thtCRITIQUES
4 / N°196 / MARS 2012 / lt
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tt / MIcheL TreMbLay
ÉTERNEL FÉMININ
Qui sont les femmes de Belles-sœurs ?
Michel Tremblay : Ce sont des femmes du milieu
ouvrier de Montréal, dans les années 60.
René Richard Cyr transforme votre pièce en
théâtre musical, quarante ans après sa créa-
tion. Pensez-vous que la condition féminine
a changé depuis quarante ans ?
M. T. : La société a changé, c’est vrai, mais les
individus moins. Chacune de ces femmes prise à
part est encore pertinente aujourd’hui, même si
l’ensemble de leur collectivité a évolué.
Pourquoi avez-vous écrit cette pièce ?
M. T. : J’ai écrit cette pièce en réaction au fait
que le théâtre nord-américain du xxe siècle, à mon
avis, était écrit par des hommes pour des hom-
mes : les personnages féminins étaient souvent
secondaires, utilitaires et comiques. J’ai voulu
donner droit de parole aux femmes qui m’avaient
élevé. J’ai aussi écrit cette pièce pour vérifier s’il
était possible de se servir du joual (le vrai, pas
l’aseptisé) au théâtre.
Pouvez-vous nous parler de cette langue si
particulière que vous mettez dans la bouche
de vos héroïnes ?
M. T. : Le joual a été inventé par les Montréalaises du
milieu ouvrier du début du xxe siècle, quand les hom-
mes sont partis travailler en anglais et ont ramené
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OH LES BEAUX JOURS
Tant qu’elle y arrive, tant qu’il arrive à l’entendre,
Winnie, enterrée jusqu’à la taille puis jusqu’au cou,
parle à son époux Willie, s’entêtant dans sa volonté
de dire « tout ce qu’on peut », de faire « tout ce
qu’on peut ». C’est sans doute presque rien, mais
ce presque est immense, infini, humain, à jamais
profondément émouvant. « Oh le beau jour encore
que ça va être ! » C’est l’un des très grands rôles
féminins de l’histoire du théâtre, partition musicale
redoutablement précise, soulignée par les didasca-
lies de Beckett, rôle interprété en France par Made-
leine Renaud ou Denise Gence. Aujourd’hui, c’est
l’actrice bien connue Catherine Frot qui incarne
Winnie, rayonnante d’humanité, de tendresse…
et de drôlerie. Elle a la cinquantaine, l’âge du rôle.
Prisonnière immobile, « à perte de passé et d’ave-
nir », elle est pleinement vivante, concrète, féminine,
volontaire, digne, joyeuse même, parfois mélancoli-
que, le temps est son pire ennemi mais son rapport
aux mots et aux choses, ponctué de récurrences
et de répétitions, parvient à faire résonner avec
émotion, force et simplicité l’obstination humaine
à vivre. Et à deux c’est plus motivant : Willie (Pierre
Banderet) est là et bien là, destinataire de son babil,
ils ont un passé en commun et elle a besoin de lui.
Elle le guette, l’apostrophe, réclame sa réaction, si
minime et saugrenue soit-elle.
Dans l’acte II, alors qu’elle est enterrée jusqu’au cou,
elle l’interpelle encore et encore. C’est bien le para-
doxe de la vie même que Samuel Beckett parvient
singulièrement à montrer dans Oh les beaux jours :
le début annonce la fin, et le désir de vivre, d’aimer
et de s’agiter s’affirme et perdure malgré le lent
naufrage et l’amoindrissement inéluctable des êtres
et du monde. Marc Paquien réussit une très belle
mise en scène, parfaitement aboutie : l’expérience
tragique de la vie qui n’en finit pas d’approcher de
son achèvement se joue ici avec style. Sans noir-
ceur, sans excès, sans ajout, célébrant la vie même,
par le texte, par sa musique, en adéquation avec
l’expérience humaine de l’existence, qui rassemble
les contraires en une sorte d’oxymore insoluble et
tenace. La scénographie installe Winnie dans un
mamelon rugueux aux allures de coquille marine
semblant montrer les strates du temps, et la superbe
toile de fond, un bel écho à la didascalie inaugu-
rale, conjugue divers éléments – ciel, plage, sable,
roche, ou neige… –, créant entre eux une symé-
trie nue et déserte qui rend d’autant plus vivante et
bouleversante Winnie. L’œil est comme fasciné par
cet espace lumineux remarquablement animé par
Dominique Bruguière. Catherine Frot incarne avec
beaucoup de subtilité une Winnie fondamentalement
proche, familière, et Marc Paquien crée un théâtre
exigeant et accessible à tous, ouvrant de singulières
perspectives, au cœur de l’humain.
Agnès Santi
Oh les beaux jours, de Samuel Beckett, mise en
scène Marc Paquien, du 20 janvier au 29 mars,
du mardi au samedi à 21h, dimanche à 15h,
au Théâtre de la Madeleine, 75008 Paris.
Tél. 01 42 65 07 09 ou 0 892 68 36 22.
Puis tournée en France jusqu’en juin. Durée : 1h30.
© ARTCOMART/ Pascal Victor
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lt / MARS 2012 / N°196 / 5
© Joshua Kessler
des mots anglais à la maison. Les femmes voulaient
parler français et « traduisaient » phonétiquement les
mots, inventant ainsi de véritables néologismes.
Illusion du bonheur matériel et rêve de gain
soudain : pourquoi évoquer ces questions ?
M. T. : Il est important, je crois, de voir la racine
de tout cela, ce concours où une compagnie de
timbres-primes oblige une ménagère à coller un
million de timbres, plutôt que de lui donner l’équi-
valent en marchandises. Cela est d’une grande
cruauté et d’un grand mépris. Quinze grandes
comédiennes parmi les meilleures du Québec font
vivre cette histoire.
Ce spectacle est une adaptation en musique
et en chansons des Belles-sœurs. Que pen-
sez-vous qu’apporte cette nouvelle forme au
premier spectacle ?
M. T. : Ce spectacle donne un nouveau souffle à la
pièce : à cause de la musique, ce qui est drôle est
plus drôle, et ce qui est triste est plus triste.
Propos recueillis par Catherine Robert
Belles-sœurs, théâtre musical, d’après Les Belles-
sœurs, de Michel Tremblay ; livret, paroles et mise
en scène de René Richard Cyr ; musique de Daniel
Bélanger. Du 8 mars au 7 avril 2012 à 21h ; dimanche
à 15h ; relâche le lundi, les 11, 15, 22 et 29 mars et le
5 avril. Théâtre du Rond-Point, 2bis, avenue Franklin-
D.-Roosevelt, 75008 Paris. Tél. 01 44 95 98 21. En
mars 2012, parution chez Actes Sud de La grande
Mêlée, de Michel Tremblay.
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SE TROUVER
Se trouver, que met en scène Stanislas Nor-
dey, pièce pirandellienne peu connue, créée en
France par Claude Régy avec Delphine Seyrig et
Samy Frey en 1966, offre au spectateur une vraie
découverte dans un décor grandiose art déco de
début de siècle. Le seul monde que nous révèle
l’art, c’est notre âme puisque la conscience est
Emmanuelle Béart, l’actrice capable de Se Trouver.
© Brigitte Enguérand
incapable d’expliquer le contenu de la person-
nalité : « C’est l’Art, et l’Art seul, qui nous révèle
à nous-mêmes » (Oscar Wilde). Ainsi, les jours
qui passent sur la scène font œuvre de création
pour la protagoniste Donata, interprétée par Marta
Abba en 1932, l’actrice d’élection de Pirandello :
« Ce qui est vrai, c’est… qu’il faut se créer, créer !
Et c’est alors seulement qu’on se trouve. » Ainsi,
au bout d’un parcours initiatique, l’actrice résout
le conflit intime qui la déchire, accède à sa vérité
et déchiffre son moi profond. Auparavant, sa vie
n’était que le théâtre d’une introspection de comé-
dienne livrée aux sensations, aux signes fugitifs
d’un désir qui disparaît avant de s’accomplir. Or,
se réfugier dans les songes et l’errance imaginaire
entretient un sentiment de vacuité devant le miroir
nocturne de la loge de théâtre. Pour exister, il faut
sentir la confrontation brute des éléments et les
vents violents des tempêtes intérieures, en éludant
les rôles fictifs trop superficiels.
Aussi Donata se jette-t-elle dans les bras d‘Ely Niel-
sen, mâle autoritaire et extraverti, possessif et jaloux.
Le sentiment d’inaccomplissement de l’actrice se
démultiplie face à l’insatisfaction sensuelle de vivre
auprès d’un piètre compagnon, un échec privé.
L’actrice fait dès lors un retour sur les planches : la
scène avec la magie du rôle lui révèle sa vérité, ce
que lui refusait la vie. En s’identifiant au personnage,
elle trouve le chemin de l’accomplissement « en tant
que femme ». Donata renonce à Ely pour trouver
son unicité au-delà des frustrations. Au cours de ce
discours, un drame fait de théâtre dans le théâtre,
le spectateur est invité au parcours poétique d’une
présence féminine dont la dignité tient à la qualité
de ses exigences. La représentation diffuse ce plaisir
de l’échange entre artistes philosophes que Nordey
déploie dans la lumière d’un hall spacieux, escalier
de palace et rangée stylisée de portes-fenêtres,
comme livrant la scène à la page blanche de ce
beau mystère de vivre. Et à la nostalgie inconsolée
d’un amour qui serait différent entre amants, répond
la virtuosité des acteurs sur ces chemins de quête
dialectique : Claire-Ingrid Cottanceau, Vincent Dis-
sez, Raoul Fernandez, Marina Keltchewsky Frédéric
Leidgens… Emmanuelle Béart, star glamour atta-
chée à son authenticité, est parfaite.
Véronique Hotte
Se trouver, de Luigi Pirandello, traduction de Jean-
Paul Manganaro ; mise en scène de Stanislas Nordey.
Spectacle vu au Théâtre National de Bretagne à
Rennes. Du 6 mars au 14 avril 2012, du mercredi
au samedi à 20h30, mardi à 19h30 et dimanche à
15h30. Durée : 2h30. Théâtre de la Colline, 15 rue
Malte-Brun, 75020 Paris. Tél. 01 44 62 52 52.