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ENTRETIEN AVEC RICHARD PEDUZZI
FAIRE DE TOUS LES SIÈCLES UN SEUL PAYSAGE
Par petites touches, les Scènes imaginaires composent le portrait d'artistes à travers ceux qui les ont nourris et ce qui les anime.
En janvier, carte blanche à l'un des plus proches collaborateurs de Patrice Chéreau et Luc Bondy, familier du Théâtre de l'Odéon.
II Les Bibliothèques de l'Odéon
Richard Peduzzi
est né en1943. Scénographe et
peintre, il a signé depuis1970 tous les
décors des productions de Patrice
Chéreau au théâtre et à l'opéra, ainsi
que de nombreuses mises en scène
de Luc Bondy. Directeur de l'École des
arts déco (1990-2002) puis de la villa
Médicis (2002-2008), il est également
l'auteur de nombreuses réalisations
muséographiques, notamment au musée
du Louvre et au Musée d'Orsay.
À lire: Richard Peduzzi, Là-bas, c'est
dehors, Actes Sud, 2014.
Les Bibliothèques de l'Odéon III
Richard Peduzzi, pourquoi avoir choisi
de conclure votre livre, Là-bas, c'est
dehors, sur une photo du ciel de Rome ?
Cette photo, ce sont surtout des oiseaux
dans le ciel. Une image de la fausse
liberté. Faulknerdisaitque l'immensité
toute entière n'est jamais qu'une cage.
L'immensité comme cage, ce n'est pas
un sentiment banal…
Peut-être, mais c'est encore ce que j'ai
éprouvé dans un des derniers projets
de Patrice Chéreau, I Am the Wind, de
Jon Fosse. La scène était comme débor-
dée par quelque chose qu'elle ne pou-
vait pas contenir. Ce sentiment, c'est
peut-être à la mer que je le dois. À l'ho-
rizon vu depuis les quais du Havre, dans
l'enfance… Quand j'étais petit, on m'a
mis dans une école où il fallait colorier
des images. C'est-à-dire mettre des
couleurs à l'intérieur des silhouettes.
Mais je mettais toujours mes couleurs
en dehors du trait. J'ai voulu l'expliquer
à la maîtresse : «Je ne veux pas mettre
les couleurs là, elles ont l'air en prison.»
Ma mère était en prison pour des raisons
politiques –elle avait 20ans.
Mais vous avez toujours aimé le dessin…
Oui, mais le dessin, c'est la ligne, pas
le trait. Le trait referme, la ligne ouvre.
La ligne, le dessin, pour moi, marchent
avec la réflexion. Dessiner, écrire,
prendre des notes, le geste part du
même point. Dans l'écriture aussi, je
cherche la concentration, l'économie,
l'espace naturel –qui n'est pas le vide.
J'essaie toujours de m'arranger pour
trouver un sens. Pour habiter l'espace
sans déranger le vide qu'il y a dans
l'espace.
La ville où vous avez grandi, Le Havre,
vous a donné le sens des cachettes, des
cryptes, des souterrains, des espaces
engloutis…
Mes intuitions d'espace sont très forte-
ment liées aux quinze premières années
de ma vie. Entre 15 et 25ans, autre chose
s'est joué. Et puis j'ai rencontré Patrice
Chéreau, c'est-à-dire le théâtre, et un
ami. Et toute cette anxiété s'est orien-
tée vers un travail. Jusque-là, elle flottait
dans le vide. On a tant de choses dans
la tête, dans le cœur, mais comment les
exprimer ? Il y aurait tellement à racon-
ter… Je n'ai qu'à penser aux gens avec
qui j'ai travaillé.
À qui songez-vous, par exemple ?
Là, cinq personnes me viennent à
l'esprit. Patrice Chéreau et Luc Bondy;
Henri Loyrette, qui a dirigé le Musée
d'Orsay puis le Louvre; Bernard Giraud,
mon plus ancien collaborateur. Cha-
cun d'eux est une somme de souvenirs,
drôles et graves. Et, enfin, le sculpteur
et enseignant aux beaux-arts Charles
Auffret, mon maître. L'ombre du Com-
mandeur. Tout en rigueur, en honnêteté
dans le travail. À son exemple, j'ai appris
à ne pas céder à la facilité, à résister. À
souffrir dans la recherche. Il faut repar-
tir de rien, à chaque fois, sans filet, sans
garantie. Je passe ma vie à regarder, à
essayer de voir, de comprendre. C'est
presque maladif. J'essaie de rassem-
bler tout cela dans ma tête. Tout ce que
j'ai pu essayer de faire dans mon métier
naît de la même forme. De cet informe qui
peut devenir une chaise ou un diamant ou
un décor de théâtre ou quelques lignes,
quelques mots, un dessin.
Une sorte de quête de l'unité ?
Une unité toujours inquiète. Être autodi-
dacte, c'est très compliqué. Vous n'avez
pas les cartes en main. Passer par tel
auteur, commencer par celui-là et non
par tel autre, ces balises vous manquent.
J'ai aimé les surréalistes, et puis pour-
quoi pas Flaubert, Balzac ? Il y a eu des
périodes de ma vie où je ne lisais pas
par peur de ne pas savoir par où com-
mencer. Bon, aujourd'hui, ça va mieux…
J'adore Joseph Conrad, Eudora Welty,
Flannery O'Connor, je relis le Journal de
Delacroix…
Vous aimez donner aux murs et aux
façades de vos décors une patine par-
ticulière. Vous en faites des coquilles
d'existence, le vécu y laisse ses traces…
J'essaie de leur donner un sens. Je
fais très attention aux matières. Dans
Ivanov, par exemple, l'extérieur dans le
premier acte, ce hangar qui débouche
dans la salle, signifie toute une civilisa-
tion, un habitat de gens rouillés, usés,
prêts à partir au loin, embarqués dans
la nef des fous, la nef de rien. Je tenais
à donner cette impression.
Et le décor du Tartuffe ?
Plutôt un intérieur-piège chargé de possi-
bilités d'observer, de regarder, de fuir sans
pouvoir fuir. Quand on en a discuté avec
Luc Bondy, le metteur en scène, l'idée
s'est imposée d'une cuisine de grande
propriété, une salle où l'on se retrouve le
matin pour le petit déjeuner autour d'une
grande table éclatée. Je souhaitais qu'il
y ait un étage aussi, un plafond. Que tout
le volume soit cerné –contrairement à
Ivanov où l'on a eu envie que cette société
prête à s'effondrer soit dans la proximité
de la nature. Chez Tchekhov, on pressent
un changement d'époque. Chez Molière,
le changement est à l'échelle d'une famille.
C'est le patriarche qui fait défaut, c'est à
ce niveau intime que quelque chose ne
fonctionne plus.
Comme vous, Patrice Chéreau était
proche de la peinture.
Oui. Il avait avec elle une relation
profonde et importante. Mais il m'a
dit un jour qu'il ne voulait pas res-
ter en tête-à-tête avec les toiles,
comme son père. Patrice peignait ce
qu'il voulait exprimer en lui. Comme
Coltrane qui va au bout des sentiments
en mettant la musique hors d'elle-
même, Chéreau mettait la scène hors
d'elle-même. On l'a encore vu avec
Elektra. Il pouvait faire ressortir le beau
dans un morceau de charbon mouillé,
avec juste ce qu'il fallait de lumière… Il
épurait son style de plus en plus. Il vou-
lait sans cesse «en enlever». C'est par
là, finalement, qu'il faisait passer ses
visions. Moi aussi, je tente d'aller vers le
dépouillement. Nous avons fait ce che-
min ensemble. Mes premiers décors
étaient chargés de références aux arts
décoratifs, d'enluminures, de détails,
de chapiteaux. Tous les signes des arts
déco y sont passés, toutes les époques.
Ça m'a amusé de mélanger Vitruve et
Palladio, la Renaissance et l'Antiquité
rêvée, le XIX
e
. Au fond, j'ai voulu faire
de tous les siècles un seul paysage. Et
maintenant, j'en arrive un peu au sque-
lette. À l'envie d'en dire le plus avec le
moins.
Votre amitié avec Chéreau a été comme
un coup de foudre…
C'est ça, un coup de foudre d'ami-
tié. Lui avait reçu une bonne éduca-
tion, très universitaire, moi pas du tout
–mais on s'est rejoints sur une sensi-
bilité, une façon commune de poser le
regard. Notre œil voyait la même chose.
On l'a très vite senti. Et chacun apportait
à l'autre ce qui lui manquait.
Un peu comme dans certains groupes
de rock ?
Oui. C'est drôle, quand Patrice est mort,
Luc a écrit un texte… Il y dit à peu près
que Richard et Patrice, c'était comme
les Beatles.
Propos recueillis par Daniel Loayza
Paris, octobre 2015
Grande salle
SCÈNES IMAGINAIRES
animé par Arnaud Laporte
réalisé par Baptiste Guiton
Richard Peduzzi
samedi 30 janvier / 14h30
© Pénélope Chauvelot
ERRI DE LUCA
L'APPEL DE NAPLES
Depuis la parution de son premier roman, l'écrivain, qui sera
présent sur la scène de l'Odéon le 18 janvier, a façonné une
œuvre tout entière empreinte des souvenirs et fantasmes
de sa ville natale. La chercheuse Caterina Cotroneo nous
éclaire sur cette obsession.
Affirmer que toute ville exerce sur
l’écrivain qui l’a vu naître une influence
prépondérante, que ce soit dans la
construction de l’homme ou dans
celle de l’œuvre, peut paraître un lieu
commun. Cette influence peut prendre
des formes multiples : origines connues
et assumées, refusées et combattues
ou encore oubliées et ignorées. Mais
qui pourrait prétendre lire une œuvre
sans situer l’auteur dans le contexte de
son époque, sans rien savoir du cadre
qui a bercé l’enfance de l’écrivain ?
Traiter du rapport de cet écrivain avec
sa ville s’inscrit donc dans l’analyse
d’un des aspects centraux de son
écriture. Naples est présentée d’une
façon quasi obsessionnelle dans
certains ouvrages d’Erri De Luca, alors
que celui-ci a quitté sa ville à l’âge de
18ans, en partant comme on tourne la
page. Alors pourquoi continuer de la
raconter ?
Pourtant étranger en sa ville, Erri De
Luca veut se libérer du joug napolitain
d’une enfance malheureuse. Cette
décision a des accents de fuite et
elle manifeste le profond désir de
changement de vie, voire de négation
de ses origines. Or, il apparaît très vite
que Naples prend une part importante
dans son écriture, comme si l’auteur,
s’en étant physiquement éloigné, ne
cessait de la rejoindre par le biais
de l’imaginaire. Il ne s’agit pas, de
manière nostalgique, d’idéaliser
une ville perdue. Un profond travail
d’évocation, de réinterprétation et de
métamorphose s’opère tout au long
de ses écrits. Tout se passe comme si
l’écrivain, entre l’expérience réelle de
la ville, la Naples de l’après-guerre, et
ses souvenirs mythifiés, cherchait à
retrouver une harmonie perdue. La cité
semble se construire comme image
irréelle dans l’anthropologie intime
d’Erri De Luca et dans sa dynamique
poétique : la ville agit à la fois comme
point d’ancrage dans le réel et comme
source vive de création littéraire.
Erri De Luca retrace son enfance
dans une perception dualiste toute
singulière : d’une part, l’enfermement
dans un appartement exigu, dans
une ruelle sombre ; d’autre part, la
libération qu’offre le spectacle de la
mer. Il affirme qu’il n’y a rien à voir,
que la ville est un étroit cagibi. Seuls
les sons d’une ville bruyante semblent
lui parvenir et l’obséder. Le souvenir
constant de l’enfance mythifie la
ville dans un prisme architectural
narcissique et l’écriture développe
d’autres récits : celui du ghetto
sombre dans lequel il vit, s’attachant
notamment au vicolo, le cul-de-sac, en
contraste avec l’île mythique de ses
vacances, Ischia et la mer. Celui aussi
de la mythification de la souffrance de
l’écrivain, enfant «étranger» dans une
ville qui lui répugne et qui le hante mais
qui se sent responsable de tous les
actes de barbarie commis, comme par
exemple la guerre qui a détruit Naples
et ruiné ses parents.
Adulte, militant activiste du mouve-
ment communiste révolutionnaire
Lotta Continua, maçon sur les chan-
tiers, bénévole dans des convois
humanitaires, Erri De Luca se réfère
toujours à Naples. Tout est prétexte à
parler de sa ville : à Rome, le quartier
de la Garbatella en révolte évoque les
nuits de la Saint-Sylvestre à Napleset
la description de la prison de Rebib-
bia fait écho à celle de Naples; l’Etna
lui rappelle le Vésuve; les enfants de
Mostar, les scugnizzi napolitains.
Comme dans son métier de maçon, Erri
De Luca écrivain façonne la matière et
les mots. Il chante le tuf volcanique
de son enfance et il célèbre aussi la
mémoire de sa ville. À Paris, dans une
galerie souterraine, à la recherche
de l’entrée d’un égout, c’est le vicolo
stretto de son enfance qu’il revit. C’est
encore l’immenso vicolo cieco auquel
il fait allusion quand, malade et souf-
frant de fièvres, il est alité en Tanzanie.
À l’usine, il évoque des détails de la
vie napolitaine comme points de réfé-
rence : la plateforme de la machine-
outil sur laquelle travaille l’ouvrier
Erri De Luca à l’usine Fiat est longue
et étroite comme le balcon de l’en-
fance, les gestes mécaniques des
ouvriers postés à la chaîne de mon-
tage évoquent les gestes répétitifs
des garçons de café, le sifflement des
machines fait écho à celui du ferry-
boat de Naples.
Ce permanent retour à un passé
fantasmé enracine l’écrivain dans ses
origines. Erri De Luca continue de
façonner et de modeler Naples à son
gré, en essayant de réconcilier l’enfant
et l’homme, l’homme et l’écrivain.
Si Naples devient transcription de
l’imaginaire fantasmé de l’homme,
elle est plus encore l’expression
métaphorique de l’acte d’écriture
de l’écrivain. Au fur et à mesure des
périples d’Erri De Luca, elle s’efface
derrière le discours et devient prétexte
à cet acte essentiel qu’est, pour
l’homme de lettres, la métamorphose
du réel. En redessinant les contours
de la ville, en la mythifiant par de
multiples recréations, il nous offre
toute la singularité et la poésie de son
écriture.
Caterina Cotroneo
Nice, novembre 2015
Caterina Cotroneo
a reçu le prix de la Fondation Erri De
Luca, en 2013, pour sa thèse consacrée
à l'écrivain. Elle vient de publier Deux
études sur Erri De Luca où elle prolonge
sa recherche et expose le thème de
l’immigration, sujet cher au Napolitain.
couverture de Montedidio d'Erri De Luca, collection «I Narratori»,
éditions Feltrinelli, Milan, 2002
Grande salle
LIV(R)E ; UN AUTEUR,
UNE ŒUVRE
animé par Sylvain Bourmeau
Erri De Luca
lundi 18 janvier / 20h