Actes Sémiotiques n°120 | 2017
la réceptivité, notamment, des « visualistes »
. La même préoccupation devait ensuite conduire, avec
De l’Imperfection, à la naissance d’une problématique du sens intégrant les données sensibles de
l’expérience esthésique
. C’est là l’une des deux lignes de fond — la moins reconnue — entre lesquelles
Greimas n’a jamais cessé d’osciller : d’un côté, une analytique du sujet motivé, de l’autre une quasi-
phénoménologie du sujet éprouvant
.
Le premier est un sujet doté d’intentionnalité et d’assez de discernement pour articuler ce qui se
passe autour de lui en « petits spectacles » syntaxiquement chargés de signification :
Le jeu syntaxique qui consiste à reproduire en millions d’exemplaires un même petit
spectacle comportant un procès, quelques acteurs et une situation plus ou moins
circonstanciée est peut-être truqué (…). N’empêche que c’est notre vision du monde et
notre façon de l’organiser — seules possibles — que nous développons devant nous au
moyen des règles syntaxiques.
Si l’acteur social et le théoricien paraissent ici se confondre dans un même « nous », c’est que
tout le monde est « sémioticien » face à la nécessité d’une syntaxe, unique ressource pour lire le monde
— sans pourtant exclure, on va le voir tout de suite, une autre manière de le comprendre, non plus par
la « lecture » de significations articulées mais sur le mode de la « saisie » d’un sens « éprouvé ». Quoi
qu’il en soit, chez le sujet motivé, cognitivement compétent, lucide en premier lieu (ou prétendument
tel) relativement à son propre vouloir, tout est concerté et calculable, en termes de calcul modal : non
seulement ses décisions et les actions qui s’ensuivent, mais même ses emportements passionnels
.
Le sujet éprouvant, lui, ne calcule pas, ne juge pas. A strictement parler, il ne « veut » même
pas. Selon la première esquisse qu’en donne Greimas dans De l’Imperfection, il est vrai qu’il reste
encore animé — comme le sujet narratif classique — par une visée de « conjonction avec l’objet de
valeur », et même, plus précisément, par un désir de « fusion » dont on peut dire qu’il le motive.
Pourtant, il ne s’agit pas plus d’un sujet volitif que d’un sujet cognitif : point d’entrecroisement de
sensibilités d’ordres divers, il est avant tout un corps exposé au contact des éléments du « monde
naturel », et plus généralement une sensibilité perméable à la simple présence des gens et des choses.
En conséquence, si les éléments qui l’environnent n’ont pas nécessairement à ses yeux de signification
Cf. A.J. Greimas, « Sémiotique figurative et sémiotique plastique » (1978), Actes Smiotiques, VI, 60, 1984.
J.-M. Floch, « Le couteau du bricoleur », Identités visuelles, Paris, P.U.F., 1995, en particulier pp. 205-213 ;
id., Lecture de Tintin au Tibet, Paris, PUF, 1997, pp. 39, 193-197. Voir aussi J. Geninasca, « Le regard
esthétique », Actes Sémiotiques, VI, 58, 1984 (rééd. in La parole littéraire, Paris, P.U.F., 1997) ; E.
Landowski, « Viagem às nascentes do sentido », in I. Assis Silva (éd.), Corpo e Sentido, São Paulo, Edunesp,
1996.
De l’Imperfection, Périgueux, Fanlac, 1987.
Pour la justification du « quasi », voir Maria Pia Pozzato, « L’arc phénoménologique et la flèche
sémiotique » et Gérard Bucher, « De la perfection de la théorie à l’imperfection des lettres », in E.
Landowski (éd.), Lire Greimas, Limoges, PULIM, 1997 ; Nijolé Kersyté, « La sémiotique d’A.J. Greimas entre
logocentrisme et pensée phénoménologique », Actes Sémiotiques, 112, 2009.
Sémantique structurale, op. cit., p. 117.
Cf. A.J. Greimas, « De la colère », Actes Sémiotiques-Documents, III, 27,1981 (rééd. in Du sens II, Paris,
Seuil, 1983) ; « Le défi », Actes Sémiotiques-Bulletin, V, 23, 1982 (rééd. in Du sens II) ; « De la nostalgie »,
Actes Sémiotiques-Bulletin, IX, 39 (« Les passions »), 1986 ; « A propos de l’avarice », in A.J. Greimas et
Jacques Fontanille, Smiotique des passions. Des tats de choses aux tats d’âme, Paris, Seuil, 1991.