La revue Problèmes d`Amérique latine, en collaboration avec la

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EUROPE/AMERIQUE LATINE : ENJEUX ET PERSPECTIVES
Javier SANTISO*
La revue Problèmes d’Amérique latine, en collaboration avec la Représentation en Europe
de la Banque Interaméricaine de Développement (BID) et le ministère des Affaires étrangères,
a tenu son deuxième Forum Europe/Amérique latine, le lundi 26 janvier 20041. Carrefour
entre les deux mondes, le Forum aura réuni cette année plus d’une vingtaine d’intervenants –
venus de Belgique, du Brésil, du Chili, de Colombie, d’Espagne, des États-Unis, de France et
du Mexique – et d’horizons professionnels aussi divers que les organismes internationaux, les
administrations publiques nationales, l’université ou le monde de l’entreprise. À l’instar de la
première édition, le nombre des participants (près de 400) atteste de la vigueur de l’intérêt
mutuel qui existe entre l’Europe et les Amériques, tout comme la présence d’Enrique Iglesias,
président de la BID, du ministre français de la Coopération Pierre-André Wiltzer ou encore du
ministre chilien de la Planification et de la Coopération Andrés Palma Irarrazaval, ainsi que
des représentants de la Commission européenne ou des universitaires et membres du secteur
privé qui ont pris part à cette journée d’études, dense, animée, vive, comme les eaux mêlées
de deux affluents, de deux confluences.
UNE REPRISE ECONOMIQUE EN 2004
Mais au-delà des présentations et des débats, ce que révèle un tel forum c’est en définitive
les clairs-obscurs d’une situation économique, politique et sociale des Amériques, toujours en
mouvement. Cette année, les lueurs sont venues de la reprise économique en cours. Comme
l’a souligné le président de la BID Enrique Iglesias, dans son discours, message également
réitéré par le ministre chilien de la Planification, la région tout entière devrait croître à un
rythme soutenu. Mieux : en 2004, tous les pays de la région devraient connaître des taux de
croissance positifs, laissant ainsi derrière eux les croissances molles, voire négatives, des
premières années de ce millénaire pour atteindre en 2004 un taux de croissance régional de
l’ordre de 3,5 % - 4 %. Les flux de capitaux de portefeuille sont de retour, l’investissement
direct étranger quant à lui continuant néanmoins à chuter comme l’attestent les chiffres
brésiliens d’ores et déjà connus pour l’ensemble de 2003 (un peu plus de 10 milliards de
dollars américains contre plus de 16,6 milliards l’année précédente). Le boom des prix des
matières premières, la forte demande chinoise ou encore la reprise économique mondiale,
dans un contexte d’excès de liquidités internationales et de taux d’intérêts internationaux
historiquement bas, sont autant de facteurs d’appuis de cette reprise latino-américaine que les
pays de la région devraient mettre à profit pour réduire un endettement passé au cours des
dernières années de 37 % à 51 % du PIB régional.
*
1
Javier Santiso est rédacteur en chef de la revue Problèmes d’Amérique latine.
Voir le site web de la BID en Europe : http://www.iadb.org/europe/
Mais surtout, au-delà des chiffres, toujours contrastés, une bonne nouvelle nous vient des
Amériques. Les exemples chiliens et aujourd’hui brésiliens, les trajectoires des
administrations des présidents Lagos et Lula, attestent chacun à leur manière d’une « grande
transformation » en cours, l’émergence de politiques économiques pragmatiques combinant
orthodoxies fiscales et monétaires avec d’amples programmes et projets sociaux. Joaquim
Oliveira de l’OCDE, auteur de deux amples et détaillés rapports consacrés aux économies
brésilienne et chilienne2, a insisté en ce sens, et notamment sur l’expérience Lula qui aura été
en 2003 celle d’une surprenante orthodoxie et défense de la stabilité économique, notamment
en matière fiscale et monétaire, tout en axant l’effort et en insistant sur les programmes
sociaux tels que « Faim Zéro ».
L’année 2003 aura été au Brésil celle d’accomplissements de promesses : celle d’une
austérité fiscale aussi nécessaire que difficile à mettre en œuvre dans un contexte de
croissance nulle (l’objectif de surplus primaire de 4,25 % accordé entre le gouvernement
brésilien et le FMI sera non seulement respecté mais dépassé), d’une politique monétaire
s’attachant avant tout à contrôler l’inflation et faite de réformes importantes, notamment en
matière fiscale et de retraites. Corollairement, dans un pays où les inégalités sont criantes, où
les plus pauvres disposent en un an du même revenu que les plus riches en onze jours; dans un
pays où la durée moyenne des études atteint cinq ans lorsque dans les pays voisins, comme
l’Argentine, le Chili ou encore le Mexique, elle oscille entre neuf et onze ans3 ; la stratégie du
gouvernement Lula de réduction de la pauvreté est non seulement légitime mais urgente et
nécessaire, et réitérée comme telle par une administration qui s’évertue, non sans succès, à
combiner orthodoxie macro-économique et politiques sociales.
Il s’agit sans doute là d’une des transformations silencieuses les plus remarquables de ces
dernières décennies. L’histoire des politiques économiques latino-américaines a été en effet
très largement imprégnée d’une quête de l’impossible, de politiques économiques fortement
idéologisées. Du Chili au Mexique, du Brésil au Venezuela, la région tout entière aura été
saisie d’une fièvre de paradigmes, de modèles construits et déchargés sur les sociétés,
projetés à même le réel, et aussitôt jetés et échangés contre de nouveaux modèles plus
flamboyants. Du structuralisme au monétarisme, du marxisme au libéralisme, l’intégralité du
continent aura dansé une valse de paradigmes interminable, acclimatant aux tropiques les
leçons et les consensus venus du grand Nord. Le fameux décalogue du Consensus de
Washington4, dans les années quatre-vingt-dix, n’aura été en définitive qu’une variante
supplémentaire de cette valse à mille temps. Comme pour d’autres greffons, celui-ci n’aura
pas pris, rejeté parfois dans la douleur par un continent qui ne cesse de cicatriser de ces
multiples interventions chirurgicales.
2
Voir les rapports de l’OCDE, Chile: OECD Economic Survey, Paris, OCDE, novembre 2003 ; et OCDE,
Brazil : OECD Economic Survey, Paris, OCDE, 2001.
3
Voir Jérôme Sgard, « Pauvreté, inégalités et politiques sociales au Brésil », La Lettre du CEPII, n° 229,
décembre 2003. Sur les défis du Brésil contemporain, on peut également consulter, outre les articles de cette
livraison, le numéro spécial consacré également au Brésil de Problèmes d’Amérique latine, n° 45, été 2002 ; et
sur la question de la pauvreté en Amérique latine, dans une perspective comparative, l’article de Pierre Salama,
« La pauvreté prise dans les turbulences macro-économiques en Amérique latine », ibid., p. 89-110.
4
Pour une évaluation et réévaluation de celui-ci, en particulier par l’un des « pères » de ce dernier, voir John
Williamson et Pedro Pablo Kuczynski, After the Washington Consensus : restarting growth and reform in Latin
America, Washington, DC, Institute for International Economics, 2003. Voir également, pour une critique du
Consensus de Washington, Ricardo French-Davis, Reforming the reforms, Londres, MacMillan, 2000 ; et Moisés
Naim, « Washington Consensus or Washington Confusion ? », Foreign Policy, été 2000, p. 86-103.
L’EMERGENCE D’ECONOMIES POLITIQUES PRAGMATIQUES
Mais précisément, lorsque l’on examine plus attentivement les politiques économiques
mises en œuvre, lorsque l’on s’attache à l’économie politique des réformes dans certains pays,
ce qui émerge est une approche plus pragmatique, une économie politique du possible, ce qui
affleure ce sont des politiques économiques « possibilistes », comme l’a souligné l’auteur de
cet article5. L’histoire des Amériques a bifurqué quelque part au tournant de ce siècle. Certes,
la quête d’utopie est toujours là. Au Venezuela ou encore en Argentine6, comme l’a mis en
garde à juste titre Gerardo della Paolera, sans doute un des plus fins spécialistes de l’histoire
économique du continent et auteur d’ouvrages remarquables consacrés en particulier à
l’Argentine7, les gouvernants rêvent de formules magiques et d’envolées lyriques. Celles-ci se
transforment en autant de réalismes tragiques et de chutes douloureuses comme l’attestent les
récentes expériences de ces deux pays, laminés par des récessions inédites. Quant aux
raccourcis qu’ils s’échinent à prendre, pour éviter le long et sinueux chemin des réformes, ils
se transforment en autant d’impasses.
Néanmoins, d’autres pays, à l’instar du Chili de Lagos ou encore du Brésil de Lula,
s’efforcent au contraire d’inventer non pas une troisième voie mais tout simplement un
chemin qui leur est propre, des politiques économiques pragmatiques, combinant orthodoxies
libérales et politiques sociales. Dans ces pays, les réformes économiques se soucient peu de se
fondre dans le moule d’un paradigme économique. Les expériences qu’elles dessinent sont
autant d’espérances pour un continent fatigué d’autant de thérapies, de chocs et de contrechocs, d’ajustements et de désajustements structurels. En ce début de décennie et de
millénaire, les trajectoires chiliennes et brésiliennes dessinent une grande transformation
inédite, délestée de valses et d’utopies. Cette grande transformation signale un événement :
l’avènement silencieux des politiques économiques du possible.
IMPERATIF SOCIAL ET GOUVERNANCE DEMOCRATIQUE
Si l’impératif économique de la stabilité, et ses corollaires de prudence fiscale et
monétaire, semblent aujourd’hui autant de truismes, l’impératif social continue à tenailler la
région. Tout l’art de gouverner de cette nouvelle décennie sera sans aucun doute également
celui de concilier ces deux impératifs : stabilité économique et équité sociale.
Le constat de la pauvreté et des inégalités continue d’être accablant. Comme l’a souligné
Daniel Pécaut, non seulement les chiffres de l’exclusion sociale sont alarmants, mais les
tentatives d’intégrations essayées depuis une trentaine d’années ont toutes plus ou moins
avorté. Au cœur des mécanismes d’inclusion sociale se situe finalement la question de la
gouvernance politique : sans légitimité pas de gouvernabilité, et donc impossibilité d’amorcer
5
Voir en ce sens Javier Santiso, « Franchissements et autosubversion : la pensée d’Albert Hirschman »,
Problèmes d’Amérique latine, op. cit., p. 111-134.
6
Sur les pays andins et l’Argentine, voir les numéros spéciaux consacrés par Problèmes d’Amérique latine à ces
pays, en particulier le numéro 49 de l’été 2003, consacré à la situation des démocraties andines, et le numéro 51,
de l’hiver 2003-2004, consacré à l’Argentine.
7
Voir en particulier les travaux de Gerardo della Paolera et Alan Taylor, A new economic history of Argentina,
Cambridge, Mass., Cambridge University Press, 2003; Gerardo della Paolera et Alan Taylor, Straining at the
anchor : The argentine currency board and the search of macro-economic stability, 1880-1935, Chicago,
University of Chicago Press, 2001.
des politiques économiques et sociales. Pour réduire les inégalités, l’impératif démocratique
s’impose tout autant. Les réformes des années 1980 ont montré que la croissance seule ne
suffit pas, car la population n’a pas participé à la distribution des bénéfices de la croissance
mondiale. Il faut une politique sociale plus adaptée et inclusive. De même et paradoxalement,
comme l’ont souligné d’autres intervenants, il faudrait pouvoir augmenter la capacité de l’État
à agir, autrement dit accroître ses ressources : il apparait que 10-15 % de charges sociales
demeurent des niveaux très bas, alors qu’il faudrait plus d’intervention étatique dans la
politique sociale. Le budget doit être en définitive l’expression d’un pacte social.
De même Joan Prats, dont l’Institut international de gouvernabilité qu’il dirige a produit
d’importants rapports sur les liens entre gouvernance politique et inégalités8, est revenu avec
insistance sur ce défi de la gouvernance démocratique. La gouvernance et la cohésion sociale
constituent selon lui deux des grands déficits de la région. Certes, les progrès sont notables,
notamment en matière politique, la vague des démocratisations latines de ces dernières
décennies ayant atteint l’ensemble des pays du continent à l’exception de Cuba. Il n’en reste
pas moins que le développement social a été frustrant, l’augmentation du PIB et de
l’espérance de vie plus faible que dans bien d’autres pays, notamment asiatiques. Une des
difficultés en Amérique latine est d’ordre institutionnel : comme le souligne Prats, on se
trouve en face d’économies capitalistes sans institutions propres à l’économie de marché. En
Amérique latine, il n’existe pas une véritable institutionnalisation des économies de marché :
les véritables régulations sont le résultat d’accords très faiblement organisés. L’informalité
caractérise la plus grande partie des activités économiques, ce qui a pour conséquence une
croissance inégale et volatile. Ainsi la réglementation économique est née des rencontres entre
le pouvoir politique et le monde des affaires, ce qui donne un système informel de
réglementation économique qui entraîne une croissance inégale et volatile. L’héritage de
colonisation a façonné en grande partie un système des droits fondé sur les privilèges.
Aujourd’hui ces séquelles de l’histoire se reflètent au travers des inégalités d’accès aux soins
médicaux, à l’éducation supérieure, aux services juridiques, etc., et au déploiement de
l’informalité économique dans toute la région.
De même, comme l’a souligné à son tour Jean-Michel Blanquer, gouvernance et cohésion
sociale sont fortement reliées. La gouvernance est perçue comme le lieu commun de notre
temps : elle tente d’évacuer la notion de conflit et recherche un consensus mais c’est en fait la
recomposition même des conflits qui est la question. La gouvernance sociale en particulier
s’impose comme un impératif, arc-bouté entre deux pôles, celui de l’ouverture libérale et celui
de la protection sociale. Le défi réside précisément dans le fait de trouver un équilibre entre
les deux.
UN PLAIDOYER POUR DAVANTAGE DE COOPERATION ENTRE L’EUROPE ET LES AMERIQUES
Sans doute dans ces domaines, de justice sociale et de gouvernance démocratique,
l’Europe peut également apporter une « tonalité » différente qui plaide pour davantage de
coopération entre l’Amérique latine et l’Union européenne, davantage de coopérations
concrètes et effectives, notamment dans la gouvernabilité démocratique, les politiques fiscales
et sociales, ou encore le développement de l’économie de marché, autant de points de
confluences possibles pour les deux régions, aux « sensibilités » dans tous ces domaines
relativement proches. Comme a insisté Nohra Rey de Marulanda, de la BID, les questions ne
8
Voir en particulier le dernier rapport en ligne de l’Institut :
http://www.iigov.org/conferencia/Mikel_Barreda_y_Andrea_Costafreda.pdf
se résument pas aux seules relations commerciales entre l’Amérique latine et l’Union
Européenne : le volet politique est tout aussi important et central dans ce dialogue entre les
deux régions. Au-delà des relations commerciales, dont les développements contrastés ont été
soulignés par de nombreux participants, qu’il s’agisse des représentants de la Commission
européenne ou des universitaires, l’axe politique, c’est-à-dire en définitive la virtu, la volonté
des princes, de coopérer est la pré-condition première des relations entre les deux régions.
Un forum n’est nullement un lieu de conclusions définitives. Au contraire, il s’agit d’un
espace ouvert, aux discussions, aux dissensions et aux argumentations. Comme tel, ce
deuxième forum aura débouché sur une série de questions, quelques réponses et surtout invité
à bien d’autres débats. En attendant le troisième Forum.
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