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FICHE PROFIL
« Art » (1994)
Yasmina Reza
Théâtre
XXe siècle
RÉSUMÉ
Serge a acheté une toile d'art contemporain : un monochrome blanc. Marc ne supporte
pas que son ami ait commis un acte qu'il juge grotesque. Leur ami commun Yvan intervient
comme médiateur, mais est entraîné dans le déchirement de cette amitié. Tout l'implicite qui
régissait cette relation depuis quinze ans se trouve énoncé, amenant lutte et constat d'échec.
Pour sauver leur amitié, les trois personnages sacrifient le tableau, puis le restaurent
ensemble.
PERSONNAGES PRINCIPAUX
- Marc : ingénieur en aéronautique, vivant avec Paula, et rejetant l'art contemporain.
- Serge : médecin, divorcé, épris d'art contemporain.
- Yvan : en échec professionnellement, sur le point de se marier, sans avis sur l'art.
CLÉS POUR LA LECTURE
1. Les dessous d'une amitié
Toute l'action de la pièce converge vers la révélation des rancœurs et intérêts sous-jacents à
cette amitié qui relie les trois personnages. Sous le couvert d'affection réciproque, les
personnages se livrent à une lutte d'influence, et menacent, par des décisions nouvelles,
l'équilibre qui régissait la relation. L'intrigue montre ainsi les différentes étapes de la
désagrégation de celle-ci, amorcée par un objet en apparence insignifiant, la toile d'Antrios.
2. Pouvoirs, limites et conséquences de la parole
La parole acquiert dans la pièce une fonction nouvelle puisqu'elle enfreint les interdits sociaux
et énonce l'indicible qui régit habituellement les rapports d'amitié. Mais la multiplication
rationnelle des aveux se heurte aux émotions ressenties par les personnages, les entraînant vers
l'affrontement physique ou les pleurs qui prennent alors le relais d'une parole devenue
insuffisante. De plus, énoncer ce qui restait jusque-là innommé construit une parole
irrévocable : les personnages ne peuvent plus ignorer que la relation a atteint un seuil
irréversible.
3. Le statut de l'œuvre d'art
Derrière la figure du tableau blanc sur fond blanc, c'est le statut de l'art qui est interrogé, à la
fois comme outil de distinction sociale et intellectuelle, comme objet de jugement
esthétique et enfin comme source de réflexion sur le théâtre, aussi bien dans sa dimension
textuelle de page blanche que dans sa dimension scénique d'objet de représentation offert aux
regards des personnages et des spectateurs.
Quelques repères sur l'art contemporain
Avec la présence physique de l'Antrios sur scène, la question de l'art, et plus précisément de
l'art contemporain, se révèle incontournable pour saisir les différents enjeux autour desquels
se construisent les antagonismes dans cette pièce. Ainsi, l'œuvre d'art, et sa figuration
symbolique à travers l'Antrios, sont à appréhender dans le contexte de la création plastique du
xxe siècle et dans les débats esthétiques que celle-ci a engendrés. L'Antrios apparaît comme
une toile non figurative, par opposition aux toiles de Marc et, certainement, d'Yvan. Elle
constitue une forme de prolongement de l'abstraction à travers son statut de monochrome. Mais
ce monochrome blanc réclame un discours sur lui-même pour être compris et apprécié, à
défaut de pouvoir revendiquer une immédiate jouissance visuelle de la part du spectateur. Il
glisse donc ainsi vers l'art conceptuel.
FIGURATIF, ABSTRAIT ET CONCEPTUEL
Comprendre l'art contemporain, ou plutôt l'art contemporain tel qu'il est présenté dans « Art »,
réclame une exploration de la peinture moderne, c'est-à-dire post-impressionniste. Au XXe
siècle, on observe un glissement du figuratif à l'abstrait, ce dernier débouchant sur un art dit
conceptuel. Très schématiquement, la représentation passe de la figuration où un objet est
représenté dans un cadre, à l'abstraction où cet objet se retire du lieu de représentation, la toile,
n'y laissant que des formes et des couleurs, pour enfin aboutir au conceptuel. Dans l'art
conceptuel, l'accent est mis sur la démarche du spectateur interrogeant le cadre lui-même de la
représentation, soit en l'ôtant complètement (les ready-made de Marcel Duchamp) soit en
l'altérant (les toiles déchirées de Fontana).
Le règne de la figuration sur une toile d'un objet concret, référencé, est mis à mal dans la
période qui précède la Première Guerre mondiale. L'abstraction commence à apparaître à
travers certains mouvements comme le cubisme (Pablo Picasso, Georges Braque, Fernand
Léger), celui des fauves (Henri Matisse, André Derain), ou les démarches d'artistes
comme Marcel Duchamp, Gustav Klimt ou Vassily Kandinsky.
L'art non figuratif s'épanouit pleinement après la Première Guerre mondiale. Le surréalisme,
regroupant dans les années 1920 Salvador Dalí, Joan Miró, ou encore Max Ernst, en
constitue par exemple un aspect qui laisse encore parfois une part à la figuration. L'abstraction
proprement dite prend alors différents aspects : l'abstraction géométrique d'abord (Wassily
Kandinsky, Paul Klee, Piet Mondrian) dans l'entre-deux-guerres, puis l'abstraction lyrique,
mouvement essentiellement américain qui apparaît au lendemain de la Seconde Guerre
mondiale à travers notamment l'Action painting (peinture gestuelle) de Jackson Pollock, ou
le Color field painting (abstraction chromatique) de Mark Rothko. Les toiles deviennent
des ensembles de figures géométriques, des lieux d'entrelacs de lignes et de courbes semble-til aléatoires, ou de grands aplats de couleurs.
Cette abstraction pure qui paraît se défaire également de la composition se prolonge dans les
années 1960 à travers un art dit « minimal », puis « conceptuel ». Ces mouvements visent la
disparition de l'objet d'art comme centre de la relation esthétique. Pour Robert Morris, « L'objet
n'est plus qu'un des termes de la relation qui met en présence l'objet lui-même, l'espace dans
lequel il se trouve, la lumière qui l'éclaire, et la situation du spectateur qui y est confronté ».
Ainsi, le rapport au spectateur devient purement intellectuel.
LE MONOCHROME
Le monochrome, au sein de ce paysage, est une forme de transition entre l'abstraction et le
conceptuel, malgré les distinctions que Serge tente d'instaurer (p. 242). Cette forme d'art ne
constitue pas un mouvement, ou une école, mais plutôt un ensemble de tentatives d'artistes tout
au long du siècle. Cette histoire du monochrome doit être combinée aux usages du blanc dans
la peinture abstraite pour cerner le champ visé par la pièce.
Dès 1917, Kasimir Malevitch crée une toile intitulée Carré blanc sur fond blanc qui mêle
monochrome et abstraction géométrique. Cette toile devient une icône de la peinture du
siècle et entre à ce titre en résonance avec l'Antrios de la pièce. Yves Klein, en recouvrant
entièrement ses toiles du bleu qui porte son nom (IKB, pour International Klein Blue, pigment
mis au point et présenté en 1958), illustre pleinement ce que l'on nomme le monochrome.
Ces deux grandes figures tutélaires de l'art abstrait sont à combiner avec d'autres références en
lien plus direct avec l'Antrios de la pièce. Ainsi, des artistes comme Robert Ryman ou Martin
Barré ont proposé une œuvre qui s'apparente à celle, de fiction, d'Antrios tel qu'il est présenté
dans la pièce. Robert Ryman, dès la fin des années 1950, peint des monochromes blancs,
comme d'autres à l'époque (Antoni Tàpies), mais en s'attachant aux matériaux dont ses œuvres
sont composées et en prolongeant la recherche autour de ces blancs, créant des effets de matière
et de nuance. Il réfléchit également sur les limites de la toile, jouant avec les surfaces sur
lesquelles elle doit reposer. Cela rappelle d'une part la polémique autour des couleurs de
l'Antrios dans la pièce et d'autre part la question du cadre de la toile, « confectionné par l'artiste
» avec du kraft, car le tableau « ne doit pas être arrêté », et être pris dans un « entourage » (p.
216). En France, Martin Barré, décédé en 1993, travaille sur le blanc comme fond sur lequel
les compositions de couleurs sont sans cesse remaniées. Ses œuvres ont pu directement inspirer
la figure de l'Antrios dans « Art ».
PREMIÈRE PARTIE
Résumé et repères pour la lecture
Il n'y a ni actes ni scènes dans cette pièce. Toutefois, un découpage en séquences est opéré
par la présence d'astérisques qui manifestent à la lecture un changement de lieu ou un
recentrement sur les pensées d'un des personnages. Les séquences sont regroupées selon
deux modalités : les différents moments de l'action (découverte de la toile, visites d'Yvan,
réflexions des personnages, attente d'Yvan, les trois temps du conflit et la résolution de ce
dernier) et/ou la symétrie de structure (alternance entre dialogues et monologues pour les
premier et quatrième ensembles, dialogues autour d'Yvan pour le deuxième, monologues
dissociés pour le troisième, longue séquence dialoguée pour les cinquième, sixième et septième,
monologues rassemblés pour le huitième).
SÉQUENCES 1 A 6 (pages 195 à 199)
Marc et Serge face au tableau, une scène d'exposition ?
RÉSUMÉ
Dans un monologue, Marc présente son ami Serge comme un médecin amateur d'art. Il dit être
allé voir le tableau acheté par ce dernier : blanc avec « de fins liserés blancs transversaux »
(séquence 1). Les amis s'opposent au sujet du tableau. Marc ne comprend pas le prix payé par
Serge pour une toile qu'il qualifie de « merde » (séquence 2). Dans un nouveau monologue,
Serge décrit son ami Marc : un ingénieur, intellectuel ennemi de la modernité (séquence 3).
Serge réfute le jugement de Marc, mais celui-ci le maintient et rit de l'achat de son ami
(séquence 4). En deux monologues successifs, Serge énonce sa haine du rire de Marc (séquence
5), puis Marc, ne comprenant pas l'achat de Serge, se réfugie dans les médicaments et décide
d'en référer à Yvan, un ami commun (séquence 6).
REPÈRES POUR LA LECTURE
Le rythme et l'usage des séquences
Le rythme d'enchaînement des séquences, dans ce semblant de « scène d'exposition », est
rapide : six séquences en moins de quatre pages. Il s'agit de fournir au spectateur toutes les
informations jugées essentielles à la compréhension de l'intrigue. Une efficacité maximale est
donc visée par la dramaturgie. Les personnages sont présentés tour à tour : l'objet de leur
différend est montré sur scène à travers le tableau et explicité dans les propos tenus à la fois
dans les dialogues et les monologues (→ PROBLÉMATIQUE 2, p. 44). Dans ces derniers,
l'information fournie au spectateur est directe et réduite à sa plus nécessaire expression.
L'ordre même des séquences se révèle signifiant. Elles fonctionnent en couple : les séquences
1 et 3 dressent les portraits croisés des deux personnages sous forme de monologues; les
séquences 2 et 4 présentent le tableau de Serge à Marc, en deux temps donc, et contiennent
l'amorce d'un conflit; dans les séquences 5 et 6, Serge et Marc énoncent chacun sous forme d'un
monologue ce qu'ils ont ressenti lors de cette entrevue. Une dynamique particulière est ainsi
insufflée à cette scène d'exposition par ce jeu d'enchevêtrement des informations, de rupture
dans l'action et de symétrie dans les conséquences qui amènent le constat d'une discorde. À la
manière d'un schéma rimique, ces six premières séquences se présentent comme un sizain où
les quatre premiers vers suivent un modèle en rimes croisées, et sont prolongés par deux rimes
plates : ababcc.
SÉQUENCES 7 A 9 (pages 199 à 211)
Yvan et ses amis
RÉSUMÉ
Marc se rend chez Yvan pour lui raconter son entrevue avec Serge. Yvan se décrit lui-même
avant l'arrivée de son ami : en échec professionnel, mais à la veille d'un mariage. Yvan juge
également déraisonnable l'achat de Serge. Il s'engage à amener ce dernier à en rire avec lui
(séquence 7). Yvan rend visite à Serge qui lui montre le tableau. Yvan semble séduit par
l'œuvre, et les deux amis finissent par rire ensemble (séquence 8). Yvan se rend chez Marc et
lui raconte son entrevue avec Serge. Marc refuse qu'Yvan ait pu apprécier l'œuvre et le convainc
que lui et Serge ne riaient pas pour la même raison face à la toile (séquence 9).
REPÈRES POUR LA LECTURE
La présentation d'Yvan
Le dernier personnage de la pièce n'est introduit qu'après cette sorte de scène d'exposition. Les
règles mises en place dans le premier ensemble de séquences sont contredites : Yvan se présente
lui-même alors que Marc et Serge se présentaient réciproquement. Mais cet autoportrait
neutralise les effets de la présentation par autrui. Les indications données sur le personnage sont
une nouvelle fois renvoyées à leur strict contenu informatif. Yasmina Reza, en variant ainsi son
procédé, le détourne et manifeste une forme de liberté à l'égard des règles qu'elle semble avoir
instaurées auparavant. La règle de séparation des séquences est elle aussi modifiée, puisque cet
autoportrait est immédiatement suivi par une entrée sur scène de Marc qui, comme il l'annonçait
dans la précédente séquence, vient le consulter au sujet de l'achat du tableau. Cet enchaînement
des actions dans la même séquence peut être interprété comme une entente entre Yvan et Marc
là où il y avait déjà un désaccord entre Marc et Serge manifesté par la rupture de l'action dans
les premières séquences.
Mais cet autoportrait d'Yvan est coloré par les derniers propos de Marc à son sujet. Sa «
tolérance », qui révèle un détachement (« c'est qu'il se fout de Serge », p. 199), est aussi mise à
mal par Serge : « Cesse de vouloir être le grand réconciliateur du genre humain ! » (p. 208).
Cette présentation d'Yvan est donc double : à la fois extérieure par le biais de Marc et Serge et
intérieure par le discours d'Yvan sur lui-même. Il annonce en outre qu'il possède des liens en
dehors de la scène, et l'imminence de son mariage est appelée à devenir un élément de l'intrigue
qui se met en place.
Le dialogue indirect : Yvan comme intermédiaire
Yvan sert d'intermédiaire entre Marc et Serge, suite à leur différend, tout au long de ces trois
séquences dont il est le personnage pivot (→ PROBLÉMATIQUE 4, p. 59). Il instaure donc un
dialogue indirect entre ses deux amis. La communication qui a échoué dans le
premier ensemble de séquences cherche à se renouer par son biais. Il tente de tempérer à la fois
les discours de l'un et de l'autre, mais fausse la communication en ne révélant pas exactement
soit le but de sa visite à Serge, soit la nature précise des propos tenus avec Serge à Marc. Ce
rôle de médiateur trouve une illustration dans l'aller-retour effectué entre Marc et Serge, mêlé
à la progression à travers les lieux. En effet, chaque séquence fonctionne sur le principe de
l'unité de lieu, et Yvan parcourt successivement les trois appartements afin de réconcilier les
amis presque malgré eux.
Le jugement d'Yvan sur l'œuvre d'art oscille entre deux positions comme le personnage luimême alterne entre ses deux amis. Du côté de Marc, son jugement repose sur la raison, sur un
discours fondé en théorie. On ne dépense pas une telle fortune pour une œuvre aussi abstraite :
«... Il est dingue!... » (p. 202). Du côté de Serge, le jugement d'Yvan se trouve transformé par
le contact direct avec l'œuvre elle-même. Ce jugement est fondé sur le ressenti et la sensibilité :
« SERGE, Il te plaît ? YVAN. Ah oui, oui, oui » (p. 206). D'objectif, il se fait subjectif. Le
pathos prend la relève du logos1.
Montrer et raconter
À un premier niveau, ces trois séquences permettent de mesurer l'écart qui s'instaure entre la
représentation d'un événement, d'une action, et son récit. Cela renvoie à la distinction entre la
mimesis et la diegesis, entre le fait d'agir, ou de représenter, et le fait de raconter (→
PROBLÉMATIQUE 7, p. 86). Cette distinction s'opère à deux niveaux. Tout d'abord, la
succession des trois séquences propose au spectateur de confronter ce qu'il a vu sur scène avec
ce qu'un personnage en rapporte au personnage absent de l'action. Ainsi Marc raconte sa visite
chez Serge (objet du premier groupement de séquences) à Yvan dans la
séquence 7; Yvan ment à Serge en lui disant qu'il n'a pas vu Marc alors que c'est sur ses
instructions qu'il se rend chez Serge (séquence 8); enfin Yvan raconte à son tour à Marc sa
visite chez Serge (séquence 9). Le spectateur assiste à trois confrontations entre la
représentation d'une action et son récit : d'abord un récit affecté, c'est-à-dire dans lequel des
sentiments interfèrent, mais fidèle, puis un récit refusé à travers le mensonge, et enfin un récit
qui déguise la réalité en ne donnant pas leur plein sens aux faits.
À un second niveau, cette succession des trois séquences permet de représenter trois lieux
illustrant chacun un personnage, à travers la symbolique de toiles perçues comme exemplaires
de leur personne (→ PROBLÉMATIQUE 8, p. 94). Cette figuration du lieu et de la personne,
ainsi que les actions qui se déroulent, se confrontent aux descriptions des personnages faites les
uns par les autres et ménagent au spectateur un espace pour se fabriquer son propre jugement
sur les personnages. En outre, la différence entre montrer et raconter à travers ces lieux se trouve
exprimée par la fonction accordée à ces derniers. Chez Yvan et Marc, où les tableaux sont «
une croûte » (p. 199) et « un tableau figuratif représentant un paysage vu d'une fenêtre » (p.
208), les deux personnages proposent des récits concernant des actions qui se déroulent chez
Serge, tandis que chez Serge nous ne trouvons pas de récit d'action se passant ailleurs. Dans le
lieu de l'œuvre d'art véritable, c'est-à-dire chez Serge, il ne peut y avoir que de l'action et non
du récit. Il s'agit du lieu de la pure représentation scénique. Alors que chez Yvan et Marc,
l'action ne consiste qu'en un récit d'une action ayant eu lieu ailleurs.
Des détails signifiants
Différents détails présents dans ce groupe de séquences trouveront plus tard un écho dans la
pièce et participent déjà à la structure en symétrie de l'ensemble. Il s'agit d'une part d'objets qui
« énervent » Yvan car ils empruntent son rôle d'intermédiaire entre les amis. Ainsi pour les noix
(p. 203) qui annoncent la tension
autour du choix du restaurant dans la séquence 16, et la réconciliation autour des olives à la fin
de cette même séquence (pp. 247-248). De même pour le feutre, objet du délit qui clôt la
séquence 16, qui est introduit à la séquence 7. Avec l'apparition du personnage médiateur, Yvan,
la pièce produit également des objets secondaires par rapport à l'œuvre d'art mais qui nourrissent
néanmoins l'intrigue.
D'autre part, un détail présent dans les propos de Marc et Yvan trouvera dans la longue
séquence 16 une concrétisation burlesque. Il s'agit de l'expression « rat d'exposition » utilisée
par Yvan pour qualifier Serge. Yvan reproche à Marc de faire mine de découvrir cette
fréquentation assidue des expositions. Or, à la manière d'une reprise comique qui donnerait une
matérialité à une métaphore, un rat apparaît dans la séquence 16 chez Serge, comme si l'usage
au sens figuré se trouvait renvoyé à son sens propre. Le rapprochement entre le comparant (le
rat) et le comparé (Serge) trouve donc une représentation hors langage, directement sur scène,
à la séquence 16, venant compléter de manière comique un propos de la séquence 7 qui aurait
dû rester au statut de métaphore.
Les significations du rire
Le rire, défini par Bergson comme « du mécanique plaqué sur du vivant2 », possède différentes
expressions au cours de ces trois séquences (→PROBLÉMATIQUE 9, p. 100). Il n'est pas
considéré de manière absolue, mais comme un moyen d'échange entre des personnes, comme
un outil de communication : le partage de ce rire manifeste la complicité entre les personnages.
Mais si l'un des deux protagonistes rit alors que l'autre ne rit pas, une rupture se produit. Si
Marc et Serge n'ont pas été capables de rire ensemble lors des séquences précédentes, Yvan
exprime sa volonté de rester proche d'eux en riant avec l'un et l'autre. Il rit avec Marc de l'achat
déraisonné du tableau par Serge. Mais il rit également de ce même achat avec Serge. Dans ces
deux cas le rire, s'il a le même objet, n'a pas la même valeur. Avec Marc, il s'agit d'un rire de
moquerie qui signale l'aspect négatif de cette démesure : « MARC. Vingt briques, c'est un peu
cher pour rire, remarque. YVAN. Oui. (Ils rient.) » (p. 204). Avec Serge, le rire manifeste cette
même démesure, mais permet de lui échapper en la dédramatisant : « (Tous deux s'esclaffent
de très bon cœur) » (p. 206). Au cœur de cette démesure, une valeur a préalablement été
reconnue au tableau qui modifie la signification du rire. La reconnaissance de cette valeur par
Yvan et Serge leur permet de rire ensemble de l'achat dont la démesure est reconnue mais
acceptée. Le rire est avec Marc une véritable sanction, une marque de rejet, quand, avec Serge,
il est une manière d'évacuer la folie en la partageant. Le rire signale dans les deux cas l'écart,
par rapport à la raison, produit par cet achat, mais l'un constitue un rejet de cet écart quand
l'autre formule son acceptation.
Marc signale lui-même cette différence de signification des rires. Il l'explique à Yvan dans la
séquence 9. Pour lui, Yvan et Serge, s'ils ont ri ensemble, n'ont pas ri « pour les mêmes raisons
» (p. 209). Cette différence reposerait sur un implicite qui renvoie une fois de plus au jugement
porté sur l'œuvre d'art. Le rire est donc une autre forme du jugement sur l'objet, et c'est en cela
qu'il signale l'accord ou le désaccord des amis. Mais cette forme d'expression du jugement peut
être l'occasion de malentendus, un rire simultané chez deux protagonistes pouvant ne pas référer
au même objet. La complicité entre Serge et Yvan est donc dénoncée par Marc comme fausse
car reposant sur un quiproquo. Elle ne serait qu'une illusion d'entente, tacitement acceptée par
les deux personnages. Le rire permettrait de passer outre le décalage dans l'appréciation de la
toile.
1 Logos et pathos s'opposent ici en tant que formes de discours. Le logos représente le discours
raisonné quand le pathos incarne celui fondé sur l'émotion et la sensation.
2 Bergson, Le Rire (1899)
SÉQUENCES 10 A 12 (pages 212-213)
Solitudes
RÉSUMÉ
Trois monologues s'enchaînent dans ces trois séquences : monologue d'Yvan qui se plaint de
ne pas être content en général et simule un dialogue avec sa mère à ce sujet (séquence 10);
monologue de Serge qui évoque les couleurs du tableau et les limites de perception de Marc
(séquence 11); monologue de Marc qui prend une nouvelle fois des médicaments et s'engage à
parler plus calmement à Serge la prochaine fois (séquence 12).
REPÈRES POUR LA LECTURE
Structure des trois monologues
Les trois monologues proposent une sorte de dialogue différé. Les voix se répondent,
s'enchaînent et semblent même se superposer. Elles installent trois lignes mélodiques qui, se
combinant, structurent la partition d'ensemble de la pièce. Mais dans le même temps, les propos
tenus par chaque personnage montrent bien le regard que chacun pose sur lui-même et sur les
autres. Ainsi, Yvan se désintéresse de la question centrale qui est l'amitié entre Marc et Serge
en train de se déliter, pour ne penser qu'à ses propres problèmes. Ceux-ci ne sont pas censés
intéresser directement le spectateur puisqu'ils renvoient à une réalité hors scène (son mariage et
sa mère). Serge manifeste sa colère à l'égard de Marc. Ce dernier effectue une sorte de mea
culpa et décide de se corriger face à Serge. Ces trois monologues proposent donc des portraits
psychologiques des trois personnages en saisissant pour le spectateur le flux de leurs pensées.
C'est ainsi qu'ils nous renseignent sur eux-mêmes, sur chacune de leurs obsessions (le mariage,
l'art, les médicaments) et sur la manière dont ils envisagent l'action qui se déroule.
Des séquences de transition
Il s'agit là de séquences de transition formant une unité puisque les trois personnages reviennent
tour à tour sur ce qui s'est passé et posent chacun les bases de l'action à venir. Ils annoncent
comment ils comptent se comporter dans les séquences qui suivent : Yvan en ne faisant
attention qu'à lui-même, Serge en cherchant la querelle avec Marc et Marc au contraire en
faisant des efforts vers la conciliation. Ainsi, le spectateur a le sentiment de l'imminence du
véritable nœud de l'action. La réunion des trois personnages devrait se produire après cette
ultime séparation en guise de mise au point.
Cet aspect de transition n'est toutefois pas aussi net qu'il y paraît. Une fois de plus, après avoir
instauré, semble-t-il, des symétries de structure, Yasmina Reza les remet en question en y
insérant de légères variations. Alors qu'à la séquence 7, le monologue d'Yvan n'est pas séparé
de l'entrée sur scène de Marc, bien qu'il n'y ait pas de lien entre les propos d'Yvan et l'arrivée
de son ami, le monologue d'Yvan à la séquence 10 est isolé alors qu'il répond directement à la
question posée par Marc : « Tu es content?... » (p. 211). Les symétries de structure sont bien
présentes mais subissent de continuels décalages. Elles sont soit fondées sur le découpage en
séquences, et les trois monologues peuvent ainsi être groupés, soit fondées sur le contenu de
ces séquences, et le monologue d'Yvan à la séquence 10 répond à celui de la séquence 7, tous
deux encadrant les trois rencontres d'Yvan avec ses amis. Les deux types de symétrie se
superposent et se mêlent à travers un jeu subtil de glissement permanent des règles
dramaturgiques.
SÉQUENCES 13 A 15 (pages 213 à 219)
Dans l'attente d'Yvan
RÉSUMÉ
Marc et Serge, chez ce dernier, attendent Yvan pour aller au cinéma puis dîner. Marc demande
à Serge de revoir le tableau et se montre plus conciliant. Dans l'attente d'Yvan, Serge s'énerve
peu à peu face à l'amabilité nouvelle de son ami (séquence 13). Dans un nouveau monologue,
Serge avoue cet énervement devant le ton de Marc et cherche une explication à la gêne qui
s'installe entre les deux amis suite à l'achat du tableau (séquence 14). De son côté, dans un autre
monologue, Marc fait remonter le malaise entre eux à une date antérieure à cet achat (séquence
15).
REPÈRES POUR LA LECTURE
Répétitions et symétries
Alors même que le spectateur pense assister à la réunion des trois personnages, une variation
à la situation qu'il attend est introduite sous la forme paradoxale de la répétition du début de la
pièce. En effet, Marc et Serge se retrouvent tous les deux et examinent le tableau. Comme à la
fin du premier groupe de séquences (une fois les présentations passées), la tension contenue de
la discussion et la somme des non-dits qui hantent les dialogues entre les deux personnages
amènent l'action à s'interrompre au profit de pauses qui recentrent l'action, ou plutôt la parole,
sur les pensées des personnages. Cela se produit de nouveau sous la forme de deux monologues
formant chacun une courte séquence. Les séquences 13, 14 et 15 paraissent donc répéter les
séquences 4, 5 et 6 jusque dans l'ordre des monologues (Serge, puis Marc).
De légères variations apparaissent toutefois au sein de cette symétrie (→ PROBLÉMATIQUE
2, p. 44). Les rapports de force ne sont plus du même ordre et, comme annoncé par les trois
monologues précédents (séquences 10 à 12), le comportement des personnages a été modifié :
Marc fait preuve de modération et Serge d'agressivité. De plus, l'absence d'Yvan n'a pas la
même valeur. Alors que sa présence n'était pas sollicitée dans le premier groupe de séquences,
elle est évoquée à présent sur le mode du manque : il devrait être là et ne l'est pas. Cette absence
devient donc elle-même objet de nouvelles tensions.
Un affrontement qui n'a pas lieu
L'affrontement direct entre Marc et Serge n'a pas lieu dans ce groupe de séquences. Cela est dû
apparemment aux efforts de Marc. L'opposition entre les deux personnages se déplace du
jugement sur la toile à un jugement sur une autre œuvre qui relève à la fois de l'esthétique et de
la pensée : La Vie heureuse de Sénèque. Ce titre apparaît comme ironique au vu de la situation
des personnages et fait écho à l'interrogation d'Yvan sur son propre bonheur. De nouveau, le
jugement de Marc formule une sorte de bon sens commun et sceptique : « ... Comme en peinture
finalement... où tu as avantageusement éliminé forme et couleur » (p. 213); celui de Serge
invoque des autorités intellectuelles pour se légitimer : « Tu lis ça, tu n'as plus besoin de lire
autre chose » (p. 213).
Cet affrontement n'a pas lieu malgré l'occasion nouvelle qui lui est fournie car il manque, d'un
point de vue dramaturgique, un élément capable de catalyser les antagonismes sur scène dans
une action unie. Sans Yvan, Marc et Serge en sont réduits à n'exprimer leurs griefs qu'à travers
les monologues. Ils ne peuvent se les adresser directement. Il leur faut la présence d'Yvan
comme médiateur, ou plutôt comme vecteur de leur agressivité réciproque. Ce statut d'Yvan est
énoncé en creux dans les reproches de Serge au sujet de son retard : « Qu'est-ce qu'il fout?! »
(p. 217); il sera explicité plus tard par Marc et Serge : Yvan serait celui qui « crée les conditions
du conflit » (p. 245).
La fonction dramatique de l'attente
L'attente d'Yvan est donc doublement ressentie. D'abord, par les personnages qui voient leur
soirée concrètement gâchée par ce retard (« On a raté toutes les séances », p. 217), et qui,
symboliquement, ne peuvent procéder à cette explication directe et conflictuelle à laquelle ils
aspirent. Ensuite, par le spectateur qui voit retardée la scène de conflit dans laquelle doivent
s'affronter les trois personnages, alors même que cette scène lui semblait annoncée par les trois
monologues précédents. Un délai est donc ménagé dans la structure dramatique qui permet de
faire monter la tension à la fois sur scène (entre les personnages) et dans la salle (→
PROBLÉMATIQUE 3, p. 52). Ainsi, en retardant l'action une dernière fois au moment même
où elle semblait promise, Yasmina Reza en augmente les effets. De plus, cette attente d'Yvan
par ses amis au cours de ce groupe de séquences est symétrique de l'attente du troisième
personnage par le spectateur lors des six premières séquences.
Le retard d'Yvan possède ainsi une fonction dramatique. Mais il participe également du portrait
du personnage. Il annonce les traits de légèreté et d'exubérance qui seront développés dans la
séquence 16 par Serge et Marc sur le mode du regret (« Il avait une folie, il avait une
incongruité... Il était fragile mais il était désarmant par sa folie... », p. 229), alors même que ce
sont ces mêmes traits qui sont à ce moment de la pièce reprochés à Yvan : « C'est inimaginable
[...] que ce garçon soit continuellement en retard! », p. 217). Le retournement du positif en
négatif manifeste encore les tensions entre les personnages. Mais symboliquement, Yvan
apparaît au spectateur comme retenu hors scène. En effet, les raisons qu'il donnera pour son
retard seront ses problèmes domestiques qui ne concernent pas directement l'action des trois
personnages (séquence 16). Cela même lui sera reproché : s'être désinvesti de la vie du trio au
profit d'une vie étrangère au groupe et à la scène.
La longue séquence 16 qui réunit les trois protagonistes constitue plus de la moitié de la pièce
(30 pages sur 56). Elle peut elle-même être divisée en fonction de la nature des affrontements
qui s'y déroulent en trois parties marquées par l'arrivée d'Yvan, les conflits et les résolutions.
SÉQUENCE 16, PREMIÈRE PARTIE (pages 219 à 229)
L'arrivée d'Yvan
RÉSUMÉ
Pendant que Marc et Serge s'interrogent sur le choix du restaurant, Yvan arrive. Il se lance dans
un long récit décousu des événements, liés à la préparation de son mariage, qui l'ont mis en
retard. La discussion entre les amis en revient à la toile, et Marc s'en prend à Yvan pour l'avoir
trahi dans son jugement sur cette œuvre. Devant les attaques de Marc, Yvan s'en va.
REPÈRES POUR LA LECTURE
Un nouveau type de monologue
Dans les séquences précédentes, Yasmina Reza a mené différentes expérimentations autour du
monologue et de son rapport à l'action (→ PROBLÉMATIQUE 2, p. 44). Les monologues de
présentation de personnages qui arrêtent l'action ou se situent en dehors de sa temporalité, et
ceux qui représentent les pensées des personnages en sont des exemples. Dans ces monologues,
qu'ils constituent une pleine séquence ou non, le personnage se trouvait seul. Nul autre, sinon
le spectateur, n'était témoin de ses paroles. L'arrivée d'Yvan change cette règle puisqu'il se livre,
devant ses amis, à un soliloque décousu narrant les raisons de son retard. Cette parole solitaire
s'oppose aux précédentes sur plusieurs points : elle est écoutée, très longue, sans structure ni
propos hiérarchisé et organisé, et sa syntaxe est confuse, marquée par les traits de l'oralité. Ce
monologue exhibe la démesure d'Yvan qui ne respecte pas les règles du discours en vigueur sur
cette scène et annonce ainsi son comportement final (à nouveau pris par la démesure, il insultera
la toile). En outre, au lieu de donner des informations essentielles et synthétiques, directement
liées à l'action comme c'était le cas jusqu'ici, ce monologue apporte des éléments périphériques
à l'action et retarde encore le moment de la confrontation.
La lâcheté d'Yvan
Dès que les trois personnages se trouvent réunis, les subterfuges utilisés par Yvan pour
ménager à la fois Marc et Serge se trouvent mis à mal. Marc reproche à Yvan d'oser manifester
un goût pour la toile quand, hors de la présence de Serge, il avait admis ne pas l'apprécier : «
Comment peux-tu, Yvan?... Devant moi » (p. 226). Yvan est donc confronté à un choix entre
ses deux amis; il lui faut prendre position devant les deux simultanément. Le choix en faveur
de l'œuvre d'art est qualifié de lâcheté par Marc parce qu'il constitue un mensonge à ses yeux et
une trahison envers lui. En refusant à Yvan le fait d'être ému par le tableau, il lui rappelle les
conclusions auxquelles il l'avait amené à la séquence 9 : « MARC. Tu es ému par le tableau de
Serge? YVAN. Non » (p. 211). Yvan est jugé par Marc comme trop lâche pour soutenir une
position publique d'insensibilité face à l'œuvre d'art (→ PROBLÉMATIQUE 4, p. 59).
Néanmoins, la violence du traitement infligé par Marc à Yvan laisse planer une incertitude au
sujet du goût, réel ou simulé, d'Yvan pour le tableau. A-t-il été réellement touché par le tableau
sans pouvoir soutenir cette position vis-à-vis de l'aigreur de Marc? Ou au contraire, comme le
dit Marc, Yvan ne veut-il pas s'opposer à Serge sur ce sujet? Cette incertitude laisse le jugement
sur l'œuvre d'art en suspens tout au long de la pièce et permet ainsi au conflit de se nourrir de
cette hésitation. Mais elle est levée à la fin de la séquence 16, lorsque dans sa démesure Yvan
avoue ne pas aimer la toile : « Une merde blanche!... » (p. 248). L'incertitude de son jugement
est donc un des moteurs de la tension tout au long de cette séquence et sa résolution est le signal
du dénouement de l'action.
Trahison châtiée et affrontement indirect
L'affrontement entre Marc et Serge est rendu possible par la présence d'Yvan, car au-delà de
sa trahison celui-ci est pris comme vecteur du conflit entre les deux autres personnages. Mais
cet affrontement est indirect dans un premier temps et transite par Yvan. Plutôt que de formuler
des reproches directement à Serge, Marc choisit de les adresser à Yvan, repoussant encore à
plus tard l'explication avec Serge. Ce déplacement du conflit a une double fonction : Marc
châtie Yvan pour sa trahison et l'utilise pour intimider Serge avant de s'attaquer à lui. Le combat
entre Marc et Yvan, tournant à l'avantage du premier, s'inscrit dans une rhétorique guerrière
(questions rhétoriques et mises en accusations aux pages 226-227) qui offre une première
victoire à Marc avant le véritable affrontement. Si l'arrivée d'Yvan à permis au conflit de
s'amorcer, sa présence constitue néanmoins un obstacle entre les deux antagonistes. Yvan
permet donc au conflit d'avoir lieu, mais en détourne les conséquences vers lui, préservant ses
amis tout en empêchant la joute directe tant attendue d'avoir lieu. Il faut donc, d'une manière
ou d'une autre, qu'Yvan quitte le champ de bataille pour que celle-ci se produise enfin.
De « Chez Serge » (p. 219) à « Un léger temps » (p. 229).
SÉQUENCE 16, DEUXIÈME PARTIE (pages 229 à 239)
Les conflits
RÉSUMÉ
Marc et Serge se retrouvent seuls et apaisés, jusqu'au retour d'Yvan qui se livre à un nouveau
long récit sur les raisons de son retour. Il évoque ses séances d'analyse avant que Serge ne sorte
le tableau de la scène. Le ton monte entre Marc et Serge jusqu'à en venir aux mains. Yvan tente
de s'interposer et reçoit un coup. La lutte cesse, Yvan se plaint et reçoit en retour des sarcasmes
de la part de Serge tandis que Marc garde le silence.
REPÈRES POUR LA LECTURE
La dynamique des entrées et des sorties
Dans cette pièce, les entrées et les sorties de personnages sont rares. Les personnages sont
donnés comme immédiatement présents sur scène. L'arrivée de Marc chez Yvan, à la séquence
7, correspond à une annonce formulée par Marc : « Je dois m'en référer à Yvan » (p. 198); elle
intervient après le monologue de présentation d'Yvan. Cette entrée interrompt une action
muette : la recherche par Yvan du bouchon de son feutre. Mais les entrées et la sortie d'Yvan
au cours de la séquence 16 sont d'un autre ordre. Elles renvoient à une pratique théâtrale
classique.
Ces entrées sont marquées par leur caractère brusque et l'opposition entre des entrées
accompagnées d'un flot de paroles et d'une sortie muette. Cela contribue à parodier le procédé
notamment par l'usage non mesuré qui en est fait. La pièce se transforme ici en pastiche des
comédies de boulevard2. De plus, le retour d'Yvan transforme en comique une situation à
tonalité tragique puisqu'il signale sa sortie comme manquée. L'habituelle sortie de scène du
personnage vaincu est ici contestée par le personnage lui-même qui revient sur scène pour
l'annuler.
L'affrontement direct
Le départ d'Yvan, malgré son retour, marque néanmoins sa défaite. L'affrontement direct entre
Marc et Serge peut donc avoir lieu, avec Yvan comme témoin. Le retour d'Yvan constitue
pourtant une nouvelle diversion qui retarde cet affrontement. Le conflit se révèle noué autour
des personnes de Marc et Serge, et non plus fondé sur l'appréciation d'une œuvre d'art. Pour que
ce conflit ait vraiment lieu, tout élément parasite doit être symboliquement ôté de la scène.
Ainsi, après Yvan, c'est la toile qui sort de scène. Tous deux paraissent constituer
rétrospectivement des écrans entre Marc et Serge. Ce geste de Serge de retirer la toile de la vue
de ses amis possède une double fonction : d'une part, c'est un geste d'agressivité vis-à-vis de ses
amis jugés indignes de la contempler, ce qui relance les hostilités; d'autre part, il recentre le
conflit sur les personnages. Marc et Serge se donnent ainsi les moyens d'aller au cœur du conflit,
d'explorer les raisons précises de leur haine réciproque en n'offrant plus d'autres objets à leur
propos que leurs propres personnes.
L'affrontement porte alors sur toute la part d'indicible présente entre les trois amis, que l'achat
de la toile a révélée et non fait naître. C'est la nature même des relations entre eux, et plus
particulièrement entre Marc et Serge, qui doit maintenant être abordée. L'affrontement consiste
à formuler l'implicite qui régissait leurs rapports, à énoncer la manière dont chacun considérait
l'autre. C'est donc la part la plus intime des personnes qui se trouve engagée dans cette
démarche. Mais formuler signifie introduire une parole sur laquelle les amis ne pourront plus
revenir, des propos dont ils ne pourront pas se dédire : « MARC. Serge, explique-moi, avant
que je ne perde tout contrôle de moi-même. C'est très grave ce que tu es en train de faire » (p.
236). C'est précisément ce caractère irrévocable, attendu depuis le début de la pièce, qu'Yvan
tente sans cesse de retarder. Dès lors, une lutte physique s'engage pour prendre le relais d'une
parole ayant atteint ses limites. Là encore, Yvan tente de s'interposer (« Retire, retire! C'est
ridicule! », p. 237), prenant sur lui les coups que les deux autres se destinaient mutuellement.
La parole de l'analyste
Par le biais d'Yvan, des paroles d'autres personnes, extérieures à la pièce, sont introduites,
tandis que dans les propos de Marc ou Serge (hormis quelques rares exemples), le discours
rapporté ne concerne que le troisième personnage de la pièce, alors absent de la scène. Yvan
rapporte aussi bien les paroles de sa future femme que ceux de sa mère (→PROBLÉMATIQUE
4, p. 59). Une autre parole, présentée comme une autorité, est citée par Yvan : celle de son
analyste, Finkelzohn (p. 232). Sa formulation alambiquée et son aspect de sentence
philosophique, mis en scène par Yvan qui déplie le billet sur lequel il a inscrit les paroles,
présentent d'abord ces propos de manière parodique. La compréhension immédiate, à travers la
formule de l'analyste, de la complexité de la situation entre les amis est dénoncée par la
démarche de la pièce; les tentatives de simplification ou de schématisation sont refusées et les
protagonistes élucident progressivement par eux-mêmes ce qui les oppose. L'abstraction
psychanalytique semble donc contestée.
En revanche, cette démarche qui conduit les personnages à formuler eux-mêmes, à travers une
exploration en miroir, les causes de leurs troubles, de leurs angoisses, de leurs colères et
frustrations, trouve un écho dans la pratique analytique. La pièce pourrait se présenter comme
le débat intérieur d'une conscience qui se serait scindée en trois instances différentes incarnées
par Marc, Serge et Yvan pour dialoguer avec elle-même. La réhabilitation de la parole du
psychanalyste, derrière la parodie, a d'ailleurs lieu, puisqu'Yvan dira : « Finkelzohn est un
génie. Je vous signale qu'il avait tout compris! » (p. 244).
De « SERGE. Bravo (p. 229) à« Un petit silence » (p. 239).
2 Comédie de boulevard : genre de théâtre traditionnel, destiné au public bourgeois, puis petitbourgeois et populaire, représenté à l'origine sur les grands boulevards de Paris.
SÉQUENCE 16, TROISIÈME PARTIE (pages 239 à 249)
Les résolutions
RÉSUMÉ
Marc questionne Serge sur la nature et l'origine de leur amitié et procède à une analyse de celleci. Yvan tente d'intervenir dans la conversation mais les deux autres refusent la médiation et
s'en prennent à lui, le rejetant jusqu'à provoquer ses pleurs. Yvan, gagné par la démesure, se
moque du tableau. Serge lui demande un de ses feutres et le donne à Marc pour qu'il dessine
sur la toile. Devant Yvan terrifié et Serge impassible, Marc dessine un skieur, avant que Serge
ne propose d'aller dîner.
REPÈRES POUR LA LECTURE
Anatomie d'une amitié
Une fois la violence physique évacuée et la place d'Yvan comme éternel médiateur de nouveau
refusée par ses deux amis, Marc et Serge peuvent revenir sur la nature et les fondements de leur
amitié. Marc explique de quelle manière sa relation à Serge relevait d'une élection commune
dans laquelle Serge mettait Marc à part pour répondre à sa propre tendance à idolâtrer un objet
ou une personne, et Marc façonnait Serge, repu de la flatterie dont il était l'objet. Dans ce
schéma, Yvan faisait office de « ludion2 » (p. 247). L'achat du tableau signifie donc pour Marc
une tentative d'affranchissement de Serge à son égard. C'est cela, et non l'œuvre elle-même,
qu'il ne peut supporter.
Révéler l'implicite d'une relation d'amitié ne peut s'effectuer que dans la mort de cette amitié.
Le recul critique manifesté dans ce discours implique un retrait par rapport à l'objet : « SERGE.
Donc, nous voici au terme d'une relation de quinze ans... » (p. 243). C'est cette parole que
cherchait vainement à empêcher Yvan, sentant les conséquences qu'elle entraînerait. Le fait de
disséquer la relation par le langage ne peut avoir lieu qu'a posteriori, ou plutôt post mortem.
Plus rien, sinon des lamentations, ne peut venir relancer le dialogue. Le constat de la fin de cette
amitié est effectué par tous et le silence prend peu à peu le pas sur l'échange verbal. La montée
des silences, entravée uniquement par l'expansion parallèle de la démesure d'Yvan, se solde par
le remplacement de la parole par le geste, lorsque Marc dessine un skieur sur la toile.
L'intermédiaire devenu cible commune
Yvan, l'ami commun, devient, après le constat d'échec, l'ennemi commun. Il constitue une cible
à la rancœur de Serge et Marc qui lui font payer ses tentatives de compromis. La scission
reconnue, au lieu de chercher, comme auparavant, à tirer Yvan chacun de son côté, Marc et
Serge formulent un identique rejet de celui qui n'a pas su choisir son camp quand il en était
encore temps. Car sa place dans le trio est remise en question en même temps que la relation
entre Marc et Serge. La neutralité d'Yvan devient l'objet des reproches des deux autres, et la
violence dont ils ont fait preuve l'un envers l'autre se retourne à présent contre Yvan. Sa place
dans le groupe lui est ainsi reconnue en même temps qu'est prononcée la fin de celui-ci. C'est
ce que Marc indique à Yvan : « J'aimerais que tu cesses d'arbitrer, Yvan, et que tu cesses de te
considérer à l'extérieur de cette conversation » (p. 244).
Ce retournement de situation amène finalement Marc et Serge à trouver un terrain d'entente.
Ils déplacent l'objet du conflit sur Yvan, ayant réglé celui qui les opposait. D'une manière
paradoxale et involontaire, Yvan parvient donc à ses fins : réconcilier ses deux amis, mais à ses
dépens. Derrière sa fonction de médiateur dans le groupe, Marc et Serge lui reprochent d'avoir
cru que cette médiation était synonyme de neutralité et donc de désengagement par rapport à
ses amis. Son retard est interprété comme un rejet de ses amis. Lui aussi a fait passer quelque
chose de personnel avant eux. Sans cesse préoccupé de lui-même, il n'était plus capable de
s'investir dans les rapports de force qui animaient le trio et a abandonné son rôle de médiation
(→ PROBLÉMATIQUE 4, p. 59). C'est en cela qu'il crée « les conditions du conflit » (p. 245).
La démesure
Cet acharnement de Marc et Serge à l'égard d'Yvan conduit ce dernier aux larmes. Sorti de sa
réserve, Yvan explique sa place dans la relation, comme il s'était présenté lui-même dans la
séquence 7. Cette structure confirme le retrait d'Yvan par rapport à ses deux amis puisqu'il reste
extérieur aux discours des autres lorsqu'il se présente ou lorsqu'il examine son rôle dans le
groupe. Les deux fois il assume le discours le concernant. Il n'est plus en état de tenir le rôle de
bouffon qui était le sien, du fait de la solitude qui pèse sur lui derrière le masque qu'il a construit
pour plaire à ses amis. Révéler son statut et son aspiration au changement, qui ne passe que par
la trahison du pacte tacite qui le lie à ses amis, l'entraîne dans un délire verbal où il renonce à
tous les compromis qu'il incarnait pour eux (→ PROBLÉMATIQUE 6, p. 77). C'est ainsi qu'il
rejette d'abord l'emprise de Marc en refusant le bon sens que ce dernier incarne : « MARC.
Calme-toi... YVAN. Ne me dis pas, calme-toi! Je n'ai aucune raison de me calmer » (p. 247).
Puis il dénigre ouvertement l'achat de Serge : « Car c'est une merde blanche!... Reconnais-le
mon vieux!... » (p. 248). L'ensemble des mécanismes qui régissaient le fonctionnement de cette
amitié a donc été enfin mis en lumière par les personnages eux-mêmes.
Cette démesure permet le dénouement de la pièce : d'Yvan, elle gagne finalement ses deux
amis à travers une succession de gestes qui suppléent les défaillances de la parole et du dialogue.
C'est ainsi que Serge demande à Yvan un de ses feutres pour que Marc profane son œuvre d'art.
À travers un geste qui apparaît comme un sacrifice de Serge, une forme de réconciliation est
envisageable puisque le fait de dessiner sur le tableau a associé les trois amis et a restauré la
place de chacun dans le trio. Yvan n'a été qu'un simple intermédiaire fournissant l'objet
transitionnel1 permettant la profanation, quand Serge s'est soumis à l'action et au jugement de
Marc. Cette démesure semble le seul remède possible pour dépasser ce sur quoi les amis ne
peuvent revenir, et il est précisément administré par le médecin du groupe.
. De « MARC. Pourquoi [...] » (p. 239) à « s'en saisit au vol » (p. 249).
2 Ludion : du latin ludio, désignant le baladin, l'histrion, lui-même dérivé de ludus, le jeu. Ce
terme désigne à l'origine une figurine qui monte ou descend comme une sorte de funambule
dans un liquide en fonction de la pression exercée à la surface de celui-ci. Métaphoriquement,
dans les expressions « faire le ludion » ou « être un ludion », il désigne l'amuseur.
Deuxième partie : problématiques essentielles
1
« Art » dans la vie et l'œuvre de Yasmina Reza
QUELQUES ÉLÉMENTS BIOGRAPHIQUES
Yasmina Reza reste très discrète sur sa vie. Un flou volontaire persiste autour de sa date de
naissance (1960, selon la Bibliothèque nationale de France). Elle est née de parents juifs
cosmopolites : son père, moitié russe moitié iranien, ingénieur des Ponts et Chaussées, se
lancera ensuite dans les affaires. Sa mère, hongroise, est violoniste. Elle arrête de jouer à la
naissance de sa fille. Yasmina Reza obtient une licence de sociologie et d'études théâtrales,
échoue au concours d'entrée au Conservatoire, poursuit un temps le projet d'être comédienne
en s'inscrivant au cours de Jacques Lecoq, avant de se consacrer pleinement à l'écriture.
LE THÉÂTRE DE YASMINA REZA
La pièce Conversations après un enterrement, dont l'écriture faisait suite au dépit de ne pas
avoir été prise au Conservatoire, est créée en 1987 et vaut à Yasmina Reza le Molière du
meilleur auteur. Après le succès critique de cette pièce, Yasmina Reza écrit La Traversée de
l'hiver, montée en 1989, et L'Homme du hasard, qu'elle ne parvient pas à faire monter et dont
la création aura lieu en 1995, après le succès d' « Art ».
« Art » marque le triomphe du théâtre de Yasmina Reza en même temps que sa révélation au
grand public. Créée en 1994, la pièce reçoit deux Molière : celui de meilleur spectacle privé et
celui de meilleur auteur. Elle est alors montée partout dans le monde et traduite dans une
vingtaine de langues.
Mais si cette pièce paraît moins renvoyer à la dimension intime qui caractérise les autres pièces
de la dramaturge, elle s'inscrit dans un parcours d'écriture visant à la mise au jour des
mécanismes indicibles qui régissent les relations affectives. Trois Versions de la vie, en 2000,
est créée simultanément à Athènes, Vienne et Londres, puis à Paris. Luc Bondy, qui s'était
chargé de la mise en scène à Vienne, participe à la création d'Une pièce espagnole en 2004.
ROMANS, SCÈNE ET CINÉMA
L'œuvre de Yasmina Reza ne se cantonne pas au théâtre. Elle publie en 1997 Hammerklavier,
un recueil de récits autobiographiques, puis, en 1999, un premier roman qui se vend à plus de
cent mille exemplaires, Une désolation, et un deuxième roman en 2003, Adam Haderberg. Elle
participe à des projets cinématographiques de son compagnon, Didier Martiny, en tant
qu'actrice et co-scénariste dans À demain en 1992, et en tant que scénariste dans Le Pique-nique
de Lulu Kreutz en 2000. Elle fait en parallèle différentes apparitions en tant que comédienne,
aussi bien dans des mises en scène de ses propres pièces, comme dans Trois Versions de la vie
(2000) montée par Patrice Kerbrat, ou dans des films comme Loin (2001) d'André Téchiné.
MISES EN SCÈNE ET COMÉDIENS
« Art » a été créée le 28 octobre 1994 à la Comédie des Champs-Élysées, à Paris, dans une
mise en scène de Patrice Kerbrat. Ce metteur en scène, ancien sociétaire de la comédie
française, avait déjà participé à la création des deux pièces antérieures de Yasmina Reza :
Conversations après un enterrement, en janvier 1987, au théâtre Paris-Villette, et La Traversée
de l'hiver, en octobre 1989, au théâtre d'Orléans. Il a donc, lorsqu'il entreprend de monter « Art
», une grande expérience de collaboration avec la dramaturge.
Les rôles sont alors distribués à trois comédiens français reconnus. Serge est interprété par
Fabrice Luchini, Marc par Pierre Vaneck et Yvan par Pierre Arditi. Pierre Vaneck avait déjà
collaboré à La Traversée de l'hiver, y interprétant le rôle majeur d'Avner. « Art » répond à une
demande du comédien à Yasmina Reza, dont il est proche, de lui écrire une pièce. Pierre Arditi
et Fabrice Luchini sont alors des comédiens réputés, icônes de réalisateurs associés à la
Nouvelle Vague du cinéma français qui émergea dans les années 1960 et 1970 : Pierre Arditi
tourne avec Alain Resnais et Fabrice Luchini avec Éric Rohmer. Après cette première mise en
scène à partir de laquelle a été réalisée la version filmée, d'autres comédiens ont interprété les
différents rôles lors de la tournée de la pièce et de ses reprises par Patrice Kerbrat. Jean-Louis
Trintignant joue le rôle de Serge dans la tournée de 1994, puis celui d'Yvan dans la reprise de
1998, Michel Blanc celui d'Yvan en 1995 et Jean Rochefort celui de Serge en 1998. Depuis sa
création à Paris, la pièce a été jouée dans le monde entier : Berlin (1995), Londres (1996),
Moscou (1997), Madrid (1998), New York (1998) entre autres.
L'INSCRIPTION DANS UN CONTEXTE LITTÉRAIRE
L'œuvre de Yasmina Reza ne s'inscrit pas nettement dans une filiation ou une tradition
dramaturgique. Ses pièces, mais aussi ses textes non dramatiques adaptés pour la scène, ont pu
être rapprochés d'une pratique récente du théâtre français tournant autour des « quasimonologues », selon l'expression d'Anne Ubersfeld1. En cela, son théâtre se rapprocherait de
celui de Bernard-Marie Koltès (1948-1989) ou de certaines pièces de Jean-Luc Lagarce (19571995). La fonction du monologue est ici d'imposer une lourde charge au personnage silencieux
qui reçoit le monologue. Dans « Art », le procédé du monologue est relativement aménagé par
rapport à ce modèle (→ PROBLÉMATIQUE 2, p. 44). Néanmoins, ce souci du monologue et
du jeu scénique qu'il est susceptible de produire est bien un objet d'exploration commun à ce
théâtre.
Concernant « Art », une filiation ou du moins une parenté est, semble-t-il, décelable avec Pour
un oui ou pour un non de Nathalie Sarraute (1900-1999). Pièce radiophonique au départ (1981),
puis publiée (1982), elle vaut en 1987 à l'écrivain une nomination comme meilleur auteur aux
Molière, récompense accordée à Yasmina Reza pour Conversations après un enterrement. La
parenté entre « Art » et Pour un oui ou pour un non porte sur la manière dont le couple constitué
par deux des trois protagonistes, Serge et Marc, se déchire, et sur la mise au jour méticuleuse
des rapports de forces et intérêts sous-jacents à la relation par les protagonistes eux-mêmes. Le
passage où Serge analyse ce que contient le geste de Paula de chasser la fumée de cigarette
(pp.236-238) s'apparente à la « sous-conversation » de Nathalie Sarraute, c'est-à-dire cet espace
de signification contenu en deçà des mots, volontairement non verbalisé, et que l'exploration
par le dialogue amène au langage. En outre, l'usage du terme de « soupçon » par Serge juste
avant ce moment des explications (p. 234) pourrait corroborer cette parenté, puisque ce terme
est directement lié à l'esthétique développée par Nathalie Sarraute autour de la « sousconversation » dans son recueil d'articles L'Ère du soupçon (1956).
1 Anne Ubersfeld, « Le quasi-monologue dans le théâtre contemporain. Yasmina Reza,
Bernard-Marie Koltès », in Études théâtrales n° 19, 2000, Bernard-Marie Koltès au carrefour
des écritures contemporaines.
2
Une structure en aparté
La structure de cette pièce est tout à fait atypique. Nous la qualifions de « structure en aparté »
en nous fondant sur la prégnance des monologues au sein de celle-ci et de leur statut particulier.
Le terme « aparté » signifie à la fois que la structure est bien à part, très différente de celle des
modèles classiques, mais aussi qu'elle repose de manière sous-jacente sur ce procédé théâtral
de l'aparté dans lequel le personnage énonce une réplique « à part soi », sans que nul sur la
scène ne l'entende.
La récurrence du monologue, caractérisé par des formes et des usages différents, conduit à la
dispersion de l'action à travers les séquences. L'alternance entre dialogues et monologues
produit dans le même temps des jeux de symétrie et de dissymétrie.
UNE ACTION DISPERSÉE EN SÉQUENCES
« Art » n'est pas structurée en actes et scènes, à la différence des pièces classiques. Cette pièce
est composée de séquences successives, non hiérarchisées les unes par rapport aux autres par
une règle formelle. Elle se présente donc comme une suite fragmentée de moments d'action ou
de pensée des personnages.
Une suite fragmentée de séquences
Ces séquences sont au nombre de dix-sept, leur séparation étant signalée par un astérisque dans
le texte. Elles sont de dimensions variables (de quelques lignes à trente pages) et présentent des
actions diverses (dialogues ou pensées des personnages).
Si ces séquences semblent poser un cadre clair à la représentation, il n'en est en fait rien.
Yasmina Reza, durant toute la pièce, paraît vouloir systématiquement contredire les règles
qu'elle instaure à travers l'action qu'elle développe. Sous la forme commune de la séquence, les
modalités d'expression scénique sont foncièrement hétérogènes. La dramaturge semble vouloir
multiplier les expériences diverses: monologues courts ou longs, en amont, en aval ou au cœur
de l'action et des dialogues; dialogues brefs ou conversations pleines. Le cadre choisi est donc
celui qui offre la plus grande malléabilité et qui se révèle le moins contraignant. La séquence
est ainsi ce cadre minimal à partir duquel la pièce peut se développer sans restriction de manière
protéiforme.
L'unité d'action dans la séquence
La fragmentation des épisodes et l'absence de hiérarchie entre les séquences introduisent une
forme d'instabilité au cœur de l'action dramatique. Chaque séquence paraît fonctionner tout
d'abord selon un principe d'unité d'action, comme cela est établi implicitement au théâtre : la
découverte de la toile à la séquence 1 ou la visite d'Yvan à Serge à la séquence 8. À l'action
globale, qui est le devenir de l'amitié liant les trois personnages, répond une succession d'actions
secondaires qui nourrissent l'action principale et trouvent une forme dans ces séquences. Cette
idée de l'unité d'action comme fondement de la séquence, et donc du découpage dramatique,
est exprimée à travers les six premières séquences. Deux types d'unités d'action, que l'on
retrouve tout au long de la pièce, sont ici exposés : d'une part le dialogue entre les personnages,
dans un lieu donné, et d'autre part le monologue d'un des personnages, constituant un arrêt du
temps et un retrait de l'action pour formuler au spectateur les pensées du personnage. Ce modèle
se retrouve aux séquences 1, 3, 5, 6, 10, 11, 12, 14 et 15 (et en partie à la séquence 17 même si
les monologues n'imposent pas alors un arrêt du temps). On le voit, cette forme du monologue
occupe plus de la moitié des séquences et structure donc en profondeur le découpage en
séquences.
Une règle d'évitementde l'action, vite démentie
Ces monologues, même s'ils adoptent des formes diverses, arrêtent l'action dramatique de
manière hyperbolique et mettent ainsi, semble-t-il, son déroulement en péril. Les pauses se
multiplient, prennent le pas sur une action qui ne veut pas débuter, puisqu'elle ne s'engage
véritablement qu'à la séquence 16 : celle-ci révèle la fonction de délai des séquences
précédentes qui répondent à une stratégie d'évitement de l'action. Il s'agit ainsi non pas tant de
faire des pauses dans une action trop vive ou trop rapide, mais au contraire de faire monter la
tension autour d'une action qui ne parvient pas à s'actualiser sur scène.
Cette règle de l'unité d'action de la séquence, paradoxalement fondée sur un évitement de
l'action, n'est elle-même pas une règle stable. Sitôt posée, toute règle court le risque d'être
contredite dans le théâtre de Yasmina Reza. L'auteur lutte ainsi contre toute tentation de
figement de sa dramaturgie. Ainsi, la séquence 7 brise cette règle qui érige le monologue comme
scène à part, ou comme aparté. Yvan se présente bien de la même façon qu'ont été présentés les
deux autres personnages, mais sitôt après, et sans changement de séquence, Marc arrive sur
scène. Se produit ainsi une entrée sur scène qui rompt avec la fragmentation de la structure en
y apportant précisément un élément de continuité. Ceci se retrouvera dans la grande séquence
16 entrecoupée par les entrées et sorties des personnages. De même, la dernière séquence
présente successivement les trois ultimes monologues à la suite les uns des autres, sans ruptures
de séquences, contrairement à l'enchaînement des séquences 10, 11 et 12. L'unité d'action reste
donc précaire à la fois en elle-même et dans sa formulation scénique. Elle se trouve activée de
manière sous-jacente par tout un réseau de symétries et de dissymétrie reposant en grande partie
sur les possibilités offertes par le rythme ternaire symbolisé sur scène par les trois personnages.
LES EFFETS DE SYMÉTRIE ET DE DISSYMÉTRIE
Des éléments qui se répondent
De nombreux effets de symétrie et de dissymétrie se trouvent mis en jeu dans cette pièce.
Plusieurs éléments se répondent d'un bout à l'autre de la pièce, transformant celle-ci en une
forme de caisse de résonance. Ainsi, la séquence 7, chez Yvan, annonce déjà la séquence 16 à
travers plusieurs éléments, ou en présente du moins une version dégradée. Le feutre qui servira
à noircir la toile blanche est alors introduit, de même que les aliments : « YVAN.... Tu veux
des noix de cajou? » (p. 203); à la séquence 16, « ils mangent des olives » (p. 248). Dans la
séquence 7, le terme « rat » est pris au figuré pour désigner Serge (« un rat d'exposition »), et
au sens propre séquence 16 puisqu'un rat traverse la scène devant Yvan (p. 238), comme pour
le rappeler à sa culpabilité d'avoir ainsi qualifié son ami. En outre, Yvan se qualifie finalement
lui-même de rat lorsqu'il évoque sa solitude : « mais le soir qui est seul comme un rat? » (p.
247).
Les relations de Serge, Marc et Yvan : un rythme ternaire
Au-delà de ces détails récurrents, les effets de symétrie et de dissymétrie tiennent
particulièrement à la structure de la pièce qui repose sur un socle ternaire illustré au niveau des
personnages par cette relation à trois.
Ainsi, la position du troisième vient systématiquement déséquilibrer la symétrie qui pouvait
s'être installée dans les relations duelles. Alors que les présentations de Serge par Marc et Marc
par Serge se répondent (séquence 1 et 3), celle d'Yvan par lui-même vient ouvrir et donc rompre
cette symétrie. Cette rupture est renforcée par l'arrivée sur scène de Marc, la présentation
d'Yvan ne bénéficiant pas du statut de séquence autonome. Dès lors, l'équilibre, et donc la
symétrie, sont à trouver à trois pour les personnages. C'est la structure ternaire qui régit les
rapports de force; l'épanouissement de ce trio semble être la trajectoire d'ensemble de la pièce.
Les séquences 7 à 9 montrent trois lieux différents, mais Yvan rencontre deux fois Marc et une
seule fois Serge. Les séquences 10 à 12 présentent trois monologues successifs, mais ils sont
séparés, annonçant leur réunion dans la dernière séquence, et celui d'Yvan apparaît d'abord
comme une réponse à la question de Marc : « Tu es content?... » (p. 211). Son autonomie n'est
là encore pas tout à fait établie. Cet enchaînement répond ainsi symétriquement au début de la
séquence 7. Enfin, les séquences 13 à 15 reposent bien sur un rythme ternaire, mais avec
seulement deux personnages, Marc et Serge. Ainsi, elles reproduisent avec une variation les
séquences 1 à 3.
Au-delà des personnages et du trio qu'ils forment, l'enchaînement des séquences démontre la
prégnance du rythme ternaire. Ainsi, les six premières séquences fonctionnent ensemble selon
un schéma qui rappelle la disposition des rimes en poésie (voir « Repères », p. 13). La présence
d'uniquement deux des trois personnages semble masquer, à l'ouverture de la pièce, ce rythme
ternaire. Mais les modalités du deux, incarnées par Marc et Serge, se trouvent multipliées par
trois : ces six premières séquences fonctionnent en deux fois trois. Ainsi, la séquence 3 répond
à la première, avec une légère variation, la 4 répond à la 2, la 5 et la 6 fonctionnent ensemble.
Ce rythme ternaire est confirmé et institué comme socle de la pièce dès l'apparition du troisième
personnage. L'arrivée sur scène d'Yvan amène la pièce à une structure en trois fois trois
séquences : les séquences 7-8-9, puis 10-11-12, enfin 13-14-15. Cela avant la grande séquence
16, elle-même divisible en trois mouvements : le retard d'Yvan, les conflits, les résolutions. La
séquence 17 reproduit encore le schéma ternaire avec les trois derniers
monologues des personnages. Dans ce schéma, les monologues ont changé de régime puisqu'ils
n'imposent plus un arrêt du temps. De plus, ils se trouvent regroupés dans la même séquence
au lieu d'en constituer chacun une. Pourtant, leur diversité semble bien liée également à une
forme de retrait par rapport à l'action.
LE FONCTIONNEMENT DES MONOLOGUES EN APARTÉ
Les monologues occupent une place prépondérante dans la construction de la pièce. Ils
constituent une forme d'aparté, c'est-à-dire de propos tenus en retrait de l'action. Mais cet aparté
a un statut différent de celui utilisé dans les pièces classiques. Le système de séquences, d'abord,
l'isole nettement du cours de l'action. Mais c'est surtout le ton des discours tenus par les
personnages qui constitue un écart par rapport à l'usage classique. Le spectateur ne se trouve
plus simplement en présence d'une parole étouffée d'un personnage, c'est-à-dire d'un propos
qu'il aurait pu ouvertement verbaliser mais qu'il préfère contenir ou réserver au spectateur. Il
est en contact direct avec les pensées du personnage. Ces pensées nécessitent un développement
plus long, et donc le recours à la séquence.
Pourtant, il ne s'agit pas non plus du monologue classique qui occupe une scène entière comme
dans les tragédies de Racine ou de Corneille. Dans ce type de monologue, l'absence
d'interlocuteur permet au personnage d'exposer ouvertement ses sentiments ou errements, ou
d'entamer une réflexion visant à une prise de décision. Dans « Art », les monologues n'exercent
jamais cette fonction d'extériorisation pure et autonome, ils occupent plutôt du temps pris sur
le dialogue, comme c'est le cas avec les apartés des comédies classiques. Les monologues, dans
« Art », se trouvent donc à mi-chemin entre le court propos en aparté et la longue scène de
monologue.
Mais tous n'ont pas exactement la même place ni le même fonctionnement dans ce régime
d'ensemble. Le temps pris sur le dialogue peut être au milieu de celui-ci, ou à sa périphérie,
juste avant, comme une forme de ponctuation du dialogue. Les monologues sont donc à
différencier dans leur rapport à l'action.
Les monologues qui interrompent l'action
La première catégorie de monologues regroupe ceux qui interrompent directement l'action,
s'immiscant au cœur du dialogue. C'est le cas des séquences 3, 14 et 15. Dans la séquence 3,
Serge est d'ailleurs dit comme seul », la didascalie indiquant ainsi l'interruption de l'action et le
simulacre de solitude. Les séquences de monologues proposent un ressenti direct face à l'action
qui se déroule (séquences 14 et 15) ou un éclairage sur la situation (séquence 3 avec le portrait
de Marc). Elles fonctionnent au plus près de l'usage classique de l'aparté, ne s'en distinguant
que par leur séparation nette du cours de l'action à travers la structure de la séquence.
Les monologues de transition
La deuxième catégorie regroupe les monologues qui se situent entre différents dialogues,
jouant ainsi le rôle de transition : ils reviennent sur une situation antérieure ou préparent celle
à venir. Les séquences 5, 6, 10, 11 et 12 fonctionnent ainsi. Par exemple, séquence 5, Serge
commente ce qui vient de se passer :
Il n'aime pas le tableau.
Bon...
Aucune tendresse dans son attitude. [...]
Un rire prétentieux, perfide (p. 198).
Il serait également possible de ranger dans cette catégorie la séquence d'ouverture, dans
laquelle Marc présente Serge, sa toile et annonce la scène qui va se produire. Ils constituent des
monologues particuliers, dits « en aparté » du fait de leur brièveté et de leur étroit rapport à
l'action en cours, passée ou à venir, malgré leur ressemblance avec les monologues
habituellement employés au théâtre. Ce sont leur récurrence dans la pièce, le socle qu'ils
fournissent à la structure d'ensemble et leur caractère de retrait proposé dans l'action, à travers
la parole d'un personnage impliqué dans celle-ci, qui les distinguent des monologues classiques
et les rapprochent de l'aparté.
Deux cas particuliers de monologues
Deux cas particuliers subsistent alors. En premier lieu, le monologue D'Yvan qui ouvre la
séquence 7. Yvan s'y présente lui-même. Son discours, ainsi retourné sur lui-même, le prive de
connexions avec d'autres éléments directs de la pièce. La séquence 1 pouvait être séparée de la
2 car les propos de Marc appelaient cet enchaînement. Le monologue d'Yvan, s'il était isolé
formellement, n'aurait pas de véritable place dans la pièce. Il est amené par la séquence 6 mais
doit immédiatement embrayer sur le dialogue entre Yvan et Marc. L'unité de lieu permet de
procéder à cet enchaînement sans rupture.
L'autre cas particulier concerne la dernière séquence dans laquelle trois monologues
s'enchaînent sans rupture, marquant ainsi un changement de statut à la fois dans la parole des
personnages et dans leur relation, à reconstruire. Ces trois monologues sont comme trois
versions, ou trois voix, se superposant au moment de donner un sens, et une fin, à l'action qui
s'est déroulée.
Ainsi, l'aparté constitue bien à la fois un procédé structurel fondamental de la pièce à travers
les monologues et un biais métaphorique permettant d'appréhender les effets d'éclatement et les
jeux d'écho. La pièce tout entière semble tournée vers une parole qui ne peut advenir que dans
le for intérieur et le retrait de l'action. Tout l'enjeu est alors d'amener cette parole au dialogue.
Mais il faut auparavant examiner les conséquences de ce modèle sur les composantes
structurelles de toute pièce de théâtre que sont les lieux et le temps (→ PROBLÉMATIQUE 3,
p. 52).
3
Espace et temps dans « Art »
L'espace, c'est-à-dire les lieux, et le temps se trouvent modifiés par la structure reposant sur le
monologue et le recours aux apartés. Les lieux se confondent et se distinguent à la fois; le temps
paraît fluctuant, dilaté sur scène par le discours des personnages, comme dans les propos de
Serge à la séquence 13, qui égrène les minutes dans l'attente d'Yvan. La scène se remplit de
faux-semblants, lieux qui se miment les uns les autres et temps insaisissable. Cela produit des
allers-retours entre un espace intérieur et un espace extérieur de l'action.
LIEUX ET NON-LIEUX
La question de l'espace, sur scène, engage la prise en compte de l'unité de lieu étroitement liée
à la présence de la toile sur scène. Mais l'action se déploie aussi dans un non-lieu qui correspond
à l'espace intérieur et psychique du monologue.
Toiles et unité de lieu
L'action se déroule dans trois lieux successifs, trois intérieurs qui correspondent aux domiciles
des personnages. L'unité de lieux semble donc ne pas être respectée du fait de cette
multiplication, mais les trois intérieurs présentent malgré tout le même décor. Il n'y a pas
d'indications pour caractériser ces lieux sinon les tableaux qui sont censés à la fois les décorer,
les symboliser et les distinguer.
Chez Serge.
Posée à même le sol, une toile blanche, avec de fins liserés blancs transversaux.
Serge regarde, réjoui, son tableau.
Marc regarde le tableau.
Serge regarde Marc qui regarde le tableau (p. 195).
Chez Yvan.
Au mur, une croûte (p. 199).
Cette « croûte » se révélera peinte par son père.
Chez Marc.
Au mur, un tableau figuratif représentant un paysage vu d'une fenêtre (p. 208)
Trois rapports à la peinture sont présentés : l'art abstrait à haute valeur marchande et prétendant
à une valeur artistique (Serge), la peinture d'amateur à valeur sentimentale (Yvan) et une
conception classique de la peinture à faible valeur marchande (Marc).
La valeur symbolique de l'espace
L'espace sur scène devient l'espace de la toile, résumant l'ensemble des valeurs que défendent
les personnages. La scène est ainsi un lieu neutre, transformé en espace pictural, symbolique de
chaque personnage. De lieu où se déroule la représentation théâtrale, elle est transformée en
lieu où est figurée une représentation, la toile. L'espace, en tant que lieu scénique, est donc mis
en abyme par ce jeu des toiles sur scène : délivrées de tout autre artifice, elles concentrent et
résument les positions des personnages.
L'espace, à travers la métaphore du tableau, revêt différentes valeurs tout au long de la pièce.
Aux deux extrémités du système marchand se trouvent la « croûte » d'Yvan et l'Antrios de
Serge. Mais le tableau d'Yvan se voit conférer une valeur sentimentale qui le soustrait de
l'évaluation marchande, et l'Antrios est jugé de manière poétique par Marc dans les derniers
mots de la pièce : il devient un « espace » (p. 251) traversé par un homme qui disparaît.
Le lieu, ou l'espace, est ainsi renvoyé à sa valeur symbolique au sein de l'œuvre littéraire.
Les trois tableaux présentent donc une conception minimale du décor. L'absence de
caractérisation des lieux déplace l'action d'un espace extérieur, physique, vers un espace
intérieur, psychique. Ce qui importe réellement dans la pièce concerne les pulsions et caractères
des personnages figurés à travers ces trois toiles. Le lieu est d'abord celui de la parole, gardée
pour soi dans le monologue, échangée dans le dialogue. Ainsi l'Antrios représente le domicile
de Serge mais est également l'occasion de la discussion et de la dispute entre les personnages.
La répartition des lieux
Le domicile de Serge, lieu de l'Antrios, domine largement la pièce : il accueille quinze des dixsept séquences, et notamment la plus longue, la séquence 16. C'est là que l'action se déroule.
Les domiciles de Marc et Yvan ne sont montrés qu'une fois chacun (séquences 7 et 9), comme
une sorte de contrepoint et comme un éclairage sur chacun des deux autres personnages. Les
lieux appartenant aux personnages, Serge se retrouve en position de force durant la majeure
partie de la pièce. Il est chez lui et subit les assauts de Marc. Le domicile de Serge est également
le seul lieu où les trois personnages sont simultanément sur scène.
Ainsi, Serge est le seul personnage à ne pas connaître un autre lieu que le sien, quand Yvan et
Marc parcourent les trois lieux. De plus, Serge ne fait jamais le récit de ce qui se passe chez les
autres, alors que les deux scènes chez Marc et Yvan consistent à rapporter ce qui s'est passé
chez Serge : Marc raconte à Yvan, chez ce dernier, son entrevue avec Serge (séquence 7), et
Yvan lui rend la pareille (séquence 9). Le domicile de Serge est donc bien le lieu de l'action;
ceux de Marc et Yvan ne sont que des lieux de récit de l'action. En outre, la description de
l'Antrios et des réactions que suscite la toile montre que l'espace est aussi représenté par le biais
du récit.
Il faut enfin s'interroger sur le lieu où se déroulent les monologues par lesquels les personnages
livrent leurs réactions intérieures. Ce lieu n'est pas physique mais psychique. Certains
monologues peuvent être associés au lieu où se trouve le personnage avant l'interruption de
l'action (séquences 14 et 15), mais la plupart se situent dans des sortes de non-lieux. Ces lieux
« négatifs » sont ceux de la conscience intime des personnages, contrairement aux lieux des
dialogues, ceux des justifications et des mises en accusation, qui sont précisément situés. Le
monologue d'Yvan, au début de la séquence 7, est révélateur en tant que contre-exemple : ne
constituant pas une séquence autonome, il est associé à un lieu, son domicile. Mais s'ils ne
peuvent être situés spatialement, du moins les monologues s'inscrivent-ils dans une
chronologie.
TEMPS ET CONTRETEMPS
Les différentes séquences semblent reposer sur le respect de l'unité de temps. Les passages
entre dialogues et monologues, c'est-à-dire les moments où l'action se déroule (les dialogues)
et ceux où elle s'arrête (les monologues) sont la plupart du temps marqués par un changement
de séquence. Le temps suit donc deux logiques distinctes : d'une part il respecte la durée d'une
action se déroulant sur scène, d'autre part il s'arrête. Durant ces pauses, le temps ne s'écoule
plus pour l'action mais uniquement pour le spectateur, alors en prise directe avec les pensées
des personnages. Ces moments de stagnation servent à communiquer un état d'esprit, une
humeur, un ressenti. La place des monologues étant prépondérante dans la pièce, la part de
temps figé est très importante, en dehors de la séquence 16 qui ramène véritablement l'action et
un cours normal du temps sur le devant de la scène. Ce figement du temps et de l'action est
clairement indiqué par une didascalie : « Marc et Serge, comme on les a laissés » (p. 219).
Un temps très lâche
À l'échelle de la pièce, le temps est difficile à évaluer. Des ensembles liant séquences de
dialogues et séquences de pause sont néanmoins identifiables. Ainsi, les six premières
séquences, chez Serge, rendent compte de la visite de Marc à Serge, bien que les séquences 5
et 6 semblent se dérouler juste après la visite. De même, les séquences 13 à 16 retracent l'attente
d'Yvan par Marc et Serge puis leur grand affrontement.
Entre ces ensembles et les différentes entrevues des personnages, un laps de temps indéterminé
s'écoule. Ce temps correspond implicitement à la fréquence avec laquelle ces amis se voient.
Une indication de temps approximative est donnée, « il y a une semaine » (p. 205) pour une
conversation au téléphone. L'unité de temps est donc très lâche à l'échelle de la pièce, ce qui
renforce la sensation de délai imposé à l'action.
Le temps de l'action : délais et suspens
Le temps de l'action est celui des dialogues entre les personnages, dans lequel le respect de
l'unité de temps, à l'échelle de la séquence, semble évident. Le temps écoulé sur scène est le
même que celui perçu par le spectateur. La séquence 16 en est l'exemple le plus frappant. Les
entrées et sorties de scène d'Yvan dans cette séquence marquent la continuité de l'action. Le
temps de parole de Marc et Serge, alors qu'Yvan est sorti de scène, correspond bien au temps
passé dehors par le personnage. La plus grande séquence de la pièce vise donc le respect absolu
de l'unité de temps qui doit nourrir la vraisemblance théâtrale1.
Mais d'autres moments marquent des distorsions dans cette contrainte de l'unité de temps. Ainsi
l'attente d'Yvan, dans les séquences qui précèdent, est scandée par Serge en termes
horaires (« huit heures cinq » puis « huit heures douze »). Or, le spectateur a bien conscience
que les personnages lui signalent le déroulement d'un temps qu'il ne perçoit pas. Au sein même
des dialogues des personnages, des ellipses se produisent, liées à l'attente du troisième
personnage.
Cette attente est une manifestation des délais et suspens imposés constamment au déroulement
de l'action. La réunion des trois personnages est sans cesse retardée, et des délais sont accordés,
dans la séquence 16, pour la véritable explication entre les personnages. Les affrontements sont
d'abord indirects, puis les objets d'opposition sont périphériques (l'Antrios ou Paula) avant d'en
venir à l'essentiel. Ainsi, les suspens renforcent la montée de la tension autour du problème
crucial : la révélation des dessous de cette relation.
Le temps des pauses : les contretemps
Les retards d'Yvan, ainsi que ses diversions, constituent dans le cours de l'action des formes de
contretemps imposés à la résolution du conflit. Les différents monologues procèdent aussi à un
suspens de l'action qui ne peut plus progresser que par saccades. Ces interruptions, très
nombreuses avant la séquence 16, s'inscrivent dans une chronologie : les monologues répondent
à une action, à un dialogue, ou les annoncent. Par rapport à l'action, les monologues sont donc
bel et bien à contretemps, c'est-à-dire en décalage rythmique avec l'action.
Dans la dernière séquence, la fonction de suspens des monologues se trouve modifiée. Les
personnages sont de nouveau réunis dans une même séquence, mais sans dialoguer entre eux.
Les monologues accompagnent l'action silencieuse des trois amis qui restaurent le tableau, sans
l'interrompre. Les monologues ne constitueraient donc plus, à la fin de la pièce, un arrêt du
temps dramaturgique. En outre, des temps de silence sont mentionnés par les didascalies, se
substituant à la fois aux dialogues et aux monologues. Ces silences au cœur de la dernière
séquence étaient déjà annoncés par la fin de la séquence 16 où ils se multipliaient comme autant
de ponctuations d'une conversation ne pouvant plus se faire. Pourtant, la conversation se
poursuit, mais les interlocuteurs changent. Les personnages semblent s'adresser directement aux
spectateurs :
YVAN (comme seul. Il nous parle à voix légèrement feutrée). [...]
Un temps.
Serge s'essuie les mains. [...] Il regarde encore une fois son tableau.
Puis se retourne et s'avance vers nous » (pp. 250-251).
Ce dispositif dans lequel le personnage s'avance sur le devant de la scène pour dialoguer avec
le spectateur et reléguer à l'arrière-plan l'action évoque la parabase du théâtre antique, c'est-àdire ce moment où le chœur, avancé sur scène, amorce une conversation avec la salle. Dans le
dénouement d'« Art », le temps du dialogue est, au moins momentanément, révolu, prisonnier
des silences. Celui des monologues est également altéré à travers la transformation par la
parabase du monologue introspectif en pseudo-dialogue avec le spectateur.
Ainsi, prolongeant la structure en aparté, à travers la place et le rôle attribués aux monologues,
espace et temps sont marqués par des phénomènes de retrait, de mise à l'écart ou de
renversement. Aux espaces extérieurs, concrets, répondent des espaces intérieurs : les lieux et
le temps de l'action des dialogues deviennent non-lieux et contretemps dans les monologues.
1 Dans la dramaturgie classique, le respect des trois unités - action, lieu et temps - découle de
la règle de vraisemblance visant à renforcer l'illusion d'une absence de rupture entre la scène et
la salle.
4
Un trio désaccordé
Yvan, Serge et Marc forment un trio en apparence très équilibré car ils sont complémentaires.
Mais la complétude de leur caractère est également la faille à partir de laquelle les dissensions
apparaissent. Si ces personnages semblent d'abord extrêmement schématiques, la nature de
leurs relations se révèle complexe et sujette à des rapports de force non résolus. De plus,
l'harmonie du groupe est sans cesse menacée par des éléments extérieurs qui interfèrent dans
les relations entre les personnages. Ainsi, des discordances internes et externes menacent le trio
et constituent la trame de l'action dramatique.
TROIS CARACTÈRES SCHÉMATIQUES
Sans être de purs archétypes, les personnages d'« Art » tendent vers la caricature. Du moins la
caricature devient-elle une arme dans les rapports de force qui interviennent entre les différents
personnages. Chaque personnage est d'abord fortement marqué par sa place dans le trio et donc
par son caractère, ensuite par les prises de position qu'il exprime par rapport à l'art, presque
idéologiques, enfin par le portrait social dont il fait l'objet. Ces trois dimensions façonnent les
modèles de Serge, Marc et Yvan.
Serge, un amateur d'art
Serge, tout d'abord, occupe une fonction sociale privilégiée. Il est médecin dermatologue, ce
qui lui octroie les fonds nécessaires pour s'intéresser, financièrement, au marché de l'art
contemporain.
Il est divorcé et père de plusieurs enfants. Dans son portrait, Marc dit de lui qu'il « a bien réussi
» (p. 195). Il est caractérisé d'emblée comme passionné par l'art, ce qui le conduit à l'achat de
l'Antrios. Cette toile devient objet du conflit entre les personnages car elle sert de révélateur du
caractère de Serge. L'art constitue pour lui une valeur en soi, une marque de goût qui permet de
distinguer les gens. La divergence d'appréciation qui survient entre les personnages au sujet de
la toile creuse ainsi un écart entre eux. Serge refuse de sacrifier son goût pour l'art à sa relation
avec Marc, montrant ainsi sa capacité à s'opposer à lui.
Marc, un misanthrope?
Face à ce modèle social d'un être impliqué dans la vie culturelle et artistique de son époque,
Marc s'affiche comme un misanthrope en retrait des vanités du monde. L'opposition qui se noue
entre eux tend, de manière caricaturale, vers l'opposition religieuse entre la règle et le siècle1.
Socialement, Marc est aussi représentant d'un milieu aisé (une « belle situation » selon Serge,
p. 197) puisqu'il est ingénieur en aéronautique. Tout comme Serge, il est défini par un statut «
d'intellectuel » (p. 197), c'est-à-dire enclin à formuler un jugement sur son temps. Mais la
position de retrait qu'il adopte en fait un spectateur, à l'inverse de Serge qui souhaite en être
acteur, l'achat de l'Antrios constituant bien un acte marquant cette implication. Sur le plan
affectif, Marc vit en couple avec Paula, personnage qui devient objet de débat entre Marc et
Serge à la fin de la pièce. Enfin, Marc apparaît au fil de la pièce comme dominant, ou cherchant
à dominer, intellectuellement et rhétoriquement, ses deux amis. Il y parvient avec Yvan, mais
se heurte à Serge.
Yvan, un marginal?
Yvan occupe une position médiane par rapport à Serge et Marc. Il se situe plutôt en marge
d'eux, comme le montre le fait qu'il procède lui-même à son autoportrait (début de la séquence
7). Cette position de marge d'Yvan se retrouve également dans son statut social. Il est présenté
comme ayant changé d'emploi, allant « d'emploi précaire en emploi précaire » (p. 204), et sur
le point de se marier à une fille « de bonne famille » (p. 199). Son nouvel emploi est lié à ce
mariage, ce qui le place d'emblée en position de dépendance et de dominé. Yvan refuse d'avoir
un avis à lui, ou du moins de l'exprimer ouvertement, de peur de froisser ses amis. Il privilégie
cette relation à l'autre à la manifestation de son opinion propre. Ce caractère le fait paraître
vulnérable aux yeux de ses amis. Il se range ainsi du côté de celui qui vient de parler et se trouve
paralysé lorsque ses amis le somment de choisir, alors même que son caractère relève de
l'indécision permanente, du refus du choix et de l'engagement : « MARC. Yvan, exprime-toi en
ton nom. Dis-moi les choses comme tu les ressens, toi » (p. 211). C'est précisément au sujet de
l'engagement que naît l'opposition à ses amis. Son opinion sur l'art est celle du spectateur
moyen, n'ayant pas d'intérêt particulier pour l'art mais susceptible de s'y investir si quelqu'un
fait l'effort de lui communiquer son enthousiasme, comme le fait Serge. Yvan est ainsi
caractérisé par une forte empathie envers ses amis. Sur le plan affectif, son mariage rompt une
vie de célibataire qu'il juge trop longue. Il est surtout marqué par la présence de sa mère,
envahissante. Le conflit dans lequel il est pris dans la pièce, entre Marc et Serge, fait écho au
conflit qu'il rapporte, et dans lequel il est également pris, entre sa mère et sa fiancée.
UNE AMITIÉ PROBLÉMATIQUE
Cette amitié entre les trois personnages se révèle problématique car elle repose sur des règles
implicites et donc des interdits à ne pas enfreindre.
Les règles implicites de l'amitié
Ces règles induisent des rapports de dominant-dominé dans le groupe et des formes de respect
de telle ou telle supériorité selon les sujets. Chaque personnage se voit attribuer un rôle et une
fonction dans le trio, dont il ne doit en aucun cas se départir.
Marc tient le rôle de sage auprès duquel on va demander conseil et éclairage sur tel ou tel
problème. Il est celui en charge de la fonction de jugement sur le monde :
MARC. De mon temps, tu n'aurais jamais acheté cette toile.
SERGE. Qu'est-ce que ça signifie, de ton temps?!
MARC. Du temps où tu me distinguais des autres, où tu mesurais les choses à mon aune (p.
240).
À l'opposé, Yvan a le rôle de l'amuseur :
YVAN [...] Un type qui n'a pas de poids, qui n'a pas d'opinion, je suis un ludion, j'ai toujours
été un ludion! (p. 247).
Il nourrit ce groupe en y apportant sa « singularité » (p. 243), c'est-à-dire une forme de folie
que son statut de marginal lui octroie et que ni Serge ni Marc ne se permettent d'endosser de
crainte de mettre en péril leur statut social. Par son mariage, Yvan cherche à s'extraire de ce
statut, car s'il partage le bénéfice de sa folie avec ses amis, il en reçoit seul les inconvénients :
J'amusais beaucoup mes amis avec mes conneries, mais le soir qui est seul comme un rat? (p.
247).
Serge, enfin, assume le statut de consommateur dans ce groupe : de la raison de Marc d'une
part et de la déraison d'Yvan d'autre part. En recevant ce que ses deux amis ont à offrir, il
satisfait ses propres désirs et éprouve de la reconnaissance pour leur singularité :
MARC (à Serge). Il fut un temps où tu étais fier de m'avoir pour ami... Tu te félicitais de mon
étrangeté, de ma propension à rester hors du coup. Tu aimais exposer ma sauvagerie en société,
toi qui vivais si normalement. J'étais ton alibi (p. 241).
L'équilibre qui régit cette amitié, ainsi identifié, est stable, mais ne peut souffrir le moindre
changement.
La rupture de l'équilibre
En achetant la toile, Serge a ouvertement rompu cet équilibre. Il s'est opposé au jugement de
Marc, ou du moins ne l'a pas consulté avant de procéder à cet achat. L'Antrios entre en conflit
direct avec le système de valeurs de Marc :
MARC. Mais il y a un préjudice pour autrui! Moi je suis perturbé mon vieux, je suis perturbé
et je suis même blessé, si, si, de voir Serge, que j'aime, se laisser plumer par snobisme et ne
plus avoir un gramme de discernement (p. 203).
Marc ne peut réagir que par un rappel à l'ordre de son ami. L'opposition entre eux a donc lieu :
Serge refuse la mise au pas de Marc qui prend la forme d'un rire que celui-ci tente de lui imposer
pour qu'il désavoue son achat et en reconnaisse la vanité :
SERGE. (après un temps)... Comment peux-tu dire « cette merde »?
MARC. Serge, un peu d'humour! Ris!... Ris, vieux, c'est prodigieux que tu aies acheté ce
tableau! (p. 197).
De son côté, Yvan cherche à se constituer, à travers son mariage, un autre pôle relationnel où
un nouveau statut lui sera confié. C'est aussi une forme de menace pour l'équilibre du groupe
d'amis. Dans ce schéma, Marc est donc le seul qui, entièrement satisfait de l'ancien état des
choses, cherche à le préserver et à le défendre à travers le conflit. L'achat du tableau par Serge
est une tentative pour échapper à l'emprise de Marc, ou du moins pour chercher un ailleurs,
situation insupportable pour Marc.
LES RAPPORTS DE FORCE À TROIS
Les rapports de force se manifestent le plus souvent entre deux personnages opposés au dernier.
La position du tiers sert à arbitrer un conflit entre les deux autres. Cet arbitrage consiste soit à
modérer le clivage, soit à donner l'avantage à l'un des deux protagonistes. De plus, ces rapports
de force à trois n'ont pas la même valeur si les trois personnages sont présents simultanément
sur scène ou si l'un d'eux est absent de la scène.
Le conflit entre Marc et Serge
Le conflit qui s'ouvre entre Marc et Serge dès le début de la pièce se trouve immédiatement
conduit à une impasse. L'arbitrage d'Yvan, comme tiers, est donc sollicité par chacun des deux
personnages. Yvan se range à chacune des deux opinions qui lui sont présentées, l'absent ayant
toujours tort. Dans la séquence 7, Yvan affirme à Serge à propos de Marc :
Tu as l'air de le découvrir. Il a toujours hanté les galeries de manière ridicule, il a toujours été
un rat d'exposition... (p. 203).
Dans la séquence 8, il dit à Serge :
Tu ne vas pas découvrir aujourd'hui que Marc est impulsif (p. 207).
La séquence avec Serge suivant celle avec Marc, il semble que l'arbitrage d'Yvan penche en
faveur du premier. Mais la séquence 9, qui voit de nouveau Marc et Yvan réunis sans Serge,
indique un nouveau renversement d'opinion d'Yvan. Ce retournement est doublement
révélateur : il montre d'une part combien le jugement d'Yvan est versatile et son caractère faible,
puisqu'après avoir entendu les deux parties et avoir rendu un jugement, il revient dessus sous la
pression de Marc; d'autre part il souligne combien Marc est dominant dans les rapports de force
duels et cherche à imposer son opinion aux autres, en particulier à Yvan :
MARC. Tu répètes toutes les conneries de Serge! Chez lui, c'est navrant mais chez toi, c'est
d'un comique! (p. 210).
Puisqu'aucun arbitrage ne peut avoir lieu dans la modération, sans aller-retour entre les parties,
le tiers est sommé de prendre position publiquement.
Le rejet d'Yvan
C'est l'enjeu de la séquence 16 qui réunit les trois personnages. La présence d'Yvan est requise
pour apaiser, par une prise de position, la tension entre Marc et Serge, perceptible dans les
séquences d'attente (13 à 15). Refusant cette double sommation à s'engager dans le conflit, Yvan
tente des diversions. Mais le désir d'en découdre de ses amis se retourne contre lui car ils ne
supportent pas son attitude de retrait. En refusant de s'impliquer dans l'affrontement, rôle qui
aurait pu être le sien dans le trio, Yvan s'aliène la sympathie de Marc et de Serge. La structure
en deux contre un qu'il a refusé d'assumer publiquement se retourne contre lui. La fin de la
pièce est ainsi marquée par un renversement paradoxal qui fait des deux ennemis (Marc et
Serge) des alliés temporaires contre le tiers (Yvan) :
MARC. Tu arrives avec trois quarts d'heure de retard, tu ne t'excuses pas, tu nous soûles de tes
pépins domestiques...
SERGE. Et ta présence veule, ta présence de spectateur veule et neutre, nous entraîne Marc et
moi dans les pires excès (p. 245).
Par son refus de s'investir, Yvan laisse finalement Serge et Marc en tête à tête. Il sort de luimême de la relation, ou du moins son retrait apparaît ouvertement. En le châtiant, Marc et Serge
ne font que lui signaler la situation de retrait dans laquelle il s'est lui-même placé. Rejetant
d'abord Yvan chacun leur tour, ils s'accorderont dans leurs critiques à son égard. Puisqu'Yvan
refuse de servir de lien, chacun des trois amis se retrouve isolé des deux autres à la fin de la
séquence 16. D'où cette accusation de « créer les conditions du conflit » (p. 245) qui lui est
adressée. Les rapports de force changent encore, et du deux contre un, l'on passe au un contre
un.
La clarification du rôle de chacun
Les rapports de force ont donc une circonstance privilégiée, des causes précises et une
expression à la fois verbale et physique. Cette circonstance privilégiée est la présence
simultanée des trois personnages. Cette situation est commentée péjorativement par Serge : «
Ça ne nous réussit pas apparemment » (p. 233). Les causes, ou les modalités des tensions et
rapports de force sont alors l'objet de l'analyse de Marc dans la séquence 16. Il s'agit de clarifier
le rôle de chacun dans le trio. Enfin, ces rapports de force trouvent d'abord une expression
verbale à travers les moqueries et les sarcasmes, puis une expression physique lors de la lutte
entre Marc et Serge dans laquelle Yvan s'interpose. Révéler la nature de cette amitié et les
pensées de chacun conduit à la formulation extrême de ces rapports de force matérialisée par le
conflit.
L'INFLUENCE DES PERSONNAGES HORS SCÈNE
D'autres personnages peuplent l'univers de la pièce. Ils apparaissent dans les discours des trois
amis sans jamais être incarnés sur scène. Ils manifestent les liens de Serge, Marc et Yvan avec
le monde extérieur. Cela permet également de mesurer la place que tient le trio dans la vie de
chacun. Le trio permet à chacun de contrebalancer un ailleurs avec lequel il est mis sinon en
concurrence, du moins en rapport.
Yvan : sa mère, sa fiancée et son psychanalyste
Pour Yvan, l'ailleurs est constitué par la sphère familiale, double, avec d'une part sa mère,
possessive et aliénante, et d'autre part sa fiancée, Catherine, et la famille de celle-ci. Catherine
représente un espoir de changement de statut en même temps que le renoncement aux illusions
de jeunesse à travers l'engagement dans le mariage. Le trio d'amis semble donc balancer
positivement cette sphère familiale synonyme de soucis. Mais la volonté de se marier signale
le désir de créer un nouveau pôle, en dehors de sa relation à sa mère et autre que celui constitué
avec ses amis où il est cantonné au rôle de ludion. Par là, il instaure une forme de concurrence
avec le trio contre laquelle Serge et Marc luttent en lui conseillant à plusieurs reprises d'annuler
le mariage.
Un autre personnage est relié à Yvan : son psychanalyste, Finkelzohn. Celui-ci apparaît comme
un redoublement d'Yvan, en position de retrait par rapport à celui qui est déjà un tiers. Il propose
une autre voix de la modération, mais caricaturale. Sa parole se manifeste sous forme d'oracle
que l'on ne peut comprendre que rétrospectivement :
Si je suis moi parce que je suis moi, et si tu es toi parce que tu es toi, je suis moi et tu es toi. Si,
en revanche, je suis moi parce que tu es toi, et si tu es toi parce que je suis moi, alors je ne suis
pas moi et tu n'es pas toi... (p. 232).
Derrière la parodie, pourtant, se donne à voir une forme de vérité, ou du moins de
compréhension du drame qui se noue. Mais cette formulation est trop hermétique et réductrice.
Serge : son ex-femme et les amateurs d'art
Pour Serge, l'ailleurs est double également, mais ces deux versants n'ont pas la même valeur.
Sur le plan conjugal, il rejette la sphère de son ex-femme et de ses enfants. Elle est placée
largement en dessous du trio et ne peut donc pas instaurer une concurrence avec lui. En
revanche, la sphère du groupe des amateurs d'art entre en concurrence directe avec le trio d'amis,
et en particulier avec la position d'autorité qu'y exerce Marc. Cette concurrence trouve une
incarnation dans l'Antrios. L'achat de la toile devient la métaphore d'une relation adultère. Serge
tromperait Marc avec l'art contemporain :
SERGE.... Je t'ai remplacé par l'Antrios?!
MARC. Oui. Par l'Antrios... et compagnie (p. 240).
La violence du conflit naît de la présence sur scène d'un élément, la toile, qui concrétise cette
trahison, hors scène. Le tableau peut alors apparaître comme un équivalent burlesque du
vêtement oublié par l'amant et découvert par le mari dans les comédies de boulevard (→
PROBLÉMATIQUE 9, p. 100). L'ailleurs concurrence directement le trio et menace de se
substituer à lui.
Marc et Paula
Pour Marc enfin, l'ailleurs est presque complètement étouffé tout au long de la pièce. Le trio
des amis semble tenir une place centrale dans sa vie. Seule sa compagne, Paula, est mentionnée
à la fin de la pièce. Mais Marc précise que jamais elle n'a pu remplacer son groupe d'amis dans
sa vie. En effet, si l'on se fonde sur le portrait qui en est livré, Paula serait une sorte d'alter ego
de Marc, et ne concurrencerait en rien le trio.
SERGE. Moi je supporte que tu fréquentes Paula. Je ne t'en veux pas d'être avec Paula.
MARC. Tu n'as aucune raison de m'en vouloir.
SERGE. Et toi tu as des raisons de m'en vouloir... tu vois, j'allais dire d'être avec l'Antrios !
MARC. Oui.
SERGE.... Quelque chose m'échappe.
MARC. Je ne t'ai pas remplacé par Paula (p. 240).
1 Les ordres séculiers sont en contact avec le siècle, c'est-à-dire le monde politique et social
extérieur, quand les ordres réguliers s'en tiennent au strict respect de la règle suivie par leurs
ordres, et pour cela restreignent au maximum les contacts avec le monde extérieur, vivant retirés
dans un lieu clos où ils peuvent se consacrer uniquement à Dieu.
5
La circulation de la parole
La parole circule de manière problématique tout au long de la pièce, oscillant entre dialogues
et monologues, entre conversations à deux et discussions à trois. De plus, cette parole se donne
rapidement pour but de faire émerger des propos habituellement confinés au silence. La
verbalisation publique et imposée à tous d'un indicible, ou d'un innommable, constitue l'enjeu
final de la pièce, l'horizon vers lequel tend toute l'action, et dans lequel elle se résout finalement,
instaurant un rapport irréversible entre les personnages.
LES MODALITÉS DU DIALOGUE
La présence de trois personnages entraîne un régime de dialogue particulier, puisque chacun
d'eux peut légitimement prétendre à la parole. Il n'y a pas, entre Marc, Serge et Yvan, de
hiérarchie particulière qui distribuerait la parole en fonction de rôles dramaturgiques comme on
peut le voir dans le théâtre classique1. La parole ne circule pas de la même façon selon qu'il y
a deux ou trois personnages sur scène.
Dialogue à deux ou à trois
Lorsqu'il n'y a que deux personnages en scène, le dialogue fonctionne de manière classique.
Les personnages échangent directement des propos. Ces dialogues sont toutefois ponctués par
des monologues dans lesquels les personnages commentent le dialogue présent ou à peine passé.
Lorsque les trois personnages se retrouvent en même temps sur scène, les échanges peuvent se
faire de manières différentes. Soit celui qui parle s'adresse aux deux autres personnages à la
fois, soit il en prend un en particulier à partie, rejetant le troisième hors de la conversation, ou
lui attribuant un simple statut d'auditeur et non plus d'interlocuteur.
L'enjeu est alors de définir la position de celui qui reste en dehors de la conversation et l'attitude
qu'il adopte.
La position de l'exclu
La circulation de la parole tient beaucoup au caractère même des personnages sur scène. La
position médiane d'Yvan lui vaut d'être tour à tour pris à partie par Marc et Serge, qui comptent
ménager avec ce tiers une relation privilégiée dans le cadre du conflit qui les oppose. Aucun
des deux, dans un premier temps, ne veut laisser l'avantage à l'autre de nouer une conversation
particulière avec Yvan. Lorsque Marc reproche à Yvan son affection pour l'Antrios, il exclut
totalement Serge de la conversation, déniant sa présence, enjoignant Yvan à ne regarder que
lui. Serge est contraint d'intervenir dans la conversation afin de sortir Yvan de l'emprise de
Marc :
MARC. La vérité? Ces couleurs te touchent?
YVAN. Oui. Ces couleurs me touchent.
MARC. Ces couleurs te touchent, Yvan?!
SERGE. Ces couleurs le touchent! Il a le droit! (p. 226).
À l'inverse, lorsqu'il est exclu de la conversation entre Serge et Marc, c'est-à-dire du conflit qui
les oppose, Yvan ne cherche pas à s'y introduire directement, mais adopte une stratégie de
diversion afin de désamorcer l'opposition et d'enrayer la logique d'affrontement entre les deux
protagonistes. Cette stratégie peut prendre différentes formes. Yvan lance des appels à la raison,
rappelle à l'ordre Marc et Serge, tente de les sermonner, cite les propos de
son analyste, ou encore abreuve ses deux amis de longues logorrhées qui marquent ses entrées
en scène dans la séquence 16 (pp. 219 et 230). Toutefois, son propos reste toujours en périphérie
de la conversation, ne s'y impliquant jamais directement.
Mais le silence constitue aussi un instrument de circulation de la parole.
La fonction du silence
Outre le silence du personnage exclu du dialogue direct, de courts silences ponctuent la
conversation. Ils mettent en relief des propos particulièrement violents ou lourds de
conséquences (pp. 226, 229, 230, 241, 242, 243 et 247). Dans ces moments, la parole reste en
suspens, ne circule plus, aucun des protagonistes n'ayant la capacité de prolonger le propos qui
vient d'être tenu. Les pleurs d'Yvan revêtent un statut particulier et répondent à la scène de lutte
entre Marc et Serge. Ils marquent l'échec de la parole et le recours au langage du corps (coups
ou pleurs) pour s'y substituer. Ces silences signalent ainsi la présence d'une parole sourde ou
étouffée. Un indicible est donc bel et bien présent, contenu dans ces silences ou dans les propos
anodins qui forment la trame de « sous-conversations ».
L'ÉMERGENCE DE « SOUS-CONVERSATIONS »
L'objet de la longue conversation de la séquence 16 est de verbaliser les dessous de la relation
constituée par le trio de personnages. Il s'agit de comprendre et de résoudre des tensions qui
distillent le soupçon et qui provoquent un tel sentiment d'impuissance qu'elles conduisent les
protagonistes à la lutte physique.
Entre Marc et Serge, l'ère du soupçon
À partir de la page 229 et du départ d'Yvan, Marc et Serge tentent de disséquer la nature des
liens qui les unissent :
MARC. [...] Tu vois, subitement, je ne comprends plus, je ne sais plus ce qui me relie à Yvan...
Je ne comprends plus de quoi ma relation est faite avec ce garçon. [...]
SERGE. Et moi?
MARC. Toi quoi?
SERGE. Tu sais ce qui te relie à moi?...
MARC.... Une question qui pourrait nous entraîner assez loin...
SERGE. Allons-y (p. 229-230).
La conversation qui s'institue alors change de statut. Les paroles prononcées n'ont plus la même
valeur ni le même objet. Les personnages tentent de mettre au jour ce qui émerge derrière les
paroles banales qu'ils peuvent échanger, tous les implicites du régime de conversation qui est
le leur et donc de l'ensemble de leur relation. Ce dialogue permanent des personnages entre eux,
au-delà des simples mots qu'ils prononcent, se rapproche de la démarche d'écriture de Nathalie
Sarraute qu'elle avait définie par le terme de « sous-conversation2 ». Un clin d'œil de Yasmina
Reza à cet auteur du Nouveau Roman est d'ailleurs perceptible dans le reproche que Serge
adresse à Marc à propos des insinuations de celui-ci qui doute de la sincérité des sentiments de
Serge pour son tableau :
SERGE. [...] Tu as nié que je pouvais avec sincérité y être attaché. Tu as voulu créer une
complicité odieuse entre nous. Et pour reprendre ta formule Marc, c'est ça qui me relie moins à
toi ces derniers temps, ce permanent soupçon que tu manifestes (p. 234).
Le terme de « soupçon » semble emprunté au vocabulaire de Nathalie Sarraute puisque
l'ouvrage où elle ébauche sa pratique d'écriture ainsi que sa poétique, et dans lequel elle définit
la sous-conversation, s'intitule L'Ère du soupçon. Les personnages paraissent bien s'engager
dans cette ère puisqu'ils vont par la suite interroger méticuleusement les fondements de leur
amitié et mettre en doute les bases sur lesquelles ils la croyaient établie.
Un nouvel enjeu : libérer la parole
La conversation entre Serge et Marc ayant un objet nouveau, libérer la parole, Yvan tente
d'abord de l'endiguer. Mais ses amis n'écoutent pas ses appels à la raison et s'exposent
mutuellement leurs griefs. L'évocation par Serge du geste de Paula (la compagne de Marc)
chassant la fumée de sa cigarette (p. 236) relève de la sous-conversation. En rappelant ce geste
à Marc et en lui donnant une signification, Serge amène un indicible au langage, enfreignant
ainsi toute une série de règles implicites de la vie sociale. Même si cette analyse débouche sur
la lutte entre les deux hommes, elle ne les concerne qu'indirectement puisqu'elle a trait à un
personnage absent (Paula), à travers lequel Serge vise Marc, et ne porte pas directement sur la
nature de la relation qui les unit.
Cet enjeu nouveau affleurera à la conversation après la lutte entre Marc et Serge. Leurs propos
ne peuvent plus faire l'économie de l'examen de leur amitié. C'est donc la place de chacun dans
le trio et la fonction de celui-ci qui sont dévoilées; la parole révèle l'intérêt que chacun trouve à
cette situation et les raisons qui ont pu pousser les uns ou les autres à rompre cet état de fait, cet
équilibre. Marc formule alors son désir d'emprise sur ses amis et son besoin d'être considéré par
eux comme un être à part (p. 241).
Il énonce le goût effréné de la nouveauté de Serge et reprend ses propos sur la lâcheté d'Yvan
en les précisant encore. Dans cette démarche, il faut noter que c'est Marc qui effectue tout le
travail d'analyse. Serge ne fait que le ponctuer pour montrer qu'il le comprend et suit son
raisonnement, tandis qu'Yvan se retire complètement du dialogue, refusant d'y participer, trop
conscient des conséquences qu'il induit.
Ainsi les propos habituellement tabous sont mis au jour par la sous-conversation. La parole qui
se libère tout au long de la pièce acquiert un statut particulier que l'on peut qualifier
d'irrévocable.
LA PAROLE IRRÉVOCABLE
Dès lors que les paroles indicibles basculent dans le dicible, les personnages ne peuvent plus
jouer ensemble la comédie de leur amitié. Quelles que soient les opinions des uns sur les autres,
la règle de respect de la collectivité imposait de ne pas les formuler publiquement, ou du moins
pas devant l'intéressé.
Dans la séquence 16, cette règle est enfreinte et la parole devient irrévocable. Les propos, une
fois tenus, ne peuvent plus être retirés. C'est ce que constate Marc après le départ d'Yvan à
travers cette formule : « Une question qui pourrait nous entraîner assez loin... » (p. 230). Les
reproches à un ami peuvent rester sans conséquences tant qu'ils sont exprimés en dehors de la
présence de celui-ci, que ce soit à un tiers, ou dans son for intérieur, représenté dans la pièce
par les monologues.
Les reproches indirects
Les propos tenus dans la séquence 16, s'ils gagnent en violence au fur et à mesure des répliques,
semblent contenus dans différentes allusions des séquences précédentes, du moins concernant
l'échange entre Serge et Marc. Ainsi, le spectateur a déjà une idée des opinions de Marc sur
Serge et de Serge sur Marc à travers les séquences où Yvan est seul avec l'un ou l'autre (7, 8 et
9) :
MARC [...] je suis même blessé, si, si, de voir Serge, que j'aime, se laisser plumer par snobisme
et ne plus avoir un gramme de discernement (p. 203).
SERGE. Mais si! Ne sois pas toujours à essayer d'aplanir les choses. [...] Admets que Marc se
nécrose. Car Marc se nécrose (p. 208).
Ces propos, au sujet de l'absent, ne mettent pas directement en péril la relation d'amitié, car les
reproches de l'un et de l'autre sont déversés vers un tiers susceptible de les recevoir. Yvan
accueille cette parole, espérant que sa formulation devant lui aura une vertu cathartique
suffisante pour éviter que les reproches soient adressés directement et amènent le conflit.
Les monologues pour contenir la parole intime
Les monologues constituent un autre moyen d'empêcher la parole de devenir irrévocable. Par
ce biais, les personnages formulent en leur for intérieur une parole intime qu'ils ne peuvent
exprimer ouvertement sous peine de blesser leur interlocuteur, rompre le pacte d'amitié et
déclencher le conflit. Le spectateur est alors témoin d'une guerre sourde entre les personnages.
Les fondements du conflit sont déjà présents, mais tus. Les monologues ont donc une double
fonction : révéler le dessous des choses au spectateur en levant le voile qui couvre cette relation
aux dehors policés et créer un délai avant l'éclatement du conflit en faisant monter la tension
aux yeux du spectateur. Ainsi, les reproches sont bien présents, puisqu'ils sont exprimés d'une
part à Yvan, d'autre part au spectateur par le biais du monologue, mais la parole n'est pas encore
irrévocable dans la mesure où les reproches n'ont pas été adressés directement au destinataire.
La disparition des monologues dans la séquence 16 montre que la parole est libérée et qu'il n'y
a plus besoin de recourir à l'aparté pour la contenir. D'irrévocable, la parole devient irréversible.
L'irréversible
Cette parole libérée entraîne les amis dans une série de confidences dont ils ne peuvent plus
s'extraire. La révélation, non seulement des reproches que les amis peuvent se faire (lâcheté
d'Yvan, snobisme de Serge ou despotisme de Marc), mais aussi des intérêts que chacun peut
trouver dans cette relation, et donc des passions qui les animent, marque une limite sur laquelle
ils ne peuvent plus revenir. Les personnages ne peuvent plus faire l'économie de ce qu'ils se
sont dit. Ces propos, que Serge qualifie de « pires excès » (p. 245), marquent la fin de la relation
que les trois amis avaient nouée :
SERGE. Donc, nous voici au terme d'une relation de quinze ans...
MARC. Oui...
YVAN. Minable... (p. 243).
Les personnages ayant révélé l'opinion qu'ils avaient les uns sur les autres et la nature de
l'intérêt qui les motivait dans leur amitié, le modèle même de cette relation devient obsolète.
Une relation d'amitié ne semble pouvoir exister que dans le maintien dans l'implicite des
ressorts qui lient les personnes entre elles. Rompre cet implicite ouvertement revient à briser le
fonctionnement de la relation. Les reproches terribles que se sont adressés les personnages sont
irrévocables. Il n'est plus possible de s'en dédire. Ces paroles entraînent des conséquences
irréversibles dans les actes à venir. L'action ne peut plus revenir en arrière et appelle un nouveau
départ. Les amis devront reconstruire leur relation sur de nouvelles bases, après s'être livrés,
par les mots, à la déconstruction de l'ancienne. Cela peut expliquer le recours, de nouveau, dans
la dernière séquence, au monologue qui ménage un espace privé où chacun se recentre sur cette
relation qui recommence. Mais déjà cette renaissance paraît faussée par le mensonge de Serge
au sujet du feutre avec lequel Marc a écrit sur le tableau.
1 Dans le théâtre classique, les valets, présents sur scène, n'ont que peu d'incidence sur les
dialogues et se contentent principalement de donner la réplique.
2 Nathalie Sarraute définit ce rapport à tout ce que contient la conversation à l'état latent et
considéré comme non verbalisable en société dans un essai intitulé « Conversation et sous-
conversation », publié en 1953 et repris dans le recueil L'Ère du soupçon (1956, édition revue
en 1964).
6
Désordres physiques et psychiques
Tout au long de la pièce, les personnages souffrent de différents maux et pathologies, de
troubles physiques qui sont autant de symptômes de leur mal-être ou du malaise qui s'établit au
sein de la relation d'amitié. Les phénomènes physiologiques et psychiques sont ainsi souvent
mêlés chez Yasmina Reza pour signaler les conflits et les crises qui agitent la scène. Si la
résolution des conflits semble passer par les échanges directs et conscients entre les
personnages, une part des éléments non verbalisables qui régissent les relations dans le trio
émerge à travers ces écarts des corps, des comportements et des discours. Le texte et la scène
deviennent des lieux privilégiés de somatisation que l'on peut relever dans la relation de chaque
personnage à lui-même, aux autres et à son environnement. Les maux augmentent à mesure que
le conflit enfle et que la parole se révèle insuffisante.
LES TROUBLES PATHOLOGIQUES
Un médecin et des malades
Les personnages entretiennent tous un rapport avec la question de la santé, physique ou
mentale. Serge, en tant que médecin dermatologue, est soignant, Marc et Yvan sont patients.
Ce dernier développe une forme d'hypocondrie1, mais le diagnostic de Serge interrompt
immédiatement ce glissement vers les troubles imaginaires :
YVAN. [...] J'ai un truc sur la main là, c'est quoi?... (Serge l'ausculte.) ... C'est grave?
SERGE. Non.
YVAN. Tant mieux. Quoi de neuf?... (p. 204).
La question de la maladie, pour Yvan, se situe sur le versant mental : ses relations
pathologiques avec sa mère et la figure de son psychanalyste, Finkelzohn, en témoignent. Marc
semble lui aussi hanté par la maladie, s'en remettant plusieurs fois à des médicaments ayant une
fonction de calmant :
En sortant de chez lui, j'ai dû sucer trois granules de Gelsémium 9 CH que Paula m'a conseillé
- entre parenthèses, elle m'a dit Gelsémium ou Ignatia? (p. 198).
J'aurais dû prendre Ignatia, manifestement (p. 212).
Le rapport compulsif à la consommation
Cette présence de la pathologie se trouve prolongée par différentes formes de consommations
omniprésentes dans cette pièce. Outre les médicaments de Marc et la consultation de Serge par
Yvan, diverses nourritures s'exhibent sur scène.
Les nourritures « terrestres »
Achevant leurs débats, les amis en viennent par deux fois à consommer des apéritifs (séquences
7 et 16). Ils tentent ainsi de mettre fin à une conversation. Après avoir vidé leurs esprits et
déversé leurs pensées, les personnages se remplissent à nouveau, symboliquement, en
alimentant leur corps. Paradoxalement, l'ingestion d'aliments permet l'émergence d'une parole
dédramatisée, presque objective, mettant de côté gêne et retenue. Elle est libératrice, comme le
montre le retournement du jugement d'Yvan au sujet de l'Antrios :
YVAN (tout en mangeant les olives)... En arriver à de telles extrémités... Un cataclysme pour
un panneau blanc... (p. 248).
En outre, toute la séquence 16 constitue un délai avant le repas. La scène est le lieu d'expression
de désirs, véhiculés par la parole et qui trouvent un assouvissement alimentaire amenant la
sortie de scène. Dans les échanges verbaux, et dans la demande de nourriture, une même forme
de compulsion est perceptible.
Les nourritures spirituelles
Des nourritures « spirituelles » sont également consommées au cours de la pièce. Il s'agit de
biens culturels dont Serge se montre friand. Cela se manifeste à travers deux exemples :
l'Antrios dans un premier temps, dont l'achat érige Serge au rang des collectionneurs, et La Vie
heureuse de Sénèque qui possède aussi un caractère impératif aux yeux du personnage. L'art,
comme l'intelligence, doivent être vécus sur le mode de la consommation car ils octroient une
plus-value sociale, reconnue, à celui qui les ingère. Ce rapport consumériste, ou simplement
intéressé de Serge au monde, se déplace des choses aux êtres. Marc lui en fait le reproche direct
à la fin de la séquence 16 : « Tu aimais exposer ma sauvagerie en société, toi qui vivais si
normalement » (p. 241). Marc a le sentiment que Serge se sert de lui, l'utilise, ce qui apparaît
dans le terme « exposer ». Les êtres, comme les choses, se voient attribuer une valeur en
fonction de leur usage. Mais si ce phénomène est mis en évidence pour Serge, chez qui d'autres
indices permettraient de repérer cette forme de relation à autrui, il pourrait être élargi à
l'ensemble de l'amitié qui relie le trio. Chacun est objet d'intérêt et donc de consommation pour
les autres. Les personnages explicitent eux-mêmes cette structure de l'amitié qui repose sur le
fantasme projeté dans l'autre et sur le désir qu'on lui manifeste. La mécanique de la relation est
enrayée puisque le désir, une fois révélé, ne peut plus être investi. Le discrédit jeté sur cette
relation par sa dimension consumériste l'annihile complètement.
Des visions
Les personnages subissent également, semble-t-il, des troubles au niveau de la vision au cours
de la pièce. Leurs subjectivités s'affrontent au sujet du monde sensible. La toile blanche est ainsi
l'objet de controverses. Les nuances qui la composent deviennent un enjeu primordial dans le
conflit. La composition en blanc sur blanc ouvre un champ de possibles sur l'aspect réel de la
toile. Yvan interroge Marc sur la manière dont les liserés sont perceptibles, placés sur un fond
de la même couleur qu'eux (p. 201). Cela autorise Serge à y voir différentes couleurs, à affirmer
qu'il n'est pas blanc, qu'il n'est donc pas ce qu'il semble être. Le tableau appelle celui qui le
regarde à voir au-delà de ce que ses sens lui indiquent. Yvan aussi prétend à cette vision, tandis
que Marc s'y refuse et doute de la réalité de ce que voit Yvan. Serge est ainsi une sorte de
visionnaire, voyant au-delà du réel perceptible, Yvan un faussaire prétendant partager ces
visions, Marc un sceptique parce qu'il n'est pas gagné par cette forme d'illumination liée à l'art
conçu comme une mystique.
Pourtant, Yvan et Marc subissent également des formes de visions dans la pièce. Yvan en
formule une, comme un contrepoint burlesque aux visions de Serge. Il s'agit du rat qui traverse
la scène dans la séquence 16 (p. 238). Là encore, c'est une vision qu'il partage avec Serge mais
à laquelle Marc ne participe pas. Ce qu'il prend d'abord pour une hallucination est une réalité :
il y a un rat chez Serge. Mais cette réalité devient elle-même angoissante, puisque Serge accepte
de cohabiter avec un tel animal. Cette lubie de son ami le fait passer du versant de la raison à
celui de la déraison. Du coup, son rapport à l'art peut lui aussi être perçu sur le mode de la lubie.
Pour Yvan, les couleurs du blanc et le rat, l'un fantasme et l'autre réalité, se rejoignent dans
l'univers imaginaire et finalement instable de Serge. Par là, Yvan a la révélation de la part de
folie de son ami.
Marc enfin, seul personnage qui semble échapper à toute vision ou hallucination durant la
pièce, produit par son dessin sur la toile, à la fin de la séquence 16, une vision qui se manifeste
aussi dans le dernier monologue de la pièce. Le dessin du skieur sur la toile et l'interprétation
de l'espace redevenu vide comme une disparition du skieur fait passer la perception de Marc du
statut de fantasme à celui de création. La toile devient le réceptacle de cette vision. Le skieur
disparu renvoie alors autant à cette amitié passée, à ces amis bientôt quittés, qu'à la scène ellemême, appelée à se vider de ceux qui l'occupaient.
FANTASMES ET PASSAGES À L'ACTE
Fantasme et crise
Le fantasme occupe une grande place dans la structure dramatique de la pièce. La dramaturgie
s'épanouit dans l'écart creusé par la conversation des personnages entre leurs fantasmes et la
réalité où ils sont ramenés les uns par les autres. C'est du constat de cet écart que naît la crise.
Ainsi Serge fantasme sur le milieu et la valeur de l'art contemporain, mais Marc le ramène à la
réalité de ses prétentions sociales. Marc rêve de toute-puissance à travers l'influence qu'il a sur
ses amis, mais ceux-ci lui exhibent leur volonté de s'affranchir de sa tutelle, Serge avec le milieu
de l'art, Yvan par son mariage. Yvan enfin se construit un univers sans conflit ni opposition
fondé sur un consensus général, ce que la lutte entre Serge et Marc anéantit.
Dans ces différents cas, extrêmement schématiques, la crise intervient lorsque le personnage
se voit renvoyé le statut de fantasme de sa construction imaginaire. C'est la destruction de celuici qui constitue le plus grand préjudice que s'infligent mutuellement les amis. La crise est alors
intérieure : les monologues expriment les doutes de chacun; elle est aussi extérieure, sous la
forme des affrontements verbaux, des dialogues qui constituent l'action de la pièce.
La crise est, étymologiquement, la phase décisive d'une maladie. La pièce constitue donc à ce
titre un moment de crise, c'est-à-dire un moment où doit se résoudre, d'une manière ou d'une
autre, le mal qui ronge le trio. Il s'agit d'une crise morale et affective, remettant en cause la
confiance et les sentiments qui unissaient les amis. La crise est ainsi au premier abord celle du
groupe : elle débute lorsque Marc rejette l'achat de Serge. Cela révèle des dissensions
profondes, un mal ancien. L'écart jusqu'ici invisible ne peut plus être ignoré :
MARC. Serait-ce l'Antrios, l'achat de l'Antrios?...
Non –
Le mal vient de plus loin...
Il vient très précisément de ce jour où tu as prononcé, sans humour, parlant d'un objet d'art, le
mot déconstruction.
Ce n'est pas tant le terme de déconstruction qui m'a bouleversé que la gravité avec laquelle tu
l'as proféré. Tu as dit sérieusement, sans distance, sans un soupçon d'ironie, le mot
déconstruction, toi, mon ami (p. 218).
Le passage à l'acte
Les personnages affrontent donc des crises à la fois collectives et individuelles, nées de l'écart
constaté entre leurs fantasmes et la réalité renvoyée par leurs proches. Yvan essuie une crise
très visible dans le conflit entre son fantasme de mariage et son désir de liberté. L'aliénation
vers laquelle il se dirige lui est révélée par ses amis qui lui suggèrent d'annuler le mariage. Serge
vit le refus de Marc de cautionner son achat comme une crise majeure :
Aucune tendresse dans son attitude.
Aucun effort.
Aucune tendresse dans sa façon de condamner (p. 198).
Marc vit une crise de confiance devant ce qu'il considère comme une trahison de son ami
Serge :
Et je hais cette autonomie. La violence de cette autonomie. Tu m'abandonnes. Je suis trahi. Tu
es un traître pour moi (p. 241).
Mais il faut un passage à l'acte pour concrétiser ce fantasme. Cette actualisation du fantasme
permet aux amis observateurs de percevoir la présence de celui-ci, alors réalisé, et de mesurer
l'écart qui le sépare de la réalité. Ainsi, l'achat par Serge de l'Antrios peut être considéré comme
un passage à l'acte fondateur
de la crise qui agite le trio. Cet achat crée une brèche qui permet au mal de se répandre
ouvertement dans le groupe sous la forme de reproches. À travers cet achat, Serge assouvit
autant son fantasme concernant l'art contemporain que ses désirs d'autonomie vis-à-vis de Marc.
C'est en cela que ce geste constitue une agression à l'égard de son ami.
La perspective d'un dépassement
Le passage à l'acte constitue ainsi une passerelle vers un ailleurs, l'état antérieur étant jugé
insupportable et immuable en dehors d'une situation de crise. Cet ailleurs doit donc emprunter
dans un premier temps la voie de la crise. Mais celle-ci est alors inscrite dans la perspective
d'un dépassement, d'un changement d'état salutaire. Elle peut remplir une fonction
thérapeutique. La fin de la séquence 16 est exemplaire comme paroxysme de la crise et comme
cascade de passages à l'acte, véritables exutoires pour les personnages, et finalement peut-être
aussi pour le groupe.
Ainsi, Yvan, devant le rejet nouveau que lui manifeste ouvertement Serge, révèle le véritable
jugement qu'il porte sur la toile (« c'est une merde blanche!... », p. 248). Le sacrifice de la toile
par Serge et le dessin de Marc peuvent alors être interprétés comme des passages à l'acte
répondant à celui d'Yvan. Ceux-ci consommés, les amis peuvent enfin sortir dîner ensemble.
Amener à un acte qui enfreint les interdits semble être l'une des dynamiques profondes du
théâtre de Yasmina Reza, mettant en scène les tensions que suscite le désir de cette
transgression. Ce type d'acte ouvre vers un au-delà qui reste hors-scène, ou presque, constituant
une sorte d'au-delà du théâtre lui-même.
LE DÉSORDRE DES MOTS
La parole comme écho de l'inconscient
Le langage semble frappé d'un soupçon permanent et il est mis en défaut dans sa fonction de
communication (→ PROBLÉMATIQUE 9, p. 100). La parole est alors incapable d'exprimer
avec exactitude tout ce que ressentent les personnages. Il faut des tentatives successives pour
mettre au jour ce qui s'y trouvait à l'état latent.
Le discours révèle pleinement ce qui était seulement pressenti dans des situations où la
démarche rationnelle demeurait infructueuse. Ainsi, lorsque Serge, suivant la logique de Marc,
dit : « Et toi tu as des raisons de m'en vouloir... tu vois, j'allais dire d'être avec l'Antrios ! » (p.
240), il montre, à travers un quasi-lapsus, que les reproches de Marc sont implicitement fondés
sur une jalousie à l'égard de la toile et de l'univers auquel elle renvoie. La parole ne retranscrit
plus seulement les pensées conscientes des personnages. Elle n'est plus ce simple outil de
communication, de traduction par la mise en mots. Elle dépasse la pensée même pour se faire
l'écho d'un autre type de pensée, inconscient, tu, enfoui sous les conventions des discours. À
travers ces instants de parole, la pensée est amenée à se dépasser elle-même en transformant
l'usage qui est fait du langage. Le lecteur, ou spectateur, est ici face à un travail littéraire de
questionnement de celui-ci.
La parole délirante d'Yvan
La parole acquiert un autre statut particulier, proche du délire, à travers le personnage d'Yvan.
Il est le seul à proposer un discours s'apparentant au monologue, mais adressé à ses amis et
prenant l'aspect d'une logorrhée2. Ce flot ininterrompu de propos incohérents a pour fonction
de museler la parole d'autrui. Yvan déverse
un trop-plein contenu jusqu'ici. Le procédé se révèle cathartique en même temps que signe d'une
pathologie. Par deux fois, lors de ses arrivées, Yvan accompagne son entrée en scène du récit
de ses pensées, sentiments ou aventures personnelles. Il devient le narrateur de sa propre
histoire, le récit étant d'abord au passé (première logorrhée, p. 219) puis presque entièrement
au présent (seconde logorrhée, p. 230).
Ces propos décousus révèlent la folie d'Yvan. Mais celle-ci est alors tournée vers une forme
d'autodérision. Elle ne comporte pas de danger pour autrui car elle est l'objet d'une distance de
la part du personnage. Elle prend un autre aspect lorsqu'Yvan s'en prend à l'Antrios (p. 248). La
démesure le gagne et le mode d'expression de son délire se renverse : il passe de l'incohérence
inoffensive à la violence. Ce renversement manifeste l'existence d'un envers et d'un endroit de
la folie d'Yvan et de sa parole.
Ces deux versants sont exprimés par le texte dans les termes associés au personnage. En effet,
Yvan est d'abord qualifié d'« être hybride » (p. 226) par Marc. Cela le définit assez précisément,
derrière l'injure, puisqu'Yvan, sans cesse tiraillé entre Serge et Marc, est bien un mélange de
deux éléments. Mais ce mot a souvent été rapproché du terme grec hubris signifiant la démesure,
l'excès. Ainsi, Yvan est celui qui effectue le mélange des contraires, qui fond dans ses discours
les aventures de ses proches, mais qui est guetté par la tentation de la « démesure » comme cela
se produit à la fin de la séquence 16, où ce terme est mentionné dans une didascalie : « Marc
rit, entraîné dans la démesure d'Yvan » (p. 248).
1 Hyponcondrie : préoccupation obsessionnelle d'un sujet pour son état de santé.
2 Logorrhée : n.f. (gr. logos, parole, et rhein, couler. 1. PSYCHIATR. Trouble du langage
caractérisé par un flot de paroles, incoercible et rapide. 2. Verbosité intarissable.
7
Regards sur l'objet d'art
Les différents regards sur l'objet d'art, tout au long de la pièce, constituent la toile de fond sur
laquelle est peinte l'action. Ces regards peuvent être envisagés selon trois degrés : celui du
spectateur de l'œuvre d'art en général, celui des personnages de la pièce sur l'œuvre présente sur
scène et enfin celui du spectateur de la pièce sur cette même œuvre. La pièce construit donc en
partie sa signification et les ressorts de son action sur cet enchevêtrement des regards. Les
comportements des personnages prennent sens dans un tissu sociologique qui motive à la fois
leurs actions et réactions, mais aussi en partie celles du spectateur de la pièce qui fait face à une
double représentation : celle de la toile et celle de la pièce elle-même.
L'ŒUVRE D'ART ET SON SPECTATEUR
Au-delà des références picturales que l'on peut déceler dans « Art », la pièce aborde en premier
lieu la question du regard posé sur l'œuvre d'art. En cela, le choix d'une œuvre d'art associée à
l'art abstrait ou conceptuel revêt toute une série d'avantages. La pièce pose d'abord un objet
immédiatement polémique car il n'est pas encore historiquement sacralisé. Ensuite, elle fournit
sans peine la possibilité d'inventer une œuvre de fiction, vraisemblable. Enfin, le modèle d'art
montré à travers les monochromes blancs est précisément celui où la question du spectateur, de
son rôle face à l'objet représenté est la plus directement posée : en l'absence de figuration, de
formes et de couleurs, la toile ne semble exister que dans le geste d'exposition.
À travers le dialogue qui se noue entre les amis autour de la toile, l'enjeu social de l'art est
directement concerné. La figure du « collectionneur » incarnée par Serge, opposée à celle du
misanthrope perceptible en Marc, est interrogée en termes sociologiques par ce dernier. La
compréhension de l'art contemporain, qui passe par la maîtrise de ses codes et de son lexique,
participe de ce que le sociologue Pierre Bourdieu appelle « la distinction ». Il s'agit, par la
prétention à goûter ces œuvres, d'affirmer publiquement une position sociale dominante,
permettant l'acquisition de biens culturels d'un prix élevé. De plus, la distinction vise à mettre
en place une forme d'élitisme souterrain à travers les objets d'art en général pour un premier
cercle, et de l'art contemporain pour un second. Le spectateur d'un tableau n'est pas là pour
regarder et apprécier le tableau, mais pour être regardé et apprécié en tant que posant devant la
toile.
Cela est manifeste dans les reproches que Marc adresse à Serge :
MARC. [...] Toi, tu t'es découvert une nouvelle famille. Ta nature idolâtre a trouvé d'autres
objets. L'Artiste !... La Déconstruction !... [...]
MARC. [...] J'ai été absent, tu t'es mis à fréquenter le haut de gamme... Les Rops... les DesprezCoudert... ce dentiste, Guy Hallié... C'est lui qui t'a... (p. 242).
Ses fréquentations et le vocabulaire qu'il emploie prouvent, selon Marc, la prétention sociale
de Serge. Il y a bien chez lui une recherche de distinction qui emprunte la voie de l'art, ou plutôt
du marché de l'art dans le sens d'une consommation, d'abord comme amateur éclairé (le « rat
d'exposition »), puis comme acheteur (le « collectionneur »).
Mais cette distinction reste d'un emploi problématique à l'échelle de la pièce. En effet, la
position de celui qui se donne à voir devant l'objet représenté est installée au cœur même du
processus scénique : les personnages sont vus par les spectateurs dans la salle alors qu'ils
regardent une œuvre d'art et ignorent eux-mêmes qu'ils sont pris dans un spectacle. En outre,
chaque spectateur dans la salle est témoin des réactions des autres spectateurs face à la pièce
dans son ensemble, et face à l'Antrios en particulier. Ainsi, par un procédé dramaturgique d'une
grande subtilité, le schéma de la distinction est redoublé à l'échelle de la pièce, dans la salle
elle-même. Si la pièce semble appeler à rire de l'Antrios, elle ne s'engage en fait que sur les
comportements qui gravitent autour de cette œuvre, ou que celle-ci engendre. Ressortir de la
pièce en se gaussant, par la caricature qui en est faite, des milieux intellectuels rongés par le
snobisme des marchés de l'art revient à oublier l'œuvre d'art elle-même et à sombrer dans la
caricature inverse, celle d'un snobisme renversé. Celui-ci est incarné tout au long de la pièce,
en sourdine, par Marc, qui réagit à des formes d'expression artistique qu'il ne maîtrise pas par
la moquerie et le grossissement, sans manifester le moindre souci de compréhension.
LES PERSONNAGES DE LA PIÈCE : TROIS POSTURES DIFFÉRENTES
À travers Serge, Marc et Yvan, « Art » nous offre la peinture de trois rapports différents à
l'œuvre d'art, symbolisés à la fois par les discours des personnages, leur comportement social
et la toile même qui orne leur domicile. Celle-ci apparaît comme un résumé de la position de
son propriétaire par rapport à l'art.
La position d'Yvan
Dans le rapport à l'œuvre d'art, une opposition se manifeste au sein du trio sur le plan esthétique.
Ce n'est pas celle attendue, signalée par la pièce, mais celle découverte au début de la séquence
16. Marc et Serge s'opposent en effet à Yvan sur la nature même du rapport instauré avec l'art.
Si l'affrontement peut naître entre Serge et Marc à ce sujet, c'est que tous deux formulent des
opinions contraires en matière esthétique alors qu'Yvan n'a pas d'avis du tout. Les deux toiles
présentes chez Marc et Serge témoignent de l'affirmation d'un goût au sujet duquel
l'affrontement va avoir lieu. Chez Yvan, la « croûte » qui orne son domicile est une œuvre de
son père, et la charge qu'il y a investie est d'abord affective avant d'être le fruit d'un jugement
esthétique.
C'est pour cela qu'Yvan n'est pas concerné, dans un premier temps, par la lutte qui oppose
Serge et Marc en matière d'art. D'ailleurs, dans la séquence 7, lorsque Marc lui expose l'achat
par Serge de l'Antrios, Yvan n'y voit rien de grave, ne se sentant pas impliqué ou blessé par cet
achat, contrairement à Marc; il résume sa position par la formule « si ça lui fait plaisir », assortie
d'une autre formule : « dès l'instant qu'il n'y a pas de préjudice pour autrui... » (pp. 202-203).
Mais un préjudice est ressenti par Marc, et un autre atteint finalement Yvan lorsque ses amis
qualifient tous deux de « croûte » la toile qu'il possède (p. 228). Yvan se sent légitimement
blessé puisque la valeur qu'il accorde à ce tableau, d'ordre affectif, se trouve violemment
bafouée.
La position de Serge
Le préjudice ressenti par Marc doit être compris par rapport à la relation de Serge avec l'art,
concrétisée par l'achat de l'Antrios. En effet, à l'opposé d'Yvan, Serge accorde une valeur
esthétique à l'œuvre d'art, fondée sur ce qu'il croit être la compréhension de l'évolution de la
création artistique. L'achat de l'Antrios lui permet de participer activement à la vie intellectuelle
de son époque, ce qu'il appelle « être un homme de son temps » (p. 228). L'investissement qu'il
fait dans une œuvre d'art est au mieux intellectuel (compréhension de la démarche de l'artiste
et adhésion à cette démarche), sinon mue par une forme de snobisme, ce que lui reproche Marc.
Par son achat, Serge est dans la position non seulement d'amateur d'art éclairé, mais de «
collectionneur » (p. 203). Il transforme ainsi son investissement intellectuel en investissement
financier. Il formule une prétention à la reconnaissance publique de ses goûts et s'aliène aux
phénomènes de vogue qui agitent les marchés de l'art. À travers l'achat de l'Antrios, le rapport
à l'œuvre d'art de Serge prend une nouvelle dimension, sociale, légitimée par des distinctions
jargonneuses qui visent à exclure le néophyte (déconstruction, art conceptuel...). C'est cette
dimension qui fait l'objet des remontrances de Marc.
La position de Marc
Ce dernier représente une posture médiane entre Serge et Yvan dans son rapport à l'art.
Contrairement à Yvan, et semblable en cela à Serge, il prétend à un jugement esthétique sur les
œuvres d'art. Il formule un goût qu'il croit être le seul raisonné et véritable. Ce goût n'est fondé
ni sur une relation affective à l'objet peint où à son auteur, comme c'est le cas pour Yvan, ni sur
un fantasme de reconnaissance sociale ou sur une démarche intellectuelle, comme c'est le cas
pour Serge. Son goût se veut fondé sur la sensation, sur la reconnaissance évidente d'une forme
de beauté résultant d'un travail et d'une technique de l'artiste, rejetant les « valeurs qui régissent
l'Art d'aujourd'hui... La loi du nouveau. La loi de la surprise... » (p. 243). Mais il dépend surtout
des grands canons classiques du jugement sur l'œuvre d'art, en tant qu'« adepte du bon vieux
temps » (p. 197). Dès lors, toutes les œuvres issues des formes contemporaines de la peinture
ne peuvent trouver grâce à ses yeux :
MARC.... Comme en peinture finalement... Où tu as avantageusement éliminé forme et
couleur. Ces deux scories (p. 213).
Être sensible à la toile blanche est impossible et l'affirmer relève pour lui de l'imposture. C'est
donc contre celle-ci qu'il s'insurge : imposture d'Yvan qui dit y être sensible alors même qu'il
n'a aucune prétention en matière de jugement esthétique (la fin de la séquence 16, marquée par
la démesure d'Yvan qui dénigre la toile donne raison à Marc); imposture de Serge aveuglé par
son snobisme, s'illusionnant lui-même en prétendant aimer cette toile
alors que ce n'est pas directement elle qu'il désire, mais la société qu'elle représente. C'est cette
double imposture chez ses amis, consciente et inconsciente, immédiate et médiate, que Marc
tente de dévoiler tout au long de la pièce. C'est ce « soupçon » (p. 234) même d'imposture qu'il
fait entendre à Serge et que ce dernier ne peut supporter : cela déclenchera à la fois les terribles
confidences et la mort de leur amitié (→ PROBLÉMATIQUE 5, p. 69).
Marc montre avec violence qu'Yvan simule son affection pour l'Antrios. Il lui interdit de
manière despotique le fait d'aimer cette toile, sachant bien qu'Yvan est dans l'impossibilité de
l'apprécier réellement. Cet interdit signale également l'exigence de Marc envers ses amis : il ne
peut tolérer qu'Yvan s'abaisse à faire le courtisan, à simuler une sensibilité pour une toile qui
ne le touche pas, dans le seul but de plaire à Serge et peut-être de déplaire à Marc. Car là encore,
Yvan ne juge pas la toile elle-même, mais la relation affective qui se noue autour d'elle. Son
affection pour la toile possède peut-être un fond de sincérité, se confondant avec l'affection qu'il
voue à son ami Serge. Ainsi, c'est seulement lorsque celui-ci le blesse en lui disant qu'il crée «
les conditions du conflit » (p. 245) qu'il accepte enfin de dénigrer la toile. Marc procède donc
tout au long de la pièce à la manière d'un investigateur, cherchant à dévoiler la réalité des goûts
et des intérêts de chacun.
LE SPECTATEUR DE LA PIÈCE ET L'ŒUVRE D'ART
La présence de la toile sur scène pose celle-ci comme objet physique auquel le spectateur est
directement confronté et ne la circonscrit pas à un simple objet de discours entre les
personnages. Cette présence revêt deux aspects : d'une part un décadrage qui inscrit la
représentation d'une œuvre d'art au cœur d'une autre représentation qu'est la pièce de théâtre, et
d'autre part la construction d'un personnage muet, mais actif sur scène.
Représentation de la toile et représentation théâtrale
La présence d'une toile sur scène donne à voir au spectateur l'objet du conflit entre les amis.
Ainsi, au-delà de la description que Marc fait de l'Antrios dès l'ouverture de la pièce, le
spectateur peut se forger sa propre opinion et vérifier vers lequel des trois modèles
d'appréciation de l'art en général et de cette toile en particulier lui-même tendrait
instinctivement. Le spectateur est donc confronté à son propre rapport à l'œuvre d'art, l'Antrios
n'étant pas si caricatural dans le paysage de l'art contemporain.
Cette toile est donc une représentation au sein de la représentation qu'est la pièce de théâtre.
Le théâtre relève de la mimesis, c'est-à-dire de la représentation sur scène d'une action, par
rapport à la diegesis qui relève de son récit. Les deux s'opposent comme agir et raconter, les
deux modes relevés par Aristote pour la représentation de l'art1. Cette représentation dans la
représentation est paradoxale puisqu'elle n'est pas figurative mais relève de l'abstraction. Objet
du conflit entre les personnages, la toile se donne à voir à la fois à ces derniers, mais aussi au
spectateur. Elle dédouble ainsi le champ de la représentation : le spectateur regarde à la fois les
personnages regardant le tableau, et le tableau lui-même, directement.
Pourtant, la toile est fictive. Ce n'est pas réellement l'œuvre d'un maître et elle fait partie de
l'univers de la pièce. Le spectateur ne peut donc croire à sa beauté propre, alors même qu'il a
pu, dans des musées, être confronté à des œuvres très proches. La situation qui lui est proposée
est donc problématique et l'incertitude permanente quand à la nature de l'expérience offerte par
la pièce et cet accessoire de décor. Cette œuvre fictive est bien un instrument pour parodier
certaines tendances de l'art contemporain en une représentation schématique, et plus
particulièrement les comportements qu'il engendre. Le titre de la pièce nous l'indique à travers
les guillemets qui encadrent le mot « Art ». Mais sa présence sur scène lui donne une
consistance énigmatique et amène le spectateur à établir un lien direct avec elle, par-dessus les
discours des personnages.
L'Antrios comme personnage
L'Antrios acquiert un statut particulier au fil de la pièce qui l'écarte de celui de simple
accessoire pour s'approcher de celui de personnage. S'il est muet, il reste mobile tout au long
de la pièce. Il n'est pas accroché comme le sont les toiles de Marc et d'Yvan, et n'a donc pas
reçu cette fixité qui en arrêterait la signification et le ferait basculer au rang de simple objet de
collection. Son décrochage physique correspond au décrochage qu'il instaure sur scène, dans le
regard du spectateur.
Sa mobilité est prégnante, puisqu'il est l'élément qui, sur scène, fait le plus d'entrées et de sorties
par l'intermédiaire de Serge. Celui-ci l'apporte devant Yvan (séquence 8), puis devant Marc
(séquence 13), le retire de la scène avant de le rapporter encore (séquence 16). Il est tour à tour
couché au sol et posé debout. De plus, il possède un nom, même s'il s'agit de celui de son
créateur, ce qui le hausse au niveau des personnages de la pièce. Sans discours, il se donne à
voir au spectateur et rivalise, dans les dialogues des personnages, avec d'autres personnages
absents, comme lorsqu'il est placé en équivalence avec Paula.
Enfin, l'Antrios semble animé d'une vie propre. Cela est perceptible dans le sacrifice qui en est
fait à la fin de la séquence 16. Le geste de Marc qui dessine sur la toile en signifie la mort
symbolique. Par ce geste, l'Antrios cesse d'exister, puisqu'il fait l'objet d'une profanation. Il
possède donc bien un statut intermédiaire entre l'accessoire et le personnage, son mutisme
permanent étant compensé par tous les discours qu'il engendre chez les personnages.
1 Diegesis et mimesis s'opposent sur la représentation en général chez Platon (La République),
chacune étant une lexis, une façon de dire. Aristote restreint la mimesis à la représentation dans
les arts, mais l'élargit à l'ensemble des arts. Ce sont chez lui les « modes », agir ou raconter, qui
distinguent le théâtre du récit (Poétique).
8
Les symboliques de la toile blanche
L'Antrios est le vecteur à la fois des conflits et des désirs des personnages : la toile devient
même une forme de symbolisation de la dramaturgie globale de la pièce. Elle revêt différentes
valeurs, d'une part en absolu (valeur marchande, valeur affective ou sensibilité particulière à un
objet), d'autre part dans la relation entre les personnages et enfin pour un même personnage au
fil du temps puisque les comportements envers l'Antrios se renversent à la fin de la pièce : Yvan
renie le goût qu'il en avait, Serge fait mine de sacrifier sa toile, et Marc, réfractaire jusque-là à
l'Antrios, élabore une vision poétique suscitée par cette toile qui se trouve ainsi réhabilitée et
acquiert une nouvelle valeur.
LA VALEUR DE L'OBJET D'ART
L'œuvre d'art comme marchandise
L'objet d'art est un objet particulier. Considéré comme marchandise, il est affecté d'une double
valeur : d'une part sa valeur d'usage, qui caractérise l'usage que l'on peut faire de l'objet, et
d'autre part sa valeur d'échange, c'est-à-dire le prix qui lui est attribué. Le marché de l'art se
trouve confronté à l'impossibilité d'assigner une réelle valeur d'usage à l'œuvre d'art. Ce qui est
montré à travers l'Antrios est cette inversion paradoxale entre valeur d'usage et valeur
d'échange : la toile blanche sur fond blanc ne représente plus rien, n'offre pas au regard les
détails d'un travail minutieux, et pourtant, c'est cela même qui accroît sa valeur d'échange.
Ce fonctionnement du marché de l'art et de l'attribution de la valeur marchande de l'œuvre d'art
est remis en question par Marc. Ce paradoxe est pour lui un non-sens. Pourtant, il s'inscrit dans
une démarche de l'art propre à la modernité dans laquelle, à l'origine, « la transformation de
l'œuvre d'art en marchandise absolue est aussi l'abolition la plus radicale de la marchandise1 ».
Valeur d'usage et valeur d'échange s'abolissent mutuellement dans l'objet d'art. La valeur
s'attribue alors selon des procédés propres à ce marché. C'est ce que formule d'emblée Serge
lorsqu'il dit que la toile n'a pas de prix pour lui. À la question d'Yvan qui lui demande si la toile
était chère, Serge répond : « Dans l'absolu oui. En réalité, non » (p.206). Ce que Serge a acheté
relève plus de son fantasme que de la réalité. La position de Marc, confortée en cela par Yvan
dans un premier temps, le montre bien (séquence 7) :
YVAN. Qui est le peintre?
MARC. Antrios. Tu connais?
YVAN. Non. Il est coté?
MARC. J'étais sûr que tu poserais cette question!
YVAN. Logique...
MARC. Non, ce n'est pas logique...
YVAN. C'est logique, tu me demandes de deviner le prix, tu sais bien que le prix est en fonction
de la cote du peintre... (p. 201).
La valeur de l'objet d'art est donc liée à la place qu'occupe un artiste dans le paysage de la
création contemporaine.
L'œuvre d'art comme fétiche
Le rapport qu'institue Serge avec l'Antrios s'écarte de la valeur d'usage et le conduit vers une
forme de fétichisation de l'objet d'art. Celui-ci satisfait un besoin par son caractère même
d'inaccessibilité. Dans cette perspective, l'Antrios, toile blanche sur fond blanc, semble
répondre directement à cette dimension de l'œuvre d'art et en constituer une sorte de synthèse
symbolique idéale. Par cet achat, Serge exerce son désir d'appropriation de l'irréalité qui est
devenue la clef de voûte de la création artistique, en tentant de réifier ce qui est insaisissable.
Par là, l'objet d'art acquiert un statut de fétiche qui appelle l'idolâtrie dont il doit être l'objet.
Serge l'exprime lorsqu'il indique que le peintre a dépassé pour lui le statut d'être humain :
MARC. Tu dis l'artiste comme une... comme une entité intouchable. L'artiste... Une sorte de
divinité...
SERGE (il rit). Mais pour moi, c'est une divinité! Tu ne crois pas que j'aurais claqué cette
fortune pour un vulgaire mortel!... (p. 217).
L'Antrios est bien un objet sacré pour Serge et le geste de Marc qui écrit sur la toile est
sacrilège. Mais l'autorisation donnée à ce geste par Serge en fait un sacrifice. Ce sacrifice a une
double valeur : il tue l'œuvre d'art d'une part, mais la transfigure d'autre part dans le geste
collectif qui s'accomplit. Ce geste renvoie la toile à la théorie de l'art pour l'art, « qui n'implique
nullement la jouissance de l'art pour lui-même, mais la destruction de l'art pour et par l'art2 ».
Cette destruction est bien à l'œuvre dans cette pièce : la toile devient la métaphore de ce qui se
produit sur scène, la déconstruction d'une amitié, par la perte de valeur de celle-ci, les ressorts
de sa fétichisation étant mis au jour.
Pourtant, au-delà de ce caractère de fétiche, il faut rappeler que le rapport de Serge à l'œuvre
d'art reste aussi consumériste. Si l'objet d'art semble s'opposer aux autres objets présents sur
scène et qui se consomment physiquement (noix et olives), la toile possède tout de même une
valeur marchande sur laquelle Serge insiste plusieurs fois. Sa ruine suite à cette dépense est
ainsi source de glorification devant Yvan (séquence 8). En outre, l'injonction formulée à Marc
de lire Sénèque ne porte pas seulement sur l'hypothétique suffisance de Serge, comme les deux
amis en débattent (séquence 13). Elle indique surtout le rapport consumériste de Serge au savoir
et à l'art. Sénèque est un classique qu'il faut lire et s'approprier, non pour ce qu'il contient mais
pour ce qu'il représente, non pour ce qu'il dit mais pour ce qui est dit de lui. L'Antrios n'est peutêtre qu'un degré supplémentaire dans ce rapport de Serge au monde de l'art.
LES DIMENSIONS MÉTAPHORIQUES DE LA TOILE BLANCHE
La toile blanche peut revêtir diverses symboliques dans cette pièce. Outre le personnage qu'elle
constitue, l'enjeu de conflit qu'elle représente et le décadrage qu'elle opère sur scène, deux
détails nous permettent de creuser les valeurs métaphoriques de cet objet présent sur scène : les
liserés qui semblent autant de marques de la déchirure qui s'opère, et la couleur même de la
toile.
Les déchirures
La description de la toile est parodique :
C'est une toile d'environ un mètre soixante sur un mètre vingt, peinte en blanc. Le fond est
blanc et si on cligne des yeux, on peut apercevoir de fins liserés blancs transversaux (p.195).
Toutefois, ce blanc sur blanc possède une double fonction dramatique. Il s'agit d'abord d'un
ressort évident, puisque c'est en s'appuyant sur l'un de ces liserés que Marc dessine la pente et
le skieur à la fin de la séquence 16. Ce faisant, il reconnaît donc un aspect de la toile, montre
qu'il sait la percevoir et qu'il s'en sert pour en détourner la finalité artistique par la parodie.
D'autre part, ces liserés apparaissent au spectateur comme autant de lézardes en apparence
invisibles. Celles-ci, bien présentes mais perceptibles uniquement sous certaines conditions,
sous certains angles de vue, se révèlent être des représentations métaphoriques de la situation
des personnages. Leur amitié est en train de se lézarder, sans que cela soit visible au premier
abord. C'est par l'éclairage des failles de cette amitié, par l'analyse sans concessions des ressorts
de celle-ci que les lézardes apparaissent et se changent en déchirures. La pleine lumière
réclamée par Serge sur la toile, celle de midi, lumière naturelle, peut seule révéler la véritable
nature du tableau, au contraire de la lumière artificielle (p. 206). Il y a là une correspondance
avec les artifices de la relation entre les amis et la terrible réalité, crue, qui se fait jour lorsqu'ils
formulent le fond de leur pensée. Ce risque est signalé par Serge lorsqu'il justifie son refus
d'installer l'Antrios à un endroit où il serait « écrasé par la lumière du jour » (p. 225). Le geste
de Marc, qui souligne l'un de ces liserés, revient à montrer une des lézardes de leur amitié
déchue et d'en marquer symboliquement la déchirure. La dernière séquence illustre encore cette
symbolique, puisque les amis effacent la marque visible des dissensions.
La page blanche
Le blanc de la toile est également symbolique, puisqu'il évoque le blanc de la page d'écriture.
L'œuvre théâtrale de Yasmina Reza est souvent ponctuée par des figures d'écrivain. Ici, cette
figure est diffractée entre un personnage d'esthète, Serge, et l'œuvre qu'il a fait sienne, l'Antrios.
La toile est une métaphore de l'écriture : elle représente son matériau, et est une page à noircir,
à écrire. Cette finalité est manifestée par l'acte de Marc. De plus, elle souligne l'écart qu'il y a
entre récit et théâtre, entre faire et raconter. Le récit d'événements est par tradition évité le plus
possible au théâtre, même si de célèbres exemples contredisent cette règle (récit du messager
dans Les Perses d'Eschyle, récit de Théramène dans Phèdre de Racine). En posant sur scène
cette page blanche, la dramaturge semble indiquer cette impossibilité de raconter sur scène
autrement qu'en montrant, tout en associant le blanc au mutisme même de la toile. La toile
blanche redoublant son propre blanc par les liserés qui la traversent formule donc la vanité d'une
telle entreprise.
Mais cette toile blanche est également un objet malléable pour les personnages. Elle est
véritablement sens dessus dessous, en permanence réversible et susceptible d'être mise dans
différentes positions. Elle est donc un réceptacle idéal aux fantasmes des personnages, capable
de servir d'écran sur lequel ceux-ci projettent différents affects. Ils sont ainsi en mesure d'y
investir leurs désirs et leurs angoisses. Elle catalyse également, par sa forme et sa portée
symbolique, les pôles autour desquels les tensions entre les personnages peuvent se déverser.
Mais ce statut d'écran est double et lui aussi réversible, puisque dans un premier temps la toile
fait écran sur les véritables motivations du conflit qui animent Serge et Marc. En se focalisant
sur la la toile, ils en oublient l'essentiel qu'ils ne peuvent aborder qu'après avoir délaissé cette
question de la toile. La toile partage avec Yvan cette fonction d'écran visant à empêcher le
véritable conflit d'éclater : leurs multiples entrées et sorties de scène sont autant de diversions.
Enfin, le blanc de la page, par son aspect immaculé, revêt un caractère sacré. L'association à la
neige dans le geste de profanation de Marc ne fait que renforcer cette interprétation relevant du
cliché littéraire. La neige immaculée, qui devient un blanc profané, associe le geste sacrilège
de Marc à une forme de viol, ou de meurtre. Le geste de Marc inverse donc le processus de
consécration de la toile accompli par Serge et derrière lui par les milieux de l'art. Si la
consécration consiste à faire passer un objet dans une sphère séparée du droit humain, la
profanation rend un objet sacré à l'usage des hommes3. Dessiner sur la toile est donc bien une
profanation en ce qu'elle rend la toile à un usage humain, à la fois criminel et créatif. La présence
intouchable de la toile tout au long de la pièce, la sortie prématurée de celle-ci parce que
contemplée par des yeux indignes, appellent cette profanation, peut-être pour ramener à l'usage
commun la relation d'amitié nécrosée.
1 Giorgio Agamben, Stanze, Rivage Poche/Petite Bibliothèque, 1981, p. 81.
2 Giorgio Agamben, Stanze, Rivage Poche/Petite Bibliothèque, 1981, p. 89.
3 Giorgio Agamben, « Éloge de la profanation », in Profanations, Rivages, 2005.
9
Drame ou comédie ?
Le théâtre de Yasmina Reza est l'héritier de la tradition théâtrale du xxe siècle instituant une
indécision générique fondée sur le refus d'une classification. Ainsi, « Art » oscille en
permanence entre comique et tragique, permettant petit à petit à un drame de se nouer. Aucune
spécification de genre n'accompagne d'ailleurs la mention du titre de la pièce.
UNE COMÉDIE ?
Les emprunts à des modèles de comédie
Des personnages de comédie classique
Si la pièce n'est pas qualifiée de comédie, plusieurs éléments sont empruntés à différents
modèles de comédie dont la reprise est parodique. Le statut des personnages, qui se présentent
au début sous la forme d'archétypes en raison de leur positionnement, social ou intellectuel, et
de leur discours, en constitue un exemple : Serge joue le rôle d'un snob avide de reconnaissance
sociale, Marc d'un misanthrope et Yvan d'un intermédiaire conciliateur châtié par les deux
autres pour la faiblesse dont il fait preuve. Ce modèle paraît correspondre à celui des comédies
classiques, comme Le Misanthrope de Molière, les différents rôles étant nivelés chez Yasmina
Reza. Marc serait Alceste, Yvan un Philinte dégradé et Serge un mélange des petits marquis et
de Célimène. La relation entre les amis pourrait, sur ce modèle, être lue à travers le filtre de la
comédie classique. Mais s'il s'agit là d'une lecture possible, elle n'est pas suffisante.
Des ressorts de comédie de boulevard
« Art » possède aussi des caractéristiques de la comédie de boulevard, pastichées. Cela est
visible dans les entrées et sorties fracassantes d'Yvan ou dans la nature des reproches que
s'adressent Marc et Serge à la fin de la séquence 16. Plus qu'une simple trahison, Marc semble
reprocher à Serge de l'avoir trompé. Serge le formule clairement :
SERGE.... Je t'ai remplacé par l'Antrios? !
MARC. Oui. Par l'Antrios... et compagnie (p. 240).
Serge aurait plutôt remplacé Marc par l'univers auquel renvoie l'Antrios et dont la toile n'est
qu'une trace. Elle est un équivalent burlesque du vêtement oublié par l'amant et découvert par
le mari, propre aux intrigues des comédies de boulevard. Cette accusation de quasi-adultère,
concernant une œuvre d'art, qui elle-même effectue des entrées et des sorties, possède une
dimension parodique qui participe au détournement et au pastiche du modèle de la comédie de
boulevard.
Des éléments de farce
Enfin, à travers le personnage d'Yvan, nous pouvons apercevoir quelques aspects de la farce.
Celui-ci se définit lui-même comme un « ludion » (p. 247), c'est-à-dire comme un personnage
d'amuseur pour ses amis. Serge et Marc en sont conscients, louant sa folie et sa singularité qui
les charment. Yvan possède ainsi un statut proche du clown. Même au moment qui semble le
plus fort du conflit, lors de la lutte physique entre Serge et Marc (p. 237), la tension est
désamorcée par ce personnage. Alors que Serge et Marc en viennent aux mains, Yvan
s'interpose et prend un coup à la place de ses amis. Cette résolution manquée du conflit participe
de la farce en présentant Yvan sous la forme de l'auguste1 puisqu'il est victime d'un coup qui
ne lui était pas destiné. De plus, au cours de cette ébauche d'affrontement, la farce, depuis Yvan,
s'étend aux autres personnages puisque cette lutte est qualifiée de « grotesque » par l'auteur
dans les didascalies (p. 237). Mais ce statut se révèle réversible, et d'auguste il devient clown
blanc une fois retombé dans sa solitude :
Yvan. [...] Que veux-tu que je fasse? J'ai fait le con jusqu'à quarante ans, ah bien sûr je
t'amusais, j'amusais beaucoup mes amis avec mes conneries, mais le soir qui est seul comme
un rat? Qui rentre tout seul dans sa tanière le soir. Le bouffon seul à crever qui allume tout ce
qui parle et qui trouve qui sur le répondeur qui? Sa mère. Sa mère et sa mère (p. 247).
LES DIFFÉRENTES FORMES DU COMIQUE
Les différentes formes du comique, telles qu'elles ont été théorisées par Henri Bergson (18591941) dans Le Rire, sont présentes dans cette pièce, le rire fonctionnant selon le ressort du «
mécanique plaqué sur du vivant ».
Le comique des gestes et des mouvements est illustré avec le retour impromptu d'Yvan sur
scène à la séquence 16 et la logorrhée qu'il entame. En effet, le débit de la parole d'Yvan
correspond à un usage quasiment mécanique de la voix et du récit. La machine narrative semble
s'emballer et ne plus pouvoir s'arrêter.
Le comique de situation est présent à travers les différents quiproquos comme lorsque Marc
découvre par Serge ce qu'Yvan a dit de lui : Serge ne se rend pas compte que Marc apprend
ainsi la trahison d'Yvan (p. 215). Dès lors, Marc détient des informations données innocemment
par Serge, qu'Yvan préférait voir cachées, mais révélées à son insu. Le décalage entre l'intention
de Serge et les conséquences qu'en tire Marc sont source du comique.
Le comique de mots est repérable dans les jeux de mots des personnages et les traits d'esprit
dont ils font preuve dans les dialogues. La formule de Marc répondant au jugement d'Yvan sur
l'Antrios en constitue un exemple : « Bien sûr. On ne peut pas détester l'invisible, on ne déteste
pas le rien » (p. 210). En faisant semblant d'aller dans le sens de son interlocuteur, en renonçant
à exprimer une animosité à l'égard de l'œuvre, Marc redouble en réalité sa critique de l'Antrios
de manière ironique en lui refusant toute réalité esthétique et même physique.
Le comique de caractère est présent tout au long de la pièce à travers les trois personnages qui
apparaissent souvent comme des archétypes, campant sur leurs positions et fonctionnant ainsi
de manière mécanique.
LES MODALITÉS DU RIRE
Le rire est un élément problématique dans cette pièce. Suscité chez le spectateur par le
comique, il est également plusieurs fois représenté sur scène. Une première fois à la séquence
4 : Marc rit de l'achat de l'Antrios par Serge et blesse celui-ci par son rire. Une deuxième fois à
la séquence 8, lorsque Serge et Yvan rient ensemble face à la toile. Une dernière fois quand, à
la fin de la séquence 16, Yvan libère un rire dévastateur qui gagne Marc, avant que Serge ne
sacrifie son tableau. Dans la salle, les gens sont amenés à rire de ce dont ils sont spectateurs.
Ces rires peuvent être communicatifs, mais ils sont systématiquement accompagnés d'un
sentiment de malaise qui touche le spectateur et dont celui-ci doit se départir s'il veut rire. Dans
la séquence 8, le spectateur n'est pas appelé à rire car le rire fait partie d'un échange direct entre
Yvan et Serge auquel il ne prend pas part. Concernant les séquences 4 et 16, le malaise provient
de l'absence de partage de ce rire. Dans les deux cas, Serge s'en trouve exclu. Le rire prend alors
la fonction d'une sanction à son égard. Il vient le châtier pour avoir acheté l'Antrios, acte
prétentieux par lequel il rejette ses amis.
Le rire est donc un signe de l'amitié. Il s'agit d'un acte de partage, à travers l'humour, c'est-àdire d'un code qui scelle une communauté. La rupture entre Marc et Serge est perceptible dans
cette quasi-incapacité à rire ensemble - hormis une fois (séquence 13, p. 216), lorsqu'ils
attendent Yvan et se moquent gentiment de l'angoisse qu'il ressent à la veille de son mariage et dans les reproches qu'ils s'adressent réciproquement par l'intermédiaire d'Yvan (séquences 7
et 8). Cette complicité à travers le rire est d'ailleurs dénoncée par Marc à la séquence 9 :
MARC. Il ne riait pas du ridicule de son tableau, vous ne riiez pas lui et toi pour les mêmes
raisons, toi tu riais du tableau et lui riait pour te plaire (p. 209).
À l'inverse, le rire comme sanction peut nous sembler violent ou cruel. Il est difficile de le
partager avec les personnages, malgré les vertus cathartiques, c'est-à-dire de soulagement, dont
il témoigne, notamment à l'égard d'Yvan. En effet, Serge en est victime, et sa vexation telle
qu'elle est exhibée sur scène empêche le spectateur de partager ce rire avec Marc et Yvan.
Les ambiguïtés de la lutte grotesque
Si la scène de la lutte grotesque entre Serge et Marc (p. 237) glisse vers la farce du fait de
l'intervention d'Yvan, cet affrontement est le résultat d'une situation fortement marquée par une
tension dramatique. Les propos de Serge au sujet de Paula et du couple que Marc forme avec
elle constituent des insultes insupportables aux yeux de Marc. Mais malgré la dimension
dramatique de cette scène de violence, Yasmina Reza précise qu'il doit y avoir un souci, dans
la mise en scène, de constitution d'un écart, afin que le spectateur soit constamment pris dans
une indécision face à l'action. Cet écart est celui indiqué par le qualificatif de «grotesque»
attribué à la lutte. Il doit le conduire à rire de cet affrontement dramatique. De même qu'une
gravité et une menace colorent le comique, les éléments dramatiques doivent eux aussi subir
une altération, vers le comique cette fois. Le théâtre devient le lieu où le spectateur ne sait plus
exactement quelle réaction l'on attend de lui. Les codes habituels sont brouillés; l'incertitude où
il se trouve l'amène à s'interroger sur son ressenti. Ainsi s'ébauche à travers cette dramaturgie
la mise en place d'un jugement critique.
UN DRAME ?
Les éléments tragiques
Différents éléments permettent d'apparenter cette pièce à un drame. La dispute qui court tout
au long de la pièce entre les amis en est l'exemple le plus évident. La fin de la pièce, faussement
optimiste, confirme cette hypothèse : le dénouement de la pièce n'est pas le dénouement
heureux des comédies. Les personnages ont été blessés, et un irréversible s'est instauré au sein
de leur relation. Les pleurs d'Yvan participent également à cette atmosphère tragique du texte;
ils ponctuent aussi bien la violence dont font preuve ses amis envers lui que la séparation qui
s'opère dans le groupe :
À un moment donné, l'un de nous a employé l'expression «période d'essai » et j'ai fondu en
larmes.
L'expression «période d'essai» appliquée à notre amitié a provoqué en moi un séisme incontrôlé
et absurde (p. 250).
De plus, les procédés de la tragédie tels que les définit Aristote2, susceptibles de déclencher la
catharsis chez le spectateur (c'est-à-dire la purge des passions devant le spectacle représenté sur
scène), sont repérables dans cette pièce. D'une part la terreur est manifestée par l'atmosphère de
menace latente qui pèse sur l'action et s'extériorise dans les débordements de Marc à l'égard de
ses amis. D'autre part la pitié est ressentie devant ce que subit Yvan de la part de ses amis. Les
fondements mêmes du tragique semblent condensés à travers ces deux personnages.
Le détournement du tragique
Pourtant, de nombreux éléments tragiques sont détournés, suivant en cela la logique du texte
qui vise à désamorcer les effets immédiatement après les avoir formulés. Ainsi, si l'on observe
la pièce du point de vue de la tragédie, nous pouvons y voir une mort abstraite, celle de la
relation qui unissait les trois amis, et une mort symbolique, pastiche de la mort de la tragédie,
à travers l'assassinat de l'œuvre d'art. Paradoxalement, c'est à travers un crime, commis tous
ensemble (Yvan fournit le feutre, Serge son autorisation, et Marc accomplit le forfait), que
l'issue de l'action peut espérer être heureuse. Le drame est donc contredit par ses conséquences.
La tragédie est doublement pastichée : par la nature de la mort que propose la pièce et par le
dénouement qu'elle procure.
Ce dénouement présente d'ailleurs une ambiguïté. La volonté de reconstruire cette amitié
défunte s'exprime dans la démarche de réparer la toile. Mais l'expression «période d'essai»
manifeste un refus de dénouer réellement l'action. La dispute a eu lieu, l'indicible a été levé,
mais ce qui peut résulter de cet état doit demeurer en dehors de la scène. En refusant de dire ce
qu'il advient de cette amitié, la pièce nous indique que là n'était donc pas l'essentiel de l'action.
Dans le théâtre de Yasmina Reza, il n'y a pas à pleurer, à craindre, à déplorer ou à louer à l'issue
de la représentation ou de la lecture, il n'y a qu'à questionner. Ce qui importe, c'est l'acte même
de chercher à comprendre, c'est-à-dire rassembler sous un sens qui envisage la totalité.
La trame d'une enquête
La dimension policière
Durant toute la pièce, Marc paraît mener une enquête. Il se place en position d'investigateur,
pour ne pas dire d'inquisiteur face à ses amis. Cette démarche revêt plusieurs aspects à mesure
qu'avance l'action. Il se pose en analyste face à Yvan à la séquence 7, lui explique les dessous
de l'achat de l'Antrios par Serge. Il adopte encore cette attitude à la séquence 9, harcelant Yvan
de questions afin de le mettre face à ses contradictions; l'interrogation finale, «tu es content?»,
laisse Yvan terrassé. Il affirme connaître le caractère de ses amis, ce qui lui permet de faire des
déductions et de ne pas se laisser abuser par les faux-semblants d'Yvan. Il sait que celui-ci
n'aime pas la toile et la fin de la séquence 16 lui donne raison.
La part la plus importante de son travail d'enquêteur réside dans la démarche de compréhension
qu'il entame après le départ d'Yvan, à la séquence 16. Essayant d'analyser les ressorts de l'amitié
qui le liait à Yvan et Serge, il met au jour les intérêts de chacun, ainsi que les postures adoptées.
Sa démarche ressemble, par le dialogue qu'il instaure directement avec Yvan, puis avec Serge,
à la démarche d'élucidation de Socrate. Dans les deux cas, l'effort d'examen est fourni, à travers
la parole, pour parvenir à l'épanouissement de la vérité.
La tentation judiciaire
Toutefois, cette enquête revêt parfois des allures d'inquisition qui l'éloignent de la maïeutique
(manière d'amener l'interlocuteur à formuler ou du moins à accepter un jugement sur un objet)
pratiquée par Socrate. Ainsi, après l'enquête, Marc s'arroge en outre le pouvoir judiciaire. Il
prétend formuler le seul jugement juste sur les cas qu'il examine et détenir l'ensemble de la
vérité. Or, la pièce montre que la vérité ne peut être réduite à des formulations qui la limitent
nécessairement. Le jugement sur l'œuvre d'art symbolise la précarité même de toute formulation
d'un jugement.
En outre, cette attitude participe du caractère autoritaire du personnage. Il en donne un exemple
lorsqu'il interdit à Yvan d'apprécier l'Antrios. Cette interdiction paraît injustifiée et démesurée,
car elle porte sur les goûts, domaine où le pouvoir de Marc ne doit pas étendre son contrôle.
Mais Marc ne cherche pas ici à «imposer [s]a loi» (p. 227) : il n'interdit pas ses goûts à Yvan,
mais le fait qu'il formule des mensonges à leur sujet. Pourtant, cette toute-puissance de Marc
trouve une ultime illustration lorsqu'il procède à son auto-analyse, parlant de ses amis comme
des «créatures» qu'il aurait «façonnées» (p. 243). Par là, Marc avoue ce fantasme de domination,
se posant face à ses amis comme un démiurge.
Le drame des consciences
Le drame qui se joue dans cette pièce est également celui des consciences des personnages. Ce
drame résulte d'un double déchirement : à l'extérieur et à l'intérieur des personnages, c'est-àdire entre eux et en eux. À travers l'achat de l'Antrios, l'équilibre du groupe est mis en péril. La
pièce nous propose l'affrontement de consciences qui font valoir leurs arguments et leurs
intérêts. Derrière l'histoire commune qui relie ces personnages, derrière le caractère de chacun,
la lutte met en scène une emprise psychique et morale. Le drame apparaît dans cet abandon des
consciences les unes par les autres, dans le rejet qu'elles se formulent mutuellement.
Mais ce déchirement entre les personnages possède un pendant à l'intérieur des personnages
qui oscillent en permanence entre des désirs contradictoires : vouloir préserver d'une part le
groupe, d'autre part leur propre personne, ou du moins l'image qu'ils s'en font. Serge apprécie
toujours Marc, mais ne tolère pas de se voir ainsi ridiculisé par son ami. Ce dernier regrette de
s'être emporté face à Serge, mais ne peut supporter de constater son influence décroître auprès
de lui. Yvan, enfin, est partagé entre ses désirs d'être l'amuseur de ses amis et celui d'acquérir
comme eux une notabilité et une stabilité, à la fois sociale et affective. Le drame se noue donc
autour des choix que ces personnages effectuent tout au long de la pièce, la préservation de
certains éléments appelant le sacrifice des autres.
Le langage mis en défaut
Le dernier drame, dans «Art», concerne finalement l'usage de la parole. En effet, le langage se
voit mis en défaut à de nombreuses reprises par divers procédés : mensonges et trahisons,
insuffisance des mots et des dialogues, haine finale de tout discours rationnel.
Le mensonge et la trahison constituent une première étape dans le discrédit de la parole. Ils sont
d'abord perceptibles chez Yvan qui, de Marc à Serge ne tient pas les mêmes propos. Il ment à
Serge en ne lui disant pas qu'il vient le voir envoyé par Marc et connaissant l'achat de l'Antrios
à la séquence 8. Il trahit Marc dans la même séquence, acceptant les arguments de Serge à son
sujet. Sa trahison apparaît à Marc dans la séquence 13, à travers les propos de Serge qui ignore
qu'Yvan est retourné voir Marc après l'avoir vu. Le langage perd donc toute fiabilité pour les
personnages. Il sert en outre à camoufler les faiblesses et à créer des faux-semblants que seule
l'enquête inquisitrice de Marc est à même de lever. Le langage sert alors à démasquer les
trahisons, à les nommer, comme lorsque Marc énonce :
Et je hais cette autonomie. La violence de cette autonomie. Tu m'abandonnes. Je suis trahi. Tu
es un traître pour moi (p. 241).
Le langage, malgré ces instants où, au milieu des errements, se produit une forme d'épiphanie
de la vérité, se révèle souvent insuffisant. D'autres modes de communication prennent le relais
de cette parole défaillante. Il s'agit dans un premier temps de la lutte physique qui intervient
lorsque la parole s'est rendue insupportable. Dans l'affrontement verbal, l'ironie et les sarcasmes
ne sont plus suffisants pour châtier l'autre. Il faut en passer par le corps pour exprimer la colère
et la haine. Dans un second temps, la cérémonie autour de l'Antrios sert à exprimer également
ce que les mots ne peuvent dire. Le dessin sur la toile montre la déchirure entre les amis, mais
aussi le sacrifice que Serge consent à Marc. La restauration de celle-ci symbolise leur tentative
de réconciliation commune, muette. Si la parole des personnages est absente, leurs gestes, leurs
actions constituent proprement le langage de la scène. Cette pièce de théâtre, essentiellement
verbale, reconnaît donc, lors de son dénouement, la nécessité pour la scène de se doter d'autres
moyens d'expression, alors que les limites de la parole sont atteintes.
Enfin, le dénouement de la pièce est marqué par le rejet virulent de la part d'Yvan de tout
discours rationnel (séquence 17).
Le personnage reproche à ces discours leur violence, car la vérité se heurte nécessairement aux
affects à la fois de celui qui l'énonce et de ceux qui la reçoivent. À ce titre, elle entre dans des
rapports de force qui en détournent l'usage. L'ensemble de la pièce, par ses indécisions, les
doutes des personnages, leurs hésitations (Yvan paraît de bonne foi aussi bien lorsqu'il apprécie
l'Antrios que lorsqu'il s'en moque), concourt à dénoncer le caractère limité, parcellaire et
finalement ignorant des discours rationnels. Les jugements sont le fruit de convergences
d'intérêts et non de raisonnements objectifs. Face à eux, la pièce érige une seule parole digne
d'intérêt : la parole poétique. Celle-ci est perceptible dans le retournement final figuré par Marc
qui délaisse tous les discours rationnels dont il s'est fait le porte-parole pendant la pièce pour
décrire ce que le tableau signifie pour sa sensibilité. En outre, il réinvestit son geste profanatoire
en démarche artistique personnelle, décrivant la toile comme un paysage de neige qui
«représente un homme qui traverse un espace et qui disparaît» (p. 251).
1 L'auguste est le clown grimé et habillé de couleurs violentes, qui exécute des parodies
comiques parfois enrichies d'exercices acrobatiques, quand le clown blanc endosse dans le duo
un rôle plus sérieux.
2 Aristote, Poétique, Le Livre de Poche.
Troisième partie : lectures analytiques
Texte 1
Exposition (séquences 1 à 4, pages 195 à 198)
INTRODUCTION
Les quatre premières séquences, auxquelles on pourrait ajouter les cinquième et sixième,
constituent l'équivalent de la scène ou de l'acte d'exposition du théâtre classique. Les
personnages de Serge et Marc sont introduits et le nœud autour duquel l'intrigue se construit est
présenté, symboliquement, sur scène, à travers la figure de l'Antrios. Si Yvan est absent de cette
exposition, c'est que son rôle sera défini par rapport à ce qui se joue dans ces premières
séquences : pour être sollicité en tant que médiateur, il faut qu'éclate un conflit. Mais son
portrait est tout de même présent en creux de ceux des deux autres personnages.
Ce groupe de séquences marque le souci d'efficacité dramaturgique de Yasmina Reza, ainsi
que la virtuosité dont elle fait montre dans la composition des séquences et dans leur
enchaînement. En outre, cette suite de dialogues est une véritable matrice de l'ensemble de
l'intrigue.
LE JEU DES SÉQUENCES
Les quatre séquences s'enchaînent selon un rythme et une composition soigneusement pesés et
pensés. Le croisement entre séquences de dialogue et séquences de monologue met déjà en
scène le cœur de la pièce : la place de l'intersubjectivité dans les rapports humains.
Dialogues et monologues
Monologues et dialogues alternent dans cette scène d'exposition afin de mettre en regard
l'échange direct entre les personnages et le jugement de chacun, affranchi de la présence de
l'autre. En effet, les monologues forment des sortes d'aparté qui
arrêtent le cours de l'action afin de proposer un recul sur celle-ci. C'est le cas de la séquence 3,
où la présentation de Marc par Serge met en perspective les propos de Marc, les situe dans un
contexte social et idéologique.
Les deux monologues (séquences 1 et 3) se placent donc en retrait de l'action. La première
séquence forme une sorte de préambule à celle-ci : elle se substitue partiellement à la
présentation des personnages que l'on trouve habituellement avant le texte lorsqu'il est publié.
La séquence 3 poursuit cette présentation des personnages en créant un suspens dans le
dialogue. Elle produit un effet de dramatisation : lorsque cette coupure intervient, l'opposition
entre les deux personnages vient d'éclater et le spectateur attend la réponse de Serge à
l'agression de Marc qui qualifie la toile de « merde ».
La tension monte entre les personnages, perceptible dans la brièveté des échanges du dialogue
et dans leur propension à la répétition. L'action semble se refuser à avancer, de peur que cette
progression dramatique ne puisse déboucher que sur la crise. Cette unique scène (séquences 2
et 4), coupée en deux par le monologue de Serge (séquence 3), formule le conflit entre Marc et
Serge. Les deux versants présentent une symétrie puisque la séquence 2 amène l'agression de
Marc quand la séquence 4 propose la riposte de Serge.
Les symétries
Des effets de symétrie et de dissymétrie caractérisent cette scène d'exposition, entre
monologues d'un côté et dialogues de l'autre.
En ce qui concerne les monologues (séquences 1 et 3), la symétrie est visible dans les reprises
de lexique. Les personnages se présentent en utilisant les formulations : « mon ami », « un
garçon », « depuis longtemps ». De même, Serge et Marc mettent tous deux en parallèle la
réussite sociale, la position intellectuelle et le rapport à l'art.
Dans les dialogues, la dissymétrie réside dans les fonctions attribuées à chacune des séquences
2 et 4. La séquence 2 fait monter la tension, quand la 4 expose directement le conflit qui en
résulte. Elles participent ainsi toutes deux d'un même ensemble. Mais une symétrie apparaît
dans l'effet de boucle qui marque la clôture de chaque séquence. Dans les deux cas, Marc énonce
son verdict, la toile est une « merde », et c'est ce jugement qui met fin à la séquence. Ce
jugement ouvre l'ensemble de la pièce puisqu'il est générateur du conflit et donc de l'intrigue.
Mais une symétrie est également tissée entre monologues et dialogues. Le jugement radical de
Marc sur la toile (séquences 2 et 4) est une formulation explicite de ce que contenait
implicitement la description qu'il faisait de la toile dans la séquence 1. L'ironie contenue dans
la clausule, « un tableau blanc, avec des liserés blancs », ainsi que dans l'italique du terme « art
», constituent une manière d'en énoncer subtilement la vanité. De même, la présentation de
Marc par Serge à la séquence 3 peut être perçue comme une première réponse au propos
injurieux de Marc. L'« adepte du bon vieux temps » est présenté comme incapable de
comprendre l'art contemporain.
LA COMPLEXITÉ DE L'EXPOSITION
Cette exposition est donc particulièrement complexe et engage l'ensemble du déroulement de
l'action. Les grands motifs de la pièce sont déjà présents, le jugement sur l'art jouant le rôle de
détonateur dans la mise en question des relations d'amitié. L'exposition procède ici néanmoins
de manière classique : présentation des personnages, de l'intrigue et des perspectives qu'ouvre
cette dernière.
Des portraits croisés
Les deux premiers personnages, Serge et Marc, sont présentés de manière triple : à travers le
portrait que chacun fait de l'autre, dans leur manière même de construire le portrait de leur ami,
et par les dialogues dans lesquels ils manifestent leur caractère et la nature de leur relation.
Ainsi, Serge est présenté comme amateur d'art, mais en tire une certaine vanité, selon Marc.
L'opposition entre les deux est nette : l'art contemporain n'est pas appréhendé de la même
manière. Il est une prétention sociale vaine pour Marc, quand il est signe d'une modernité dont
il faut chercher à comprendre les règles pour Serge. Les monologues présentent ainsi autant les
personnages que les modèles auxquels ils appartiennent. De plus, chaque portraitiste se définit
en creux de ces modèles. Ainsi, lorsque Serge décrit le rapport de Marc à la modernité, il nous
présente dans le même temps sa propre position, implicitement contraire à celle de Marc. Cette
opposition, et les prises de position des personnages par rapport à l'art contemporain symbolisé
par l'Antrios, sont manifestées dans les dialogues, d'abord de manière modérée (séquence 2),
puis ouvertement et violemment (séquence 4).
À travers ces portraits croisés, les relations entre les deux personnages, ainsi que leurs
caractères, sont ébauchés. Tous deux se retrouvent, semble-t-il, dans leur statut social aisé. Tous
deux ont également des prétentions intellectuelles, mais celles-ci prennent des voies
d'expression radicalement opposées, d'où découle le conflit. Enfin, tous deux font preuve d'une
même aptitude à la confrontation et à l'échange verbal violent. Ces différentes caractéristiques
dressent implicitement le portrait du troisième personnage, Yvan : position sociale instable,
absence de prétentions intellectuelles et crainte du conflit. Ainsi ces portraits croisés se
rejoignent pour dresser celui de l'absent de cette scène d'exposition.
Le nœud de l'intrigue
L'intrigue est également exposée dans cette suite de séquences. Elle concerne l'Antrios, ce qu'il
symbolise, et la place qu'il occupera au sein de la relation d'amitié. Cette relation est posée
comme importante, puisque Marc vient admirer la toile de son ami seulement deux jours après
son acquisition. Celle-ci est l'objet d'une dissension; un écart situé sur le terrain du jugement
esthétique se manifeste entre les amis. Le jugement sur l'œuvre d'art englobe deux questions
conjointes : celle du goût, partagé ou non, pour un objet, et celle du prix accordé à cet objet.
La différence de jugement fait naître un désaccord entre les personnages. Mais la présence sur
scène de la toile les empêche de le régler; le jugement esthétique est un domaine trop intime et
sensible pour que le compromis puisse s'établir. Les personnages se trouvent donc bien dans
une situation critique.
Le désaccord est renforcé par le parallèle qui s'établit entre le jugement sur l'art et le jugement
sur l'amitié. En effet, le goût pour l'œuvre d'art trouve un écho dans le plaisir à fréquenter ses
amis. Dans les deux cas, un rapport d'affection s'instaure. De même, le prix accordé à l'œuvre
d'art, première question posée dans les dialogues (« Cher? »), trouve une formulation sur le plan
de l'amitié à la fin de la pièce, dans la séquence 16, lorsque Serge, sacrifiant sa toile à Marc, lui
indique qu'il tient davantage à lui qu'au tableau. Il lui accorde une plus haute valeur. Celle-ci
est donc un vecteur d'interrogation qui permet de questionner à la fois le champ du jugement
esthétique et celui de l'amitié.
La recherche d'un ailleurs
Cette exposition, malgré ses symétries et ses jeux d'écho, paraît toutefois incomplète. Elle
ouvre vers un ailleurs constitué par le troisième personnage de la pièce, absent physiquement
de la scène, mais contenu en creux dans les portraits de Marc et Serge. Ce personnage est appelé
à la séquence 6 par Marc comme tiers nécessaire à la progression de l'intrigue et à la résolution
du conflit. Yvan doit permettre de sortir de la binarité stérile qui régit les dialogues entre Serge
et Marc. Ces dialogues montrent en effet leurs limites en l'espace de quelques pages. Il faut
donc ouvrir un autre horizon afin de rendre possible la discussion qui ne peut encore avoir lieu
entre Serge et Marc. Yvan ne sera pas seulement celui qui crée les conditions du conflit, comme
cela lui sera reproché (p. 245), il crée les conditions du dialogue. L'échec du dialogue des scènes
d'exposition sollicite ce personnage.
L'enjeu de la pièce se trouve ainsi déplacé du jugement sur l'art au jugement sur la relation
d'amitié. Cette amitié se délite, ce dont l'agressivité des dialogues est une preuve. Dans les
monologues, l'expression « mon ami », par son insistance, apparaît comme une précaution
oratoire devant un spectacle qui contredit la solidité de leur amitié : Marc et Serge dénient une
réalité qu'ils seront contraints d'affronter avec l'irruption de l'Antrios. Il s'agit donc de créer un
lieu de parole dans lequel un état des lieux de cette amitié sera effectué. Cet espace vierge à
noircir est symbolisé par la toile blanche. Le jugement sur l'art est donc la métaphore, au sens
de déplacement, du jugement sur autrui et des relations entre amis.
CONCLUSION
Cette succession de séquences propose à la fois une structure complexe et originale, mêlant
ressorts dramatiques et composition poétique, et une mise en place dramaturgique classique
énonçant distinctement et efficacement les enjeux de la pièce. Mais plus qu'une simple
exposition, ces séquences forment une véritable ouverture au sens musical du terme, offrant les
différents fils qui constituent la trame du texte. Les jeux d'échos tissent des liens à l'intérieur de
ces séquences et avec l'ensemble de la pièce, aussi bien dans le plein du discours scénique que
dans son creux, comme le portrait d'Yvan absent a pu nous l'indiquer. Une sorte de matrice de
l'intrigue se dessine donc ici, en même temps qu'est présentée la toile blanche qui sera noircie
lorsque l'action arrivera à son dénouement.
Texte 2
La tirade d'Yvan (séquence 16, pages 219 à 221)
INTRODUCTION
Alors que l'attente d'Yvan se prolonge, laissant le temps à la tension de s'accroître entre Marc
et Serge, Yvan arrive enfin chez Serge et, en guise de salut ou d'excuse, entame une longue
logorrhée. Il y explique sous la forme d'un récit décousu les raisons de son retard. Mais au lieu
d'en donner une synthèse raisonnée, il relate le plus méticuleusement possible les faits qui l'ont
empêché de rejoindre ses amis.
Ce récit tente d'épouser au plus près ces événements et se caractérise par une forme
d'accélération et par une impression de répétition. Les faits ne sont ni hiérarchisés ni
discriminés, ce qui confère une apparence confuse à cette tirade. La quantité de parole semble
inversement proportionnelle à la qualité des informations données. Le texte est marqué par une
absence de ponctuation forte. Aucune forme de points n'y est présente, les virgules constituant
les seules séparations entre les propos d'Yvan. Ce choix stylistique répond à la volonté de
traduire le débit ininterrompu, rapide et continu d'Yvan. Après l'exposé de la situation avec
Catherine, le texte se structure autour des deux appels d'Yvan à sa mère.
Trois perspectives peuvent être dégagées à travers ce texte : la dimension comique provenant
du décalage entre l'objet narré et sa narration, c'est-à-dire entre l'enjeu réel, mineur, et la tonalité
dramatique que lui attribue Yvan, la multiplicité des paroles énoncées sur scène à travers le
discours d'Yvan et les limites du langage tel qu'il est présenté par Yvan.
ENJEU MINEUR ET DIMENSION COMIQUE
Cette tirade se caractérise d'abord par un effet comique résultant de l'écart produit entre la
tonalité du récit, sa forme et son objet. L'annonce est faite d'un récit dramatique, véhiculé par
un discours décousu devant signaler la confusion intérieure du narrateur, mais ces effets
achoppent, l'objet du discours étant insignifiant.
Beaucoup de bruit pour rien
Ce texte constitue une logorrhée, c'est-à-dire un flot de paroles intarissable, rapide, à la limite
du trouble pathologique. Une longue prise de parole d'un personnage suppose en général un
discours construit, portant sur un objet important pour l'action de la pièce. Paradoxalement, c'est
tout l'inverse qui se produit ici. Le discours est confus et concerne un objet, le carton d'invitation
au mariage d'Yvan, totalement étranger au drame qui se noue entre les personnages et
insignifiant en lui-même.
Pourtant, Yvan fait l'annonce, dès son entrée, d'un événement dramatique, seul à même de
justifier et excuser son retard. De plus, la forme confuse et chaotique donnée par Yvan à son
récit participe bien à cette dramatisation des événements narrés. Les luttes d'Yvan face aux
plaintes de sa fiancée et de sa mère subissent des effets de grossissement quasi épique. Un
décalage se crée ainsi entre la perspective adoptée par le récit, qui enfle continuellement, et la
réalité qui apparaît dans le même temps, à mesure qu'avance la narration. Cet écart est ainsi
source de comique pour le spectateur.
La dramatisation du récit, portant sur un objet insignifiant, peut être interprétée comme la
marque de l'angoisse d'Yvan. Ce trouble de la logorrhée est bien un signe pathologique. Yvan
est un personnage en souffrance, dans le double sens de l'acception. Il souffre des tensions qui
agitent ses proches, dont il est à la fois intermédiaire et prisonnier. Ainsi, la tension entre sa
fiancée et sa mère est une image du conflit qui s'ouvre entre Serge et Marc, et au sein duquel
Yvan joue le même rôle qu'entre Catherine et Huguette. Ce qui est insignifiant pour les
personnages et le cours logique de l'action, et qui apparaît donc comme une digression, prend
sens à l'échelle globale de la pièce. Mais Yvan est également en souffrance en tant que
personnage perpétuellement en attente et que l'on attend continuellement sur scène. Il est luimême dans l'attente d'autre chose, d'un ailleurs, incapable de se fixer sur un lieu, un désir ou
une opinion. Ce décalage par rapport à la norme est facteur à la fois de son comique et de son
tragique.
Entre l'auguste et le clown blanc
Dans cette tirade, Yvan se change en véritable homme-orchestre. Il anime à lui seul toute la
scène, fait parler d'autres personnages par sa bouche, commente l'action, multiplie les rôles et
les postures. Il n'a alors plus besoin d'interlocuteurs, mais simplement d'un public. Il s'offre en
spectacle à ses amis. Cette situation fournit au spectateur un contrepoint comique d'autant plus
puissant qu'il se place en regard de la tension très lourde qui précède l'arrivée d'Yvan. Une
détente au cœur du drame est ainsi paradoxalement ménagée par ce qu'Yvan qualifie lui-même
de « mini-drame » (p. 221).
Pourtant, le drame est potentiellement présent dans ce récit. D'une part, le conflit entre
Catherine et Huguette, dont Yvan est la victime, appelle celui entre Serge et Marc dans lequel
Yvan est transformé en victime expiatoire. Cet épisode a donc quasiment une valeur d'annonce
à l'échelle de la pièce. D'autre part, la question du mariage et de ses complications réapparaît
de manière cruciale à la fin de la pièce. Elle intervient dans l'action, puisque Marc et Serge se
serviront de ce mariage pour s'en prendre à Yvan, en menaçant de ne pas tenir leur rôle de
témoins. L'auguste qu'est Yvan prend en permanence le risque de se changer en clown blanc à
force de se prêter aux coups de ses proches afin de les amuser.
LA PLURALITÉ DES PAROLES
À travers la parole unique d'Yvan, une multitude de voix se font entendre. Au-delà de la
construction du récit et de la position de narrateur que s'octroie d'Yvan, la parole est donnée
aux personnages hors scène et qui n'ont donc d'existence que dans ces moments de récit. Dans
ce récit d'une voix paradoxalement polyphonique, la fonction et le rôle des récepteurs sont
problématiques.
Un récit
La tirade d'Yvan constitue un récit dans lequel le personnage relate les discussions qu'il a eues
avec sa fiancée et sa mère au sujet du carton d'invitation au mariage. Pourtant ce récit est mené
au présent, temps qui dynamise l'action et renforce l'impression de rapidité. Les récepteurs du
récit sont ainsi placés au cœur des événements. De plus, Yvan introduit des discours rapportés
au sein de son récit. Ceux-ci prennent des formes diverses et mêlées. La présence de ces
discours rapportés dans un autre discours, théâtral, semble changer les règles communes. Ainsi,
s'il y a bien quelques discours indirects, la majorité des occurrences de discours rapporté
concerne du discours direct, puisqu'il n'y a pas transposition des temps et des personnes, mais
affranchi de ses marques habituelles, les guillemets. La plupart des verbes introducteurs sont
conservés quand d'autres sont implicites. Ce discours direct particulier se rapproche ainsi de ce
que l'on appelle le discours direct libre dans lequel les paroles rapportées sont mises sur le même
plan que le récit : « maman, des amis m'attendent, oui, oui, tu as toujours mieux à faire tout est
plus important que moi, au revoir, elle raccroche » (p. 220). Le récepteur doit déduire le passage
d'une voix à une autre dans le récit et celui du dialogue au récit lui-même.
L'ensemble de l'extrait dénote une évolution : le récit d'Yvan glisse de plus en plus vers le
discours des autres personnages.
Ainsi, au début, les conversations sont résumées par Yvan (du début à « j'ai suggéré »). Puis les
échanges entre les personnages prennent la forme de discours indirects entre Yvan et Catherine.
La première conversation avec la mère illustre le discours direct avec verbes introducteurs mais
sans les guillemets. Enfin, la seconde conversation avec la mère voit le triomphe du discours
de la mère qui ne laisse même plus de place à son interlocuteur, Yvan. Cela est redoublé par
l'insertion de discours rapportés dans le discours de la mère. Celle-ci met en scène ses
conversations avec d'autres personnages de son entourage et retranscrit leurs propres paroles.
Le discours rapporté se creuse donc à un second niveau, rendant extrêmement complexes les
changements de niveau énonciatif. Cela contribue pleinement au délire verbal d'Yvan et à la
confusion engendrée.
En outre, alors qu'il s'efface, Yvan participe encore au récit par des commentaires. Ainsi,
l'expression isolée par des tirets, « - le clou - », est un exemple d'intervention dans laquelle
Yvan manifeste à ses amis son indignation face aux propos de sa mère. Si cette incise a pour
but d'indiquer aux récepteurs comment interpréter les propos rapportés en les connotant de
valeurs émotives, d'autres peuvent simplement faciliter la compréhension en fournissant une
information manquante. C'est le sens de l'incise précisant que la mère d'Yvan joue au bridge.
Dans les deux cas, le narrateur, ou le simple rapportant, recadre les énoncés qu'il cite en leur
donnant une orientation.
La fonction de ce récit, à travers la dramatisation dont il est l'objet et la confusion qu'il vise,
est de construire une rhétorique à la fois de la diversion et de l'autojustification. En effet, Yvan
est en retard et ce récit remplace les excuses qu'il devrait fournir. En rapportant les ennuis dont
il est victime, il compte ainsi renverser la situation et devenir objet de plaintes et non de
reproches. De plus, insister sur l'intarissable flot de paroles de sa mère lui fournit une excuse
pour son retard. Ainsi, Yvan se disculpe de la moindre faute, se déresponsabilise par rapport à
son retard et se place même en position de plaignant. La diversion fondée sur un effet de surprise
vise à détourner l'attention de ses amis sur un autre objet que lui-même.
La voix des autres
La multiplication des voix ouvre la pièce vers un au-delà du trio. Celui-ci concerne l'univers
d'Yvan et nous renseigne directement sur lui. Yvan devient la bouche par laquelle des
personnages qui n'ont pas eu accès à la scène parlent. C'est donc tout un monde virtuel, presque
fictif, qui prend la parole à travers lui. Le fait même de rejouer une scène qu'il a vécue devant
ses amis, interprétant successivement son propre personnage mais aussi ceux de Christine et
d'Huguette, constitue une forme de théâtralité puisqu'un personnage se donne en représentation
devant d'autres personnages. Yvan remplit ici sa fonction de « ludion » qu'il reconnaît
explicitement à la fin de la séquence 16 (p. 247). Il y a donc dans cette tirade une scène dans la
scène, même si la première est condensée et inscrite dans le cadre d'un récit. Marc et Serge sont
bien spectateurs de la performance d'Yvan.
Yvan offre la parole à deux personnages hors scène, mais il refuse de laisser le moindre instant
de parole à Marc et Serge, centraux pour l'action et présents sur scène. Il y a donc là un
déplacement de la parole des présents devenus muets vers les absents qui ont trouvé un médium,
une bouche à travers laquelle parler. Yvan est bien le médiateur par excellence : il est celui par
lequel la voix des êtres inexistants pour la scène trouve un chemin pour advenir.
LES LIMITES DU LANGAGE
La logorrhée d'Yvan contraint le langage à exhiber les limites de son fonctionnement et de son
usage. Elle ne constitue pas uniquement une anomalie, un phénomène d'une étrangeté absolue.
Le seuil où la parole est amenée renseigne sur son emploi courant et sur la manière dont la
conversation est conduite dans l'ensemble de la pièce. Sorte de repoussoir au dialogue raisonné
qui se met en place tout au long de la séquence 16, le délire verbal d'Yvan en manifeste peutêtre déjà une des issues possibles. Ce récit permet ainsi à Yvan de se soulager d'une oppression
et propose une perspective directe sur l'enjeu théâtral fondamental qu'est la communication.
La catharsis
La catharsis, prise dans son acception la plus large, et non spécifiquement théâtrale, de purge
des passions, est présente dans ce texte. La parole revêt, dans le discours d'Yvan, une valeur
libératrice. Le simple fait de raconter permet de mettre à distance un trop-plein d'angoisse ou
de souffrance, de s'en défaire partiellement et de l'interroger. Yvan déverse physiquement les
paroles de Catherine et d'Huguette sans leur imposer la moindre organisation.
Mais ce procédé comporte un risque : Yvan est peu à peu dépossédé de sa propre parole, envahi
par ces voix venues d'un au-delà de la scène. Le chaos de l'ensemble de la tirade, l'impression
de confusion qui s'en dégage ainsi que la perte de maîtrise d'Yvan sur ce flot (les cadres du récit
s'effaçant au profit des discours) en témoignent. À travers ce processus salutaire de soulagement
par la parole, Yvan se trouve donc de nouveau menacé d'effacement devant autrui.
Ce soulagement prend un aspect pathologique qui est à mettre en regard avec celui choisi par
Marc et Serge lors de leur explication dans la séquence 16, et qui se veut rationnel et
intellectualisé. Mais le soulagement par l'émotion est commun à tous les personnages. Marc et
Serge n'y échapperont pas, comme le prouve leur lutte physique (p. 237). Cette forme délirante
de purge par Yvan, si elle apparaît comme incongrue sur le moment et éminemment
représentative du personnage, annonce ce vers quoi Marc et Serge se dirigent de manière
beaucoup plus dramatique, malgré leur prétention à régler leurs différends sans affects. La
démesure d'Yvan conduit au soulagement, comme son rire à la fin de la séquence 16, et à la
résolution de la crise.
La démesure
L'écart entre la forme et l'objet du récit participe à la démesure d'Yvan et construit un langage
engagé sur la voie de la réflexivité, c'est-à-dire renvoyant en dernière instance à lui-même. En
proposant un objet insignifiant, le langage se donne d'abord à regarder. Mais par là, son usage
même est menacé car il est renvoyé à une forme de vanité. S'il ne sert qu'à rendre compte de
choses insignifiantes, alors son utilité est nulle. De plus, ce monologue se déroule en présence
de Serge et Marc, à qui Yvan refuse de laisser la parole avant que lui-même le décide. La
communication théâtrale paraît devoir disparaître, même si c'est au profit d'une autre
communication, le récit.
Pourtant, cette démesure, dans son rapport au langage, peut être perçue positivement. D'une
part, le discours décousu permet d'approcher un indicible sous-jacent à la conversation d'une
autre manière que celle qu'empruntent plus tard Marc et Serge. Le délire présente le versant
émotif, soumis aux affects, et utilise ceux-ci dans cette quête de ce qui échappe normalement à
la verbalisation. Yvan montre ici toute l'étendue de l'aliénation familiale dont il est l'objet. Ce
versant s'oppose à celui des discours rationnels prônés par Marc et Serge que refuse Yvan dans
la dernière séquence. D'autre part, l'usage d'un langage qui n'a plus d'autres fins que lui-même
est déjà une formulation, approximative chez Yvan, de la parole poétique, celle-là même qui
émerge chez Marc dans la dernière séquence après son renoncement à la rationalité. La
démesure d'Yvan peut donc être perçue comme un avatar de la parole poétique.
CONCLUSION
Ainsi, cette tirade d'Yvan revêt des niveaux de compréhension et de signification multiples.
Une pluralité de voix se fait entendre à travers la parole d'un seul personnage qui doit donc se
métamorphoser sur scène pour les accueillir. D'aspect comique, elle contient en puissance
toutes les menaces qui pèsent sur le trio. L'insignifiance qui la caractérise au premier abord
constitue un écran et se révèle porteuse de sens pour l'ensemble de la pièce. La parole d'Yvan
relève peut-être de ces « fureurs » qui caractérisaient la vision de l'inspiration chez les Anciens.
Ces fureurs, prophétique, mystique, poétique et amoureuse, sont marquées par le fait que celui
qui en est agité prête sa bouche à une voix qui le dépasse. C'est bien ce qui caractérise la parole
d'Yvan dans ce passage, et qui se rapproche de la parole poétique de Marc dans la dernière
séquence, elle aussi devenue autre.
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