Eichmann à Jérusalem, ou les hommes normaux ne savent pas

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Eichmann à Jérusalem,
ou les hommes normaux ne savent pas
que tout est possible
Texte Lauren Houda Hussein
Mise en scène Ido Shaked
D’après Le procès d’Adolf Eichmann, Jérusalem 1961
Revue de presse
Théâtre Majâz
Contact compagnie
www.theatre-majaz.com
Claire Van Zande
Tél. +33(0)06 59 42 66 93
[email protected]
La terrasse publié le 22 février 2016 -­ N° 241 propos recueillis par Eric Demey EICHMANN A J ERUSALEM Traiter sur scène du procès d’Eichmann qui s’est tenu à Jérusalem en 1961, voilà un défi théâtral considérable. Explications avec les concepteurs d’Eichmann à Jérusalem, Lauren Houda Hussein et Ido Shaked. Lauren Houda Hussein Sous quel angle comptez-­vous rendre compte de ce procès ? Lauren Houda Hussein : Comme notre titre l’indique, nous avons pris pour guide le livre d’Hannah Arendt Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal. Mais aussi sa correspondance avec Gershom Sholem, où ce dernier lui reproche de ne pas avoir d’amour pour le peuple juif. Nous avons également effectué un montage des minutes du procès traduites depuis l’anglais. Enfin, nous avons introduit une écriture de fiction sous la forme d’une sorte de voix du metteur en scène qui va rendre compte du processus de travail que nous avons traversé. Ido Shaked : Globalement, il s’agit de rendre compte de la trajectoire d’un homme qui de commis voyageur devient celui qui administra la solution finale. On cherche à savoir ce qu’il représente de l’Humanité. On tente de décontextualiser le personnage pour étudier ce processus de déresponsabilisation, d’instrumentalisation des hommes. Il y a une forme de modernité de la Shoah, on ne veut pas voir le génocide comme un accident de l’Histoire, mais plutôt examiner comment il paraît s’inscrire comme fait inévitable dans notre modernité, et même dans la démocratie. « L’angoisse est le véritable sujet de notre travail. » Ido Shaked Comment comptez-­vous mettre cette matière en scène ? I.S. : On cherche à livrer ce texte du procès de la manière la plus simple possible, dans une mise en scène sobre et épurée. Et puis, le procès Eichmann a eu lieu dans « la maison du peuple », un lieu de spectacles pour l’occasion reconverti en tribunal. Il s’agit donc aussi pour nous de parler de théâtre, de quelle responsabilité, de quelle place on veut prendre avec cet outil. L.H.H. : A la différence du théâtre documentaire de Weiss sur les procès de la Shoah, qui axe son travail sur les paroles des témoins, nous nous sommes centrés sur la parole du bourreau. Mais cette parole ne sera pas incarnée. Elle voyagera entre les comédiens. Un peu comme un Dibbouk. Scénographiquement, nous ne serons pas dans un tribunal mais dans un espace de travail, sur un plateau qui ne touche pas le sol, et qui modifie sa pente, son équilibre, au gré des déplacements des comédiens. C’est une entreprise impressionnante à mener ? L.H.H. : Ça fait trois ans qu’on est terrifié ! On envisage chaque spectacle avec beaucoup d’intensité mais là c’est différent. On le sent. En travaillant au plateau, on est littéralement asphyxié. Parfois, on manque d’air. I.S. : Le spectacle commence avec cette voix du metteur en scène qui explique que l’angoisse est le véritable sujet de notre travail. Froggy’s d elight publié l e 1 3/03/2016 par L aurent C oudol Eichmann à Jérusalem Comédie dramatique de Lauren Houda Hussein, mise en scène de Ido Shaked, avec Lauren Houda Hussein, Sheila Maeda, Caroline Panzera, Mexianu Medenou, Raouf Rais, Arthur Viadieu et Charles Zévaco. Le T héâtre Majâz ( "métaphore" en arabe) est composé de comédiens de diverses cultures et origines. Cette compagnie revendique un théâtre engagé dans lequel la mémoire collective est interrogée en tant qu'oeuvre d'art. Leur nouveau projet, après "Les optimistes", s'intitule "Eichmann à Jérusalem". Il porte sur le procès d'Adolph Eichmann, dit "le spécialiste", à Jérusalem en 1962. Ce procès s'était déroulé dans une salle de théâtre, La Maison Du Peuple, reconvertit p our l 'occasion e n t ribunal. Lauren Houda Hussein, auteur de la pièce, met alors en perspective, à travers des extraits du procès interprétés par les acteurs, la construction d'une mémoire collective e n i nterrogeant l e p rocessus d ramatique p ropre a u p rocès E ichmann. Bien que la couleur dominante de la scène soit le noir, le plateau est habillé d'objets quotidiens pour un employé d'administration, table, chaises, placards, rétroprojecteur et surtout des tonnes de dossiers qui comportent aussi bien les minutes d u p rocès q ue é crits c omme c eux d 'Hannah A rendt o u d e P rimo L evi. Les méthodes d'Eichmann, en raison de sa parfaite connaissance des obligations administratives de chaque pays pour la déportation, sont exposées en chiffres ou en diagrammes. L'organigramme de l'organisation chargée de la déportation au sein du Reich est dessiné à la craie sur le plateau durant le spectacle comme une pièce d ans l e d ossier d 'un j ugement a u t ribunal d es p rud'hommes. Eichmann, "bourreau ordinaire", dont la défense consistera tout au long du procès à expliquer qu'il exécutait les ordres et ne pouvait infléchir la politique d'extermination à son niveau, n'est d'ailleurs pas incarné sur scène. Les acteurs, chacun leur tour, prononcent des paroles qu'Eichmann a tenu pour sa défense. Ainsi déconstruit, il s'impose en chacun des acteurs, révélant ainsi pour le spectateur une vision de la défense d'Eichmann selon laquelle les responsabilités s ont c omplètement d iluées. La mise en scène d'Ido Shaked est en ce sens une complète réussite. La scénographie dans laquelle l'action se déroule sur un plateau monté sur rivets, donne l'impression d'un manque généralisé de stabilité. La parole n'est pas définitive, elle est sujette à interprétation et à sa déformation en fonction de qui voudra s e l 'approprier. Les acteurs portent tous le texte avec solidité. Chacun d'entre eux montre des facettes différentes de l'humain, victime ou bourreau. Ils apportent la démonstration que l'abominable est encore possible aujourd'hui, à grand ou petite é chelle, d ans l 'Histoire o u a u q uotidien. On n e v oit p as l e t emps p asser l ors d e c ette p ièce q ui, m algré s on s ujet philosophique a utant q u'historique, p ourrait a p riori s embler r ébarbative. "Eichmann à J érusalem" e st u n m oment d e t héâtre i ntelligent d estiné à c hacun. Laurent Coudol Syndicat National des Enseignements de Second degré
publié le 13/03/2016
par Micheline Rousselet
« Eichmann à Jérusalem » Jusqu’au 1er avril au Théâtre Gérard Philipe de Saint-­‐Denis En 1960 Eichmann, qui avait dirigé le Bureau des Affaires juives à Berlin pendant la seconde guerre mondiale et avait organisé la déportation de millions de Juifs et de Tsiganes, était enlevé, par des agents du Mossad, en Argentine où il s’était enfui après la défaite. Transporté à Jérusalem, il fut jugé par un tribunal israélien pour quinze chefs d’inculpation, dont crimes contre le peuple juif et crimes contre l’humanité, et condamné à la pendaison. Ce procès qui dura plusieurs mois attira des journalistes du monde entier et suscita des controverses internationales. Il fut entre autres couvert par Hannah Arendt, dont le livre Eichmann à Jérusalem fut vivement attaqué pour son sous-­‐titre, Rapport sur la banalité du mal, et pour sa critique du rôle des Conseils juifs qui, en participant au tri des déportés, auraient facilité la tâche des Nazis. Si l’expression « banalité du mal » ne fut probablement pas suffisamment pensée, l’observation d’Hannah Arendt rejoignait celle d’autres observateurs. Ce n’était pas un monstre qu’ils avaient en face d’eux, mais « un figurant sans envergure », « un tâcheron besogneux de la solution finale » (André Enegrén), un homme qui se présentait comme un bureaucrate qui n’avait fait qu’obéir aux ordres. Comme les meurtres de masse et les génocides n’ont pas cessé et que les responsables sont rarement arrêtés, il n’est pas surprenant que le théâtre Majâz, qui rassemble des comédiens venus de Palestine, d’Israël, du Liban, de France, d’Espagne et d’Iran pour faire un théâtre politique et engagé, se soit intéressé à ce procès. Les deux fondateurs Lauren Houda Hussein et Ido Shaked ont écrit le texte et mis en scène le procès. Mais comment incarner cet homme, enfermé dans une cage de verre blindée à l’abri des balles, qui se présente comme un spécialiste capable d’organiser « l’émigration » de millions de gens, leur transport, la confiscation de leurs biens, un travail complexe dit-­‐il, ajoutant « Je n’avais rien à faire dans l’extermination physique, j’avais bien assez à faire avec mon travail de bureau » ? Eichmann ne sera donc pas incarné par un acteur. Il est dans le corps de tous, tout au plus l’un d’eux collera une photo sur son front pour dire une de ses phrases. Il n’y a donc pas de cage de verre, mais les acteurs, juge, procureur, avocats, témoins se tournent vers le lieu où on la pense être. Au centre il y a une table couverte de documents et de livres, entourée de chaises. Les acteurs se lèvent et prennent à tour de rôle la parole. Ce qui est dit, ce sont les minutes du procès, la voix des rescapés, une partie de la correspondance d’Hannah Arendt et de Gershom Sholem, en désaccord sur la « banalité du mal ». Mais toute cette matière le montage l’organise. Des titres apparaissent sur un écran : un système, collaboration / résistance, des traces. Au sol les acteurs dessinent des diagrammes, des plans du camp, des wagons, tout ce qui rappelle le « travail » d’Eichmann. Le rythme est soutenu et on pèse la difficulté à percer les défenses d’un homme, qui oppose à ses accusateurs une opacité, une mauvaise foi parfois et une inhumanité totale toujours, un homme qui lorsqu’on lui demande s’il ne lui est jamais arrivé d’avoir un conflit entre son devoir et sa conscience répond « non, plutôt un dédoublement ». Ce n’est pas seulement une magistrale leçon d’histoire que nous offre le théâtre Majâz, c’est une réflexion profonde sur ces systèmes qui engendrent des crimes de masse auxquels se prêtent des exécutants qui abandonnent leur qualité d’être humain pour obéir. Micheline Rousselet Rue du théâtre Publié le 14 mars 2016 Par Noël Tinazzi Sept comédiens en quête d’Eichmann Au Théâtre Gérard Philippe de Saint-­Denis, le Théâtre Majâz réveille le procès d’Eichmann à Jérusalem. Les mots du criminel nazi, responsable de l’organisation du transport des Juifs, sont dits alternativement par les comédiens. Avec des témoignages de survivants, des archives, des lettres… la pièce soulève à l’emporte-­pièce d’énormes questions sur la banalité du mal. Ils sont sept jeunes comédiens venus de tous les horizons du monde méditerranéen, certains avec accent d’autres pas. Ils arrivent en bloc sur le plateau noir et légèrement mouvant qui servira accessoirement de tableau où s’écrivent à la craie des textes, schémas, croquis, organigrammes… La scène est un espace de travail austère : au centre un bureau avec des papiers, devant un rétroprojecteur, dans un coin un piano. Ces comédiens travaillent, enquêtent sur Eichmann, le criminel nazi enlevé à Buenos Aires et jugé à Jérusalem en 1961. Aucun d’entre eux n’incarne un personnage en particulier mais la parole court sans s’arrêter de l’un à l’autre. Depuis la création de la troupe en 2009, le Majâz (« Métaphore » en arabe) revendique un théâtre « politique et engagé au service d’un langage artistique pertinent ». Ils se sont fait connaître avec « Croisades », remarqué par Ariane Mnouchkine qui a invité les comédiens au Théâtre du soleil pour y créer les « Les Optimistes ». Cette fois, il ne s’agit pas de reconstituer le procès d’Eichmann mais d’en relever et d’en incarner des moments saillants. Outre les propos du nazi lui-­‐même, la pièce insère ceux de témoins cités à la barre, de survivants des camps, des documents historiques, des archives, des textes de Hannah Arendt, envoyée spéciale du « New Yorker » au procès et auteur du livre très controversé « Eichmann à Jérusalem, rapport sur la banalité du mal ». Donc Eichmann, responsable de la logistique de la solution finale, notamment de l’organisation du transport des Juifs vers les camps de la mort, n’est pas présent sur scène, dans la cage de verre où il a été jugé. Seuls sont présents ses mots énoncés alternativement par les comédiens, filles ou garçons. Sont décrites les étapes du travail du bourreau bureaucrate, la répartition des tâches, les rouages du crime administratif. Responsable du bureau IV/B4, Eichmann prend bien soin de dissocier ses actes bureaucratiques et leurs conséquences mortifères. Aux questions du procureur qui en appelle à sa « conscience », cet homme-­‐rouage oppose invariablement qu’il ne faisait que son travail de fonctionnaire et qu’à l’époque du IIIème Reich « l’obéissance était une vertu ». Se retranchant toujours derrière « le point de vue juridique », il dénie toute responsabilité dans l’extermination. Mais ne cache pas sa fierté d’avoir été choisi parmi les pontes du nazisme pour participer à la conférence de Wannsee, en janvier 1942, qui décida de la solution finale. Il se souvient même qu’on lui a offert un verre de cognac ! En contrepoint à ces propos lénifiants, au dernier degré de l’absurde, s’interposent les témoignages des survivants des camps, qui disent la réalité de l’extermination. Grand moment de théâtre, l’un d’entre eux reste muet, le visage tordu par l’émotion, incapable de proférer la moindre parole pour décrire l’arrivée dans un camp des convois d’enfants auquel il assistait. Mais les photos des camps, des charniers, les effets personnels des victimes entassés… montrées au procès ne sont pas projetées sur scène, elles sont sobrement « légendées » par la parole d’une actrice. Sont également évoqués les échanges assez vifs entre Hannah Arendt et son vieil ami Gershom Sholem, juif allemand émigré en Israël, qui reproche à la philosophe de ne pas avoir d’amour pour le peuple juif. « Je n’ai jamais aimé aucun peuple, ni aucune collectivité, répond-­‐elle, … je n’aime que mes amis ». De même est évoquée la question des conseils juifs, les « Judenräte », accusés de collaborer plus ou moins avec les nazis. Eichmann, lui, parle de négociation avec « les fonctionnaires juifs », comme s’ils étaient ses égaux. On le voit, la pièce, sous-­‐titrée « Les gens normaux ne savent pas que tout est possible », soulève un peu à l’emporte-­‐pièce d’énormes questions, matières à polémiques sur un sujet on ne peut plus lourd. Eichmann tout le monde et personne ? « L’objectif, dit la note d’intention, est de sonder le phénomène – qui perdure, et même s’accentue – de mise à distance entre tueurs et victimes, de dissociation entre ordre d’assassiner et crime sous les étendards de l’épuration, du nettoyage et de l’expansion idéologique». Eichmann toujours présent ? On aimerait plus ample démonstration. Noël Tinazzi Le Canard enchaîné publié le 16/03/2016 par Mathieu Perez Le Journal de Saint-­Denis Publié le 15/03/2016 Par Benoît Lagarrigue « Eichmann à Jérusalem » Une leçon d’histoire salutaire TGP : En s’appuyant sur les minutes du procès du responsable de la logistique de la déportation nazie, le spectacle cherche à débusquer ce qui dans l’humanité a permis l’horreur. C’était un vrai challenge. Faire d’un procès un spectacle n’est certes pas si rare tant les similitudes entre théâtre et audiences sont réelles (rôle de chacun, codes vestimentaires, dramaturgie…), mais il s’agit en l’occurrence d’un procès à nul autre pareil. Eichmann à Jérusalem, sous-­‐titré Les hommes normaux ne savent pas que tout est possible, est tiré essentiellement des minutes du procès du responsable de la logistique de la déportation nazie qui eu lieu à Jérusalem en 1961. Le sous-­‐titre a son importance car il s’agit bien plus que le procès de l’individu Eichmann. Le spectacle devient celui d’une machine, d’un système aux rouages parfaitement huilés, efficace jusqu’au paroxysme. Dès lors, et c’est le grand mérite de Lauren Houda Hussein, Ido Shaked et leurs complices du théâtre Majâz, ce procès devient celui de la responsabilité.Cette pièce est une plongée dans les archives, d’où émergent les mots et les non-­‐dits, ceux des victimes comme ceux des bourreaux. Face aux six millions d’accusateurs, le prévenu plaide l’irresponsabilité. « Je n’avais pas à voir avec l’élimination physique, seulement la logistique », plaide-­‐t-­‐il. La déportation des enfants ? « Je n’étais pas apte à décider. » Surgit alors ce qui a permis à ce système inhumain de fonctionner : le travail méticuleux d’êtres humains, spécialistes consciencieux. Dès lors, qui est responsable ? À ces minutes du procès, Lauren Houda Hussein et Ido Shaked ont joint des textes de la philosophe Hannah Arendt, de l’historien Gershom Scholem et du poète Haïm Gouri, pointant « la banalité du mal et la radicalité du bien », selon les mots d’Hannah Arendt. Et cherchent à débusquer ce qui dans l’humanité a permis l’horreur, et la permet encore de nos jours. Le spectacle, porté par une troupe de comédiens et comédiennes formidables de justesse, est une leçon d’histoire salutaire à un moment où la mémoire s’effiloche trop souvent. B.L. Un Fauteuil pour l’Orchestre Publié le 16/03/2016 Par Camille Hazard ƒƒ Eichmann à Jérusalem – ou les hommes normaux ne savent pas que tout est possible -­‐, par le Théâtre Majâz au Théâtre Gérard Philippe © DR « Quand on ouvrira la cage, on verra qu’à l’intérieur il n’y a personne, que tout ce que nous avons vu n’était que notre propre reflet sur le verre ». Ido Shaked (Eichmann était enfermé dans une cage de verre, pendant la durée de son procès). Cette phrase, lourde de sens, est la colonne vertébrale de la nouvelle création du Théâtre Majâz. Après le spectacle Croisades (Michel Azama) qui interrogeait les décennies de guerres au Proche-­‐
Orient, après la création Les optimistes, qui entendait faire un pont entre la Shoah et les conflits actuels en Israël Palestine et Liban, la troupe propose une nouvelle fois un projet très ambitieux : celui d’interroger notre conscience, notre responsabilité collective et individuelle face aux guerres, aux horreurs actuelles, en prenant comme appui, le procès d’Eichmann et la question plus philosophique de la Responsabilité. Si Lauren Ouda Hussein, pour tisser la toile du spectacle, s’est appuyée sur le livre d’Hannah Arendt Eichmann à Jérusalem et sur d’autres textes de Haïm Gouri et de Gershom Scholem, il ne s’agit pas pour autant de représenter le procès, encore moins d’incarner Eichmann ou un jury accusateur mais de parvenir à décoller la sève des propos tenus par les protagonistes ou témoins et de nous renvoyer la question de notre propre responsabilité. Les comédiens se passent la parole d’Eichmann et des autres, créant une distance avec les situations. Le public n’est jamais passif face au spectacle, il réfléchit, s’interroge et est toujours convoqué par les comédiens. Le procédé est intelligent et le spectacle totalement dépourvu d’affect se veut impartial sur le sujet. Questionner notre responsabilité individuelle est une démarche forte, le théâtre Majâz nous empêche de nous cacher derrière notre manque de courage face à l’inhumanité omniprésente… Mais est-­‐ce adroit de faire un parallélisme entre la Shoah et les migrants ? De comparer les détenus juifs, et autres, enfermés dans des camps de concentration, promis à une mort certaine et les réfugiés qui se pressent aux portes de l’Europe ? La question est ouverte et chacun peut y réfléchir… La scénographie, les propositions de jeu, la mise en scène (…), tout converge vers une limpidité visuelle qui facilite la compréhension des propos. De la Responsabilité, Le spectacle n’affirme rien mais questionne, nous questionne avec soin, sans ménagement. Le Théâtre Majâz poursuit sa route pour comprendre le monde et il est bon de faire un bout de chemin avec lui. Arkult.fr Publié le 18/03/2016 Par Marianne Guernet-­Mouton Eichmann : la banalité systématique du mal Pascal Victor/ArtcomArt Lorsqu’en mai 1960, Eichmann est capturé à Buenos Aires en Argentine, puis transporté en Israël à Jérusalem, c’est dans un théâtre transformé en tribunal que son jugement a lieu. Il est ainsi donné en spectacle aux caméras du monde entier. En ce moment, le théâtre Majâz rejoue le procès de l’homme – pour ne pas dire monstre – à l’origine de la « solution finale ». En revendiquant un théâtre engagé, la compagnie a utilisé les retranscriptions d’époque du procès ainsi que de nombreux fonds d’archives pour dire le réel. Le projet a vu le jour avec non pas l’idée de jouer un Eichmann bourreau, mais de le dépasser pour donner la parole au responsable logistique qu’il a été, d’utiliser ses propres mots, lui qui n’eut d’autre ligne de défense que de prétendre avoir répondu aux ordres ou servi le système et fut condamné à mort en 1961. Toute la mise en scène de Ido Shaked et la scénographie concourent à l’interrogation du système, à travers la parole collective d’Eichmann et du potentiel dramatique de son procès. Au nombre de sept, les comédiens qui forment une troupe éclectique se répartissent la parole fragmentée d’un Eichmann jamais vraiment incarné, ce qui rend son système davantage intelligible et ne provoque ni empathie ni détestation à l’égard de l’homme. À de multiples reprises d’ailleurs, les comédiens devenus juges ou témoins adressent sèchement au public « Je vous interdis toute manifestation de sentiments ». Un jeu saisissant dans leur tentative de faire dire au « spécialiste » ce qu’il savait. La scénographie dans laquelle le procès a lieu est sombre, tout est noir excepté la photographie d’Eichmann émergeant symboliquement d’un papier blanc. Avec seulement une table, quelques chaises et un rétroprojecteur qui accentuent l’effet administratif de la démarche, l’explication de la politique d’extermination se dessine littéralement sur le sol. C’est sur un plateau monté sur rivets qui de fait est complètement instable et bouge suivant un système de balancier que les comédiens dessinent à la craie blanche des organigrammes, recréent des tableaux d’archives avec rigueur et méthode avant de tout effacer, comme on laverait l’histoire de ses plaies. Pour autant, dans cette atmosphère désincarnée, aucune violence n’est montrée, si bien que les photographies à la vue insoutenables qui furent projetées par le passé et que le monde voyait pour la première fois ne sont plus qu’un écran vide comme frappé des claquements du projecteur. Face à ces plans de camps, de chemins de fer, de bombardements, les acteurs portent le texte avec force comme étant eux-­‐mêmes devenus des rouages de la machine. Tous sont poignants alors que leur parole nous assomme de vérité et de possibilités interprétatives. Sans en dire plus que l’histoire, ses plaies et ses silences, la troupe parvient à une adaptation saisissante du procès d’un homme normal englué dans la banalité du mal, qui a prétendu ne pas savoir et « ne pas être apte à décider » concernant les déportations. Recomposés de la sorte et joués avec autant de finesse et solidité, les faits parlent d’eux-­‐
mêmes. Le caractère administratif de la situation suffit à dire la violence de ce que l’on sait de la déportation. Après la Maison du peuple qui fut le théâtre du procès, le théâtre Gérard Philipe se transforme à son tour en tribunal pour une grande leçon d’Histoire mais surtout, un grand moment de théâtre. Le Monde publié le 18/03/2016 par Brigitte Salino Une vision radicale du procès d’Eichmann © Guillaume Chapeleau Il n’y a pas de cage de verre, ni un homme qui serait Adolf Eichmann. Il y a une table sur le plateau, avec des livres dessus, comme dans une salle de répétition. Et sept comédiennes et comédiens, qui, tour à tour, seront Adolf Eichmann, tel qu’il fut au cours de son procès à Jérusalem, en 1961 : un petit homme à lunettes, dont une photo, en noir et blanc, vient rappeler qu’il n’avait rien d’un grand blond aryen. Cette photo, les comédiens se la mettent parfois brièvement sur le visage. C’est une indication pour ceux qui ne sauraient pas à quoi ressemblait Adolf Eichmann, criminel de guerre nazi, et le signe d’une volonté : montrer une incarnation du mal, et la dépasser. Le Théâtre Majâz (« métaphore » en arabe), qui signe Eichmann à Jérusalem, est une jeune troupe, fondée en 2009 par le metteur en scène israélien Ido Shaked et l’auteure Lauren Houda Hussein, qui a grandi entre la France et le Liban. Elle réunit des comédiens de plusieurs pays, et travaille sur la mémoire. Son précédent spectacle, Les Optimistes, parlait des habitants de Jaffa, ville palestinienne en 1948, qui furent expulsés au Liban ou ailleurs. Eichmann à Jérusalem s’inscrit dans la même lignée : il s’appuie sur des bases documentaires concrètes, qu’il met en perspective. Sans pathos mais non sans ironie Le sous-­‐titre du spectacle, « Les Hommes normaux ne savent pas que tout est possible », est révélateur de cette démarche. A travers le procès d’Adolph Eichmann, dont les paroles sont fidèlement reproduites, le Théâtre Majâz cherche avant tout à montrer le système qui a mené à l’extermination, pendant la seconde guerre mondiale. Un système implacablement défini, sur lequel l’accusé s’appuie pour se défendre et dégager sa responsabilité (« J’obéissais »). Tout cela est connu. Ce qui est intéressant, c’est la façon dont la troupe le restitue : d’une manière radicale, sans pathos, mais non sans ironie, parfois. Des organigrammes sont dessinés à la craie sur le plateau noir, des témoignages sont entendus, les points de vue d’Hannah Arendt et de Gershom Scholem, s’affrontent, à travers leur correspondance sur la banalité du mal. Mais d’image, il n’y en a aucune. Simplement sept comédiens sur le plateau, dont l’auteure et le metteur en scène. Habillés comme à la ville, ils font circuler une parole brute, dépouillée de tout fantasme, et de toute illusion : pour eux, le procès d’Eichmann montre qu’il n’y a pas de justice possible. Rien que des hommes normaux qui ne savent pas que tout est possible. Aujourd’hui comme hier. Théâtres.com publié le 19/03/2016 par Audrey Jean Théâtre : « Eichmann à Jérusalem » par le Théâtre Majâz, un spectacle dense et persistant ! Le Théâtre Majâz questionne notre rapport à l’histoire avec une nouvelle création passionnante « Eichmann à Jérusalem ou les hommes normaux ne savent pas que tout est possible» actuellement au TGP de St Denis. Lauren Houda Hussein opère ici une mise en abîme frontale du procès d’Eichmann grâce à une dramaturgie vertigineuse particulièrement éclairée par la mise en scène d’Ido Shaked. Un théâtre engagé servi par une jeune troupe audacieuse, une parole salutaire qui prolonge la réflexion longtemps après le noir final. Haut-­‐fonctionnaire du IIIème Reich, Adolf Eichamnn était en charge de la logistique de la déportation. Condamné à mort lors d’un procès retentissant à Jérusalem en 1961 il n’aura eu de cesse de se déresponsabiliser de la Shoah prétextant n’en être qu’un maillon au service d’un état souverain, sans autre alternative que d’y obéir aveuglément. Si le procès d’Eichamnn est le point de départ du travail de recherche du collectif, c’est véritablement le système entier que l’équipe se propose de juger dans la plus grande équité. En effet dans son écriture Lauren Houda Hussein n’a de cesse de trouver la juste distance pour décortiquer les rouages, la mécanique implacable de la grande extermination. Ainsi le collectif complète la démarche en y incluant par exemple les écrits d’Hannah Arendt propulsant la réflexion à une dimension plus philosophique. Il n’est pas ici question de refaire le procès d’Eichmann, sa culpabilité est indéniable et le débat n’est pas là. C’est une réflexion posée, doublée d’un regard de chercheur, une analyse réfléchie sur la création du monstre que le théâtre Majâz réalise sans tomber pour autant dans une froide dissection. De fait, l’horreur est là, collante, poisseuse, laissant des traces de plus en plus prégnantes tant dans les esprits que sur le plateau. Le texte est réel, les mots aussi invraisemblables soient-­‐ils sont ceux prononcés par les protagonistes de ce procès. Ido Shaked démultiplie le poids de cette parole en la redistribuant au collectif, chacun des comédiens se faisant le relais des voix entendues lors du procès, rendant évidente l’appropriation du récit historique par ses héritiers. Nous. Tous. Associé à une scénographie inventive et particulièrement esthétique le rendu est d’une densité troublante. Les images marquées à la craie sur le plateau mouvant persistent dans les esprits bien après le passage de l’eau, bien après les années, nous n’oublierons pas. Audrey Jean Les inrockuptibles publié le 23/03/2016 par Fabienne Arvers lelitteraire.com publié le 27/03/2016 par Christophe Giolito
Eichmann à Jérusalem (Lauren Houda Hussein / Ido Shaked/théâtre Majâz) La restitution de l’impossible ne saurait être que parcellaire et fragmentée On entend une voix enregistrée, qui parle dans une langue qui n’est pas sa langue maternelle. Dans un brouhaha, la troupe s’installe avec aisance et naturel sur la scène. Eichmann s’identifie et développe son témoignage, prosaïque et objectif. Les comédiens disent ce qu’ils sont censés faire ; on assiste parfois à un chevauchement des paroles et de leur traduction. Les comédiens changent de rôle, s’appuient sur des schémas, font intervenir des témoignages, interprètent des morceaux de correspondance. Sur le plancher de la scène susceptible de vaciller, sont tracés suc-­‐
cessivement un plan de Sobibor, un organigramme des services de déportation. La spontanéité affichée par les protagonistes du procès met à jour le processus difficile d’une reconstitution cryptée, extrapolée. On est en effet inscrit dans l’ordre du symbolique. On n’appréhende les massacres que de façon biaisée, comme abstraite. Car il s’agit bien de saisir le réel par où il se dérobe, comme à travers un trou noir. La restitution de l’impossible ne saurait être que parcellaire et fragmentée. Le spec-­‐
tacle a les qualités de ses défauts : il est monolithique, un peu monotone, pesant, mais édifiant. Il y a certes des variations de teneur, entre les descriptions sommairement narratives de l’horreur et les critiques un rien spéculatives de Gershom Sholem. Mais le choix du prosaïsme condamne à une dramaturgie limitée, que les paradoxes de la monstration impossible ne peuvent étoffer. A terme, une voix off suscite de nouveau le doute : notre mémoire n’est renvoyée qu’au kaléido-­‐
scope de ses reflets fuyants. Christophe Giolito 
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