Extrait du manuscrit LE FÉMINISME ATTAQUE LE

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Extrait du manuscrit LE FÉMINISME ATTAQUE LE MAL À LA RACINE
Marseille, octobre 2015 – janvier 2017, [email protected]
Chapitre DOMINATION MASCULINE ET RÉSISTANCES FÉMININES
DANS LE CAPITALISME
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Quels apports du féminisme dans l'analyse et la solution du problème politique que nous pose
aujourd'hui le capitalisme ?
Le capitalisme n'est pas seulement facteur d'injustices, violences, destructions … , il met
l'humanité actuellement dans une situation de grand péril : risques géo-politiques donc militaires
extrêmes (armes atomiques …), dégradation rapide des éco-systèmes (voir Franz J. Broswimmer,
Une brève histoire de l'extinction en masse des espèces, éd. Agone, 2010), et enfin la catastrophe
climatique déjà engagée et qui comporte le risque d'un emballement détruisant entre autres l'espèce
humaine.
Pour agir de façon à écarter ces périls, il est décisif de comprendre les processus de décision :
pourquoi et comment les décideurs politiques et économiques persévèrent-ils dans des voies
destructrices, alors qu'ils disposent des informations qui devraient les amener à changer de
politique ? A cet égard les motivations d'ordre psychologiques doivent être relativisées : c'est la
logique de la compétition dans le cadre du système qui pousse à des décisions court-termistes,
destructives et irresponsables. Et les décideurs sont sélectionnés par leur réussite à court terme
(évincer des rivaux, gagner des élections, satisfaire des actionnaires), ce qui élimine les décisions
prudentes et soucieuses de l'intérêt général et du long terme, et sélectionne des décideurs veules ou
pervers.
Mais la révolte contre ce système est parfaitement possible, et les occasions ne manquent pas.
Alors pourquoi n'y a-t-il pas, ou très insuffisamment jusqu'à ce jour, une réaction résolue face aux
dangers et une insurrection individuelle et collective contre ce système ? Et il ne suffit pas de
répondre que les gens ont prisonniers du système, car en fait on n'est jamais complètement
prisonnier d'un système, on peut toujours au moins réagir, pourvu qu'on ait des possibilités de
réflexion, ce qui est le cas avec les acquis culturels des sociétés actuelles (en gros le savoir-lire et
l'accès à l'internet). A cet égard la question de ce qui se passe dans la tête des gens n'est pas
secondaire : adhésion ? Inconscience ? Mauvaise perception des dangers et des priorités ? Doutes
sur l'efficacité de telle ou telle action ? Peur ? Mensonge à soi-même ?... C'est pourquoi il est
impératif de comprendre quelles motivations poussent les gens à jouer le jeu des systèmes en place
ou à refuser de jouer le jeu et à chercher des alternatives. Il est impératif de comprendre quels
schèmes d'action sont enrôlés et développés par le capitalisme.
Or beaucoup de ces motivations et schèmes d'action sont très liés à la domination masculine.
Donc la compréhension du fonctionnement de la domination masculine, sans être la clé de tout, est
une composante décisive de la compréhension du fonctionnement du capitalisme, et des possibilités
1
de le contrer. La critique féministe de la domination n'est pas un ajout extérieur à l'analyse du
capitalisme.
L'éthologie animale et les diverses disciplines de la psychologie humaine nous amènent à
penser que le désir de pouvoir (exercer un pouvoir sur autrui et obtenir son allégeance) est un
moteur décisif de la domination, plus encore que l'égoïsme. Cela apparaît assez clairement dans le
fonctionnement du capitalisme : bien que les philosophies utilitaristes prétendent que l'économie
libérale met l'intérêt économique avant l'intérêt pour le pouvoir, il est clair que pour les détenteurs
de capitaux les innovations techniques et l'accumulation du capital sont plus un moyen de pouvoir
qu'un moyen de satisfaire leurs besoins, qui sont déjà plus que largement satisfaits1.
Or l'analyse évolutionniste du conflit entre les sexes nous a montré que le désir de pouvoir est plus
important dans les stratégies reproductives et sexuelles masculines que féminines. Pour résumer
grosso modo cette différence on peut dire que dans les stratégies féminines le pouvoir sur autrui doit
surtout servir à aménager les conditions inter-individuelles de la reproduction (par exemple avoir
un mari fiable qui protégera et nourrira les enfants), alors que dans les stratégies masculines il y a
une tendance à rechercher la maximisation du pouvoir, à la fois pour féconder un maximum de
femelles et pour écarter les rivaux ; dans les stratégies féminines il vaut mieux que l'individue (et les
autres) se contentent d'un pouvoir limité, alors que dans les stratégies masculines il vaut mieux
savoir saisir toutes sortes d'occasion d'illimitation de son pouvoir. Dans le même ordre d'idées on
remarque aussi dans les statistiques que les hommes sont plus enclins que les femmes à la prise de
risques.
Pour ces raisons le capitalisme, en tant que système économique qui met plus l'accent sur
l'accumulation de ce concentré de pouvoir qu'est le capital que sur l'entretien de la vie sociale, a
partie liée avec l'ethos de genre de la domination masculine. Le fait que la richesse sous la forme
monétaire n'ait pas de limites concrètes et que l'accumulation du capital soit la règle principale de la
vie économique encourage le désir fantasmatique plutôt masculin d'une illimitation du pouvoir. Et
de l'autre côté on laisse aux femmes le travail domestique et l'entretien de la vie sociale, le care au
sens large, qui se trouve par là rattaché à la définition du féminin (alors qu'en soi le care n'est pas
spécifiquement féminin). Ce travail n'est pas comptabilisé dans la production de richesse, il est mis
en position subordonnée et dévalorisée, et réduit au silence. Certes l'assignation des femmes au care
domestique, et la dévalorisation-et-occultation de leur travail ne sont pas propre au capitalisme,
mais le capitalisme maintient cette subordination et occultation.
A l'opposé, c'est à partir de la notion de care que l'on peut penser une économie non
prédatrice vis-à-vis de la nature, ce que j'appelle une « économie du ménagement ». Cette économie
à construire n'est pas spécifiquement féminine, mais face à la domination masculine et au
1 Ici il faudrait ajouter une note sur la notion de paradigme, notamment différente de la notion d'hypothèse, sur son
pouvoir cognitif et heuristique, sur ses limites, sur la nécessaire coexistence de plusieurs paradigmes dans la
connaissance de systèmes complexes tels qu'une société. On peut faire la comparaison avec la pluralité des paradigmes
en médecine. Par exemple, à propos d'un même patient, d'un même vécu, l'endocrinologie et l'ostéopathie (etc.!) n'ont
clairement pas le même paradigme, elles ne construisent pas le même objet théorique, même s'il y a des ponts entre les
deux approches. Et il n'y a pas de paradigme d'ensemble de la médecine, comme on a pu croire que fut la théorie des
humeurs selon Hippocrate. Le paradigme que nous présentons pour l'anthropologie et la sociologie est celui de la lutte
pour le pouvoir telle qu'elle résulte du conflit entre les sexes chez les animaux gonochoriques. Évidemment ce
paradigme n'explique pas tout. Par exemple pour expliquer la religion, ses institutions, ses pratiques, on a besoin de
comprendre la logique propre des systèmes fantasmatiques qui sous-tendent les croyances, et des fonctionnements
neurologiques qui sous-tendent ces systèmes fantasmatiques (avec en particulier la contrainte à la cohérence des
systèmes de croyance), et tout cela ne peut pas être déduit de façon univoque à partir de la psychologie évolutionniste
(bien qu'elle apporte toutefois quelques éclairages). Ce paradigme des systèmes de croyances, j'en ai très peu parlé. J'ai
un peu plus parlé du paradigme de l'économie, c'est-à-dire des effets de l'interaction entre les décisions des agents
positionnés dans des rapports sociaux de production, paradigme qui a une place considérable chez les humains et
notamment dans le capitalisme. J'en ai parlé parce que je veux montrer la complémentarité entre ce paradigme, qui en
gros est celui du féminisme « matérialiste », et celui du féminisme évolutionniste. Mais, je le répète, d'autres
paradigmes sont possibles et intéressants.
2
capitalisme, la construction d'une telle économie suppose un parti pris en faveur des intérêts
spécifiques aux femmes et de leur citoyenneté.
Enfin, comme la prévalence du pouvoir sur le ménagement génère une économie de la
déprédation, l'affirmation d'une économie écologiquement soutenable ne passe pas tant par
l'établissement, certes indispensable, de pouvoirs écologiquement vertueux, que par la remise en
cause du pouvoir pour le pouvoir c'est-à-dire par une démocratisation radicale de toute la vie sociale
et le réenchâssement de l'économique dans le social démocratisé.
Nous présentons dans ce chapitre sous forme d'un tableau une vue d'ensemble résumée de
cette compréhension éco-féministe du capitalisme et des luttes sociales qui peuvent engager la
transition à une économie solidaire. Nous essaierons par ce tableau de rassembler sur une même
page les traits typiques et importants de la domination masculine qui sont présents et remplissent
des fonctions décisives dans le fonctionnement du capitalisme – ainsi que du système des États à
l'époque capitaliste.
Le féminisme n'est pas un « supplément d'âme », ni un chapitre annexe dans les programmes.
Il porte en lui-même une critique des ressorts fondamentaux du système actuel des dominations, et
apporte une alternative de civilisation2.
Remarque sur « l'intersectionnalité »
Souvent on pense que les rapports sociaux entre classes et les rapports sociaux entre sexes
obéissent à des logiques distinctes, et qu'il faut d'une part comprendre chacune de ces logiques, et
d'autre part comprendre comment dans le concret les deux logiques se combinent (on appelle cela
l'intersection entre les questions de genre et les questions de classe). Certes. Mais la thèse que je
défends ici est qu'il y a plus qu'une combinaison entre deux logiques distinctes, et que ces deux
logiques ont pour ainsi dire des racines communes, qui expliquent non seulement des analogies
mais des boucles de renforcement entre les désirs et comportements de la domination masculine et
ceux inhérents au fonctionnement du capitalisme. Et par conséquent au niveau de l'action politique
il ne s'agit pas seulement de tenir ensemble ou de combiner anticapitalisme et féminisme : on a
besoin du féminisme pour la compréhension et la critique du capitalisme en lui-même, et pour la
définition d'alternatives au capitalisme. La sortie du capitalisme, la construction d'alternatives
macro-économiques, et dans l'immédiat la construction de réponses sociales, politiques,
économiques, aux crises provoquées par le capitalisme doit (et peut) mobiliser des désirs et
comportements opposés à ceux de la domination masculine.
Voici donc les idées-forces qui seront mentionnées dans le tableau synoptique qui suivra.
Parmi les motivations de ses décideurs, le capitalisme mobilise la course au pouvoir,
l'illimitation des désirs dans la course au pouvoir, le déni des limites.
Or nous avons vu que ces motivations, sans êtres absentes chez les femmes, sont plus
présentes chez les hommes et sont partie prenante de l'ethos de la domination masculine.
Ce point de la critique féministe du capitalisme vaut aussi contre le militarisme. La course
aux armements est la pire illustration du déni des limites dans la course au pouvoir. Il est évident
2 Ce chapitre doit beaucoup à un exposé de Christa WICHTERICH, « Stratégies de passage à une économie de postcroissance : vision féministe », à l'Université d'été des ATTAC d'Europe à Fribourg (Freiburg-in-Breisgau), août 2011.
Malgré la grande clarté de l'exposé je n'ai pas tout compris car c'était en allemand ; j'ai donc dû reconstruire ou imaginer
certains éléments du raisonnement. Par ailleurs l'éclairage apporté par la conférencière me faisait rebondir vers d'autres
explications. Ce que je présente ici est donc une interprétation personnelle qui comporte peut-être certains décalages.
Relire et recycler les fichiers perspective feministe altermondialiste.doc et féminisme écologie anticapitalisme.doc
3
que le bellicisme n'est pas neutre quant au genre. On ne peut pas concevoir la lutte pour la paix
sans le féminisme, et réciproquement.
L'éthologie animale et la psychologie humaine nous amènent à penser que le désir de pouvoir
(exercer un pouvoir sur autrui et obtenir son allégeance) est un moteur décisif de la domination,
plus encore que l'égoïsme. Cela apparaît assez clairement dans le fonctionnement du capitalisme :
bien que les philosophies utilitaristes prétendent que l'économie libérale met l'intérêt économique
avant l'intérêt pour le pouvoir, il est clair que pour les détenteurs de capitaux les innovations
techniques et l'accumulation du capital sont plus un moyen de pouvoir qu'un moyen de satisfaire
leurs besoins, qui sont déjà plus que largement satisfaits. Le fait que la richesse sous la forme
monétaire n'ait pas de limites concrètes et que l'accumulation du capital soit la règle principale de la
vie économique excite le désir fantasmatique, plutôt masculin, d'une illimitation du pouvoir.
Un trait saillant du capitalisme est le rôle central qu'y joue l'accumulation de ce concentré de
pouvoir social qu'est le capital, accumulation rendue possible par la marchandisation toujours plus
large de tous les facteurs de la production. Avec du capital rien n'est définitivement interdit, tout
s'achète. En achetant le travail d'autrui on développe la production de marchandises. Avec ces
marchandises on séduit des acheteurs, on gagne des marchés, on augmente son capital. Et ainsi de
suite. Le pouvoir du capital est capable de briser, mieux que le pouvoir des armes et souvent en
combinaison avec lui, les diverses limites à la domination qui peuvent exister dans les systèmes
sociaux. Et cela conforte chez les détenteurs de capital l'illusion d'un accomplissement illimité des
désirs. Certes on peut être un capitaliste et profiter de ce système sans se laisser prendre au jeu ; on
peut avoir d'autres intérêts dans la vie. Mais l'accumulation du capital reste la suprême règle du jeu.
Dans la compétition marchande tout ralentissement dans l'accumulation du capital induit le risque
de perdre des positions sur le marché, et notamment d'être lâché par les actionnaires. Par là le
système sélectionne des dirigeants qui se vouent à l'accumulation indéfinie de pouvoir monétaire.
Dans tout système de domination, le but suprême de la classe dominante n'est pas tant l'amélioration
de sa qualité de vie que l'aménagement et la pérennisation de sa domination, mais dans le
capitalisme l'impératif suprême de la classe dominante n'est pas tant l'aménagement de sa
domination que l'illimitation de sa puissance. C'est sous cet impératif que les décideurs capitalistes
(et étatiques) mobilisent les ressources techniques et économiques de la société. L'illimitation de la
puissance du capital remodèle en permanence la vie quotidienne : travail, consommation, cadre
urbain ... Marx a montré comment le capital, qui dans le fond est l'organisation d'un rapport de
pouvoir entre les classes, apparaît comme une puissance surnaturelle : il parle de « fétichisme » de
la marchandise, de la monnaie, du capital. Or ce fétiche est une machine à illimiter la puissance.
Cela ne veut pas dire que les capitalistes font ce qu'ils veulent, au contraire les règles du jeu leur
sont imposées par la concurrence. Mais sur ce champ de bataille les investisseurs qui sont aux
commandes (et au service) de ces machines sont habitués à utiliser pour toutes les décisions
importantes une puissance de domination qui n'est arrêtée par aucune limite. Cette puissance les
fascine, et fascine les dominés. Et par les techniques et les forces sociales qu'elle met en œuvre,
cette puissance sans limites assignables remodèle matériellement notre monde de façon constante.
Elle marque la culture capitaliste3.
Ce déni des limites apparaît dans le déploiement même des puissances de la technique. Le
projet même d'augmenter la puissance des hommes par la technique, le projet prométhéen, est sans
doute une conséquence de la tendance humaine à l'illimitation des désirs, plus que du désir
d'augmenter le bien-être. Cela dit l'intelligence technique et ses progrès augmentent aussi notre
capacité à mesurer les risques et pourrait nous inciter à la prudence (prudence au sens fort, qui
conduit par exemple à ce qu'on appelle le principe de précaution). Mais les décisions de mettre en
œuvre telle ou telle technique, même d'engager telle ou telle recherche scientifique, et même
3 Sur le déni des limites dans la civilisation actuelle, voir Geneviève Azam, Osons rester humains, ref.
4
l'intérêt pour les inventions techniques et les connaissances scientifiques, sont presque toujours la
conséquence d'enjeux de pouvoir politiques, militaires, économiques, ce qui conduit au
déchaînement sans prudence des pouvoirs de la technique. Dans le pouvoir étatique et plus encore
dans le capitalisme il y a une boucle de renforcement entre la course illimitée au pouvoir
économique et politique et la course à l'efficacité technique.
Cela dit, l'illimitation des désirs et le déni des limites ne sont pas uniquement liés à la course
au pouvoir. La psychanalyse a montré que les désirs humains se construisent de façon déréaliste
dans l'espace des fantasmes inconscients. Plus largement les processus mentaux ont leur autonomie
et la créativité imaginaire du cerveau humain génère chez chaque individu et dans chaque culture
une propension au délire, à l'hubris. Homo sapiens, homo demens, formule que l'on trouve chez
Edgar Morin. Cette propension à l'hubris est en grande partie endiguée par des inhibitions innées et
culturelles ; les désirs inconscients se transforment selon des processus que Freud a désignés par la
notion de principe de réalité. La propension à l'hubris n'est pas uniquement masculine, mais elle est
amplifiée chez les hommes par l'illimitation des désirs dans la course au pouvoir, et elle est plus
inhibée chez les femmes, comme on l'a vu dans les autres chapitres, du fait des contraintes de
prudence que leur imposent leur rôle dans le système mammifère de reproduction, et leur
assignation aux tâches parentales et domestiques dans l'histoire.
Toutefois l'existence de motivations « démentes », le déni des limites, avec des différences
entre hommes et femmes produites dans l'évolution par la domination masculine, ne suffit pas à
expliquer le fonctionnement du système capitaliste, puisque des motivations contraires existent
aussi dans le psychisme des humains. Et il faut souligner l'enchaînement causal en sens inverse : la
course au pouvoir dictée par le fonctionnement du système stimule et valorise l'illimitation des
désirs : dans la compétition perpétuelle entre les capitaux, entre les États, et entre les individus pour
la conquête de postes de pouvoir au sein de ces organisations, les vainqueurs sont ceux qui sont le
plus portés à maximiser leur pouvoir, les autres sont éliminés.
En somme, d'un côté le capitalisme hérite des dispositions psychiques, surtout masculines, à
l'illimitation des désirs dans la course au pouvoir ; ces dispositions, la course au pouvoir capitaliste
ne les a pas inventées ; mais d'un autre côté elle les mobilise, les amplifie, et les sélectionne, prenant
en cela le relais des systèmes de pouvoir précédents, avec ce facteur particulier d'illimitation qu'est
le pouvoir de l'argent accumulé en capital.
Entre domination de la nature et domination des femmes, il y a homologie et
renforcement mutuel. C'est une grande idée de l'écoféminisme.
L'ECOFEMINISME (voir le livre du même nom de Vandana Shiva et Maria Mies) a souligné la
profonde affinité entre le projet de domination de la nature par la civilisation et la domination des
femmes par les hommes. (Voir aussi le film de Coline Serreau, Solutions locales pour désordre
global, 2010, sur l'épuisement des sols par l'industrialisation capitaliste de l'agriculture et sur
l'imaginaire phallocratique du productivisme agricole.) On pourrait multiplier les exemples.
Mais d'où vient cette affinité ?
Dans le rapport humains–nature, il y a d'un côté la puissance productive de la nature et de l'autre
côté l'intelligence technique des humains par laquelle ils peuvent capter diverses forces de la nature,
les « domestiquer », et donc développer un désir de maîtrise de la nature. Dans le rapport hommesfemmes il y a une relation un peu semblable, non pas au niveau des capacités intellectuelles, qui
sont naturellement égales, mais au niveau du rapport entre productivité naturelle et domination :
5
c'est chez les femmes que se trouve la plus grande partie de la puissance productive biologique
(grossesse, enfantement, allaitement) et cette puissance de produire est fondamentalement naturelle
(même si l'enfantement et l'allaitement demandent du savoir-faire et de la coopération4), et de l'autre
côté les hommes ont plus de force musculaire et de mobilité, et une plus grande propension à la
violence physique, avec pour conséquence que les hommes ont, dans l'ensemble, plus de
possibilités de contraindre les femmes, que l'inverse. Il y a donc une tendance lourde à la
domination masculine, même si de nombreux facteurs peuvent jouer dans le sens opposé (par
exemple l'intérêt et le plaisir de la coopération égalitaire, ou encore la possibilité pour les femmes
de s'unir pour contrer la domination masculine). D'où l'analogie (partielle, certes) entre le rapport
hommes-femmes et le rapport humanité-nature : du côté des femmes comme de la nature une plus
grande puissance naturelle de production, du côté des hommes une position plus facilement
dominante, qui permet de maîtriser et d'exploiter la puissance productive des femmes et de la
nature : les femmes que je contrôle (ou que nous contrôlons collectivement) feront des enfants qui
seront les miens et défendront mon clan, de la même façon qu'en contrôlant un territoire une société
de chasseurs-cueilleurs peut s'approprier le gibier et les aliments végétaux qu'il produit ; cette
analogie est encore plus nette à partir du développement de l'agriculture. CQFD. De plus, dans ces
deux relations, le dominant est, à l'origine, dépendant de la dominée et produit par elle. Cela peut
motiver un sentiment de reconnaissance émerveillée des humains d'une part pour la nature, d'autre
part pour les mères et pour les femmes en tant que mères potentielles ; cela peut aussi motiver un
ressentiment et une jalousie des hommes vis-à-vis des femmes et de la nature, qui ont ce pouvoir
génésique qu'ils n'ont pas. D'où le désir des hommes de s'approprier ou du moins de dompter les
pouvoirs des femmes et de la nature, désir qui s'exprime dans le mythe de Prométhée et les mythes
sur l'origine de la prétendue supériorité masculine.
Ajoutons que l'un des moyens décisifs de la domination masculine est, dans de nombreuses
sociétés, le contrôle par les hommes des techniques les plus stratégiques5. Chez les chasseurscueilleurs les hommes monopolisent les armes de chasse au gros gibier qui sont aussi des armes de
guerre. Aujourd'hui ce sont très majoritairement des hommes qui opèrent avec des capitaux à
l'échelle mondiale. La lutte pour l'appropriation des techniques n'est pas seulement entre classes
sociales mais entre hommes et femmes. Par exemple dans les sociétés traditionnelles les femmes
possèdent une grande partie des savoirs médicaux, et c'est un moyen de pouvoir sur leur propre vie,
notamment les savoirs intervenant dans la reproduction (aide à l'accouchement et à l'allaitement6,
mais aussi plantes abortives, etc.) ; or à la fin du moyen âge les universités, institutions cléricales
masculines, ont affirmé leur pouvoir médical en repoussant dans l'ombre les guérisseuses
traditionnelles, même les sages-femmes7 (ce fut l'une des finalités de la chasse aux sorcières8) et
cela a permis ensuite aux médecins hommes de s'approprier les progrès de la médecine moderne. La
domination masculine dans la division du travail renforce l'analogie : aux hommes l'intelligence
technique, aux femmes la production naturelle. CQFD.
Le capitalisme est une économie de la déprédation, au mépris des écosystèmes, ainsi que de
la vie sociale humaine. Mépris, non « prise en compte » (au sens figuré et au sens propre), et
exploitation non soutenable. Déprédation veut dire destruction par prédation.
4 Voir chapitre « Enfantement, allaitement, féminisme ».
5 Voir Paola Tabet, La Construction sociale de l'inégalité des sexes. Des outils et des corps (éd. L'Harmattan, 1998).
6 J'ai abordé cette question dans le chapitre « Enfantement, allaitement, féminisme ».
7 Voir Barbara Ehrenreich et Deirdre English, Sorcières, sages-femmes et infirmières, une histoire des femmes et de la
médecine, éd. du Remue-Ménage, 1976, Montréal, Québec.
8 Voir Silvia Federici, Caliban et la sorcière, éd. Senonevero
6
Ce point est à la fois fondamental et décisif. Fondamental quant au rapport entre capitalisme
et nature, quant à la place du moment capitaliste dans l'histoire du vivant sur terre. Et décisif dans le
kairos, le moment actuel de cette histoire, avec le risque d'une destruction de l'espèce humaine, et
d'ores et déjà des perturbations catastrophiques rapides dans les écosystèmes.
Tout le monde sait maintenant, et pas seulement quelques écolos barbus9, que la production
pour le profit capitaliste (ainsi que pour l'accumulation de pouvoir bureaucratique dans le
collectivisme d'État) détruit les écosystèmes.
La rationalité économique capitaliste est la codification de rapports de pouvoir qui se sont
hypertrophiés en s'emparant des moyens économiques. Le profit monétaire est le critère ultime
d'efficacité, l'accumulation du capital est l'arme principale des rapports de pouvoir. Cette illimitation
du pouvoir économique génère nécessairement des dégâts écologiques aveugles, une exploitation
insoutenable de la nature, le dérèglement des écosystèmes, ainsi que des tensions et déchirements
insoutenables dans la vie des sociétés humaines.
Cette rationalité économique comporte une distorsion de la perception même de la nature,
c'est-à-dire des écosystèmes. Le vivant n'est pas compris en tant que tel. Son fonctionnement
systémique est ignoré, repoussé à l'arrière-plan. La productivité du vivant n'est perçue que comme
un ensemble de ressources à ponctionner, canaliser, maîtriser, réorganiser – c'est cela qu'on appelle
la production - pour répondre à des besoins solvables sur le marché, voire pour créer ces besoins et
mettre les acheteurs potentiels en situation de dépendance. Les conséquences écosystémiques de
l'économie sont rejetées en dehors du champ de vision de la rationalité économique capitaliste. Tout
au plus sont-elles perçues comme des « externalités » (sic) jugées « positives » ou « négatives » à
l'aune de leurs effets en retour sur l'activité économique.
Cette relation structurelle de déprédation est relancée à tout instant par la conflictualité même
du système : les conflits entre les capitaux, entre les classes, entre les États, entre les individus,
imposent des décisions court-termistes au mépris du fonctionnement de la nature et des conditions
de vie des sociétés. Par exemple si le PDG d'une multinationale optait pour des investissements
dans des productions écologiques se traduisant par une baisse des dividendes le Conseil
d'Administration le renverrait, ou plus simplement les actionnaires revendraient leurs actions. Le
système sélectionne des dirigeants veules ou pervers.
Y a-t-il un lien entre économie de la déprédation et domination masculine ? Pas dans tous les
cas, mais dans l'espèce humaine oui. Ce n'est pas la première fois que les productions d'organismes
vivants, leurs « externalités », détruisent le milieu qui leur a permis de prospérer. Par exemple des
microbes qui mangent de grandes quantités de sucre dans un milieu fermé peuvent s'intoxiquer dans
leurs propres excréments et rendre le milieu inhabitable pour de nombreuses formes de vie. Mais de
la part de l'espèce humaine la déprédation est la conséquence d'un enchaînement spécifique : dans la
course à la domination, dont la domination masculine est le parangon, une arme décisive chez les
humains est la production économique à outrance, qui induit les déprédations.
Comment décrire les facteurs fondamentaux des crises écologiques qui caractérisent ce qu'on
appelle depuis peu l'anthropocène ? Chez les primates sociaux, les sociétés sont structurées par des
rapports de pouvoir très conflictuels. Et dans l'espèce humaine spécifiquement ces rapports de
pouvoir se sont hypertrophiés en s'emparant des moyens économiques, suite aux développements
spécifiquement humains de l'économie, conséquence d'évolutions intellectuelles (le langage
articulé, la grande créativité de l'imagination), sociales (des capacités affinées de coopération) et
9 Parmi les premiers avertissements d'écolos barbus, il y a une célèbre page de Marx dans Le Capital montrant
comment l'agriculture à l'époque capitaliste appauvrit à la fois le sol et les travailleurs. Voir aussi plusieurs passages sur
les dégâts écologiques de l'agriculture commerciale depuis l'antiquité dans un texte inachevé d'Engels intitulé le rôle du
travail dans la transformation du singe en homme.
7
techniques. Des pouvoirs hypertrophiés armés de moyens techniques et économiques sont devenus
des perturbateurs critiques pour les écosystèmes10.
Avec l'industrialisation capitaliste la déprédation est devenue mondiale, et catastrophique
depuis la 2ème moitié du XXème siècle.
Cette description vaut a fortiori pour les pouvoirs militaires. L'armement nucléaire fait peser
une menace mortelle sur l'humanité. Et en attendant, les activités militaires en tout genre sont
responsables d'une grande partie des émissions de gaz à effet de serre, sans parler des dégâts
infligés délibérément aux milieux naturels11. Tous les arguments de la critique écologiste du
capitalisme valent à plus forte raison pour le bellicisme.
Il y a dans le fonctionnement du capitalisme un mépris du care et de l'entretien de la vie,
mépris qui fait partie de l'ethos de la domination masculine, et doit être combattu en tant que
tel.
ici, rappel du chapitre sur le care
puis présentation de la notion d'économie du ménagement
La tendance à se détourner du care et à perturber les régulations sociales est typique du
comportement masculin chez les primates. Occupés à leurs rivalités, les mâles en viennent à piétiner
les petits, et métaphoriquement à piétiner la vie sociale. Alors que les mâles sont portés à la relance
de leurs conflits à l'occasion de n'importe quelle modification du rapport de force, les femelles ont
plus tendance à chercher des réconciliations permettant le maintien de la paix. Cette différence
s'explique. D'un côté, dans la compétition sexuelle entre les mâles la haute « prime » de succès
reproductif pour les vainqueurs a induit par sélection naturelle un haut niveau de rivalité et de
violence. Et du côté des femelles les limites physiques de leur succès reproductif induisent plutôt un
évitement de la violence ouverte ; et le fait que les mâles se déchargent sur elles des soins aux petits
a pour conséquence qu'elles préfèrent un climat de paix qui facilite la survie et la vie des petits.
Chez tous les primates sociaux les mères et les grands-mères ont fort à faire pour entretenir la
continuité de la vie sociale (à travers des liens hiérarchiques ou de parenté, ou de camaraderie), vie
sociale qui est très souvent perturbée par la violence et la turbulence des conflits entre les mâles.
C'est particulièrement le cas chez les chimpanzés. Chez les humains la dichotomie est moins nette :
les soins aux enfants n'incombent pas uniquement aux femmes, le plus souvent les hommes les
supervisent voire y participent. D'autre part les humains développent plus la coopération que les
autres primates, et la coopération inclut nécessairement un certain respect d'autrui, un certain
entraînement à la sollicitude. Les mâles humains ont une certaine familiarité avec le care.
Néanmoins il y a souvent une division des rôles où les femmes gardent les enfants et s'occupent de
10 L'économie de la déprédation est une tendance constante de l'espèce humaine. Les chasseurs préhistoriques ont
souvent chassé bien au-delà de leurs besoins, peut-être par inconscience des limites du gibier disponible (souvent au
début de l'occupation d'un territoire), peut-être par une soif immodérée de prestige. Les sociétés traditionnelles en ont
pris conscience et ont souvent mis des limites à la chasse, mais trop tard pour beaucoup d'espèces. Les fouilles
préhistoriques montrent que quand les ancêtres des Amérindiens se sont installés en Amérique, au fur et à mesure de
leur progression du détroit de Behring à la Terre de Feu ils ont exterminé une grande partie des espèces de grands
mammifères. Dans de nombreux pays méditerranéens la déforestation et la désertification ont progressé de façon
irréversible dès l'antiquité. Le capitalisme n'a pas inventé la déprédation, il l'a aggravée et élargie.
11 Voir Franz Broswimmer, Brève histoire de l'extinction en masse des espèces, chapitre sur les activités militaires.
8
la maison pendant que les hommes rivalisent pour le prestige sur les terrains de foot et au comptoir
des bars, ou font de la politique, ou vont à la guerre, ou vont à leur travail participer à la
compétition économique capitaliste.
En conclusion on voit dans l'espèce humaine la même incompatibilité que chez les autres
primates entre la compétition exacerbée, qui reste plutôt une spécialité masculine, et l'entretien de la
vie, avec cette spécificité que les effets perturbateurs de la compétition entre les humains n'affectent
pas seulement leur vie sociale, mais leur environnement naturel. Il n'est donc pas étonnant que les
femmes soient plus sensibles à la déprédation écologique et sociale, du fait qu'en tant que genre
elles sont assignées à l'entretien de la vie et plus ou moins exclues de la compétition économique et
politique. Pas étonnant non plus qu'on constate avec l'écoféminisme une homologie entre les
schémas de la domination masculine et de la domination de l'homme sur la nature.
L'utilisation et l'enrôlement de la domination masculine dans la domination
économique
Entre capitalisme et domination masculine il y a des relations en partie d'antagonisme, en
partie de consolidation mutuelle.
À certains égards le capitalisme est féministe : dans une société patriarcale le développement
du travail salarié aide souvent les femmes à échapper à la tutelle de leur mari. Et sur le plan formel
le rapport salarial est un modèle de rapport neutre quant au genre : il est juridiquement le même
quel que soit le sexe du capitaliste et du salarié, et c'est un argument pour exiger l'égalité. Tout cela
multiplie les thèmes de batailles pour imposer des réformes féministes dans le cadre du capitalisme.
D'un autre côté le manque d'autonomie économique des femmes, et les comportements de
soumission qui leur sont inculqués par la domination masculine, sont utilisés par les employeurs
pour imposer la soumission aux travailleuses. Les rapports hiérarchiques entre hommes, typiques de
la domination masculine, sont utilisés comme code et habitus pour faire accepter (par les hommes
autant que par les femmes) les rapports hiérarchiques dans l'entreprise et sur le marché12. Tout cela
d'autant plus que la propriété du capital est très majoritairement entre des mains masculines. Le
capitalisme utilise aussi les préjugés sexistes pour diviser les travailleurs : les qualifications des
femmes sont moins valorisées que celles des hommes ; les femmes ont des salaires et des
possibilités de carrière moins intéressantes que les hommes. Bref, les rapports de force et les habitus
de la domination masculine sont enrôlés pour consolider la domination capitaliste. Le capitalisme
instrumentalise le patriarcat, et le patriarcat utilise l'infériorité économique des femmes pour les
maintenir dans la dépendance des hommes.
Cela dit la domination masculine et le capitalisme ne sont pas seulement deux systèmes de
domination différents qui ont des interférences. Plus profondément, comme nous l'avons vu
précédemment dans ce chapitre, il y a, au niveau des fondements civilisationnels du capitalisme,
des motivations et manières d'être typiques de la domination masculine : un ethos de la lutte pour le
pouvoir et de la compétition (marchande ou armée), le rêve de la technique comme moyen de
domination tout-puissant sur la nature et sur les humains, le fantasme d'une illimitation des désirs
(grâce au pouvoir de l'argent et du capital) et d'une accumulation de pouvoir irresponsable vis-à-vis
de la vie sociale et de la nature.
12 Voir Christophe Dejours, Souffrance en France, les passages sur l'idéal viril dans l'image de soi-même des managers.
Voir aussi sous la direction de Richard Poulin et Patrick Vassort, Sexe, capitalisme et critique de la valeur : pulsions,
domination, sadisme social, M éditeur, Mont-Royal, Québec, 2012 ; mais théorie à discuter. Note à réécrire
9
Recouvrement et absorption de la domination masculine par la domination économique
capitaliste
Ces motivations et ces façons d'agir qui proviennent de l'histoire évolutionnaire du conflit
entre les sexes, tendent à être recouvertes et absorbées par les logiques et rapports de forces
économiques propres au capitalisme. L'économie domine et semble aller de soi. Mais le
phallocratisme est toujours là, patrouillant comme un sous-marin dans les eaux glacées de la
rationalité économique.
Un paradigme économiciste ne suffit pas pour comprendre le capitalisme. Encore moins pour
comprendre les résistances féminines au capitalisme et les chemins du féminisme.
Le travailleur collectif comme sujet de l'émancipation à l'époque des catastrophes
écologiques. Rôle du féminisme dans sa construction culturelle et politique.
La mondialisation de la civilisation capitaliste conduit aujourd'hui à une catastrophe
écologique et géopolitique sous les effets conjugués de la compétition marchande et militaire entre
les dominants et de l'assujetissement consumériste des autres. Donc l'enjeu du féminisme n'est pas
seulement l'égalité entre les sexes, pas seulement la fin de l'occultation/dévalorisation du vécu
féminin, il est aussi de promouvoir une civilisation alternative au capitalisme, d'en finir avec une
civilisation qui se laisse porter aveuglément par les motivations et modes d'action produits par la
domination masculine. Telle est la démarche de l'écoféminisme.
Marx a écrit que le capitalisme « produit son propre fossoyeur ». La classe ouvrière était ce
fossoyeur supposé. SUITE A REDIGER Schéma de la transcroissance de la lutte ouvrière en lutte
pour le socialisme.
Ici exposé des raisons pour lesquelles la classe ouvrière en tant que telle ne peut être qu'une
composante, et non le noyau, de ce « fossoyeur ».
Voir mon texte Le peuple-classe comme travailleur collectif dans l'économie-monde, et dans
la transition éco-socialiste 13.
Qu'est-ce que ça a à voir avec le féminisme ?
La constitution du travailleur collectif en sujet de la transformation sociale demande un
basculement culturel, une rupture avec le mode de vie de la civilisation capitaliste. Dont lutte pour
une construction démocratique réelle de la vie sociale. La critique féministe de la domination, et les
résistances féminines, sont une composante de cette rupture.
***
UN TABLEAU ET SON MODE DE LECTURE
13 https://blogs.attac.org/groupe-societe-cultures/articles-cultures-anthropologie/article/le-peuple-classe-commetravailleur
10
Dans la première colonne du tableau ci-après je montre des enchaînements qui tendent à
reproduire la domination et la violence, dans la deuxième des enchaînements qui tendent à
reproduire la solidarité et la sollicitude ; et j'ai ajusté horizontalement les aspects qui contrastent. Ce
classement est arbitraire, simplificateur, artificiel ; c'est juste une manière de voir. Ce classement
arbitraire a un but éthico-politique : nommer, et repérer par le symbole D♂, les motivations et
schèmes d'action plutôt typiques de la domination masculine, et par le symbole R♀ ceux plutôt
typiques de la résistance féminine. Le but du tableau est de visualiser comment le capitalisme a
partie liée avec la domination masculine, et à quels titres le féminisme met en cause le capitalisme.
Ici le terme de capitalisme ne désigne pas seulement les rapports sociaux typiques du
capitalisme (la combinaison entre production pour le marché, et rapport salarial entre les détenteurs
de capital et les producteurs non détenteurs de moyens de production), mais la civilisation
capitaliste dans son développement historique concret, incluant, sous la domination des rapports
typiquement capitalistes, d'autres rapports sociaux qui existaient déjà dans d'autres contextes, en
l'occurrence les rapports de production domestiques et le patriarcat.
Je précise que les prédispositions aux motivations et schèmes d'action évoqué.e.s ici (par
exemple le goût du risque et l'irresponsabilité sociale qui font partie de l'ethos de la domination
masculine) ne sont pas en elles-mêmes masculines ou féminines, elles existent chez les deux sexes.
Mais nous avons vu précédemment que chacune de ces prédispositions est plutôt développée,
incitée et enrôlée chez les hommes ou chez les femmes, comme conséquence du conflit entre les
sexes dans l'évolution du vivant (via l'anisogamie, le gonochorisme, et la gestation féminine) et
dans l'histoire des sociétés (via la domination masculine et particulièrement chez les humains le
patriarcat).
Le schéma a pour point de départ l'idée que le capitalisme repose sur la combinaison
conflictuelle de deux logiques d'action : la rivalité et la coopération, la domination et la solidarité.
Ces deux logiques co-existent de façon générale chez les humains, et le capitalisme est une certaine
forme historique de combinaison entre ces deux logiques, rendue possible par un certain niveau de
développement des techniques, du marché et de la monnaie (en termes marxistes le capitalisme est
un système de rapports sociaux de production, rendu possible par un certain niveau des forces
productives et des capacités d'organisation politico-juridiques). Or ces deux logiques enrôlent et
développent des motivations et des schèmes d'action qui préexistent au capitalisme et
s'entretiennent par le conflit entre les sexes dans l'évolution biologique et dans l'histoire de la
culture. Autrement dit il y a une présence des rapports de genres dans les fondements et le
fonctionnement-même du capitalisme. C'est ce que montrent les symboles D♂ et R♀ placés dans le
tableau.
Je précise que cette théorie ne dit pas qu'il existe deux genres de façon essentialiste dans
l'espèce humaine, mais au contraire que les comportements genrés sont construits comme des
conséquences évolutionnaires et historiques des conflits entre les sexes. Ces conséquences sont
variables dans le temps selon les rapports de force. La construction de comportements genrés, ou
autrement genrés, ou anti-genrés, continue à travers les conflits propres au capitalisme, et ceux
générés par ses crises.
Dans ce tableau certains concepts sont exprimés par des mots du langage courant, mais reçoivent un
sens fort grâce à l'étymologie :
* déprédation Dp = destruction par prédation
* ménagement M = traduction de care, avec les connotations du mot français « ménagement » :
11
- gestion du ménage, de l'habiter-ensemble,
- respect et non-violence, le contraire d'agir « sans ménagement »
- organisation de l'action en commun et gestion économiquement efficace des ressources, mais sans
la finalité du profit qui obsède le « management » capitaliste
- aménagement de l'espace de vie sans la connotation technocratique de « l'aménagement du
territoire ».
Certains concepts sont remplacés par des initiales, permettant d'écrire leurs interrelations de façon
condensée comme on le fait pour écrire des réactions chimiques. Exemples :
Dans le paternalisme il y a Domination + Care : D+Ca .
Dans le nationalisme il y a É+Co+P+S+R .
P>É signifie « le pouvoir l'emporte sur l'intérêt économique ».
Avec des idéogrammes chinois ce serait plus expressif.
12
Domination masculine et résistance féminine dans le capitalisme
1/2
D♂ : motivations et schèmes d'action plutôt typiques de la domination masculine
R♀ : motivations et schèmes d'action plutôt typiques de la résistance féminine
Intérêt économique É des individus,
par besoin (souvent provoqué chez les dominés
par les dominants, et manipulé),
ou-et par avidité.
égoïsme>altruisme
Intelligence I, imagination créative
Coopération Co : D♂ ou R♀
altruisme>égoïsme
Exploitation Exp
Sur-Exploitation des travailleuses S-Exp
dans la famille et dans l'entreprise D♂
lutte des travailleuses
comme ménagères et comme salariées R♀
intérêt pour le pouvoir P D♂
(souvent à l'origine, plus que le besoin
économique en lui-même : P→É ; P entraîne É)
solidarité>pouvoir
responsabilité sociale R♀
Appropriation des choses D♂
co-appartenance au monde R♀
Rivalité R D♂,
compétition (entre individus, entreprises, Etats)
Solidarité S
Bellicisme D♂
Pacifisme R♀
Domination Do sur les humains
et sur la nature D♂
Subordination et refoulement du care D♂
Exploitation-occultation
de la nature et de la vie sociale D♂
culture du care Ca = prendre-soin R♀
d'autrui et de l'environnement
économie de déprédation Dp, D♂
déprédation>ménagement, pouvoir>solidarité
économie du ménagement M R♀
le tableau continue page suivante →
13
Domination masculine et résistance féminine dans le capitalisme
2/2
D♂ : motivations et schèmes d'action plutôt typiques de la domination masculine
R♀ : motivations et schèmes d'action plutôt typiques de la résistance féminine
fonction militaire et conquérante de l'Etat D♂
fonction sociale et juridique de l'Etat R♀
Argent et capital : moyens d'accumuler du
pouvoir sans limites concrètes
d'où illimitation du désir de pouvoir D♂ .
Respect,
prudence vis-à-vis du désir R♀
Le consumérisme, renforcé par la publicité,
incite aussi à une illusoire illimitation du désir,
qui n'est pas spécialement masculine.
Violence D♂
Evitement de la violence R♀
Sollicitude R♀
corollaire (im)moral : mépris
Ethos de dialogue et de reconnaissance
pyramide de domination :
l'économie monétaire
domine l'économie marchande
qui domine la vie sociale humaine D♂
qui domine la nature
enchâssement, appartenance :
l'économie monétaire
est enchâssée dans l'économie marchande
qui est enchâssée ds la vie sociale humaine R♀
qui est enchâssée dans la nature
Combinaisons entre les deux logiques ci-dessus, contrastes, conflits, compromis.
Ex : enrôlement et instrumentalisation de l'intérêt de solidarité S par l'intérêt de pouvoir P, ou l'inverse.
Recouvrement-occultation-étouffement d'une logique par une autre.
14
Égalité, justice, ménagement – différentes facettes du féminisme
Le féminisme peut prendre appui sur les résistances féminines à la domination. Ce féminisme
combat pour trois exigences, dont aucune ne doit effacer les deux autres : l'égalité des droits, la
justice économique, le ménagement de la nature et de la vie sociale. Là encore ce tableau est
schématique, mais il permet de mettre en perspective les apports de différents courants dans la
cartographie du féminisme, qui pondèrent et articulent différemment ces trois exigences.
Égalité des droits. Cette exigence est un critère révélateur de toutes les oppressions et
exploitations, contre lesquelles elle affirme en positif la liberté individuelle des femmes – et des
hommes. Elle prend au mot le libéralisme politique. Elle prend au mot le critère d'égalité mis en
avant par l'idéal viril de la fraternité. L'égalité est une norme efficace pour réaliser la coopération
des individu.e.s, et par là elle est nécessaire à l'auto-affirmation démocratique de la société contre
toutes les formes de captation du pouvoir. Mais l'égalité des droits risque de rester prisonnière d'un
ordre juridique formel individualiste et compétitif dans lequel les femmes seraient « des hommes
comme les autres ».
Justice économique. Cette exigence apparente le féminisme au mouvement des travailleurs. Sans
se contenter de droits formels on s'attaque ici à l'énormité des privilèges et de l'exploitation. Parce
qu'elle répond à des besoins économiques criants cette exigence est très mobilisatrice. Mais elle
risque de rester prisonnière du primat de la construction économique de la vie sociale, en affirmant
que les femmes, comme les hommes, doivent défendre « leur bifteck » et ont droit à leur « part du
gâteau ». Dans les conditions actuelles de la domination de l'économie sur la nature, en un mot dans
l'économie de la déprédation, cela reviendrait à dire que la femme est un prédateur comme les
autres.
Ménagement de la nature et de la vie sociale. En positif il s'agit d'affirmer l'appartenance des
humains aux écosystèmes, une appartenance non seulement utilitaire mais charnelle et
émotionnelle, contre les schémas plutôt masculins de la domination de la nature et de l'illimitation
des désirs. Cela dit une économie du ménagement nécessite une démocratisation radicale de la vie
sociale à tous les niveaux, impossible sans la justice économique et l'égalité des droits.
À rédiger, avec des exemples (travail salarié vs production domestique communautaire) : entre ces
3 exigences il y a des contradictions, dans le concret de la lutte des classes et des classes-de-genre
des compromis sont nécessaires, incluant des pièges. Il faut penser des logiques de transition.
Pour un biologisme historique,
Horizons théoriques
Le marxisme a mis en évidence l'importance de la conflictualité dans le contrôle des biens
économiques entre classes exploiteuse et exploitée dans le capitalisme (et dans d'autres systèmes
sociaux d'exploitation).
Le marxisme du groupe Socialisme ou barbarie (Castoriadis et d'autres) a souligné
l'importance dans le capitalisme de la conflictualité entre exploitation et coopération, entre
soumission et auto-institution. Car le capitalisme a aussi besoin que les travailleurs coopèrent entre
eux.
Le féminisme « matérialiste », c'est-à-dire d'inspiration marxiste (Delphy et d'autres) a mis en
15
évidence l'importance de l'exploitation des femmes par les hommes et donc de la conflictualité
entre deux quasi-classes de genre.
Le darwinisme et la sociobiologie ont mis en évidence le conflit des stratégies reproductives
et sexuelles entre les sexes. C'est à partir de là que l'on peut comprendre les variantes des rapports
de pouvoir entre les sexes dans les différentes espèces de primates, comme nous l'avons vu plus
haut. Le féminisme évolutionniste (evolutionary feminism) c'est-à-dire d'inspiration darwinienne
(Blaffer-Hrdy et d'autres), et la psychologie évolutionniste, ont mis en évidence le rôle de ce conflit
des stratégies dans la construction historique des rapports de genre.
Le féminisme « matérialiste » relativise les approches culturalistes en soulignant l'importance
des rapports d'exploitation.
Le féminisme évolutionniste relativise les approches culturalistes en soulignant l'importance
des comportements conflictuels hérités de ce que Darwin a appelé la « sélection naturelle » et la
« sélection sexuelle ».
Pour ma part je pense qu'il y a une complémentarité indispensable entre ces deux explications
des conflits hommes-femmes : le féminisme marxisant a besoin du féminisme darwiniste pour
expliquer pleinement les motivations psychiques du conflit des genres et l'importance des rapports
d'exploitation hommes-femmes parmi les autres rapports d'exploitation ; le féminisme darwiniste a
besoin du féminisme marxisant pour expliquer la variabilité des rapports de genre au sein du
capitalisme ou d'autres systèmes de rapports sociaux de production. C'est ainsi que j'ai essayé de
comprendre l'origine évolutionnaire du patriarcat à partir de la domination masculine dans la lignée
humaine, puis l'enrôlement et la désarticulation du patriarcat dans le capitalisme. Le résultat de cette
histoire est une présence repérable de la domination masculine en plusieurs points précis des
fondements et de la reproduction du capitalisme, ce que je résume par le tableau plus haut.
Ma position dans le paysage des théories critiques et notamment féministes peut se désigner
comme un biologisme historique, en reprenant le positionnement « matérialiste historique » de
Marx à partir des acquis de la théorie de l'évolution et de la biologie de l'esprit depuis Darwin (donc
à partir d'une notion de matérialité concrète et empirique, autant que possible non simpliste et non
imaginaire). Ce parti-pris de « biologisme » refuse le pan-culturalisme pour la même raison que le
« matérialisme » de Marx a refusé les explications idéalistes de l'histoire humaine. Mais d'un autre
côté toutes les sciences biologiques actuelles apportent une compréhension évolutionniste ou plus
précisément transformiste et constructiviste du vivant comme champ de complexité, de conflits,
d'émergences, dont l'historicité des sociétés humaines est l'une des expressions particulièrement
dense. Si vous persistez à opposer de façon caricaturale le culturel au biologique et à enfermer
l'approche biologique du social dans un prétendu « essentialisme » caricatural, qui en fait a été
réfuté et abandonné par les sciences biologiques actuelles, la notion de biologisme historique peut
vous apparaître comme un oxymore, comme du temps de Marx la notion de matérialisme
historique. Mais au vu des connaissances scientifiques actuelles cette notion n'est pas un oxymore,
c'est plutôt une tautologie : le vivant est historique au sens large, ses essentialités (les « espèces » et
leurs comportements typiques) sont déterminées mais construites, complexes, conflictuelles,
interactionnelles, transformables, provisoires.
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