Mais surtout, au-delà des chiffres, toujours contrastés, une bonne nouvelle nous vient des
Amériques. Les exemples chiliens et aujourd’hui brésiliens, les trajectoires des
administrations des présidents Lagos et Lula, attestent chacun à leur manière d’une « grande
transformation » en cours, l’émergence de politiques économiques pragmatiques combinant
orthodoxies fiscales et monétaires avec d’amples programmes et projets sociaux. Joaquim
Oliveira de l’OCDE, auteur de deux amples et détaillés rapports consacrés aux économies
brésilienne et chilienne2, a insisté en ce sens, et notamment sur l’expérience Lula qui aura été
en 2003 celle d’une surprenante orthodoxie et défense de la stabilité économique, notamment
en matière fiscale et monétaire, tout en axant l’effort et en insistant sur les programmes
sociaux tels que « Faim Zéro ».
L’année 2003 aura été au Brésil celle d’accomplissements de promesses : celle d’une
austérité fiscale aussi nécessaire que difficile à mettre en œuvre dans un contexte de
croissance nulle (l’objectif de surplus primaire de 4,25 % accordé entre le gouvernement
brésilien et le FMI sera non seulement respecté mais dépassé), d’une politique monétaire
s’attachant avant tout à contrôler l’inflation et faite de réformes importantes, notamment en
matière fiscale et de retraites. Corollairement, dans un pays où les inégalités sont criantes, où
les plus pauvres disposent en un an du même revenu que les plus riches en onze jours; dans un
pays où la durée moyenne des études atteint cinq ans lorsque dans les pays voisins, comme
l’Argentine, le Chili ou encore le Mexique, elle oscille entre neuf et onze ans3 ; la stratégie du
gouvernement Lula de réduction de la pauvreté est non seulement légitime mais urgente et
nécessaire, et réitérée comme telle par une administration qui s’évertue, non sans succès, à
combiner orthodoxie macro-économique et politiques sociales.
Il s’agit sans doute là d’une des transformations silencieuses les plus remarquables de ces
dernières décennies. L’histoire des politiques économiques latino-américaines a été en effet
très largement imprégnée d’une quête de l’impossible, de politiques économiques fortement
idéologisées. Du Chili au Mexique, du Brésil au Venezuela, la région tout entière aura été
saisie d’une fièvre de paradigmes, de modèles construits et déchargés sur les sociétés,
projetés à même le réel, et aussitôt jetés et échangés contre de nouveaux modèles plus
flamboyants. Du structuralisme au monétarisme, du marxisme au libéralisme, l’intégralité du
continent aura dansé une valse de paradigmes interminable, acclimatant aux tropiques les
leçons et les consensus venus du grand Nord. Le fameux décalogue du Consensus de
Washington4, dans les années quatre-vingt-dix, n’aura été en définitive qu’une variante
supplémentaire de cette valse à mille temps. Comme pour d’autres greffons, celui-ci n’aura
pas pris, rejeté parfois dans la douleur par un continent qui ne cesse de cicatriser de ces
multiples interventions chirurgicales.
2 Voir les rapports de l’OCDE, Chile: OECD Economic Survey, Paris, OCDE, novembre 2003 ; et OCDE,
Brazil : OECD Economic Survey, Paris, OCDE, 2001.
3 Voir Jérôme Sgard, « Pauvreté, inégalités et politiques sociales au Brésil », La Lettre du CEPII, n° 229,
décembre 2003. Sur les défis du Brésil contemporain, on peut également consulter, outre les articles de cette
livraison, le numéro spécial consacré également au Brésil de Problèmes d’Amérique latine, n° 45, été 2002 ; et
sur la question de la pauvreté en Amérique latine, dans une perspective comparative, l’article de Pierre Salama,
« La pauvreté prise dans les turbulences macro-économiques en Amérique latine », ibid., p. 89-110.
4 Pour une évaluation et réévaluation de celui-ci, en particulier par l’un des « pères » de ce dernier, voir John
Williamson et Pedro Pablo Kuczynski, After the Washington Consensus : restarting growth and reform in Latin
America, Washington, DC, Institute for International Economics, 2003. Voir également, pour une critique du
Consensus de Washington, Ricardo French-Davis, Reforming the reforms, Londres, MacMillan, 2000 ; et Moisés
Naim, « Washington Consensus or Washington Confusion ? », Foreign Policy, été 2000, p. 86-103.