Extrait du manuscrit LE FÉMINISME ATTAQUE LE MAL À LA RACINE Marseille, octobre 2015 – janvier 2017, [email protected] Chapitre DOMINATION MASCULINE ET RÉSISTANCES FÉMININES DANS LE CAPITALISME Ce texte est mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International. Toute mention ou citation doit indiquer le nom de l'auteur et la page de première publication : http://www.millebabords.org/spip.php?article28869 . Pour reproduction de tout ou partie de cette œuvre demander préalablement l'autorisation à [email protected] , 33 6 11 81 60 78 . Quels apports du féminisme dans l'analyse et la solution du problème politique que nous pose aujourd'hui le capitalisme ? Le capitalisme n'est pas seulement facteur d'injustices, violences, destructions … , il met l'humanité actuellement dans une situation de grand péril : risques géo-politiques donc militaires extrêmes (armes atomiques …), dégradation rapide des éco-systèmes (voir Franz J. Broswimmer, Une brève histoire de l'extinction en masse des espèces, éd. Agone, 2010), et enfin la catastrophe climatique déjà engagée et qui comporte le risque d'un emballement détruisant entre autres l'espèce humaine. Pour agir de façon à écarter ces périls, il est décisif de comprendre les processus de décision : pourquoi et comment les décideurs politiques et économiques persévèrent-ils dans des voies destructrices, alors qu'ils disposent des informations qui devraient les amener à changer de politique ? A cet égard les motivations d'ordre psychologiques doivent être relativisées : c'est la logique de la compétition dans le cadre du système qui pousse à des décisions court-termistes, destructives et irresponsables. Et les décideurs sont sélectionnés par leur réussite à court terme (évincer des rivaux, gagner des élections, satisfaire des actionnaires), ce qui élimine les décisions prudentes et soucieuses de l'intérêt général et du long terme, et sélectionne des décideurs veules ou pervers. Mais la révolte contre ce système est parfaitement possible, et les occasions ne manquent pas. Alors pourquoi n'y a-t-il pas, ou très insuffisamment jusqu'à ce jour, une réaction résolue face aux dangers et une insurrection individuelle et collective contre ce système ? Et il ne suffit pas de répondre que les gens ont prisonniers du système, car en fait on n'est jamais complètement prisonnier d'un système, on peut toujours au moins réagir, pourvu qu'on ait des possibilités de réflexion, ce qui est le cas avec les acquis culturels des sociétés actuelles (en gros le savoir-lire et l'accès à l'internet). A cet égard la question de ce qui se passe dans la tête des gens n'est pas secondaire : adhésion ? Inconscience ? Mauvaise perception des dangers et des priorités ? Doutes sur l'efficacité de telle ou telle action ? Peur ? Mensonge à soi-même ?... C'est pourquoi il est impératif de comprendre quelles motivations poussent les gens à jouer le jeu des systèmes en place ou à refuser de jouer le jeu et à chercher des alternatives. Il est impératif de comprendre quels schèmes d'action sont enrôlés et développés par le capitalisme. Or beaucoup de ces motivations et schèmes d'action sont très liés à la domination masculine. Donc la compréhension du fonctionnement de la domination masculine, sans être la clé de tout, est une composante décisive de la compréhension du fonctionnement du capitalisme, et des possibilités 1 de le contrer. La critique féministe de la domination n'est pas un ajout extérieur à l'analyse du capitalisme. L'éthologie animale et les diverses disciplines de la psychologie humaine nous amènent à penser que le désir de pouvoir (exercer un pouvoir sur autrui et obtenir son allégeance) est un moteur décisif de la domination, plus encore que l'égoïsme. Cela apparaît assez clairement dans le fonctionnement du capitalisme : bien que les philosophies utilitaristes prétendent que l'économie libérale met l'intérêt économique avant l'intérêt pour le pouvoir, il est clair que pour les détenteurs de capitaux les innovations techniques et l'accumulation du capital sont plus un moyen de pouvoir qu'un moyen de satisfaire leurs besoins, qui sont déjà plus que largement satisfaits1. Or l'analyse évolutionniste du conflit entre les sexes nous a montré que le désir de pouvoir est plus important dans les stratégies reproductives et sexuelles masculines que féminines. Pour résumer grosso modo cette différence on peut dire que dans les stratégies féminines le pouvoir sur autrui doit surtout servir à aménager les conditions inter-individuelles de la reproduction (par exemple avoir un mari fiable qui protégera et nourrira les enfants), alors que dans les stratégies masculines il y a une tendance à rechercher la maximisation du pouvoir, à la fois pour féconder un maximum de femelles et pour écarter les rivaux ; dans les stratégies féminines il vaut mieux que l'individue (et les autres) se contentent d'un pouvoir limité, alors que dans les stratégies masculines il vaut mieux savoir saisir toutes sortes d'occasion d'illimitation de son pouvoir. Dans le même ordre d'idées on remarque aussi dans les statistiques que les hommes sont plus enclins que les femmes à la prise de risques. Pour ces raisons le capitalisme, en tant que système économique qui met plus l'accent sur l'accumulation de ce concentré de pouvoir qu'est le capital que sur l'entretien de la vie sociale, a partie liée avec l'ethos de genre de la domination masculine. Le fait que la richesse sous la forme monétaire n'ait pas de limites concrètes et que l'accumulation du capital soit la règle principale de la vie économique encourage le désir fantasmatique plutôt masculin d'une illimitation du pouvoir. Et de l'autre côté on laisse aux femmes le travail domestique et l'entretien de la vie sociale, le care au sens large, qui se trouve par là rattaché à la définition du féminin (alors qu'en soi le care n'est pas spécifiquement féminin). Ce travail n'est pas comptabilisé dans la production de richesse, il est mis en position subordonnée et dévalorisée, et réduit au silence. Certes l'assignation des femmes au care domestique, et la dévalorisation-et-occultation de leur travail ne sont pas propre au capitalisme, mais le capitalisme maintient cette subordination et occultation. A l'opposé, c'est à partir de la notion de care que l'on peut penser une économie non prédatrice vis-à-vis de la nature, ce que j'appelle une « économie du ménagement ». Cette économie à construire n'est pas spécifiquement féminine, mais face à la domination masculine et au 1 Ici il faudrait ajouter une note sur la notion de paradigme, notamment différente de la notion d'hypothèse, sur son pouvoir cognitif et heuristique, sur ses limites, sur la nécessaire coexistence de plusieurs paradigmes dans la connaissance de systèmes complexes tels qu'une société. On peut faire la comparaison avec la pluralité des paradigmes en médecine. Par exemple, à propos d'un même patient, d'un même vécu, l'endocrinologie et l'ostéopathie (etc.!) n'ont clairement pas le même paradigme, elles ne construisent pas le même objet théorique, même s'il y a des ponts entre les deux approches. Et il n'y a pas de paradigme d'ensemble de la médecine, comme on a pu croire que fut la théorie des humeurs selon Hippocrate. Le paradigme que nous présentons pour l'anthropologie et la sociologie est celui de la lutte pour le pouvoir telle qu'elle résulte du conflit entre les sexes chez les animaux gonochoriques. Évidemment ce paradigme n'explique pas tout. Par exemple pour expliquer la religion, ses institutions, ses pratiques, on a besoin de comprendre la logique propre des systèmes fantasmatiques qui sous-tendent les croyances, et des fonctionnements neurologiques qui sous-tendent ces systèmes fantasmatiques (avec en particulier la contrainte à la cohérence des systèmes de croyance), et tout cela ne peut pas être déduit de façon univoque à partir de la psychologie évolutionniste (bien qu'elle apporte toutefois quelques éclairages). Ce paradigme des systèmes de croyances, j'en ai très peu parlé. J'ai un peu plus parlé du paradigme de l'économie, c'est-à-dire des effets de l'interaction entre les décisions des agents positionnés dans des rapports sociaux de production, paradigme qui a une place considérable chez les humains et notamment dans le capitalisme. J'en ai parlé parce que je veux montrer la complémentarité entre ce paradigme, qui en gros est celui du féminisme « matérialiste », et celui du féminisme évolutionniste. Mais, je le répète, d'autres paradigmes sont possibles et intéressants. 2 capitalisme, la construction d'une telle économie suppose un parti pris en faveur des intérêts spécifiques aux femmes et de leur citoyenneté. Enfin, comme la prévalence du pouvoir sur le ménagement génère une économie de la déprédation, l'affirmation d'une économie écologiquement soutenable ne passe pas tant par l'établissement, certes indispensable, de pouvoirs écologiquement vertueux, que par la remise en cause du pouvoir pour le pouvoir c'est-à-dire par une démocratisation radicale de toute la vie sociale et le réenchâssement de l'économique dans le social démocratisé. Nous présentons dans ce chapitre sous forme d'un tableau une vue d'ensemble résumée de cette compréhension éco-féministe du capitalisme et des luttes sociales qui peuvent engager la transition à une économie solidaire. Nous essaierons par ce tableau de rassembler sur une même page les traits typiques et importants de la domination masculine qui sont présents et remplissent des fonctions décisives dans le fonctionnement du capitalisme – ainsi que du système des États à l'époque capitaliste. Le féminisme n'est pas un « supplément d'âme », ni un chapitre annexe dans les programmes. Il porte en lui-même une critique des ressorts fondamentaux du système actuel des dominations, et apporte une alternative de civilisation2. Remarque sur « l'intersectionnalité » Souvent on pense que les rapports sociaux entre classes et les rapports sociaux entre sexes obéissent à des logiques distinctes, et qu'il faut d'une part comprendre chacune de ces logiques, et d'autre part comprendre comment dans le concret les deux logiques se combinent (on appelle cela l'intersection entre les questions de genre et les questions de classe). Certes. Mais la thèse que je défends ici est qu'il y a plus qu'une combinaison entre deux logiques distinctes, et que ces deux logiques ont pour ainsi dire des racines communes, qui expliquent non seulement des analogies mais des boucles de renforcement entre les désirs et comportements de la domination masculine et ceux inhérents au fonctionnement du capitalisme. Et par conséquent au niveau de l'action politique il ne s'agit pas seulement de tenir ensemble ou de combiner anticapitalisme et féminisme : on a besoin du féminisme pour la compréhension et la critique du capitalisme en lui-même, et pour la définition d'alternatives au capitalisme. La sortie du capitalisme, la construction d'alternatives macro-économiques, et dans l'immédiat la construction de réponses sociales, politiques, économiques, aux crises provoquées par le capitalisme doit (et peut) mobiliser des désirs et comportements opposés à ceux de la domination masculine. Voici donc les idées-forces qui seront mentionnées dans le tableau synoptique qui suivra. Parmi les motivations de ses décideurs, le capitalisme mobilise la course au pouvoir, l'illimitation des désirs dans la course au pouvoir, le déni des limites. Or nous avons vu que ces motivations, sans êtres absentes chez les femmes, sont plus présentes chez les hommes et sont partie prenante de l'ethos de la domination masculine. Ce point de la critique féministe du capitalisme vaut aussi contre le militarisme. La course aux armements est la pire illustration du déni des limites dans la course au pouvoir. Il est évident 2 Ce chapitre doit beaucoup à un exposé de Christa WICHTERICH, « Stratégies de passage à une économie de postcroissance : vision féministe », à l'Université d'été des ATTAC d'Europe à Fribourg (Freiburg-in-Breisgau), août 2011. Malgré la grande clarté de l'exposé je n'ai pas tout compris car c'était en allemand ; j'ai donc dû reconstruire ou imaginer certains éléments du raisonnement. Par ailleurs l'éclairage apporté par la conférencière me faisait rebondir vers d'autres explications. Ce que je présente ici est donc une interprétation personnelle qui comporte peut-être certains décalages. Relire et recycler les fichiers perspective feministe altermondialiste.doc et féminisme écologie anticapitalisme.doc 3 que le bellicisme n'est pas neutre quant au genre. On ne peut pas concevoir la lutte pour la paix sans le féminisme, et réciproquement. L'éthologie animale et la psychologie humaine nous amènent à penser que le désir de pouvoir (exercer un pouvoir sur autrui et obtenir son allégeance) est un moteur décisif de la domination, plus encore que l'égoïsme. Cela apparaît assez clairement dans le fonctionnement du capitalisme : bien que les philosophies utilitaristes prétendent que l'économie libérale met l'intérêt économique avant l'intérêt pour le pouvoir, il est clair que pour les détenteurs de capitaux les innovations techniques et l'accumulation du capital sont plus un moyen de pouvoir qu'un moyen de satisfaire leurs besoins, qui sont déjà plus que largement satisfaits. Le fait que la richesse sous la forme monétaire n'ait pas de limites concrètes et que l'accumulation du capital soit la règle principale de la vie économique excite le désir fantasmatique, plutôt masculin, d'une illimitation du pouvoir. Un trait saillant du capitalisme est le rôle central qu'y joue l'accumulation de ce concentré de pouvoir social qu'est le capital, accumulation rendue possible par la marchandisation toujours plus large de tous les facteurs de la production. Avec du capital rien n'est définitivement interdit, tout s'achète. En achetant le travail d'autrui on développe la production de marchandises. Avec ces marchandises on séduit des acheteurs, on gagne des marchés, on augmente son capital. Et ainsi de suite. Le pouvoir du capital est capable de briser, mieux que le pouvoir des armes et souvent en combinaison avec lui, les diverses limites à la domination qui peuvent exister dans les systèmes sociaux. Et cela conforte chez les détenteurs de capital l'illusion d'un accomplissement illimité des désirs. Certes on peut être un capitaliste et profiter de ce système sans se laisser prendre au jeu ; on peut avoir d'autres intérêts dans la vie. Mais l'accumulation du capital reste la suprême règle du jeu. Dans la compétition marchande tout ralentissement dans l'accumulation du capital induit le risque de perdre des positions sur le marché, et notamment d'être lâché par les actionnaires. Par là le système sélectionne des dirigeants qui se vouent à l'accumulation indéfinie de pouvoir monétaire. Dans tout système de domination, le but suprême de la classe dominante n'est pas tant l'amélioration de sa qualité de vie que l'aménagement et la pérennisation de sa domination, mais dans le capitalisme l'impératif suprême de la classe dominante n'est pas tant l'aménagement de sa domination que l'illimitation de sa puissance. C'est sous cet impératif que les décideurs capitalistes (et étatiques) mobilisent les ressources techniques et économiques de la société. L'illimitation de la puissance du capital remodèle en permanence la vie quotidienne : travail, consommation, cadre urbain ... Marx a montré comment le capital, qui dans le fond est l'organisation d'un rapport de pouvoir entre les classes, apparaît comme une puissance surnaturelle : il parle de « fétichisme » de la marchandise, de la monnaie, du capital. Or ce fétiche est une machine à illimiter la puissance. Cela ne veut pas dire que les capitalistes font ce qu'ils veulent, au contraire les règles du jeu leur sont imposées par la concurrence. Mais sur ce champ de bataille les investisseurs qui sont aux commandes (et au service) de ces machines sont habitués à utiliser pour toutes les décisions importantes une puissance de domination qui n'est arrêtée par aucune limite. Cette puissance les fascine, et fascine les dominés. Et par les techniques et les forces sociales qu'elle met en œuvre, cette puissance sans limites assignables remodèle matériellement notre monde de façon constante. Elle marque la culture capitaliste3. Ce déni des limites apparaît dans le déploiement même des puissances de la technique. Le projet même d'augmenter la puissance des hommes par la technique, le projet prométhéen, est sans doute une conséquence de la tendance humaine à l'illimitation des désirs, plus que du désir d'augmenter le bien-être. Cela dit l'intelligence technique et ses progrès augmentent aussi notre capacité à mesurer les risques et pourrait nous inciter à la prudence (prudence au sens fort, qui conduit par exemple à ce qu'on appelle le principe de précaution). Mais les décisions de mettre en œuvre telle ou telle technique, même d'engager telle ou telle recherche scientifique, et même 3 Sur le déni des limites dans la civilisation actuelle, voir Geneviève Azam, Osons rester humains, ref. 4 l'intérêt pour les inventions techniques et les connaissances scientifiques, sont presque toujours la conséquence d'enjeux de pouvoir politiques, militaires, économiques, ce qui conduit au déchaînement sans prudence des pouvoirs de la technique. Dans le pouvoir étatique et plus encore dans le capitalisme il y a une boucle de renforcement entre la course illimitée au pouvoir économique et politique et la course à l'efficacité technique. Cela dit, l'illimitation des désirs et le déni des limites ne sont pas uniquement liés à la course au pouvoir. La psychanalyse a montré que les désirs humains se construisent de façon déréaliste dans l'espace des fantasmes inconscients. Plus largement les processus mentaux ont leur autonomie et la créativité imaginaire du cerveau humain génère chez chaque individu et dans chaque culture une propension au délire, à l'hubris. Homo sapiens, homo demens, formule que l'on trouve chez Edgar Morin. Cette propension à l'hubris est en grande partie endiguée par des inhibitions innées et culturelles ; les désirs inconscients se transforment selon des processus que Freud a désignés par la notion de principe de réalité. La propension à l'hubris n'est pas uniquement masculine, mais elle est amplifiée chez les hommes par l'illimitation des désirs dans la course au pouvoir, et elle est plus inhibée chez les femmes, comme on l'a vu dans les autres chapitres, du fait des contraintes de prudence que leur imposent leur rôle dans le système mammifère de reproduction, et leur assignation aux tâches parentales et domestiques dans l'histoire. Toutefois l'existence de motivations « démentes », le déni des limites, avec des différences entre hommes et femmes produites dans l'évolution par la domination masculine, ne suffit pas à expliquer le fonctionnement du système capitaliste, puisque des motivations contraires existent aussi dans le psychisme des humains. Et il faut souligner l'enchaînement causal en sens inverse : la course au pouvoir dictée par le fonctionnement du système stimule et valorise l'illimitation des désirs : dans la compétition perpétuelle entre les capitaux, entre les États, et entre les individus pour la conquête de postes de pouvoir au sein de ces organisations, les vainqueurs sont ceux qui sont le plus portés à maximiser leur pouvoir, les autres sont éliminés. En somme, d'un côté le capitalisme hérite des dispositions psychiques, surtout masculines, à l'illimitation des désirs dans la course au pouvoir ; ces dispositions, la course au pouvoir capitaliste ne les a pas inventées ; mais d'un autre côté elle les mobilise, les amplifie, et les sélectionne, prenant en cela le relais des systèmes de pouvoir précédents, avec ce facteur particulier d'illimitation qu'est le pouvoir de l'argent accumulé en capital. Entre domination de la nature et domination des femmes, il y a homologie et renforcement mutuel. C'est une grande idée de l'écoféminisme. L'ECOFEMINISME (voir le livre du même nom de Vandana Shiva et Maria Mies) a souligné la profonde affinité entre le projet de domination de la nature par la civilisation et la domination des femmes par les hommes. (Voir aussi le film de Coline Serreau, Solutions locales pour désordre global, 2010, sur l'épuisement des sols par l'industrialisation capitaliste de l'agriculture et sur l'imaginaire phallocratique du productivisme agricole.) On pourrait multiplier les exemples. Mais d'où vient cette affinité ? Dans le rapport humains–nature, il y a d'un côté la puissance productive de la nature et de l'autre côté l'intelligence technique des humains par laquelle ils peuvent capter diverses forces de la nature, les « domestiquer », et donc développer un désir de maîtrise de la nature. Dans le rapport hommesfemmes il y a une relation un peu semblable, non pas au niveau des capacités intellectuelles, qui sont naturellement égales, mais au niveau du rapport entre productivité naturelle et domination : 5 c'est chez les femmes que se trouve la plus grande partie de la puissance productive biologique (grossesse, enfantement, allaitement) et cette puissance de produire est fondamentalement naturelle (même si l'enfantement et l'allaitement demandent du savoir-faire et de la coopération4), et de l'autre côté les hommes ont plus de force musculaire et de mobilité, et une plus grande propension à la violence physique, avec pour conséquence que les hommes ont, dans l'ensemble, plus de possibilités de contraindre les femmes, que l'inverse. Il y a donc une tendance lourde à la domination masculine, même si de nombreux facteurs peuvent jouer dans le sens opposé (par exemple l'intérêt et le plaisir de la coopération égalitaire, ou encore la possibilité pour les femmes de s'unir pour contrer la domination masculine). D'où l'analogie (partielle, certes) entre le rapport hommes-femmes et le rapport humanité-nature : du côté des femmes comme de la nature une plus grande puissance naturelle de production, du côté des hommes une position plus facilement dominante, qui permet de maîtriser et d'exploiter la puissance productive des femmes et de la nature : les femmes que je contrôle (ou que nous contrôlons collectivement) feront des enfants qui seront les miens et défendront mon clan, de la même façon qu'en contrôlant un territoire une société de chasseurs-cueilleurs peut s'approprier le gibier et les aliments végétaux qu'il produit ; cette analogie est encore plus nette à partir du développement de l'agriculture. CQFD. De plus, dans ces deux relations, le dominant est, à l'origine, dépendant de la dominée et produit par elle. Cela peut motiver un sentiment de reconnaissance émerveillée des humains d'une part pour la nature, d'autre part pour les mères et pour les femmes en tant que mères potentielles ; cela peut aussi motiver un ressentiment et une jalousie des hommes vis-à-vis des femmes et de la nature, qui ont ce pouvoir génésique qu'ils n'ont pas. D'où le désir des hommes de s'approprier ou du moins de dompter les pouvoirs des femmes et de la nature, désir qui s'exprime dans le mythe de Prométhée et les mythes sur l'origine de la prétendue supériorité masculine. Ajoutons que l'un des moyens décisifs de la domination masculine est, dans de nombreuses sociétés, le contrôle par les hommes des techniques les plus stratégiques5. Chez les chasseurscueilleurs les hommes monopolisent les armes de chasse au gros gibier qui sont aussi des armes de guerre. Aujourd'hui ce sont très majoritairement des hommes qui opèrent avec des capitaux à l'échelle mondiale. La lutte pour l'appropriation des techniques n'est pas seulement entre classes sociales mais entre hommes et femmes. Par exemple dans les sociétés traditionnelles les femmes possèdent une grande partie des savoirs médicaux, et c'est un moyen de pouvoir sur leur propre vie, notamment les savoirs intervenant dans la reproduction (aide à l'accouchement et à l'allaitement6, mais aussi plantes abortives, etc.) ; or à la fin du moyen âge les universités, institutions cléricales masculines, ont affirmé leur pouvoir médical en repoussant dans l'ombre les guérisseuses traditionnelles, même les sages-femmes7 (ce fut l'une des finalités de la chasse aux sorcières8) et cela a permis ensuite aux médecins hommes de s'approprier les progrès de la médecine moderne. La domination masculine dans la division du travail renforce l'analogie : aux hommes l'intelligence technique, aux femmes la production naturelle. CQFD. Le capitalisme est une économie de la déprédation, au mépris des écosystèmes, ainsi que de la vie sociale humaine. Mépris, non « prise en compte » (au sens figuré et au sens propre), et exploitation non soutenable. Déprédation veut dire destruction par prédation. 4 Voir chapitre « Enfantement, allaitement, féminisme ». 5 Voir Paola Tabet, La Construction sociale de l'inégalité des sexes. Des outils et des corps (éd. L'Harmattan, 1998). 6 J'ai abordé cette question dans le chapitre « Enfantement, allaitement, féminisme ». 7 Voir Barbara Ehrenreich et Deirdre English, Sorcières, sages-femmes et infirmières, une histoire des femmes et de la médecine, éd. du Remue-Ménage, 1976, Montréal, Québec. 8 Voir Silvia Federici, Caliban et la sorcière, éd. Senonevero 6 Ce point est à la fois fondamental et décisif. Fondamental quant au rapport entre capitalisme et nature, quant à la place du moment capitaliste dans l'histoire du vivant sur terre. Et décisif dans le kairos, le moment actuel de cette histoire, avec le risque d'une destruction de l'espèce humaine, et d'ores et déjà des perturbations catastrophiques rapides dans les écosystèmes. Tout le monde sait maintenant, et pas seulement quelques écolos barbus9, que la production pour le profit capitaliste (ainsi que pour l'accumulation de pouvoir bureaucratique dans le collectivisme d'État) détruit les écosystèmes. La rationalité économique capitaliste est la codification de rapports de pouvoir qui se sont hypertrophiés en s'emparant des moyens économiques. Le profit monétaire est le critère ultime d'efficacité, l'accumulation du capital est l'arme principale des rapports de pouvoir. Cette illimitation du pouvoir économique génère nécessairement des dégâts écologiques aveugles, une exploitation insoutenable de la nature, le dérèglement des écosystèmes, ainsi que des tensions et déchirements insoutenables dans la vie des sociétés humaines. Cette rationalité économique comporte une distorsion de la perception même de la nature, c'est-à-dire des écosystèmes. Le vivant n'est pas compris en tant que tel. Son fonctionnement systémique est ignoré, repoussé à l'arrière-plan. La productivité du vivant n'est perçue que comme un ensemble de ressources à ponctionner, canaliser, maîtriser, réorganiser – c'est cela qu'on appelle la production - pour répondre à des besoins solvables sur le marché, voire pour créer ces besoins et mettre les acheteurs potentiels en situation de dépendance. Les conséquences écosystémiques de l'économie sont rejetées en dehors du champ de vision de la rationalité économique capitaliste. Tout au plus sont-elles perçues comme des « externalités » (sic) jugées « positives » ou « négatives » à l'aune de leurs effets en retour sur l'activité économique. Cette relation structurelle de déprédation est relancée à tout instant par la conflictualité même du système : les conflits entre les capitaux, entre les classes, entre les États, entre les individus, imposent des décisions court-termistes au mépris du fonctionnement de la nature et des conditions de vie des sociétés. Par exemple si le PDG d'une multinationale optait pour des investissements dans des productions écologiques se traduisant par une baisse des dividendes le Conseil d'Administration le renverrait, ou plus simplement les actionnaires revendraient leurs actions. Le système sélectionne des dirigeants veules ou pervers. Y a-t-il un lien entre économie de la déprédation et domination masculine ? Pas dans tous les cas, mais dans l'espèce humaine oui. Ce n'est pas la première fois que les productions d'organismes vivants, leurs « externalités », détruisent le milieu qui leur a permis de prospérer. Par exemple des microbes qui mangent de grandes quantités de sucre dans un milieu fermé peuvent s'intoxiquer dans leurs propres excréments et rendre le milieu inhabitable pour de nombreuses formes de vie. Mais de la part de l'espèce humaine la déprédation est la conséquence d'un enchaînement spécifique : dans la course à la domination, dont la domination masculine est le parangon, une arme décisive chez les humains est la production économique à outrance, qui induit les déprédations. Comment décrire les facteurs fondamentaux des crises écologiques qui caractérisent ce qu'on appelle depuis peu l'anthropocène ? Chez les primates sociaux, les sociétés sont structurées par des rapports de pouvoir très conflictuels. Et dans l'espèce humaine spécifiquement ces rapports de pouvoir se sont hypertrophiés en s'emparant des moyens économiques, suite aux développements spécifiquement humains de l'économie, conséquence d'évolutions intellectuelles (le langage articulé, la grande créativité de l'imagination), sociales (des capacités affinées de coopération) et 9 Parmi les premiers avertissements d'écolos barbus, il y a une célèbre page de Marx dans Le Capital montrant comment l'agriculture à l'époque capitaliste appauvrit à la fois le sol et les travailleurs. Voir aussi plusieurs passages sur les dégâts écologiques de l'agriculture commerciale depuis l'antiquité dans un texte inachevé d'Engels intitulé le rôle du travail dans la transformation du singe en homme. 7 techniques. Des pouvoirs hypertrophiés armés de moyens techniques et économiques sont devenus des perturbateurs critiques pour les écosystèmes10. Avec l'industrialisation capitaliste la déprédation est devenue mondiale, et catastrophique depuis la 2ème moitié du XXème siècle. Cette description vaut a fortiori pour les pouvoirs militaires. L'armement nucléaire fait peser une menace mortelle sur l'humanité. Et en attendant, les activités militaires en tout genre sont responsables d'une grande partie des émissions de gaz à effet de serre, sans parler des dégâts infligés délibérément aux milieux naturels11. Tous les arguments de la critique écologiste du capitalisme valent à plus forte raison pour le bellicisme. Il y a dans le fonctionnement du capitalisme un mépris du care et de l'entretien de la vie, mépris qui fait partie de l'ethos de la domination masculine, et doit être combattu en tant que tel. ici, rappel du chapitre sur le care puis présentation de la notion d'économie du ménagement La tendance à se détourner du care et à perturber les régulations sociales est typique du comportement masculin chez les primates. Occupés à leurs rivalités, les mâles en viennent à piétiner les petits, et métaphoriquement à piétiner la vie sociale. Alors que les mâles sont portés à la relance de leurs conflits à l'occasion de n'importe quelle modification du rapport de force, les femelles ont plus tendance à chercher des réconciliations permettant le maintien de la paix. Cette différence s'explique. D'un côté, dans la compétition sexuelle entre les mâles la haute « prime » de succès reproductif pour les vainqueurs a induit par sélection naturelle un haut niveau de rivalité et de violence. Et du côté des femelles les limites physiques de leur succès reproductif induisent plutôt un évitement de la violence ouverte ; et le fait que les mâles se déchargent sur elles des soins aux petits a pour conséquence qu'elles préfèrent un climat de paix qui facilite la survie et la vie des petits. Chez tous les primates sociaux les mères et les grands-mères ont fort à faire pour entretenir la continuité de la vie sociale (à travers des liens hiérarchiques ou de parenté, ou de camaraderie), vie sociale qui est très souvent perturbée par la violence et la turbulence des conflits entre les mâles. C'est particulièrement le cas chez les chimpanzés. Chez les humains la dichotomie est moins nette : les soins aux enfants n'incombent pas uniquement aux femmes, le plus souvent les hommes les supervisent voire y participent. D'autre part les humains développent plus la coopération que les autres primates, et la coopération inclut nécessairement un certain respect d'autrui, un certain entraînement à la sollicitude. Les mâles humains ont une certaine familiarité avec le care. Néanmoins il y a souvent une division des rôles où les femmes gardent les enfants et s'occupent de 10 L'économie de la déprédation est une tendance constante de l'espèce humaine. Les chasseurs préhistoriques ont souvent chassé bien au-delà de leurs besoins, peut-être par inconscience des limites du gibier disponible (souvent au début de l'occupation d'un territoire), peut-être par une soif immodérée de prestige. Les sociétés traditionnelles en ont pris conscience et ont souvent mis des limites à la chasse, mais trop tard pour beaucoup d'espèces. Les fouilles préhistoriques montrent que quand les ancêtres des Amérindiens se sont installés en Amérique, au fur et à mesure de leur progression du détroit de Behring à la Terre de Feu ils ont exterminé une grande partie des espèces de grands mammifères. Dans de nombreux pays méditerranéens la déforestation et la désertification ont progressé de façon irréversible dès l'antiquité. Le capitalisme n'a pas inventé la déprédation, il l'a aggravée et élargie. 11 Voir Franz Broswimmer, Brève histoire de l'extinction en masse des espèces, chapitre sur les activités militaires. 8 la maison pendant que les hommes rivalisent pour le prestige sur les terrains de foot et au comptoir des bars, ou font de la politique, ou vont à la guerre, ou vont à leur travail participer à la compétition économique capitaliste. En conclusion on voit dans l'espèce humaine la même incompatibilité que chez les autres primates entre la compétition exacerbée, qui reste plutôt une spécialité masculine, et l'entretien de la vie, avec cette spécificité que les effets perturbateurs de la compétition entre les humains n'affectent pas seulement leur vie sociale, mais leur environnement naturel. Il n'est donc pas étonnant que les femmes soient plus sensibles à la déprédation écologique et sociale, du fait qu'en tant que genre elles sont assignées à l'entretien de la vie et plus ou moins exclues de la compétition économique et politique. Pas étonnant non plus qu'on constate avec l'écoféminisme une homologie entre les schémas de la domination masculine et de la domination de l'homme sur la nature. L'utilisation et l'enrôlement de la domination masculine dans la domination économique Entre capitalisme et domination masculine il y a des relations en partie d'antagonisme, en partie de consolidation mutuelle. À certains égards le capitalisme est féministe : dans une société patriarcale le développement du travail salarié aide souvent les femmes à échapper à la tutelle de leur mari. Et sur le plan formel le rapport salarial est un modèle de rapport neutre quant au genre : il est juridiquement le même quel que soit le sexe du capitaliste et du salarié, et c'est un argument pour exiger l'égalité. Tout cela multiplie les thèmes de batailles pour imposer des réformes féministes dans le cadre du capitalisme. D'un autre côté le manque d'autonomie économique des femmes, et les comportements de soumission qui leur sont inculqués par la domination masculine, sont utilisés par les employeurs pour imposer la soumission aux travailleuses. Les rapports hiérarchiques entre hommes, typiques de la domination masculine, sont utilisés comme code et habitus pour faire accepter (par les hommes autant que par les femmes) les rapports hiérarchiques dans l'entreprise et sur le marché12. Tout cela d'autant plus que la propriété du capital est très majoritairement entre des mains masculines. Le capitalisme utilise aussi les préjugés sexistes pour diviser les travailleurs : les qualifications des femmes sont moins valorisées que celles des hommes ; les femmes ont des salaires et des possibilités de carrière moins intéressantes que les hommes. Bref, les rapports de force et les habitus de la domination masculine sont enrôlés pour consolider la domination capitaliste. Le capitalisme instrumentalise le patriarcat, et le patriarcat utilise l'infériorité économique des femmes pour les maintenir dans la dépendance des hommes. Cela dit la domination masculine et le capitalisme ne sont pas seulement deux systèmes de domination différents qui ont des interférences. Plus profondément, comme nous l'avons vu précédemment dans ce chapitre, il y a, au niveau des fondements civilisationnels du capitalisme, des motivations et manières d'être typiques de la domination masculine : un ethos de la lutte pour le pouvoir et de la compétition (marchande ou armée), le rêve de la technique comme moyen de domination tout-puissant sur la nature et sur les humains, le fantasme d'une illimitation des désirs (grâce au pouvoir de l'argent et du capital) et d'une accumulation de pouvoir irresponsable vis-à-vis de la vie sociale et de la nature. 12 Voir Christophe Dejours, Souffrance en France, les passages sur l'idéal viril dans l'image de soi-même des managers. Voir aussi sous la direction de Richard Poulin et Patrick Vassort, Sexe, capitalisme et critique de la valeur : pulsions, domination, sadisme social, M éditeur, Mont-Royal, Québec, 2012 ; mais théorie à discuter. Note à réécrire 9 Recouvrement et absorption de la domination masculine par la domination économique capitaliste Ces motivations et ces façons d'agir qui proviennent de l'histoire évolutionnaire du conflit entre les sexes, tendent à être recouvertes et absorbées par les logiques et rapports de forces économiques propres au capitalisme. L'économie domine et semble aller de soi. Mais le phallocratisme est toujours là, patrouillant comme un sous-marin dans les eaux glacées de la rationalité économique. Un paradigme économiciste ne suffit pas pour comprendre le capitalisme. Encore moins pour comprendre les résistances féminines au capitalisme et les chemins du féminisme. Le travailleur collectif comme sujet de l'émancipation à l'époque des catastrophes écologiques. Rôle du féminisme dans sa construction culturelle et politique. La mondialisation de la civilisation capitaliste conduit aujourd'hui à une catastrophe écologique et géopolitique sous les effets conjugués de la compétition marchande et militaire entre les dominants et de l'assujetissement consumériste des autres. Donc l'enjeu du féminisme n'est pas seulement l'égalité entre les sexes, pas seulement la fin de l'occultation/dévalorisation du vécu féminin, il est aussi de promouvoir une civilisation alternative au capitalisme, d'en finir avec une civilisation qui se laisse porter aveuglément par les motivations et modes d'action produits par la domination masculine. Telle est la démarche de l'écoféminisme. Marx a écrit que le capitalisme « produit son propre fossoyeur ». La classe ouvrière était ce fossoyeur supposé. SUITE A REDIGER Schéma de la transcroissance de la lutte ouvrière en lutte pour le socialisme. Ici exposé des raisons pour lesquelles la classe ouvrière en tant que telle ne peut être qu'une composante, et non le noyau, de ce « fossoyeur ». Voir mon texte Le peuple-classe comme travailleur collectif dans l'économie-monde, et dans la transition éco-socialiste 13. Qu'est-ce que ça a à voir avec le féminisme ? La constitution du travailleur collectif en sujet de la transformation sociale demande un basculement culturel, une rupture avec le mode de vie de la civilisation capitaliste. Dont lutte pour une construction démocratique réelle de la vie sociale. La critique féministe de la domination, et les résistances féminines, sont une composante de cette rupture. *** UN TABLEAU ET SON MODE DE LECTURE 13 https://blogs.attac.org/groupe-societe-cultures/articles-cultures-anthropologie/article/le-peuple-classe-commetravailleur 10 Dans la première colonne du tableau ci-après je montre des enchaînements qui tendent à reproduire la domination et la violence, dans la deuxième des enchaînements qui tendent à reproduire la solidarité et la sollicitude ; et j'ai ajusté horizontalement les aspects qui contrastent. Ce classement est arbitraire, simplificateur, artificiel ; c'est juste une manière de voir. Ce classement arbitraire a un but éthico-politique : nommer, et repérer par le symbole D♂, les motivations et schèmes d'action plutôt typiques de la domination masculine, et par le symbole R♀ ceux plutôt typiques de la résistance féminine. Le but du tableau est de visualiser comment le capitalisme a partie liée avec la domination masculine, et à quels titres le féminisme met en cause le capitalisme. Ici le terme de capitalisme ne désigne pas seulement les rapports sociaux typiques du capitalisme (la combinaison entre production pour le marché, et rapport salarial entre les détenteurs de capital et les producteurs non détenteurs de moyens de production), mais la civilisation capitaliste dans son développement historique concret, incluant, sous la domination des rapports typiquement capitalistes, d'autres rapports sociaux qui existaient déjà dans d'autres contextes, en l'occurrence les rapports de production domestiques et le patriarcat. Je précise que les prédispositions aux motivations et schèmes d'action évoqué.e.s ici (par exemple le goût du risque et l'irresponsabilité sociale qui font partie de l'ethos de la domination masculine) ne sont pas en elles-mêmes masculines ou féminines, elles existent chez les deux sexes. Mais nous avons vu précédemment que chacune de ces prédispositions est plutôt développée, incitée et enrôlée chez les hommes ou chez les femmes, comme conséquence du conflit entre les sexes dans l'évolution du vivant (via l'anisogamie, le gonochorisme, et la gestation féminine) et dans l'histoire des sociétés (via la domination masculine et particulièrement chez les humains le patriarcat). Le schéma a pour point de départ l'idée que le capitalisme repose sur la combinaison conflictuelle de deux logiques d'action : la rivalité et la coopération, la domination et la solidarité. Ces deux logiques co-existent de façon générale chez les humains, et le capitalisme est une certaine forme historique de combinaison entre ces deux logiques, rendue possible par un certain niveau de développement des techniques, du marché et de la monnaie (en termes marxistes le capitalisme est un système de rapports sociaux de production, rendu possible par un certain niveau des forces productives et des capacités d'organisation politico-juridiques). Or ces deux logiques enrôlent et développent des motivations et des schèmes d'action qui préexistent au capitalisme et s'entretiennent par le conflit entre les sexes dans l'évolution biologique et dans l'histoire de la culture. Autrement dit il y a une présence des rapports de genres dans les fondements et le fonctionnement-même du capitalisme. C'est ce que montrent les symboles D♂ et R♀ placés dans le tableau. Je précise que cette théorie ne dit pas qu'il existe deux genres de façon essentialiste dans l'espèce humaine, mais au contraire que les comportements genrés sont construits comme des conséquences évolutionnaires et historiques des conflits entre les sexes. Ces conséquences sont variables dans le temps selon les rapports de force. La construction de comportements genrés, ou autrement genrés, ou anti-genrés, continue à travers les conflits propres au capitalisme, et ceux générés par ses crises. Dans ce tableau certains concepts sont exprimés par des mots du langage courant, mais reçoivent un sens fort grâce à l'étymologie : * déprédation Dp = destruction par prédation * ménagement M = traduction de care, avec les connotations du mot français « ménagement » : 11 - gestion du ménage, de l'habiter-ensemble, - respect et non-violence, le contraire d'agir « sans ménagement » - organisation de l'action en commun et gestion économiquement efficace des ressources, mais sans la finalité du profit qui obsède le « management » capitaliste - aménagement de l'espace de vie sans la connotation technocratique de « l'aménagement du territoire ». Certains concepts sont remplacés par des initiales, permettant d'écrire leurs interrelations de façon condensée comme on le fait pour écrire des réactions chimiques. Exemples : Dans le paternalisme il y a Domination + Care : D+Ca . Dans le nationalisme il y a É+Co+P+S+R . P>É signifie « le pouvoir l'emporte sur l'intérêt économique ». Avec des idéogrammes chinois ce serait plus expressif. 12 Domination masculine et résistance féminine dans le capitalisme 1/2 D♂ : motivations et schèmes d'action plutôt typiques de la domination masculine R♀ : motivations et schèmes d'action plutôt typiques de la résistance féminine Intérêt économique É des individus, par besoin (souvent provoqué chez les dominés par les dominants, et manipulé), ou-et par avidité. égoïsme>altruisme Intelligence I, imagination créative Coopération Co : D♂ ou R♀ altruisme>égoïsme Exploitation Exp Sur-Exploitation des travailleuses S-Exp dans la famille et dans l'entreprise D♂ lutte des travailleuses comme ménagères et comme salariées R♀ intérêt pour le pouvoir P D♂ (souvent à l'origine, plus que le besoin économique en lui-même : P→É ; P entraîne É) solidarité>pouvoir responsabilité sociale R♀ Appropriation des choses D♂ co-appartenance au monde R♀ Rivalité R D♂, compétition (entre individus, entreprises, Etats) Solidarité S Bellicisme D♂ Pacifisme R♀ Domination Do sur les humains et sur la nature D♂ Subordination et refoulement du care D♂ Exploitation-occultation de la nature et de la vie sociale D♂ culture du care Ca = prendre-soin R♀ d'autrui et de l'environnement économie de déprédation Dp, D♂ déprédation>ménagement, pouvoir>solidarité économie du ménagement M R♀ le tableau continue page suivante → 13 Domination masculine et résistance féminine dans le capitalisme 2/2 D♂ : motivations et schèmes d'action plutôt typiques de la domination masculine R♀ : motivations et schèmes d'action plutôt typiques de la résistance féminine fonction militaire et conquérante de l'Etat D♂ fonction sociale et juridique de l'Etat R♀ Argent et capital : moyens d'accumuler du pouvoir sans limites concrètes d'où illimitation du désir de pouvoir D♂ . Respect, prudence vis-à-vis du désir R♀ Le consumérisme, renforcé par la publicité, incite aussi à une illusoire illimitation du désir, qui n'est pas spécialement masculine. Violence D♂ Evitement de la violence R♀ Sollicitude R♀ corollaire (im)moral : mépris Ethos de dialogue et de reconnaissance pyramide de domination : l'économie monétaire domine l'économie marchande qui domine la vie sociale humaine D♂ qui domine la nature enchâssement, appartenance : l'économie monétaire est enchâssée dans l'économie marchande qui est enchâssée ds la vie sociale humaine R♀ qui est enchâssée dans la nature Combinaisons entre les deux logiques ci-dessus, contrastes, conflits, compromis. Ex : enrôlement et instrumentalisation de l'intérêt de solidarité S par l'intérêt de pouvoir P, ou l'inverse. Recouvrement-occultation-étouffement d'une logique par une autre. 14 Égalité, justice, ménagement – différentes facettes du féminisme Le féminisme peut prendre appui sur les résistances féminines à la domination. Ce féminisme combat pour trois exigences, dont aucune ne doit effacer les deux autres : l'égalité des droits, la justice économique, le ménagement de la nature et de la vie sociale. Là encore ce tableau est schématique, mais il permet de mettre en perspective les apports de différents courants dans la cartographie du féminisme, qui pondèrent et articulent différemment ces trois exigences. Égalité des droits. Cette exigence est un critère révélateur de toutes les oppressions et exploitations, contre lesquelles elle affirme en positif la liberté individuelle des femmes – et des hommes. Elle prend au mot le libéralisme politique. Elle prend au mot le critère d'égalité mis en avant par l'idéal viril de la fraternité. L'égalité est une norme efficace pour réaliser la coopération des individu.e.s, et par là elle est nécessaire à l'auto-affirmation démocratique de la société contre toutes les formes de captation du pouvoir. Mais l'égalité des droits risque de rester prisonnière d'un ordre juridique formel individualiste et compétitif dans lequel les femmes seraient « des hommes comme les autres ». Justice économique. Cette exigence apparente le féminisme au mouvement des travailleurs. Sans se contenter de droits formels on s'attaque ici à l'énormité des privilèges et de l'exploitation. Parce qu'elle répond à des besoins économiques criants cette exigence est très mobilisatrice. Mais elle risque de rester prisonnière du primat de la construction économique de la vie sociale, en affirmant que les femmes, comme les hommes, doivent défendre « leur bifteck » et ont droit à leur « part du gâteau ». Dans les conditions actuelles de la domination de l'économie sur la nature, en un mot dans l'économie de la déprédation, cela reviendrait à dire que la femme est un prédateur comme les autres. Ménagement de la nature et de la vie sociale. En positif il s'agit d'affirmer l'appartenance des humains aux écosystèmes, une appartenance non seulement utilitaire mais charnelle et émotionnelle, contre les schémas plutôt masculins de la domination de la nature et de l'illimitation des désirs. Cela dit une économie du ménagement nécessite une démocratisation radicale de la vie sociale à tous les niveaux, impossible sans la justice économique et l'égalité des droits. À rédiger, avec des exemples (travail salarié vs production domestique communautaire) : entre ces 3 exigences il y a des contradictions, dans le concret de la lutte des classes et des classes-de-genre des compromis sont nécessaires, incluant des pièges. Il faut penser des logiques de transition. Pour un biologisme historique, Horizons théoriques Le marxisme a mis en évidence l'importance de la conflictualité dans le contrôle des biens économiques entre classes exploiteuse et exploitée dans le capitalisme (et dans d'autres systèmes sociaux d'exploitation). Le marxisme du groupe Socialisme ou barbarie (Castoriadis et d'autres) a souligné l'importance dans le capitalisme de la conflictualité entre exploitation et coopération, entre soumission et auto-institution. Car le capitalisme a aussi besoin que les travailleurs coopèrent entre eux. Le féminisme « matérialiste », c'est-à-dire d'inspiration marxiste (Delphy et d'autres) a mis en 15 évidence l'importance de l'exploitation des femmes par les hommes et donc de la conflictualité entre deux quasi-classes de genre. Le darwinisme et la sociobiologie ont mis en évidence le conflit des stratégies reproductives et sexuelles entre les sexes. C'est à partir de là que l'on peut comprendre les variantes des rapports de pouvoir entre les sexes dans les différentes espèces de primates, comme nous l'avons vu plus haut. Le féminisme évolutionniste (evolutionary feminism) c'est-à-dire d'inspiration darwinienne (Blaffer-Hrdy et d'autres), et la psychologie évolutionniste, ont mis en évidence le rôle de ce conflit des stratégies dans la construction historique des rapports de genre. Le féminisme « matérialiste » relativise les approches culturalistes en soulignant l'importance des rapports d'exploitation. Le féminisme évolutionniste relativise les approches culturalistes en soulignant l'importance des comportements conflictuels hérités de ce que Darwin a appelé la « sélection naturelle » et la « sélection sexuelle ». Pour ma part je pense qu'il y a une complémentarité indispensable entre ces deux explications des conflits hommes-femmes : le féminisme marxisant a besoin du féminisme darwiniste pour expliquer pleinement les motivations psychiques du conflit des genres et l'importance des rapports d'exploitation hommes-femmes parmi les autres rapports d'exploitation ; le féminisme darwiniste a besoin du féminisme marxisant pour expliquer la variabilité des rapports de genre au sein du capitalisme ou d'autres systèmes de rapports sociaux de production. C'est ainsi que j'ai essayé de comprendre l'origine évolutionnaire du patriarcat à partir de la domination masculine dans la lignée humaine, puis l'enrôlement et la désarticulation du patriarcat dans le capitalisme. Le résultat de cette histoire est une présence repérable de la domination masculine en plusieurs points précis des fondements et de la reproduction du capitalisme, ce que je résume par le tableau plus haut. Ma position dans le paysage des théories critiques et notamment féministes peut se désigner comme un biologisme historique, en reprenant le positionnement « matérialiste historique » de Marx à partir des acquis de la théorie de l'évolution et de la biologie de l'esprit depuis Darwin (donc à partir d'une notion de matérialité concrète et empirique, autant que possible non simpliste et non imaginaire). Ce parti-pris de « biologisme » refuse le pan-culturalisme pour la même raison que le « matérialisme » de Marx a refusé les explications idéalistes de l'histoire humaine. Mais d'un autre côté toutes les sciences biologiques actuelles apportent une compréhension évolutionniste ou plus précisément transformiste et constructiviste du vivant comme champ de complexité, de conflits, d'émergences, dont l'historicité des sociétés humaines est l'une des expressions particulièrement dense. Si vous persistez à opposer de façon caricaturale le culturel au biologique et à enfermer l'approche biologique du social dans un prétendu « essentialisme » caricatural, qui en fait a été réfuté et abandonné par les sciences biologiques actuelles, la notion de biologisme historique peut vous apparaître comme un oxymore, comme du temps de Marx la notion de matérialisme historique. Mais au vu des connaissances scientifiques actuelles cette notion n'est pas un oxymore, c'est plutôt une tautologie : le vivant est historique au sens large, ses essentialités (les « espèces » et leurs comportements typiques) sont déterminées mais construites, complexes, conflictuelles, interactionnelles, transformables, provisoires. 16