Université de Lausanne Faculté des Lettres – Section de philosophie Chaire de philosophie générale et systématique Cours de philosophie générale 2009-2010 Professeur : R. Célis, Assistante : S. Burri Introduction à la philosophie générale et systématique « La Crise de l’humanité européenne » Le paradoxe de la cinétique La cinétique telle qu’elle a été définie notamment par Sloterdijk se présente comme un phénomène tout à fait paradoxal. En effet, dans l’accélération incessante du mouvement, il s’agit manifestement de résister à la matière et de maîtriser ainsi l’espace et le temps. D’un autre côté, ce mouvement perpétuel et tourbillonnant est de plus en plus en proie à des ratés, d’actes manqués, et risque à tout moment de se détraquer. Notre civilisation est hantée par la maîtrise mais l’effort de plus en plus tendu vers la captation, la saisie des choses, s’inverse en une série de phénomènes qui prennent l’allure de destin fatal et nous sommes face à lui comme le résultat de notre impuissance fatalité face à laquelle nous sommes toujours plus démunis. Cet ensemble de mouvements se conjugue, comme nous l’avons vu, à l’impersonnel. Nous n’avons à vrai dire guère le choix de suivre ou non ce mouvement. Nous devons à tout prix le suivre et il nous faut alors nous habituer à ne pas nous habituer. Si le terme habitude peut sembler avoir des connotations négatives dans la langue courante, il ne faut pas perdre de vue que le terme provient étymologiquement du verbe habiter. La perte des habitudes revient alors, dans cet horizon à ne plus savoir ou pouvoir habiter le monde. Nous sommes à tout moment délogés de notre aire de séjour et cette perte d’habitude nous contraint à sans cesse recommencer. Dans un tel processus, le risque d’être laissé-pour-compte augmente très nettement. A cause de ces incessantes modifications, dérégulations et délocalisations, nous perdons une grande partie de notre contrôle spontané sur les choses. Celle-ci ont alors tendance à se comporter de manière autonome et anarchique Le paradoxe tient donc au fait qu’il y a d’un côté contrôle et maîtrise et, de l’autre, une perte radicale de notre aptitude à décider de notre vie. Ce dessaisissement prend aujourd’hui une ampleur énorme. Dans une société qui veut toujours plus contrôler les individus par le marché et par la mobilisation, dans une société qui asservit les individus, les écarts entre les décideurs et ceux qui obtempèrent ne cessent de se creuser. Autrement dit la délinquance ou d’autres types de marginalité s’accroissent. Le monde économique devient le lieu privilégié de cette désintégration sociale; car les flux économiques deviennent totalement incontrôlables par les instances de délibération collective et par les pouvoirs publics. A mesure que se répète de manière compulsive la formule des forces de l’ordre « The situation ist unther control », les phénomènes sur lesquels nous perdons toute emprise se multiplient de façon irréversible. Nous ne savons d’ailleurs même plus qui nous a imposé les systèmes dans lesquels nous sommes pris. En revanche, tout ce que ce système nous impose de faire doit être comptabilisé et « visibilisé ». Dans les CV, le moindre entrefilet publié dans un canard local, pareil à « Allez vous faire voir », est à présent consigné . C’est là une des raisons qui explique par que nous vivons dès lors dans une agitation constante. Ce qui est s’avère le plus délétère, ce sont les effets que la cinétique ainsi décrite engendre au niveau de la vie collective. Sloterdijk insiste sur une ses illusions. Parmi celles-ci, il faut compter celle qui nous fait croire qu’il est encore possible de se comporter moralement en obéissant à l’impératif de la dans la hâte. C’est une illusion dans la mesure où la droiture, l’esprit de justice, etc. sont des choses qui ne peuvent se faire dans la hâte. Or, la moralité ne peut se développer qu’au prix d’une véritable maturation. Autrement dit, sur le plan éthique et moral, rien ne peut se déployer sous l’effet de l’empressement constant. Nous pouvons l’observer dans la croissance des enfants bombardés, dès le plus jeune âge, par des sollicitations extrêmes et sans cesse changeantes. Lorsqu’on se laisse séduire par de telles sollicitations, on est conduit à se précipiter à tout propos hors de soi-kêmetellement en avant de soi-même que l’on n’est plus véritablement à soi. L’homme n’éprouve plus la présence et la consistance de l’instant présent. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’existentialisme (notamment celui de Sartre) a donné lieu à cette notion fondamentale de projet, où il est précisément question d’être en avant de soi, plutôt que de rester fdidèle à so-même et de ne pas quitter son centre de gravité intérieure. Dans nos sociétés industrielles avancées nous sommes d’ailleurs contraints de nous inscrire dans une temporalité qui ne nous autorise plus de rester en repos auprès de nous-mêmes, et de passer notre existence au crible d’un examen pratiqué à l’abri de l’urgence. En effet, s’arrêter, prendre le temps de la réflexion est aujourd’hui aussitôt perçu comme un acte de désertion qui se fait au détriment de la productivité. Ce à quoi Sloterdijk fait également référence c’est à des phénomènes de société tels que la violence, le terrorisme ou la délinquance, phénomènes qui deviennent, avec l’amplification de la cinétique, impossible à localiser. Il en va de même au niveau écologique. Notre domination de la nature se fait grâce à la science technicisée et cette entreprise visant au contrôle absolu de tout nos moyens, de sorte à ce qu’ils soient rentabilisé, contient quelque chose qui nous dépossède de la substance même de notre vie et nous conduit à l’ignorance de nous-mêmes. Il en va de même pour la terre sur laquelle repose toutes nos entreprises. Ainsi, les cataclysmes qui nous menacent, bien qu’on ne puisse en calculer l’échéance exacte, si on ne sait à quel terme, se présente à nous comme inexorable, et engendre des attitudes de soumission archaïque Ce que le sens commun considère comme une nécessité qui procède de la marche de l’histoire initiée par les hommes à l’aube des temps modernes (on n’arrête pas le progrès !) est conçu tout différemment par un philosophe comme Heidegger. Ce ne sont pas les hommes qui décident de d’emprunter la voie d’une civilisation technicienne en vue de s’assurer la maîtrise des choses, avec pour prix à payer une acceptation de ses inconvénients. C’est bien plutôt l’être même des choses qui se présente à nous ainsi. L’obscurcissement du sens de l’être, originairement vécu comme un don, puisque personne ne peut décider qu’il y ait quelque chose plutôt que rien, puisque l’homme ne peut faire surgir l’être du néant, serait d’après lui le résultat d’un retrait de son intelligibilité première qui aurait commencé ave Platon, pour être définitivement accompli avec Descartes. En effet, la philosophie qui fut à l’origine de la science moderne est devenue aujourd’hui, au terme d’un long processus, la servante de cette science.Et cela, affirme-t-il, en vertu de sa propre évolution. Historiquement, c’est le courant positiviste triomphant à la fin du XIXe siècle, comme une perversion du grand rationalisme du XVIIIe siècle qui serait à la source de la liquidation implacable de la philosophie et de toute pensée critique Si l’on peut fort bien donner raison, tout au moins partiellement, l’on ne peut négliger cependant le fait que toute une partie de la philosophie contemporaine, ne fût-ce qu’avec Bergson, Merleau-Ponty, Canguilhem et un nombre impressionnant de philosophes de la seconde moitié du XXe siècle ont tenté de contrer cette absolutisation des sciences mathématisée et axées sur la dimension quantitative de la réalité, dans le but de réhabiliter d’autres démarches de l’esprit humain dont la science nie toute forme d’accès à la vérité. Merleau-Ponty par exemple démontre que la pensée ne peut faire abstraction du sentir, de l’intuition, de l’émotion, et d’une véritable culture de la perception, que l’art a pour mission d’approfondir et d’enseigner au contact de sa fréquentation. Pour contrer l’absolutisme de la rationalité mathématique, et le primat exorbitant accordé au concept de causalité, qui sont par définition à mille lieues de toute compréhension des ressources de l’esprit humain incarné, i nous faut dès lors revenir à la faculté première de notre accès à l’intelligibilité du monde, c’est à dire à l’esthétique générale. Autrement dit, il s’agit de repenser le corps et l’esprit dans leur articulation originaire. Car ce n’est pas le cerveau qui pense, mais le corps toute entier (un neurologue vous expliquerait d’ailleurs que le cortex n’assume qu’une partie fort restreinte de notre activité mentale, et que privé du système médullaire situé dans la colonne vertébrale, de même que du système sensori-moteur réparti dans tout le corps, aucune pensée ne pourrait voir le jour. Or c’est précisément sur cette voie que Sloterdijk va prolonger son questionnement par la suite. Comment fait-on au juste pour échapper à cette mobilisation ? Comment se démobiliser ? Sloterdijk explore la pensée asiatique précisément parce que celle-ci est considérée comme la plus ancienne et la plus archaïque. Déjà Hegel avait relevé que l’aube de l’humanité se trouve en Chine. Dans les civilisations orientales archaïques, il n’y a pas de subjectivité. En occident c’est avec Descartes que la subjectivité devient le centre de gravité de toute chose, avec le subjectivisme qui en découlera par la suite: tout est fondé chez lui sur l’existence présupposée de l’ego. En un certain sens, il est un des pères de la philosophy of mind, qui emprunte aujourd’hui à la neurologie des données théoriques dont elle ignore la portée exacte. Or, nous enseigne Sloterdijk, il serait souhaitable aujourd’hui pouvoir de penser en faisant abstraction de cette subjectivité dualiste en vertu de laquelle l’être humain est conçu comme un sorte de centaure dont le corps serait une sorte l’appendice d’un organe mental. Car le corps est ce par quoi nous sommes au monde sans même que nous ayons besoin de représentations comparables à des clichés photographiques. Planifier, projeter, construire selon des modèles, bref se conduire en ingénieur, tout cela est certes fort appréciable mais nous contraint à agir en fonction, non de notre vision charnelle des choses, mais d’épures et d’esquisses qui ne parlent d’aucune façon à nos sens et à nos affects. La preuve en est que l’ingénieur qui construit un missile sait fort bien vous parler de la portée de son engin, de la résistance du matériau dans lequel il fut forgé, de son comportement en cas d’intempérie, etc…Mais il est bien entendu incapable d’imaginer la souffrance que sa découverte engendrera lorsqu’elle aura atteint son impact. Car si c’était le cas, il serait bien incapable de se consacrer à la fabrication de ces nobles outils. Or, si l’on y réfléchit, cette incapacité ne serait pas si regrettable en fin de compte. Dans certains cas, sentir ou compatir vaut mieux qu’agir ou que faire. Faire du piano, faire de la planche à voile, faire des études, faire l’amour, faire le pitre…Il se peut que nous en fassions trop. Peut-être serait-il temps d’aussi laisser être les choses et nos proches, et surtout de laisser assez de vide dans nos pré-occupations pour que quelque chose de fondamentalement plus grand que nous puisse advenir et se révéler sans que nous nous interrogions aussitôt sur ce qu’il pourrait faire à notre place. Avec une pensée placée sous la modalité du faire ou du fabriquer, nous entrons malgré nous dans un cercle vicieux. Il nous faut en effet toujours anticiper sur les effets d’une action et trouver alors les techniques qui résorbent ces effets. « Il faut avancer », tel est le mot d’ordre. Le contrepoison ne réside pas alors dans une crispation de la subjectivité qui se résignerait à se laisser conduire par le destin, ou mener à sa perte sans résister à la fatalité. Lorsque nous parlons de ce surcroît de réceptivité qui devrait l’emporter parfois sur l’inflation galopante de nos activités, il nous faut imaginer l’arrêt que suscite l’étonnement, l’admiration, l’adoration, l’enthousiasme, ainsi que nous l’éprouvons parfois lors de l’écoute d’une œuvre musicale ou de la page d’un poème ou d’un roman que nous relisons dix fois, tant il nous apparaît à chaque fois plus inépuisable encore. Car c’est précisément à de tels moments que nous sommes au plus près de nous même, que nous éprouvons la gratitude d’être en vie, et la surabondance de possibles qui se love au plus profond de notre âme et à laquelle la vie quotidienne qui nous fait passer d’une chose à l’autre, en surface ou en surfant d’un auditoire à l’autre, ne nous livre pas l’accès. Autrement dit, la vertu majeure susceptible de nous détourner de l’abîme réside en une contre-révolution fondamentale : ne poser que très peu d’actes, mais médités comme si chacun d’eux était le seul qu’il nous était permis d’accomplir dans notre vie, et qui serait dès lors emportée par un souffle qui d’autant plus puissant qu’il aurait été longtemps retenu. Savoir attendre pour mieux tendre l’arc de son désir, dans un monde empesté par de petits besoins et des passions malsaines, c’est donner à la beauté de l’acte la chance d’éclaircir notre ciel. Compte-rendu de la séance du 15 décembre 2009