J
osef Nadj file entre les
doigts. Appuyé à une table
de café ou replié dans un
bureau au Centre chorégra-
phique d’Orléans qu’il diri-
ge depuis 1995, le chorégra-
phe aux grands cernes som-
bres, créateur d’une vingtaine de
pièces en près de vingt ans, ne se
pose que pour mieux s’échapper.
La tête légèrement enfoncée
dans les épaules, les mains occu-
pées à rouler des cigarettes, il sem-
ble toujours jaillir d’un rêve, en sus-
pend le cours, l’espace d’un ins-
tant, pour mieux y replonger.
Entre-temps, il aura fait défiler
d’une voix sourde ses obsessions et
fantasmes avec l’élégance noncha-
lante de celui qui est là sans y être
tout à fait. Dans sa bulle, oiseau
noctambule, Josef Nadj veille, tis-
sant inlassablement la toile de sa
géographie intime.
Le cœur battant de cette spirale
est une petite ville, Kanizsa, située
en Voïvodine, enclave hongroise
autrefois située en Yougoslavie,
aujourd’hui en Serbie. Grâce au
chorégraphe (né en 1957) pour
lequel vie et œuvre sont inextrica-
blement mêlées, cette bourgade de
12 000 habitants, en passe de
devenir un mythe, appartient
désormais à l’imaginaire de tous
les spectateurs de Josef Nadj.
Kanizsa, coupée en deux par le
fleuve Tisza, affluent du Danube,
que les hirondelles frô-
lent pendant qu’on
s’y baigne. Kanizsa
ouvrant sur une plai-
ne si longue et si
immense que le
regard s’y perd. Sans
même y être allé, Kani-
zsa « la ville que tout le
monde rêve de quitter
sans y réussir »,làoù
Josef Nadj possède
une grande partie de
sa bibliothèque, se dresse, pétrie
d’histoires toutes plus fascinantes
les unes que les autres.
Dès 1987, la première pièce de
Josef Nadj, présentée au Théâtre
de la Bastille, ouvre l’album de sou-
venirs. Sur un ton surréaliste,
Canard pékinois recomposait les
souvenirs-éclairs d’un gamin nom-
mé Nadj qui s’entraînait aux arts
martiaux dans un théâtre où une
troupe d’acteurs, rêvant de partir
pour la Chine, finit par se suicider.
Un an plus tard, Sept peaux de
rhinocéros évoquait la mort du
grand-père du chorégraphe. Et ain-
si de suite. Les Echelles d’Orphée,en
1992, dépliait celles des pompiers
de Kanjiza qui gagnèrent le cham-
pionnat du monde des pompiers à
Turin en 1911 et se livraient par
ailleurs à des activités théâtrales en
amateurs.
Fiction ou réalité ? Impossible
de vérifier et au fond peu importe.
On croit dur comme fer à ces scéna-
rios magiques d’une ville où tout
peut arriver et que Nadj sait incar-
ner sur scène. En conteur, en cha-
man, avec cette puissance à vif
d’un être qui n’a pas le choix,le cho-
régraphe qui « danse sa mémoire
sur scène », puise dans les couches
les plus souterraines de son incons-
cient pour en rapporter une langue
spectaculaire unique.
Chaque pièce, en particulier les
premières, socles de l’œuvre à
venir, réactive le passé avec la puis-
sance d’un exutoire. Chapitre
après chapitre, Nadj déploie le
roman de la vie d’un Européen
nomade, fils d’un charpentier, petit-
fils d’un paysan, qui tous deux dési-
raient ardemment que Josef suive
leurs traces. Avec détermination, le
chorégraphe a choisi de partir pour
bâtir un monde à la démesure de
son décalage, de son désir de liber-
té, sans jamais rompre pourtant
avec sa famille et ses racines.
Celui qui à 11 ans exposait déjà
ses premières peintures, commen-
ce des études aux Beaux-Arts de
Novi Sad, puis à Budapest. Le
service militaire l’éloigne momen-
tanément des arts plastiques avec
lesquels il renouera en 1996 lors
d’une exposition de sculptures au
Carré Saint-Vincent à Orléans.
De retour à Budapest, il décou-
vre le théâtre du mouvement et raf-
fine sa quête d’un art global, à la
fois physique, visuel, musical. Arri-
vant à Paris en 1980, il s’initie au
mime auprès de Decroux et Mar-
ceau, collabore à différents projets
en tant que danseur avec les choré-
graphes Catherine Diverrès, Mark
Tompkins et François Verret.
Cet amalgame de formations,
de techniques, consolidé par un
esprit viscéralement constructif et
furieusement bosseur, a abouti à
un style spectaculaire reconnaissa-
ble au premier coup d’œil. Sur fond
d’engrenage théâtral ou de scéno-
graphies en trompe-l’œil, le monde
selon Nadj est peuplé d’hommes-
pantins habillés tout en noir qui
s’acharnent à extraire un sens
momentané de l’obscure saga du
destin.
La gestuelle, hachée, butée aus-
si, parfois heureusement saisie par
un tourbillon, dessine
une partition sophisti-
quée, féroce, que les
danseurs subliment
telle une superbe
épreuve de force. L’es-
prit des arts martiaux,
et plus spécialement
de la lutte gréco-
romaine, noyaute sa
danse.
Josef Nadj n’est-il
jamais aussi près de
chez lui que sur un plateau ? Parmi
les repères scénographiques, la
table, par exemple, renvoie à celle
de son grand-père qui y dissimu-
lait des livres sous un tissu. De ces
premières lectures (de Kafka entre
autres), Nadj a conservé une pas-
sion vorace pour la littérature. Les
écrivains sont ses compagnons de
traversée, ses appuis mentaux. Kaf-
ka donc, mais aussi Büchner dont
il a adapté Woyzeck en 1994, Bruno
Schulz, Jorge Luis Borges, récem-
ment Raymond Roussel pour
Poussières de soleil, servent depuis
quelques années de ferment à ses
spectacles.
De ces confrontations littérai-
res, Josef Nadj extrait le jus néces-
saire pour relancer sa sarabande
somnambulique, dégager d’autres
voies à son labyrinthe personnel.
En cheminant au coude-à-coude
avec ces auteurs, il projette ses
motifs intimes sur l’écran de leurs
œuvres, déployant les différences
mais surtout les points communs
dans un réseau aux multiples
résonances.
Avec Henri Michaux, point de
départ de la pièce Asobu, pour
lequel il développe un intérêt puis-
sant depuis de longues années,
tant pour ses écrits que pour ses
dessins, le voisinage se révèle une
mine de correspondances. Tous
deux dessinent, tous deux sont des
voyageurs. Le Japon, ultime desti-
nation de Michaux avant la secon-
de guerre mondiale, se révèle l’un
des pays de prédilection de Nadj.
L’Ailleurs de l’un comme celui de
l’autre n’est jamais qu’un détour
pour rentrer chez soi. Partir pour
mieux revenir.
a
Rosita Boisseau
Voir programme Josef Nadj, page 14.
- Crédit photos : Getty images / J. Brooks - Tristan Jeanne-Valès
Thierry Baë, interprê-
te et complice de Nadj
(Canard pékinois et Les
Philosophes) présente
Journal d’inquiétude, un
solo sur le destin d’un
danseur vieillissant.
Miquel Barcelo, pein-
tre vivant entre Marjor-
que, Paris et le Mali, par-
tage ses outils de jeu
(boue, sable,...) avec
Nadj pour Paso Doble,
une performance en
duo.
Akosh S., saxophonis-
te, né en Hongrie en
1966, mêle musiques
ethniques et free-jazz. Il
a accompagné le groupe
de rock Noir Désir. Il don-
ne deux concerts.
La galaxie
Nadj
L’homme de Kanizsa, en Voïvodine,
recherche un art global physique et musical
Chaque pièce,
en particulier
les premières,
réactive
le passé avec
la puissance
d’un exutoire
Josef
Nadj L’homme qui danse
sa mémoire
Josef Nadj, directeur du Centre chorégraphique national d’Orléans.
RAMON SENERA/CIT’en scene
De haut en bas :
Thierry Baë,
ERIC BOUDET.
Akosh S., DR.
Miquel Barcelo,
JÉROME CHATIN/L’EXPRESS/
EDITIONGSERVER.COM
2006 AVIGNON page 3 - Jeudi 6 juillet 2006 - 0 123