La liberté confisquée ? Qu`on puisse être à la fois chrétien et

La liberté confisquée ?
Qu'on puisse être à la fois chrétien et philosophe ne devrait pas nous
surprendre. Les premiers siècles du christianisme le font voir d'une façon assez
claire. Si on en est venu, à un moment de l'histoire (au 18e siècle plus
précisément), à estimer que foi chrétienne et philosophie s'opposaient, c'est
que la « religion » chrétienne, ou mieux l’Église était en train d'étouffer la foi.
Elle le faisait parce qu'elle s'identifiait de plus en plus à une instance sociale et
culturelle visant à maintenir ou à sauver un ordre moral et politique qui lui
avait assuré une grande puissance pendant de nombreux siècles. À partir d’un
certain moment, cette attitude-là n'était plus la bonne. L'Église se devait de
regarder en avant, non en arrière, de rompre le lien qu'elle avait noué avec la
royauté et den négocier un autre avec la science et la démocratie.
Ce qui l'a empêché de le faire, c'est la puissance de son clergé, qui constituait
une deuxième strate de l’aristocratie. Le Québec a bien connu ce « puissant »
clergé, sauf qu'il n'a pas pu le tolérer quand le gout de la liberté s'est emparé
de lui, comme de tout l'Occident d’ailleurs, après la Deuxième Guerre
mondiale. Mais les Québécois sont allés très loin en se débarrassant presque
complètement du christianisme, à savoir de l’Église et de la foi, imitant en cela
la France républicaine. Parallèlement, la philosophie en s’abandonnant à
l’empirisme ou au rationalisme et à un matérialisme de base est allée très loin
elle aussi, dans une soumission complète au monde apparent et à son principe
immanent, la nature. De même, si dans le passé la philosophie s’était soumise
trop facilement à la théologie, elle se soumettait dorénavant trop facilement à
la science.
L’Église n'a pas eu le choix d'abandonner l’institution cléricale telle qu’elle a
existé sur un modèle qui remonte au Concile de Trente. Pour cela il lui fallait
faire une rupture, qui n’est d’ailleurs pas encore accomplie parfaitement. Il
semble toutefois qu’elle ne pourra pas faire disparaitre le clergé, en faire une
Église de laïcs seulement et briser une tradition qui remonte aux Apôtres. Mais
le prêtre ne peut plus être un supérieur, un maitre aux deux sens du mot,
magister et dominus, celui qui enseigne et celui qui commande. Parce que ceux
qui commandent légitimement désormais vont chercher le savoir dont ils ont
besoin auprès des scientifiques, non des religieux. En fait, les universitaires
sont le nouveau « clergé » de l'État démocratique moderne. Celui de l'Église
doit enseigner la foi seulement et commander le moins possible.
L'erreur de l’ancienne Église fut de vouloir structurer parfaitement l'esprit des
fidèles, de définir parfaitement ce qu'il leur fallait tenir pour certain, et donc ce
qu'ils devaient croire pour assurer leur salut. À cette fin, l’Église catholique
avait ramassé en discours, dogmes, encycliques, catéchismes, etc. tout le
contenu de la Révélation, ne laissant pratiquement plus à Dieu la possibilité de
dire autre chose. Elle gérait ce capital de « vérités » censé suffire à vivre
chrétiennement. Le fidèle pouvait aussi se passer de philosophie, et même
d’une pensée personnelle, pourvu qu’il s’en remît entièrement à l’Église.
Abandonnez votre liberté, vous aurez en échange la vérité et le salut, semblait-
elle dire aux fidèles ; vous serez intégrés au corps du Christ et tous vos
problèmes théoriques au moins seront résolus, il ne restera plus que les
problèmes moraux.
Le Christ a promis la liberté par le moyen de la vérité, il n'a pas promis le salut
par le moyen de l'obéissance à ses représentants et l'acceptation d'une
doctrine qui dispenserait de penser par soi-même. En abdiquant cette liberté,
ce n’est pas seulement le meilleur de lui-même que le chrétien perdait, bien
que cela pût être dramatique étant donné que ce qui reste, le fin fond de lui-
même, est le plus souvent obscur et boueux, sinon pourri comme le croyaient
Pascal et les jansénistes ; c’est aussi et surtout la possibilité d’un authentique
dialogue avec Dieu. Ou même, la possibilité d’une foi vivante et créatrice,
laquelle vit de signes et même de « miracles ». Du moins, telle est l’opinion de
Marc Renault. Dans La Liberté confisquée, l’Hexagone, coll. La ligne du risque, Montréal, 2000.)
Cet auteur va jusqu’à parler d’une « paganisation », sinon de l’Église, du moins
de son clergé. Le mot nous semble trop fort. Nous dirions plutôt emprise de
l’institution sur la foi ; ou étouffement de la foi par l’Église d’ancien modèle, c.-
à-d. celui d’une société hiérarchiquement constituée et censément parfaite,
surtout dans sa partie supérieure. On pourrait parler aussi d’une emprise de la
« religion » sur la foi, religion au sens païen du terme, c.-à-d. celle qui repose
sur l’immolation d'un bouc émissaire et dont le cœur est dur comme l’acier ;
par conséquent violent. Certes, la religion ne se réduit pas au rituel du bouc
émissaire, elle est aussi l’ensemble des moyens matériels qu’utilise la foi pour
s’exprimer, se relancer, se tenir vivante. On pense ici à Pascal qui conseillait au
« libertin » d’utiliser les moyens de la piété comme s’il avait la foi : aller à la
messe, prendre de l’eau bénite, dire le chapelet, porter des médailles, etc. Or
l’Église a tendance à trop croire à cette formule, à l’efficacité de la piété qui
est toujours un peu païenne et elle risque de détourner du dialogue de soi-
même avec Dieu, dans les évènements, les rencontres de la vie, qui sont parfois
des signes que Dieu nous fait, des « paroles » qu’il nous adresse. Par ailleurs,
une foi sans piété risque d’être vide et vaine en adhérant à n’importe quoi,
surtout à l’objet de ses désirs naturels. Comment pourra-t-elle rester
chrétienne, rester fidèle au Christ ?
Ne sommes-nous pas ici devant un aspect permanent et essentiel du
phénomène religieux, à savoir la dialectique entre la foi et l’institution Église,
l’une étant en quelque sorte l’âme, l’autre le corps ? C’est pourquoi Marc
Renault ne s’attaque pas radicalement à l’Église. Il s’attaque plutôt à la
déviation qui commence avec le Concile de Trente et s’amplifie avec celui de
Vatican I. Il constate aussi, après avoir perdu ses espérances, que Vatican II n’a
pas réussi à corriger la situation. Nous ajouterions : pas encore, car dans ce
domaine, les changements sont toujours lents à se produire, mais ils finissent
généralement par arriver.
À tellement revaloriser le dialogue direct du fidèle avec Dieu, l’Église ne
courrait-elle pas le risque d’une « protestantisation » de la foi justement,
contre laquelle le concile de Trente a voulu réagir ? Admettons qu’elle soit allée
trop loin pour fuir ce danger, Vatican II a manifestement donné un coup de
barre et ouvert l’Église, non pas sur le monde, elle l’était déjà, mais au monde.
Cependant elle ne pourra jamais accepter tout ce que certains de ses fidèles lui
demandent, elle doit garder son lien à la source d’où elle a jailli. Le chrétien est
dans le monde sans être du monde, comme dit saint Paul et l’Épitre à Diognète.
Hors de l’Église point de salut ?
Cet adage sans doute est exact et seul le Christ nous sauve, nous fait entrer
dans le Royaume de Dieu son Père, si nous nous sommes incorporés à lui dans
l’Église pendant notre existence. Cependant, aux côtés des membres en règle
de l’Église, dument baptisés, il y en a d’autres qui, manifestement, vivent selon
l’esprit du Christ sans être rattachés officiellement à l’Église. Or, il faut
reconnaitre qu’ils sont officieusement dans l’Église.
Comment sont-ils arrivés à connaitre cet esprit du Christ sans avoir jamais
ouvert l’Évangile ? Par philosophie ou avec l’aide de maitres qui, dans d’autres
traditions que la juive et la chrétienne, sont parvenus à découvrir la grande loi
de l’existence, qui est celle de l’amour. Dieu n’a jamais proclamé qu’il ne se
révélait que dans la Bible, que seuls les juifs et les chrétiens pouvaient le
connaitre et lui plaire. Au contraire, Jésus a dit que l’Esprit « souffle où il veut ».
Quant à la raison humaine, si elle n’est pas déformée par les passions et les
intérêts, elle est capable de s’élever à une représentation totale du monde
comme œuvre d’un Dieu bon et vrai. De tenir ceci pour une certitude implique
probablement une foi dans le Dieu biblique. Mais de le tenir pour une
hypothèse vraisemblable est certes une possibilité de la raison droite et
honnête. En tirer ensuite la conséquence que la créature doit faire de l’amour
et de la vérité la grande loi de l’existence, cela devrait plaire à Dieu et procurer
après la mort sa « vision ».
Considérons le statut de l’homme dans l’univers. Est-il fait partout à l’image et
à la ressemblance de Dieu ? Si oui, cela ne lui confère-t-il pas une certaine
parenté avec Dieu qui l’autorise en principe à entrer dans son Royaume après
la mort, qui qu’il soit, membre de l’Église ou non ? Probablement, mais à la
condition qu’il n’ait pas détérioré gravement, par ses actions, cette image de
Dieu en lui-même et chez les autres.
Certes, l’homme est à l’image de Dieu non par son corps, fait de terre, mais par
le « souffle » de Dieu qui a pénétré en ce corps pour lui conférer la vie.
Cependant, si nous restons dans le cadre de l’anthropologie biblique, il nous
faudra dire qu’après sa création, l’homme a commis la faute qui entraina
comme punition la mort, ainsi qu’un certain ensemble de choses très
désagréables. Cependant, l’homme et la femme n’ont pas perdu totalement
l’amitié de Dieu. On le voit dans le récit biblique à cela que Dieu leur fabrique
des « vêtements de peau » pour cacher leur nudité. À cela encore qu’il mettra
une hostilité entre la femme (Marie sans doute) et le Serpent (Satan) et que
son lignage « lui écrasera la tête ». Cela revient à promettre à ce lignage
(vraisemblablement le Christ et l’Église) la rédemption, à laquelle Marie a
manifestement collaboré.
La parenté divine de l’homme n’a donc pas été détruite par le premier péché.
L’homme n’est pas totalement perverti et incapable de faire le bien ce qui
signifie des œuvres qui plaisent à Dieu. Le bien, le vrai, le beau, qui sont
certainement des attributs de la divinité, ne sont pas devenus inaccessibles aux
hommes après le péché, et donc les hommes peuvent se révéler encore
comme des collaborateurs de l’œuvre de Dieu dans le monde. À ce titre, on
peut dire qu’ils participent anonymement et secrètement à la vie de l’Église qui
assemble tous les hommes travaillant à préparer le Royaume ou le Règne de
Dieu.
Nous avons évoqué Adam, mais il faut aussi évoquer le Christ : s’il n’est pas
seulement le Messie promis aux juifs, mais le Logos de Dieu (ou la Sagesse de
Dieu) qui a créé le monde, le Christ est à l’œuvre non seulement dans l’Église
des baptisés, mais dans tous les hommes qui sentent en eux une aspiration
vers le beau, le vrai, le bien et qui y répondent affirmativement. À cet égard, la
parabole du bon Samaritain rappelée plus haut est très éloquente. Celui-ci
n’est pas juif et visiblement il sera sauvé, car il s’est comporté « divinement »,
avec une authentique « agapè ». Ce qui suppose une foi cachée, inconsciente,
implicite.
Aussi, au Christ historique, Jésus de Nazareth né il y a plus de 2000 ans, il ne
faut pas oublier de joindre le Christ cosmique, qui se manifeste dans tous les
hommes de bonne volonté, depuis le début de la création. Lorsqu’un homme,
quel qu’il soit, se comporte authentiquement en homme, il réalise en lui le
Christ, ou une image du Christ. Il affirme sa parenté avec lui et on ne peut pas
exclure qu’il soit reconnu par lui au moment de la mort. Par ailleurs, on sait
qu’il y a des chrétiens qui ont parlé de Jésus toute leur vie et qui ne seront pas
reconnus par lui. Comme les anciens juifs que fustigeaient les prophètes, ils ont
cru qu’être membres du peuple de Dieu leur assurait le salut. La prudence
s’impose donc dans la détermination de qui est vraiment chrétien, comme dans
la proclamation de qui est saint et qui est damné.
L’Église et l’entrée au paradis
L’Église n’est pas que la pieuse association des amis de Jésus tel qu’on le
connait par les écrits du Nouveau Testament. Il faut bien concevoir qu’après la
résurrection et surtout après son ascension, il devait continuer de vivre avec
eux, notamment avec les nouveaux disciples, comme Paul, qui ne l’avaient pas
connu personnellement. Qu’il était présent encore au milieu d’eux quand ils se
réunissaient pour prier, et plus spécialement quand il refaisait la Cène comme il
l’avait demandé. Ainsi démarra l’Église.
Comme les juifs n’allaient pas rejoindre Dieu après leur mort pour participer à
son existence, le Christ, lui, après son départ de la terre promettait le paradis,
c.-à-d. la vie éternelle, à ceux qui « mangeraient » sa chair et « boiraient » son
sang rituellement. Quant aux autres, les non-chrétiens ou les mauvais
chrétiens, rien de tel en principe ne les attendait. Et on peut dire ne les attend
encore de nos jours. Sauf que la philosophie, se mêlant à la théologie, on
estima qu’une « âme » immortelle habitait tout homme et qu’elle devait, ou
revenir sur la terre (réincarnation), ou s’installer dans l’au-delà, dans une
sphère divine avec le Christ, ou ailleurs sans lui.
1 / 8 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !