Leucémie myéloïde chronique, Darwin et évolutions clonales

dossier
Darwin
et l’hématologie :
la clonalité revisitée
Correspondances en Onco-Hématologie - Vol. VIII - n° 6 - novembre-décembre 2013
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Leucémie myéloïde chronique,
Darwin et évolutions clonales
Chronic myeloid leukemia, Darwin and clonal evolution
C. Roche-Lestienne*, E. Boudry-Labis*
* Institut de génétique
médicale, hôpital Jeanne-
de-Flandre, CHRU de Lille.
La leucémie myéloïde chronique (LMC) se carac-
térise par la présence d’une seule anomalie
cyto génétique au diagnostic : la translocation
réciproque entre les bras longs d’un chromosome 9 en
q34 et d’un chromosome 22 en q11. De ce remaniement
t(9;22)(q34;q11) résulte la fusion entre les gènes BCR et
ABL, événement oncogénique puissant et suffi sant pour
permettre l’apparition de la maladie. La LMC semble
donc être, au diagnostic, d’une apparente homo généité
clonale.
LMC, évolutions clonales et Darwin revisité
D’un point de vue théorique, la LMC pourrait s’apparen-
ter au modèle d’évolution linéaire des cancers. Évoqué
pour la première fois en 1976 par P.C. Nowell (l’un des
codécouvreurs du chromosome Philadelphie) [1], le
modèle de progression linéaire des cancers est une
adaptation de la théorie de Darwin sur la sélection natu-
relle et l’évolution, théorie qui permet d’expliquer et
de comprendre comment l’environnement infl ue sur
l’évolution des espèces et des populations en sélection-
nant les individus les plus adaptés. Ainsi, selon Darwin,
l’émergence de mutations est à l’origine d’une variété
phénotypique, mais ce ne sont que les mutations favo-
rables qui sont transmises et maintenues dans la des-
cendance. Par analogie, un cancer en progression peut
donc être assimilé à une succession clonale linéaire à
partir d’une cellule leucémique initiale, avec l’acquisition
successive d’altérations additionnelles contribuant à
l’amélioration du phénotype, de mieux en mieux adapté
RÉSUMÉ
Summary
»
La leucémie myéloïde chronique (LMC) est, du point de vue
cytogénétique, d’une apparente simplicité puisquelle se
caractérise par la présence d’une unique translocation réciproque :
la t(9;22)(q34;q11). De plus, son modèle de progression
s’adapte bien avec la théorie d’évolution linéaire des cancers
(adaptation simplifi ée de la théorie de l’évolution de Darwin),
puisqu’il s’agit de l’acquisition d’anomalies cytogénétiques
sous-clonales additionnelles conférant, au niveau fonctionnel,
une meilleure adaptation de la tumeur à son environnement.
À l’échelle moléculaire, ce modèle d’expansion linéaire peut
également être retrouvé après sélection des sous-populations
clonales résistantes par les traitements par inhibiteurs de tyrosine
kinases. En revanche, grâce aux nouvelles techniques d’analyse
pangénomique et de séquençage à haut débit, la découverte
d’une architecture sous-clonale beaucoup plus complexe remet
en cause ce modèle de progression linéaire. Cette évolution du
concept de progression linéaire des cancers vers un retour au
modèle initial d’évolution en branches proposé par Darwin en
1837 est illustrée ici à l’aide d’exemples dans la LMC.
Mots-clés : LMC − Évolution − Progression linéaire − Architecture
clonale − Oligoclonalité − Darwin.
At the cytogenetic level, chronic myeloid leukemia (CML)
seems to be a simple model of disease as it is characterized
by a unique abnormality: the translocation t(9;22)(q34;q11).
Moreover, its progression with stepwise accumulation of
subsequent cytogenetic abnormalities fi ts with an adapted
model of Darwinian evolution, the linear model of cancer
progression. Indeed, under selective pressure, subclones
presenting the most adaptive phenotype for tumor survival
and expansion are selected. At the molecular level, this
concept can also be observed, notably through the ABL
mutated sub-population of CML cells resistant to treatment
by tyrosine kinase inhibitors. However, recent technologies
of whole genome analysis and deep sequencing challenge
this longstanding model of linear progression, as a very large
genetic diversity is observed, associated with a complex
kinetics of subclonal cells populations. These recent data
are in agreement with a more complex clonal architecture
in CML and are indicative of a branching rather than a linear
model of CML progression.
Keywords: CML − Evolution − Linear progression − Complex
clonal architecture − Darwin.
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Leucémie myéloïde chronique, Darwin et évolutions clonales
à une expansion effi cace de la tumeur (2). Par rapport
à la théorie initiale de Darwin, ce concept d’évolution
linéaire diff ère donc par sa simplicité, puisque l’évolu-
tion des espèces se conçoit sur un modèle d’évolution
en branches. Eff ectivement, concernant la LMC, il est
possible d’observer au caryotype, au cours de la pro-
gression de la maladie, des anomalies additionnelles
récurrentes en plus de la t(9;22)(q34;q11). Ces anomalies
peuvent être, par exemple, l’acquisition d’une dupli-
cation du chromosome 22 remanié (le chromosome
Philadelphie) ou un isochromosome 17q (fi gure 1).
Ces anomalies additionnelles au caryotype ne sont
pas aléatoires et peuvent s’expliquer par un avantage
fonctionnel. C’est le cas de la duplication du chromo-
some Philadelphie, équivalente à une amplifi cation de
l’oncogène BCR-ABL. Cest aussi le cas de l’isochromo-
some 17q, qui présente une monosomie partielle du
bras court du chromosome 17 aboutissant à la perte
d’une copie du gène suppresseur de tumeur TP53 (3).
À l’échelle moléculaire, cette théorie de l’évolution clo-
nale linéaire des cancers se retrouve également dans
la LMC. Une très bonne illustration concerne la popu-
lation des cellules tumorales résistant aux inhibiteurs
de tyrosine kinases (ITK) par mutations ponctuelles
d’ABL (4). En eff et, l’émergence de ces mutations est
sous-clonale et liée à l’instabilité génétique accrue de la
cellule porteuse de la fusion BCR-ABL (5-7). Parce qu’elles
modifi ent la conformation du site actif de la kinase ABL,
ces mutations confèrent une résistance aux ITK. C’est,
par exemple, le cas de la mutation ponctuelle de la
thréonine 315 en isoleucine (T315I), aff ectant un acide
aminé directement impliqué dans le site de liaison des
ITK (8, 9). Le changement de confi guration du site de
liaison causé par cette mutation aboutit à une stabili-
sation de la protéine sous forme active et ne permet
plus la fi xation de l’ITK dans le site actif de la kinase.
Cela confère alors un avantage de survie sous traite-
ment, la mutation T315I, lorsqu’elle est présente dans la
population sous-clonale, permettant alors l’expansion
de ce sous-clone résistant lors du traitement par ITK (10,
11). Il a par ailleurs été montré que l’enrichissement par
sélection fonctionnelle de ce sous-clone résistant pou-
vait alors aboutir à une population cellulaire majoritaire,
et conduire, sur le plan clinique, à des rechutes et à des
échecs thérapeutiques (fi gure 2, A et B, p. 242) [12, 13].
Néanmoins, à l’échelle pangénomique, les analyses par
hybridation génomique comparative (CGH) de prélè-
vements obtenus soit au diagnostic, soit au cours de
l’évolution de la LMC et/ou en cas de résistance aux
traitements, ou encore au moment de la réponse cyto-
Figure 1. Cytogénétique de 2 cas de LMC en progression : modèle de succession clonale linéaire.
9 22 der(9)
t(9;22)(q34;q11) + der(9;22)t(9;22)
der(22) + der(22)der(9) der(22)
t(9;22)(q34;q11) + i(17)(q10)
9 22 der(9) der(22) + i(17)(q10)der(9) der(22)
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génétique complète, révèlent un nombre d’altérations
secondaires beaucoup plus important que ce qui était
initialement estimé en cytogénétique conventionnelle
(14-16). Cela complique le concept d’évolution linéaire
et remet défi nitivement en cause l’idée que la LMC est
une maladie homogène. Ces altérations concernent sou-
vent des délétions, plus rarement des gains, et peuvent
être retrouvées sur tous les chromosomes. Indécelables
au caryotype parce que de très petite taille (de l’ordre
d’une centaine à quelques milliers de paires de bases),
ces anomalies sont variables, parfois récurrentes. Nous
avons montré que le nombre de ces altérations géné-
tiques accumulées dans les progéniteurs leucémiques
triés CD34+ est directement corrélé au stade d’évolution
de la LMC ou à la résistance au traitement (17). Parmi
ces altérations, il est possible d’observer des délétions
concernant une partie ou la séquence entière de gènes
impliqués dans le processus de leucémogenèse, comme,
par exemple, PRDM16, IKZF1, ETV6, CDKN1 ou encore RB.
Ces altérations peuvent également concerner des trans-
locations impliquant le gène RUNX1 (18). Ainsi, même
si cet enrichissement sous-clonal concerne des cibles
diff érentes, il est possible d’y entrevoir, pour certaines
d’entre elles, des altérations de fonctions concernant
des étapes cruciales, comme le contrôle de la proli-
fération, de l’apoptose et de la diff érenciation cellu-
laire. Cela pourrait encore, dans une certaine mesure,
correspondre au modèle d’évolution clonale linéaire.
Cependant, devant la multitude des lésions observées,
il est diffi cile d’évaluer leur contribution individuelle
dans l’apparition et l’évolution de la maladie.
Un autre exemple concerne des données obtenues
par séquençage, comme la recherche de mutations
des gènes TET2 ou ASXL1. Ces gènes sont impliqués
dans la régulation transcriptionnelle de gènes de
l’hématopoïèse (mécanismes épigénétiques) et ont été
Figure 2. Comparaison de 2 modèles d’émergence sous-clonale et pression de sélection. A. Modèle de succession clonale linéaire
à partir d’une cellule souche leucémique ayant acquis la t(9;22)(q34;q11) [orange], avec enrichissement d’une population sous-
clonale avec avantage de survie sous pression de sélection (violet). Un autre sous-clone porteur d’une mutation ninduisant pas
un avantage de survie (rose) nest pas maintenu. B. Schématisation du modèle de progression linéaire 2A. C. Schématisation
du modèle d’évolution en branches à partir d’une cellule souche leucémique ayant acquis la t(9;22)(q34;q11) [orange], avec
émergence et maintien de plusieurs sous-clones diff érents et avantage de survie sous pression de sélection (noir, rose, orange,
jaune). Un sous-clone avec une mutation neutre mais non délétère (couleur pétrole) est maintenu. Disparition des sous-clones
avec mutation délétère (rose clair) ou avec mutations ne conférant pas un avantage de survie sous pression de sélection (marron,
bleu clair, violet, noir, vert clair, bordeaux).
2A
Pression de sélection (traitements, etc.)
2B
2C
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Leucémie myéloïde chronique, Darwin et évolutions clonales
retrouvés mutés dans plusieurs modèles d’hémopathies
myéloïdes, dont les syndromes myéloprolifératifs BCR-
ABL négatifs (19, 20). Mutés, ces gènes pourraient être
impliqués dans les mécanismes de progression et de
transformation. Or, bien que dans la LMC des mutations
de TET2 et ASXL1 aient également été retrouvées, elles le
sont parfois au diagnostic et/ou lors de la transforma-
tion de la maladie, mais jamais de façon systématique
(21, 22). Dans ce contexte, il est alors possible de penser
qu’il s’agit de mutations passagères” liées à linstabilité
génétique de la LMC sans eff et fonctionnel. Le modèle
d’évolution linéaire semble alors moins robuste, dans la
mesure où ces nombreux sous-clones persistent sans
eff et de pression de sélection identifi é.
Diversité clonale dans la LMC:
Darwin réhabilité ?
Finalement, le développement récent des technolo-
gies de séquençage dites de “haut débit”, beaucoup
plus sensibles, a montré un panorama plus complexe
d’évolutions sous-clonales. Cela est vrai même pour
des mutations ayant des eff ets fonctionnels impor-
tants, comme celles liées à la résistance aux ITK. En
eff et, ces techniques ont permis de détecter des sous-
clones minoritaires présentant des mutations dans le
site actif d’ABL dès le diagnostic et en dehors de tout
contexte d’évolution ou de résistance de la maladie.
Près d’une centaine de mutations d’ABL ont été mises
en évidence. Ces diff érents sous-clones peuvent être
présents de manière simultanée et peuvent égale-
ment être porteurs de plusieurs mutations (clones
à mutations composites). Devant ce panorama
d’hétérogénéité de la LMC, y compris au diagnostic,
la reconstitution d’une séquence d’apparition des
lésions génétiques additionnelles de manière linéaire
devient impossible. Par ailleurs, une approche récem-
ment publiée de séquençage à haut débit ciblant la
région codant pour le domaine kinase d’ABL a été
réalisée rétrospectivement et longitudinalement sur
une cohorte de 33 patients en échec de traitement
après 2 à 4 lignes thérapeutiques sous ITK (18 LMC et
15 LAL-Ph+) [23]. Tous les patients inclus avaient initia-
lement bénéfi cié d’une recherche de mutations d’ABL
par séquençage dit classique”, et tous étaient connus
pour être porteurs d’au moins 1 mutation d’ABL. Les
résultats de cette étude montrent la détection d’un
ensemble de mutations supplémentaires (présentes
à des seuils de détection inférieurs à 15 %) dans 55 %
des échantillons analysés, 51 % des patients présen-
tant 2 à 4 mutations simultanées. De manière intéres-
sante, la reconstitution de l’architecture clonale chez
un patient donné révèle un modèle stochastique. De
plus, la cinétique d’apparition des mutations d’ABL
montre une succession d’expansions mais aussi de
déplétions variables de certains sous-clones par rap-
port à dautres au cours du temps. Ce travail montre
que la cinétique des sous-clones mutés dans la LMC
est dynamique, aléatoire et variable selon le traite-
ment, ce qui nest plus en adéquation avec un modèle
d’évolution linéaire.
Ainsi, tout du moins dans le modèle de résistance aux
ITK par mutations, le modèle d’évolution de la LMC se
rapproche plus, actuellement, d’un modèle d’évolution
en branches, modèle suggéré en 1837 par Darwin pour
tenter d’expliquer l’évolution naturelle des espèces
(fi gure 2C, p. 242).
Architecture clonale de la LMC
La variété et la coexistence de multiples clones et
sous-clones est une notion validée dans de nombreux
modèles tumoraux, que ce soit dans certaines tumeurs
solides, dans les leucémies aiguës ou encore dans le
myélome (24-26). Cette architecture polyclonale en
multibranches et la chronologie d’apparition des sous-
clones laissent suggérer que ces diff érentes populations
peuvent émerger de clones diff érents et de manière
indépendante (notion de polyclonalité). Ce modèle
d’évolution “buissonnant est probablement proche
de l’architecture clonale de la LMC, puisqu’il s’agit
d’une hémopathie où l’oncogène BCR-ABL est source
d’instabilité génétique. En revanche, l’acquisition de la
t(9;22)(q34;q11), même si elle survient dans un contexte
génomique diff érent d’un patient à l’autre, permet de
penser qu’il s’agit d’une évolution en branches à partir
d’une cellule souche unique initiale. Ainsi, il est possible
de concevoir l’évolution de la LMC comme le résultat
de l’émergence indépendante de plusieurs sous-clones
(notion d’oligoclonalité).
Conclusion
Sur le plan thérapeutique, cette notion d’architecture
clonale complexe avec des cinétiques d’expansion/
déplétion des diff érentes sous-populations en fonction
de l’environnement et des traitements est certainement
à l’origine des diffi cultés à obtenir des réponses durables
dans de nombreux cancers. Dans la LMC, le succès de
la monothérapie par ITK est probablement lié à la
puissance oncogénique que représente la fusion BCR-
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ABL, qui minore les eff ets de la diversité sous- clonale.
S’apparentant à un modèle d’évolution oligoclonal, la
LMC semble donc plus facile à maîtriser à long terme
sous ITK pour la grande majorité des patients, com-
parativement à des modèles de cancers polyclonaux.
Mais la certitude de léradication complète de cette
hémopathie reste un défi . En eff et, le problème majeur
et non résolu dans la LMC concerne l’insensibilité aux
ITK des cellules souches leucémiques, qui constituent
la source d’une variété clonale durable.
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