de le contrer. La critique féministe de la domination n'est pas un ajout extérieur à l'analyse du
capitalisme.
L'éthologie animale et les diverses disciplines de la psychologie humaine nous amènent à
penser que le désir de pouvoir (exercer un pouvoir sur autrui et obtenir son allégeance) est un
moteur décisif de la domination, plus encore que l'égoïsme. Cela apparaît assez clairement dans le
fonctionnement du capitalisme : bien que les philosophies utilitaristes prétendent que l'économie
libérale met l'intérêt économique avant l'intérêt pour le pouvoir, il est clair que pour les détenteurs
de capitaux les innovations techniques et l'accumulation du capital sont plus un moyen de pouvoir
qu'un moyen de satisfaire leurs besoins, qui sont déjà plus que largement satisfaits1.
Or l'analyse évolutionniste du conflit entre les sexes nous a montré que le désir de pouvoir est plus
important dans les stratégies reproductives et sexuelles masculines que féminines. Pour résumer
grosso modo cette différence on peut dire que dans les stratégies féminines le pouvoir sur autrui doit
surtout servir à aménager les conditions inter-individuelles de la reproduction (par exemple avoir
un mari fiable qui protégera et nourrira les enfants), alors que dans les stratégies masculines il y a
une tendance à rechercher la maximisation du pouvoir, à la fois pour féconder un maximum de
femelles et pour écarter les rivaux ; dans les stratégies féminines il vaut mieux que l'individue (et les
autres) se contentent d'un pouvoir limité, alors que dans les stratégies masculines il vaut mieux
savoir saisir toutes sortes d'occasion d'illimitation de son pouvoir. Dans le même ordre d'idées on
remarque aussi dans les statistiques que les hommes sont plus enclins que les femmes à la prise de
risques.
Pour ces raisons le capitalisme, en tant que système économique qui met plus l'accent sur
l'accumulation de ce concentré de pouvoir qu'est le capital que sur l'entretien de la vie sociale, a
partie liée avec l'ethos de genre de la domination masculine. Le fait que la richesse sous la forme
monétaire n'ait pas de limites concrètes et que l'accumulation du capital soit la règle principale de la
vie économique encourage le désir fantasmatique plutôt masculin d'une illimitation du pouvoir. Et
de l'autre côté on laisse aux femmes le travail domestique et l'entretien de la vie sociale, le care au
sens large, qui se trouve par là rattaché à la définition du féminin (alors qu'en soi le care n'est pas
spécifiquement féminin). Ce travail n'est pas comptabilisé dans la production de richesse, il est mis
en position subordonnée et dévalorisée, et réduit au silence. Certes l'assignation des femmes au care
domestique, et la dévalorisation-et-occultation de leur travail ne sont pas propre au capitalisme,
mais le capitalisme maintient cette subordination et occultation.
A l'opposé, c'est à partir de la notion de care que l'on peut penser une économie non
prédatrice vis-à-vis de la nature, ce que j'appelle une « économie du ménagement ». Cette économie
à construire n'est pas spécifiquement féminine, mais face à la domination masculine et au
1 Ici il faudrait ajouter une note sur la notion de paradigme, notamment différente de la notion d'hypothèse, sur son
pouvoir cognitif et heuristique, sur ses limites, sur la nécessaire coexistence de plusieurs paradigmes dans la
connaissance de systèmes complexes tels qu'une société. On peut faire la comparaison avec la pluralité des paradigmes
en médecine. Par exemple, à propos d'un même patient, d'un même vécu, l'endocrinologie et l'ostéopathie (etc.!) n'ont
clairement pas le même paradigme, elles ne construisent pas le même objet théorique, même s'il y a des ponts entre les
deux approches. Et il n'y a pas de paradigme d'ensemble de la médecine, comme on a pu croire que fut la théorie des
humeurs selon Hippocrate. Le paradigme que nous présentons pour l'anthropologie et la sociologie est celui de la lutte
pour le pouvoir telle qu'elle résulte du conflit entre les sexes chez les animaux gonochoriques. Évidemment ce
paradigme n'explique pas tout. Par exemple pour expliquer la religion, ses institutions, ses pratiques, on a besoin de
comprendre la logique propre des systèmes fantasmatiques qui sous-tendent les croyances, et des fonctionnements
neurologiques qui sous-tendent ces systèmes fantasmatiques (avec en particulier la contrainte à la cohérence des
systèmes de croyance), et tout cela ne peut pas être déduit de façon univoque à partir de la psychologie évolutionniste
(bien qu'elle apporte toutefois quelques éclairages). Ce paradigme des systèmes de croyances, j'en ai très peu parlé. J'ai
un peu plus parlé du paradigme de l'économie, c'est-à-dire des effets de l'interaction entre les décisions des agents
positionnés dans des rapports sociaux de production, paradigme qui a une place considérable chez les humains et
notamment dans le capitalisme. J'en ai parlé parce que je veux montrer la complémentarité entre ce paradigme, qui en
gros est celui du féminisme « matérialiste », et celui du féminisme évolutionniste. Mais, je le répète, d'autres
paradigmes sont possibles et intéressants.
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