Les Lettres françaises
. Mai 2009 (supplément à
l’Humanité
du 9 mai 2009) . IV
ÉDITIONS THÉÂTRALES
Une vraie critique de combat
Le Théâtre face au pouvoir :
chroniques d’une relation orageuse,
de Renée Saurel, L’Harmattan.
296 pages, 29 euros.
Ce livre est une gifle pour les pauvres tâ-
cherons critiques que nous sommes au-
jourd’hui en 2009. Espérons seulement
qu’elle saura nous réveiller, car nous en avons
plus que jamais un besoin urgent. De quoi
s’agit-il ? D’un recueil de textes, critiques
donc, réunis par Robert Abirached, qui fut un
temps de la partie au
Nouvel Observateur
avant de prendre la direction du théâtre, de la
musique et de la danse au ministère de la
Culture. Un recueil de plus me dira-t-on,
soit, mais celui-ci est bien particulier. Robert
Abirached ne s’est pas contenté de réunir les
nombreux textes de Renée Saurel écrits pour
les Temps modernes,
où elle tint la rubrique
théâtrale de 1952 à 1984. Elle avait aupara-
vant collaboré à
Combat
, à
l’Express
et sur-
tout, sur la demande d’Aragon, aux
Lettres
françaises,
où elle s’était occupée des émis-
sions de radio et de télévision. Le choix opéré
a été de ne publier que les articles consacrés à
l’analyse des rapports entre le théâtre et le
pouvoir. Critique de combat déclarée (l’ex-
pression fut reprise par Gilles Sandier), Renée
Saurel ne pouvait bien évidemment pas faire
l’impasse d’un regard et d’une analyse sur les
conditions mêmes de la production théâtrale
de son époque. À lire ses analyses, ses juge-
ments, on ne peut qu’être admiratif et se dire,
une fois de plus, que la critique dramatique ne
consiste pas seulement à aligner, soir après
soir, souvent sans effort de continuité, des pe-
tits jugements sur tel ou tel spectacle.
C’est, en fin de compte, toute l’histoire de
la politique culturelle de notre pays qui est pas-
sée en revue, sans l’ombre de la moindre
concession. Les titres des chroniques, de ce
point de vue, sont parfaitement parlants. Il est
question, bien sûr, du théâtre privé et du
théâtre public, de « la décentralisation en dan-
ger », de « l’État face au théâtre » et d’« Une
mauvaise odeur de Bas-Empire » (nous
sommes en 1969), du « Monstre froid et le
théâtre », du « malthusianisme, arbitraire et
prestidigitation », et encore de « cultivez-vous,
le grand capital fera le reste ! »... Où nos res-
ponsables sont nommément cités, de l’ineffable
Michelet au pauvre Druon (vous souvenez-
vous qu’ils furent ministres de la Culture ?).
Faut-il s’étonner que l’ouvrage s’achève sur
l’évocation d’un des grands hommes de théâtre
de l’époque que Renée Saurel admirait, Roger
Blin, et que les deux derniers articles portent le
même titre de
Cendres fertiles de Roger Blin ou
Pavane pour une éthique défunte
?
C’est une formidable leçon que nous
ferions bien de méditer que nous donne une
ultime fois cette grande dame qui fut de tous
les combats, du « Manifeste des 121 » en 1960,
à celui, onze ans plus tard, « des 343 femmes
pour le droit à l’avortement et le libre accès
aux moyens anticonceptionnels », puis à la
dénonciation des mutilations sexuelles fémi-
nines (voir
l’Enterrée vive
, Slatkine, 1981),
avant de réclamer de droit de mourir dans la
dignité. Ce fut, pour elle, en 1988.
Jean-Pierre Han
L’édition théâtrale dans
tous ses états
1987 : Michel Vinaver, alors président de la commission
théâtre du Centre national du livre, publie chez Actes Sud son
Compte rendu d’Avignon
,
des mille maux dont souffre l’édi-
tion théâtrale et des trente-sept pour l’en soulager.
Son sous-
titre éclaire l’état de léthargie que connaissait la publication
des œuvres dramatiques contemporaines. Un état de mort cli-
nique que confirme la petite centaine de publications subsis-
tant alors.
2009 : le malade d’avant est devenu une niche éditoriale,
économiquement fragile certes, mais qui existe, résiste et s’est
même renforcée par l’adjonction de plusieurs nouvelles mai-
sons spécialisées qui ont rejoint ces dernières années cette
« aberration économique ». La production famélique du dé-
but des années 1980 est devenue plus imposante avec près de
400 unités annuelles.
En vingt ans, comment le secteur s’est-il agrégé ? Autour
de quelles entités éditoriales ? Avec quels soutiens ? Selon
quels critères éditoriaux ? Quels sont les freins à l’édition théâ-
trale de demain ? Autant d’interrogations pour ce rapide pa-
norama.
L’abandon progressif du genre théâtral par les maisons de
littérature générale date du milieu des années 1970. Cet aban-
don était motivé par une perte massive du lectorat de théâtre
concurrencé par une offre culturelle plus forte ; un âge d’or
du metteur en scène, qui souhaitait faire « du théâtre de tout »,
sauf à partir de pièces ; une raison économique majeure, le
changement de statuts de la SACD en 1975 qui interdit aux
auteurs la cession d’une partie de leurs droits de représenta-
tion à un tiers. Avant cette évolution, publier du théâtre était
rentable avec la perception de 50 % des droits. Après, cela te-
nait du philanthropisme béat. Gallimard range alors son pres-
tigieux « Manteau d’Arlequin », pour ne le raviver que ponc-
tuellement, quand un auteur maison commet une pièce. Lu-
cien Attoun est prié d’aller défendre les dramaturges
contemporains ailleurs que dans la sphère privée de Stock : ce
sont les « Tapuscrits de Théâtre ouvert », toujours vivaces au-
jourd’hui.
Seuls résistent L’Arche et l’Avant-Scène Théâtre, deux
maisons créées en 1949. La première est alors essentiellement
tournée vers la dramaturgie allemande post-brechtienne,
ayant importé d’Allemagne la figure de l’éditeur agent axé sur
la seule diffusion des textes pour la scène. La seconde pour-
suit la tradition française de la revue d’actualité théâtrale. La
publication du théâtre subsiste donc, elle qui a fondé l’édition
industrielle française (les frères Lévy, fondateurs de Calmann-
Lévy, ont d’abord publié des pièces) mais de façon marginale.
Deux maisons ouvrent la brèche de l’édition spécialisée entre
1981 et 1984. Jean-Pierre Engelbach qui, grâce à l’aide de la
branche éditoriale de la Ligue de l’enseignement, créé Théâ-
trales (aujourd’hui Éditions Théâtrales) qui se charge de pu-
blier les dramaturges contemporains sevrés d’accueils édito-
riaux et boutés hors du jeu théâtral. Christian Dupeyron en-
suite, qui avec Claire David toujours à la tête de la collection,
créé « Papiers » pour accueillir « tout ce qui se joue » sur les
scènes, comme premier ferment esthétique. Actes Sud, jeune
maison généraliste, récompense rapidement ce volontarisme
en accueillant ces premières publications dans la collection
aujourd’hui en tête du marché.
Inspirées par ces exemples volontaristes, L’Arche, sous
l’impulsion de Rudolf Rach, se tourne davantage vers les dra-
maturges français ou anglais par exemple ; tout en poursui-
vant son travail de revue,
l’Avant-Scène
, sous la houlette de
Danielle Dumas, s’affranchit du seul choix des metteurs en
scène et crée une collection de livres, « les Quatre Vents ». Le
secteur spécialisé de l’édition théâtrale s’était ainsi agrégé. Il
se renforce dans les années 1990 avec l’apport militant, dans
une démarche socioculturelle, de l’éditeur belge Émile Lans-
man. Par ailleurs, le hasard présidant souvent aux aventures
artistiques, la non-publication par les maisons précédemment
nommées des textes de Jean-Luc Lagarce conduit ce dernier
à fonder, avec François Berreur, les Solitaires intempestifs. Il
faut encore citer les plus petites maisons, économiquement
s’entend, qui participent depuis dix ou quinze ans à la pro-
gression de la production dramatique contemporaine : Espace
34, Le Bruit des autres, L’Amandier, La Fontaine et, plus ré-
cemment, L’Espace d’un instant ou Quartett. Aujourd’hui, il
se publie donc entre 350 et 400 titres de théâtre contemporain
répartis à 60 % par ces entités spécialisées, le restant étant as-
sumés par des occasionnels.
Mais comment ce qui était impossible à l’orée des années
1980 est devenu tangible vingt ans après ? Un faisceau de fac-
teurs, souvent cités par Vinaver dans son rapport, a favorisé
ce développement, modeste à l’aune des contrôleurs de ges-
tion qui régissent aujourd’hui les grandes maisons d’édition,
mais réel au regard de la situation désertique d’alors. Premiè-
rement, un soutien régulier du Centre national du livre qui a
classé le théâtre, comme la poésie, au rang des genres « à écou-
lement lent », ce qui lui accorde la possibilité de subventions.
D’aucuns estiment qu’il y a là assujettissement à un art offi-
ciel. Il ne tient qu’à eux d’assumer leur fonction d’éditeur en
publiant, même en cas de refus de la commission théâtre du
CNL. Deuxièmement, l’utilisation est courante aujourd’hui
d’un partage des risques par le prisme des coéditions avec des
structures théâtrales publiques ou parapubliques. Troisième-
ment, le soutien fluctuant de l’action culturelle de la SACD
aux maisons d’édition théâtrale qui semble aujourd’hui plus
souvent accordé aux maisons émergentes, ce qui pourrait se
tenir si cela ne défavorisait pas les auteurs publiés par les
autres. Enfin, le développement du livre de théâtre a été au-
torisé par le travail tout autant militant de quelques librairies
spécialisées et au regard bienveillant sur ces livres en train de
se perfectionner, tant sur la forme que sur le fond, de libraires
généralistes. Mais brisons une image d’Épinal qui sclérose les
relations entre le secteur théâtral subventionné et l’édition de
théâtre : en agrégeant les subventions du CNL, aujourd’hui
toujours nécessaires, les aides ponctuelles SACD et les coédi-
tions, l’apport externe vers ces maisons spécialisées dépasse
rarement les 10 % du budget. Le reste étant constitué de vente
d’ouvrages. La vision d’éditeurs publics s’autorisant des re-
fus pleins de morgue doit être dépassée.
Au-delà de ces considérations économiques pourtant ma-
jeures dans une économie de marché et intrinsèques à la fonc-
tion éditoriale, l’objet de ces maisons est de proposer des textes
aux lecteurs et à l’assemblée théâtrale. Trois marqueurs édi-
toriaux président à l’ensemble des choix, comme autant de
curseurs que les uns et les autres meuvent selon leurs philoso-
phies. La notion de répertoire est la première commune au sec-
teur : publier du théâtre aujourd’hui c’est essayer de com-
prendre qui seront les auteurs de demain. Le théâtre comme
genre littéraire est une idée relativement admise par tous se-
lon une vision volontariste de retour du dramaturge en litté-
rature. Enfin, entité plus débattue, la relation à l’actualité scé-
nique. Elle engendre la publication des pièces, par certains,
concomitamment à leur création, à la fois pour bénéficier de
la médiatisation du spectacle et dans un objectif esthétique
d’un nécessaire passage du texte par le corps des acteurs.
D’autres préfèrent publier en amont de tout projet scénique
afin de ne pas dépendre du désir d’un autre, comme le metteur
en scène. En s’affranchissant du plateau et en s’adressant
d’abord aux lecteurs (du lecteur « pur » aux lecteurs praticiens,
professionnels ou amateurs), ces éditeurs, qui figent les textes
dans les livres, leur rendent paradoxalement leur liberté et leur
autorisent des vies futures en les « dépolluant » de tout ima-
ginaire esthétique scénique.
Ces trois marqueurs renvoient aux trois fonctions dédiées
à la figure de l’éditeur de théâtre : la trace d’un art éphémère
dans un esprit de conservation des pièces ; la source des spec-
tacles en contribuant aux côtés des comités de lecture divers
à réintroduire l’auteur au sein du jeu théâtral, en dépassant le
stérile débat texto/scénocentrisme ; l’écot à la littérature en
proposant une littérature souvent formellement en recherche.
Le malade décrit par Michel Vinaver a donc quitté sa
convalescence, mais nécessite toujours un traitement au mi-
nimum homéopathique. Or la baisse des aides CNL pourrait
à terme faire craindre pour sa santé. Si certaines barrières ont
été levées, subsistent encore aujourd’hui des freins à la péren-
nisation de la publication théâtrale. L’absence récurrente d’in-
téressement des éditeurs aux droits de représentation consti-
tue le principal obstacle. Le secteur doit encore progresser
dans sa diffusion et dans le règlement plus rapide des droits
de vente pour mériter ce nouvel oxygène sous la forme d’un
système d’intéressement progressif qui profitera d’abord aux
auteurs. En élargissant l’assiette, ils ont plus à gagner qu’à
perdre. La balle est dans leur camp. Mais les éditeurs en main-
tenant en circulation des textes sur des décennies – le secteur
est peu consommateur de pilons – prouvent leur volonté de
favoriser des créations multiples.
Enfin, deux dangers majeurs se profilent, non pour l’édi-
tion théâtrale elle-même qui, si elle ne s’engage pas corps et
biens pour assumer ses fonctions, périra. Mais bien pour les
auteurs et les textes de théâtre. Ce genre risque en effet la sclé-
rose du fait de la marginalité de sa critique. La critique mé-
diatique des textes contemporains est quasi inexistante, quand
l’universitaire s’interroge, mais à l’aune d’un corpus en
constante évolution. Constituer l’une des seules instances cri-
tiques est sans doute une responsabilité trop grande pour les
éditeurs. D’autre part, le fantasme du « tous créateurs » qui
conduit certains dramaturges à livrer leurs œuvres au télé-
chargement gratuit sur l’Internet les aveugle. On ne devient
artiste que par le public et ses médiateurs. Aux éditeurs de dé-
fendre leur position de premier filtre et d’octroi de label pour,
s’ils s’engagent dans la voie numérique, poursuivre leur tâche
première : proposer des œuvres contemporaines à la scène et
à la littérature. L’avenir de l’édition théâtrale s’annonce pas-
sionnant car c’est bien du conflit que naissent l’exigence et la
qualité.
Pierre Banos