Actes Sémiotiques n°119 | 2015
Les traductions liturgiques du « Notre
Père » : Un point de vue sémiotique sur
les théologies qui les sous-tendent
Jean-Paul Petitimbert
CeReS - Université de Limoges
Numéro 119 | 2015
Parmi les textes les plus traduits au monde on peut sans doute compter la prière du « Notre
Père », techniquement appelée l’oraison dominicale et couramment le Pater, qui est récitée par
l’ensemble de la communauté chrétienne mondiale, de quelque obédience qu’elle soit : catholique
romaine, protestante ou orthodoxe, avec toute la diversité que ces deux dernières confessions
recouvrent aujourd’hui.
Telle qu’elle est prononcée de nos jours, une fois traduite en langue vernaculaire, sa spécificité
est double. Tout d’abord, les deux versions des évangiles, celle de Matthieu et celle de Luc
, qui sont
parvenues jusqu’à nous, en grec, et dont elle est tirée, sont reconnues par un nombre croissant
d’exégètes et d’historiens comme étant probablement elles-mêmes déjà des traductions de textes — ou
de notes — originellement écrits dans une langue sémitique, soit en hébreu, soit en araméen (le débat
reste ouvert, y compris entre croyants et athées
). D’autre part, ses diverses traductions en langues
modernes font apparaître de profonds écarts quant à la nature de la relation qu’elles instaurent entre
l’orant et l’oré, c’est-à-dire des différences fondamentalement théologiques. C’est avant tout des
versions en français que nous traiterons, même si, ici ou là, l’analyse amènera à les comparer à celles
qui ont été produites dans d’autres langues vivantes. Si les traductions des trois premières des sept
demandes dont cette prière se compose font plus ou moins consensus, la quatrième et les trois
dernières sont en revanche très diversement traduites selon les obédiences. Certaines communautés
continuent d’ailleurs à les discuter âprement, ainsi qu’en atteste la récente proposition de révision de
la sixième demande du « Notre Père conciliaire », également appelé œcuménique, faite par le Vatican
(« et ne nous soumets pas à la tentation »)
.
Les deux versions sont d’une part une recension longue dans Mt 6, 9-13 et une plus courte dans Lc11, 1-4.
Parmi les défenseurs croyants de l’origine hébraïque des textes, voir en particulier Claude Tresmontant, Le
Christ hébreu : La langue et l’âge des évangiles [1983], Paris, François-Xavier de Guibert, 1989 ; Jean Carmignac,
Recherches sur le « Notre Père », Paris, Letouzey & Ané, 1969 ; À l’écoute du « Notre Père » [1984], Paris,
François-Xavier de Guibert, 1995 ; La Naissance des évangiles synoptiques, Paris, François-Xavier de Guibert,
1984 ; Rolland Philippe (P.), L’origine et la date des évangiles : Les témoins oculaires de Jésus, Paris, éd. Saint-
Paul, 1994 ; André Paul, Jésus Christ, la rupture : Essai sur la naissance du christianisme, Paris, Bayard, 2001 ;
ou encore le Père Edouard-Marie Gallez et Pierre Perrier, « Un Matthieu araméen », in Le christianisme au-delà
du Jourdain, Résurrection n° 128, novembre-décembre 2008. Parmi les auteurs athées, citons Jacqueline Genot-
Bismuth, Un homme nommé Salut : Genèse d’une hérésie à Jérusalem [1986], Paris, François-Xavier de Guibert,
1995 ; ou encore Bernard Dubourg, L'Invention de Jésus, tome I : L’Hébreu du Nouveau Testament, Paris,
Gallimard, 1987, suivi de L’Invention de Jésus, tome II : La Fabrication du Nouveau Testament, Paris, Gallimard,
1989.
Traduction « officielle » arrêtée à la suite du concile œcuménique Vatican II, en 1966. Depuis 2013, à l’initiative
du pape François, la sixième demande deviendrait : « Et ne nous laisse pas entrer en tentation ».