Darwin et l’hématologie : la clonalité revisitée dossier Leucémie myéloïde chronique, Darwin et évolutions clonales Chronic myeloid leukemia, Darwin and clonal evolution C. Roche-Lestienne*, E. Boudry-Labis* RÉSUMÉ cytogénétique, d’une apparente simplicité puisqu’elle se caractérise par la présence d’une unique translocation réciproque : la t(9;22)(q34;q11). De plus, son modèle de progression s’adapte bien avec la théorie d’évolution linéaire des cancers (adaptation simplifiée de la théorie de l’évolution de Darwin), puisqu’il s’agit de l’acquisition d’anomalies cytogénétiques sous-clonales additionnelles conférant, au niveau fonctionnel, une meilleure adaptation de la tumeur à son environnement. À l’échelle moléculaire, ce modèle d’expansion linéaire peut également être retrouvé après sélection des sous-populations clonales résistantes par les traitements par inhibiteurs de tyrosine kinases. En revanche, grâce aux nouvelles techniques d’analyse pangénomique et de séquençage à haut débit, la découverte d’une architecture sous-clonale beaucoup plus complexe remet en cause ce modèle de progression linéaire. Cette évolution du concept de progression linéaire des cancers vers un retour au modèle initial d’évolution en branches proposé par Darwin en 1837 est illustrée ici à l’aide d’exemples dans la LMC. Summary » La leucémie myéloïde chronique (LMC) est, du point de vue Mots-clés : LMC − Évolution − Progression linéaire − Architecture clonale − Oligoclonalité − Darwin. L a leucémie myéloïde chronique (LMC) se caractérise par la présence d’une seule anomalie cytogénétique au diagnostic : la translocation réciproque entre les bras longs d’un chromosome 9 en q34 et d’un chromosome 22 en q11. De ce remaniement t(9;22)(q34;q11) résulte la fusion entre les gènes BCR et ABL, événement oncogénique puissant et suffisant pour permettre l’apparition de la maladie. La LMC semble donc être, au diagnostic, d’une apparente homogénéité clonale. LMC, évolutions clonales et Darwin revisité * Institut de génétique médicale, hôpital Jeannede-Flandre, CHRU de Lille. 240 D’un point de vue théorique, la LMC pourrait s’apparenter au modèle d’évolution linéaire des cancers. Évoqué At the cytogenetic level, chronic myeloid leukemia (CML) seems to be a simple model of disease as it is characterized by a unique abnormality: the translocation t(9;22)(q34;q11). Moreover, its progression with stepwise accumulation of subsequent cytogenetic abnormalities fits with an adapted model of Darwinian evolution, the linear model of cancer progression. Indeed, under selective pressure, subclones presenting the most adaptive phenotype for tumor survival and expansion are selected. At the molecular level, this concept can also be observed, notably through the ABL mutated sub-population of CML cells resistant to treatment by tyrosine kinase inhibitors. However, recent technologies of whole genome analysis and deep sequencing challenge this longstanding model of linear progression, as a very large genetic diversity is observed, associated with a complex kinetics of subclonal cells populations. These recent data are in agreement with a more complex clonal architecture in CML and are indicative of a branching rather than a linear model of CML progression. Keywords: CML − Evolution − Linear progression − Complex clonal architecture − Darwin. pour la première fois en 1976 par P.C. Nowell (l’un des codécouvreurs du chromosome Philadelphie) [1], le modèle de progression linéaire des cancers est une adaptation de la théorie de Darwin sur la sélection naturelle et l’évolution, théorie qui permet d’expliquer et de comprendre comment l’environnement influe sur l’évolution des espèces et des populations en sélectionnant les individus les plus adaptés. Ainsi, selon Darwin, l’émergence de mutations est à l’origine d’une variété phénotypique, mais ce ne sont que les mutations favorables qui sont transmises et maintenues dans la descendance. Par analogie, un cancer en progression peut donc être assimilé à une succession clonale linéaire à partir d’une cellule leucémique initiale, avec l’acquisition successive d’altérations additionnelles contribuant à l’amélioration du phénotype, de mieux en mieux adapté Correspondances en Onco-Hématologie - Vol. VIII - n° 6 - novembre-décembre 2013 Leucémie myéloïde chronique, Darwin et évolutions clonales à une expansion efficace de la tumeur (2). Par rapport à la théorie initiale de Darwin, ce concept d’évolution linéaire diffère donc par sa simplicité, puisque l’évolution des espèces se conçoit sur un modèle d’évolution en branches. Effectivement, concernant la LMC, il est possible d’observer au caryotype, au cours de la progression de la maladie, des anomalies additionnelles récurrentes en plus de la t(9;22)(q34;q11). Ces anomalies peuvent être, par exemple, l’acquisition d’une duplication du chromosome 22 remanié (le chromosome Philadelphie) ou un isochromosome 17q (figure 1). Ces anomalies additionnelles au caryotype ne sont pas aléatoires et peuvent s’expliquer par un avantage fonctionnel. C’est le cas de la duplication du chromosome Philadelphie, équivalente à une amplification de l’oncogène BCR-ABL. C’est aussi le cas de l’isochromosome 17q, qui présente une monosomie partielle du bras court du chromosome 17 aboutissant à la perte d’une copie du gène suppresseur de tumeur TP53 (3). À l’échelle moléculaire, cette théorie de l’évolution clonale linéaire des cancers se retrouve également dans la LMC. Une très bonne illustration concerne la population des cellules tumorales résistant aux inhibiteurs de tyrosine kinases (ITK) par mutations ponctuelles d’ABL (4). En effet, l’émergence de ces mutations est 9 22 t(9;22)(q34;q11) 9 22 t(9;22)(q34;q11) der(9) sous-clonale et liée à l’instabilité génétique accrue de la cellule porteuse de la fusion BCR-ABL (5-7). Parce qu’elles modifient la conformation du site actif de la kinase ABL, ces mutations confèrent une résistance aux ITK. C’est, par exemple, le cas de la mutation ponctuelle de la thréonine 315 en isoleucine (T315I), affectant un acide aminé directement impliqué dans le site de liaison des ITK (8, 9). Le changement de configuration du site de liaison causé par cette mutation aboutit à une stabilisation de la protéine sous forme active et ne permet plus la fixation de l’ITK dans le site actif de la kinase. Cela confère alors un avantage de survie sous traitement, la mutation T315I, lorsqu’elle est présente dans la population sous-clonale, permettant alors l’expansion de ce sous-clone résistant lors du traitement par ITK (10, 11). Il a par ailleurs été montré que l’enrichissement par sélection fonctionnelle de ce sous-clone résistant pouvait alors aboutir à une population cellulaire majoritaire, et conduire, sur le plan clinique, à des rechutes et à des échecs thérapeutiques (figure 2, A et B, p. 242) [12, 13]. Néanmoins, à l’échelle pangénomique, les analyses par hybridation génomique comparative (CGH) de prélèvements obtenus soit au diagnostic, soit au cours de l’évolution de la LMC et/ou en cas de résistance aux traitements, ou encore au moment de la réponse cyto- der(22) der(9) der(22) + der(22) der(9) der(22) + i(17)(q10) + der(9;22)t(9;22) der(9) der(22) + i(17)(q10) Figure 1. Cytogénétique de 2 cas de LMC en progression : modèle de succession clonale linéaire. Correspondances en Onco-Hématologie - Vol. VIII - n° 6 - novembre-décembre 2013 241 Darwin et l’hématologie : la clonalité revisitée dossier génétique complète, révèlent un nombre d’altérations secondaires beaucoup plus important que ce qui était initialement estimé en cytogénétique conventionnelle (14-16). Cela complique le concept d’évolution linéaire et remet définitivement en cause l’idée que la LMC est une maladie homogène. Ces altérations concernent souvent des délétions, plus rarement des gains, et peuvent être retrouvées sur tous les chromosomes. Indécelables au caryotype parce que de très petite taille (de l’ordre d’une centaine à quelques milliers de paires de bases), ces anomalies sont variables, parfois récurrentes. Nous avons montré que le nombre de ces altérations génétiques accumulées dans les progéniteurs leucémiques triés CD34+ est directement corrélé au stade d’évolution de la LMC ou à la résistance au traitement (17). Parmi ces altérations, il est possible d’observer des délétions concernant une partie ou la séquence entière de gènes impliqués dans le processus de leucémogenèse, comme, par exemple, PRDM16, IKZF1, ETV6, CDKN1 ou encore RB. Ces altérations peuvent également concerner des translocations impliquant le gène RUNX1 (18). Ainsi, même si cet enrichissement sous-clonal concerne des cibles différentes, il est possible d’y entrevoir, pour certaines d’entre elles, des altérations de fonctions concernant des étapes cruciales, comme le contrôle de la prolifération, de l’apoptose et de la différenciation cellulaire. Cela pourrait encore, dans une certaine mesure, correspondre au modèle d’évolution clonale linéaire. Cependant, devant la multitude des lésions observées, il est difficile d’évaluer leur contribution individuelle dans l’apparition et l’évolution de la maladie. Un autre exemple concerne des données obtenues par séquençage, comme la recherche de mutations des gènes TET2 ou ASXL1. Ces gènes sont impliqués dans la régulation transcriptionnelle de gènes de l’hématopoïèse (mécanismes épigénétiques) et ont été Pression de sélection (traitements, etc.) 2A 2B 2C Figure 2. Comparaison de 2 modèles d’émergence sous-clonale et pression de sélection. A. Modèle de succession clonale linéaire à partir d’une cellule souche leucémique ayant acquis la t(9;22)(q34;q11) [orange], avec enrichissement d’une population sousclonale avec avantage de survie sous pression de sélection (violet). Un autre sous-clone porteur d’une mutation n’induisant pas un avantage de survie (rose) n’est pas maintenu. B. Schématisation du modèle de progression linéaire 2A. C. Schématisation du modèle d’évolution en branches à partir d’une cellule souche leucémique ayant acquis la t(9;22)(q34;q11) [orange], avec émergence et maintien de plusieurs sous-clones différents et avantage de survie sous pression de sélection (noir, rose, orange, jaune). Un sous-clone avec une mutation neutre mais non délétère (couleur pétrole) est maintenu. Disparition des sous-clones avec mutation délétère (rose clair) ou avec mutations ne conférant pas un avantage de survie sous pression de sélection (marron, bleu clair, violet, noir, vert clair, bordeaux). 242 Correspondances en Onco-Hématologie - Vol. VIII - n° 6 - novembre-décembre 2013 Leucémie myéloïde chronique, Darwin et évolutions clonales retrouvés mutés dans plusieurs modèles d’hémopathies myéloïdes, dont les syndromes myéloprolifératifs BCRABL négatifs (19, 20). Mutés, ces gènes pourraient être impliqués dans les mécanismes de progression et de transformation. Or, bien que dans la LMC des mutations de TET2 et ASXL1 aient également été retrouvées, elles le sont parfois au diagnostic et/ou lors de la transformation de la maladie, mais jamais de façon systématique (21, 22). Dans ce contexte, il est alors possible de penser qu’il s’agit de mutations “passagères” liées à l’instabilité génétique de la LMC sans effet fonctionnel. Le modèle d’évolution linéaire semble alors moins robuste, dans la mesure où ces nombreux sous-clones persistent sans effet de pression de sélection identifié. sante, la reconstitution de l’architecture clonale chez un patient donné révèle un modèle stochastique. De plus, la cinétique d’apparition des mutations d’ABL montre une succession d’expansions mais aussi de déplétions variables de certains sous-clones par rapport à d’autres au cours du temps. Ce travail montre que la cinétique des sous-clones mutés dans la LMC est dynamique, aléatoire et variable selon le traitement, ce qui n’est plus en adéquation avec un modèle d’évolution linéaire. Ainsi, tout du moins dans le modèle de résistance aux ITK par mutations, le modèle d’évolution de la LMC se rapproche plus, actuellement, d’un modèle d’évolution en branches, modèle suggéré en 1837 par Darwin pour tenter d’expliquer l’évolution naturelle des espèces (figure 2C, p. 242). Diversité clonale dans la LMC : Darwin réhabilité ? Architecture clonale de la LMC Finalement, le développement récent des technologies de séquençage dites de “haut débit”, beaucoup plus sensibles, a montré un panorama plus complexe d’évolutions sous-clonales. Cela est vrai même pour des mutations ayant des effets fonctionnels importants, comme celles liées à la résistance aux ITK. En effet, ces techniques ont permis de détecter des sousclones minoritaires présentant des mutations dans le site actif d’ABL dès le diagnostic et en dehors de tout contexte d’évolution ou de résistance de la maladie. Près d’une centaine de mutations d’ABL ont été mises en évidence. Ces différents sous-clones peuvent être présents de manière simultanée et peuvent également être porteurs de plusieurs mutations (clones à mutations composites). Devant ce panorama d’hétérogénéité de la LMC, y compris au diagnostic, la reconstitution d’une séquence d’apparition des lésions génétiques additionnelles de manière linéaire devient impossible. Par ailleurs, une approche récemment publiée de séquençage à haut débit ciblant la région codant pour le domaine kinase d’ABL a été réalisée rétrospectivement et longitudinalement sur une cohorte de 33 patients en échec de traitement après 2 à 4 lignes thérapeutiques sous ITK (18 LMC et 15 LAL-Ph+) [23]. Tous les patients inclus avaient initialement bénéficié d’une recherche de mutations d’ABL par séquençage dit “classique”, et tous étaient connus pour être porteurs d’au moins 1 mutation d’ABL. Les résultats de cette étude montrent la détection d’un ensemble de mutations supplémentaires (présentes à des seuils de détection inférieurs à 15 %) dans 55 % des échantillons analysés, 51 % des patients présentant 2 à 4 mutations simultanées. De manière intéres- La variété et la coexistence de multiples clones et sous-clones est une notion validée dans de nombreux modèles tumoraux, que ce soit dans certaines tumeurs solides, dans les leucémies aiguës ou encore dans le myélome (24-26). Cette architecture polyclonale en multibranches et la chronologie d’apparition des sousclones laissent suggérer que ces différentes populations peuvent émerger de clones différents et de manière indépendante (notion de polyclonalité). Ce modèle d’évolution “buissonnant” est probablement proche de l’architecture clonale de la LMC, puisqu’il s’agit d’une hémopathie où l’oncogène BCR-ABL est source d’instabilité génétique. En revanche, l’acquisition de la t(9;22)(q34;q11), même si elle survient dans un contexte génomique différent d’un patient à l’autre, permet de penser qu’il s’agit d’une évolution en branches à partir d’une cellule souche unique initiale. Ainsi, il est possible de concevoir l’évolution de la LMC comme le résultat de l’émergence indépendante de plusieurs sous-clones (notion d’oligoclonalité). Conclusion Sur le plan thérapeutique, cette notion d’architecture clonale complexe avec des cinétiques d’expansion/ déplétion des différentes sous-populations en fonction de l’environnement et des traitements est certainement à l’origine des difficultés à obtenir des réponses durables dans de nombreux cancers. Dans la LMC, le succès de la monothérapie par ITK est probablement lié à la puissance oncogénique que représente la fusion BCR- Correspondances en Onco-Hématologie - Vol. VIII - n° 6 - novembre-décembre 2013 243 Darwin et l’hématologie : la clonalité revisitée dossier C. Roche-Lestienne déclare ne pas avoir de liens d’intérêts. ABL, qui minore les effets de la diversité sous-clonale. S’apparentant à un modèle d’évolution oligoclonal, la LMC semble donc plus facile à maîtriser à long terme sous ITK pour la grande majorité des patients, comparativement à des modèles de cancers polyclonaux. Mais la certitude de l’éradication complète de cette hémopathie reste un défi. En effet, le problème majeur et non résolu dans la LMC concerne l’insensibilité aux ITK des cellules souches leucémiques, qui constituent ■ la source d’une variété clonale durable. Références 1. Nowell PC. The clonal evolution of tumor cell populations. Several types of mutations of the Abl gene can be found in chronic myeloid leukemia patients resistant to STI571, and they can pre-exist to the onset of treatment. Blood 2002;100(3):1014-8. 18. Deluche L, Joha S, Corm S et al. Cryptic and partial dele- Cancer 2007;7(3):213-21. 11. Roche-Lestienne C, Laï JL, Darré S et al. 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Éducation thérapeutique : comment vous former et informer vos patients Publication à destination de tous les professionnels de santé Société éditrice : EDIMARK SAS CPPAP et ISSN : en cours Trimestriel Octobre-Novembre-Décembre 2013 20 € Association française pour le développement de l’éducation thérapeutique Association régie selon la loi de 1901 Publication trimestrielle 244 * Abonnez-vous au 01 46 67 62 74 / 87 Correspondances en Onco-Hématologie - Vol. VIII - n° 6 - novembre-décembre 2013