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L’Encéphale (2008) 34, 211—213
Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com
journal homepage: www.elsevier.com/locate/encep
EN BREF
Rémission cognitive et rémission clinique
de la dépression
C. Spadone
Hôpital Saint-Louis, AP—HP, 1, avenue Vellefaux, 75010 Paris, France
Reçu le 18 décembre 2007 ; accepté le 21 février 2008
Disponible sur Internet le 10 avril 2008
Résumé Les descriptions classiques de la schizophrénie ou des démences montraient que,
parallèlement aux signes cliniques, le retentissement fonctionnel apparaît d’emblée essentiel ;
en revanche, les troubles dépressifs ont été longtemps considérés sous le seul aspect de la
symptomatologie clinique. Depuis peu, une attention plus grande est portée aux conséquences
fonctionnelles de la dépression, au travers en particulier, de ses conséquences cognitives. Cela
s’est produit en partie sous l’influence de la classification nord-américaine du DSM, qui a accordé
une grande importance au retentissement fonctionnel, au travers de l’axe V (échelle de fonctionnement global) et de la présence quasi systématique, pour les différentes entités cliniques,
d’un critère sur le handicap fonctionnel généré par le trouble.
La dépression apparaît donc bien comme génératrice de souffrance, mais aussi comme responsable d’un handicap dans les domaines de l’activité professionnelle ou sociale, et ces deux
dimensions doivent être prises en compte de manière simultanée chez les patients déprimés.
© L‘Encéphale, Paris, 2008.
Rémission clinique et rémission fonctionnelle
Des études bien conduites ont montré qu’il n’existe pas de
parallélisme strict entre rémission clinique (définie par le
fait de ne plus remplir les critères diagnostiques de dépression) et rémission fonctionnelle (définie par le retour au
statut professionnel et de vie quotidienne antérieur), cette
dernière survenant de manière beaucoup plus tardive.
Ainsi, M. Tohen et al. [6] estiment-ils que le délai pour la
rémission fonctionnelle est de deux à trois fois plus long que
celui nécessaire à l’obtention de la rémission clinique. Ces
mêmes auteurs ont réalisé une intéressante étude clinique
portant sur une population de patients dépressifs suivis en
ambulatoire à l’issue d’un épisode dépressif majeur. Ils ont
retrouvé un taux de patients en rémission clinique à six
0013-7006/$ — see front matter © L‘Encéphale, Paris, 2008.
doi:10.1016/j.encep.2008.02.004
mois de distance de l’épisode de 84 %, alors que le taux de
patients en rémission fonctionnelle à six mois n’était que
de 30 %. Cet écart important entre le taux de rémission clinique et le taux de rémission fonctionnelle était également
retrouvé deux ans après l’épisode index.
D’autres travaux ont étudié la rémission fonctionnelle
au travers de l’évolution des scores aux épreuves cognitives. Ainsi, l’équipe d’Eduard Vieta, à Barcelone [5] a
montré que les patients bipolaires présentaient en période
euthymique des déficits durables de différentes fonctions
cognitives, comme les fonctions exécutives, les fonctions
attentionnelles et les fonctions mnésiques. Concernant ce
dernier point, ces auteurs ont, par exemple, montré chez
les bipolaires euthymiques une altération significative des
principales composantes de la mémoire verbale :
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•
•
•
•
rappel
rappel
rappel
rappel
C. Spadone
libre à court terme ;
libre à long terme ;
indicé à court terme ;
indicé à long terme.
Par ailleurs, ces altérations étaient plus marquées chez
les sujets présentant des formes hautement récurrentes de
troubles thymiques.
La rémission cognitive ou fonctionnelle de l’épisode
dépressif est donc un processus plus long et, sans doute,
plus complexe, que la rémission clinique.
Les troubles du fonctionnement psychosocial
dans les troubles de l’humeur
Conséquences des altérations cognitives prolongées, les perturbations du fonctionnement psychosocial dans les troubles
de l’humeur sont importantes. Elles sont d’autant plus marquées que la maladie est de début précoce et que le taux
de récurrence des épisodes est élevé.
Il est classique de parler du divorce, de la séparation
conjugale, de l’isolement, comme des facteurs de risque de
la dépression (ils seraient deux à six fois plus fréquents), de
même que l’absence d’emploi (trois fois plus fréquent) ou le
faible niveau socioéconomique [4]. Ce terme de facteur de
risque signifie simplement, en épidémiologie, qu’il s’agit de
données plus fréquemment associées à la dépression que ne
le voudrait le hasard ; toutefois, un contre sens fréquent est
de comprendre « facteur de risque de dépression » comme
« facteur causal de dépression ». Or les données épidémiologiques ne permettent pas, dans ce cas, de conclure à un
sens de causalité, et il est probable que le sens de causalité
inverse (la dépression entraîne plus de solitude, de séparation conjugale, de chômage. . .) est également partiellement
vrai.
Quoiqu’il en soit, il existe de nombreuses données
d’observation reliant troubles de l’humeur et fonctionnement global. Les altérations du fonctionnement
professionnel sont importantes : on considère, par exemple,
que dans le trouble bipolaire, la moitié des patients n’ont
pas d’activité professionnelle et moins de 20 % ont un emploi
à temps plein. La situation familiale est également perturbée et, parfois, lourdement, puisque, selon les études,
entre la moitié et les trois quarts des sujets présentant un
trouble bipolaire de l’humeur seraient divorcés. . . La qualité
de vie apparaît ainsi largement altérée dans les troubles de
l’humeur, y compris en période euthymique.
Sur le plan économique, le trouble de l’humeur entraîne
des coûts directs et indirects parfois élevés pour le patient,
responsables de difficultés financières qui peuvent être
aiguës, mais aussi un retentissement financier pour la collectivité : une projection désormais célèbre de l’OMS place,
en 2020, la dépression en seconde position, toutes pathologies confondues, en terme de cause d’incapacité et de
dépenses de santé dans le monde. . . La dépression représente par exemple en Europe plus de jours d’incapacité que
la dépendance à l’alcool, les affections cardiaques ou le
diabète [1].
La fréquence des symptômes cliniques résiduels au
décours des épisodes thymiques contribue largement aux
difficultés fonctionnelles et psychosociales de ces patients.
Cette fréquence est soulignée par les récentes recommandations de la Haute Autorité de santé, en France, qui placent
les symptômes résiduels parmi les trois principales complications évolutives de la maladie dépressive [2].
Prise en charge des anomalies cognitives et du
retentissement fonctionnel des troubles de
l’humeur
Le retentissement fonctionnel des troubles de l’humeur
peut être amélioré par l’ensemble des modalités thérapeutiques de ces troubles ; traitements médicamenteux
antidépresseurs ou thymorégulateurs, psychothérapie psychanalytique, psychothérapie interpersonnelle, thérapie
cognitive et comportementale agissent sur cette dimension
soit par le biais d’une amélioration globale de la symptomatologie dépressive, soit par des actions ciblées sur diverses
dimensions fonctionnelles.
Une piste thérapeutique très récente vise toutefois, de
façon beaucoup plus spécifique, la correction des déficits
cognitifs du déprimé et de leurs conséquences fonctionnelles : il s’agit des techniques de remédiation cognitive,
s’appuyant en particulier sur les propositions théoriques de
R. Jouvent [3].
Alors que les thérapies cognitives d’inspiration comportementale (TCC) visent à corriger des distorsions cognitives,
en remplaçant des schémas cognitifs dysfonctionnels par
d’autres plus adéquats, la remédiation cognitive vise à
corriger le déficit cognitif global du déprimé : elle vise à
« fluidifier la pensée », tandis que les TCC visent à réorienter les pensées négatives. La remédiation cognitive tente de
permettre au déprimé d’utiliser de nouveau ses capacités
cognitives, favorisant ensuite la mise en œuvre des thérapies cognitivocomportementales, mais aussi des thérapies
psychodynamiques, des thérapeutiques psychosociales, de
la psychoéducation. . . Toutes techniques dont les objectifs
spécifiques de remplacement des schémas cognitifs inadaptés par des schémas plus satisfaisants ne peuvent être
atteints que si le sujet dispose d’un « outil cognitif de base »
suffisamment performant et efficient.
L’étape préalable nécessaire à un réel travail psychothérapique est de rendre au déprimé la capacité de se servir
de son psychisme, dont le fonctionnement global est freiné
par la dépression : le ralentissement et les troubles cognitifs
apparaissent au cœur de la dépression, qu’ils soient compris
comme des perturbations primaires ou comme des réponses
secondaires à la perte, interne ou externe, de la dépression
et au trouble de l’humeur.
À cette perte des capacités cognitives correspond un
substrat biologique : la perte de la neuroplasticité. La neuroplasticité et l’apprentissage sont actuellement au centre
des avancées de la psychiatrie : on considère désormais que
chaque nouvelle dépression a un « coût neuronal », avec
une altération progressive de la neuroplasticité et des processus cognitifs, correspondant à une perte de « flexibilité
mentale ».
La perte de plasticité neuronale a des conséquences
purement mnésiques, mais aussi des conséquences cognitives plus complexes. Chez le sujet non déprimé, la pensée
se nourrit régulièrement de « bons » souvenirs, ajoutant une
valence affective positive à des faits relativement neutres
Rémission cognitive et rémission clinique de la dépression
pour en retirer un regain de motivation. Le déprimé,
en revanche, n’est plus capable d’ajouter une valence
affective positive aux informations que sa pensée traite,
car cela lui demanderait une énergie trop importante,
beaucoup plus importante que de poursuivre sa « pente
cognitive » naturelle qui est de voir de façon univoque,
tout en négatif ; dans cette perspective, le négativisme
peut être compris comme une adaptation énergétique du
déprimé à son déficit cognitif [3].
Dès lors, une piste thérapeutique est de redonner une
« souplesse » à la pensée du déprimé, une flexibilité à ses
processus psychiques, en favorisant des opérations cognitives que le déprimé ne parvient plus à opérer : la capacité
à passer d’un plan de pensée à l’autre, à se mettre à la place
de l’autre, à rechercher des souvenirs positifs, à anticiper,
à chercher du plaisir dans le présent. L’un des points clés du
mécanisme qui entretient la dépression pourrait être cette
perte de la souplesse dans les opérations cognitives.
Sur le plan pratique, le travail avec un ordinateur permet d’aider le patient à réactiver ses processus cognitifs :
il s’agit de fluidifier et d’accélérer ces processus, de permettre au déprimé de réutiliser sa pensée comme un outil
ou, en termes neurobiologiques, de redévelopper sa connectique cérébrale par des exercices d’entraînement. Il sera
ainsi à même de retrouver du plaisir dans le maniement de sa
pensée et permettra à ses thérapeutes de mettre en œuvre
pour lui leurs stratégies psychothérapeutiques. . .
Conclusion
Les anomalies du fonctionnement psychosocial retrouvées
chez les patients présentant des troubles de l’humeur sont
particulièrement importantes à prendre en compte. Elles
sont responsables d’une souffrance psychologique marquée,
bien que souvent négligée derrière la souffrance attachée
à la symptomatologie clinique, et entraînent un handicap
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dans de multiples domaines. Elles participent de ce fait largement à la stigmatisation des patients, autant sans doute
que le tableau clinique.
Parmi les moyens thérapeutique dont le clinicien dispose pour prendre en charge ces aspects fonctionnels
—– parallèlement aux antidépresseurs, qui restent au centre
de la prise en charge du déprimé —– l’un des plus novateurs est la remédiation cognitive : celle-ci, en améliorant
les performances cognitives globales du déprimé, facilite
l’inscription dans un processus psychothérapeutique (psychanalytique ou cognitivocomportemental), mais permet
également d’améliorer plus directement le fonctionnement
psychosocial du déprimé durant l’épisode et peut-être également au décours, durant cette longue période qui sépare
la rémission clinique de la rémission fonctionnelle.
Références
[1] Alonso J, et al. Prevalence of mental disorders in Europe:
results from the European Study of the Epidemiology of Mental Disorders (ESEMeD) project. Acta Psychiatr Scand Suppl
2004;(420):21—7.
[2] Haute Autorité de Santé, Recommandations professionnelles :
prise en charge des complications évolutives d’un épisode
dépressif caractérisé chez l’adulte, avril 2007.
[3] Jouvent R. La remédiation cognitive des déprimés, séminaire de
l’Inserm : aspects cliniques et thérapeutiques de la dépression,
mai 2007.
[4] Lépine JP, et al. Prévalence et comorbidité des troubles psychiatriques dans la population générale en France. L’Encephale
2005;31(2):195—206.
[5] Martinez-Aran A, et al. Functional outcome in bipolar disorder: the role of clinical and cognitive factors. Bipolar Disord
2007;9(1—2):103—13.
[6] Tohen M, et al. Two-year syndromal and functional recovery in
219 cases of first-episode major affective disorder with psychotic features. Am J Psychiatry 2000;157(2):220—8.
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