L’Encéphale (2009) 35, 297—303
Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com
journal homepage: www.elsevier.com/locate/encep
MÉMOIRE ORIGINAL
Douleur et schizophrénie : mythe et réalité
Pain and schizophrenia: Myth and reality
A. Autiéa, M. Montreuilb, V. Mouliera,S.Braha
a,
A. Wojakiewicza, D. Januela,
aURC, secteur G03, EPS Ville-Évrard, Saint-Denis, 5, rue du Dr-Delafontaine, 93200 Saint-Denis, France
bUniversité Paris-8, 2, rue de la liberté, 93200 Saint-Denis, France
Rec¸u le 5 juillet 2007 ; accepté le 11 avril 2008
Disponible sur Internet le 23 octobre 2008
MOTS CLÉS
Douleur ;
Schizophrénie ;
Revue de la
littérature
Résumé La douleur est un phénomène multidimensionnel et complexe, influencé par de nom-
breux facteurs psychologiques, relationnels et sociaux. Elle suscite chez chacun d’entre nous
des représentations et des interprétations différentes. Cependant, la prise en charge de la
douleur chez les patients psychotiques reste difficile. Les observations cliniques ont rapporté
un comportement atypique des patients schizophrènes face à la douleur. Par exemple, des cas
de schizophrènes souffrant d’une péritonite, de brûlure sévère ou de fracture et n’exprimant
qu’une douleur mineure ont été décrits [J Nerv Ment Dis 190 (2002) 481—483]. Actuellement,
deux hypothèses prédominent dans la littérature : (i) les patients schizophrènes seraient moins
sensibles aux stimuli douloureux [J Nerv Ment Dis 190 (2002) 481—483] ; (ii) les seuils de sensi-
bilité seraient identiques, mais les schizophrènes présenteraient une absence d’expression de
la douleur [Bonnot O, Tordjman S. Étude de la réactivité à la douleur dans la schizophrénie à
début précoce et l’autisme. Poster P35 au 1er Congrès de L’Encéphale. Paris; 2003]. Nous expo-
serons ainsi les principaux travaux étayant ces deux hypothèses ; cependant, de nombreux biais
méthodologiques limitent la portée des études sur la douleur chez le schizophrène. Les résultats
ne sont pas homogènes du fait : d’un recrutement des patients schizophrènes sans assurance du
diagnostic, de la faible taille et hétérogénéité des échantillons, de la non-représentativité du
groupe témoin par rapport à la population générale, de la limite des méthodes employées pour
évaluer la douleur et de la complexité du matériel de mesure de la douleur pouvant entraîner
une mauvaise compréhension de la tâche chez le patient. En effet, les études ne montrent
pas si l’insensibilité varie en fonction des stimuli et si cette insensibilité est spécifique aux
schizophrènes. Les données de la littérature ne permettent donc pas d’aboutir à un consensus :
certains résultats montrent que le schizophrène aurait un seuil de sensibilité à la douleur plus
bas que le sujet sain ; d’autres, au contraire, que leur seuil est identique et que l’absence
Auteur correspondant.
Adresse e-mail : [email protected] (D. Januel).
0013-7006/$ — see front matter © L’Encéphale, Paris, 2008.
doi:10.1016/j.encep.2008.04.005
298 A. Autié et al.
d’expression de la douleur serait due à la pathologie en elle-même (douleur non exprimée,
voire le déni de celle-ci). Face aux données controversées des différentes recherches, une
meilleure connaissance du phénomène douloureux chez le schizophrène aurait des réper-
cussions sur la prise en charge médicale des troubles somatiques et les comportements
d’automutilations.
© L’Encéphale, Paris, 2008.
KEYWORDS
Pain;
Schizophrenia;
Review
Summary
Introduction. — The International Association for the Study of Pain (IAPS), in 1986, defined pain
as ‘‘an unpleasant sensory and emotional experience associated with actual or potential tissue
damage, or described in terms of such damage’’. Thus, the few studies on this phenomenon
conducted on schizophrenic patients did not result in a firm consensus; certain studies showed
that such patients seemed to have a higher threshold against pain (hypoalgesia) than heal-
thy subjects, whilst other studies showed that the threshold is the same, but the absence of
expressing the pain would be due to the pathology itself (non-expression of the pain, denial).
Insensitivity to pain would be the consequence of a complex reaction between a biological
sensorial abnormality and the psychopathology of schizophrenia itself (including the affective
processes). Hence, various hypotheses referring to biological, psychological and sociological
mechanisms have been proposed.
Biological theories. — Various other hypotheses based on biological factors have been suggested.
One of the interesting biologically-based hypotheses postulates that the insensitivity is due
to a dysregulation of N-methyl-d-aspartate (NMDA). The biological factors are still not fully
explored and would only explain in part the phenomenon of the apparent insensitivity to pain
of individuals with schizophrenia.
Psychological theories. — The thresholds of pain and a higher level of tolerance could be explai-
ned by an indifference to external stimuli and by inappropriate mental functions for these tests.
The deficit is situated, therefore, both in the sensory discrimination of the stimulus (biologi-
cal function) but also in the interpretation (cognitive and emotional functions). These different
hypotheses (biological and psychological) might explain the insensitivity to pain of schizophrenic
patients.
Pain and schizophrenia: the reality. Schizophrenic patients have a sensitivity to pain which
is identical to that of healthy subjects. The apparent analgesia would be the result of a
denial ‘‘attitude’’, a different manner of expressing pain in relation with the non-verbal
communication difficulties, and not an alteration in the brain functions nor a biological
anomaly. Diverse methodological biases arise from the studies of pain in patients with
schizophrenia.
© L’Encéphale, Paris, 2008.
Introduction
La douleur est une expérience sensorielle et émotionnelle
désagréable, associée à une lésion tissulaire, réelle ou
potentielle (International Association for the Study of
Pain [IAPS], 1986), influencée par de nombreux facteurs
cognitifs, émotionnels et socioculturels. La recherche sur la
douleur s’est trouvée confrontée à la difficulté d’objectiver
une sensation subjective, plus particulièrement chez les
patients psychiatriques présentant un trouble relationnel
grave comme dans la schizophrénie. Ainsi, des cas de
schizophrènes souffrant d’une péritonite, de brûlure sévère
ou de fracture et n’exprimant qu’une douleur mineure
ont été décrits [6]. Les patients schizophrènes se plain-
draient rarement de douleurs postopératoires [34,40],ne
demanderaient que peu ou pas de calmants [39] et ne
souffriraient que très rarement de douleur chronique ou
de migraine [13]. Ces travaux suscitent un certain nombre
d’interrogations concernant la définition de la douleur,
les facteurs impliqués dans le phénomène douloureux,
ainsi que les méthodes employées pour l’étudier, plus
particulièrement chez les patients schizophrènes.
Définition
La littérature s’accorde à définir quatre grands types de
douleur :
la douleur nociceptive, due à un excès de stimulation
nociceptive lors de douleurs aiguës ou de douleurs chro-
niques ;
la douleur neuropathique, due à une compression
nerveuse persistante ou une séquelle de lésion ner-
veuse engendrée par un mécanisme de désafférentation
(compression tumorale, amputation, atteinte virale d’une
racine nerveuse) ;
la douleur psychogène, qui exprime par le biais du corps
des conflits psychologiques ou des états dépressifs ;
la douleur idiopathique, où aucune cause (organique ou
psychogène) ne permet de différencier la douleur en fonc-
tion de son étiologie.
Cependant, la douleur, quel que soit son type, comprend
quatre composantes possibles ou dimensions interactives
[31] :
Douleur et schizophrénie : mythe et réalité 299
une composante sensoridiscriminative, permettant de
décoder la qualité de la source nociceptive (brûlure,
décharges électriques...), son intensité, ses caractéris-
tiques spatiales et temporelles ;
une composante motivoaffective, conférant à la dou-
leur sa tonalité désagréable et pouvant se prolonger vers
des états émotionnels tels que le stress, l’anxiété ou la
dépression ;
une composante cognitive, correspondant aux processus
mentaux capables d’influencer la perception de la douleur
et les comportements induits :
le processus d’attention et de diversion de l’attention,
les interprétations et valeurs attribuées à la douleur,
les anticipations,
les références à des expériences douloureuses anté-
rieures ;
une composante comportementale, correspondant
aux manifestations, verbales et non verbales, obser-
vables chez un sujet douloureux (plainte, positions
antalgiques...). Ces manifestations sont influencées
par les apprentissages antérieurs, par l’environnement
familial et ethnoculturel.
Facteurs influenc¸ant le ressenti de la douleur
La perception de la douleur peut être influencée à la fois par
des facteurs transitoires, tels que l’état cognitif ou émotion-
nel, et par des facteurs stables, tels que la personnalité ou
le milieu socioculturel.
Douleur et attention
Miron et al. [37] et Willer [44] ont montré que pour un
niveau de stimulation identique, diriger son attention vers la
douleur augmentait l’intensité perc¸ue et le niveau de désa-
grément. Il semble que le fait de focaliser son attention
sur un stimulus douloureux influencerait plus la perception
de la douleur que certains phénomènes affectifs, comme
l’anxiété ou le stress [4]. De plus, Melzack et Wall [35] ont
montré que les techniques de distraction, comme écouter de
la musique ou se concentrer sur une tâche, augmentaient la
tolérance à la douleur lorsque celle-ci était constante ou
s’intensifiait lentement.
Douleur, stress et émotion
Selon Willer [45], le stress aigu augmenterait le seuil de dou-
leur. La comparaison de deux groupes de sujets, l’un plongé
dans une situation d’anxiété élevée et l’autre dans une
situation d’attention dirigée vers le stimulus douloureux,
a montré que l’anxiété aiguë était génératrice d’analgésie
et que l’attention dirigée vers le stimulus provoquait une
hyperalgésie. Dans une autre expérience, un effet cumula-
tif de la répétition de «périodes stressantes »a été mis en
évidence : une élévation progressive des seuils douloureux
et du réflexe nociceptif avait lieu après des stress répéti-
tifs, atteignant une valeur de 45 % supérieure aux valeurs
initiales [46]. Appelé l’analgésie induite par le stress (stress-
induced analgesia [SIA]), ce phénomène se produit quand
les individus sont exposés à des stresseurs incontrôlables
ou inévitables. Des mécanismes en partie endorphiniques
seraient responsables de cette diminution de la douleur
engendrée par l’anxiété généralisée et le stress. Dans une
étude originale, Zachariae et al. [48] ont induit sous hyp-
nose des émotions chez des sujets et étudié les potentiels
évoqués lors d’une stimulation douloureuse provoquée par
un laser. Les réponses corticales à la stimulation douloureuse
étaient diminuées pendant la colère et augmentées pendant
l’induction dépressive. De plus, les sujets rapportaient avoir
ressenti davantage la douleur dans un état dépressif, que
sous la colère où cette douleur était diminuée voir inhibée.
Des phénomènes transitoires affectifs et attentionnels sont
donc impliqués dans la perception douloureuse. En outre, le
sentiment de contrôle face à la douleur influence le ressenti
et l’angoisse. Ainsi, en informant le sujet qu’il contrôle le
stimulus générateur de douleur, l’angoisse face au stimu-
lus est diminuée et la perception de la douleur est moins
importante [21].
Douleur et milieu socioculturel
Cedraschi et al. [11] ont montré l’impact des facteurs socio-
culturels sur la perception de la douleur et la réponse à
cette douleur. De plus, les croyances et les représentations
de la douleur influencent le comportement de l’individu
face à la douleur. Ainsi, selon Kleinman et al. [25],le
comportement-maladie serait «une expérience normative
gouvernée par des règles culturelles », avec ses symptômes
«socialement acceptables ». Zborowski [49] a comparé trois
groupes ethniques aux États-Unis : des Américains d’origine
italienne, juive ou protestante, implantés de longue date
aux États-Unis. Les familles protestantes américaines
montraient un stoïcisme marqué et privilégiaient la solitude
et le repli sur soi, alors que les Américains juifs ou italiens
présentaient une réaction émotionnelle très forte. Beecher
[4] a montré la différence de ressenti de lésions identiques
entre les soldats et les civils due à l’influence de la signifi-
cation accordée à celle-ci : positive pour les militaires (vie
sauve, fin des risques du combat, bonne considération du
milieu social), ils réclamaient moins d’analgésiques que les
civils pour lesquels la signification était négative (perte
d’emploi, pertes financières, désinsertion sociale, etc.). La
représentation spécifique du sujet de la douleur dépend
donc des normes culturelles de son groupe. Cependant, des
limites méthodologiques diminuent la portée de ces résul-
tats et ces différences observées concernent uniquement
la douleur exprimée. Lichstein et Sackett [29] ont montré,
sur les animaux, l’influence des premières expériences
sur le comportement adulte face à la douleur. Les jeunes
animaux, isolés au début de leur vie, ne pouvaient pas attri-
buer de signification aux stimuli nocifs de l’environnement :
ils manifestaient moins d’excitation émotionnelle ou de
comportement de recul que leurs congénères. Chez
l’homme, Engel [15] a souligné l’importance de
l’environnement familial et des expériences précoces
dans la prédisposition des patients à souffrir. Ces patients
auraient plus fréquemment des membres de leur famille
souffrant de douleur chronique ou de dépression, seraient
plus souvent issus de familles nombreuses et auraient
vécu des deuils précoces, des maltraitances physiques ou
morales, ou un abandon. L’attitude parentale vis-à-vis de la
300 A. Autié et al.
douleur influencerait également celle de l’enfant jusqu’à
l’âge adulte [33].
Douleur et personnalité
Les personnalités histrioniques, obsessionnelles, anxieuses,
psychasthéniques, hypochondriaques et dépressives sont
davantage représentées dans la population de douloureux
chroniques. Cependant, la question demeure concer-
nant l’existence d’une personnalité prémorbide précédant
l’apparition de la douleur chronique. Les scores au Minne-
sota multiphasic personality investigation (MMPI) d’hystérie
et d’hypochondrie diminuaient avec la réduction de la dou-
leur chez les patients souffrant d’une douleur d’origine
organique, alors que ce phénomène était absent pour les
patients souffrant d’une douleur d’origine psychogène [34].
Douleur et représentation
La douleur s’exprime grâce à une série de comportements
verbaux et physiques reconnaissables par le malade et son
entourage. La représentation de la douleur dépend des
expériences passées et de sa signification apprise au cours de
l’enfance. Selon les théories comportementales, une dou-
leur peut persister à cause de facteurs de renforcement
positif et négatif, même lorsque toute cause douloureuse
a disparu (source de bénéfices primaires et secondaires
non négligeables [5]). La douleur s’accompagne générale-
ment de la souffrance, mais les situations où cette douleur
est contrôlée et décidée par l’individu, ne revêt plus de
souffrance comme les situations de sports extrêmes, de sca-
rifications ou de rites initiatiques [28].
Douleur et placebo
L’efficacité du placebo s’observe davantage chez les anxieux
chroniques généralisés et dans les douleurs intenses. La
suggestion et la diminution de l’anxiété semblent donc res-
ponsables, en grande partie, de ce phénomène [7].
Méthodologie des études
Douleurs expérimentales
La perception de la douleur peut être évaluée par le biais
du seuil douloureux (point à partir duquel un individu
commence à percevoir un stimulus comme douloureux) et
par le biais du seuil de tolérance (niveau du stimulus à par-
tir duquel l’individu demande l’arrêt de la stimulation ou
effectue un mouvement spontané de retrait). Les proto-
coles expérimentaux consistent principalement à appliquer
des stimulations périphériques brèves, de nature variée et
d’intensité variable, au niveau de la peau. Différents types
de stimuli douloureux peuvent être utilisés comme :
l’induction d’une douleur aiguë ou ponctuelle par les
stimuli thermiques [14], électriques [9], de type «cold
pressor »[2], des pincements, les piqûres d’aiguilles et
les stimuli de pression [36] ;
l’induction d’une douleur tonique ou soutenue par :
l’injection sous-cutanée ou intramusculaire d’une solu-
tion soit acide, soit hypertonique, soit contenant des
substances activant des nocicepteurs tels que la brady-
kinine ou la sérotonine,
le «tourniquet »(un brassard gonflé au dessus de la
pression artérielle systolique crée une douleur isché-
mique),
des techniques de dilatations gastriques, coliques ou
rectales à l’aide de ballonnets gonflables et de sub-
stances irritantes ;
l’induction d’une hyperalgésie ou d’une allodynie
transitoire (douleur produite par une stimulation habi-
tuellement non douloureuse) comme, par exemple, les
stimulations thermiques (chaud et froid).
Selon Gracely [18], un stimulus nociceptif devrait
répondre à divers critères :
un déclenchement et une fin rapide ;
un caractère naturel ;
une aptitude à se renouveler avec un effet temps négli-
geable afin de pouvoir répéter les tests de manière
rapprochée, sans hyposensibilité ou hypersensibilité des
réponses ;
un caractère «objectif ».
Or aucune des techniques disponibles aujourd’hui ne
répond à ces critères et aucune ne permet d’étudier des
douleurs d’origine profonde.
Outils d’évaluation de la douleur
La mesure de la douleur doit objectiver un ressenti subjec-
tif. La perception de la douleur peut être évaluée par le
biais du seuil douloureux (point à partir duquel un individu
commence à percevoir un stimulus comme douloureux) et
par le biais du seuil de tolérance (niveau du stimulus à par-
tir duquel l’individu demande l’arrêt de la stimulation ou
effectue un mouvement spontané de retrait). En clinique,
la mesure de la douleur doit prendre en compte :
l’évaluation de l’intensité perc¸ue ;
le diagnostic de la cause de la douleur ;
son mécanisme ;
son retentissement sur la qualité de vie et les capacités
fonctionnelles ;
le contexte psychologique et familial [1].
La mesure de l’intensité de la douleur se fait à l’aide
d’échelles. Le patient quantifie sa douleur soit à l’aide
d’échelle verbale simple (EVS) (les échelons sont définis par
des mots tels que faible, modérée...), soit d’échelle numé-
rique (EN) (les échelons sont des chiffres), soit d’échelle de
rapport, soit d’échelle visuelle analogique (EVA) (réglette
ou ligne sans échelon visible où le patient situe son ressenti
entre deux extrémités : «pas de douleur »et «douleur maxi-
male imaginable »). L’EVA possède une sensibilité supérieure
à l’EVS et l’EN car elle ne contraint pas le patient à choisir un
échelon. D’autres outils sont utilisés afin de déterminer le
retentissement de la douleur sur la qualité de vie, le multidi-
mensional pain inventory (MPI), la dimension psychologique
Douleur et schizophrénie : mythe et réalité 301
(questionnaire abrégé de Beck [BDI]) et la description de la
douleur (questionnaire de douleur de Saint-Antoine [QDSA]).
Une mesure de la douleur est considérée comme bonne
lorsqu’elle différencie la composante sensoridiscriminative
(intensité) et la composante motivoaffective [31]. La dimen-
sion sensoridiscriminative est plus précise et est corrélée
avec l’intensité de la stimulation. En revanche, la dimension
motivoaffective est modulée par des facteurs psycholo-
giques, culturels et environnementaux [19]. De plus, selon
le type de douleur ou le moment de la journée, l’une des
dimensions peut prédominer ; la douleur doit donc être éva-
luée dans différents contextes et à différents moments de
la journée [31].
Schizophrénie et douleur
Les observations cliniques ont rapporté un comportement
atypique des patients schizophrènes face à la douleur. Plu-
sieurs maladies douloureuses ont été étudiées chez ces
patients : les maladies abdominales, les fractures [34],le
cancer [42]. Elles ont permis de comparer pour une même
pathologie, la douleur chez le sujet sain et chez le sujet schi-
zophrène, dans des conditions «réelles »d’investigation.
Mais des résultats différents sont ressortis de ces études,
soulevant la difficulté de l’étude sur la douleur (aspect mul-
tidimensionnel, patients communiquant difficilement...).
Actuellement, deux hypothèses prédominent dans la litté-
rature concernant les patients schizophrènes :
les patients schizophrènes seraient moins sensibles aux
stimuli douloureux [6] ;
les seuils de sensibilité seraient identiques, mais les schi-
zophrènes présenteraient une absence d’expression de la
douleur [5].
L’hypothèse d’insensibilité à la douleur dans la
schizophrénie
Dès le début du xxesiècle, Bleuler et Kraepelin avaient
remarqué une certaine insensibilité des schizophrènes à la
douleur ; plusieurs travaux de recherche ont par la suite
montré que le seuil de douleur et de tolérance des schi-
zophrènes se situaient au-dessus de la normale [23]. Ainsi,
Marchand [30] n’a observé aucune douleur pour 19 patients
schizophrènes sur 46 concernant une fracture du fémur et
trois sur 14 pour un ulcère perforé. Parfois, la douleur était
exprimée si tardivement, qu’elle entraînait une perforation
ou une gangrène. Différentes explications, relatives à la psy-
chopathologie de la schizophrénie en elle-même, ont été
émises :
les anomalies sensorielles ;
les anomalies affectives [14] ;
les facteurs sociologiques et psychologiques [42].
Les seuils de douleur et de tolérance plus élevés
s’expliqueraient par une indifférence générale aux stimuli
externes et par des fonctions mentales inappropriées pour
ce genre de test. Ainsi, cette attitude de déni de la douleur
serait traduite comme une hypoalgésie (voire une analgésie)
par autrui (entourage, médecins...), ce qui ne reflèterait
peut-être pas le ressenti réel du patient [40]. Kudoh et al
[26] ont évalué, chez les patients schizophrènes et dans un
groupe témoin, le seuil de perception du courant électrique
(current perception threshold [CPT]) afin de le mettre en
relation avec l’intensité de la douleur postopératoire éva-
luée par une EVA. En moyenne, le CPT était significativement
plus élevé, les scores à l’EVA plus faible et la consomma-
tion de calmants plus basse chez les patients schizophrènes
(réduite de 60 %). Cependant, d’autres travaux ont montré
que le déficit présent dans la schizophrénie se situerait plu-
tôt au niveau des capacités de discrimination sensorielle.
Ainsi, à l’aide de stimuli électriques, une élévation du CPT a
été mise en évidence chez les patients schizophrènes, sans
différence significative du seuil de douleur et du seuil de
tolérance, ce qui indiquerait une diminution de la capa-
cité de discrimination sensorielle [12]. Ce résultat a été
retrouvé dans des études basées sur des stimuli thermiques
[14]. Enfin, si certaines équipes allaient jusqu’à postuler
une complète insensibilité chez les schizophrènes, d’autres
nuanc¸aient leur conclusion, comme Lautenbacher et Krieg
[27], parlant plutôt de «perturbation de la sensibilité ».
Différents mécanismes biologiques ont été évoqués pour
expliquer cette diminution ou cette perturbation de la per-
ception douloureuse. Tout d’abord, Buchsbaum et al. [9] ont
montré un excès d’endorphine chez les schizophrènes, mais
aucune corrélation n’a pu être établie avec l’insensibilité
à la douleur [32]. L’hypothèse d’un rôle analgésique des
neuroleptiques dans l’hyposensibilité [16] a été écartée
dans la mesure où ce phénomène avait déjà été décrit
avant l’apparition des neuroleptiques. De plus, plusieurs
travaux ont montré qu’il n’y avait pas de relation entre
l’insensibilité à la douleur et la prise de neuroleptiques [22].
D’autres hypothèses biologiques ont été proposées telles
que :
la relation perturbée entre opiacés centraux et percep-
tion de la douleur [12] ;
l’élévation de l’endorphine dans le fluide cérébrospinal
[8] ;
le rôle des acides arachidoniques et de la prostaglandine
[23].
Enfin, il a été postulé qu’une dysfonction endogène de
la neurotransmission médiée par le récepteur au N-méthyl-
d-aspartate (NMDA) serait à l’origine de cette insensibilité
[43]. En effet, les antagonistes du NMDA ont des proprié-
tés analgésiques et l’administration de NMDA peut causer
une hyperalgésie [47]. Ainsi, la diminution de la transmis-
sion des récepteurs de la NMDA pourrait avoir un impact
sur l’insensibilité à la douleur. Hooley et Delgado [22] se
sont intéressés aux réponses à la douleur chez des appa-
rentés sains de patients schizophrènes, comparés aux sujets
témoins sans histoire familiale de psychopathologie. Les
apparentés sains de patients schizophrènes présentaient un
seuil de douleur et une tolérance à la douleur plus élevés. De
plus, l’insensibilité à la douleur était corrélée positivement
aux mesures de la schizotypie. L’insensibilité à la douleur
serait-elle un endophénotype de la schizophrénie ?
Ces différentes hypothèses (biologiques et psycholo-
giques) expliqueraient donc l’insensibilité. Les données de
ces diverses études soutiennent donc l’hypothèse d’une
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