Mise au point Diabète et dépression Diabetes and depression Philippe Courtet* »»Si les relations entre dépression et diabète sont étroites, et non Depression and diabetes are strongly related with bidirectional links and when together they are associated with a poor prognosis of both disorders. univoques, leur comorbidité reçoit un pronostic péjoratif. normale chez un patient présentant une maladie chronique. »»Informer les patients et leur famille du risque dépressif et dépister la dépression de façon régulière doit aider à mieux diagnostiquer les patients. »»Le traitement adéquat de la dépression est bénéfique pour la dépression elle-même mais aussi pour le contrôle glycémique. »»Les soins collaboratifs sont sûrement une voie d’avenir pour la prise en charge des patients présentant des maladies chroniques comorbides. Depression should not be considered as a normal suffering in patients presenting a chronic illness. Highlights P o i nt s f o rt s »»La dépression ne doit pas être considérée comme une souffrance Mots-clés : Diabète – Dépression – Soins collaboratifs – Dépistage – Information. L e diabète comme la dépression sont des pathologies fréquentes, dont le retentissement sur la vie des individus est important. La fréquence de leur association n’est pas fortuite, comme nous le verrons, et cette comorbidité affecte le pronostic de chacune d’entre elles. Ainsi, dans un article issu d’un numéro spécial du Lancet de 2007 consacré aux comorbidités entre pathologies somatiques chroniques et dépression, S. Moussavi et al. indiquent que le diabète est l’affection somatique qui altère le plus la santé des patients par comparaison avec l’asthme, les coronaropathies et les arthrites, et que cet effet est encore pire en présence d’une dépression (1). Le diabète est l’une des maladies chroniques les plus fréquentes. Il touche en France environ 3 millions de personnes (plus de 100 000 nouveaux patients chaque année), le diabète de type 1 représentant 10 % des cas. La dépression connaît une prévalence sur l’année de 8 % (3,5 millions de Français). Nous allons tenter d’apporter des informations afin de comprendre pourquoi 1 patient diabétique sur 4 est déprimé (quelle direction a cette association ? quels en sont les mécanismes ?), avant d’envisager les consé- Informing patients and their family about the depressive risk and a regular screening of depression would be helpful to diagnose the disorder earlier and better in diabetic patients. The adequate treatment of depression would be beneficial for both depressive disorder and glycaemic control. Collaborative care for patients presenting chronic medical illness and depression represent a promising strategy. Keywords: Diabetes – Depression – Collaborative care – Screening – Information. quences de la comorbidité et, enfin, de nous poser cette question cruciale : comment permettre à ces patients d’avoir droit aux traitements efficaces ? Le diabète majore le risque de dépression La symptomatologie dépressive concerne 20 à 60 % des diabétiques, selon les études. Environ 30 % des diabétiques, et ce indépendamment du type de diabète, présentent un diagnostic d’épisode dépressif majeur (EDM) au cours de leur vie. Les nombreuses études de prévalence de la dépression chez les diabétiques montrent toutes qu’elle est plus importante chez les diabétiques que chez les non-diabétiques. Le diabète majore le risque de dépression puisque, selon plusieurs méta-analyses et revues systématiques réalisées au cours de ces dernières années, le risque de développer une dépression est 2,9 fois plus élevé chez les patients diabétiques (quel que soit le type, 1 ou 2, du diabète) que chez les non-diabétiques (2, 3). Chez les patients souffrant d’un diabète de type 2, le risque de dépression est multiplié par 1,7, ce risque relatif étant de 1,9 chez les hommes et de 1,2 chez les femmes (2). Correspondances en Métabolismes Hormones Diabètes et Nutrition - Vol. XVI - n° 9 - novembre 2012 © La Lettre du Psychiatre 2011(VII);3:88-91. * Département d’urgence et de posturgence psychiatrique, hôpital Lapeyronie, CHRU de Montpellier. 271 Mise au point La méthode de diagnostic de la dépression pourrait influencer ces résultats, puisque l’on observe que le risque de dépression n’est pas augmenté lors de l’utilisation d’un entretien standardisé, alors qu’il l’est lorsque le diagnostic est fait par le médecin ou au moyen d’autoévaluations. complications du diabète, mais elle indique aussi que le diagnostic de diabète ou que la prise en charge du diabète peuvent avoir des conséquences psychologiques. Quel lien temporel ? De toute évidence, l’association de la dépression et du diabète fonctionne dans une relation réciproque, ce qui conduit à envisager la possibilité de mécanismes physiopathologiques communs. R.S. McIntyre et al. proposent même de considérer les troubles dépressifs comme des syndromes métaboliques de type II (7) ! Selon l’hypothèse classique, la dépression influence l’homéostasie glucose-insuline pour induire une insulino­ résistance. Les arguments en faveur de cette hypothèse reposent sur l’existence d’anomalies au niveau de l’axe HPA (hypothalamic-pituitary-adrenal axis), des catécholamines, du sommeil, de l’activité physique, de l’activation des cytokines, du système sérotoninergique et de son contrôle sur la prise alimentaire, et des récepteurs insuliniques hippocampiques. J.M. McCaffery et al. suggèrent que des “variants génétiques communs” impliqués tant dans les mécanismes de l’inflammation que dans le système sérotoninergique puissent contribuer à une vulnérabilité commune aux troubles de l’humeur et aux affections cardio-métaboliques (8). Une hypothèse plus évidente, et qui devrait avoir des implications pratiques, considère que la dépression affecte les comportements de santé, les sujets déprimés prenant moins soin d’eux-mêmes par définition (9). Aussi, les diabétiques déprimés auront une alimentation moins saine, riche en graisses et pauvre en fruits et légumes, ils effectueront moins d’exercice physique et seront plus souvent fumeurs. L’adhésion aux soins est altérée, avec une moindre observance des traitements médicamenteux et un moindre respect des règles hygiéno-diététiques, tandis que la surveillance des complications du diabète ne semble pas affectée. La survenue d’une dépression chez un patient souffrant de diabète peut enfin s’envisager sous l’angle des conséquences psychologiques et du vécu de la maladie. Cette souffrance peut apparaître dès le diagnostic, mais aussi lors de l’apparition d’un handicap, de douleurs, sans oublier l’effet des contraintes importantes du traitement et de la prise en charge. La complexité des interactions entre ces différentes variables et l’existence d’autres mécanismes sont envisageables. En effet, dans l’étude épidémio­logique de S.H. Golden et al. citée précédemment, le lien bidirectionnel entre diabète de type 2 et dépression n’est pas ou peu affecté par la prise en compte des nombreux paramètres que sont l’âge, le sexe, l’ethnie, l’indice de masse corpo- Le moment de la survenue d’une dépression diffère selon le type de diabète : chez les diabétiques de type 1, la dépression survient, dans la majorité des cas, après le début du diabète (à un âge moyen de 22 ans) alors que chez les patients diabétiques de type 2, la dépression débute le plus souvent avant le diabète (âge moyen de début de 28 ans). En pratique, il faudra être plus vigilant au cours de 3 périodes, lors desquelles le patient est plus sensible à l’apparition d’une dépression : ✓✓ découverte de complications chez un diabétique de type 1 ; ✓✓ découverte d’un diabète de type 2 ; ✓✓ passage à l’insuline chez un diabétique de type 2. La tristesse, un long chagrin et d’autres dépressions et désordres des esprits animaux étaient habituellement causes ou faisaient le lit de cette disposition morbide (Willis, 1684). La dépression constitue un facteur de risque indépendant de diabète Dans l’étude ECA (n = 3 481, suivis sur 13 ans), la présence d’une dépression majeure permet de prédire l’apparition d’un diabète (risque relatif [RR] : 2,2), et ce indépendamment des autres facteurs de risque que sont l’obésité, le tabac, l’alcool, l’inactivité, les conditions médicales chroniques, une histoire familiale de diabète (4). Dans une méta-analyse des études longitudinales prospectives, la dépression augmente de 37 % le risque d’apparition de diabète de type 2 (5). Récemment, S.H. Golden et al. ont rapporté un lien bidirectionnel entre diabète de type 2 et dépression (6). Chez 5 200 sujets âgés de 45 à 85 ans sans diabète de type 2 à l’inclusion, en cas de symptomatologie dépressive, le risque de survenue d’un diabète de type 2 au cours des 3 ans de suivi augmente. Réciproquement, parmi les 4 800 sujets non déprimés à l’inclusion, le risque de dépression des sujets diabétiques traités au cours des 3 ans de suivi est augmenté, tandis qu’il ne l’est ni chez les diabétiques non traités, ni chez les sujets présentant une intolérance au glucose. Cette dernière observation, qui peut paraître paradoxale, est probablement liée au fait que les sujets traités présentent déjà des 272 Mécanismes communs ? Correspondances en Métabolismes Hormones Diabètes et Nutrition - Vol. XVI - n° 9 - novembre 2012 Diabète et dépression relle (IMC), les indices métaboliques (lipides, pression artérielle, insulinémie à jeun), les marqueurs d’inflammation (IL-6, CRP), le statut socio-économique et le style de vie (tabagisme, activité physique, consommation d’alcool, consommation calorique) [6]. Finalement, les relations physiopathologiques réciproques vont conduire à l’établissement d’un cercle vicieux où les modifications biologiques et comportementales de la dépression vont rompre l’homéostasie glycémique pour induire ou aggraver un diabète, qui va à son tour aggraver ou chroniciser la dépression (10). La dépression aggrave le diabète La présence d’une dépression aggrave le pronostic des patients diabétiques (10-12) : ✓✓ la prise en charge du contrôle glycémique est moins bonne, ce qui se traduit par une augmentation du taux d’HbA1c ; ✓✓ le risque de neuropathies, de néphropathies, de rétinopathies et de complications macrovasculaires augmente. Les sujets présenteront plus de complications, qui surviendront plus tôt ; ✓✓ la sensibilité à certaines douleurs augmente (neuropathies diabétiques) ; ✓✓ le risque de maladies coronariennes augmente ; ✓✓ la qualité de vie est altérée ; ✓✓ il y a un risque de handicap ; ✓✓ il y a surmortalité ; ✓✓ chez les diabétiques âgés, l’existence d’une dépression est le meilleur facteur prédictif d’hospitalisations et de décès ; ✓✓ la sévérité de la symptomatologie dépressive est associée à une augmentation des différents types de demande de soins (urgences, hospitalisations, consultations) ; il en résulte une augmentation des coûts liés à la santé. Ainsi les dépenses de santé des diabétiques déprimés sont-elles 4,5 fois supérieures à celles des non-déprimés. symptomatologie habituelle de la dépression (tristesse, anhédonie, dévalorisation) et des symptômes dont il n’est pas possible de savoir s’ils sont liés au diabète ou à la dépression (fatigue, perte de poids, ralentissement psychomoteur, diminution de la libido). Il s’agira donc de ne pas attribuer de façon forcée les symptômes à un trouble plutôt qu’à l’autre. Finalement, il est possible de proposer l’algorithme diagnostique suivant. D’abord, compte tenu de la fréquence de la comorbidité dépressive et de son importance pronostique, rappelons l’importance du dépistage systématique chez les patients diabétiques. Rien ne s’oppose à ce que ce dépistage soit d’ailleurs répété régulièrement, comme c’est le cas pour la recherche des autres complications du diabète. Les autoévaluations de la symptomatologie dépressive présentent l’avantage d’être faciles à utiliser, mais aussi de détecter des symptômes “spécifiques” du syndrome dépressif. L’usage de l’Inventaire de dépression de Beck (BDI) est ainsi recommandé (figure). Rappelons que la survenue d’une dépression sera plus particulièrement à rechercher chez les patients présentant les facteurs de risque suivants : début du diabète à l’adolescence, troubles précoces de l’adaptation après la découverte du diabète, conflits intrafamiliaux lors de la découverte du diabète, mauvais équilibre glycémique, mauvaise adhésion à la prise en charge thérapeutique du diabète, retentissement somatique important, complications somatiques (rétinopathies, notamment), difficultés sociales, antécédents personnels et familiaux de dépression, sexe féminin. Facteurs de risque • Contrôle glycémique • Antécédents de dépression • Sexe féminin • Comorbidité Améliorer le diagnostic de dépression chez les diabétiques La dépression est largement sous-diagnostiquée chez les diabétiques : elle est le plus souvent considérée comme une réaction “normale” secondaire à la maladie. La dépression ne serait reconnue et traitée que chez 1 patient sur 3. S’ajoute à cette inférence de causalité une attribution forcée des symptômes au diabète plutôt qu’à la dépression. Ainsi, tout concourt à éviter de porter un diagnostic de dépression ! Le problème du tableau clinique de dépression chez les sujets souffrant de diabète est le suivant : les patients présentent une Dépistage • Symptomatologie dépressive • Changement/état prémorbide • Critères DSM-IV > 15 jours • Score BDI ≥ 16 + – Répéter les évaluations Traitement et suivi Figure. Algorithme diagnostique de la dépression chez les patients diabétiques. Correspondances en Métabolismes Hormones Diabètes et Nutrition - Vol. XVI - n° 9 - novembre 2012 273 Mise au point Traiter la dépression ! La dépression se traite chez le patient diabétique de façon habituelle. Plusieurs études contrôlées versus placebo rapportent que les antidépresseurs (nortriptyline, fluoxétine) et la thérapie cognitivo-comportementale sont efficaces sur la dépression de sujets souffrant de diabète de type 1 ou 2 (13). Puisque “primum non nocere”, ces études à court terme ne témoignent pas d’une altération de l’équilibre glycémique lors du traitement antidépresseur. Toutefois, une littérature récente a signalé qu’un traitement par antidépresseurs au long cours pouvait augmenter le risque de diabète et d’obésité (14). Donc, le choix du traitement antidépresseur devra tenir compte des interactions médicamenteuses, veiller à limiter le risque de prise de poids et à respecter les fonctions cognitives, le système cholinergique, la fonction sexuelle ainsi que le contrôle de la pression artérielle. Le traitement efficace de la dépression se soldera également par une meilleure adhésion aux soins et un meilleur contrôle glycémique chez les patients diabétiques. En outre, on peut escompter que le patient suive mieux son régime alimentaire, reprenne une activité physique et qu’il soit moins affecté par les troubles cognitifs. Un cercle vertueux ! Si la dépression aggrave le pronostic du diabète, l’inverse est aussi vrai : le diabète a un effet négatif sur l’évolution de la dépression. Plusieurs études ont montré que la présence d’un diabète allonge la durée des épisodes dépressifs, qu’il est plus souvent la cause d’une chronicisation et qu’il augmente le risque de rechutes et de récidives dépressives (15). Une très belle étude randomisée de prévention des récidives dépressives sur 1 an versus placebo menée par P.J. Lustman et al. témoigne de l’effet préventif de la sertraline (16). En outre, le maintien de la rémission dépressive est associé au maintien d’un meilleur équilibre glycémique (mesuré avec HbA1c). Finalement, les psychiatres ont un rôle important auprès des équipes de diabétologie qu’ils pourraient sensibiliser et former à la reconnaissance et au traitement de la dépression chez ces patients très vulnérables, et à la suite desquelles ils interviendraient rapidement, en deuxième ligne, en cas d’aggravation ou de non-réponse. Les soins collaboratifs coordonnés représentent une modalité de prise en charge innovante au sein d’un système médical ultraspécialisé et montrent leur efficacité tant en ce qui concerne la dépression que les affections somatiques comorbides (17). Enfin, soulignons que les psychiatres ont aussi un rôle dans les stratégies de prévention des complications du diabète. En effet, 2 méta-analyses publiées dans les plus grandes revues médicales, ont démontré que, outre la prise en charge de pathologies majeures, les interventions psycho­logiques ont un effet positif sur l’équilibre glycémique (18, 19). Cela pourrait nous inciter à organiser des soins psychologiques dont le bénéfice est clair sur le diabète lui-même, et qui contribuent à améliorer le pronostic de cette maladie douloureuse. Conclusion La dépression est une condition fréquente chez les sujets diabétiques, et son effet pronostique est majeur. Aussi le diabétologue, le patient et son entourage doivent-ils être informés et sensibilisés au risque dépressif, comme ils le sont pour nombre d’autres complications. L’enjeu de la prise en charge efficace de la dépression est tel que les psychiatres y ont une place cruciale pour diagnostiquer tôt les patients mais aussi pour déployer des interventions psychologiques préventives. ■ Références 1. Moussavi S, Chatterji S, Verdes E, Tandon A, Patel V, Ustun B. Depression, chronic diseases, and decrements in health: results from the World Health Surveys. Lancet 2007;370(9590):851-8. 2. Ali S, Stone MA, Peters JL, Davies MJ, Khunti K. The pre- valence of co-morbid depression in adults with type 2 diabetes: a systematic review and meta-analysis. Diabet Med 2006;23(11):1165-73. 3. Barnard KD, Skinner TC, Peveler R. The prevalence of comorbid depression in adults with type 1 diabetes: systematic literature review. Diabet Med 2006;23(4):445-8. 4. Eaton WW, Armenian H, Gallo J, Pratt L, Ford DE. Depression and risk for onset of type II diabetes. A prospective populationbased study. Diabetes care 1996;19(10):1097-102. 5. 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