106 L'ANNUAIRE THÉÂTRAL
héritiers d'aucune pratique québécoise spécifique et, visiblement, ils ignorent à
peu près tout de leurs devanciers. Pire, ils relèguent dans un passé indifférencié
tous ceux qui les ont précédés et qu'ils coiffent du titre, peu flatteur dans leur
bouche, de «décorateurs». Cela explique, bien entendu, leur insistance à utiliser
le terme «scénographie» pour désigner la nature de leur propre travail, appellation
à vrai dire fort discutable puisque ces «scénographes» s'en tiennent généralement
à la conception des décors et ne se risquent pas dans les autres pratiques
scénographiques traditionnelles — éclairage, costumes, etc. —, et puisqu'ils
favorisent, voire provoquent, le retour à la frontalité.
Aussi, sans minimiser l'importance des bouleversements esthétiques et
techniques survenus au cours des vingt dernières années au Québec, on est en
droit de se demander si la faveur du terme «scénographie», ici, ne résulte pas
d'abord
d'une
révolution au sein de l'institution théâtrale et si, dans le fond, le
scénographe québécois d'aujourd'hui
n'est
pas un décorateur investi d'un
véritable pouvoir de créateur et auréolé de la reconnaissance artistique qui,
normalement, l'accompagne. La nouveauté ne réside pas dans l'un ou l'autre de
ces attributs mais dans leur existence simultanée. Car les décorateurs québécois
n'avaient encore jamais possédé les deux en même temps. À l'époque «pré-
moderne», ils jouissaient
d'une
formidable autonomie mais sans que cela ne leur
confère le moindre prestige. Plus tard, à la faveur de la modernité, ils sont sortis
de l'ombre, ont été connus et reconnus mais ont dû céder une large part de leurs
responsabilités au metteur en scène.
Le pouvoir d'un décorateur-scénographe de théâtre tient, croyons-nous,
au degré d'autonomie de sa pratique artistique, ce qui n'exclut pas, bien au
contraire, la concertation avec les autres concepteurs du spectacle. Quant à la
reconnaissance, elle existe dans la mesure où l'œuvre scénographique est
considérée comme un élément déterminant et identifiable de la création, tant par
la critique que par le public, et dans la mesure où cela se reflète dans le
traitement qu'on réserve à son maître d'œuvre, un créateur à part entière.
Ces hypothèses constituent le fondement de cet article. Par-delà
l'évolution des esthétiques et les changements pratiques et techniques survenus