ribune d’éthique Me Michel T. Giroux Le pacte d’Ulysse Une dame âgée de 32 ans est une patiente du Dr Clinicos. Elle souffre de schizophrénie paranoïde depuis l’âge de 21 ans. Grâce à une médication appropriée, elle fonctionne relativement bien et peut occuper un emploi dans l’entretien ménager. Par contre, elle a déjà cessé sa médication à quelques reprises, se disant qu’elle n’en avait plus besoin pour se sentir bien et pour voir son état Me Michel T. Giroux est avocat et docteur en philosophie. Il enseigne la philosophie au Campus Notre-Dame-de-Foy et la bioéthique à des étudiants de deuxième cycle en médecine à l’Université Laval, Québec. Consultant en bioéthique, il est conseiller en éthique au FRSQ et directeur de l’Institut de consultation et de recherche en éthique et en droit (ICRED). évoluer de façon satisfaisante. Quand elle a arrêté sa médication, son état s’est progressivement détérioré, elle a commencé à s’isoler et à négliger son travail. Chaque fois, sa famille a dû insister pendant plusieurs semaines pour la convaincre de consulter à nouveau son médecin, avec qui elle a toujours eu une bonne relation. Après chacun de ces épisodes, une fois stabilisée par sa médication, elle a pris conscience de la souffrance qu’elle s’imposait et de toutes les inquiétudes qu’elle suscitait chez ses proches. Elle s’est maintenant remise de son dernier épisode et elle veut prendre tous les moyens afin de ne plus vivre ce genre de situation. La patiente rencontre le Dr Clinicos et insiste pour lui faire comprendre toute la détresse qu’elle a éprouvée chaque fois le clinicien juin 2000 47 Tribune d’éthique qu’elle a interrompu sa médication. Elle remet au Dr Clinicos une déclaration écrite qu’il faudrait suivre advenant qu’elle cesserait de nouveau sa médication. La patiente demande que le Dr Clinicos intervienne sans délai pour l’aider à sortir de l’impasse. Elle l’autorise à l’hospitaliser sous la contrainte physique requise et à lui administrer la médication appropriée, de force s’il le faut. Quelle devrait-être la conduite du Dr Clinicos? La discussion Le pacte d’Ulysse Ulysse, le héros homérique, représente tout à la fois le courage, la volonté persistante et l’habileté. Au cours de son long périple, ce héros fait la connaissance intime de la déesse magicienne Circé. Au terme d’un mois idyllique, Circé révèle à Ulysse certains périls qu’il devra affronter. Cette déesse explique notamment au héros comment s'y prendre pour entendre le chant des sirènes sans pour autant périr : «Tu arriveras d’abord chez les sirènes, dont la voix charme tout homme qui vient vers elles. Si quelqu’un les approche sans être averti et les entend, jamais sa femme et ses petits enfants ne se réunissent près de lui et ne fêtent son retour; le chant harmonieux des sirènes le captive. Elles résident dans une prairie, et tout alentour le rivage est rempli des ossements de corps qui se décomposent; sur les os la 48 le clinicien juin 2000 peau se déssèche. Passe sans t’arrêter; pétris de la cire douce comme le miel et bouche les oreilles de tes compagnons pour qu’aucun d’eux ne puisse entendre. Toi-même, écoute, si tu veux; mais que sur ton vaisseau rapide on te lie les mains et les pieds, debout au pied du mat, que l’on t’y attache par des cordes, afin que tu goûtes le plaisir d’entendre la voix des sirènes. Et, si tu pries et presses tes gens de te délier, qu’ils te serrent de liens encore plus nombreux.»1 Désireux d’écouter le chant des sirènes, mais voulant éviter le naufrage, Ulysse bouche les oreilles de ses compagnons avec de la cire et ceuxci le lient solidement au mât du navire. Une fois le navire à proximité des sirènes, elles invitent Ulysse à les écouter. Ulysse fait signe à son équipage de s’arrêter. Voyant le comportement d’Ulysse, deux de ses compagnons se lèvent et viennent l’attacher plus étroitement. Lorsque le navire se trouve éloigné des sirènes, les membres de l’équipage retirent la cire et détachent Ulysse. Le héros veut entendre les chants des sirènes, mais il redoute que le charme de leurs voix et de leurs chants parvienne à le convaincre d’arrêter son navire, malgré l’inévitable naufrage qui suivrait. Ulysse anticipe une défaillance de sa volonté, il a peur de changer d’idée lorsqu’il entendra les sirènes; c’est pourquoi il a convenu d’un pacte avec son équipage. Le pacte d’Ulysse est un accord portant sur la conduite que devra adopter l’équipage lorsque son commandant ne se trouvera pas en mesure de donner des ordres rationnels à ses compagnons et qu’il aura vraisemblablement changé d’idée.2,3,4 Le pacte d’Ulysse peut être envisagé dans le contexte de la relation d’aide lorsqu’une personne lucide et maîtresse d’elle-même anticipe une Tribune d’éthique Désireux d’écouter le chant des sirènes, mais voulant éviter le naufrage, Ulysse bouche les oreilles de ses compagnons avec de la cire et ceux-ci le lient solidement au mât du navire. Une fois le navire à proximité des sirènes, elles invitent Ulysse à les écouter. Ulysse fait signe à son équipage de s’arrêter. Voyant le comportement d’Ulysse, deux de ses compagnons se lèvent et viennent l’attacher plus étroitement. transformation de son état qui la rendrait irrationnelle ou incapable de percevoir son bien réel. Cette personne redoute le naufrage personnel qui suivrait. Elle demande à son médecin de conclure un accord en vertu duquel il se comportera suivant ce dont il est convenu maintenant plutôt que suivant ce que la personne voudra lorsqu’elle se trouvera dans l’autre état. L’aspect juridique Dans une déclaration écrite, rédigée au cas où elle cesserait de nouveau sa médication, la patiente exprime le désir d’être aidée efficacement et sans délai. Pour ce faire, elle autorise le Dr Clinicos à poser deux gestes : 1. procéder à son hospitalisation, sous la contrainte physique requise; le clinicien juin 2000 49 Tribune d’éthique 2. lui administrer la médication appropriée, de force s’il le faut. Une telle approche des soins donnés à cette patiente serait-elle recevable juridiquement? L’article 10 du Code civil (C.c.) énonce le principe de l’inviolabilité de la personne humaine : «Toute personne est inviolable et a droit à son intégrité. Sauf dans les cas prévus par la loi, nul ne peut lui porter atteinte sans son consentement libre et éclairé.» La garde en établissement L’hospitalisation sous la contrainte, comme l’appelle la patiente, a pour nom juridique la garde en établissement. Le principe de l’inviolablilité de la personne a pour conséquence que la garde en établissement est autorisée dans des circonstances précises et très particulières, car cette mesure constitue une forme de détention. L’article 26 C.c. énonce les conditions auxquelles on peut imposer l’examen psychiatrique et la garde en établissement. «Nul ne peut être gardé dans un établissement de santé ou de services sociaux, en vue d’une évaluation psychiatrique ou à la suite d’une évaluation psychiatrique concluant à la nécessité d’une garde, sans son consentement ou sans que la loi ou le tribunal l’autorise. Le consentement peut être donné par le titulaire de l’autorité parentale ou lorsque la personne est majeure et qu’elle ne peut manifester sa volonté, par son mandataire, son tuteur ou son curateur. Ce consentement ne peut être donné par le représentant qu’en l’absence d’opposition de la personne.» 50 le clinicien juin 2000 Une personne peut être gardée en établissement suivant trois hypothèses : • la personne y consent; • la loi autorise cette mesure; • le tribunal autorise cette mesure. La patiente du Dr Clinicos envisage la situation où elle s’opposerait à la garde en établissement. Dans ce cas, le consentement ne pourrait être donné par son représentant légal. Quelle serait alors la valeur juridique de la déclaration remise au Dr Clinicos? Le consentement ou le refus approprié est celui que le patient exprime au moment où la question se pose. Le principe veut qu’on tienne compte de la volonté contemporaine et non des volontés antérieures, sans quoi on nierait aux patients la possibilité de changer d’idée. Il faudra donc que la garde en établissement soit autorisée par la loi ou par le tribunal. La loi requiert l’intervention du tribunal pour que celui-ci assure la protection des droits fondamentaux de la personne concernée. L’administration des soins requis Lorsque le majeur inapte refuse les soins requis par son état de santé, il est nécessaire d’obtenir l’autorisation du tribunal pour les lui donner, sauf s’il s’agit de soins d’hygiène ou d’un cas d’urgence, selon l’article 16, alinéa 1 C.c. : «L’autorisation du tribunal est nécessaire en cas d’empêchement ou de refus injustifié de celui qui peut consentir à des soins requis par l’état de santé d’un mineur ou d’un majeur inapte à Tribune d’éthique donner son consentement; elle l’est également si le majeur inapte à consentir refuse catégoriquement de recevoir les soins, à moins qu’il ne s’agisse de soins d’hygiène ou d’un cas d’urgence.» Le refus de la patiente placera le Dr Clinicos devant la nécessité de s’adresser au tribunal pour obtenir une ordonnance de traitement. Du point de vue juridique, la situa- Le consentement ou le refus approprié est celui que le patient tion ne serait guère dif- exprime au moment où la question se pose. Le principe veut férente si un représentant qu’on tienne compte de la volonté contemporaine et non des légal était nommé auprès de la patiente puisque, de volontés antérieures, sans quoi on nierait aux patients la toute façon, son refus des possibilité de changer d’idée. Il faudra donc que la garde en soins imposerait qu’on établissement soit autorisée par la loi ou par le tribunal. obtienne l’autorisation du tribunal. Suivant la même logique que pour la tion du tribunal pour assurer la protection des garde en établissement, la loi requiert l’interven- droits fondamentaux de la personne concernée. Tribune d’éthique Le fait qu’un patient, même s’il est atteint de schizophrénie, refuse un traitement ne démontre pas son inaptitude. Celle-ci doit être établie chaque fois qu’on l’invoque, sans quoi le droit de refuser des soins disparaîtrait à toutes fins utiles. L’aspect éthique Dans les circonstances habituelles, l’expression de volontés en cas d’inaptitude est considérée comme valide parce qu’elle participe de l’autonomie de la personne. Le fait de choisir une personne comme mandataire appartient aussi à l’expression de l’autonomie. Suivant l’approche subjective, on cherche alors à prendre les décisions que le patient aurait lui-même prises. Si cette approche est impraticable, peut-être parce qu’on ne peut déterminer ce que le patient aurait voulu, on adopte une approche dite objective, qui recherche le bien du patient. Dans la situation qui nous occupe, la difficulté provient du fait que le praticien se trouvera devant deux volontés contradictoires : une première, présumée saine, qui accepte le traitement et une seconde, présumée malade, qui refuse le traitement. Les dispositions de la loi cherchent à protéger toutes les personnes contre les interventions auxquelles on voudrait les soumettre au nom de leur bien-être. Cette approche est bénéfique et elle permet sans doute de prévenir des abus du côté des bonnes intentions. Par contre, elle a pour effet que les interventions autorisées par les tribunaux surviennent à un moment où la détérioration de l’état du patient est considérable. 52 le clinicien juin 2000 La conduite à tenir Malgré le charme antique d’une telle idée, le Dr Clinicos refusera de contracter un pacte d’Ulysse avec sa patiente et il lui expliquera soigneusement les motifs de ce refus. La patiente mérite d’être traitée avec beaucoup d’attention à cause de sa situation particulièrement pénible. La bienfaisance recommande au Dr Clinicos de continuer à manifester de l’appui et de l’attention à sa patiente. Celle-ci doit être convaincue de pouvoir compter sur la loyauté de son médecin. Sur la possibilité que la patiente cesse sa médication, le Dr Clinicos pourrait tâcher de mettre au point une stratégie d’intervention précoce. Cette stratégie bénéficierait de l’implication du Dr Clinicos, de celle des proches de la patiente ou de celle d’un groupe d’entraide, si de telles opportunités existent. Références 1. Homère, l’Odyssée, chant XII, 32. 2. Dresser, R. : Bound to Treatment : The Ulysses Contract Hastings Cent Rep 14(3):13, 1984. 3. Loewy, E.H. : Changing One’s Mind : When is Odysseus to be belived? J Gen Intern Med 3:54, 1988. 4. Spike, J. : A Paradox about Capacity, Alcoholism, and Noncompliance J Clin Ethics 8(3):303, 1997.