – peu après le sénat vote 125 millions de $ au programme Prompt Global Strike qui doit permettre aux Etats-Unis de frapper n’importe quel endroit de la planète en moins d’une heure. Anciens agents de la CIA au Moyen-Orient, Robert Baer et Ken Silverstein déclarent que les Etats-Unis sont prêts à bombarder l’Iran au cours des six prochains mois à venir. Selon un expert de la sécurité nationale, un plan d’attaques aériennes massives, sur trois jours et incluant l’usage de mini-nukes, est finalisé par le Pentagone : il porterait sur 1200 cibles iraniennes. En août 2005, The American Conservative (Dir : Patrick Buchanan) révèle que le bureau du vice-président Cheney en liaison avec l’USSTRACOM planifie et élabore depuis 2004 un scénario de riposte destiné à « être utilisé en réponse à une autre attaque terroriste du type 11 Septembre sur les USA » dont l’Iran – cette fois – serait responsable. Cette tâche est confiée au général Ralph E. Eberhart, et elle n’exclue pas 331 l’option nucléaire . Tels que dévoilés par la BBC, les sites qui seraient frappés par les Etats-Unis seraient Natanz, Ispahan, Arak et Boushehr. Le STRATCOM, le Commandement Stratégique responsable de l’attaque globale (Global Strike) a intégré armes conventionnelles et armes nucléaires dans son programme d’ensemble et Hans Kristensen en a décrit le processus : « The most prominent example of this is Global Strike, a new mission assigned to Strategic Command (STRATCOM) in January 2003 in Change 2 to the Unified Command Plan. The directive identifies Global Strike as "a capability to deliver rapid, extended range, precision kinetic (nuclear and conventional) and nonkinetic (elements of space and information operations) effects in support of theater and national objectives." Also known as CONPLAN (Contingency Plan) 8022, Global Strike envisions using nuclear (and conventional) forces to strike, 330 voir http://www.navy.mil/. John J. Kruzel U.S. Strategic Command Refines, Fields New Capabilities, American Forces Press Service, 9 mars 2007. 331 266 preemptively if necessary, targets anywhere on the globe in a crisis. CONPLAN 8022 complements other nuclear strike plans (OPLAN 8044, formerly SIOP) and regional plans, but is distinct from them by its focus on prompt responses to crises and destruction of time-urgent targets that are not covered in the other deliberate plans. CONPLAN 8022 is focused on strikes against "rogue" states (e.g., North Korea, Iran, and Syria) and nonstate actors. The belief of the Bush administration that the threat from these adversaries is imminent prompted Defense Secretary Donald Rumsfeld in spring of 2004 to issue an "Alert Order" that directed the Pentagon to activate CONPLAN 8022. In response, the Air Force and Navy drew up strike sorties and attack profiles for their operational nuclear forces to be ready to strike on short notice if ordered to do so by the president. "Global Strike operations will normally be executed within compressed timelines (from seconds to days)... from the continental United States and forward bases," according to the JCS Global Strike ”.332 Joint Integrating Concept (JIC) Or, attaquer l’Iran n’est pas du même ordre de grandeur qu’attaquer l’Irak où l’essentiel des troupes Us au sol s’enlise et devient de plus en plus vulnérable, sans être mobilisable sur un deuxième front, où elles seraient prises « en tenaille ». Que le monde arabe puisse exploser si les Usa attaquaient l’Iran n’est pas un argument - bien que l’hypothèse de l’explosion soit exacte - car c’est probablement l’objectif à atteindre. D’abord suspecte, l’alliance saoudienne est localement renforcée au plan militaire - mais privé – et Israël se porte en première ligne pour hâter une intervention. On se souvient en 1981 de l’attaque aérienne israélienne sur le site d’Osiraq (Irak). Il est très probable qu’Israël - dont le rôle est essentiel dans cette affaire – ne resterait pas inactif, sans 333 compter la possibilité que les israéliens en aient l’initiative . Dés mars 2005, le Sunday Times rapportait que des raids nucléaires israéliens étaient programmés sur les sites d’Arak, 334 de Natanz et d’Isfahan . En janvier 2007, le même journaliste 335 dans le même journal persiste et signe . Plus près de nous, et selon le New York Times (14 octobre), le raid mené le 6 septembre dernier par l’aviation israélienne sur la Syrie visait 332 Hans Kristensen, Preparing For The Failure Of Deterrence, SITREP, Royal Canadian Military Institute, November/December 2005. 333 www.globalsecurity.org 334 « Israel has drawn up secret plans for a combined air and ground attack on targets in Iran if diplomacy fails to halt the Iranian nuclear programme. The inner cabinet of Ariel Sharon, the Israeli prime minister, gave “initial authorisation” for an attack at a private meeting last month on his ranch in the Negev desert. Israeli forces have used a mock-up of Iran’s Natanz uranium enrichment plant in the desert to practise destroying it. Their tactics include raids by Israel’s elite Shaldag (Kingfisher) commando unit and airstrikes by F-15 jets from 69 Squadron, using bunker-busting bombs to penetrate underground facilities. Uzi Mahnaimi : Israel plans strike on Iranian nuclear plant, the Sunday Times, March 13, 2005. 335 Uzi Mahnaimi & Sarah Baxter, Israel plans nuclear strike on Iran, The Sunday Times, January 07, 2007. 267 un site que les autorités de Tel-Aviv soupçonnaient d’abriter un réacteur nucléaire en cours de construction. De son côté, la Russie contribue au consensus international en votant la resolution 1747 et en retardant la construction de la centrale de Bouschehr - dont la mise en service aurait déjà dû intervenir depuis deux ans – mais elle s’oppose formellement à tout usage de la force en déniant sa légitimité. Le 16 octobre 2007, après avoir rencontré son homologue iranien, le président Vladimir Poutine, parle “d’absence de preuves permettant d’affirmer que l’Iran veuille construire une arme nucléaire”. Un mois plus tôt - le 13 septembre 2007 - RIA Novosti la très officielle agence russe d’information reprenait – à propos du 11 septembre – la thèse du complot intérieur sans exclure qu’elle puisse se répéter. L’opposition de la Chine à une attaque éventuelle de l’Iran est formelle et ce n’est pas rien. Mais la résolution 1747 du Conseil de sécurité leur interdit de se rallier à l’Iran, sous l’hypothèse d’une attaque. Par ailleurs on oublie trop souvent que les simulacres de guerre menés de septembre à décembre 2006 opération connue sous le nom de “Bouclier vigilant 07” visaient non seulement Nemesis (la Corée du nord) et Irmingham (l’Iran) mais également Ruebek (la Russie) et Churia (la Chine). Ajoutons que si la Russie a intérêt à un dollar à la hausse, ce n’est pas le cas de la Chine - au contraire – dont 60% des approvisionnements pétroliers transitent par le détroit d’Ormuz, 75% pour le Japon. Dans cette recomposition d’alliance, le retournement de la France est à noter, mais il ne pèsera que faiblement dans la balance et ne sera pas décisif pour les décisions à prendre, tout en divisant – cette fois - la France et l’Allemagne. Enfin, le retrait des troupes britanniques de Bassorah ne semble pas indiquer que la Grande-Bretagne s’opposerait formellement à une attaque contre l’Iran. Parallèlement – en Iran - on observe une montée en régime des mises en gardes et des surenchères. Dans une interwiev télévisée de janvier 2007, Ali Kamenei dit clairement que – sous l’hypothèse d’une attaque, la régularité des flux pétroliers dans le détroit d’Ormuz ne serait plus garantie : « If the U.S. makes a wrong move against Iran, energy flow in the region 336 will be definitely put at serious risk » . N’excluons pas cependant que – pour les Etats-Unis - ce soit l’objectif à atteindre mais c’est également le point sur lequel le périmètre de l’alliance serait le plus fragile, tandis que le point de vue iranien paraît le plus crédible. Environ 25% de l’offre mondiale journalière de pétrole transite par Ormuz. Le plan américain pour maintenir la régularité des flux – Oplan 1002-04 – fait partie des scénarios les moins crédibles et – malgré toutes les incertitudes qui demeurent sur ce point – la capacité de l’Iran à déstabiliser les flux semble tout à fait réelle. Plus près de nous (20 octobre 2007) – et sur un autre registre – le général Mahmoud Tchaharbaghi – commandant des forces terrestres – fait savoir que l’Iran tirerait « 11 000 missiles à la secondes sur l’ennemi, en cas d’attaque ». 336 http://www.iranfocus.com 268 IV Le Calendrier. En janvier 2007 le journal koweitien Arab Times estimait qu’une attaque pouvait intervenir n’importe quand entre février et fin avril. En avril 2007, le général Leonid Ivashov, vice-président de l'Académie des sciences géopolitiques à Moscou, admettait que le Pentagone projetait de se livrer à une « attaque aérienne massive contre l'infrastructure militaire de l'Iran dans un proche avenir ». Toujours de sources russes, le Canard enchaîné fait état en octobre 2007 d’un plan israélo-américain contre l’Iran qui interviendrait entre la fin du Ramadan (mi-octobre) et janvier 2008 mais nous avons vu que les Russes – de manière contradictoire – avaient intérêts à accréditer l’hypothèse d’une attaque rapide. Au plan intérieur civil, l’hypothèse d’une guerre contre l’Iran qui ne serait pas gagné dans les quinze jours qui suivent - réduirait à rien les chances du parti républicain d’être reconduit aux affaires. Par ailleurs elle est de moins en moins populaire et s’il ne faut pas l’exclure – il est prudent d’en différer l’échéance. Il devient de moins en moins probable désormais qu’une attaque contre l’Iran ait lieu avant les prochaines élections présidentielles de mars 2008. Sur cette question le camp républicain est divisé et ce serait compromettre ses chances d’être reconduit. Sous cette hypothèse, on croît savoir que l’actuel ministre de la défense - Robert Gates - donnerait sa démission, et on connaît les différents qui opposent le viceprésident Cheney et Condoleezza Ricce sur la meilleure 337 stratégie à adopter . Mais, et à supposer que les républicains soient reconduits, la question resterait intacte et d’autant plus cruciale que – de l’avis de tous les experts - l’obtention de l’arme nucléaire par l’Iran pourrait intervenir assez rapidement. L’administration américaine parle d’échéances imminentes, mais cela a toujours été le cas depuis quinze ans. Nous renvoyant à l’ouvrage d’Anthony Cordesman et Khalid AlRodhan Iran’s Weapons of Mass Destruction : The Real and Potential Threat (juin 2006), Alain Gresh nous rappelle l’histoire 338 de ces previsions . Actuellement, le ministre israélien Netanyahu parle de 700 jours (oct. 2007) De son côté, le directeur de l’Agence pour l’Energie Atomique parle de 2012. 337 This harder line from some administration supporters reflects a debate that is going on inside the White House, as reported in the New York Times. It is said that Vice President Cheney believes that the spring of 2008 will be the timeframe for a decision on whether or not to attack Iran, while Secretary of State Rice has come to believe that diplomacy is the only route to prevent Iranian acquisition of nuclear weapons. Other observers have put it more starkly, for example, the Steve Clemons Washington Note blog (highly regarded by political observers in Washington DC) says that Cheney is engaged in a strategy of ‘insubordination’ on Iran, to tie the President’s hands as the President ‘cannot be trusted’ on the issue. This is also reflected in ongoing struggles between Cheney and Rice that has been reported in the American media. Pesch et Butle, op. cit . p. 53 338 Cf Alain Gresh, Quand l’Iran aura-t-il l’arme nucléaire, Nouvelles d’Orient, 4 septembre 2006. 269 Ajoutons qu’une administration démocrate serait placée devant le même dilemme, avec des échéances identiques alors que la plupart des candidats démocrates ne se sont toujours pas prononcés formellement pour écarter une issue militaire. Au contraire : un consensus bi-partisan s’est dessiné pour que toutes les options « restent sur la table » (on the table). C’est dans ces conditions que se pose la question de savoir si l’arme nucléaire ne dissimulerait pas d’autres enjeux, et autrement plus cruciaux. V L’arme nucléaire n’est-elle qu’un prétexte? Toute en témoigne et d’abord le traitement de la question nordcoréenne qui aura au moins montré quels bénéfices un pays pouvait retirer d’une surenchère en ce domaine. La comparaison entre les deux pays ne va pas de soi mais peut être poussée, au moins jusqu’à un certain point. La Corée du Nord est une puissance nucléaire déclarée et ayant fait part de son intention de se doter de l’arme nucléaire. Elle a quitté le traité de non-prolifération tout à fait légalement (janvier 2003), et en a informé la communauté internationale. Elle a respecté les délais et décommandé les inspecteurs. Cependant – et alors que le gouvernement Bush disait que ce n’était que du bluff - elle vient d’effectuer un essai nucléaire (9 octobre 2006). Dernier rebondissement – et contrepartie des bénéfices qu’il en aura retiré - le régime de Pyongyang vient d’annoncer qu’il neutraliserait ses installations nucléaires d’ici la fin de l’années 2007. Avec l’Iran, c’est un tout autre scénario qui semble se mettre en place et cela – arme nucléaire ou pas – tient d’abord à la place que l’Iran occupe dans la stratégie globale de redéploiement Us. Nous avons vu que le dollar était une monnaie indexée sur le pétrole en ce sens que tous les règlements pétroliers mondiaux s’effectuaient en dollars. Que cela cesse, et le dollar serait compromis. La possibilité qu’avait envisagé Sadham Hussein d’accepter des règlements en euros constituait déjà une menace. L’accord Iran-Japon pour des règlements en yen en constitue une autre. Dès 2005, les ministres des finances du Golfe décidaient de « passer à l’euro », et au début du mois de janvier la Banque centrale d’Arabie Saoudite pronostiquait dans un futur proche une part plus importante pour la devise européenne dans les réserves mondiales. Mais, liée à la situation économique interne qui est désastreuse, la perte de contrôle de l’offre pétrolière – dans une conjoncture où les Etats-Unis ont intérêt à un baril à la hausse - serait plus désastreuse encore. 339 Publié par Le Financial Times du 14 août 2007 et repris sur la chaîne abcnews, David Walker vient de terminer un travail dans lequel il avance que les comptes de la nation sont 340 catastrophiques et que le pays est au bord du gouffre . David 339 David Walker, Learn from the fall of Rome : Us warned. Ce document Transforming Government to Meet the st Demands of the 21 Century, The Federal Midwest Resources Council and the Chicago federal Executive Board, Chicago, Illinois, 7 août 2007, est disponible sur le net d071188cg.pdf 340 270 Walker n’est pas le premier venu puisqu’il s’agit du président du Government Accoutability Office, le Contrôleur Général des Finances américain et l’équivalent de notre président de la Cour des Comptes - un personnage apolitique donc – nommé pour quinze ans sur ce poste par Bill Clinton. Le Government Accoutability Office est souvent décrit comme le bras armé des enquêtes menées par le Congrès, 90% d’entre elles étant à l’initiative du législateur, les autres à l’initiative du contrôleur luimême. C’est le cas pour celle-ci. Tout ce que nous avons déjà noté est à nouveau examiné : recours croissant au déficit fiscal, financement insuffisant de la santé, immigration, engagements militaires, hausse des impôts, coupes claires dans les services de l’Etat, ventes massives de bons du Trésor américain détenus par les gouvernements étrangers, créent la menace d’une crise sans précédente si aucune action n’est entreprise rapidement. Les déséquilibres du budget de l’Etat font que les USA sont « sur la voie d’une explosion de leur dette ». Il qualifie « d’effrayantes » les simulations dont il dispose sur le long terme. Or tout cela – en grande partie – repose sur l’équation entre pétrole et forces armées. Tout le monde aujourd’hui – ou presque – admet que le pétrole était, et reste au coeur de l’invasion de l’Irak, y compris Alan Greenspan. Dans un entretien avec Bob Woodward, publié par le Washington Post du 17 septembre 2007, Alan Greenspan est extrêmement précis sur ce point : « Saddam, affirmait clairement qu'il allait contrôler le Détroit d'Hormuz par lequel passent quotidiennement 18 à 19 millions de barils ». Une baisse de flux de l'ordre de 3 à 4 millions de barils par jour pouvait élever le prix du baril jusqu'à 120 dollars, et toute hausse au-dessus de ce seuil entraînait le « chaos » dans l'économie mondiale. Dans ces circonstances « il était essentiel nous dit-il d'en finir avec Saddam » et sa destitution « a permis d'assurer que le système [des marchés pétroliers] existant continue à fonctionner franchement, jusqu'à ce que nous trouvions d'autres [sources d'énergie] ce qu'en définitive nous parviendrons à faire ». L’invasion de l’Iran en constituerait – pour ainsi dire – le deuxième volet. Pour Plesch et Butcher, déjà cités, l’administration Bush n’a pas d’autre raison de détruire l’Iran que celle de dominer la région du Moyen-Orient et de l’Asie Centrale qui représente l’essentiel des réserves mondiales en pétrole, et d’en empêcher l’accès à ses rivaux européens et asiatiques. Cela paraît juste, mais c’est un peu court. Dans un éditorial du Washington Post Henry Kissinger ne nous dissimule pas quels seraient – à ses yeux – les véritables motifs de l’attaque contre l’Iran: “Les nations industrielles nous dit-il ne peuvent accepter que des forces radicales dominent une région dont dépend leur économie”, et cette dépendance bien évidemment – est pétrolière. C’est vrai, mais nous ne sommes toujours pas au coeur de la difficulté. C’est un fait, après l’Arabie Saoudite, les plus importantes réserves mondiales de pétrole se situent en Iran, mais il est peu probable qu’après une invasion de l’Iran, ces réserves soient susceptibles d’être exploité – au moins à moyen terme - pas plus d’ailleurs quelles ne le sont aujourd’hui en Irak. Qu’elles ne le soient pas suffirait cependant, à ce que s’exerce une pression à la hausse du prix du baril, et se serait probablement 271 – à court terme - l’objectif à atteindre. Or là un “seuil qualitatif” serait probablement franchi qui nous contraindrait à modifier le cadre du raisonnement et tout porte ici sur l’articulation entre le court, le moyen et le long terme. Même à moyen terme – 5 ou 10 ans – et même s’il nous faut moduler cette appréciation par le fait qu’un baril à la hausse augmenterait d’autant les « réserves prouvées », tout témoigne du fait que le pétrole est une énergie épuisable dont il faille déjà anticiper le terme, et dont le prix ne cessera de grimper au fur et à mesure qu’elle deviendra plus rare. Les prévisions les plus optimistes situe le « peack oil » aux alentours de 2020-2030 alors que les membres de l’ASPO (Association for the study of 341 Peak Oil) la prévoie pour 2010 . La course à « l’aprèspétrole » est déjà engagée et – avec cette course – la transition à l’ére « post-industrielle ». Lorsqu’Alan Greenspan prévoit qu’une hausse aux alentours de 120$ le baril entraînerait l’économie mondiale « au chaos », il se trompe - car il en faudrait probablement davantage – et il se trompe car il continue, comme il l’aura toujours fait, à raisonner à court terme. Avec un baril à 180-200$ il aurait probablement raison. Après tout et vis-à-vis des prix actuels (80$ fin octobre 2007) cela ne représenterait qu’un peu moins d’un triplement. Ils avaient été multipliés par quatre en 1973, mais la situation n’est plus la même. Si – à moyen terme - l’hypothèse d’un baril à 200$ est devenue crédible – et on croit savoir qu’elle aura été agitée dans le périmètre extrêmement étroit et confidentiel du groupe de Bilderberg – notre tâche aujourd’hui serait d’avoir à penser ce « chaos ». L’invasion de l’Irak en constituait le premier pas. L’invasion de l’Iran en constituerait le second. Au moment où tout confirme que le rôle du dollar est en chute 342 libre et qu’il suffirait – par exemple – à la Chine et au Japon de se séparer d’une partie seulement de leurs réserves en dollars pour en précipiter la chute, la question du contrôle des volumes et des prix pétroliers est devenue cruciale. Qu’un baril à 120$ soit d’ores et déjà prévisible à court terme, nous l’avons déjà indiqué. Merrill Lynch a déjà retenu cette hypothèse. Ce sont sur des hypothèses à 200$ qu’il nous faut désormais raisonner, comme Jim Rogers aux Etats-Unis ou Paul Sindic en 343 France . Or là, tout indique que nous entrerions dans une spirale « chaotique » de rupture de seuil. Ce n’était pas notre tâche ici de penser ce chaos : d’autres prendront le relais, et d’ici peu. Observons cependant que cette notion de « chaos » ne doit pas être de nature à nous effrayer. L’histoire a toujours progressé de manière « chaotique » ; la seule question serait de savoir qui en seraient les bénéficiaires, et qui en seraient les exclus. 341 Cf le site de cette association www.peakoil.net Cf par exemple, le Management Trends 2005 diffusé par la Central Banking Publications basée à Londres. 343 Paul Sindic, Le pétrole à 150 ou 200$/baril, chronique d’une crise annoncée et propositions alternatives, sept. 2005, 27p. disponible sur www.ecolo.org 342 272 Partie VII : Conclusions. Même si ce constat doit être nuancé, ni le capitalisme ni le socialisme n’auront fait la preuve de leur capacité à sortir les pays du Tiers-monde de l’engrenage du sous-développement et de la dictature. L’Afrique s’est appauvrie de manière absolue, et si certains pays d’Amérique du Sud ou de l’Asie de l’Est se sont enrichis, la contrepartie en a été un appauvrissement des pays les plus pauvres et un accroissement considérable des inégalités entre les couches les plus favorisées et les couches les plus démunies de leurs populations. L’écart s’est creusé entre le Sud pauvre et le Nord riche et — au cours des trente dernières années — le nombre des pays les moins développés a doublé (de 25 à 49) tandis qu’en dix ans (1997-2007) le volume de la population mondiale vivant dans une pauvreté absolue, est passé le 1 à 1.5 milliards d’individus. Même les revenus des pays producteurs de pétrole du Moyen-Orient n’ont cessé de se dégrader : après avoir été les premiers créditeurs des institutions financières internationales, ils sont aujourd’hui devenus endettés dans une monnaie qui a cessé de servir leurs intérêts. Soutenu par les Etats-unis et par l’URSS, le démantèlement des empires coloniaux européens a été suivi d’un partage entre zones d’influences respectives des principales puissances et des puissances régionales, le Moyen-Orient faisant l’objet de compromis toujours plus instables et précaires. Dans le même temps — seule manière de préserver les investissements qui y étaient implantés — les dictatures militaires auront été le meilleur garant de la mondialisation du capital. Liée à la « guerre froide » dont elle constituait l’envers, et prenant le relais d’une « banalisation » des antagonismes de classes dans les démocraties « avancées », la période aura été dominée par la hantise d’un clash « nord-sud » et d’une révolte des pays pauvres contre les pays riches. Or, la guerre froide aura été gagnée sans avoir été déclenché, tandis que la révolte des pays pauvres n’aura pas eu lieu. Réactivée par le fait que certains pays parmi les plus pauvres se sont doté de l’arme nucléaire (Inde, Pakistan, Corée du nord) cette hantise aujourd’hui demeure et elle prend deux formes différentes. Pour ceux pour qui les équilibres de la planète sont de plus en plus compromis - alors que les dangers se précisent et que l’arrogance de la puissance impériale a franchi le seuil du tolérable - plus que jamais cette menace reste d’actualité. C’est le cas par exemple d’Ignacio Ramonet : « l’ancien affrontement Est Ouest n’était rien, comparé à ce que serait un affrontement 344 Nord Sud » . Pour les partisans d’un libéralisme « dirigé », le danger existe mais ils pensent en général qu’un rééquilibrage des pouvoirs entre pays riches et pays pauvres devrait surseoir au pire. C’est 344 Ramonet (I.), Géopolitique du chaos, op. cit. p.49. 273 le cas par exemple de PH. Auberger : « si elle fonctionnait mieux et accordait une parcelle de pouvoir aux pays les plus pauvres au lieu de les soumettre constamment au bon vouloir des pays les plus riches, (la démocratie internationale) pourrait apporter un apaisement des conflits et serait utile pour 345 sauvegarder la paix et l’équilibre des nations » . Passons sur le négligeable de cette « parcelle de pouvoir » puisqu’en effet — si le danger était réel et il est réel — une parcelle y suffirait. Dans ce cas, on s’étonnera que les puissances impériales ne soient pas plus soucieuses de leurs propres intérêts et il faudrait en conclure qu’elles ont intérêt à la guerre. Il ne faut pas l’exclure. La difficulté vient moins de là plutôt que de l’idée que l’on se fait des rapports que la démocratie entretient avec la guerre, du pari que l’on fait sur l’hypothèse d’une « gouvernance mondiale », et de la permanence des obstacles qui s’y opposent lorsqu’on passe du niveau national au niveau international. Enfin — si l’hypothèse du déclin nord américain se vérifiait — elle dépendrait du pari que l’on ferait sur ce que seraient les réactions de l’empire, qui lui-même est profondément divisé. L’idée que l’on se fait des rapports que la démocratie entretient avec la guerre est désespérément naïve mais elle a encore de beaux jours devant elle : c’est celle que professait déjà en son temps le très regretté professeur Schumpeter : « plus la structure et l’attitude d’une nation sont résolument capitalistes, et plus cette nation sera pacifiste et tendra à mesurer les coûts 346 d’une guerre » . C’est davantage qu’une erreur d’appréciation. C’est un égarement de l’esprit. En revanche, le pari que l’on fait sur l’hypothèse d’une gouvernance mondiale démocratique est plus délicat à manier et on sait qu’il constituait déjà chez Kant l’un des points butoirs de la Critique de la raison pratique. Kant reconnaissait tout à la fois que la paix universelle était nécessaire (en théorie), mais impossible (en pratique) mais il s’obstinait à faire de l’adéquation entre la théorie et la pratique — plutôt que de l’adéquation entre la force et le droit — le moyen d’y parvenir. Kant nous a appris à penser et – même le couteau sous la gorge – nous resterons kantien jusqu’à la fin de nos jours. 347 Contrairement à Hobbes - le père du pragmatisme - il était donc obligé de faire l’hypothèse d’une « nature humaine perfectible » tout en critiquant le fait que la paix puisse résulter d’un « équilibre des forces » en présence. Écoutons-le : « une paix universelle durable - grâce à ce que l’on appelle l’équilibre des forces dans le monde - ressemble à la maison de Swift qu’un architecte avait si parfaitement construite selon toutes les lois de l’équilibre qu’elle s’écroula dès qu’un moineau vint s’y poser : c’est une pure chimère […]. Pour ma part, je n’en maintiens pas moins ma confiance à la théorie qui part du principe de droit énonçant ce que doit être le rapport entre les hommes et les Etats qui recommandent […] de toujours procéder dans leurs conflits de manière à ce que soit introduit 345 346 Auberger (Ph.), op. cit. p.223. Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, p.128 347 Thomas Hobbes (1588-1679) Philosophe angalis qui inspira un grand nombre de phiosophes politiques occidentaux. 274 348 par là un Etat Universel des peuples » . Or - et même si nous savons que cela est impossible – cela reste désirable. Sur le premier point, l’histoire l’aura acquitté. Construit depuis la fin de la seconde guerre mondiale sur cet « équilibre des forces » dont il parlait, le monde moderne — à l’image de la maison de Swift — s’est écroulé ; toutes les lois de l’équilibre sur lequel il reposait ont été rompues et l’implosion du bloc de l’Est aura joué, dans cette affaire, le rôle du moineau. Sur le second point, entre le double écueil d’un « équilibre de la terreur » et d’une hégémonie unilatérale, il n’est pas étonnant que le cosmopolitisme kantien revienne au goût du jour, qu’il aille de pair avec une dénonciation du « dangereux monde hobbesien » qui régit toute la politique extérieure nord américaine et que — pour certains même — l’hypothèse d’une « constitution mondiale » puisse gagner en crédibilité. Cependant — raison pour laquelle tous les plaidoyers en faveur d’une « gouvernance mondiale » sont destinés à rester lettre morte — on voit très bien également que le principe d’un Etat mondial détenant le monopole de l’exercice du pouvoir conduirait au pire des despotismes. Tandis que — héritiers exclusifs de la catastrophe — les Etats-unis se prennent aujourd’hui pour le nouvel architecte du monde, ce paradoxe reste intact. Ensuite, lorsqu’on passe du niveau national au niveau international, rien ne garantit que les mécanismes qui opéraient dans un sens, continuent à opérer dans l’autre, et inversement. Si jusqu’au début des années 1990, l’antagonisme Est Ouest reste le phénomène le plus marquant, on a moins bien vu que — sous cet antagonisme de façade et sous l’hypothèse d’une destruction mutuelle assurée — des convergences beaucoup plus profondes se nouaient entre les deux systèmes, liées notamment au développement de leur appareil militaire et de leur dispositif de défense. L’implosion soudaine du bloc de l’Est et la faillite des économies planifiées ne sont pas encore totalement élucidées à ce jour, mais il n’est pas douteux que les dépenses fédérales Us en matière de recherchedéveloppement militaire n’auront cessé de stimuler la croissance et qu’inversement, la faillite du bloc de l’Est doit — en partie au moins — être imputée à l’inadéquation croissante entre son système économique et ses ambitions militaires. Comparables les unes aux autres, mais tirant les économies de marché vers le haut, les dépenses militaires auront poussé les économies planifiées à leur perte. C’est ce modèle hérité de la guerre froide qui, aujourd’hui, aux Etats-unis est en crise. D’un côté le triomphe sans partage de l’économie de marché s’est accompagné d’un recul des dictatures et d’une généralisation du modèle démocratique formel, mais également de son recul et de son affaiblissement dans les démocraties « avancées » : aujourd’hui la démocratie se négocie à l’exportation ou s’impose par les armes. D’un autre côté, l’extraordinaire emprise des marchés, sans éliminer ni faire passer au second plan l’éventualité d’affrontements Nord Sud rend de plus en plus probable l’éventualité d’affrontements 348 Emmanuel Kant, Sur l’expression courante : il se peut que ce soit juste en théorie, mais en pratique cela ne vaut rien ; in : Théorie et pratique, le droit de mentir, Paris, Vrin, 1972, p.58 (1ere ed.1793). 275 « nord-nord». Or, il n’y a pas lieu de penser que ces affrontements reconduiraient purement et simplement les anciens clivages entre l’Est et l’Ouest. L’Est a explosé, l’Ouest pourrait exploser également. Il suffirait pour cela que l’hégémonie nord américaine soit sérieusement compromise. Dans ce cas, tout reposerait – au moins en partie - sur ce que seraient les réactions de l’empire. Si l’hypothèse de l’empire semble acceptée par tous, celle du déclin n’est pas très communément partagée. Au plan militaire au moins, la puissance américaine ne fait aucun doute pour personne. À partir du début des années 1960, on commence par parler de « République impériale » (Aron), ensuite « d’impérialisme » tout court, puis d’hégémonie, de « superpuissance » et aujourd’hui « d’hyperpuissance » (Védrine) : autant de termes qui signalent cette escalade de la puissance. Aux Etats-unis, on parle de domination, d’hégémonie, de suprématie, de prééminence ou encore de leadership, mais le constat est identique et non seulement cette domination est incontestable mais — au prix de mettre la nation en danger — elle est devenue irréversible. C’est le point de vue par exemple de Brzezinski : « l’issue victorieuse de la guerre a placé l’Amérique, au-dessus du monde » admet-il et — quelques pages plus loin — « l’hégémonie mondiale américaine est désormais une réalité établie. Nul ne peut la nier, pas même l’Amérique qui mettrait en danger sa propre existence si elle 349 devait décider […] de se retirer des affaires du monde » . Parmi ceux qui aujourd’hui pensent que la puissance américaine est sur le déclin nous avons deux attitudes. Ceux qui — comme Kupchan — envisagent un désengagement progressif et un repli tactique ordonné. Selon lui de « nombreux signes d’alarme suggèrent que l’internationalisme Us est déjà 350 en retrait » annonçant le « commencement d’un transfert de sa domination globale » (« the beginning of the demise of its global dominance »). Pour lui — la cause n’en est pas le rôle croissant de la Chine, ni la montée de l’islam, mais l’Europe unie « whose economy already rivals America’s ». Sur ce point Todd partage son point de vue, mais tandis que le premier préconise un retrait prudent et progressif visant à préserver l’essentiel, le second pense que le déclin est déjà engagé et qu’il va se poursuivre inéluctablement sans susciter de remous majeurs en conduisant les Etats-unis de manière inexorable au rang de puissance subalterne. Nous pensons exactement le contraire. Plus que jamais l’hypothèse de « remous majeurs » nous semble d’actualité. C’est cette éventualité qu’il nous faut regarder droit dans les yeux. Alors que les Etats-unis s’affaiblissent, tout le monde voit bien aujourd’hui que la principale contradiction dont se soutient la « globalisation » ne passe plus entre pays pauvres et pays riches, mais qu’elle divise désormais les pays riches entre eux. Sur ce plan, le diagnostic de Kupchan est à peu près partagé par tous : l’euro agit déjà tout seul contre les Etats-unis et « sera à l’avenir, nous dit-il, une menace permanente pour le 349 Brzezinski (Z.), op. cit. p.283. 350 « numerous warning signs suggest that Us internationalism is already in retreat » Kupchan, op. cit. p. 210. 276 351 système américain » . Par ailleurs comme le souligne Todd : « le retour de la Russie à l’équilibre et la prise d’autonomie de l’Europe et du Japon conduit à l’effondrement à moyen terme 352 du leadership américain » . Enfin il reconnaît que le retour à l’équilibre des comptes extérieurs Us équivaudrait à une baisse de 15 à 20 % de leur niveau de vie et que le système américain n’arrive plus à assurer l’approvisionnement de sa propre population. Il admet encore que les menaces d’embargo économique de l’Europe sur les Usa sont beaucoup plus à craindre pour les seconds que pour les premiers, et que les Etats-Unis risquent de « se trouver un jour dans une dépendance économique grave sans disposer d’une supériorité 353 militaire réelle » . Le bilan est lourd, extrêmement sévère et nous partageons encore le point de vue de l’auteur lorsqu’il admet que « la force des choses va séparer l’Europe de l’Amérique » et qu’il y a là « tous les éléments d’un véritable antagonisme à moyen terme entre l’Europe et les Etats-unis », mais qu’entend-t-il par « véritable antagonisme ? ». Théodore Roszak est plus radical encore : « s’il faut un prétexte pour avoir un bras de fer avec nos anciens alliés, ce ne sera pas 354 difficile à trouver » . Probablement pour éviter d’avoir à préciser ce qu’il entend par « véritable antagonisme », l’auteur avance trois arguments : le premier est qu’il n’y aura pas de difficultés pour les Etats-unis tant que les classes dirigeantes des pays de toute la planète — « mais particulièrement des pays les plus riches » — y trouveront leur compte. Il est vrai que « tant que l’Europe et le Japon se satisfont du leadership américain, l’empire est invulnérable ». D’ailleurs, il suffirait sur ce plan que les Etatsunis donnent un rôle mondial plutôt qu’asiatique au Japon, et adoptent une attitude compréhensive vis-à-vis de l’Europe pour qu’un rééquilibrage s’opère. Il est vrai que la plupart de ces pays — et leurs classes dirigeantes — s’accommodent pour l’instant de cette situation et que c’est encore le cas aujourd’hui, mais cela ne saurait durer. Par ailleurs et contrairement à ce que pense Todd, le pouvoir que les Usa veulent exercer sur le monde peut tout à fait désormais se passer de l’accord des classes dirigeantes tributaires. Enfin, comment imaginer que les USA puissent avoir l’initiative d’un quelconque rééquilibrage dans lequel ils auraient tout à perdre ? Le deuxième argument selon lequel l’Amérique est trop faible économiquement, militairement et idéologiquement pour parvenir à redresser la tendance - et qui permet de conclure au fait que l’arrivée à complétude du processus impérial est peu vraisemblable - ne résiste pas non plus à l’examen. D’une part ce que Todd désigne comme le caractère « inévitable des rétroactions négatives lorsqu’un acteur stratégique s’assigne 355 des objectifs qui ne sont plus à sa mesure » peut tout à fait s’inverser en son contraire dès lors qu’il choisit de faire 351 Kupchan, op. cit. . p.219. 352 Emmanuel Todd, op. cit p. 151 353 ibidem, p. 214 354 Théodore Roszak, op. cit. p.116. 355 Emmanuel Todd, op. cit. p. 225. 277 l’économie du consensus. Dans ce cas, le déploiement militaire devra surseoir à la faiblesse économique, et même relancer l’économie. D’autre part, il est peu probable que la complétude du système impérial soit impériale, mais globalitaire. Enfin, troisième argument, le scénario d’une panique boursière d’une ampleur jamais vue, suivie d’un effondrement du dollar, qui aurait pour effet de mettre un terme au statut économique « impérial » des États-Unis, n’est pas une fatalité. C’est oublier qu’une « panique boursière » est faite pour être exporté, que si elle touche les Etats-unis, elle n’y touche pas tout le monde de la même manière, que l’empire s’est construit — non pas en dépit — mais grâce aux « paniques boursières », que le dollar est toujours sorti renforcé d’une « panique boursière » et que ce qui pour les uns apparaît comme une « panique », apparaît pour les autres comme une bénédiction du ciel. Toutes ces hypothèses d’ailleurs ne sont pas contradictoires entre elles, mais elles restent insuffisantes. Et Todd d’envisager « l’inenvisageable » : « nous ne pouvons même plus exclure a priori l’hypothèse stratégique d’une Amérique agressant des 356 démocraties » . Rien n’indique en effet que les Etats-unis — selon la circonstance — soient disposés à renoncer à un affrontement direct avec les démocraties occidentales, direct c’est-à-dire militaire. Mais il y a pire : de même que ce qui avait conduit au choix impérial, était « l’abandon au cours naturel des choses », le même abandon conduit aujourd’hui au choix dictatorial. Cette hypothèse — non seulement il ne faut pas l’exclure — mais c’est la seule que – à priori - il faille considérer. Alors que de nombreux observateurs admettaient jusque-là que la politique étrangère nord américaine consistait davantage à éteindre les incendies plutôt qu’à identifier leurs causes et à les prévenir, elle consiste désormais à les allumer. Les Etats-unis n’ont plus de politique étrangère : la guerre seule en tient lieu, et cela au moment même où elle a cessé d’être un « ultime recours », pour devenir « préventive ». La volonté de puissance et d’expansion des USA est aujourd’hui plus forte que jamais : il s’agit pour l’empire d’éliminer tout ce qui s’oppose à sa marche en avant, de rechercher le conflit plutôt que de lui trouver une solution et — pour relancer sa puissance — de mépriser le jeu démocratique en mettant en péril la stabilité de la cohésion internationale. À condition de l’organiser et d’en recueillir les fruits, la puissance américaine ne reculera plus devant le chaos. Désormais la démocratie et les institutions internationales constituent pour elle le principal obstacle à son expansionnisme. Avec le ralliement de l’Est à l’Ouest le Nord se recompose, ses anciennes lignes de ralliement ou de partage se déplacent et — dans cette nouvelle configuration — la stratégie nord américaine est d’unifier l’ensemble à la mesure de ses propres intérêts, de manière unilatérale de préférence et par la force si nécessaire. L’annexion de l’Irak — au détriment ici de l’Europe et de la Russie — et la recomposition de l’ensemble moyenoriental font partie de cette stratégie ; en fait également partie, 356 ibidem, p. 30. 278 la vassalisation de l’Europe et de l’ensemble Est asiatique. Il n’y a aucune raison pour que cela s’arrête. Depuis quelque temps — alors que plus rien ne semble s’opposer à la généralisation et à l’universalisation du modèle nord américain — l’intransigeance diplomatique, l’abandon de la stratégie du compromis, l’unilatéralisme, le recours à la force et — pour tout dire — l’état d’exception permanent et la guerre, caractérisent de mieux en mieux ce modèle. La probabilité d’un échec dans un conflit où les Etats-unis se seraient engagés paraît totalement écartée : même s’ils ne gagnaient pas, ils ne perdraient pas. Mais cette domination sans partage qu’ils exercent sur le reste du monde s’accompagne aujourd’hui d’une périlleuse fragilité politique et économique. Pratiquement invincibles sur un plan militaire mais de plus en plus faibles au plan économique — alors que c’est l’inverse pour l’Europe — surendettés et aux abois, la situation nord-américaine est préoccupante. Au bord de la faillite et n’échappant au dépôt de bilan national qu’à condition d’en exporter la charge, en proie à une paranoïa sécuritaire de plus en plus alarmante, détenteurs d’armes de destruction de plus en plus massive et engagés dans une spirale où seule la surenchère militaire peut relancer leur économie, les Etats-unis sont devenus une menace pour la sécurité et l’ordre public international. Économiquement les USA sont au bord du désastre : la domination qu’ils exercent sur le reste du monde par le seul jeu des mécanismes du marché n’a cessé de se renforcer mais, tandis qu’ils devenaient de plus en plus « dépendants de cette domination », les conditions qui leur permettaient de la reproduire n’ont cessé de se dégrader. Au plan intérieur, rarement les inégalités sociales auront pris de telles proportions. Le déclin des USA est pour ainsi dire « escompté » et leur position, en temps de guerre comme en temps de paix, est désespérée. Privés d’un soubassement économique réel propre et contraints de prélever sur l’extérieur ce que désormais ils sont devenus incapables de produire, ayant consommés avec un temps d’avance ce qu’ils n’ont pas encore produit ni prélevés, les Etats-Unis n’ont plus le choix. Voués à faire main basse sur des réserves énergétiques qui ne leur appartiennent pas et qui — à défaut — les mettraient à genoux en l’espace de quelques dizaines d’années, les USA auront réussi le tour de force de faire supporter au reste du monde le déficit de leur propre avenir. Pour obtenir la croissance sans avoir à en payer le prix, vivant au jour le jour sans accepter de prélever sur leur consommation, ils auront massivement emprunté à l’étranger, années après années au rythme de plus d’un milliard de dollars par jour tout en conservant la capacité de dévaluer leur dette, de continuer à drainer des capitaux et de mettre leurs créditeurs en faillite. Or, le système du crédit où tout peut être obtenu en acompte — même la conquête du monde — détermine également les conditions qui préparent sa chute, la faillite de l’économie de marché, et le suicide de la démocratie. C’est d’autant plus alarmant que la protection de leurs intérêts à l’étranger et la mise en place de nouveaux intérêts qui à leur 279 tour devront être « protégés » — c’est-à-dire la relance de la machine économique — dépendent toujours plus de l’effort de guerre et de l’appareil militaire. Surdimensionné, traversé par des intérêts contradictoires qui le vouent à l’immobilisme interne et devenu ingérable à partir de ses seules ressources propres, l’empire s’est lancé dans un activisme qui le coupe du concert des nations et rend toujours plus inéluctable le recours à la force. Maintenant que le danger communiste est écarté, mais que la machine militaire qui a permis de le faire a été mise en place, le danger serait qu’elle demeure sans emploi : en raison de sa faiblesse et de sa dépendance économiques, l’Amérique n’a plus d’autres issues aujourd’hui que de fomenter des guerres qu’elle fait financer par le reste de la communauté internationale. Le complexe militaro-industriel étant devenu le fer de lance de l’innovation technologique et le moteur de la croissance, seul un budget défense en augmentation permanente est en mesure de relancer l’appareil économique et de le préserver hors de ses frontières. Dès lors qu’il reste un tant soit peu inutilisé — ou inexpérimenté en « situation réelle » — le suréquipement militaire court le risque de passer pour un mauvais investissement. Lorsqu’une menace disparaît, il faut donc en identifier une ou plusieurs autres, de manière à avoir toujours quelqu’un à attaquer ou quelque chose à défendre. Dans ce cas, le meilleur ennemi sera celui qui correspondra le mieux aux conditions réactualisées de la mise en valeur du capital militaire. La « gangrène » ayant changé de visage, le « terrorisme international » aura permis de lui en fournir un autre d’autant plus intéressant à exploiter que — permettant de renouveler le potentiel militaire pour l’adapter aux nouvelles menaces — il offrait un visage « transnational ». Dans un cas comme dans l’autre, il faut qu’une menace subsiste pour relancer la machine, justifier de nouvelles interventions et pousser toujours plus avant la volonté hégémonique. Désormais — avec ses alliés de circonstance, mais éventuellement tout seul — un « Etat garnison » impose au restant de la planète et par la force, l’essentiel de ses volontés et des décisions qu’il prend pour lui seul, au nom de tous. L’Amérique n’en est plus à vouloir se faire une place au soleil ; c’est déjà fait et la place qu’elle y occupe est considérable. Elle veut désormais « être le soleil » et que tous les pays gravitent autour d’elle, en lui devant allégeance. Or, elle a de moins en moins les moyens de ses ambitions, mais ne peut y renoncer sans courir le risque d’une guerre civile interne. Soustraite à tout horizon d’équité et même de dignité, intraitable, impatiente et inconditionnelle — l’excès (hybris) étant sa seule mesure car elle sait que ses heures sont comptées — la démocratie américaine aujourd’hui est moribonde. Une nation dominante qui ne parvient même plus à se dominer, ni à dominer les autres sans relancer en permanence les mécanismes de sa propre destruction, se trouve confrontée à plus ou moins long terme à l’hypothèse de la dictature, ou réduite à en créer les conditions pour y échapper. Dans cette logique en effet la démocratie constitue un obstacle. Cela est vrai au plan intérieur, mais cela est plus vrai encore au plan international, et les deux aspects sont liés. 280 Ce que les pères fondateurs appelaient « un juste respect des opinions d’autrui » désormais n’a plus cours : Aujourd’hui, la seule alternative est de vendre la démocratie, ou bien de l’imposer. Dans chaque cas c’est un investissement dont il faut évaluer les coûts et les espérances de profits. Personnage éminent de l’entourage de Clinton, Joseph Stiglietz par exemple, regrette que l’administration à laquelle il appartenait ait échoué : « si vendre le capitalisme et la démocratie à l’américaine était l’un des objectifs cruciaux de notre politique 357 étrangère, nous avons marqué contre notre camp » . Retenons bien le terme qu’il utilise car c’est bien de cela dont il s’agissait alors : sous Clinton la démocratie était « à vendre ». Aujourd’hui ce n’est plus le cas. La démocratie reste toujours négociable, mais — pour une espérance de gains comparables — il semblerait qu’il soit devenu moins coûteux et plus rentable de l’imposer par les armes que de la vendre. Pour l’administration Bush, la démocratie est devenue un idéal coûteux et inabordable ; la vendre relève désormais d’un idéalisme désuet, contre-productif et dangereux que le « langage pragmatique des armes » (Wolfowitz) doit relayer, encadrer et guider. Loin d’inciter les Etats-unis à la modération, leur fragilité économique est un puissant facteur de radicalisation politique : profondément convaincu qu’ils n’ont pas à tenir compte de la situation mondiale mais à la transformer à leur avantage — leur durcissement politique sera de nature à compenser leur affaiblissement économique. Ils seront d’autant moins portés à se plier à des règles qu’eux-mêmes auront contribué à imposer, tout en se réservant la possibilité de les ignorer ou de les modifier, que ces intérêts risqueront d’être compromis et qu’ils jugeront ces règles contraires à leurs « intérêts vitaux ». Considérant le monde comme leur propre espace national, tout ce qui dans le monde ne va pas dans le sens de leurs intérêts est considéré par eux comme une atteinte à leur souveraineté et quasiment l’amorce d’une « guerre civile ». Les symptômes, d’ailleurs, vont s’en manifester sur leur propre territoire. Nous touchons ici du doigt le paradoxe de cette « forme 358 exclusivement américaine de nationalisme universaliste » consistant à ériger le cas particulier au rang de l’intérêt général, tout en réduisant l’intérêt général à une exception. Ce paradoxe aujourd’hui tourne au pire et s’il saute aux yeux qu’une impopularité mondiale croissante n’est pas évaluée par les Etats-unis comme un coût, certains sont même proches de penser que le courage de l’affronter et d’y faire face constitue un gage de démocratie. Lors de son entrée en fonction, l’administration Bush en voulait au monde entier et le traitait par le mépris. Le onze septembre lui aura permis de rallier derrière elle l’opinion mondiale ; aujourd’hui qu’elle tente de rallier cette opinion, le monde entier en veut à l’administration Bush et milite à sa perte. Rarement un gouvernement n’aura dilapidé en aussi peu de temps un tel capital de confiance et l’erreur serait de penser qu’une administration démocrate puisse faire oublier une administration républicaine en remettant les compteurs à zéro. C’est une illusion et un luxe que les Etats-unis — en apparence au moins — peuvent continuer à s’offrir. Cela ne 357 Stieglitz (Joseph), Quand le capitalisme perd la tête, Paris, Fayard, 2003, p.51. 358 Kagan Robert, op. cit. p.122. 281 saurait durer. Il saute également aux yeux que — si du point de vue nord américain le multilatéralisme présente un coût (concessions, compromis et renoncements partiels, perte en efficacité immédiate…) tandis que l’unilatéralisme n’en présente pratiquement aucun — tant que ce coût restera inférieur à ce qu’ils en retirent, ils transgresseront les règles du droit international sans courir le risque de sanctions immédiates. On voit mal pourquoi ils y renonceraient. Pour que ce coût devienne supérieur, il faudrait que ceux contre lesquels il s’exerce soient prêts à courir — ensembles ou séparément — le risque d’y mettre un terme. Dans le cas contraire, les Etatsunis continueront à faire la loi dans le mépris des institutions internationales qui — à leurs yeux — sont devenues inutiles ou contraignantes (binding Institutions). Ils modifieront la loi, ils empêcheront qu’elle soit modifiée ou ils feront la guerre. En flétrissant la bannière des Nations Unies — qui « après tout 359 est leur création » — aujourd’hui les Etats-unis ont un peu plus compromis les chances qui leur restaient d’inspirer encore la confiance. La seule solution serait qu’en jouant le jeu de la démocratie ils reviennent à une gestion plus équilibrée de leurs affaires, mais il y a peu de chances pour que cela se produise. Au rythme où vont les choses, non seulement il est probable que « la démocratie (américaine) affrontera une crise de 360 légitimité qui pourrait s’avérer dévastatrice » , mais tout témoigne du fait que cette crise est déjà en cours. La probabilité d’une calamité économique telle que — plutôt que d’accepter que leur puissance soit affaiblie — le recours à la dictature apparaisse comme la seule issue possible, gagne chaque jour en crédibilité. Chaque fois dans l’histoire qu’une telle situation se sera présentée, la dictature aura accompagné ce décalage croissant entre crédibilité militaire et crédibilité politique dont parle Brzezinski. Quitte à prendre le risque de se retourner contre elle-même, elle aura été l’instrument de son dépassement : « quand il n’y a plus d’issue, l’impulsion destructrice devient totalement indifférente à la question qu’elle ne s’est jamais posée clairement : contre qui se retourner, 361 contre les autres ou contre soi-même ? » . C’est à ce dilemme que nous sommes, aujourd’hui confrontés. 359 ibidem, p.63 360 Zakaria Fareed, op. cit. p.321 361 Brzezinski (Z.), op. cit. p.285 282 Bibliographie Articles. Alternatives Sud, Vol. X (2003), n°2. Andreani (Gilles), « The Disarray of Us Non Proliferation Policy », Survival, 41, Hiver 1999-2000, pp. 42-61. Becker (Gary), If Lula wins, free market will survive, Business Week, 21 octobre 2002. Bender (Peter), « America : the new roman Empire ? », Orbis, Hiver 2003. Bergsten (Fred), The economics of War, New Perspectives Quaterly, 18, (4), Automne 2001. Bergsten (Fred), « America’s Two-Front Economic Conflict », Foreign Affairs, 78, (2) mars-avril, 1999. Cécile (Jean Jacques), « Forces spéciales américaines : l’état des lieux », Renseignements et Opérations spéciales, n°3, novembre 1999, pp.135-163. 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Zinn (Howard), Le XXeme siècle américain, Marseille, Agone, 2003. 289 Annexes et tableaux Tableau 1 : PNB et Dépenses gouvernementales par postes 1900-1945 PNB DG % PNB DM % DG DC % DG 1903 23.0 1.7 7.4 1913 40.0 3.1 7.7 1929 104.4 10.2 9.8 1930 97.4 3.4 3.5 0.7 6.9 9.4 93.1 1934 61.1 10.7 17.5 1939 91.1 17.5 19.2 1.2 6.6 16.3 93.4 1940 96.5 1941 113.9 9.4 9.8 1.6 17.5 7.8 82.5 13.6 12.0 6.4 47.1 7.2 52.9 1942 144.2 1943 180.0 35.1 24.4 25.6 73.0 9.4 27.0 78.5 43.6 66.7 84.9 11.8 15.1 1944 1945 209.0 91.3 43.7 79.1 86.7 12.1 13.3 221.4 92.7 41.9 82.9 89.5 9.7 10.5 1946 222.9 55.2 24.8 42.6 77.3 12.5 22.7 1947 234.9 34.5 14.7 12.8 37.1 21.6 62.9 1948 256.6 29.7 11.6 9.1 30.6 20.6 69.4 Source : F.M. Bator, The Question of Government Spending, 1960, Baran et Sweezy, Table 1.2 Tableau 2 : Recettes, Dépenses et déficits gouvernementaux 1950-2005 (Millions$) Recettes Dépenses Déficit Recettes Dépenses Déficit 1950 1955 1960 1965 1970 1975 1980 1985 1990 1995 39.4 42.6 -3.1 65.5 68.4 -3.0 92.5 92.2 +0.3 116.8 118.2 -1.4 192.8 195.6 -2.8 279.1 332.3 -53.2 517.1 590.9 -73.8 734.1 946.4 -212.3 1032.0 1253.2 -221.2 1351.8 1515.8 -164.0 1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 1453.1 1560.6 -107.4 1579.4 1601.3 -21.8 1721.9 1652.6 +69.2 1827.6 1702.0 +125.6 2025.4 1789.2 +236.2 1991.4 1863.2 +128.2 1853.4 2011.1 -157.7 17825 2160.1 -377.5 1880.2 2293.0 -412.7 2153.8 2472.2 -318.3 Sources : www.gpoaccess.gov Budget of the United States Government Fiscal Year 2008, 336 p. Table 1.1 (disponible format pdf) Tableau 3 : Balance commerciale Us 1960-2006 (Millions$, Base bop) Export Import Balance Export Import Balance 1960 19.6 14.7 1962 20.7 16.2 +4.8 1964 25.5 18.7 +4.5 1966 29.3 25.4 +6.8 1968 33.6 32.9 +3.8 1970 42.4 39.8 +0.6 1972 49.3 55.7 +2.6 1974 98.3 103.8 -6.4 1976 114.7 124.2 -5.5 1978 142.0 176.0 -9.4 1980 224.2 249.7 -3.3 1982 1984 1986 1988 1990 1992 1994 1996 1997 1998 1999 211.1 247.6 - 219.9 332.4 36.4 223.3 368.4 -112.5 320.2 447.1 -145.0 387.4 498.4 -126.9 439.6 536.5 -111.0 502.8 668.6 -96.8 612.1 803.1 -165.8 678.3 876.7 -191.0 670.4 918.6 -198.4 683.9 1031.7 -248.2 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 290 -25.5 -347.8 Export Import Balance 771.9 1226.6 718.7 1148.2 -454 682.4 1167.3 -429 713.4 1264.3 -484 807.5 1477.0 -550 894.6 1681.1 -669 Source : Us Census Bureau, Foreign Trade Division. 291 1023.1 1861.3 -787 -838 Tableau 4 : PNB et Dépenses gouvernementale par poste 1946-2005 (Millions$) PNB DG % PNB DM % DG DC % DG 1940 96.5 9.4 9.8 1.66 17.5 7.8 82.5 1941 113.9 13.6 12.0 6.4 47.1 7.2 52.9 1942 144.2 35.1 24.4 25.6 73.0 9.4 27.0 1943 180.0 78.5 43.6 66.7 84.9 11.8 15.1 1944 209.0 91.3 43.7 79.1 86.7 12.1 13.3 1945 221.4 92.7 41.9 82.9 89.5 9.7 10.5 1946 222.9 55.2 24.8 42.6 77.3 12.5 22.7 1947 234.9 34.5 14.7 12.8 37.1 21.6 62.9 1948 256.6 29.7 11.6 9.1 30.6 20.6 69.4 1949 271.7 38.8 14.3 13.1 33.9 25.6 66.1 1950 273.6 42.5 15.6 13.7 32.2 28.8 67.8 1951 321.3 45.5 14.2 23.5 51.8 21.9 48.2 1952 348.9 67.6 19.4 46.0 68.1 21.5 31.9 1953 373.1 76.1 20.4 52.8 69.4 23.3 30.6 1954 378.0 70.8 18.7 49.2 69.5 21.5 30.5 1955 395.3 68.4 17.3 42.7 62.4 25.7 37.6 1956 427.2 70.6 16.5 42.5 60.2 28.1 39.8 1957 450.3 76.5 17.0 45.4 59.3 31.1 40.7 1958 460.5 82.4 17.9 46.8 56.8 35.6 43.2 1959 491.5 92.1 18.7 49.0 53.2 43.1 46.8 1960 517.9 92.2 17.7 48.1 52.2 44.1 47.8 1961 530.8 97.7 18.4 49.6 50.8 48.1 49.2 1962 567.6 106.8 18.8 52.3 49.0 54.4 51.0 1963 598.7 111.3 18.5 53.4 48.0 57.9 52.0 1964 640.4 118.5 18.5 54.7 46.2 63.7 53.8 1965 688.2 118.2 17.2 50.6 42.8 67.6 57.2 1966 752.9 134.5 17.8 58.2 43.2 76.4 56.8 1967 811.8 157.4 19.4 71.4 45.4 86.0 54.6 1968 866.6 178.1 20.5 81.9 46.0 96.2 54.0 1969 948.6 183.6 19.3 82.5 44.9 101.1 55.1 1970 1013.7 195.6 19.3 81.6 41.8 113.9 58.2 1971 1079.9 210.1 19.4 78.8 37.5 131.3 62.5 1972 1178.3 230.6 19.6 79.1 34.3 151.5 65.7 1973 1307.6 245.7 18.7 76.6 31.2 169.0 68.8 1974 1439.3 269.3 18.7 79.3 29.5 190.0 70.5 1975 1559.2 332.3 21.3 86.5 26.0 245.8 74.0 1976 1736.5 371.8 21.4 89.6 24.1 282.1 75.9 1977 1974.3 409.2 20.7 97.2 23.8 311.9 76.2 1978 2217.0 458.7 20.7 104.5 22.8 354.2 77.2 1979 2500.7 504.0 20.1 116.3 23.1 387.6 76.9 1980 2731.8 590.9 21.6 133.9 22.7 456.9 77.3 1981 3054.7 678.2 22.2 157.5 23.2 520.7 76.8 1982 3227.6 745.7 23.1 185.3 24.8 560.4 75.2 1983 3440.7 808.3 23.5 209.9 26.0 598.4 74.0 1984 3840.2 851.8 22.1 227.4 26.7 624.4 73.3 1985 4141.6 946.4 22.9 252.7 26.7 693.6 73.3 1986 4112.4 990.4 22.5 273.3 27.6 717.0 72.4 1987 4667.1 1004.1 21.6 281.9 28.1 722.1 71.9 1988 5008.6 1064.4 21.2 290.3 27.3 774.1 72.7 1989 5400.5 1143.6 21.2 303.5 26.5 840.1 73.5 1990 5735.4 1253.2 21.8 299.3 23.9 953.8 76.1 1991 5935.1 1324.4 22.3 273.3 20.6 1051.1 79.4 1992 6239.9 1381.6 22.2 289.3 21.6 1083.3 78.4 1993 6575.5 1409.5 21.5 291.0 20.7 1118.4 79.3 1994 6961.3 1461.9 21.0 281.6 19.3 1180.2 80.7 1995 7325.8 1515.8 20.7 272.0 17.9 1243.7 82.1 1996 7694.4 1560.5 20.3 265.7 17.0 1294.8 83.0 1997 8182.4 1601.2 19.6 270.5 16.9 1330.7 83.1 1998 8627.9 1652.6 19.1 268.4 16.2 1384.1 83.8 1999 9125.3 1703.0 18.7 274.8 16.1 1428.1 83.9 2000 9709.8 1789.2 18.4 294.3 16.5 1494.8 83.5 2001 10057.9 1863.2 18.5 304.7 16.4 1558.4 83.6 2002 10377.4 2011.1 19.4 348.4 17.3 1662.6 82.7 2003 10808.6 2160.1 20.0 404.7 18.7 1755.3 81.3 2004 11517.5 2293.0 19.9 455.8 19.9 1837.1 80.1 2005 12265.8 2472.2 20.2 495.3 20.0 1876.8 80.0 2006* 13061.1 2665.4 20.3 521.8 19.7 2133.5 80.3 2007* 13761.2 2784.2 20.2 571.8 20.5 2212.3 79.5 * Estimations Sources : www.gpoaccess.gov Budget of the United States Government Fiscal Year 2008, 336 p. Table 6.1 (disponible format pdf) 292 Tableau 5 : Investissements internationaux Us à l’étranger et étranger aux USA : 1976-2006 (milliard$) Invest direct autres (19-22-23) Avoir privés Us (17) Gouvernement (5-10) Total Us Total étranger dont direct invest Position Invest directs autres (19-22-23) Avoirs privés Us (15) Gouvernement Total Us Total étranger dont direct Invest Position Invest directs autres Avoirs privés Us Gouvernement Total Us Total étranger dont Invest directs Position Invest direct (18) Autres (19-22-23) Avoir privés Us (17) Gouvernement (5-10) Total Us Total étranger Dont invest directs Position 1976 222.2 145.6 367.8 89.0 456.9 292.1 47.5 164.8 1977 246.0 164.3 410.3 101.9 512.2 340.8 55.4 171.4 1978 285.0 213.6 498.6 122.6 621.2 414.8 68.9 206.4 1979 336.3 248.3 584.6 202.1 786.7 469.7 88.5 316.9 1980 388.0 304.8 692.8 237.0 929.8 568.9 127.1 360.8 1981 407.8 398.4 806.2 195.4 1001.6 661.9 164.6 339.7 1982 374.0 514.0 888.0 220.4 1108.4 779.4 184.8 328.9 1983 355.6 650.6 1006.2 204.7 1210.9 912.6 193.7 298.3 1984 348.3 664.6 1012.9 192.0 1204.9 1044.2 223.5 160.6 1985 371.0 1986 404.8 1987 478.0 1988 513.7 1989 553.0 1990 616.6 1991 643.3 1992 663.8 1993 723.5 1079.6 1237.6 1393.4 1597.5 1815.5 1919.9 2045.8 2101.2 2505.3 1287.3 1233.0 247.2 54.3 1469.3 1505.6 284.7 -36.2 1646.5 1726.5 334.5 -80.0 1829.6 2008.1 401.7 -178.4 2070.8 2330.3 467.8 -259.5 2178.9 2424.3 505.3 -245.3 2286.4 2595.7 533.4 -309.2 2331.7 2762.9 540.3 -431.2 2753.6 3060.6 593.3 -306.9 1994 786.5 1995 885.5 1996 989.8 1997 1068.0 1998r 1196.0 1999r 1414.3 2000r 1529.7 2001r 5971.7 2002p 5944.9 2751.3 3190.8 3765.8 4346.8 4858.1 5744.5 6015.8 5971.7 5944.9 2998.6 3310.5 617.9 -311.8 3451.9 3947.9 680.0 -495.9 4012.7 4534.2 745.6 -521.5 4567.9 5401.0 824.1 -833.1 5090.9 6009.6 920.0 -918.6 5965.1 6762.7 1101.7 -797.5 6229.3 7617.1 1418.5 -1387.7 6187.4 8167.3 1514.3 -1979.9 6189.2 8576.4 1504.4 -2387.2 2003 2004 2005 2006 2054 2463 2535 2855 7375 8984 10120 12225 7643 9783 1580 -2140 9257 11551 1742 -2294 11576 13814 1868 -2238 13754 16294 2099 -2539 Sources : www.bea.gov/international yearend position 1976-2006 Note : autres privés incluent les titres étrangers (foreign securities), les créances Us sur les étrangers non affiliés déclarées par les établissements non bancaire, et les créances déclarées par les banques américaines qui ne sont pas inclues ailleurs. Les avoirs gouvernementaux comprennent les réserves officielles Us détenues à l’étranger et les avoirs gouvernementaux autres que les réserves officielles : crédits et avoirs à long terme etc.. 293 Tableau 6 : Croissance, chômage, inflation et taux d’intérêt (1945-2005). Année %croissance (1) chôm (2) infla % int % 1945 1946 1947 1948 1949 1950 1951 1952 1953 1954 1955 1956 1957 1958 1959 1960 1961 1962 1963 1964 1965 1966 1967 1968 1969 1970 1971 1972 1973 1974 1975 1976 1977 1878 1979 1980 1981 1982 1983 1984 1985 1986 1987 1988 1989 1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 1.9 3.9 3.9 3.8 5.9 5.3 3.3 3.0 2.9 5.5 4.4 4.1 4.3 6.8 5.5 5.5 6.7 5.5 5.7 5.2 4.5 3.8 3.8 3.6 3.5 4.9 5.9 5.6 4.9 5.6 8.5 7.7 7.1 6.1 5.8 7.1 7.6 9.7 9.6 7.5 7.2 7.0 6.2 5.5 5.3 5.6 6.8 7.5 6.9 6.1 5.6 5.4 4.9 4.5 4.2 4.0 4.7 5.8 6.0 5.5 5.1 4.6 2.2 8.4 14.6 7.7 -0.9 1.0 7.8 2.3 0.8 0.3 -0.3 1.5 3.3 2.7 1.0 1.4 1.0 1.2 1.2 1.3 1.6 3.0 2.8 4.3 5.4 5.8 4.3 3.2 6.1 11.0 9.2 5.7 6.5 7.6 11.2 13.5 10.3 6.1 3.2 4.3 3.5 1.9 3.6 4.0 4.8 5.4 4.2 3.0 2.9 2.6 2.8 2.9 2.3 1.5 2.2 3.3 2.8 1.6 2.2 2.7 3.4 3.2 3.95 4.00 4.19 4.28 4.93 5.07 5.64 6.67 7.35 6.16 6.21 6.85 7.56 7.99 7.61 7.42 8.41 9.43 11.43 13.92 13.01 11.10 12.46 10.62 7.67 8.39 8.85 8.49 8.55 7.86 7.01 5.87 7.09 6.57 6.44 6.35 5.26 5.65 6.03 5.02 4.61 4.01 4.27 4.29 4.80 1.5 -0.4 9.8 10.2 -0.7 9.9 15.5 5.6 5.9 0.3 9.0 5.5 5.4 1.3 8.4 3.9 3.5 7.5 5.5 7.4 8.4 9.5 5.7 9.3 8.2 5.5 8.5 9.9 11.7 8.5 9.2 11.4 11.3 13.0 11.7 8.8 12.2 4.0 8.7 11.2 7.3 5.7 6.2 7.7 7.5 5.8 3.3 5.7 5.0 6.2 4.6 5.7 6.2 5.3 6.0 5.9 3.2 3.4 4.7 6.6 6.4 6.1 -1.1 -11.0 -0.9 4.4 -0.5 8.7 7.7 3.8 4.6 -0.7 7.1 1.9 2.0 -1.0 7.1 2.5 2.3 6.1 4.4 5.8 6.4 6.5 2.5 4.8 3.1 0.2 3.4 5.3 5.8 -0.5 -0.2 5.3 4.6 5.6 3.2 -0.2 2.5 -1.9 4.5 7.2 4.1 3.5 3.4 4.1 3.5 1.9 -0.2 3.3 2.7 4.0 2.5 3.7 4.5 4.2 4.5 3.7 0.8 1.6 2.5 3.6 3.1 2.9 % Sources : Pour le chômage : www.bls.gov/overview Annual average data (en pourcentage de la population active) Pour le PIB (Gross Domestic Product) : www.bea.gov/national (per cent change from preceding period, (1) en $ courants (2) en $ constants base 2000. Pour l’inflation : inflationdata.com 294 Pour Les taux d’intérêt (à 10 ans) : http.federalreserve.gov 295 Tableau 7 : Réserves prouvées Us (1950-2000, en billions de barils) Pétrole Gaz nat Total Pétrole Gaz Nat Total 1950 25.3 36.4 61.7 1955 30.0 44.1 74.1 1960 31.6 52.2 83.8 1968 30.7 57.8 88.5 1969 29.6 55.2 84.8 1970 39.0 57.6 96.6 1971 38.1 55.1 93.2 1972 36.3 52.2 88.5 1973 35.3 48.8 84.1 1975 32.7 44.8 77.5 1979 29.8 1985 28.4 40.2 68.5 1990 26.3 40.0 61.7 1995 22.4 35.5 56.9 1996 22.0 34.5 57.0 1997 22.5 35.0 57.7 1998 21.0 35.2 55.5 1999 21.8 34.5 56.9 2000 22.0 35.1 59.2 2001 22.4 37.2 60.5 2002 2003 2004 2005 22.6 36.4 59.0 21.9 44.1 66.0 21.3 52.2 73.5 21.7 57.8 79.5 70.0 Pétrole Gaz nat Total Sources :www.eia.doe.gov/emeu/aer/text/ptb0410.htlm Tableau 8: PIB, Dépenses et dette fédérale (billions$) Année Dep Fed aug.% Det Fed aug% GDP aug% 1978 1979 1980 1981 1982 1983 1984 1985 1986 1987 1988 1989 1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 $459 $504 $591 $678 $746 $808 $852 $946 $990 $1,004 $1,065 $1,144 $1,253 $1,324 $1,382 $1,410 $1,462 $1,516 $1,561 $1,601 $1,653 $1,702 $1,789 $1,863 $2,011 $2,160 $2,293 $2,472 $2,709 $776 $829 $1,808 $1,787 $1,908 $2,195 $2,386 $2,680 $2,120 $2,345 $2,601 $2,867 $3,206 $3,598 $4,001 $4,351 $4,643 $4,920 $5,181 $5,369 $5,478 $5,605 $5,628 $5,769 $6,198 $6,760 $7,354 $7,905 $8,611 $2,217 $2,501 $2,727 $3,055 $3,228 $3,441 $3,840 $4,142 $4,412 $4,647 $5,009 $5,401 $5,735 $5,935 $6,240 $6,576 $6,961 $7,326 $7,694 $8,182 $8,628 $9,125 $9,710 $10,058 $10,377 $10,806 $11,546 $12,290 $13,030 5.3% 4.0% -1.3% 1.3% -1.4% 1.7% 6.3% 4.3% 4.0% 2.4% 4.6% 4.0% 2.8% -0.8% 1.7% 2.8% 3.8% 2.7% 2.7% 4.3% 4.4% 4.2% 3.7% 1.2% 1.3% 1.5% 4.1% 3.0% 2.7% 5.1% 1.3% 6.1% 3.8% 2.6% 3.4% 0.4% 7.4% 2.1% -1.4% 2.9% 3.6% 6.1% 1.3% 0.9% -0.5% 1.7% 1.2% 0.7% 0.7% 2.2% 1.5% 2.5% 1.8% 6.0% 4.7% 3.4% 4.3% 6.1% 3.1% -1.5% -0.8% -1.1% 6.8% 15.0% 8.7% 12.3% 13.9% 7.6% 7.7% 6.3% 8.3% 7.5% 7.5% 6.0% 4.6% 3.4% 3.0% 1.7% 1.0% 0.8% -2.1% 0.2% 5.5% 6.3% 5.9% 4.0% 5.5% Source: www.publicdebt.treas.gov Voir également : www.brilling.com/debt-clock 296 1979 27.1 38.4 65.5 38.1 Tableau 9 : Importations et exportations Us par sources (1950-2005 – Quadrillion Btu) 1950 1956 1960 1970 1975 1980 1985 1990 1995 2000 2001 2002 2003 2004 2005 Char Gaz 0.0 0.0 0.0 0.0 0.0 0.0 0.0 0.0 0.2 0.3 0.5 0.4 0.6 0.6 0.7 0.0 0.0 0.1 0.8 0.9 1.0 0.9 1.5 2.9 3.8 4.0 4.1 4.0 4.3 4.4 Importations Brut Autre 1.9 3.1 4.0 7.4 12.9 14.6 10.6 17.1 18.8 24.5 25.4 24.6 26.2 28.2 29.2 0.0 0.0 0.0 0.0 0.0 0.1 0.1 0.0 0.2 0.2 Total Char Gaz Exportations Brut Autre Total 1.9 3.2 4.1 8.3 14.0 15.8 11.7 18.8 22.2 24.9 (28.9) 26.3 (30.1) 25.7 (29.4) 27.0 (31.0) 29.1 (33.5) 34.7 (34.7) 0.8 0.0 0.6 0.0 1.4 0.5 1.0 1.9 1.7 2.4 2.4 2.7 2.3 1.5 1.2 1.0 1.1 1.2 1.2 0.0 0.0 0.0 0.0 0.0 0.0 0.1 0.2 0.3 0.5 0.6 0.8 0.7 0.4 0.5 0.4 1.6 1.6 1.8 1.9 2.1 1.9 2.0 2.1 2.1 2.4 0.0 0.0 0.0 0.0 0.0 0.0 0.0 0.0 1.4 2.6 2.3 3.7 4.2 4.7 4.5 4.0 2.0 3.6 4.0 4.4 4.5 -2.70 -5.70 -11.7 -12.1 -7.50 -14.0 -17.7 -24.9 -26.3 -25.7 -27.0 -29.1 -30.0 0 .1 0.6 0.2 Source : Energy Information Administration / Annual Energy Review 2006 table 1.4 Tableau 10 : Consommation d’énergie Usa par sources (1950-2005 - Quadrillion Btu) 1950 1956 1960 1970 1973 1975 1980 1985 1990 1995 2000 2001 2002 2003 2004 2005 Charb. Gaz Brut Nucl. Hydro Autre Total 12.3 11.3 9.8 12.2 12.9 12.6 15.4 17.4 19.1 20.0 22.5 21.9 21.9 22.3 22.4 22.7 5.9 9.0 12.3 21.7 22.5 19.9 20.4 17.8 19.7 22.7 23.9 22.7 23.5 22.8 22.9 22.8 11.8 17.2 19.9 29.5 34.8 32.7 34.2 30.9 33.5 34.5 38.4 38.1 38.2 38.8 40.2 40.4 0.0 1.4 0.5 0.0 0.2 0.9 1.9 2.7 4.0 6.1 7.0 7.8 8.0 8.1 7.9 8.2 8.1 1.6 2.6 2.8 3.1 2.9 2.9 3.0 3.2 2.8 2.2 2.6 2.8 2.7 2.7 1.4 1.6 1.8 1.7 2.7 3.4 3.2 3.8 3.5 3.7 31.9 40.2 45.0 67.8 75.7 71.9 78.3 76.4 84.6 91.0 98.9 96.3 97.8 98.2 100.3 100.7 Source : Energie information Administration / Annual Energy Review 2006 table 1.3 Tableau 11 : Production d’énergie Us par sources (1950-2005 - Quadrillion Btu) 1950 1956 1960 1970 1973 1975 1980 1985 1990 1995 2000 2001 2002 2003 2004 2005 Charb. Gaz Brut Nucl. Hydro Autre Total 14.0 13.3 10.8 14.6 13.9 14.9 18.6 19.3 22.4 22.0 22.6 23.5 22.7 22.0 22.8 23.1 6.0 10.0 14.0 24.1 24.6 21.9 22.1 19.1 20.4 21.4 22.2 20.1 19.4 19.6 19.0 18.5 10.6 15.1 14.9 20.4 19.4 17.7 18.2 18.9 15.5 13.8 12.3 12.2 12.1 12.0 11.5 10.9 0.0 1.4 3.5 0.0 0.2 0.9 1.9 2.7 4.0 4.0 7.0 7.8 8.0 8.1 7.9 8.2 8.1 1.6 2.6 2.8 3.1 2.9 2.9 2.9 3.2 2.8 2.2 2.6 2.8 2.7 2.7 1.5 1.6 1.9 1.8 2.7 3.4 5.5 3.7 3.5 35.5 42.6 42.8 63.5 63.5 61.3 67.2 67.6 70.7 71.1 71.2 71.8 70.9 70.2 70.3 69.6 3.7 Source : Energie information Administration / Annual Energy Review 2006 table 1.2 297 Net Tableau 12a : Revenus pétroliers des pays membres de l’OPEP 1972-2006 (million $ Us) Arabie Saoud Koweit Iran Irak Autres Total 1972 1973 1974 1975 1976 1977 1978 1979 1980 1981 3.1 1.6 2.4 0.5 4.2 1.9 4.1 1.8 22.5 7.0 17.5 5.7 25.6 7.5 18.5 7.5 33.5 8.5 22.0 8.5 37.8 8.5 23.0 9.6 35.8 9.2 20.5 9.8 55.5 16.0 20.8 20.3 104.2 18.3 11.6 26.5 115.5 15.0 9.3 9.8 14.3 22.5 90.5 93.3 116.1 128.4 119.2 188.0 272.1 254.7 1984 1987 1990 1993 1996 1999 2001 2003 2005 2006 Arabie Saoud Koweit Iran Irak Autres Total Source : EIA Opec Oil Revenues Tableau 12b : Revenus pétroliers des pays membres de l’OPEP 1972-2006 (million $ Us) Constant $ (base 2000) Arabie Saoud Koweit Iran Irak Autre Total Nominal $ 1972 1980 1986 2002 2001 2002 2004 2005 2006 19.3 11.5 17.1 6.0 223.2 40.1 28.0 57.8 31.2 10.0 9.1 10.6 48.6 9.9 19.1 12.5 54.9 11.4 21.8 14.9 50.7 10.3 19.9 13.1 115.6 27.4 32.2 18.2 150.1 36.9 41.0 19.3 154.3 40.3 43.3 19.4 102.8 597.5 117.2 170.2 191.3 177.7 338.3 429.8 447.2 Source : EIA Opec Oil Revenues Tableau 13 : Prix du brut (1980-2007 - $/baril) Us Texas Mexique Vénézuela 28.6 Arabian light Brent Us Texas Mexique Vénézuéla Arabian Light Brent Us Texas Mexique Vénézuéla Arabian Light Brent 1981 82 83 84 85 86 87 88 89 90 91 na 38.5 na 35.0 32.8 32.0 32.5 32.8 30.0 29.0 32.8 28.3 29.0 27.8 28.0 26.2 27.8 17.8 17.0 28.0 16.9 14.8 15.1 16.7 14.5 17.6 21.7 19.9 12.2 27.2 24.8 24.7 32.0 39.2 34.0 36.6 34.0 33.5 29.0 30.0 29.0 28.6 28.0 26.0 16.1 18.2 17.5 18.0 13.1 15.8 18.4 21.0 24.0 27.2 92 93 94 95 96 97 98 99 2000 01 02 18.7 15.8 19.6 15.9 17.7 19.7 17.2 17.9 16.8 17.9 14.2 11.8 12.9 12.4 13.1 17.6 15.9 16.5 16.6 16.1 19.8 18.5 18.5 18.2 19.3 25.5 23.8 26.6 22.9 24.0 17.8 15.8 15.9 15.5 15.8 11.5 9.3 9.4 10.0 10.4 26.3 24.7 24.8 24.7 25.1 26.1 22.0 22.1 20.3 22.5 20.3 17.7 17.7 17.6 21.2 03 04 05 06 07 07/10 30.6 30.3 33.5 31.2 3O.2 27.0 30.9 43.4 38.9 30.1 34.0 41.0 63.4 57.3 36.5 55.0 61.2 58.3 48.5 56.4 53.4 54.5 88.3 80.1 52.6 80.1 85.2 27.3 29.3 Source : 298 80.2 Table 14 : taux de change du dollarUs vis-à-vis des principales monnaies (1993-2006) 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 (oct) Euro Yen Yuan Rupee Peso (Europe)(Japon)(Chine) (Indes) (Mexi) Franc dollar Pound (Suisse)(Canada) (UK) 1.17 1.18 1.29 1.25 nd nd 1.06 0.92 0.89 0.94 1.13 1.24 1.25 1.25 1.44 1.47 1.36 1.18 1.23 1.45 1.45 1.50 1.69 1.69 1.55 1.34 1.24 1.24 1.25 1.16 111.08 102.18 93.96 108.78 121.06 130.99 113.73 107.80 121.57 125.22 115.94 108.15 110.11 116.31 115.2 5.78 8.64 8.37 8.34 8.32 8.30 8.27 8.27 8.27 8.27 8.27 8.27 8.19 9.97 7.46 31.3 31.4 32.4 35.5 36.3 41.3 43.1 45.0 47.2 48.6 46.5 45.2 44.0 45.2 39.2 3.12 3.38 6.44 7.60 7.91 9.15 9.55 9.45 9.33 9.66 10.79 11.29 10.89 10.90 10.70 Source : www.federalreserve.gov/releases (en moyennes annuelles) 299 1.29 1.36 1.37 1.36 1.38 1.48 1.48 1.48 1.54 1.57 1.40 1.30 1.21 1.13 0.94