Desertof the Word.17.12.09

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Université de Lausanne
Faculté des Lettres – Section de philosophie
Chaire de philosophie générale et systématique
Cours de philosophie générale 2009-2010
Professeur : R. Célis, Assistante : S. Burri
Introduction à la philosophie générale et systématique
« La Crise de l’humanité européenne »
Le paradoxe de la cinétique
La cinétique telle qu’elle a été définie notamment par Sloterdijk se présente comme un
phénomène tout à fait paradoxal. En effet, dans l’accélération incessante du mouvement, il s’agit
manifestement de résister à la matière et de maîtriser ainsi l’espace et le temps. D’un autre côté,
ce mouvement perpétuel et tourbillonnant est de plus en plus en proie à des ratés, d’actes
manqués, et risque à tout moment de se détraquer. Notre civilisation est hantée par la maîtrise
mais l’effort de plus en plus tendu vers la captation, la saisie des choses, s’inverse en une série de
phénomènes qui prennent l’allure de destin fatal et nous sommes face à lui comme le résultat de
notre impuissance fatalité face à laquelle nous sommes toujours plus démunis. Cet ensemble de
mouvements se conjugue, comme nous l’avons vu, à l’impersonnel. Nous n’avons à vrai dire
guère le choix de suivre ou non ce mouvement. Nous devons à tout prix le suivre et il nous faut
alors nous habituer à ne pas nous habituer. Si le terme habitude peut sembler avoir des
connotations négatives dans la langue courante, il ne faut pas perdre de vue que le terme provient
étymologiquement du verbe habiter. La perte des habitudes revient alors, dans cet horizon à ne
plus savoir ou pouvoir habiter le monde. Nous sommes à tout moment délogés de notre aire de
séjour et cette perte d’habitude nous contraint à sans cesse recommencer. Dans un tel processus,
le risque d’être laissé-pour-compte augmente très nettement. A cause de ces incessantes
modifications, dérégulations et délocalisations, nous perdons une grande partie de notre contrôle
spontané sur les choses. Celle-ci ont alors tendance à se comporter de manière autonome et
anarchique
Le paradoxe tient donc au fait qu’il y a d’un côté contrôle et maîtrise et, de l’autre, une perte
radicale de notre aptitude à décider de notre vie. Ce dessaisissement prend aujourd’hui une
ampleur énorme. Dans une société qui veut toujours plus contrôler les individus par le marché et
par la mobilisation, dans une société qui asservit les individus, les écarts entre les décideurs et
ceux qui obtempèrent ne cessent de se creuser. Autrement dit la délinquance ou d’autres types de
marginalité s’accroissent. Le monde économique devient le lieu privilégié de cette désintégration
sociale; car les flux économiques deviennent totalement incontrôlables par les instances de
délibération collective et par les pouvoirs publics. A mesure que se répète de manière compulsive
la formule des forces de l’ordre « The situation ist unther control », les phénomènes sur lesquels
nous perdons toute emprise se multiplient de façon irréversible. Nous ne savons d’ailleurs même
plus qui nous a imposé les systèmes dans lesquels nous sommes pris. En revanche, tout ce que ce
système nous impose de faire doit être comptabilisé et « visibilisé ». Dans les CV, le moindre
entrefilet publié dans un canard local, pareil à « Allez vous faire voir », est à présent consigné .
C’est là une des raisons qui explique par que nous vivons dès lors dans une agitation constante.
Ce qui est s’avère le plus délétère, ce sont les effets que la cinétique ainsi décrite engendre au
niveau de la vie collective. Sloterdijk insiste sur une ses illusions. Parmi celles-ci, il faut compter
celle qui nous fait croire qu’il est encore possible de se comporter moralement en obéissant à
l’impératif de la dans la hâte. C’est une illusion dans la mesure où la droiture, l’esprit de justice,
etc. sont des choses qui ne peuvent se faire dans la hâte. Or, la moralité ne peut se développer
qu’au prix d’une véritable maturation. Autrement dit, sur le plan éthique et moral, rien ne peut se
déployer sous l’effet de l’empressement constant. Nous pouvons l’observer dans la croissance des
enfants bombardés, dès le plus jeune âge, par des sollicitations extrêmes et sans cesse
changeantes. Lorsqu’on se laisse séduire par de telles sollicitations, on est conduit à se précipiter
à tout propos hors de soi-kêmetellement en avant de soi-même que l’on n’est plus véritablement à
soi. L’homme n’éprouve plus la présence et la consistance de l’instant présent. Ce n’est d’ailleurs
pas un hasard si l’existentialisme (notamment celui de Sartre) a donné lieu à cette notion
fondamentale de projet, où il est précisément question d’être en avant de soi, plutôt que de rester
fdidèle à so-même et de ne pas quitter son centre de gravité intérieure. Dans nos sociétés
industrielles avancées nous sommes d’ailleurs contraints de nous inscrire dans une temporalité
qui ne nous autorise plus de rester en repos auprès de nous-mêmes, et de passer notre existence
au crible d’un examen pratiqué à l’abri de l’urgence. En effet, s’arrêter, prendre le temps de la
réflexion est aujourd’hui aussitôt perçu comme un acte de désertion qui se fait au détriment de la
productivité.
Ce à quoi Sloterdijk fait également référence c’est à des phénomènes de société tels que la
violence, le terrorisme ou la délinquance, phénomènes qui deviennent, avec l’amplification de la
cinétique, impossible à localiser. Il en va de même au niveau écologique. Notre domination de la
nature se fait grâce à la science technicisée et cette entreprise visant au contrôle absolu de tout
nos moyens, de sorte à ce qu’ils soient rentabilisé, contient quelque chose qui nous dépossède de
la substance même de notre vie et nous conduit à l’ignorance de nous-mêmes. Il en va de même
pour la terre sur laquelle repose toutes nos entreprises. Ainsi, les cataclysmes qui nous menacent,
bien qu’on ne puisse en calculer l’échéance exacte, si on ne sait à quel terme, se présente à nous
comme inexorable, et engendre des attitudes de soumission archaïque Ce que le sens commun
considère comme une nécessité qui procède de la marche de l’histoire initiée par les hommes à
l’aube des temps modernes (on n’arrête pas le progrès !) est conçu tout différemment par un
philosophe comme Heidegger. Ce ne sont pas les hommes qui décident de d’emprunter la voie
d’une civilisation technicienne en vue de s’assurer la maîtrise des choses, avec pour prix à payer
une acceptation de ses inconvénients. C’est bien plutôt l’être même des choses qui se présente à
nous ainsi. L’obscurcissement du sens de l’être, originairement vécu comme un don, puisque
personne ne peut décider qu’il y ait quelque chose plutôt que rien, puisque l’homme ne peut faire
surgir l’être du néant, serait d’après lui le résultat d’un retrait de son intelligibilité première qui
aurait commencé ave Platon, pour être définitivement accompli avec Descartes. En effet, la
philosophie qui fut à l’origine de la science moderne est devenue aujourd’hui, au terme d’un long
processus, la servante de cette science.Et cela, affirme-t-il, en vertu de sa propre évolution.
Historiquement, c’est le courant positiviste triomphant à la fin du XIXe siècle, comme une
perversion du grand rationalisme du XVIIIe siècle qui serait à la source de la liquidation
implacable de la philosophie et de toute pensée critique Si l’on peut fort bien donner raison, tout
au moins partiellement, l’on ne peut négliger cependant le fait que toute une partie de la
philosophie contemporaine, ne fût-ce qu’avec Bergson, Merleau-Ponty, Canguilhem et un
nombre impressionnant de philosophes de la seconde moitié du XXe siècle ont tenté de contrer
cette absolutisation des sciences mathématisée et axées sur la dimension quantitative de la réalité,
dans le but de réhabiliter d’autres démarches de l’esprit humain dont la science nie toute forme
d’accès à la vérité. Merleau-Ponty par exemple démontre que la pensée ne peut faire abstraction
du sentir, de l’intuition, de l’émotion, et d’une véritable culture de la perception, que l’art a pour
mission d’approfondir et d’enseigner au contact de sa fréquentation. Pour contrer l’absolutisme
de la rationalité mathématique, et le primat exorbitant accordé au concept de causalité, qui sont
par définition à mille lieues de toute compréhension des ressources de l’esprit humain incarné, i
nous faut dès lors revenir à la faculté première de notre accès à l’intelligibilité du monde, c’est à
dire à l’esthétique générale. Autrement dit, il s’agit de repenser le corps et l’esprit dans leur
articulation originaire. Car ce n’est pas le cerveau qui pense, mais le corps toute entier (un
neurologue vous expliquerait d’ailleurs que le cortex n’assume qu’une partie fort restreinte de
notre activité mentale, et que privé du système médullaire situé dans la colonne vertébrale, de
même que du système sensori-moteur réparti dans tout le corps, aucune pensée ne pourrait voir le
jour. Or c’est précisément sur cette voie que Sloterdijk va prolonger son questionnement par la
suite.
Comment fait-on au juste pour échapper à cette mobilisation ? Comment se démobiliser ?
Sloterdijk explore la pensée asiatique précisément parce que celle-ci est considérée comme la
plus ancienne et la plus archaïque. Déjà Hegel avait relevé que l’aube de l’humanité se trouve en
Chine. Dans les civilisations orientales archaïques, il n’y a pas de subjectivité. En occident c’est
avec Descartes que la subjectivité devient le centre de gravité de toute chose, avec le
subjectivisme qui en découlera par la suite: tout est fondé chez lui sur l’existence présupposée de
l’ego. En un certain sens, il est un des pères de la philosophy of mind, qui emprunte aujourd’hui à
la neurologie des données théoriques dont elle ignore la portée exacte.
Or, nous enseigne Sloterdijk, il serait souhaitable aujourd’hui pouvoir de penser en faisant
abstraction de cette subjectivité dualiste en vertu de laquelle l’être humain est conçu comme un
sorte de centaure dont le corps serait une sorte l’appendice d’un organe mental. Car le corps est
ce par quoi nous sommes au monde sans même que nous ayons besoin de représentations
comparables à des clichés photographiques. Planifier, projeter, construire selon des modèles, bref
se conduire en ingénieur, tout cela est certes fort appréciable mais nous contraint à agir en
fonction, non de notre vision charnelle des choses, mais d’épures et d’esquisses qui ne parlent
d’aucune façon à nos sens et à nos affects. La preuve en est que l’ingénieur qui construit un
missile sait fort bien vous parler de la portée de son engin, de la résistance du matériau dans
lequel il fut forgé, de son comportement en cas d’intempérie, etc…Mais il est bien entendu
incapable d’imaginer la souffrance que sa découverte engendrera lorsqu’elle aura atteint son
impact. Car si c’était le cas, il serait bien incapable de se consacrer à la fabrication de ces nobles
outils. Or, si l’on y réfléchit, cette incapacité ne serait pas si regrettable en fin de compte. Dans
certains cas, sentir ou compatir vaut mieux qu’agir ou que faire. Faire du piano, faire de la
planche à voile, faire des études, faire l’amour, faire le pitre…Il se peut que nous en fassions trop.
Peut-être serait-il temps d’aussi laisser être les choses et nos proches, et surtout de laisser assez
de vide dans nos pré-occupations pour que quelque chose de fondamentalement plus grand que
nous puisse advenir et se révéler sans que nous nous interrogions aussitôt sur ce qu’il pourrait
faire à notre place. Avec une pensée placée sous la modalité du faire ou du fabriquer, nous
entrons malgré nous dans un cercle vicieux. Il nous faut en effet toujours anticiper sur les effets
d’une action et trouver alors les techniques qui résorbent ces effets. « Il faut avancer », tel est le
mot d’ordre. Le contrepoison ne réside pas alors dans une crispation de la subjectivité qui se
résignerait à se laisser conduire par le destin, ou mener à sa perte sans résister à la fatalité.
Lorsque nous parlons de ce surcroît de réceptivité qui devrait l’emporter parfois sur l’inflation
galopante de nos activités, il nous faut imaginer l’arrêt que suscite l’étonnement, l’admiration,
l’adoration, l’enthousiasme, ainsi que nous l’éprouvons parfois lors de l’écoute d’une œuvre
musicale ou de la page d’un poème ou d’un roman que nous relisons dix fois, tant il nous apparaît
à chaque fois plus inépuisable encore. Car c’est précisément à de tels moments que nous sommes
au plus près de nous même, que nous éprouvons la gratitude d’être en vie, et la surabondance de
possibles qui se love au plus profond de notre âme et à laquelle la vie quotidienne qui nous fait
passer d’une chose à l’autre, en surface ou en surfant d’un auditoire à l’autre, ne nous livre pas
l’accès. Autrement dit, la vertu majeure susceptible de nous détourner de l’abîme réside en une
contre-révolution fondamentale : ne poser que très peu d’actes, mais médités comme si chacun
d’eux était le seul qu’il nous était permis d’accomplir dans notre vie, et qui serait dès lors
emportée par un souffle qui d’autant plus puissant qu’il aurait été longtemps retenu. Savoir
attendre pour mieux tendre l’arc de son désir, dans un monde empesté par de petits besoins et des
passions malsaines, c’est donner à la beauté de l’acte la chance d’éclaircir notre ciel.
Compte-rendu de la séance du 15 décembre 2009
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