L'école de Milet

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Cours Poncet – Philosophie – M. Cieniewicz
L'école de Milet
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Dans ces temps anciens, la profession de « philosophe » n'existait pas. Les philosophes
étaient en même temps des savants, des mathématiciens, des géomètres, des astronomes. Ils
s’intéressaient aux éclipses du soleil et de la lune, aux nombres et aux calculs, aux figures de la
géométrie et à leurs propriétés. Ainsi l'école philosophique la plus ancienne, la célèbre École de
Milet, en Asie Mineure, a été fondée par Thalès, l'inventeur du théorème faisant du cercle le lieu
géométrique des angles droits construits sur un segment de droite.
Il s'agit donc de puissants esprits, qui étaient, par rapport au savoir de leur temps, des esprits
universels. Ce qui suscita avant tout leur étonnement, ce fut le spectacle du changement. Nous
vivons dans un monde où tout ne cesse de changer. Voici une bûche, peu après nous voyons une
flamme, et un peu plus tard, il n'y a plus de flamme — rien qu'un petit tas de cendre. Un souffle de
vent disperse la cendre. Elle disparaît. Et tout ce que nous contemplons, tout ce dont nous nous
servons, et tous les êtres vivants, et les hommes, et nous-mêmes : tout ne cesse de changer, tout
passe.
La première question se posa à peu près ainsi : « Qu’y a-t-il donc qui persiste à travers tout
le changement ? » La première réponse philosophique donnée à cette question fut la suivante : c’est
la substance qui persiste dans tout ce qui change et ne cesse de passer. Il doit bien y avoir quelque
chose qui se maintient dans l'être ; sinon, il n'y aurait depuis longtemps plus rien.
Il y a donc le changement, tout ce qui ne cesse de passer, mais il y a quelque chose qui, dans
l’éphémère, persiste. Le changement est porté par un être subsistant, qui change, et qui pourtant
reste l'être. La première question posée par l’École de Milet fut donc : « Quelle est la substance qui
persiste à travers le changement ? »
Le lecteur peut-il imaginer la saisissante radicalité d'une telle question, lorsqu’elle est posée
pour la première fois ? Nous pouvons parfaitement vivre au milieu des choses qui changent tant
qu'elles possèdent, pour notre vie pratique, une stabilité relative, suffisante pour nous : si nous
posons un pain sur la table, nous l'y retrouvons un peu plus tard, et cela nous suffit.
Et voici que ces hommes viennent poser leurs questions. Ils ne voient pas le pain qui reste là
sur la table tant qu’on en a besoin. Ce qu'ils voient, c’est le changement, l'éphémère de tout – et en
même temps ils constatent : l'être est toujours là. Et ils demandent : quel est donc ce fondement qui
porte tout ce qui passe ?
Les philosophes de Milet ont donné à cette question des réponses différentes. Thalès, par
exemple, enseignait : la substance qui est au fond de tout et qui se transforme en toutes choses, c’est
l’eau.
Un autre disait : c’est l’air. Un troisième : c’est le feu. Un quatrième : c’est l’infini (apeiron).
[...]
Certains modernes présomptueux diront : l’eau, c’est simplement H20. Tout cela n’a pas de
sens.
Mais le sens est ailleurs. Ce qui importe, c’est le problème posé, bien plus que sa solution.
Et dans les solutions proposées elles-mêmes, ce qui importe, c’est la direction qu’elles suggèrent,
vers quelque chose de liquide, de fluide, qui peut se transformer en toutes choses sans s’abolir.
Ce n’est donc pas la terre, en tant que symbole de la matière, qui sera tenue pour la
substance primordiale, persistante. Elle est certes le contraire de l’écoulement, mais non un symbole
adéquat pour la permanence de l’être.
JEANNE HERSCH, L'étonnement philosophique, 1981.
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