Le moment exact qui va déclencher la procédure d’enregistrement est une source d’incertitude
supplémentaire :
- à quel moment enregistre-t-on un flux ? Prenons l’exemple d’une charge, à partir de quand
doit-on constater l’appauvrissement dans le compte de résultat ? Lors de la consommation
de la dite charge ou lors du décaissement ? Quand un bien doit-il ou peut-il être considéré
comme une charge ? Comme un actif ? Dans ce dernier cas à quelle date doit-il figurer à
l’actif du bilan : lors du transfert de propriété, ou lorsqu’on en a le contrôle, la maîtrise et
qu’on en assume entièrement les risques ? Le traitement des contrats de crédit-bail et des
clauses de réserve de propriété sera différent selon la convention choisie.
- Doit-on enregistrer une charge potentielle, c’est-à-dire une charge dont on n’a pas la
certitude qu’elle sera supportée par l’entreprise ? Peut-on enregistrer un produit de même
nature, ou doit-on pécher par pessimisme systématique ?
- Doit-on amortir un bien immobilisé qui se déprécie ? Doit-on réévaluer une
immobilisation dont la valeur augmente ? Quelle méthode utiliser ?
Cette liste est loin d’être exhaustive, et bien d’autres sources d’incertitude seraient à même de
plonger le comptable dans l’embarras et de bloquer son comportement. Dans ces conditions,
comment le comptable surmonte-t-il cette situation ? Peut-on lui prêter une autonomie de
décision qui soit telle qu’il choisisse de façon isolée les règles comptables idoines ? Est-il
souverain au point de pouvoir émettre un jugement à chaque fois qu’une difficulté de cet
ordre survient ? Et même en postulant une rationalité parfaite, peut-on imaginer un seul
instant que ses normes de références correspondront à celles des autres comptables ? Seront-
elles acceptées par les utilisateurs de l’information comptable ?
Rien n’est moins sûr. Dans ce cas, la comptabilité pourrait-elle apporter la confiance requise
aux acteurs économiques : comment permettrait-elle de vérifier le respect des dispositions
contractuelles régissant l’entreprise, et comment celle-ci comparerait-elle ses comptes avec
ceux des autres entreprises ?
Plutôt que de procéder à un calcul judicieux après un longue réflexion sur les conséquences de
telle ou telle écriture, le comptable, plus ou moins consciemment, se réfère plutôt à un
ensemble de pratiques communément admises dans sa profession, les conventions
comptables ; dans la plupart des cas, les messages qu’elles délivrent ont été par ailleurs,
progressivement confortés par une réglementation et un plan comptable précis.
Il importe, à notre sens, d’insister sur un point ; la plupart des comptables, quelques soit leur
statut professionnel, n’ont pas réellement conscience des zones d’incertitude qui viennent
d’être évoquées ; ils n’ont pas non plus conscience d’évoluer dans un espace convenu, c’est-à-
dire résultant de choix à un moment donné. Les solutions s’imposent comme si elles étaient
uniques. Pour ces raisons, tout au long d’une enquête que nous avons menée dans le cadre de
ce chapitre, nous avons ressenti, que nos questions dérangeaient, parfois même, irritaient.
Ainsi, après avoir interrogé plusieurs dizaines de personnes, nous avons dû supprimer
certaines questions. Parmi celles-ci, il en est une, par exemple, qui ne manquait pas de mettre
le professionnel dans l’embarras : « La rémunération des fonds apportés par le banquier est
considérée comme une charge, celle des fonds apportés par l’actionnaire est considérée
comme un prélèvement sur les bénéfices ; cela vous paraît-il logique ? ». Beaucoup n’ont pas
compris l’intérêt de la question ; nous leur avons alors demandé de qui entre l’entreprise elle-
même ou l’actionnaire, ils tenaient la comptabilité, en ajoutant qu’à l’égard de la première, en
tant qu’entité, il pouvait être jugé que la nature de l’apporteur de fonds importait peu quant à