INSECTES 17 n°152 - 2009 (1)
À
l’automne de l’année 1794, au
grand séminaire de Bordeaux
transformé en prison, un jeune ec-
clésiastique partage sa cellule avec
un vieil évêque malade qu’un mé-
decin examine régulièrement. L’ab-
bé Latreille de Brive-la-Gaillarde,
car c’est lui le compagnon de dé-
tention, avait été incarcéré comme
prêtre insermenté. En fait, bien que
ne desservant pas de paroisse et
souffrant, il n’avait pu se présenter
à temps pour prêter serment.
Un matin l’élève chirurgien, ache-
vant ses soins, aperçoit l’autre dé-
tenu saisir un petit Coléoptère bleu
et rouge qui sort d’une fente du
plancher, le piquer sur un bouchon
et l’examiner avec intérêt. Un dia-
logue s’engage.
« - C’est donc rare ? lui demande
le praticien. Sur
un signe d’as-
sentiment de
l’abbé, il lui
propose de le lui con er, af rmant
qu’il connait une personne qui a
une belle collection et à laquelle il
ferait plaisir.
- Eh bien portez-le lui, dites com-
ment vous l’avez obtenu et priez-le
de m’en donner le nom. »
Cet amateur est J.-B. Bory de Saint-
Vincent, naturaliste débutant. Il ne
peut nommer l’échantillon et ré-
pond qu’il doit être nouveau. L’ab-
bé, voyant que son correspondant
est versé dans ce domaine et qu’il
risque d’en être reconnu, lui fait sa-
voir qu’il se nomme Pierre André
Latreille, déporté en Guyane avant
d’avoir pu publier son Traité sur les
genres de Fabricius.
À cette nouvelle Bory, qui a lu quel-
ques-unes de ses communications
scienti ques, entreprend d’actives
démarches auprès de sa famille et
de son concitoyen R. Dargelas,
garde national. Finalement on ob-
tient, du Comité révolutionnaire
du département, la libération du
prisonnier. Avec l’ordre de
sortie, Dargelas
arrive au sémi-
naire pour ap-
prendre que
le convoi
vient de
partir pour
le ponton
d’embar-
quement. Il
court au port.
Il emprunte
alors une bar-
que qui l’amène
au milieu du euve
le Républicain appareille.
Il présente sa pièce of cielle qui
lui permet de repartir avec Latreille
qui est hébergé quelque temps chez
Bory de Saint-Vincent. Trois jours
après on apprendra que le navire,
qui transportait ses compagnons
d’infortune, a sombré au large de
Cordouan et que seuls les marins
ont pu échapper au naufrage.
Quant à l’insecte, héros involontaire
de l’épisode, c’est une espèce déjà
décrite par Fabricius en 1775 sous
le nom de Dermestes ru collis. Il
appartient à la famille des Cléridés
dont les principaux représentants
sont des prédateurs d’insectes
xylophages ou vivent aux dépens
d’Apidés.
Par la suite Latreille dans son Pré-
cis des caractères génériques des
insectes, la plaçera dans un nou-
veau genre qu’il baptisera Necrobia
sans en donner l’étymologie pré-
cise. Vraisemblablement en consi-
dération de ses mœurs nécrophages
ou peut-être dans une intention plus
romanesque, en souvenir de cet
événement dramatique qui a donné
la vie (bio) à un mort (nécro).
Une certaine obscurité entoure la
naissance de Pierre André Latreille
qui voit le jour à Brive-la-Gaillar-
de le 29 novembre 1762 et serait
le ls naturel de Jean de Sahuguet
d’Amarzit, baron d’Espagnac. Il
ne sera jamais reconnu. C’est tout
Latreille
ou l’insecte salvateur
Par Jacques d’Aguilar
HISTOIRES DENTOMOLOGISTES
Necrobia ru collis Fabricius, 1775
Ce Coléoptère d’environ 5 mm, appartient
à la famille des Cléridés dont la plupart des
membres sont prédateurs. Il est nécrophage
et s’attaque aussi aux larves de Dermestidés
et d’Anobiidés. Extrait de la pl. 50, due à
J. Migneaux, du Genera des Coléoptères
d’Europe, tome 3 (1859-1863) de C. Jacquelin
du Val.
Latreille d’après une gravure de Bertonnier, quelques semaines avant sa mort
INSECTES 18 n°152 - 2009 (1)
enfant qu’il parcourt la campagne
chassant les insectes et les rame-
nant à la maison xés par une épin-
gle sur ses vêtements. Provoquant
ainsi moqueries et railleries de ses
proches. Il fait ses études au col-
lège de Brive puis à celui du Car-
dinal Lemoine à Paris et au grand
séminaire de Limoges. Il prend les
ordres à Paris et retourne à Brive où
il s’adonne avec passion à l’ento-
mologie.
UNE VIE AU MUSÉUM
Après l’aventure de la Nécrobie,
souvent popularisée et plus ou
moins déformée, il approfondit la
systématique des insectes et publie
son rare Précis des caractères gé-
nériques des insectes édité à Brive
en 1796 dans lequel il développe,
pour la première fois, les principes
de la classi cation naturelle. Il fera
parvenir cet essai à Fabricius, l’élè-
ve de Linné, professeur à Kiel et
auteur d’ouvrages qui font autorité.
Ce Danois aime beaucoup la France
et a eu l’occasion de rencontrer La-
treille à Paris en 1788. Ils échange-
ront, par la suite, une riche corres-
pondance amicale et savante.
Lamarck, professeur au Muséum
d’histoire naturelle de Paris, le
prend, comme aide naturaliste,
dans sa chaire. Il travaille alors
avec acharnement à la rédaction
des quatorze tomes de l’Histoire
naturelle générale et particulière
des Crustacés et des Insectes, qui
paraissent de 1802 à 1805 dans le
Cours complet d’histoire naturelle
connu sous le nom de « Buffon de
Sonnini » (ce naturaliste voyageur
collaborateur de Buffon), où il ap-
plique ses concepts qui seront il-
lustrés et précisés dans son Genera
crustaceorum et insectorum… en
quatre volumes (1806-1809) qui
fonde dé nitivement sa réputation.
Parmi ses nombreux écrits il faut
citer : Histoire naturelle des four-
mis (1802) ; Considérations géné-
rales sur l’ordre naturel des ani-
maux… (1810) ; les articles sur les
insectes dans la nouvelle édition du
Dictionnaire d’histoire naturelle
en 36 tomes de Déterville (1816-
1819) et une contribution à l’En-
cyclopédie méthodique de Panc-
koucke ; l’ébauche avec le Baron
Dejean d’une Histoire naturelle et
iconographique des Coléoptères
(1822-1824) ; Familles naturelles
du Règne animal (1825) ; la partie
entomologique en deux volumes de
la 2e édition du Règne animal de
Cuvier (1829) ; Cours d’entomolo-
gie (1831).
Son esprit observateur et méthodi-
que lui permet d’apporter des vues
nouvelles dans plusieurs domaines
et spécialement en systématique.
Il propose toute une hiérarchie en
créant des catégories intermédiaires
entre l’ordre et le genre : famille,
tribu, sous-tribu lui permettant de
mieux classer ces animaux dans un
« ordre naturel » en combinant des
caractères variés.
À la mort de Lamarck (1829) il est
nommé professeur à la chaire d’En-
tomologie, nouvellement créée. À
la fondation de la société entomo-
logique de France, en 1832, c’est
tout naturellement lui qui est pro-
clamé, à l’unanimité des membres,
président d’honneur. Ce qui fait de
lui le premier titulaire d’une chaire
d’entomologie et le président de la
première société entomologique du
monde.
En avril 1832 il quitte Paris pour
se garder d’une épidémie de cho-
léra qui sévit alors dans la capitale
puis y retourne à la n de l’année.
Il s’éteint le 6 février 1833 dans son
logement du muséum. Il est enterré
au cimetière du Père Lachaise où,
pour l’honneur de sa mémoire, la
société entomologique fera ériger
un monument en forme d’obélisque
surmonté d’une copie en bronze du
buste de Latreille par P. Merlieux.
Cette sculpture avait été offerte à la
société par son ls adoptif Valade-
Gabel avec tous les papiers du sa-
vant qui sont dèlement conservé
dans les archives.
HOMMAGES
Nombreux sont les collègues fran-
çais ou étrangers qui, en hommage
au maître, lui ont dédié des taxons
nouveaux : Callicnemis latreillei
Castelnau ; Carabus latreilleanus
Csiki ; Artimelia latreilli Godart ;
Osmia latreilli Spinola ; Bombus
latreillelus Kirby et bien d’autres.
Avec l’adhésion de tout le monde
savant, Latreille, ce savant modeste
au sommet de sa gloire méritait bien
le titre que, selon le témoignage
que rapporte A. Geoffroy de Saint-
Hilaire, lui avait décerné le Danois
Fabricius de Princeps entomolo-
giae : prince de l’entomologie.
Le tombeau de Latreille au Père Lachaise.
In : Livre du centenaire de la S.E.F., 1932,
Ph. Le Charles
Cul-de-lampe symbolisant l’épisode de
l’insecte du salut.
Musée entomologique illustré - Les insectes,
J. Rotschild, 1878.
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