Qu’est-ce que rester le même ? Est-ce mon sentiment ou le re g a r d des autres qui définissent celui que je suis ?
On peut rappeler brièvement que le terme identité vient du latin identitas, de idem, qui signifie “ le même ”.
Peut-on changer et conserver son identité ? On pourra dans un premier temps interroger les élèves sur les
d i ff é rents changements qui sont intégrés dans mon identité ou qui au contraire la menacent.
Jusqu’à quel point la modification est-elle intégrée, assimilée par l’individu dans un processus évolutif et
quand est-ce qu’au contraire la métamorphose devient intolérable ? Le propre de l’homme est de devoir
changer pour rester le même. Mais ce changement est défini, notamment selon une certaine évolution
biologique et psychologique déterminées. Lorsque je change en sortant de ces cadres, on peut dire que ce
changement bouleverse mon identité, la met en péril.
Quels sont alors les marqueurs de mon identité ? On peut distinguer la présence phénoménale, mon appa-
rence et le sentiment de mon corps, de la présence psychologique, la présence à soi, le sentiment que j’ai
d’être toujours le même.
-mon corps ou mon sentiment corporel
Le plus déroutant dans cette expérience de Scott, c’est que son corps qui le trahit en rétrécissant n’aban-
donne pas pour autant ses fonctions essentielles. Il continue à jouer son rôle de support existentiel et de guide
perceptif. Le sentiment corporel de soi, qu’on nomme parfois proprioception, n’a pas disparu. Scott continue
à ressentir la faim, la soif, la douleur. Il se blesse, tombe malade…Cette situation d’un être dont l’existence est
à la fois confirmée et remise en question par son corps (puisque Scott s’éprouve comme être vivant, mais que
son rétrécissement en fait progressivement un être invisible) souligne les limites de l’affirmation du philosophe
empiriste Berkeley selon lequel “être, c’est être perçu”. Ici, Scott se perçoit lui-même alors que les autres
cessent progressivement de le percevoir.
On pourrait faire un parallèle avec la déroute (inverse) de l’individu dont le corps ne correspond pas au sen-
timent qu’il en a, à ce qu’il ressent corporellement, à sa proprioception. Cf. Oliver Sacks, L’homme qui pre -
nait sa femme pour un chapeau, Points Seuil, 1988, voir les textes du chapitre 1 “”Pertes”, notamment La
femme désincarnée, Fantômes, Au niveau. p. 101 : “Si la proprioception est complètement détruite, le corps
devient pour ainsi dire sourd et aveugle à lui-même – et (comme le suggère la racine latine proprius), il cesse
de “ s’appartenir ”, de s’éprouver comme étant lui-même.”
- la présence à soi psychique :
Scott n’a pas le sentiment d’avoir changé intérieurement. Mais cette réduction physique est une diminution
au sens moral. Scott se sent diminué dans tous les sens du terme. Sans que son corps ne se soit véritablement
affaibli, ses possibilités ne sont plus les mêmes qu’auparavant. Il fait finalement l’expérience banale de l’hom-
me malade, dont les possibles sont réduits, le rythme de l’existence ralenti.
D’une certaine manière, cette expérience est en accéléré celle du vieillissement et de la disparition. C’est
sans doute pour contrecarrer cette idée, celle d’être en train de disparaître que Scott décide de rédiger son
journal. Pour créer par l’écriture une continuité et une visibilité que son expérience concrète lui refuse de plus
en plus. Il essaie par ce récit qu’il reconstruit d’ordonner une existence qui se déroule à contre-courant, en
contestant la suite logique qui lie le passé à l’avenir et qui construit normalement l’identité d’un individu,
comme le rappelle Leibniz : “L’avenir de chaque substance a une parfaite liaison avec le passé. C’est ce qui
fait l’identité de l’individu.” (Nouveaux essais sur l’entendement humain, GF, liv.2, chap.1, §12, p. 91.)
- l’apparence
Scott ne se fait d’illusion sur ce que donne à chacun son identité dans la vie en société. C’est l’apparence
physique qui constitue l’un des écrans sur lesquels les autres projettent leurs attentes ou leurs désirs à notre
égard. Il sait qu’en rétrécissant, il est condamné à perdre l’affection et la considération de ses proches,
quelque soit leur bonne volonté.
Il le signifie très clairement à sa femme Louise dans la scène de la voiture : “ Tu aimes Scott Carey, il a une
taille, une forme, une façon de penser. Tout cela est en train de changer”. Alors que Louise tente de le ras-
surer (“Il y a une chose qui ne changera jamais, c’est moi. Le jour où je t’ai épousé, j’ai prononcé un vœu.
Aussi longtemps que tu porteras cet anneau, je serai à toi.” ) l’anneau tombe de l’annulaire de Scott, deve-
nu trop fin.
On pourrait faire le rapprochement avec le texte suivant de Pascal extrait des Pensées : “ Celui qui aime
quelqu’un à cause de sa beauté, l’aime-t-il ? Non : car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la per -
sonne, fera qu’il ne l’aimera plus. Et si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on ? moi
? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps
ni dans l’âme ? et comment aimer ce corps ou l’âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le
moi, puisqu’elle sont périssables ? car aimerait-on la substance de l’âme d’une personne, abstraitement, et
quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n’aime donc jamais personne, mais
seulement des qualités.” Pascal, Pensées (1670), fragment 688 ou 323, Seuil, 1964, p. 591.
I Les critères de l’identité