Explication de : Lettres persanes, « lettre XXIV », 1721, Montesquieu Introduction : Publié en 1721 à l’issue de trois années de travail, les Lettres persanes sont la première grande œuvre de Montesquieu avant Les Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains, publié en 1734 et l’Esprit des Lois, paru en 1748. L’apparence fantaisiste de l’ouvrage1 et le ton badin2 permettent à l’auteur d’ériger une critique acerbe d’une société en voie de décomposition. Dans cet extrait, il utilise la feinte ingénuité d’un personnage, Rica, originaire de Perse pour se livrer à une satire politique et religieuse. I/ Un traité politique 1°) La prééminence 3 du monarque français La première phrase établit un constat concernant la suprématie du souverain comme en témoigne le superlatif : « Le roi de France est le plus puissant prince de l’Europe ». L’allitération en /p/ vient souligner le constat et le renforcer. Le mot prince est pris au sens général, c’est-à-dire celui de souverain. Montesquieu joue sur roi/prince, ce qui montre l’insistance sur le souverain. Ce constat est justifié par la suite par une analyse économique de sorte que l’auteur adopte la démarche de l’argumentation logique d’une part et d’autre part de la documentation comme l’atteste la présence de la comparaison au roi d’Espagne à la ligne 2 : « Il n’a point de mines d’or comme le roi d’Espagne, son voisin ». L’emploi de pluriels vient souligner cet aspect. Le mot « richesses » est au pluriel pour montrer l’aspect concret et diversifié des ressources dont il dispose. Rica fait appel à l’observation collective avec le « On » de sorte que le texte affiche son objectivité. Montesquieu délègue la parole à Rica mais celui-ci s’écarte pour se référer à des faits historiques connus comme le suggère le passé composé : « On lui a vu ». D’autre part, l’allusion aux conquêtes militaires vient renforcer le premier constat : les raisons économiques et politiques (on a une résonnance en politique extérieure). 2°) La structuration du texte A°) La politique intérieure L’auteur utilise la technique de la surenchère. En effet, l’adverbe « d’ailleurs » introduit une progression. Après avoir analysé la supériorité du souverain français par rapport à la politique extérieure, le locuteur en vient à considérer la politique intérieure : « Il exerce son empire sur l’esprit même de ses sujets ». Le terme « empire » reprend la question du pouvoir et d’autre part, il y a surenchère : « sur l’esprit même de ses sujets », de sorte que le pouvoir se trouve renforcé puisqu’il ne repose pas sur des facteurs extérieurs. 1 Les Lettres persanes Enjoué 3 Avantage, supériorité donnée à quelqu'un par la naissance, le droit, le rang, la dignité, la fortune et entraînant des prérogatives, des privilèges 2 B°) Le pouvoir religieux Le dernier paragraphe vient établir la prépondérance du pape : « Il y a un autre magicien, plus fort que lui » ; « Le magicien s’appelle le Pape. ». Les informations fournies sont progressives. Le locuteur annonce une situation avant d’identifier le détenteur du pouvoir. L’analyse se veut fondée puisque la dernière phrase de l’extrait constitue une justification de l’opinion énoncée. Transition : Montesquieu, par le biais de ses personnages, se livre à une analyse du système politique de la France en adoptant une forme que va démentir le ton profondément satirique du texte. II/ Le traitement satirique 1°)La technique du point de vue naïf Elle permet à l’auteur d’exprimer sa vision sarcastique de la politique. En effet, c’est le point de vue naïf qui permet d’introduire le terme « magicien », déjà critique en lui-même puisqu’il introduit la notion d’artifice, élogieuse dans le domaine du divertissement, mais péjorative voir condamnable en matière de politique. De plus, le verbe avoir répété à deux reprises4 vient insister sur la source des richesses : la vanité des sujets. On remarque la construction en chiasme : « Il n’a point de mines d’or ; plus inépuisable que les mines ». La figure de style vient renforcer le sens de « inépuisable », ce qui renchérit sur le sarcasme. D’autre part, on remarque une opposition entre le terme « richesses » employé au pluriel et le terme « vanité » employé au singulier, ce qui souligne l’étendue de ce défaut. De plus, la tournure exceptive5 : « n’ayant d’autres fonds que des titres d’honneur à vendre » vient confirmer la constatation puisqu’il s’agit d’une observation irréfutable. D’autre part, on remarque l’allitération en /v/ (vanité ; vendre) qui introduit une solidarité entre le principe et l’exemple. En outre, la ligne 5 : « par un prodige de l’orgueil humain » vient renchérir sur le constat précédent. Le point de vue naïf permet de réintroduire l’effet de surprise. De plus, l’accumulation : « ses troupes se trouvaient payées, ses places munies, et ses flottes équipées » vient ajouter foi à l’opinion énoncée. On remarque que le terme « magicien » va être explicité dans le deuxième paragraphe dans la mesure où l’auteur se livre à une série d’explications et de précisions : « Il exerce son empire sur l’esprit même de ses sujets ; il les fait penser comme il veut. » L’emploi du verbe vouloir ligne 7 semble suggérer que le monarque gouverne selon ses caprices. Enfin, le champ lexical de la crédulité : « et il croit » ligne 10 ; « Et ils en sont aussitôt convaincus » ligne 12, dénonce la naïveté des sujets. On remarque une orchestration du procédé à la fin du second paragraphe : « Il va même jusqu’à leur faire croire » dans le mesure où cette surenchère semble suggérer qu’il s’agit moins d’une simple crédulité que d’une manipulation délibérée du monarque. La conjonction « jusqu’à » insiste sur l’audace du souverain, qui ne recule devant aucun expédiant. 2°) La technique de la décontextualisation C’est une conséquence directe du point de vue naïf. Montesquieu fait référence à des faits historiques. Cette technique consiste à faire allusion à des faits historiques qui se sont produits, tels que la dévaluation ou l’utilisation de la monnaie fiduciaire6, en les dénaturant afin de les présenter comme une mystification. En conséquence, l’auteur se livre à une exploration du champ sémantique7 du terme « magicien » employé à la ligne 7, de sorte que le souverain apparaît comme un vil 4 Je pense que c’est dans le deuxième paragraphe quand il dit « S’il n’a » et « S’il a » Mot douteux, à vérifier 6 La monnaie papier 7 L’ensemble des différentes significations d’un même mot dans les différents contextes où il se trouve. 5 prestidigitateur profondément duplice8 qui exploite la crédulité de ses sujets pour leur imposer ses caprices personnels. Dans la même perspective, Montesquieu utilise la même technique pour présenter les dogmes9 religieux : « Tantôt il lui fait croire que trois ne sont qu’un, que le pain qu’on mange n’est pas du pain, ou que le vin qu’on boit n’est pas du vin ». En premier lieu, on a un sarcasme sur le dogme de la Trinité. - Mystère de la transsubtantiation : C’est un dogme catholique qui dit que le corps du Christ est présent dans l’Eucharistie donc le pain est différent du pain, etc On a des exemples précis et la présence d’un « ou », ce qui constitue une surenchère sur le sarcasme. L’utilisation des conjonctions de coordinations « ou » et « et » souligne le cynisme du personnage, qu’aucun scrupule ne retient. L’hyperbole « mille autres choses » souligne l’absence de limite qui caractérise le pouvoir religieux. On a une approximation « de cette espèce » qui vient renchérir sur l’immoralité d’une telle conduite. Transition : Montesquieu joue du paradoxe que l’on rencontre fréquemment dans les contes. C’est le personnage naïf qui ne se laisse pas berner par les artifices de sorte qu’il peut les dénoncer et éveiller la conscience du lecteur pour ne plus céder à la crédulité. III/ La dénonciation idéologique 1°) La structuration du texte L’auteur procède à un constat sur lequel il va s’appuyer pour énoncer sa critique. On remarque la substitution de propos critiques à une caractérisation élogieuse. En effet, la première phrase du deuxième paragraphe disqualifie totalement l’éloge : « Le roi de France est le plus puissant prince de l’Europe ». En effet, le statut du roi apparaît à postériori comme un mirage, c’est-à-dire non pas comme une réalité mais comme le résultat d’un artifice. En effet, l’adjectif « grand » placé derrière « magicien » vient renforcer cette opinion. Parallèlement, dans le troisième paragraphe, on remarque que l’auteur utilise l’esthétique de la surenchère en employant d’une part le comparatif de supériorité : « plus fort que lui » et d’autre part en recourant à un système de reprise : « qui n’est pas moins maître de son esprit qu’il l’est lui-même de celui des autres ». L’auteur affirme la cohérence de son propos en dégageant le système de subordination qui relie tous les rouages du pouvoir. De surcroît, on remarque pour chaque cas de figure que le locuteur s’appuie sur des faits concrets, de sorte qu’il fournit des exemples repérables afin d’accréditer ses déclarations. Il le fait pour chaque figure du pouvoir : - Le souverain (ligne 8-13) ; -le pape (ligne 16-19) Sous-transition : Le discours de Rica se caractérise à la fois par sa concision, sa précision et sa cohérence de sorte qu’il conjure par avance des objections. 2°) La critique généralisée A°) La critique de la population Dans le premier paragraphe, on remarque que le locuteur se livre à une critique psychologique : « et par un prodige de l’orgueil humain, ses troupes se trouvaient payées, ses places 8 9 Hypocrite Principes munies, et ses flottes équipées. ». D’une part le terme « orgueil » reprend le terme « vanité ». Le locuteur établit une généralisation. Celle-ci montre que la référence ne constitue pas un simple exemple, mais au contraire un principe de fonctionnement universel. D’autre part, l’allitération en /p/ rattache le terme prodige à la caractérisation du souverain « plus puissant prince », vient soutenir la cohérence du raisonnement. B°) La critique du système politique Montesquieu schématise outrageusement les fonctionnements, de sorte que ceci paraissent absurdes. On remarque le système de reprise syntaxique qui s’étend des lignes 8 à 13 : « S’il n’a qu’un million d’écus dans son trésor, et qu’il en ait besoin de deux, il n’a qu’à leur persuader qu’un écu en vaut deux, et ils le croient. S’il a une guerre difficile à soutenir, et qu’il n’ait point d’argent, il n’a qu’à leur mettre dans la tête qu’un morceau de papier est de l’argent, et ils en sont aussitôt convaincus. ». L’auteur substitue une systématique aux décisions politiques, c’est-à-dire que ce système suggère à la fois l’automatisme de la pratique et conjointement la facilité de son application. De plus, on remarque l’évolution du vocabulaire : le terme « persuader » s’efface devant l’expression familière « leur mettre dans la tête ». Le registre familier insiste sur le subterfuge primaire utilisé et d’autre part sur la sottise du peuple, comme l’indique la remarque « et ils en sont aussitôt convaincus ». On note une progression de la ligne 10 à la ligne 12. D’une part, la deuxième expression suggère un degré de confiance supérieur et d’autre part l’adverbe de temps exprime la progression de la manipulation et son efficacité. La dernière phrase : « Il va même jusqu’à leur faire croire qu’il les guérit de toutes sortes de maux en les touchant, tant est grande la force et la puissance qu’il a sur les esprits. ». L’adverbe « même » souligne la position du locuteur qui insiste sur l’absence de scrupules du monarque en montrant qu’il s’agit d’une action délibérée de sa part et non pas d’une conséquence indépendante de sa volonté. Encore une fois, Montesquieu fait référence à un fait historique, à savoir la notion de thaumaturgie, le principe invoqué par les monarques, qui dit que « le roi te touche, Dieu te guérit », pour mieux la dénoncer. L’allitération en /t/ : « toutes sortes ; en touchant ; tant » insiste sur l’immoralité d’une telle pratique. On voir un chiasme : « Le roi de France est le plus puissant […] il exerce son empire sur l’esprit même de ses sujets […] tant est grande la force et la puissance qu’il a sur les esprits ». On remarque le transfert du verbe être au verbe avoir : « il est le plus puissant […] la puissance qu’il a sur les esprits ». D’autre part, on remarque l’emploi du pluriel qui remplace le singulier : « esprit[…]esprits ». Ces deux opérations signalent une dégradation qui constitue une condamnation du régime politique et de la population qui se laisse inconsidérément manipuler. C°) La critique du pouvoir religieux Le dernier paragraphe tend à discréditer le pouvoir religieux, dans la mesure où il apporte sa caution au pouvoir politique, notamment dans le cadre de la monarchie de droit divin. La reprise du terme « esprit » : « qui n’est pas moins maître de son esprit qu’il l’est lui-même de celui des autres » vient le confirmer. On remarque l’introduction d’un jeu sur le terme « même ». D’autre part, l’allitération en /m/ introduit un jeu de paronomases10 qui insiste sur la notion de pouvoir et de manipulation, comme l’indique la reprise du terme « magicien ». D’autre part, on remarque l’allitération en /p/ qui lie toutes les figures du pouvoir. Le texte s’ingénie à démentir les différents rapports de subordination qui assurent le fonctionnement de la monarchie de droit divin avant de les discréditer de l’intérieur en soulignant leurs failles respectives. Conclusion : 10 Emploi de phonèmes proches Le texte présente une satire extrêmement corrosive de la monarchie de droit divin puisque la hiérarchie qui la fonde est clairement exposée et dénoncée. De plus, l’exploitation du point de vue naïf et les schématisations auxquelles il préside rendent la raillerie à la fois plaisante et acérée, de sorte qu’elles assurent son efficacité.